par Èva Lachance-Adamus | Oct 15, 2023 | Analyses, Canada, Québec
La clause dérogatoire – parfois appelée clause nonobstant – est-elle réellement dangereuse ou sert-elle plutôt de protection aux intérêts collectifs? Justin Trudeau évoque un renvoi à la Cour Suprême du Canada afin de baliser son utilisation alors que François Legault ne manifeste aucun scrupule à l’utiliser. Le premier ministre québécois qualifie tout encadrement de son utilisation d’attaque à la nation québécoise. Son homologue canadien est réticent à ce que la clause soit utilisée de manière excessive. Dans un contexte où les échanges entre Québec et Ottawa sur le sujet sont pour le moins acrimonieux, il est nécessaire d’établir l’état des lieux en la matière.
La clause dérogatoire, qu’en est-il vraiment ?
Cette fameuse clause dérogatoire figure à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982. Il y est indiqué qu’un gouvernement provincial ou fédéral peut faire voter une loi sans prendre en considération les articles 2 ainsi que 7 à 15 de la Charte canadienne. L’article 2 concerne les libertés fondamentales (liberté de conscience, de religion, d’association, etc.) alors que les articles 7 à 15 font référence aux garanties juridiques (droit à la vie, à la sécurité, à la protection contre une fouille abusive, etc.) ainsi qu’au droit à l’égalité. Notons donc que plusieurs droits, tels les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, ne sont pas concernés par la clause nonobstant.
Petite histoire
L’idée de la clause dérogatoire est survenue pendant les négociations ayant lieu entre 1980 et 1982 lors de ce qui a été dénommé le « rapatriement constitutionnel ». Il s’agit du processus entamé par Trudeau père permettant au Canada de dorénavant modifier sa constitution sans intervention du Royaume-Uni. L’idée de consacrer la protection des droits et libertés de la personne au sein de la loi suprême du pays par le biais d’une Charte ne faisant pas l’unanimité, l’adoption d’une clause dérogatoire avait alors pour but de convaincre les adversaires de cette limitation du pouvoir parlementaire. L’entente finale contenant la Charte canadienne que l’on connaît aujourd’hui a été conclue en catimini dans la nuit du 4 novembre 1981 par le Canada anglais, et a été adoptée dès le lendemain, sans l’accord du Québec.
Place aux juges… non élu·e·s
La clause dérogatoire est toutefois bien loin d’être une simple disposition législative. Elle représente, pour ses partisan·e·s, la souveraineté parlementaire. Il faut savoir que la Loi constitutionnelle de 1982, à son article 52, indique que la Constitution canadienne est la loi suprême au Canada et qu’elle rend inopérantes les lois qui y sont incompatibles. Les gouvernements ne peuvent donc pas légiférer sans respecter la Charte canadienne. Autrement dit, le cadre constitutionnel canadien limite la souveraineté parlementaire des différentes législatures et il en donne le contrôle, s’il y a lieu, aux tribunaux.
Les lois adoptées devant être compatibles avec la Constitution canadienne, il revient souvent aux juges de trancher des litiges de nature hautement politique lorsque, par exemple, une loi est contestée. Cette manière de procéder rappelle la théorie du gouvernement des juges. Cette théorie, à connotation plutôt négative, explique que le rôle des juges est initialement d’appliquer la loi, et que ce rôle dérive lorsqu’iels décident du contenu des lois elles-mêmes. Le tout est vu comme un possible affront à la souveraineté parlementaire des élu·e·s. La clause dérogatoire permettrait alors de mettre en balance les principes de suprématie parlementaire et de suprématie constitutionnelle. Pour Pierre Elliot Trudeau, premier ministre lors du rapatriement de la Constitution, elle aurait pour mission de donner le « dernier mot » aux assemblées législatives du pays.
Les chartes des droits et libertés de la personne n’ont-elles toutefois pas des objectifs louables? Pourquoi faudrait-il alors laisser les gouvernements y déroger, même au nom de la souveraineté parlementaire? En effet, les chartes concernant les droits de la personne ont eu des effets plus que positifs au sein des démocraties occidentales, et elles sont absolument nécessaires. Le problème, c’est qu’elles ont tendance à consacrer les droits individuels. Cela peut alors entrer en collision avec certains intérêts collectifs qui peuvent être tout aussi importants. Pensons, notamment, à la protection du français au Québec. La clause dérogatoire peut être utile dans une telle situation où un gouvernement souhaite prioriser un intérêt collectif au détriment de certaines libertés individuelles. Par exemple, la loi sur la langue officielle et commune du Québec (Projet de loi 96), qui a reçu application de la clause dérogatoire, interdit aux employeurs d’exiger la maitrise de la langue anglaise comme critère de sélection pour un emploi.
