Les plantes qualifiées d’hallucinogènes connaissent un regain d’intérêt depuis quelques années, que ce soit avec les champignons magiques, l’Ayahuasca, le San Pedro, ou encore des composés synthétiques comme la MDMA (ecstasy), le LSD ou la kétamine[i]. En effet, en quelques séances, ces substances peuvent provoquer des changements radicaux que la thérapie et la pharmacologie traditionnelles ne semblent pouvoir réussir. Cela dit, les propriétés de ces plantes ne sont pas une découverte de la science moderne. Elles sont utilisées depuis des millénaires par diverses cultures autochtones, qui en détiennent une connaissance beaucoup plus approfondie, notamment à ce qui a trait à ses risques. Ce qui rebute le lecteur ou la lectrice d’Amérique du Nord, c’est peut-être les traditions spirituelles qui y sont associées, difficiles à saisir si on les aborde du point de vue de la pensée rationnelle. Si la Révolution tranquille nous a inculqué, au Québec, la méfiance de toute élucubration métaphysique, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. En effet, je crois qu’un nouvel éveil est possible, surtout au regard de l’intérêt nouvellement porté aux cultures autochtones et à leur savoir des plus pertinents en ce qui a trait, entre autres, à la pensée écologique et à la protection de l’environnement. Enfin, on ne peut pas se limiter à une autochtonisation superficielle des savoirs, guidée par un complexe de culpabilité blanc. Peu importe le système politique qui prétend nous gouverner, nos propres corps sont constitués et maintenus en vie par les produits de la terre de l’île de la Tortue. Il est donc important de tenter de s’intéresser plus en profondeur aux savoirs portés par les gardien·ne·s de ces terres. Dans le cas de ce texte, notre enquête nous pousse plus au sud, mais la visée est la même.
Aussi, il y a lieu d’émettre un avertissement. Les plantes médicinales qui sont abordées dans ce texte sont très puissantes et la décision de participer à des cérémonies ne peut être prise à la légère. Il ne s’agit en aucun cas de drogues récréatives. En effet, elles ont le potentiel de transformer une vie, pour le mieux ou pour le pire. Il faut non seulement être bien préparé·e·s, mais aussi le faire sous la supervision d’un·e guide d’expérience et de confiance. Certain·e·s diront une personne thérapeute ou avec une formation en médecine. Nous ne sommes pas d’accord, parce que la science ne s’intéresse à ces plantes que depuis un siècle tout au plus. Cela dit, comme vous le verrez dans le texte, il y a de bon·ne·s et de mauvais·es chamanes, comme il y a de bon·ne·s et de mauvais·es thérapeutes. Enfin, certains médicaments, dont certains antidépresseurs, sont aussi incompatibles avec ces plantes, comme le sont certaines conditions médicales particulières. Un choix judicieux s’impose donc.
Ce texte fait suite à un autre précédemment publié à la revue. En fait, la rédaction de ce texte avait déjà été entamée lors de notre premier périple en Équateur avec les plantes médicinales, dans le Centre de retraite d’Ayahuasca et du San Pedro Gaia Sagrada. À l’époque, sa publication n’avait pas été jugée pertinente, d’une part, parce que le texte était perçu comme n’ajoutant rien aux descriptions plutôt savantes de mon autre article et, d’autre part, parce qu’à ce moment-là, il était difficile d’en voir la pertinence politique. Cela dit, ma situation personnelle au regard du chamanisme a depuis complètement changé. J’ai abandonné l’Islam pour m’embarquer sur la voie du Camino del Fuego Sagrado Itzchilatlan de Don Aurelio Tekpankalli[ii], mouvement panautochtone et néopaïen, et le chamanisme oriente désormais en très grande partie ma compréhension d’un anarchisme spirituel. Par la même occasion, même si mon premier texte était intéressant, il n’est plus du tout représentatif de ma relation avec le sujet en question. Je vais donc présenter de nouveaux éléments de compréhension en établissant plus clairement leur relation avec cet anarchisme qui en résulte.
