Marc Bourcier dans son bureau, après la première réunion de la matinée.
À travers sa série Portraits d’élu·es, L’Esprit Libre suit des élu·es municipaux·les le temps d’une journée, pour retracer leur parcours et raconter leur quotidien. Pour cet article, nous nous sommes rendus à Saint-Jérôme, pour rencontrer le maire Marc Bourcier, né ici et élu en 2021.
En arrivant dans son bureau en ce lundi matin, le maire de Saint-Jérôme Marc Bourcier affiche un grand sourire, comme si l’hôtel de ville lui avait manqué pendant la fin de semaine. Casquette des Canadiens de Montréal vissée sur la tête, il s’empresse d’enfiler son veston rose de travail qui l’attendait dans un placard.
Au fond de sa pièce de travail trône les drapeaux du Québec et de St Jérôme, au milieu desquels est encadrée la photo d’équipe de la saison 1955-56 des Habs. Outre les nombreuses références à sa grande passion pour le hockey, on repère un imposant dictionnaire placé au milieu de son bureau, une figurine du cow-boy de Toy’s Story, et des cartes de Star Trek.
Son adjointe administrative Annie Larouche passe alors une tête à travers la porte et l’enjoint à se diriger dans la salle de réunion adjacente pour planifier les événements à venir. Elle nous apprend alors que cette journée est typique d’un lundi. Après l’agenda et les correspondances matinales s’en suivront une entrevue pour un média local, un dîner avec un élu, une réunion avec le service des communications, et une rencontre avec les conseillers municipaux.
Une vie dédiée à Saint-Jérôme
Si M. Bourcier a attendu ses 56 ans pour se lancer en politique, Saint-Jérôme n’a rien de nouveau pour lui, comme il nous l’explique après la réunion matinale. Né ici, il y a également vécu toute ses vies. Il a tout d’abord consacré 35 ans de carrière d’enseignant aux élèves de sixième année de l’école Notre Dame de Saint-Jérôme. Il prend sa retraite prématurément en 2013, pour vivre d’autres choses, dit-il. Il se présente alors comme conseiller municipal, et est élu avec la troisième plus grande majorité pour un conseiller cette année-là. Il s’implique en politique pour « être sur le terrain et changer les choses », notamment en améliorant la vie des enfants de son ancienne école, qui résident dans un quartier défavorisé.
Le nouvel arrivé en politique fait ensuite un passage par le provincial. En 2016, le député péquiste de la ville Pierre Karl Péladeau démissionne, et M. Bourcier est élu pour le remplacer. Cette expérience de deux ans entre Québec et Saint-Jérôme est très formatrice, et lui permet d’acquérir une vision politique plus globale et des contacts qui seront utiles par la suite en tant que maire, juge-t-il.
C’est la force des choses qui le fait revenir au municipal, lorsque le maire de l’époque Stéphane Maher est reconnu coupable de fraude électorale, et est destitué de ses fonctions en 2021. « Je l’ai vécu assez tough […]. Les gens de Saint-Jérôme avaient honte, moi aussi », raconte M. Bourcier. L’ancien enseignant a alors senti le besoin de s’impliquer de nouveau aux affaires municipales pour « essayer de réparer la ville », après un épisode qui a ébranlé la confiance des citoyens et la réputation de Saint-Jérôme. Il se présente alors aux élections de 2021, et obtient 42,58% des voix. Son parti, Avenir St-Jérôme, remporte 10 sièges sur 12 au conseil municipal.
Le maire donne une entrevue à un journal local.
Rendre la ville agréable à vivre
Ses trois ans et demi de mandat ont eu pour objectif de rendre les résident·es heureux·ses et fier·ères d’habiter à Saint-Jérôme. Cela après que l’affaire Maher ait créé un « climat de défiance », mais aussi que la réputation de la ville n’ait jamais été très bonne, confère le maire depuis son bureau. Encore aujourd’hui, la ville est parfois attaquée dans les médias ou sur les forums pour son centre-ville insécuritaire ou son manque d’intérêt.
M. Bourcier se lève alors et sort sur la terrasse du troisième étage, qui surplombe la place de la Gare et la cathédrale Saint-Jérôme. L’attrait de la ville, dit-il, repose notamment par la programmation culturelle et la mise en valeur du patrimoine. Il pointe alors du doigt l’ancienne gare et l’amphithéâtre Rolland où prennent place de nombreux événements culturels. « On a une programmation estivale gratuite, il y a parfois 10 000 personnes qui viennent. Il y a aussi des activités pratiquement tous les jours dans les quartiers », relate-t-il fièrement. St Jérôme est la capitale régionale des Laurentides, comme le rappelle le maire, et « se doit de l’assumer » en attirant des visiteur·ses et ses propres résident·es.
Le maire désigne ensuite le kilomètre zéro du réseau cyclable du P’tit train du Nord, qui trouve son départ au pied de l’hôtel de ville. C’est un endroit qu’il affectionne particulièrement, et qu’il a mis en valeur à travers plusieurs projets depuis le début de son mandat. Ce parc linéaire contribue, avec les 125 autres parcs de la ville et la rivière qui la traverse, à faire de Saint-Jérôme la ville la plus verte au Canada depuis deux ans. « Il fait bon vivre à St Jérôme. Une partie des habitant·es disent que c’est la ville avec les attraits de la campagne, et une autre partie disent que c’est l’inverse », s’amuse-t-il.
De retour dans son bureau, M. Bourcier attire notre attention sur la photo d’une patinoire, peut-être l’accomplissement dont il semble le plus fier. Il s’agit de la patinoire tricolore des Canadiens, située dans le quartier de son ancienne école, pour laquelle il a milité pendant plus de 14 ans, raconte-t-il : « Pendant des années, j’écrivais à la Fondation des Canadiens pour qu’ils viennent [installer une patinoire] et que nos jeunes défavorisés puissent bouger. » Aujourd’hui, la patinoire accueille 18 000 visiteurs par an selon les données de M. Bourcier, et attire des amateur·rices venu·es de toutes les Laurentides.
Le sport est l’un des vecteurs sur lesquels s’appuie M. Bourcier pour développer l’attractivité de la ville, et en faire une « cité des sports ». Son administration a également conclu une entente avec l’équipe de football des Alouettes de Montréal pour qu’elle installe son camp d’entraînement à Saint-Jérôme pendant trois ans, qui s’accompagne d’une programmation sportive et festive destinée aux citoyens.
Faire le bilan
À quelques mois de la fin de son mandat, M. Bourcier estime avoir « remis la maison en ordre ». Des défis persistent toujours, liés notamment à la densification de la ville, aux enjeux d’itinérance et aux attraits du centre-ville.
Le maire quittera toutefois ses fonctions à la fin de son mandat, comme il l’avait prévu. Autant par principe que pour prendre du temps pour lui et sa famille, explique-t-il. « J’ai un livre sur le sport à écrire, puis je veux faire de la musique », ajoute-t-il. Un retour à des occupations plus « normales », après dix ans d’engagement politique pour Saint-Jérôme, dont quatre ans en tant que maire de la ville.
M. Sabourin lors de la Commission du développement du territoire et de l’habitation, dont il est le président – Charline Caro
À travers sa série Portraits d’élu·es, L’Esprit Libre suit des élu·es municipaux·les le temps d’une journée, pour retracer leur parcours et raconter leur quotidien. Pour cet épisode, nous nous sommes rendus à Gatineau, pour rencontrer le conseiller municipal Louis Sabourin, qui a choisi de ne briguer qu’un seul mandat.
À 9 h du matin, l’Hôtel de ville de Gatineau est encore calme, malgré le passage de quelques fonctionnaires. Situé à la frontière du Québec et de l’Ontario, l’édifice surplombe la rivière des Outaouais, de l’autre côté de laquelle se trouve la colline parlementaire d’Ottawa. Loin de l’agitation fédérale, nous restons sur la rive québécoise, pour passer une journée avec un conseiller municipal de la Ville de Gatineau.
C’est au quatrième étage que nous avons rendez-vous avec le conseiller Louis Sabourin, élu lors des dernières élections municipales de 2021 pour le parti d’Action Gatineau. M. Sabourin a accepté ce reportage après notre appel à volontaires aux conseiller·ères du Québec, dans le but de montrer les aspects positifs de la fonction d’élu municipal et de « donner envie aux gens de se lancer ».
Les bureaux des conseillers se succèdent le long d’un couloir, jusqu’à celui de M. Sabourin. Pas de chance pour notre hôte du jour, le tirage au sort l’a fait hérité d’un local sans fenêtre. L’élu s’affaire derrière son ordinateur, en compagnie de son agent de recherche et assistant Gautier Chardin. Derrière lui se trouve une carte du district de Limbour, à Gatineau, qu’il habite depuis vingt ans et dont il est le conseiller municipal depuis trois ans.
M. Sabourin dans son bureau, avec une carte de son district de Limbour en arrière – Charline Caro
M. Sabourin n’avait jamais fait de politique auparavant. Lorsque nous lui demandons des précisions sur sa carrière professionnelle, son assistant et lui échappent un rire. L’élu déballe alors son curriculum vitae : « J’ai été infirmier quand même assez longtemps, puis enseignant au primaire moins longtemps. J’ai aussi été courtier immobilier, puis inspecteur en bâtiment. J’ai eu plusieurs entreprises dans des domaines différents, et me suis impliqué dans le communautaire. » Le conseiller explique alors aimer changer de travail régulièrement, « tous les quatre ans en moyenne », afin de vivre de nouvelles expériences.
Il reconnaît toutefois un fil conducteur à cette carrière très diversifiée : « C’est le service à la personne, le fait de voir du monde et d’aider les gens », croit-il. La politique municipale lui apparaît ainsi comme une « suite logique ». En 2021, il se présente alors aux élections municipales, avec comme motivation principale d’apprendre de cette nouvelle expérience, et est élu.