L’alternative de l’article premier
Avant d’affirmer la légitimité idéologique de la clause dérogatoire, il faut rappeler l’existence de l’article premier de la Charte canadienne. En effet, la clause dérogatoire n’est pas l’unique porte de sortie pour les assemblés législatives qui souhaitent affirmer leur souveraineté parlementaire. L’article premier mentionne qu’il est possible pour une loi de restreindre un droit si cette restriction est raisonnable dans le cadre d’une société « libre et démocratique ». Ces deux mots assez simples renferment en réalité un test juridique établi par les tribunaux, et que doit passer chaque loi contestée pour des motifs de discrimination. Les critères sont les suivants : la loi restreignant un droit individuel doit répondre à un objectif réel et urgent, un degré suffisant de proportionnalité doit être présent entre l’objectif et le moyen utilisé pour l’atteindre, la restriction doit démontrer un lien rationnel avec l’objectif, l’atteinte au droit doit être minimale et, pour finir, il doit exister une proportionnalité entre les effets préjudiciables de la loi et ses effets bénéfiques.
Comme nous pouvons le voir, même sans la présence d’une clause dérogatoire, il est possible pour un gouvernement de restreindre un droit individuel pour, par exemple, privilégier un intérêt collectif. Seulement, cette restriction est encadrée. La question se pose donc : souhaitons-nous réellement nous prévaloir de lois qui ne passent pas ce test juridique ? Bien que ce ne soit pas mentionné de manière explicite, la clause dérogatoire est appliquée lorsque le législateur considère que son texte législatif ne pourra répondre à tous ces critères. Pourrait-on y trouver une manière de cacher une forme de discrimination? Si la loi contestée n’est pas discriminatoire, ne devrait-elle pas être en mesure de passer ce test juridique? Initialement, il était établi qu’une utilisation discriminatoire de la clause dérogatoire par un gouvernement serait sanctionnée par le peuple lors des élections puisque la population ne souhaiterait pas le voir réélu. Mais, qu’arrive-t-il lorsque la majorité de la population est en accord avec son utilisation ? Est-ce parce qu’une position est minoritaire qu’elle ne mérite pas d’être défendue? Les Québécois·es francophones, baignant dans une Amérique largement anglo-saxonne, sont plutôt bien placé·e·s pour répondre à cette question.
Et le droit international dans tout ça?
Le droit international, bien que configurant une réalité politique tout autre, semble également aller en ce sens. On retrouve dans plusieurs conventions des clauses dérogatoires. Contrairement à l’article 33 de la Charte canadienne, elles s’assurent quant à elles d’énoncer des critères à respecter dans l’éventualité où un État chercherait à restreindre des droits. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques contient par exemple une clause dérogatoire à son article 4. La disposition mentionne cependant qu’une dérogation est possible dans « le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation ». La Convention américaine relative aux droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Charte arabe des droits de l’homme ont aussi une approche semblable en la matière. De fait, la Charte arabe des droits de l’homme mentionne à son article 4 la possibilité de déroger aux engagements de la charte à condition que ceci « n’entrain(e) aucune discrimination fondée sur le seul motif de la race, de la couleur, du sexe, de la langue, de la religion ou de l’origine sociale ». Ces clauses dérogatoires correspondent donc plutôt à la manière dont l’article premier a été défini par les tribunaux canadiens. Effectivement, l’article premier permet, tout comme la clause dérogatoire, de restreindre des droits fondamentaux. Il établit toutefois, en conformité avec le droit international, un certain encadrement.
Dissonance à Québec
François Legault allègue qu’un renvoi en Cour suprême du Canada à la demande de Justin Trudeau représenterait une attaque contre la nation québécoise. Ceci pourrait être compréhensible dans l’hypothèse où la clause nonobstant représenterait le dernier rempart de la souveraineté du peuple québécois et que tout type d’encadrement constituerait de facto une limitation. Toutefois, le premier ministre François Legault a-t-il réellement à cœur la suprématie parlementaire du système politique québécois ? Rappelons que la composition actuelle de l’Assemblée nationale est loin de réellement représenter la volonté du peuple québécois. Les élections de l’automne 2022 ont démontré une disproportion si grande entre le vote populaire et le nombre de sièges attribué à chaque parti, qu’elles ont obtenu un indice de Gallagher de 25,7. Le Québec se classe donc bien loin derrière les autres démocraties occidentales avec l’Allemagne à 3,41, la Belgique à 3,92 ou bien la Suède à 0,64. Lorsqu’il est questionné au sujet de cette situation alarmante, François Legault répond que la réforme du mode de scrutin « n’intéresse pas la population, à part quelques intellectuel[·le·]s ». Est-ce là une manifestation de respect de la volonté du peuple québécois ?