Les éclaboussures de cervelle
Se posent dans les coulisses du Soleil Noir
Le sphincter-solaire se contractant, se décontractant
Les frontières de l’iris se dilatent
Des branchies
La chute des réels, l’un après l’autre,
S’accélère
Le cisaillement de la matrice de l’Univers
Dont je suis l’infection
Tout a commencé lors de ma première limpia, ou purification. Je suivais un petit sentier qui descendait vers une maloca sous les arbres, hutte utilisée par les chamanes à des fins de cérémonies. Je devais faire la rencontre d’Antay, jeune protégé de l’établissement. Au centre de la maloca brûlait un feu de bois et l’écho de ses crépitements se faisait entendre dans les interstices d’une forêt de conifères silencieuse. Les troncs vibraient de voix gutturales. Un soin énorme était donné au feu, Teitanina, le maître-chamane. Sept bûches étaient placées les unes sur les autres, représentant les sept générations antérieures et les sept générations à venir, ainsi que les sept directions de la roue de médecine, les quatre points cardinaux, le père ciel, la mère terre, Pachamama, et le cœur, aussi représenté par le même feu sacré. Les bûches formaient une flèche dirigée vers l’ouest. Les braises et les cendres étaient organisées, balayées, brossées, avec le balai ou le pinceau, suivant des motifs précis au sein de l’autel qui représentait la roue médicinale. Au début, elles esquissaient, avec quelques variations d’un chamane à l’autre, les contours d’une graine, d’un cœur, d’une flèche et enfin, d’un condor. Dès mon arrivée dans la maloca, Antay m’a invité à m’asseoir sur un tabouret et m’a demandé la raison de ma visite. Ma réponse était bien simple : guérir. Je souffrais à l’époque de sérieux problèmes de dépression et d’anxiété et, à vrai dire, le chamanisme était pour moi alors une tentative désespérée. Je me disais que si cela ne fonctionnait pas, je mettrais fin à mes jours. Antay m’a fait choisir trois cartes au hasard dans ce qui ressemblait à un jeu de Tarot. La première représentait mon but : laotra existencia, l’autre existence, l’au-delà. La vie n’est qu’un passage avec une entrée et une sortie. Le chemin peut être parcouru en pleurant ou en dansant. La deuxième carte représentait le travail nécessaire pour accomplir ce but, la implicación. Selon lui, je suis une personne magique constituée pour fonctionner à l’extérieur du système. Je dois embrasser totalement ce rôle. Évidemment, je n’avais encore aucune idée à l’époque de ce que cela signifiait vraiment. La troisième carte représentait le résultat escompté, la concentración de los poderes, la concentration des pouvoirs. Mon cœur, mon esprit et mon corps étaient séparés, aliénés l’un de l’autre. Mon esprit se trouvait encore dans le système que je rejetais. Je devais arriver à l’unir au cœur pour suivre la voie de l’amour, hors des carcans que je m’étais construits. Depuis lors, l’amour est le seul système dans lequel j’accepte de vivre. J’ai aussi abandonné mes études doctorales que je poursuivais à l’Université d’Ottawa, et ce, pour libérer mon esprit et l’amener avec mon cœur dans la pensée magique. La rigide rationalité de la pensée scientifique, son caractère eurocentrique ne me semblait plus surmontable de l’intérieur. Or, pour les curander@s, la réalité des émotions a préséance sur celle des produits de l’esprit. Par ailleurs, avant mon éveil spirituel à Gaia, en raison de mon anxiété sociale, je n’arrivais pas à lire les expressions sur le visage d’une personne pour savoir si cette dernière s’exprimait avec colère, tristesse, bonheur ou toute autre émotion. Or, mon intelligence émotionnelle a depuis pris une ampleur incroyable. Je me surprends même à pouvoir lire les gens et comprendre la provenance de la charge émotionnelle qu’ielles portent avec ielles. Qui plus est, là où j’en suis, je crois qu’il est fondamentalement impossible de faire de la politique radicale sans être en étroite relation avec son propre état émotionnel et celui des autres. En effet, le bonheur et la dignité ne sont-ils pas le but ultime de toute politique radicale? Je sais maintenant que ce que je ressens est plus important que ce que je vois, entends, touche, sens et touche. Antay m’a incité à faire confiance à mes sentiments et choisir mon entourage et mes relations en conséquence. Selon lui, je devrais être à la recherche de relations et non de personnes ou d’objets en ielles-mêmes. L’anarchie, c’est donc un ensemble de relations horizontales empreintes de respect, qui se passe de toute forme d’autorité. Tout peut se faire avec plaisir et personne n’a à s’excuser de qui ielle est. Comme pour bon nombre de gens qui se retrouvent à Gaia et qui changent leur vie en un temps record, j’ai aussi changé ma vie en me séparant de ma conjointe de près de 10 ans. Une séparation qui s’est faite à la bonne franquette et dans la joie, pour notre bonheur mutuel. Lorsqu’Antay a abordé, dans des termes très vagues, les merveilles qui m’attendaient, une bûche est tombée dans le feu et Antay a déclaré : « le feu dit oui ».