L’expérience du terrain
À 10 h, le conseiller et son assistant M. Chardin quittent l’Hôtel de ville pour se rendre au premier rendez-vous de la journée. Dans la voiture qui nous y mène, M. Sabourin dit être « content de [s’être] lancé en politique maintenant, et pas avant ». Les expériences professionnelles qu’il a multipliées jusqu’ici lui sont très utiles dans son quotidien d’élu, juge-t-il. Sa fonction le place notamment en relation directe avec les citoyen·nes, qui lui adressent de nombreuses requêtes. Alors que tous ces « gens fâchés » peuvent parfois éreinter certain·es élu·es, lui estime avoir l’habitude de gérer et de comprendre les plaintes : « Quand j’étais infirmier, les gens attendaient huit heures dans une salle d’urgence avant de voir un médecin, on peut se dire qu’ils étaient très fâchés. »
Sa matinée est d’ailleurs dédiée aux requêtes qui lui ont été adressées par les citoyen·nes de son district. Après dix minutes de voiture, nous arrivons au centre de services de Gatineau, où M. Sabourin doit rencontrer le directeur territorial, en charge des services municipaux. Une réunion hebdomadaire dans laquelle le conseiller municipal fait remonter les plaintes des citoyens concernant les services de la ville : un déneigement mal effectué sur un trottoir, un nid de poule à reboucher, ou des bus trop nombreux sur une rue. Dans une ambiance conviviale, MM. Sabourin et Chardin reprennent un à un les signalements qui leur ont été faits, et envisagent des solutions avec le directeur territorial et son assistante.
MM. Sabourin et Chardin au centre de services de Gatineau, où ils rencontrent le directeur territorial et son assistante pour traiter les requêtes des citoyens.
Le choix d’un seul mandat
Après une heure de réunion, l’élu et son assistant se rendent dans un café avoisinant le centre de services de Gatineau. Ils s’installent au fond de la salle, latte et sandwich à la main. En guise de compte-rendu de la réunion, M. Sabourin raconte que son travail est assez routinier : « en hiver, c’est le déneigement, au printemps les nids de poule, et en été le gazon ». Un mandat de quatre ans revient selon lui à faire « quatre fois le même tour du jardin », et c’est suffisant. Son assistant sourit, connaissant l’aversion de son conseiller pour la routine.
Son expérience politique n’échappera pas à la règle : elle durera quelques années seulement, comme ses précédentes expériences professionnelles. Le conseiller confie entre deux bouchées qu’il sait « depuis le début » qu’il ne sollicitera pas de deuxième mandat. Un fait rare pour un élu, alors que la quasi-totalité de ses collègues se représentent aux élections municipales de novembre, dont certains pour la troisième ou la quatrième fois.
Après avoir salué le directeur général d’Action Gatineau qui entrait dans le café, M. Sabourin explique qu’au-delà d’être un choix personnel, le mandat unique a des avantages sur le plan politique. « Les décisions que je prends ne sont jamais électoralistes, car les prochaines élections n’ont aucun poids dans la balance », expose-t-il, soutenant que son seul intérêt est le bien commun. En raison de sa courte expérience en politique, il se considère plus comme un citoyen politicien que l’inverse, et davantage connecté aux réalités du terrain. Il n’est toutefois pas le seul politicien à défendre de nobles motivations.
Sachant qu’il n’avait que quatre ans devant lui, M. Sabourin estime également avoir maximisé son implication, en multipliant les dossiers et les commissions dont il a la charge. « Je pense qu’un élu qui sait qu’il n’a qu’un mandat mettra beaucoup plus d’énergie que celui qui en fait deux ou trois », expose-t-il, tout en précisant qu’il respecte les choix de chacun·e. Adepte de sport d’endurance, l’élu tente une comparaison avec la course à pied : « Si je fais 4km, je vais courir vite, mais si j’en fais huit ou douze, je vais y aller plus mollo ».
Il est midi, et c’est le moment de rentrer à l’Hôtel de ville. Dans la voiture, le conseiller et son assistant échangent sur la course à pied, sans métaphore politique cette fois-ci. M. Chardin nous apprend que son élu prépare le marathon de l’île Perrot en mai. Si M. Sabourin veut faire seulement 4 km en politique, il en courra 42 au mois prochain.
À 11h, M. Sabourin et son assistant se retrouvent dans un café avant de retourner à l’Hôtel de Ville.
Apprendre de la politique
Dans l’après-midi, M. Sabourin préside la Commission du développement du territoire et de l’habitation, dont la séance du jour porte sur la mise en œuvre de logements abordables. Le conseiller se rend à la salle Mont-bleu, au premier étage de l’Hôtel de ville, dans laquelle une dizaine de conseiller·ères sont installé·es autour d’une table en U. Les autres membres de la commission, issus du monde politique et des affaires, des secteurs communautaires ou des citoyen·ne·s, ont rejoint la réunion par un appel en visioconférence projeté sur un grand écran.
M. Sabourin avait déjà eu affaire à ces enjeux lorsqu’il était courtier immobilier ou inspecteur en bâtiment. Mais y faire face depuis le côté politique est une toute autre chose, témoigne-t-il. « Cela m’amène à avoir une vision beaucoup plus large du développement d’une ville, et plus globalement de ma façon de voir le monde », relate-t-il. En tant que conseiller municipal et président de commission, M. Sabourin doit prendre en compte une variété de points de vue, à l’image des différent·es représentant·es d’entreprises ou d’OBNL qui s’expriment au cours de la commission.
En tant que citoyen, l’élu estime que c’est une grande chance de « voir l’autre côté de la médaille », et de comprendre les rouages de la prise de décision publique. S’il s’est lancé en politique, c’était d’ailleurs avant tout pour apprendre, comme il en faisait part dans la matinée : « C’est comme un quatre ans d’université […] durant lequel j’ai énormément appris ». À la fin de son mandat en novembre prochain, M. Sabourin redeviendra un citoyen, « mais un citoyen mieux outillé ».
Mais alors, qu’a-t-il compris de la politique ? Après quelques secondes de réflexion, l’élu affirme que « la politique est tout autour de nous ». Il n’est même pas indispensable d’être élu·e pour en faire, car comme l’affirme M. Sabourin avant de finir sa journée, « si tous les chemins mènent à Rome, tous les sujets mènent à la politique ».
« Il y a beaucoup de gens qui croient que c’est de la paresse, mais c’est un choix politique. » Tristan et d’autres abstentionnistes ont choisi de plus voter pour contester un système politique qui ne leur convient pas. À l’approche des élections fédérales, ils expliquent leur démarche.
À 24 ans, Tristan n’a voté qu’une seule fois dans sa vie. Il est pourtant « super intéressé » par les élections et diplômé de science politique. Mais depuis le bulletin qu’il a glissé dans l’urne à ses 18 ans, il ne croît plus le système politique actuel capable de réels changements. « C’est l’une des actions politiques les moins efficaces que j’ai faites de ma vie », déplore-t-il.
Félix a 31 ans et habite Saint-Henri à Montréal. Il a lui aussi été rapidement déçu du pouvoir électoral qui lui était conféré : « Ça n’a aucun impact de voter. Ça a plus d’impact de ne pas voter. »
C’est pour contester un système qu’ils jugent insuffisamment démocratique que Tristan et Félix ont choisit de ne plus se rendre aux urnes.
Le pouvoir limité des citoyen·nes
« Une démocratie, c’est quand tout le monde est entendu, mais là on donne juste notre pouvoir décisionnel à quelqu’un pendant quatre ans », regrette Tristan. Il souhaiterait que les décisions soient prises à un niveau beaucoup plus bas, afin que les décisions reflètent davantage la volonté populaire.
L’étudiant met également en cause le scrutin majoritaire canadien, qui ne traduit pas fidèlement la répartition des votes, et amplifie les résultats des grands partis, confisquant davantage leur pouvoir aux électeur·ices.
Pour Félix, le problème n’est pas le vote en soit, mais le fait « de voter seulement une fois aux quatre ans ». Comme Tristan, il souhaiterait que les citoyen·nes soient davantage impliqué·es dans les décisions politiques : « On a accès à internet, on pourrait littéralement voter sur tous les projets de loi. » Il regrette que le processus électoral actuel se résume aux « trois secondes où l’on fait un crochet sur un papier. »
S’il refuse de donner sa voix, Tristan admet que certain·es candidat·es sont pires que d’autres, et qu’iels pourront affecter négativement sa vie. Il maintient toutefois sa volonté de s’abstenir, car le mode de gouvernance qu’il réfute restera le même, peu importe les élu·es en place.
Pour Félix, à partir du moment où quelqu’un se présente pour « prendre des décisions pour les autres », ça ne le rejoint pas.
L’abstention comme choix politique
Choisir de ne pas voter est un acte politique légitime, estime Tristan : « Je pense que c’est une façon de militer. » Dans son cas, l’abstention s’accompagne de discussions et d’actions qui rendent le geste revendicatif. « On ne vote pas pour des raisons politiques, et non pas par lâcheté », se défend-il.
L’abstention a t-elle toutefois des répercussions réelles ? Tristan veut prendre la question dans l’autre sens : « Quel impact aurait le fait que je vote ? »
Quant à Félix, il estime que l’abstention « enlève de la légitimité aux gens qui sont élus […], et montre qu’une partie de la population n’approuve pas ce système-là ». Il reconnaît et déplore toutefois le peu d’attention médiatique accordée à l’abstention, ce qui limite son influence politique : « La question est rapidement évacuée parce que ça semble inutile de parler de ceux qui n’ont pas voté. »
Un devoir citoyen ?
Félix fait parfois face à des critiques et de l’incompréhension de la part de son entourage : « On me dit que c’est très utopique ce que je pense, alors que je veux simplement décider davantage de ce qui se passe dans notre société. » Les réactions sont souvent infantilisantes et on l’estime déconnecté de la réalité, raconte-t-il.
Les abstentionnistes rencontrées se disent également perçus comme des « mauvais citoyens », alors que le vote est considéré comme un devoir. Ils s’estiment pourtant davantage engagées pour la société que les personnes qui défendent le vote et qui leur adressent cette critique.