Notre premier ministre s’érige haut et fort en défenseur de la nation québécoise devant Ottawa, mais s’écrase piteusement lorsque sa fronde risque d’entraîner une perte de sièges au Salon bleu. De plus, le gouvernement caquiste actuel ne se gêne pas pour faire adopter des lois « sous bâillon ». La procédure du bâillon permet au parti au pouvoir de limiter le temps de débat portant sur une loi et donc d’accélérer son processus d’adoption. C’est une manière de court-circuiter le processus parlementaire et c’est notamment ce qui a été fait lors de l’adoption du projet de loi 21. Bien qu’il ait fait couler beaucoup d’encre sur la question du port de signes religieux, le projet de loi modifiait également la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Le premier ministre s’est donc permis de modifier cette charte de nature quasi constitutionnelle sans obtenir le consensus de l’Assemblée, et sans même respecter le processus parlementaire habituel. En d’autres mots, lorsqu’il est question de souveraineté parlementaire, le Québec aura vu bien meilleur·e défenseur·e que François Legault.
CRÉDIT PHOTO : Tom Carnegie, Supreme Court of Canada, 16 janvier 2021 https://unsplash.com/fr/photos/SdVHStSkYKg
par Rédaction | Nov 12, 2015 | Analyses, Canada
Par Caroline Chehadé
Lundi le 19 octobre, les Canadiens apprenaient que leur nouveau gouvernement sera libéral et majoritaire, Justin Trudeau ayant gagné les élections fédérales haut la main, défiant toutes les prévisions électorales. À l’échelle nationale, c’est 184 sièges sur les 338 que le Parti libéral (PLC) a remportés. Avec un écart beaucoup plus grand que prévu, le Parti conservateur (PCC) formera l’opposition officielle avec seulement 99 députés, tandis que le Nouveau parti démocratique (NPD) n’a fait élire que 44 députés. Le Bloc québécois a pour sa part remporté 10 sièges et le Parti vert a conservé l’unique siège qu’il détenait.
L’écrasante victoire du Parti libéral a été une surprise pour bien des experts qui laissaient présager une lutte électorale extrêmement serrée entre libéraux et conservateurs. Plusieurs analystes prévoyaient une victoire libérale, mais l’on ne se doutait pas de l’entrée d’un gouvernement majoritaire.
En début de campagne électorale, les sondages laissaient entrevoir des intentions de vote très partagées. À la fin août, un sondage Nanos Research annonçait par exemple, une quasi-égalité statistique entre le PCC (30.1%), le PLC (29.9%) et le NPD (29.1%), laissant présager une lutte à trois (1), si bien qu’au début de la période électorale, on évoquait toujours la possibilité d’une coalition entre le Parti libéral et le NPD pour renverser le Parti conservateur (2). Un peu plus tard, en fin septembre, un nouveau sondage de la même firme dévoilait que les intentions de vote pour le PCC (31%), le PLC (29.4) et le NPD (29.1) étaient toujours à égalité (3). Puis, dans les derniers jours précédant le scrutin, les sondages révélaient que seuls le PLC et le PCC étaient véritablement dans la course, reléguant le NPD au troisième rang. Un sondage Nanos publié le 1er octobre projetait un appui de 32,8% pour les conservateurs, 31,7% pour les libéraux et 26,1% pour le NPD, suggérant l’émergence d’un combat à deux (4). Le 12 octobre, la firme plaçait les libéraux en tête avec 35,7% des intentions de vote, alors que les conservateurs en récoltaient 28,9% et les néo-démocrates 24,3%(5). L’ultime sondage Nanos Research publié le 18 octobre donnait au PLC 39,1% des intentions de vote, 30,5% au PCC et 19,7% au NPD (6). À la même date, les estimations du sondage Forum donnaient 40% des intentions de vote au PLC, 30% au PCC et 20% au NPD (7). Le dernier sondage Léger donnait pour sa part 38% des intentions de vote au PLC, 30% au PCC et 22% au NPD. (8). Au jour J, le PLC a remporté 39,5% des votes contre 31,9% pour le PCC et 19,7% pour le NPD. Respectivement, cela se traduit par 184, 99 et 44 sièges (9).