Après cet échange de paroles somme toute succinctes, il m’a fait asseoir devant le feu sur un second petit tabouret situé de l’autre côté du feu de camp. Suivant ses instructions, j’ai fermé les yeux. Il m’a demandé de respirer trois fois une substance froide au toucher qui dégageait une odeur de menthol et d’eucalyptus. Très rapidement, le feu commençait à me brûler les jambes d’une chaleur presque intolérable. J’avais peine à rester immobile pendant cette purification. Il a ensuite commencé à me fouetter le corps avec des poignées d’herbes qu’il jetait une après l’autre dans le feu. Les flammes rugissaient à chaque fois, emportant quelques afflictions qui m’accablaient et dont je n’avais alors guère conscience. Pendant la procédure, l’obscurité de l’arrière de mes paupières s’illuminait parfois d’une lueur blanche, orange puis violette. Aussi, lors de cette même procédure, je voyais une mince flamme, même les yeux fermés, qui s’est plus tard déplacée vers la droite. À la fin, lorsqu’il m’a demandé d’ouvrir les yeux, je craignais de les ouvrir, car ceux-ci étaient baignés dans une obscurité qui n’était ni totale ni inconfortable. Je n’ai été en mesure de le faire qu’après plusieurs instants de silence dans la quasi-obscurité. À leur ouverture, l’atmosphère dans laquelle je baignais semblait totalement pacifiée. La jambe droite me brûlait encore après cette expérience et je sentais toujours l’odeur parfumée des plantes dans ma barbe, sur mes mains et sur mes vêtements. Cette brûlure allait se cicatriser en une marque qui ressemble à un poisson, le symbole du psychonaute. Le ou la chamane est une porte entre le monde matériel et le monde des esprits. Ielle noue des relations avec certains de ces esprits pour aider les autres. Ielle est d’abord celui ou celle qui apprend à se guérir ielle-même. Le mot chamane tire ses origines de la langue toungouse[iii], d’Asie du Nord et de l’Est, mais en Amérique du Sud, on les appelle généralement curander@s ou guérisseur·euse·s. Enfin, je ne soupçonnais pas que le chamane qui m’avait initié aux rites du chamanisme allait se rebeller contre son aînée spirituelle et fondatrice de Gaia Sagrada, Christine, s’adonnant à la sorcellerie pour parvenir à ses fins. J’allais moi-même faire les frais, dans une certaine mesure, de ses manigances. Des esprits maléfiques allaient me tourmenter et j’ai dû développer mes propres moyens de défense. Lorsque j’ai commencé à pratiquer la projection astrale, une pratique qui consiste à envoyer un double énergétique de son propre corps explorer d’autres dimensions, j’ai aussi appris à manifester mes états émotionnels préjudiciables sous forme de monstruosités et les combattre dans les dimensions astrales. C’est dire que le ou la curander@s n’est en aucun cas idéalisé·e. Par ailleurs, ielles n’adhèrent à aucune vision moraliste. Il n’y a pas de bien ou de mal. Chacun·e développe sa propre relation avec ses actions, qui portent toujours leur lot de conséquences.
Sa construction s’accélère, de la matière en fusion s’en expulse
Et laisse ses sciures comme des branchies
Dans l’écran de la vision du désert du réel.
Pas de diagnostic, pas de dosage, pas de plan de traitement
Contrairement à la médecine occidentale, il y a n’a pas de diagnostic, de dosage standard ou de plan de traitement pour l’Ayahuasca. Pour le diagnostic, c’est la plante elle-même qui le pose. Pour le plan de traitement, c’est le travail d’intégration pour lequel de nombreux efforts doivent être déployés après la ou les cérémonies. Pour le dosage, évidemment, comme il s’agit d’un médicament, on ne choisit pas la quantité à ingurgiter, comme on le fait dans un débit d’alcool ou en se roulant un gros joint. C’est le ou la curander@s qui s’en charge. Titi, chamane brésilien responsable de cette première cérémonie, m’a simplement fixé quelques secondes, droit dans les yeux, avant de me préparer ce qui était, apparemment, une forte dose, transvidant l’épais liquide brun d’un thermos vers un petit gobelet puis vers mon verre en inox, trois fois. Chamane métis, avec des origines guaranis, il a également étudié la médecine ayurvédique de l’Inde et la médecine traditionnelle chinoise. Il insistait sur le fait que mère Ayahuasca, comme il l’appelle respectueusement, n’a rien à voir avec les drogues ou les substances dites psychédéliques. Lui donner ce nom serait non seulement un manque de respect, mais serait aussi un acte d’ignorance. Titi nous expliquait également : « Les femmes sont très puissantes, les plus puissantes chamanes, mais leur pouvoir a été réprimé par une société patriarcale ». Il veillait visiblement à changer cette situation, accompagnée de Raquel, son apprentie. Par ailleurs, Raquel et moi-même nous sommes depuis liés d’amitié et Titi allait devenir pour moi un mentor important dans l’apprentissage nécessaire pour mener à bien des cérémonies. Raquel et Titi étaient présent·e·s lors de ma première cérémonie d’Ayahuasca et, un an plus tard, lors de la cérémonie pendant laquelle les esprits ielles-mêmes m’ont pointé du doigt la voie du curandero. De Raquel, j’ai beaucoup appris de la masculinité, que je conçois maintenant comme le service du principe créateur féminin et des femmes puissantes, qui ont le pouvoir de changer l’ordre des choses pour un monde meilleur. Par la même occasion, j’ai appris énormément, dans cette relation, de l’amour, de l’amitié, de la femme, de la vie et du principe féminin. Si un jour, j’entame une nouvelle relation amoureuse, ce sera pour servir une femme puissante, une curandera qui en aidera d’autres à retrouver leur pouvoir pour entamer la révolution qui commence dans nos cœurs.