Au-delà du vote
« J’agis de plein d’autres façons qu’en votant, et je sens que ça a beaucoup plus d’impact », témoigne Tristan. Employé d’une OBNL et engagé auprès de différents groupes militant pour les droits de la personne, l’étudiant veut changer la société en dehors de l’urne. « Pourquoi ça ne pourrait pas passer en dehors de l’électoralisme ? », s’interroge-t-il. Considérant que le changement social ne passerait pas par les élections, il a choisi d’autres moyens d’action politique.
Félix est lui aussi bénévole auprès de plusieurs organismes à Saint-Henri, notamment dans le milieu de l’itinérance. « Je trouve ça drôle parce que j’ai plus d’impact sur l’itinérance que mon premier ministre », ironise-t-il.
S’il ne peut faire barrage à certains candidats dans l’urne, il estime pouvoir le faire autrement, à travers des manifestations et l’engagement social. « Je joue un rôle dans ce système, mais simplement pas à travers le vote », résume-t-il.
Par Alfonso Insuasty Rodríguez[i] et Yani Vallejo Duque[ii]
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando.
La version officielle du conflit en Colombie réduit ce dernier au trafic de drogue. Dans les faits, ce discours cache une tout autre réalité : celle de réseaux qui lient groupes armés, forces de sécurité, élites, clans politiques et intérêts géopolitiques. Or, ce sont ces mêmes réseaux qui perpétuent la violence et refusent de reconnaître les communautés historiquement marginalisées.
Depuis 1999, le Plan Colombie a marqué un tournant récent dans la configuration de la frontière nord du pays. Avec comme prétexte de lutter contre le trafic de drogue, ce plan a servi à imposer un modèle extractiviste, qui a entraîné le déplacement, la criminalisation et l’appauvrissement les habitant·e·s de toute une région.
Le Catatumbo, région stratégique du nord de Santander, à la frontière avec le Venezuela, a toujours été un épicentre de conflits économiques, sociaux et politiques. Très riche en ressources énergétiques et naturelles, la région s’est développée au gré de l’exploitation du pétrole, du charbon, du gaz et de la monoculture de l’huile de palme, utilisée dans la production de biocarburant.
Bien que soient là des piliers économiques essentiels, le type d’exploitation mise en œuvre a principalement servi les élites nationales et les sociétés transnationales. En d’autres mots, les inégalités historiques demeurent et les communautés locales sont tenues à l’écart.
Le pétrole comme destin du Catatumbo au XXe siècle.
La concession de Barco de 1905[iii] a cédé la place à des entreprises telles que la Colombian
Petroleum Company (Colpet) et la South American Gulf Company (Sagoc). Ces dernières ont contribué à la déforestation, à la dépossession des terres et à la colonisation pétrolière en faveur d’intérêts étrangers. La région dispose d’infrastructures essentielles dont un oléoduc de 423 km qui se termine à Coveñas, sur la côte atlantique. Même si l’exploitation pétrolière est passée aux mains d’Ecopetrol , la pétrolière nationale, en 1955, ce changement de propriété n’a profité qu’à quelques un·e·s, et sur la majeure partie du territoire, les populations demeurent pauvres et exclues.
Le Catatumbo est aussi un producteur important de charbon. Ses réserves sont estimées à 630 millions de tonnes. La région s’est ainsi taillée une place sur le marché mondial de l’énergie. Elle produit 1 750 000 tonnes par an, dont 80 % sont exportés vers des marchés tels que les États-Unis et l’Union européenne.
L’exploitation minière est au centre de l’économie du nord de Santander, notamment en ce qui concerne la production de charbon bitumineux de haute qualité à des fins thermiques et métallurgiques. En 2020, le département a produit 1,1 million de tonnes de charbon, soit 2,2 % du total national, ainsi que 4,8 % du gravier et 12 % de l’argile de la Colombie. Plus de 80 % du charbon et du coke produits sont exportés, tandis que le reste est destiné à la consommation intérieure, le plus souvent dans des centrales thermoélectriques et des fours à briques.
L’industrie du charbon génère plus de 7 500 emplois directs et 15 000 emplois indirects, en plus de 3 600 emplois directs et 7 000 emplois indirects liés à la production de coke. Cependant, l’exploitation du charbon est confrontée à des défis tels que la dépendance à l’égard de routes en mauvais état et les perturbations dues à la fermeture des frontières et aux manifestations populaires.
Malgré une baisse de la production pendant la pandémie, la reprise économique s’est d’abord manifestée dans le secteur de l’exploitation minière. Entre 2021 et 2022, 238 milliards de dollars y ont été investis, entre autres, dans les transports, l’éducation et la technologie.
En ce qui a trait à la sécurité, la région est en proie à l’exploitation illégale et un taux élevé d’accidents. Par ailleurs, Ruta de la Legalidad est un programme qui y fait la promotion de normes plus élevées. Même si l’exploitation minière ne représente que 0,95 % du PIB régional, elle constitue le moyen de subsistance de 33 000 familles. Néanmoins, cette explosion de l’exploitation du charbon, loin d’enrichir la population locale, n’a fait que contribuer à la détérioration de l’environnement. En effet, le système extractiviste qui s’est imposé a largement tenu à l’écart les habitant·e·s de cette région. Ce sont surtout les conglomérats nationaux et internationaux qui en ont profité.
Le Plan Colombie et l’USAID ont aussi favorisé la culture intensive d’huile de palme, entraînant la métamorphose du paysage au Catatumbo. La culture de la palme à huile revêt une très grande importance pour le secteur de l’industrie agroalimentaire dans la région. Palnorte, un des cinq plus importants exploitants en Colombie, produit annuellement 50 000 tonnes d’huile. Or, 35 % de cette production est exportée. De son côté, Aceites y Grasas del Catatumbo cherche à tripler sa capacité de traitement au moyen d’un investissement de plus de 75 milliards de dollars. Dans le nord de Santander, Palm Cluster, créée en 2021, emploie plus de 14 000 personnes et exploite 45 000 hectares de cultures. À elle seule, elle génère 40 % du PIB agricole de la région.
Il s’agit sans l’ombre d’un doute d’un développement inégal. À l’ombre de l’industrie de l’huile de palme, de l’exploitation du charbon, du gaz et du pétrole, qui ont prospéré dans la région, s’est perpétuée une réalité douloureuse : la dépossession des terres, la violence perpétrée par les paramilitaires et le déplacement forcé de bon nombre de paysan·ne·s et autochtones. Comme l’ont montré les processus de Justice et Paix, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et la Commission de la vérité elle-même, les secteurs clés de l’économie locale étaient contrôlés par des groupes armés illégaux. Ces derniers s’approprient le territoire par la force, en faisant un grand nombre de victimes, déchirant à long terme le tissu social.
Le Catatumbo se trouve non seulement au cœur d’un système extractiviste , mais aussi de conflits géopolitiques pour le contrôle des ressources énergétiques. En effet, le Venezuela voisin possède d’immenses réserves de pétrole, de gaz et d’or, entre autres richesses naturelles. Ses richesses énergétiques et sa position stratégique en tant que corridor frontalier ont contribué à une dynamique de déstabilisation qui se perpétue. Même l’État colombien contribue à cette instabilité sous prétexte de lutter contre les menaces à la stabilité régionale. Dans un contexte plus large, les États-Unis cherchent à réaffirmer leur influence en Amérique latine, face à la montée en puissance de la Chine et de la Russie. Ainsi, les élites colombiennes servent les intérêts étrangers et leurs propres intérêts en embrassant une militarisation accrue du territoire.
Le discours officiel réduit le conflit de la région à un problème de trafic de drogue. Par la même occasion, il sert à occulter les relations complexes entre les groupes armés, les forces de sécurité, les élites économiques et les clans politiques, qui continuent à exercer des fonctions publiques, les intérêts géopolitiques étant au cœur des dynamiques de ces conflits. Des rapports récents, comme celui de la Caravana Humanitaria 2024, ont dénoncé la collusion entre les forces de sécurité et les groupes paramilitaires, parmi lesquels le Clan del Golfo, et dans certains cas, des alliances avec les groupes dissidents. Ces relations contribuent à l’appropriation du territoire et perpétuent le système d’exclusion de la population locale.
Cultiver la coca pour survivre
Le Catatumbo est une des nombreuses régions de Colombie historiquement marginalisées par l’État. Par conséquent, ses habitant·e·s ont durement souffert des effets de la pauvreté et de la violence. Devant l’impossibilité de vivre d’autres formes d’agriculture, les paysan·e·s se sont tournés vers la culture de la feuille de coca, le pain et le beurre.
. Le mauvais état des routes de Tibú, El Tarra, Convención, Teorama et Hacarí pose obstacle à la commercialisation d’autres produits. Il n’est donc pas possible de remplacer la culture de la coca. Ielles affirment elles-mêmes qu’ielles ne cultivent pas la coca pour s’enrichir, mais simplement pour survivre.
Contrairement à ce qu’affirme l’État colombien, l’argent du trafic de drogue ne profite pas aux habitant·e·s du Catatumbo, mais aux habitant·e·s des grandes villes et des pays consommateurs. Selon le dernier rapport du Système de surveillance intégré des cultures illicites des Nations Unies, on cultive la coca sur 43 866 hectares du nord de Santander. Tibú est la municipalité qui comporte le plus grand nombre d’hectares de coca, avec 23 030 hectares. La région produit 17 % de la coca au pays. C’est pourquoi elle est le théâtre d’activités de divers groupes armés et de l’État pour le contrôle de ces revenus illicites.
L’approche militaire s’est soldée par un échec : ni les pulvérisations de glyphosate ni l’utilisation de la force n’ont donné les résultats escomptés. Même les accords issus du processus de paix n’ont pas été mis en œuvre par l’État. Aussi, le manque de possibilités pour les anciens combattants des FARC a fait en sorte que, faute d’alternative, ils sont retournés au commerce illicite. La demande mondiale de cocaïne est croissante et stimule la production en Colombie. Se demande-t-on, aux États-Unis ou en Europe, pourquoi les gens consomment de plus en plus de drogues?