Ce que l’on peut observer, c’est que les estimations des derniers sondages sortis à quelques jours du scrutin ont été fidèles aux résultats des élections (10). Ce que l’on remarque cependant, c’est que plusieurs analystes et outils d’analyse utilisés par divers médias (le Signal, le Calcul électoral, Poll Tracker) se sont trompés, plus particulièrement sur le nombre de sièges estimés à chaque parti. Ainsi, le Signal, outil du magazine l’Actualité, donnait 160 sièges aux libéraux et 120 aux conservateurs (11). Le Calcul électoral du Journal de Montréal donnait pour sa part 137 sièges au PLC et 117 au PCC (12), tandis que Poll Tracker répartissait 146 sièges au PLC et 118 sièges au PCC (13). Les résultats des élections remettent en cause la valeur et l’efficacité de ces outils d’analyse (agrégateurs) qu’utilisent certains médias. Sont-ils réellement significatifs? L’assommante victoire des libéraux remportant 184 sièges très loin devant les conservateurs nous permet d’en douter. Claire Durand, professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal et vice-présidente de WAPOR (World Association of Public Opinion Research), croit que la situation était très complexe pour réussir à prédire quel parti pouvait remporter combien de sièges car on se trouvait dans une lutte à trois. Au total, douze analystes faisaient une prédiction du nombre de sièges et toutes ces personnes ce sont trompées, souligne-t-elle. Parmi eux, le site Too close to call s’était lui aussi égaré dans ses projections, accordant 137 sièges aux libéraux et 120 aux conservateurs, des estimations très éloignées de la réalité (14).
Il est donc important de faire la nuance entre sondages et agrégateurs, les premiers étant menés par des firmes (Léger, Nanos, Forum, Ekos, etc) pour analyser l’opinion publique en terme d’intention de vote, et les deuxièmes étant des instruments créés et utilisés par divers analystes et médias (le Signal, le Calcul électoral, Poll Tracker, Too close to call) qui tiennent compte des plus récents sondages et d’autres facteurs pour faire une prévision des votes par comté électoral et de la répartition des sièges.
Les sondages sont-ils réellement une nuisance à la démocratie?
Bien que les sondages puissent être des outils d’analyse efficaces, certains pensent que ceux-ci vont au-delà de l’analyse, tendent à influencer les intentions de vote et sont, par le fait même, une nuisance à la démocratie. Or, plusieurs experts défont cette présupposition et démontrent que les sondages n’ont pas nécessairement des effets négatifs et qu’au contraire, ils se révèlent plutôt comme des instruments appuyant la démocratie.
Selon Claire Durand, les résultats qu’affichent les sondages peuvent modifier l’intention de vote et entrainer quelqu’un, dans certaines circonstances, à passer d’un vote par conviction à un vote stratégique. « Ce qu’on voit c’est que les gens qui sont des partisans des petits partis, surtout quand la situation est serrée, vont avoir tendance a voter pour un parti qui a plus de chances de prendre le pouvoir quand ils veulent du changement ». Le contraire est possible aussi, pense la chercheure. Si on avait été dans une situation où l’on veut du changement et où la victoire du Parti libéral était absolument évidente au vu des résultats de sondage, probablement que plus de partisans du Parti vert auraient voté par conviction plutôt que par vote stratégique, affirme-t-elle. Les sondages sont utiles puisqu’ils permettent, en éclairant l’électeur sur les intentions populaires, d’orienter le vote, selon elle. Étant la seule information scientifique disponible aux électeurs en campagne électorale, Claire Durand croit que les sondages sont nécessaires pour informer ceux-ci. « Il n’y a aucune autre information qui est scientifique et qui peut être vérifiée par la suite. Dans le cas des sondages, on peut par la suite savoir s’ils ont bien prédit ou mal prédit la situation », ajoute-t-elle.
Bernard Motulsky, titulaire de la Chaire de relations publiques et communication marketing de l’UQAM, auteur de plusieurs ouvrages sur les communications et président de la Société québécoise des professionnels en relations publiques (SQPRP), est du même avis. S’il admet que le contenu des sondages a certainement une influence sur les intentions de vote des électeurs, il n’irait cependant pas jusqu’à appeler cela une nuisance. « On ne doit pas désigner les sondages comme coupables, ils permettent d’avoir le portrait de la situation et nous aident à faire des choix […] Ils n’amplifient pas le vote stratégique, ils l’orientent », croit-il. Les gens choisissent de voter en se basant sur une série de facteurs, et les sondages sont un ingrédient dont ils disposent pour faire un choix, pense-t-il.