La récente confrontation entre le front de guerre Nord-Est de l’ELN et le 33e front de l’État-major central (EMC) des FARC a donné lieu à des théories sur une prétendue alliance entre l’ELN et le
gouvernement vénézuélien pour contrôler le trafic de drogue. Toutefois, ces accusations ne sont pas fondées sur des éléments de preuve. Elles semblent plutôt refléter le discours des États-Unis, lui-même servant de justification à une potentielle intervention militaire au Venezuela.
La résistance au Catatumbo : une lutte pour la dignité
Cependant, le Catatumbo, même marginalisé et en proie à la violence, est un territoire de résistance. Les paysan·ne·s, les autochtones et les personnes afrodescendantes ont proposé le Pacte social territorial[iv]. Il s’agit d’un modèle de développement fondé sur la justice sociale, le développement durable et la souveraineté du peuple. Cependant, ces initiatives ont été criminalisées par les élites, qui préfèrent maintenir le statu quo.
L’État n’a fait sentir sa présence dans la région que dans le but de contrôler les ressources naturelles, au détriment de ses habitant·e·s. Le Catatumbo a été un laboratoire martial, au sein duquel les paramilitaires ont arraché les terres aux paysan·e·s, pour le compte des mouvements d’extrême droite, de certain·e·s politicien·ne·s et du secteur privé. La réaction de la classe dirigeante aux demandes des communautés a été la répression. La grève de Nororiente en a été un exemple clair. Les paysans ont réclamé des droits et de meilleures conditions de vie. Et la réponse de l’État? Les assassinats, les disparitions forcées et la torture, souvent avec la complicité du bataillon des Vencedores de l’armée nationale.
Les mouvements sociaux ont dénoncé la militarisation comme n’étant pas une solution pour la paix. Elle ne ferait qu’entraîner davantage de violence et de déplacements. La paix n’est pas imposée par des armes. Elle est construite au moyen d’investissements dans des programmes sociaux, dans des infrastructures et des garanties de sécurité.
Les habitant·e·s du Catatumbo ont la conviction que ce sont les survivant·e·s de la guerre et de l’oubli qui doivent paver la voie de l’avenir. Sur ce territoire où l’histoire fait gronder son tonnerre en pleine jungle, la volonté d’un peuple qui rêve d’une vie de dignité, de souveraineté et de fraternité en Amérique latine reste inébranlable.
Étienne Loiselle-Schiettekatte devant une de ses affiches, dans sa circonscription de Laval – Les îles (Photo fournie)
Alors que la moyenne d’âge au Parlement est de 53 ans, de jeunes candidat·es aux élections fédérales tentent de se frayer un chemin dans les circonscriptions montréalaises. Même si leur jeune âge suscite parfois l’interrogation, certain·es mettent en avant la légitimité de leurs expériences et la nécessité que toute la population soit représentée à la Chambre des communes. L’Esprit Libre est allé à la rencontre de deux d’entre ielles.
À 24 ans, Rose Lessard a déjà eu le temps de décliner plusieurs investitures pour le Bloc Québécois. Cependant, lorsque le parti l’a sollicitée pour la circonscription d’Hochelaga Rosemont-Est, son quartier, elle a accepté. Une surprise pour personne, tant son destin en politique était tracé : petite-fille de l’ancien député du Bloc Québécois Yves Lessard, elle a participé à sa première campagne « dans une poussette », nous dit-elle en riant. Après des études en relations internationales, diverses implications communautaires, et la présidence de l’aile jeunesse du Bloc Québécois, la voilà candidate pour les élections fédérales.
Les racines de l’engagement politique
Depuis son bureau de circonscription de la rue Ontario Est, Rose Lessard nous explique que, si elle a choisi la politique, « c’est pour faire changer les choses ». Durant son implication citoyenne et communautaire, la jeune femme a rapidement compris que le changement dépendait en grande partie de l’action législative des élu·es. Sa motivation est également nourrie par les récits de son grand-père Yves Lessard, député bloquiste à la Chambre des communes de 2004 à 2011 et actuel maire de Saint-Basile-le-Grand. « J’ai grandi en entendant le récit de son implication politique, et des personnes dont il a aidé à améliorer la vie. Quand on grandit là-dedans, on a envie de faire la même chose », raconte-t-elle.
Quand on lui demande quelles sont ses valeurs, Rose Lessard répond de but en blanc : “Moi, c’est sûr que c’est l’indépendance du Québec.” Et si elle a choisi la scène fédérale, c’est pour les relations internationales, et pour “préparer le terrain à l’indépendance”. Parmi les autres causes qu’elle veut mettre de l’avant, elle cite le féminisme, l’environnement, le logement et la culture.
Étienne Loiselle-Schiettekatte est l’un des autres jeunes candidat·es de cette élection. À 25 ans, il se présente dans la circonscription de Laval-Les îles pour le Nouveau Parti Démocratique (NPD). Même s’il ne pensait pas se présenter dès 2025, l’engagement politique était un « rêve depuis longtemps », nous confie-t-il. Ayant grandi dans une famille qui encourage « l’engagement citoyen et la générosité », la politique lui semblait être une bonne manière « d’aider les gens autour de [lui] et les plus défavorisés », explique-t-il. Diplômé d’une maîtrise en science politique, il travaille actuellement pour Moisson Montréal, un organisme qui lutte contre l’insécurité alimentaire. Dès qu’il a eu la chance de se présenter pour un « parti et un programme auquel [il] croyait, [il a] sauté à pieds joints ».
Parmi les enjeux qu’il défend et pour lesquels il a trouvé écho au NPD, le candidat de Laval nomme l’abordabilité du logement et de l’épicerie, les enjeux environnementaux, et la réforme du mode de scrutin.
Une absence de jeunes élu·es
Si leur jeune âge ne les a pas empêché·es de se présenter, il demeure que Rose Lessard et Étienne Loiselle-Schiettekatte demeurent des candidat·es précoces aux yeux des normes actuelles. Les élus de 30 ans ou moins représentent actuellement 2,6% du Parlement, tandis que l’âge moyen est de 53 ans.
Il arrive ainsi que leur jeune âge surprenne les électeur·rices et les proches des candidats. « C’est sûr que je m’attendais à ce qu’il y ait du monde qui porte un jugement, pensant que 25 ans c’est trop jeune », raconte Étienne Loiselle-Schiettekatte. « Avec certains électeurs, c’est un peu délicat », relate de son côté Rose Lessard, qui compense la perception négative de son âge en présentant son parcours et ses qualifications.
Pour les deux vingtenaires, les jeunes candidats sont pourtant aussi légitimes que les autres : « Les personnes dans la vingtaine ont le droit d’être représentées à la Chambre des communes », affirme Étienne Loiselle-Schiettekatte. Rose Lessard rappelle quant à elle que « notre démocratie se doit d’être représentative de toutes les tranches de la population ».
Joindre les jeunes
« Plus on se sent représenté, plus on a envie de s’impliquer et de voter », soutient la candidate d’Hochelaga. Or, aujourd’hui, la démocratie canadienne « n’est pas représentative de la jeunesse », dénonce-t-elle. Pour les candidat·es rencontré·es, l’absence de jeunes élu·es peut expliquer le fort taux d’abstention observé chez les jeunes. Aux dernières élections fédérales, les 18-24 ans se sont abstenus à plus de 53%, contre 37% pour la population générale.
Or, les jeunes ne sont pas désintéressé·es de la politique pour autant. Leur engagement politique prend simplement d’autres formes. Selon Statistique Canada, les 18-30 ans sont les plus susceptibles de signer des pétitions ou de participer à des manifestations. « Les jeunes sont impliqués politiquement », confirme Rose Lessard, s’appuyant notamment sur la mobilisation massive de la jeunesse pour le climat en septembre 2019 à Montréal.
En quoi de jeunes candidats pourraient-ils encourager le vote des jeunes ? Pour Étienne Loiselle-Schiettekatte, c’est tout d’abord une question de modèle. « Les jeunes sont excité·es de voir une personne de leur âge se présenter », témoigne-t-il. Le candidat de Laval a lui-même des amis qui n’ont pas pour habitude de voter, mais qui ont repris confiance en la politique en le voyant se présenter aux élections. « Ça montre aux gens qu’un politicien, ça peut aussi être quelqu’un de bien et de normal », croit-il.
Selon un sondage Léger datant de 2018, 66% des Québécois·es âgé·es de 18 à 34 ans disent ne pas faire confiance aux politicien·nes. Dans le même temps, 82% affirment qu’il faut plus de jeunes en politique.
Au-delà de l’image, les deux candidat·es disent comprendre davantage certaines réalités communément vécues par les jeunes. « On a une expérience différente des politiciens plus âgés, comme celle de la crise climatique ou du coût de la vie », avance Rose Lessard. Son confrère du NPD la rejoint sur ce point : « On vient avec […] des valeurs qui nous parlent, et des inquiétudes qui nous sont propres. »
Rose Lessard dans son bureau de circonscription à Hochelaga (Charline Caro)
Les jeunes électeurs ne sont toutefois pas une catégorie homogène sur le plan politique, et portent des valeurs hétérogènes. Aux dernières élections, le Parti libéral, le Parti conservateur et le NPD obtenaient chacun entre 24 et 28% du vote étudiant, selon les estimations.
Croire en la politique
Interrogée sur la désillusion de certains politiciens entrés assez jeunes en politique, comme Gabrielle Nadeau-Dubois, Rose Lessard fait non de la tête. « Je crois quand même qu’il y a quelque chose à faire en politique », croit-elle. Passée par le communautaire, elle estime que ce sont les élu·es qui sont les principales vecteur·ices du changement, en étant aux premières loges du pouvoir législatif.
Si Étienne Loiselle-Schiettekatte a choisi d’agir par l’intermédiaire d’un parti, il tient toutefois à ne garder que le meilleur du monde politique : « Je ne veux pas être dans la négativité et la discréditation des autres candidats, mais plutôt dans la promotion de ma plateforme électorale. » Une approche qu’il juge davantage positive, centrée sur les besoins de la population et l’efficacité de l’action.
En attendant le 28 avril, les deux jeunes candidat·es poursuivent leur campagne avec beaucoup de plaisir. « C’est une expérience qui m’allume, c’est super enrichissant », se réjouit le candidat de Laval, qui encourage même tout le monde à s’engager en politique. Rose Lessard continuera elle de sillonner les rues d’Hochelaga et de rencontrer des gens. « C’est aussi pour ça que je fais de la politique. »
Les partis libéral, conservateur et vert n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue.
Je logeais sur la 28e Rue, juste en face d’un vieux cimetière délabré et du Centre de la mémoire historique, dédié au conflit armé colombien. Entre le cimetière et le Centre s’étend une allée qui s’assombrit à la rencontre de l’horizon, jusqu’à s’engouffrer dans l’abysse des nuits pluvieuses de Bogota. Il s’agit d’une « zone de tolérance ».
Un soir de fête, j’ai fait la connaissance de Colombe, une femme du groupe autochtone colombien chibchas. Emboucanée de tabac et de cannabis, elle m’a raconté son enfance dans ce quartier. Son père avait migré dans la capitale pendant la violencia, dans les années 1940, après que son village ait été rasé par le feu. Cette violence avait lancé le conflit armé dans le pays, conflit qui se poursuit toujours. Or, son père avait alors adopté un nom hispanique prestigieux, effaçant dès lors la trace de ses origines. Elle travaille aujourd’hui dans un atelier de sérigraphie, « essayant de ne pas mourir intoxiquée par les produits chimiques », selon ses dires. Lors de notre rencontre, elle portait des pantalons trop grands, un chandail à capuchon avec des fleurs délavées, un bandeau noir et une casquette de la même couleur, sur laquelle trônaient des lunettes de sécurité en plastique. Une queue de cheval de cheveux noir de jais jaillissait au-dessus de sa nuque. Sous des arcades sourcilières très prononcées vibraient des yeux noirs d’une profondeur inouïe. Son visage couleur de cacao luisait sous les lueurs des gyrophares rouge et bleu des voitures de police qui venait patrouiller dans le lugubre quartier de Santa Fe de Bogota.
Cette zone était désignée comme « zone de tolérance », où la prostitution et le trafic de drogue vont bon train, où l’on retrouve bon nombre de jeunes réfugiées vénézuéliennes de 13 ou 14 ans se prostituant pour 2000 pesos (0,50 $ canadiens) afin d’acheter la base de cocaïne (similaire au crack), qui leur permet de tolérer un peu mieux la misère. Ce sont souvent les mères qui agissent comme proxénètes. Colombe me disait : « je comprends que les gens veuillent fumer de la marijuana, même si, pour certains, ça les rend un peu fous, ou que d’autres fument de la base de cocaïne pour pouvoir travailler toute la nuit, mais faire ça à des enfants, c’est inacceptable. On me dit que je suis réactionnaire, mais non. » Je ne pouvais que tomber d’accord avec elle sur ce point en particulier. Évidemment, je ne lui ai pas demandé où elle avait entendu que les libertaires défendaient tout naturellement la pédophilie : une chaîne de télévision de droite, les journaux, les paramilitaires ou les manifestant·e·s d’extrême droite qui ont envahi les rues de toutes les villes du pays le 21 avril dernier[i]? La presse réactionnaire ne manque pas de souligner, par exemple, qu’on a retrouvé 28 enfants exploités dans des réseaux de trafic sexuel ou encore la mort d’un bébé de 16 mois, violé et étranglé par ses propres parents[ii]. Après notre conversation relativement courte, j’ai passé la soirée à méditer sur le récit de Colombe, ne pouvant quitter des yeux le point où la lumière s’évanouissait pour laisser place à l’obscurité. Je suis ainsi resté quelque peu prisonnier de mes pensées, Colombe assise à côté de moi en silence, elle aussi prisonnière des siennes. Nous échangions de temps en temps un sourire réconfortant, sans plus. Nous avions fumé une Santa Maria dynamite, comme on appelle le cannabis en Amérique latine, qui m’a plongé dans un état de conscience inusité pendant huit heures. Je titubais contre les marées du désespoir dans un appartement enfumé. L’espagnol jappé par des voix ivres était comme traduit en arrière-plan et je n’entendais que ce qui me semblait être du français québécois. Nous échangions des fous rires tonitruants et je lisais les pensées de Colombe, assise à côté de moi en silence. Il s’agissait sans l’ombre d’un doute d’une autre femme profondément blessée qui venait au chevet de mes ratiocinations pour un peu de confort.
Après quoi, j’ai eu l’occasion de visiter la zone de tolérance en projection astrale, flottant jusque dans l’abysse. Pour les occultistes, les brujo (sorciers), les chamanes et dans pratiquement toutes les traditions mythiques, le corps physique coexiste avec un corps énergétique ou astral. Or, si le corps physique est très limité dans ses possibilités, le corps astral, lui, peut servir à exécuter des périples dans les multiples dimensions du réel. Dans les profondeurs de la zone de tolérance, les rues délabrées étaient jonchées de détritus, de préservatifs usés, d’instruments servant à fumer de la base de cocaïne et de seringues. Seuls des néons clairsemés éclairaient les rues de leurs pâles halos, vaporeux et crus, qui ne rencontraient dans l’obscurité que les gyrophares des boîtes à salade de la police. J’ai observé une descente et des fouilles, les parasites en uniformes grenouillant sous la pluie, l’œil jaune et vitreux. Puis au pied d’un édifice en ruines, deux hommes bien occupés, l’un recevait une fellation et l’autre enfourchait une femme contre le mur. Une orgie de prostitution sacrée se déployait sous le regard d’Ishtar, déesse mésopotamienne de la fertilité à laquelle des fluides sexuels étaient offerts de cette manière. J’ai alors plongé sous la chaussée, où les esprits des Anciens habitaient longtemps avant la sécrétion du Dieu, l’esprit protecteur des violeurs. Dans une grotte aux murs éclairés par des coulis de lave écarlate s’accumulaient dans un grand sac organique, une immense larve, tous les fluides et l’énergie sexuelle de ces rues. Un coulis d’un vert émeraude s’infiltrait à travers le trottoir fissuré et le pavé mouillé. Soudainement, ce ver-sac a crevé la chaussée pour avaler toute la ville, tous les os poussiéreux du cimetière voisin perçant la membrane d’un sol fatigué.
***
Environ deux mois plus tard, à Medellín, j’ai fait la connaissance d’Éveline, une militante d’âge mûr qui vivait dans un quartier populaire de Medellín, non loin du centre, qui, avec ses hôtels de passe, sentait le sperme comme les zones de tolérance de Bogota. Medellín a gagné la réputation d’être une ville de fête, mais dans les interstices de cette ambiance désinvolte fleurissent le crime organisé et le proxénétisme. La ville est aussi connue pour les attaques au burudanga, de la scopolamine, contre des hommes étrangers, perpétrés par des femmes rencontrées dans les bars ou les applications de rencontre, à un tel point que l’ambassade des États-Unis a émis un avertissement. Quelques cadavres masculins, encore pleins de semence, ont été retrouvés dans des allées sombres… le centre-ville est peu fréquentable.
Elle m’avait invité à siroter une infusion d’herbes médicinales dans sa vieille maison verte à la façade fatiguée, quadrillée de barreaux en fer gorgé. Militante de longue date, elle organisait une caravane à travers le pays pour la défense du territoire et des savoirs autochtones. Au fil de nos discussions, je lui ai mentionné que je m’établissais en Équateur pour apprendre la science des plantes médicinales ancestrales. Une lueur éclatante s’est alors mise à scintiller dans ses yeux, auparavant fatigués. Les reflets sur son visage de bronze se sont alors faits des plus éclatants. Elle a ramené ses cheveux poivre et sel vers l’arrière, puis a entamé un récit de plusieurs heures sur sa découverte du yagé (nom donné en Colombie à l’Ayahuasca) et de la réflexologie, qu’elle avait étudiée avec une nonne d’un âge incalculable.
Or, elle avait une certaine affinité avec le monde des esprits. Elle me racontait être allée à un lieu, dans la forêt, où elle avait trouvé un fémur humain. Il s’agissait d’un lieu où avaient sévi les paramilitaires. Elle avait enterré avec respect ces restes humains et des spectres s’étaient mis à affluer vers elle, murmurant à son oreille, reconnaissants des hommages payés à ces restes humains. Une autre fois, elle s’était sentie mal à l’aise dans un lieu où s’étaient déroulés de nombreux massacres, non seulement durant la violencia, mais aussi durant la guerre d’indépendance et les multiples conflits armés intérieurs. Elle s’est trouvée assaillie par des esprits qui infusaient l’atmosphère de haine, de colère et de tristesse. Les gens sensibles à ces phénomènes se sentent alors nauséeux, sans énergie et nerveux… elle avait dû quitter les lieux. Sirotant son infusion, elle me racontait aussi le récit d’une amie qui, pendant des années, était la proie de crises de nerfs, se mettait à crier que les mains lui faisaient mal ou qu’elle ne les sentait carrément pas. Elle avait consulté un curandero et peu après, il avait été découvert que son petit frère avait été torturé par l’armée. Ce dernier s’était joint aux rebelles à l’âge de 15 ans. Il n’avait pas fait une longue carrière de guérillero puisqu’il avait été capturé. Lors d’une séance de torture, on lui avait tranché les mains avant de l’assassiner. Son spectre avait depuis tenté de raconter ce qui s’était passé. Dans le cadre du processus de réconciliation des dernières années, la famille avait finalement pu savoir que le jeune homme avait disparu dans une opération de l’armée. Après quoi, les attaques de la femme s’étaient dissipées. Éveline a terminé en pointant une pièce de sa maison, un lieu qui avait connu de telles horreurs. Elle laissait entendre que des enfants y avaient été violés et massacrés. Je pouvais sentir une présence maléfique, mais je décidai de ne pas m’enquérir davantage. Même dans l’appartement où je louais une chambre, il y avait une présence à l’odeur de la mort violente et, au bas de l’édifice, un groupe de motards faisait du grabuge. Je buvais une cannette de bière Aguila, en reniflant l’odeur d’essence et en écoutant les cris d’indignation.