Dans le même ordre d’idées, François Pétry, professeur titulaire au Département de science politique à l’Université Laval, reconnait que la publication des résultats des intentions de vote a plusieurs effets sur le comportement des électeurs, mais que ces impacts ne sont pas nécessairement négatifs. Parmi eux, il y a l’effet sur la participation et l’effet sur le vote. Dans le premier cas de figure, certains experts affirment que la publication des résultats de sondage contribue à diminuer la participation au vote, d’autres disent exactement l’inverse. François Pétry croit que tout dépend du contexte: «Parfois la publication des résultats va augmenter la participation parce que ça montre un contexte où il y a beaucoup de compétition, les gens vont voter pour départager les partis, parfois au contraire, quand les sondages montrent qu’un parti est très en avance, ça peut décourager certains [à aller voter]». Dans un article publié dans l’État du Québec, le chercheur affirme que : «D’une manière générale les effets mobilisateurs et démobilisateurs de la lecture des sondages s’annulent mutuellement de telle sorte que l’effet net est faible. On a parfois prétendu que la lecture des sondages a démobilisé les électeurs au Québec. La baisse sensible de la participation électorale (93,5% au référendum de 1995 sur la souveraineté, 70.4% aux élections de 2003, 57,4% aux élections de 2008) au moment où les sondages se sont multipliés en serait la preuve. L’argument ne résiste toutefois pas à l’examen des faits. La participation électorale a continué d’augmenter au Québec jusque dans les années 1990, bien après que les sondages aient commencé à prendre de l’essor dans les années 60. En réalité, au Québec comme ailleurs, la participation électorale semble peu affectée dans un sens ou dans l’autre par les sondages» (15). Il observe d’ailleurs que le taux de participation aux élections de 2015 a augmenté par rapport à celui de 2011 alors même qu’il y a eu beaucoup plus de sondages et de couvertures médiatiques des coups de sonde durant la campagne de 2015. «Les gens qui font l’argument que la publication des résultats de sondage est mauvaise pour la démocratie, s’ils utilisent l’argument de la participation électorale, je pense qu’ils ont tort», affirme-t-il. Dans le deuxième cas de figure, le chercheur cite l’effet d’entrainement (aussi appelé le bandwagon) et le phénomène de vote stratégique. L’effet bandwagon décrit la situation où les électeurs se convertissent a un nouveau parti en raison de sa simple popularité dans les sondages, tandis que le vote stratégique implique non pas un changement de préférence, mais un vote tactique et temporaire pour vaincre un parti en particulier. Selon François Pétry, ces deux effets (le bandwagon et le vote stratégique) ont certainement joué dans la campagne cette année. Au Québec, il note un effet d’entrainement en faveur des libéraux. Pour ce qui est du vote stratégique, le candidat qui a fait les frais du vote stratégique contre lui est, selon Pétry, dans bien des circonscriptions, le candidat conservateur. Si le professeur reconnait certains effets de la publication des résultat de sondages sur le vote, il ne croit pas pour autant que les sondages sont des nuisances. Il pense plutôt que l’information prime et que plus les électeurs sont informés, mieux cela vaut pour la démocratie.
Médiatisation des sondages
Plusieurs experts s’entendent pour dire que la médiatisation des sondages dérape souvent. Claire Durand soutien qu’il existe un véritable problème d’éthique lorsque les médias sélectionnent un sondage aux résultats distingués et en font une nouvelle. « On devrait parler de tous les sondages qui sont publiés, on ne devrait pas faire la nouvelle avec un sondage. Pendant longtemps, un sondage qui était différent des autres, on le désignait de mauvais sondage, maintenant on dit que c’est le sondage qui fait la nouvelle parce qu’il est différent des autres », remarque-t-elle.
Pour sa part, Francois Pétry pense que les médias font du mieux qu’ils peuvent lorsqu’ils tentent de rapporter les résultats des firmes de sondages publics, mais il admet qu’il existe certaines lacunes sur le plan de la méthodologie. « Il y a une toute petite minorité de journalistes qui ont une formation en statistiques et qui comprennent ce que c‘est la marge d’erreur. L’idée théorique du journalisme scientifique, d’avoir des journalistes qui possèdent entièrement le domaine qu’ils couvrent, je pense que c’est un idéal qu’on n’atteindra jamais. » Il critique aussi certaines couvertures médiatiques qui prennent la forme d’un horse-race. Le horse-race est le journalisme politique qui met l’accent sur les résultats des sondages, le spectaculaire et la perception populaire plutôt que sur les idées du parti, dans le but d’attirer l’attention du public (16). « Les journalistes ont tendance à rapporter les résultats de sondages comme si c’étaient les résultats du match de hockey, qui gagne qui perd, alors qu’en réalité, ce qui est important surtout, c’est les enjeux », souligne-t-il. Le horse-race s’est illustré à plusieurs reprises durant la campagne de 2015 : « dès que Mulcair monte un peu dans les sondages, on en fait une grande histoire médiatique parce que les journalistes veulent vendre de la copie, et dès que Mulcair descend un petit peu dans les sondages, on en fait de nouveau une grande histoire, alors qu’il me semble que l’histoire la plus importante, c’est qu’est-ce que c’est la position des candidats sur les grands enjeux de société, et ça malheureusement ça passe au deuxième plan », note-il. Il fait aussi remarquer qu’après les débats des chefs, la première question qui s’est posée dans les commentaires journalistiques est « qui a gagné le débat? ». « Ce n’est pas ça la bonne question, la bonne question c’est qu’était le contenu du débat, quels ont été les grand enjeux et comment est-ce que chaque candidat a défendu son point de vue sur ces enjeux » ajoute-t-il.
Proscrire les sondages pendant la campagne électorale?
Bien que la Cour suprême du Canada ait invalidé depuis 1998 une disposition de la Loi électorale du Canada interdisant la publication de sondages plusieurs jours avant le vote pour les motifs de liberté d’expression et du droit du public à l’information (17), plusieurs persistent à croire que, par le fait d’avoir une influence sur les intentions de votes, les sondages devraient être interdits en période électorale.
Claire Durand affirme qu’on ne pourrait pas proscrire les sondages en période électorale parce qu’en alternative, des sondages pourraient être publiés aux États-Unis et, à l’ère d’Internet, il est difficile de les bannir. Pour la professeure, outre le fait que ce serait interdire la seule information scientifique disponible durant la campagne, l’interdiction des sondages entrainerait d’autres problématiques : « ce qui se passe à ce moment là, c’est qu’il y a des gens qui font quand même des sondages et la rumeur remplace les sondages, puis […] on ne peut pas vérifier si le sondage a vraiment été fait, on ne peut pas vérifier comment il a été fait donc c’est bien pire que d’avoir des sondages. »
Les grands partis politiques font leurs propres sondages et adaptent leur stratégie électorale en conséquence des résultats qui en ressortent. Les plus petits partis, moins riches, ne peuvent se payer des sondages privés aussi facilement. L’idée donc d’avoir des campagnes électorales sans sondages publics et où les seuls sondages accessibles aux partis sont des sondages privés autofinancés, serait un désavantage pour les partis moins importants, selon François Pétry. « Finalement, la publication des sondages électoraux, je crois que c’est un élément favorable à la compétition entre les partis politiques, ça rend la compétition plus égalitaire », souligne-t-il.
La loi électorale règlemente les sondages et oblige les sondeurs et les médias à fournir, avec les résultats, une série d’informations telles que le nom du demandeur du sondage, le nom de la personne ou de l’organisation, la date à laquelle ou la période au cours de laquelle le sondage s’est fait, la population de référence, le nombre de personnes contactées et la marge d’erreur. Le diffuseur d’un sondage doit aussi fournir le libellé des questions posées et la façon d’obtenir certains renseignements comme la méthode utilisée (18). François Pétry affirme cependant que la règlementation n’est pas toujours respectée. « C’est certain que le commissaire aux élections n’a pas les ressources pour partir à la chasse des journalistes et des maisons de sondages pour s’assurer à chaque fois que la loi est respectée. C’est un crime sans victime », ajoute-t-il. Claire Durand croit qu’effectivement, au départ, la règlementation n’a pas toujours été respectée, mais qu’aujourd’hui, la situation s’est nettement améliorée, certains sondeurs adoptant eux-mêmes une règlementation propre.