***
Je sens le besoin de compléter ces deux anecdotes avec une troisième, afin de conclure sur une bonne note et de compléter ce panorama gonzo fantastique. Je dis fantastique, mais pour moi il s’agit d’une réalité du quotidien. Mes parcours d’intellectuel et de militant anarchiste, d’apprenti chamane et de traducteur convergent et m’ont amené à vivre à Cuenca, en Équateur.
Il y a peu de temps, à Cuenca, un beau matin, je me rendais chez Titi, maestro et ami, pour consommer le rite du Kambo. Ce venin de grenouille est reconnu comme arrachant la panema, la mauvaise énergie. Une femme qui veut attirer un homme voit sa production de phéromones augmenter, une femme qui veut procréer voit ses niveaux d’hormones nécessaires augmenter. Un homme déprimé voit son niveau de sérotonine s’accroître, et ainsi de suite. On appelle parfois le Kambo l’antibiotique d’Amazonie, mais il représente beaucoup plus. En contexte traditionnel, on l’utilise même et surtout pour régler des conflits dans une communauté. Il est appliqué après avoir perforé, au moyen d’un bâton embrasé, des trous dans la peau du bras ou de l’épaule. Le venin séché est réhydraté et ensuite appliqué sur ces perforations. Dans mon cas, je voulais approfondir ma compréhension de la relation que j’entretiens avec le principe féminin et avec les femmes, dont les anecdotes susracontées ne sont que quelques manifestations parmi tant d’autres. Pour la plupart des gens, le Kambo est une purge, 15 minutes passées à vomir. Or, pour moi, au-delà d’une vomissure jaunâsse, ce venin panacéen m’a donné accès à d’autres dimensions qui ont été le théâtre de nouvelles rencontres. Lors de ma première fois, le Kambo m’a transporté dans une cafétéria de Cuenca, me faisant perdre de vue toutes les notions qui m’auraient permis de savoir que j’avais fait des visions. Or, pour ce qui est de cette occasion que je souhaite raconter ici, la séance de 15 minutes de nausée, de vomissements et de malaise ne m’avait pas vraiment fait planer. Je retournai par la suite à mon appartement de Cuenca, la nuit arrivée, je me retrouvai dans une fête. C’était la clôture d’un festival de théâtre des plus biscornus, qui mélangeait folklore et traditions andines avec les préoccupations propres aux théâtres artaldien et Budoh. Élaboré avec les moyens du bord et avec bien des machines à fumée et des éclairages colorés pour cacher les décors limités, il mettait en scène des actrices dont le costume une pièce laissait voir leurs lèvres vaginales saillantes pendant qu’elles criaient à voix aiguës ou caverneuses. Un doigt d’honneur au catholicisme nauséabond de Cuenca? Aucune idée, mais une jeune femme assise à côté de moi m’accordait beaucoup d’attention. Quoi qu’il en soit, arrivé à la fête, je m’installai près du feu dans la cour du Pumapongo, établissement situé à côté du pont brisé, emblématique de Cuenca et repère de marginaux éméchés. Je fumai joint après joint d’une excellente herbe équatorienne. Je n’attendais rien de plus de ma journée. Néanmoins, comme sortie de nulle part, la jeune femme du théâtre est venue m’inviter à danser, chose que je n’avais jamais faite avant, sauf seul et bourré dans ma cuisine, ou encore dans les cérémonies d’Ayahuasca de Titi, lorsque je jouais du tambour. Je dansais, buvais des gorgées de bière quand elle me passait la bouteille. Cela a duré quelques heures, après quoi elle m’a fait un câlin avant de disparaître dans la nuit d’un état d’ébriété avancé. Le lendemain, je questionnai mes ami·e·s présent·e·s. Personne n’avait vu la jeune femme et personne ne la connaissait. Je ne l’ai jamais revue non plus… tel un esprit venu me montrer à danser pour célébrer la vie, en dépit de ses mauvaises odeurs et de ses horreurs.
[i]Le 21 avril 2024 a eu lieu la plus importante manifestation de droite dans le pays. Cet événement était largement soutenu par les grands médias et des rumeurs couraient, selon lesquels bon nombre de « manifestant·e·s » étaient en fait payé·e·s.
Qu’est-ce que l’action communautaire autonome aujourd’hui? Face aux crises – sociales, économiques, politiques et climatiques – les organismes communautaires autonomes ne se contentent pas d’offrir des services, ils interrogent également les causes structurelles des vulnérabilités vécues et luttent pour plus de justice sociale. Leur approche du soin est collective et politique. Elle s’inscrit à contre-courant des discours dominants qui prônent la responsabilisation individuelle.
Dans les organismes communautaires autonomes, il est question de respecter la personne dans son intégrité et de l’accompagner à reprendre du pouvoir sur elle-même et sur la société. La démarche est participative, aux antipodes d’une conception de la prestation de services auprès d’« usager.es ».
Comment prendre soin autrement? Et quelles sont les conditions d’exercice des pratiques de l’action communautaire autonome? Cet épisode plonge au cœur de l’action communautaire autonome comme levier de transformation sociale et interroge les conditions de son exercice et de sa reconnaissance.
Écrit par Marie Lefebvre et Romain Paumier Réalisé et monté par Manon Giri Conception sonore et mixage par Simon Coovi-Sirois Percussions par Béatrice Roy Prise de son par Andrew Beaudoin Voix générique par Clémence Roy-Darisse Illustration par Dorothée de Collasson (Do2co)
Avec les voix de :
Mercédez Roberge, coordonnatrice de la TRPOCB, la Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles. La TRPOCB est une organisation provinciale formée de 47 regroupements qui réunissent à travers le Québec des groupes de base abordant la santé et les services sociaux sous différentes perspectives sociales.
Rowan Mercille au STTIC, syndicat des travailleurs et travailleuses en intervention communautaire, délégué syndical, vice présidence des relations de travail.
Caroline Toupin, coordonnatrice du RQ-ACA, Réseau québécois de l’action communautaire autonome, qui représente 74 regroupements et organismes nationaux.
Camille Trudel, co-coordonnatrice, à la CDC Action Gardien, la corporation de développement communautaire de Pointe-Saint-Charles à Montréal.
Sylvain Lafrenière, coordonnateur du RODCD, le regroupement des organismes en défense collective des droits, interlocuteur privilégié en matière de défense des droits auprès du Secrétariat à l’action communautaire autonome et aux initiatives sociales (SACAIS).
Pierre Richard Thomas, coordonnateur de l’organisme Lakay, média communautaire et organisme de lutte sociale, qui a notamment œuvré à la reconnaissance des pratiques de profilages au volant des personnes issues des communautés afro caribéennes à Repentigny.
Hind, militante salariée de l’OPDS, organisation populaire des droits sociaux, vient en aide aux personnes à l’aide sociale. Elle a pour mission de permettre d’améliorer nos conditions de vie par la compréhension des causes de notre appauvrissement et par l’action sur celles-ci.
Dans les huit dernières années, 2459 lésions professionnelles ont été recensées dans l’usine d’abattage de porcs d’Olymel à Yamachiche, en Mauricie. Un bilan jugé « catastrophique » par des syndicats, et dénoncé par des travailleurs et travailleuses.
L’Esprit Libre a recueilli les témoignages de septouvrier.ères travaillant ou ayant travaillé à Olymel Yamachiche. Ils et elles décrivent un rythme de travail difficile, voire excessif, qui ne prend pas suffisamment en compte leurs limites physiques. Les blessures sont très courantes, et l’employeur, selon certain·es, ne prend pas la mesure de la situation.
L’abattoir de Yamachiche n’a toutefois pas toujours été le théâtre de blessures aussi nombreuses. Entre 2012 et 2017, lorsque l’usine appartenait à l’entreprise ATrahan, le nombre de lésions professionnelles oscillait entre 50 et 90 par an. Mais lorsque Olymel fait l’acquisition de l’abattoir en 2017, les blessures sont multipliées par 14 en l’espace de quatre ans. Le responsable syndical de l’usine, Janick Vallières, affilié aux Travailleurs et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), précise que les effectifs ont triplé durant cette période. Il estime toutefois que la flambée de blessures qui s’en accompagne « dépasse cette proportionnalité ».
Les lésions professionnelles passent ainsi de 30 à l’arrivée d’Olymel en 2017, à 489 en 2020, avant de se stabiliser un peu en dessous de ce niveau, selon des données obtenues auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). « Il y a trop de blessures. Quand je regarde ces chiffres, c’est effarant », affirme Serge Monette, vice-président de la Fédération du commerce (FC-CSN), qui représente les travailleur·ses de quatre autres usines d’Olymel.
Jointe par courriel après qu’elle a décliné une entrevue, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, affirme que la santé et la sécurité des employé·es est l’une des « plus grandes priorités » de l’entreprise. Elle souligne également une amélioration depuis 2020, avec une baisse du taux d’incidence – soit le rapport entre le nombre de blessures et le nombre d’employés – qui est passé de 0,55 à 0,39 selon les informations d’Olymel.
Une cadence subitement augmentée
Les travailleur·ses de l’usine témoignent toutefois d’une dégradation des conditions de travail depuis l’arrivée d’Olymel. « Il y a beaucoup de choses qui ont changé depuis que c’est Olymel qui a tout racheté », nous confie Valérie*, qui travaille à l’usine de Yamachiche depuis 2012. Comme l’ensemble des salarié·es interrogé·es, elle a constaté une intensification de la charge de travail après l’arrivée du géant de l’agroalimentaire en 2017.
Lors de son entrée en poste en 2012, Valérie estime que le niveau de rendement était fixé à 400 porcs à l’heure. Arrivé dix ans plus tôt, l’ancien ouvrier et responsable syndical Janick Vallières rapporte une cadence similaire, soit autour de 350 à 400 bêtes à l’heure. Aujourd’hui, ce sont plus de 600 porcs qui défilent toutes les heures sur le tapis, selon les témoins. Pour un quart de sept heures, cela représente plus de 4000 répétitions d’une même tâche, qu’il s’agisse de découper une épaule ou de désosser une fesse, si l’employé·e est seul·e à son poste. Le tout dans un environnement froid, humide et bruyant.