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L’élément principal qui ressort de cette brève analyse est que les sondages électoraux visent d’abord et avant tout à dresser un portrait des intentions populaires et à en mesurer les variations. Ils ont certes un impact sur les intentions de vote des électeurs, mais ne sont pas une nuisance en soi. Au contraire, ils sont d’une grande utilité, voire une nécessité, en campagne électorale, en tant qu’unique source d’information scientifique pour éclairer et orienter le vote. Dans certains cas, ils peuvent être incorrects ou erronés, l’histoire le prouve, mais c’est pourquoi ils doivent être lus, analysés et considérés avec grande prudence (en connaitre la méthodologie, tenir compte de la marge d’erreur, les interpréter globalement et non individuellement). À ce stade, plusieurs médias se sont égarés. En effet, ce seront plutôt les interprétations et les projections que font certains analystes et agrégateurs de ces sondages qui peuvent devenir une nuisance, ou encore le traitement médiatique des coups de sonde (lecture individuelle, sélectivité, horse-race). Ces facteurs peuvent donner une information incomplète ou erronée aux électeurs. Les médias, dont la première mission est d’informer le public le plus justement possible, doivent donc redoubler de prudence lorsque vient le temps de manier les sondages, qui, rappelons-le, n’ont pas la prétention de détenir une exactitude et une véracité absolue.
- http://www.nanosresearch.com/library/polls/Nanos%20Ballot%202015-08-21E.pdf(link is external)
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- http://www.nanosresearch.com/library/polls/20150930%20Ballot%20TrackingF.pdf(link is external)
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- http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/e-2.01/page-89.html#h-104(link is external)
par Rédaction | Jan 4, 2015 | Analyses, Canada
Par Sarah Daoust-Braun
Le piratage de données informatiques est un phénomène mondial dont personne n’est à l’abri. Pas même les plus grandes célébrités. Et quand ce sont des photos d’elles nues qu’on pirate, la justice se brouille.
Le 31 août 2014, des pirates anonymes se sont emparés de photos intimes de centaines de stars sur leur compte iCloud pour ensuite les publier sur Reddit et 4Chan, des sites de partage de liens et d’images. Ce célèbre Celebgate (1), dont les principaux suspects sont Bryan Hamade, un Américain de 27 ans, et Sergei Kholodovskii, un Russe de 28 ans, remet en question la sécurité informatique du « Nuage ». Le cloud computing est un système qui permet le stockage et l’externalisation de données sur des serveurs liés à Internet. Autrement dit, grâce à l’informatique en nuage, les utilisateurs ont accès à leurs données, telles des photos, n’importe où et n’importe quand. Il suffit d’avoir en main un périphérique branché sur Internet : portable, téléphone intelligent, tablette. L’iCloud est un service de cloud computing pour les usagers d’Apple, mais il en existe d’autres en ligne comme Dropbox ou Google Drive.
En marge du scandale, plusieurs se sont penchés sur la méthode utilisée par les hackers pour obtenir les clichés privés. Quelques hypothèses ont été émises, dont le simple vol des mots de passe des célébrités pour avoir accès à leur compte iCloud grâce à une faille dans l’application « Localiser mon iPhone » d’Apple. Les pirates ont pu utiliser un logiciel pour tester des mots de passe des comptes des stars sans être bloqués, même après un certain nombre de tentatives infructueuses.
Au-delà de l’acte de pirater des données informatiques qui est un crime en soi, c’est le partage de photos de nus, intimes, intrinsèquement personnelles, dont il est question. Les technologies d’aujourd’hui permettent de saisir, parfois avec une facilité étonnante, des données qu’on croyait fermement protégées. L’actrice oscarisée Jennifer Lawrence fut l’une des victimes des pirates informatiques. Des clichés d’elle dénudée, destinés à son copain de l’époque, ont été dévoilés sur la Toile. En entrevue pour le magazine américain Vanity Fair, elle semble révoltée. « Ce n’est pas un scandale, c’est un crime sexuel. C’est une violation sexuelle, soutient-elle. C’est dégoûtant. Les lois doivent changer, et nous devons changer. »
Serait-il vraiment possible de considérer le piratage de photos de nus comme un crime sexuel? Bref, une infraction d’ordre sexuel au même titre que l’agression sexuelle? La question est complexe. Au Canada, aucun article du Code criminel n’y fait directement référence. Si une situation semblable s’était produite au Canada et qu’une victime avait porté plainte, plusieurs types d’accusations auraient pu être portées. D’abord, il y a le volet piratage qui est traité à l’article 342.1 du Code criminel qui rend illégal « l’accès et l’utilisation d’un système informatique par une personne non autorisée » (2). On pourrait également songer à une accusation de vol (ici de photos), mais une décision en décembre 2013 de la Cour d’appel du Québec a infirmé cette idée. « Les choses intangibles, comme des données informatiques, ne peuvent qu’être “détournées”, elles ne peuvent être “prises” puisqu’elles n’ont pas d’existence matérielle. Or, sans prise ou sans détournement qui puisse entraîner une privation pour la victime, il ne peut y avoir de vol » (3).