Pour plusieurs travailleur·ses, la cadence actuelle est démesurée. « La vitesse est excessive. Aujourd’hui, on a dépecé 600 cochons à l’heure, 4065 en une journée, c’est énorme », nous confie Patrick* d’un ton découragé. Malgré son intérêt pour ce métier, il déplore aujourd’hui la charge de travail qui pèse sur les ouvriers. « Je vais te le dire, ce n’est pas humain. Il faut être très, très fort mentalement et physiquement. »
Pour les responsables syndicaux Janick Vallières et Serge Monette, l’augmentation des cadences sous Olymel est l’une des raisons qui peut expliquer la flambée des blessures. Le rythme de travail conditionne le niveau de répétition des mouvements, à l’origine de nombreux troubles musculo-squelettiques, selon M. Vallières. Parmi les lésions professionnelles survenues depuis 2017, plus de 50 % sont des tendinites, des entorses, des foulures ou des déchirures, que M. Vallières présume être liées en grande partie aux mouvements répétitifs.
« Les gens sont capables de tenir la cadence jusqu’à temps qu’ils se blessent », regrette de son côté Serge Monette. Le haut niveau de lésions professionnelles n’est d’ailleurs pas spécifique à Yamachiche selon lui, Olymel étant un « premier de classe en ce qui concerne les accidents de travail », image-t-il.
De son côté, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, soutient que « la cadence a été ajustée en fonction du nombre d’employé·es », passé de 346 en 2017 à 900 en 2024, et que le rythme de travail est « comparable aux autres entreprises dans le marché nord-américain ».
La quête de la rentabilité
Plusieurs témoins ont cependant l’impression que le niveau de production prime sur la santé physique et mentale des travailleurs et travailleuses. « Depuis que c’est Olymel, c’est uniquement business. Ce sont les chiffres qui sont importants, et non pas l’être humain », rapporte Patrick, qui a l’impression que « les animaux sont mieux traités que les employé·es. »
Employé en tant que travailleur étranger temporaire, Jean* admet que le travail à l’usine n’a « jamais été facile », et que les entreprises « sont là pour faire du profit. » Néanmoins, il s’interroge : « Est-ce qu’on a vraiment besoin d’abattre plus de 4000 porcs par jour pour faire du profit ? ». Le salarié estime qu’il « faudrait peut-être un peu s’inquiéter du moral des employé·es. »
Si Olymel a poussé la productivité, c’est pour rentabiliser son investissement de 120 millions de dollars à Yamachiche, estime M. Vallières. Mais aussi pour devenir le « plus grand producteur de porc au Canada », comme le déclarait Denis Trahan à La Presse en 2017. Toutefois, la rentabilité a parfois été priorisée au détriment du bon fonctionnement de l’usine et de la prévention des blessures, comme soutient M. Vallières : « Nous, ce qu’on disait, c’est qu’avant d’apprendre à courir, il faudrait peut-être bien marcher. »
Un milieu de travail pas toujours sécuritaire
Le milieu de travail ne semble pas non plus toujours favoriser la sécurité des employé·es. Depuis 2017, la CNESST a constaté 253 dérogations lors de ses inspections à l’abattoir de Yamachiche, soit autant de situations non-conformes à la loi ou aux règlements, selon un décompte effectué par L’Esprit Libre. Olymel n’est pas en mesure de confirmer ce chiffre, avançant le chiffre de 91 dérogations depuis 2020. Dans la plupart des cas, les infractions présentent « un risque de blessure pour le travailleur », comme une zone de danger non-protégée, des procédures non sécuritaires, ou un manque de formation des employé·es.
Serge Monette estime que le nombre de dérogations constatées en sept ans est « énorme », et démontre qu’Olymel n’en « fait pas assez ». Le responsable syndical relate d’expérience que cet employeur « n’est pas tellement porté sur la santé et la sécurité de ses travailleurs [et travailleuses] ». Dans les quatre usines que la FC-CSN représente, « il y a un peu de la négligence partout », et les dispositions en santé-sécurité sont surtout portées par le syndicat, et non par l’employeur, relate M. Monette.
Olymel affirme toutefois mettre en place des mesures pour garantir la sûreté du lieu de travail. Mme Quintin nomme notamment le programme d’assignation préventive volontaire, la présence de deux préventionnistes et d’un physiothérapeute, ainsi qu’un comité paritaire en santé et sécurité.
Une réaction inadéquate de l’employeur ?
Durant une réunion en novembre dernier, les dirigeant·es auraient signifié aux ouvriers et ouvrières que « les accidents de travail étaient trop élevés, et qu’il y avait un peu d’exagération de la part des employé·es », rapporte Jean ainsi que trois autres ouvriers. Le représentant syndical de l’usine, M. Vallières, avait mis en garde l’employeur sur la façon de passer le message : « Quand vous dites aux gens que ça coûte trop cher, on a l’impression que ça met un peu l’humain derrière et l’argent devant ». Une impression qui n’a pas manqué d’être partagée par les ouvrier·ères, auprès de qui ce discours est « très mal passé », selon Patrick. D’autres, comme Valérie et Rafaël*, estiment que certain·es ouvriers et ouvrières exagèrent parfois leurs blessures. « L’autre jour j’avais mal à une épaule mais je travaillais quand même », appuie Valérie.
Olymel soutient toutefois que la réunion en question « n’était pas une invitation à ne pas déclarer certaines blessures; […] l’objectif était de promouvoir la prévention pour éviter les accidents », selon les propos de Mme Quintin.
Ce n’est pas la seule fois où les ouvriers et ouvrières ont eu l’impression que les lésions professionnelles dérangeaient l’employeur. Selon Patrick, il arrive que l’employeur interroge les salarié·es sur la légitimité de leurs blessures. Le travailleur perçoit cela comme une manière de minimiser l’origine professionnelle de leurs douleurs. Les répétitions et la fatigue ne semblent pas un motif valable, corrobore Jean. « Il y a quelque chose que l’employeur ne comprend pas, c’est qu’il y a l’usure […], mais être brûlé·e n’est pas une raison pour eux ».
Pour Serge Monette, la réaction d’Olymel n’est pas à la hauteur du bilan de blessures « catastrophique » à Yamachiche. La situation devrait selon lui pousser l’employeur à réagir et à prendre les mesures nécessaires pour préserver ses salarié·es. M. Monette poursuit : « Si j’étais employeur et que je voyais ça, je dirais : ‘‘ben voyons, on ne fait pas notre job’’ ».
Les ouvrier·ères rencontré·es soulignent l’utilité sociale de leur métier, qui permet de « nourrir beaucoup de monde », comme le rappelle Janick Vallières. À la fin de la journée, toutes et tous expriment une satisfaction, voire une fierté, face au travail accompli. Toutefois, certain·es estiment que la reconnaissance personnelle ne trouve pas d’écho chez leur employeur, à l’image des conditions de travail « très, très difficiles », selon Patrick, et la « mentalité de production » selon M. Vallières, qui accorde peu de valeur au rôle essentiel des travailleur·ses dans la chaîne de production.
*Les ouvriers et ouvrière ont souhaité garder l’anonymat pour éviter d’éventuelles représailles.
Étienne Perrault-Mandeville, chercheur au CREMIS, à la station Place des Arts lors de l’entrevue – Charline Caro
La Société de transports de Montréal (STM) a annoncé le 13 mars dernier une obligation de circuler dans les stations de métro. Cette mesure s’adresse en particulier aux personnes en situation d’itinérance, qui ne pourront plus flâner dans le métro. Jusqu’au 30 avril, les constables spéciaux pourront ainsi expulser des personnes itinérantes sans motif valable, si ce n’est qu’elles stationnent dans les couloirs. La STM prévoit également de suspendre l’accès à de nombreux espaces communs, où les personnes sans-abris peuvent avoir l’habitude de s’installer.
Étienne Perreault-Mandeville est chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Il a consacré son mémoire à l’étude de la mendicité et la question du flânage et de l’obstruction des personnes en situation d’itinérance. L’Esprit Libre a recueilli son point de vue sur les mesures de la STM.
L’Esprit Libre : Qu’est-ce que représentent les stations de métro pour les personnes en situation d’itinérance ?
Étienne Perreault-Mandeville : Lorsque les personnes en situation d’itinérance se retrouvent à la rue, il y a un brouillage entre l’espace public et privé qui s’opère. N’ayant plus d’endroit où aller, ces personnes vont dans les lieux qui leur sont accessibles, comme les stations de métro. L’espace public devient alors leur espace privé. Il y a donc plein de raisons pour lesquelles les personnes itinérantes vont se réfugier dans les métros, car c’est le dernier espace qu’elles ont.
Quelle est la volonté principale derrière les mesures annoncées par la STM ?
L’objectif de cette mesure, il est très clair : on veut déloger ces gens-là du métro, les expulser en dehors du dehors, tout en adoptant une architecture qui leur est hostile. C’est même plus qu’hostile, c’est une forme de violence. On le voit avec les murs, les palissades, les miroirs et les caméras qu’ils sont en train d’installer. Cela traduit une logique de sécurisation de l’espace public, et non plus de cohabitation, comme le revendiquait la Ville de Montréal.
La STM invoque des enjeux de sécurité pour justifier l’obligation de circuler. Qu’en
pensez-vous ?
Je peux le comprendre, car comme on le voit, il y a certaines personnes qui consomment des drogues, qui urinent, ou qui ont des comportements erratiques. Mais ça reste une minorité de personnes en situation d’itinérance. Le problème, c’est que les nouvelles mesures de la STM mettent tout le monde dans le même bateau, et justifient l’expulsion de tous en raison de certains comportements dérangeants.
Selon un sondage réalisé par la STM, un voyageur sur deux ne se sent plus en sécurité dans le métro. Comment concilier avec le malaise grandissant des usagers ?
Je pense qu’il y a l’insécurité et la perception d’insécurité. Est-ce qu’une personne qui crie met ta vie est en danger ? Il faudrait remettre en question cette question d’insécurité chez les usagers, notamment à travers un travail de sensibilisation. Ces gens-là ne sont pas seulement en situation d’itinérance, ils ont aussi une trajectoire de vie, une histoire, et ont connu des embûches qui les ont amenés dans la rue.
Pourquoi les personnes itinérantes dérangent même si elles n’ont pas toutes des comportements problématiques ?
Parce qu’on a peur de ces gens-là. C’est comme si cette personne ne faisait plus partie de la société parce que la façon dont elle occupe l’espace public, dont elle est habillée, son hygiène…diffèrent des codes sociaux. On voit donc notre concitoyen dégringoler l’échelle sociale, mais on ne peut rien faire pour l’aider. Souvent, c’est plus de l’inconfort que de l’insécurité que l’on ressent.
Comment intervenir face aux comportements de certaines personnes itinérantes qui demeurent problématiques ?
C’est sûr que certains comportements ne sont pas acceptables dans une station de métro. Mais est-ce que la solution, c’est de renforcer l’architecture hostile et d’expulser tout le monde ? Ou est-ce que c’est de cibler ces gens-là avec des interventions psychosociales ? Le gouvernement a choisi la première option, qui est celle de la facilité. Plutôt que de renforcer le tissu communautaire et les intervenants, il construit des murs pour repousser le problème. Je ne pense pas que ce mode d’intervention répressif soit très utile.
Quelle place ces mesures accordent-elles aux personnes itinérantes dans l’espace public ?
On exige d’elles de se fondre dans le décor et de se mettre en retrait de l’espace public, elles ne doivent pas obstruer le passage des « citoyens ordinaires ». Ainsi, sous prétexte qu’elles ne respectent pas l’injonction à la mobilité dans les stations de métro, on les expulse. On les relègue encore une fois à la marge de l’espace public. Mais il faudrait prendre en compte qu’il y a différents types de populations qui occupent le métro et l’espace public, comme les personnes en situation d’itinérance dont c’est le lieu de vie, et même de survie.
À quel statut sont renvoyées les personnes itinérantes à travers ces mesures ?
C’est une vision politique qui fait des personnes itinérantes non plus des êtres humains, mais des objets urbains, que l’on déplace parce qu’ils dérangent. Jamais, on ne parle d’inégalités sociales, de rapports sociaux ou de précarité. C’est une déshumanisation et une dépolitisation totale de ces personnes, qui sont pourtant des citoyens à part entière.
Capture d’écran de l’appel avec Shane, depuis sa chambre à Tampa, en Floride.
Lorsque Shane décroche à l’appel vidéo, les rayons du soleil de Floride illuminent immédiatement l’écran. Canadien par sa mère, Shane habite avec ses parents près de Tampa, dans le sud des États-Unis. Devant le mur bleuté de sa chambre, le jeune homme aux cheveux longs affiche une mine assez grave. Étant trans, Shane est particulièrement inquiet dans le contexte politique actuel, marqué par la réélection de Donald Trump et la série de mesures anti-LGBTQ+ qui s’en est suivie.
Alors que nous l’interrogeons sur son état général, Shane prend une respiration avant de répondre : « Ça ne va pas super bien, honnêtement ». Le vingtenaire évoque alors une « situation effrayante, surtout en Floride, qui est l’un des États les plus à risque pour les personnes trans et LGBT ». Sa mère Johanne, qui lui succède dans l’appel vidéo, confie en riant qu’elle a « besoin de tranquillisants ». Les derniers événements politiques lui causent beaucoup de stress, notamment en raison de la transidentité de son fils.
Lorsque Shane a entendu parler de ces mesures, il a « couru faire renouveler son passeport », craignant ne pas pouvoir obtenir un document de voyage avec le bon marqueur de genre. Lors de la demande, il a dû indiquer si son genre était celui qui lui avait été assigné à la naissance, ce à quoi il a répondu non. L’idée de recevoir un passeport avec l’inscription « F » le rend très anxieux, confie-t-il. Au-delà de la négation de son identité, Shane s’inquiète surtout pour sa sécurité, craignant vivre des discriminations si son apparence ne correspond pas à celle sous-entendue par ses papiers d’identité. « La prochaine étape », nous dit sa mère Johanne, « c’est de demander le passeport canadien » afin d’obtenir la mention de genre adéquate.
Lorsque nous appelons François*, le soleil de Floride laisse place à la nuit du Wisconsin. Né à Montréal, le jeune de 15 ans a rejoint l’État du Midwest des États-Unis avec sa famille il y a une dizaine d’années. Aux côtés de sa mère Chantale*, originaire de Laval, le jeune homme trans raconte avec satisfaction avoir récemment obtenu un passeport avec la bonne mention de genre, grâce à une demande faite « juste avant qu’il ne signe les décrets ».
« L’autre stress », ajoute Chantale, concerne l’hormonothérapie, que l’administration Trump souhaite prohiber pour les personnes mineures, au même titre que l’ensemble des traitements de transition de genre. Pour continuer à obtenir les doses de testostérone dont il a besoin, François et sa mère s’approvisionnent autant que les ordonnances leur permettent, pour parer à d’éventuelles restrictions supplémentaires.
Depuis sa chambre d’adolescent décorée d’affiches colorées, François explique qu’il trouve toutes ces mesures « déshumanisantes ». Sans savoir comment expliquer cette volonté de nuire aux minorités de genre, il estime que les personnes trans, au même titre que d’autres groupes marginalisés, sont victimes d’une « haine qu’il fallait diriger quelque part ».
L’ensemble de la diversité menacée
Si les personnes trans sont les premières à être visées par ces mesures anti-LGBTQ+, le reste de la communauté l’est aussi. Dans la lancée de ses premières signatures, le président républicain a révoqué des textes adoptés par son prédécesseur Joe Biden, notamment celui combattant les discriminations basées sur le genre et l’orientation sexuelle. Dans le même temps, les programmes de diversité, équité et inclusion (DEI) ont été supprimés dans toutes les sphères du gouvernement fédéral, et les entreprises ont été encouragées à le faire également, sous peine de s’exposer à des enquêtes.
Originaire de Saint-Bruno, Ann a rejoint la Californie en 2002, où elle vit aujourd’hui avec sa compagne. Si en tant que lesbienne elle se sent moins menacée que la communauté trans, elle demeure lucide sur les intentions du nouveau président : « Là, c’est les personnes trans qu’il attaque, mais ça va être nous autres après ». Un rappel qu’elle veut également adresser aux « groupes gays qui soutiennent Trump » : « Si on pense que ça va juste être les personnes trans, on se trompe fortement ». Pour elle, toutes celles et ceux qui ne sont pas « blancs, cisgenres et hétéros » sont ou seront dans le collimateur des politiques trumpistes.
Capture d’écran de l’appel avec Ann, dans sa maison en Californie.
Une intolérance banalisée
Le contexte politique amène les personnes LGBTQ+ rencontrées à se méfier davantage au quotidien. Si elle se considère chanceuse d’habiter en Californie, un État historiquement démocrate, Ann porte toutefois une attention particulière aux États dans lesquels elle voyage. « C’est certain que je n’irais pas dans des États où les lois me sont défavorables », dit-t-elle en nommant la Floride, fleuron trumpiste, où elle aurait aimé se rendre.
Shane, lui, habite en Floride, qu’il décrit comme l’État « le plus à risque pour les personnes trans et LGBT » avec le Texas. Bien que les habitant·es de sa ville et les client·es du café où il travaille soient assez « détendu·es », le jeune homme vit tout de même des moments d’anxiété. Comme lorsqu’il fait face à des client·es qui portent des casquettes avec l’inscription Make America great again, le slogan trumpiste. « Je ne suis pas en sécurité avec ces personnes, je ne peux pas être moi-même en leur présence », relate-t-il, confiant adopter une voix plus grave pour ne pas que sa transidentité ne paraisse.
De son côté, François estime que l’attitude de ses ami·es et camarades a changé depuis le retour de Trump dans la sphère politique et médiatique. À son école secondaire, François a remarqué « plus de regards bizarres », ainsi que des propos discriminatoires auxquels il n’était pas habitué. Il évoque également un ami « convaincu par Trump », faisant des remarques transphobes alors qu’il était « d’accord avec sa transition » quelques mois auparavant. « Je trouve ça fou de voir à quelle vitesse les gens ont été influencés », rapporte le jeune de 15 ans.
Un retour possible au Canada
Touchée par le récit de son fils, Chantale confie avec un sourire triste que « le plan B, c’est de retourner au Canada ». Bien qu’un déménagement soit contraignant sur de nombreux plans, la mère de famille « ne risquera pas la vie de [son] enfant pour rester aux États-Unis ». François croit que si cette décision devait être prise, il serait probablement triste, car même si le Canada lui manque, il aime beaucoup son école et a grandi ici.
Shane est confronté au même dilemme, se préparant à la possibilité de déménager au Canada, sans le vouloir réellement : « Je ne veux pas avoir à fuir ma maison. Je veux un avenir où je peux prendre mon temps pour déménager, après avoir trouvé un partenaire et l’endroit parfait pour m’installer. » Le Canado-Américain se considère toutefois privilégié d’avoir la possibilité de quitter le pays en cas de nécessité, contrairement à ses ami·es queer qui n’ont pas la double nationalité.
Quant à Ann, le sujet est aussi « sur la table », notamment après que sa fille de 17 ans lui a dit ne pas vouloir « rester dans ce pays ». Le retour est cependant difficilement envisageable pour elle, sa compagne et ses beaux-enfants n’ayant pas la nationalité canadienne. Elle se retrouve alors entre les deux pays, sa fille et son cœur au Canada, et sa compagne et sa vie aux États-Unis. Quant à son bras, il est tatoué d’une fleur de lys et d’une feuille d’érable, comme elle nous le montre à l’écran avant de raccrocher.