Ensuite, l’infraction de voyeurisme pourrait être évoquée. C’est-à-dire lorsqu’une personne, d’après l’article 162 du Code criminel, « subrepticement, observe, notamment par des moyens mécaniques ou électroniques, une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée ». De même, une accusation de corruption des mœurs décrite à l’article 163(1)(a), c’est-à-dire lorsque quelqu’un « produit, imprime, publie, distribue, met en circulation, ou a en sa possession aux fins de publier, distribuer ou mettre en circulation, quelque écrit, image, modèle, disque de phonographe ou autre chose obscène ». Cette infraction est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de deux ans.
Toutefois, rien n’indique ou n’associe clairement le piratage de photos de nus à une infraction d’ordre sexuel. Ce crime ne peut donc être considéré juridiquement comme un crime sexuel, du moins au Canada. Le fait que Jennifer Lawrence, en tant que femme ayant subi un préjudice moralement irréparable, probablement choquée et oppressée par la façon dont on dispose de son corps, ait associé cet acte à une forme de violation sexuelle est compréhensible. Aux États-Unis, pays d’où provient la majorité des personnalités touchées par le Celebgate, la situation est différente. L’État de Californie a adopté en septembre une loi contre le piratage de photos intimes qui permet un « recours légal contre une personne qui distribue intentionnellement une image ou une vidéo à contenu sexuel d’une autre personne sans son consentement », et « avec intention d’infliger une détresse émotionnelle » (4).
Le piratage de photos intimes, au-delà du discours réducteur selon lequel les victimes n’avaient simplement pas à se photographier ainsi, viole le droit fondamental du respect de la vie privée. Un phénomène similaire, la cybervengeance ou revenge porn, qui consiste en la publication et le partage en ligne d’un document sexuellement explicite sans le consentement de la personne qui figure sur ledit document, s’observe de plus en plus. Des pirates informatiques ou d’anciens partenaires téléchargent par exemple des photos à caractère pornographique de la victime, souvent féminine, et les diffusent sur le web où, on le sait, rien ne peut jamais complètement disparaître. Au Québec, une jeune femme de Victoriaville, Maggy Saint-Martin, poursuit présentement en justice pour un montant de 35 000$ un ancien collègue de travail pour diffusion sur les réseaux sociaux de photos de ses implants mammaires. Douze États américains, dont la Californie, ont adopté des lois pour criminaliser le revenge porn, tout comme Israël et l’Allemagne. Au Canada, le projet de loi C-13, adopté le 9 décembre 2014, permet de condamner la cybervengeance et la cyberintimidation, et ainsi criminaliser le piratage de photos de nus. L’article 162.1 a été ajouté au Code criminel où « Quiconque sciemment publie, distribue, transmet, vend ou rend accessible une image intime d’une personne, ou en fait la publicité, sachant que cette personne n’y a pas consenti ou sans se soucier de savoir si elle y a consenti ou non » peut être déclaré coupable d’acte criminel et être passible d’une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans. Le projet de loi essuie cependant plusieurs critiques. Selon ses opposants, il faciliterait la surveillance policière et l’accès aux renseignements personnels des Canadiens. Ce qui revoit à l’éternel débat entre la protection des renseignements personnels et le droit d’accéder à ceux-ci au nom de la sécurité nationale, mais il s’agit d’une autre discussion.
Le piratage de données, plus particulièrement de photos de nus privées, est un crime. Difficile cependant de le considérer d’un point de vue juridique comme un crime sexuel. Le développement du phénomène conjugué à l’adoption de plusieurs législations un peu partout dans le monde a toutefois certainement influencé le Canada à revoir son Code criminel sur la question.
(1) Le suffixe gate est utilisé par les médias anglophones depuis le scandale du Watergate dans les années 1970. Il tend à désigner un scandale en lien avec l’autorité politique et gouvernementale. Ici, celeb fait référence aux célébrités touchées par le piratage de données.
(2) Gendarmerie royale du Canada. « Crimes technologiques », Gendarmerie royale du Canada, [en ligne], http://www.rcmp-grc.gc.ca/ns/prog_services/specialized-services-services-specialises/technological-crime-Crimes-technologiques/index-fra.htm (page consultée le 4 décembre 2014).
(3) Cormier c. R., 2013 QCCA 2068 (CanLII)
(4) LE MONDE. « La Californie adopte une loi contre le piratage de photos intimes », Le Monde (1er octobre 2014), [en ligne], http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/10/01/la-californie-adopte-une-loi-contre-le-piratage-de-photos-intimes_4498198_3222.html (page consultée le 4 décembre 2014).