Quoi qu’il en soit, lors de cette première cérémonie en question, peu de temps après avoir ingurgité cette boisson enthéogène, une trentaine de minutes tout au plus, je sentais l’Ayahuasca se répandre comme un serpent ou une liane aux tréfonds de mes entrailles. Je restais très lucide tout au long de mon expérience, sans confusion ou anxiété, contrairement à l’effet qu’a déjà pu avoir sur moi de fortes doses de cannabis. En effet, le cannabis, bien qu’aussi considéré comme un enthéogène, peut parfois avoir des effets très intenses, surtout lorsqu’ingéré. Je m’attendais à des difficultés au début de la cérémonie. Je pensais que j’allais devoir revivre divers traumatismes, mais je me trompais complètement. Je n’ai pas été torturé, étranglé, on ne m’a pas craché dans la bouche, on ne m’a pas collé un couteau à la gorge. J’étais sur la bonne voie, mais je n’avais pas confiance. Doucement, des visions commençaient à être projetées sur l’arrière de mes paupières, des motifs kaléidoscopiques, des architectures futuristes, des planètes, des étoiles, des engins spatiaux. Le paysage qui se déployait devant moi demeurait en constante transformation. Les lignes de couleurs néon qui cisaillaient le firmament comme un projecteur au travers d’une chevelure de jais définissaient à la fois la silhouette et les détails d’apparitions qui s’évanouissaient presque aussitôt. Au sein de cette tapisserie cosmique, un reptile devenait rapidement un oiseau en plein vol, puis un engin intersidéral à base octogonale dont le feu du réacteur clignait de l’œil. Des cils de feu projetés dans un mouvement hélicoïdal cisaillaient ensuite l’obscurité du firmament pour révéler et perforer une poche de fétus de serpents qui se faufilaient dans les planètes comme des vers dans des pommes. Des fenêtres en verres de lunettes s’ouvraient vers des univers parallèles dont les dimensions et les proportions qui faisaient l’ordre de ce monde étaient totalement fracturées. Ce qui est en haut est aussi en bas devenait ce qui est en haut est en bas ou, en d’autres mots, il n’y a plus d’en bas ou d’en haut. Pendant un instant, une longue traînée qui ressemblait à une chaîne d’ADN composée d’œufs de poisson renfermant des crânes humains passait devant moi, puis des oranges pelées rebondissaient dans une cabine d’avion vide. Les yeux ouverts, je me retrouvais seul près du feu, avec Raquel et ses incantations :
Les chants de Raquel, ses invocations, constituaient une corde qui me maintenait attaché aux piliers de la maloca, comme si j’étais un astronaute dans l’immensité de l’espace, pour que je ne perde pas ma navette de vue. Ces chants de cérémonie, parfois appelés icaros, en référence au mythe d’Icare[v], sont le filet de sécurité du psychonaute. Les yeux ouverts, l’atmosphère était comme trempé d’une substance invisible qui s’écoulait des pores d’une autre dimension et les yeux fermés, la corde qui m’ancrait sur une terre plus ou moins ferme disparaissait et je traversais de multiples champs d’astéroïdes qui s’écrasaient sur ma peau comme des grains de sel sur une surface glacée. Le firmament se tissait lui-même en filaments gélatineux qui devenaient lianes et les lianes fleurissaient sur ma peau avec les couleurs de l’arc-en-ciel et une tapisserie de frissons. J’ouvrais ensuite les yeux brusquement à la sensation de morsure de mon ex-partenaire lors de la naissance de mes enfants, qui déféquaient rapidement leur méconium sur les parois de l’Univers. Mes frissons, comme des antennes de lépidoptère s’érigeaient à la pointe de mes poils et collaient dans la salive de la bouche béante et affamée du cosmos. Mon cœur devenait cet orifice-miroir dans lequel se vidaient toutes les rivières. Le but de ces cérémonies et de ces explorations est de se connaître soi-même, car c’est seulement en explorant ses propres profondeurs, sa propre obscurité et sa propre lumière qu’on peut apprendre à se guérir soi-même, et c’est seulement en travaillant à cette guérison qu’on peut mettre en œuvre les actions nécessaires pour un monde meilleur. Les cérémonies se terminent toujours par une prière pour mama Agua, maman eau, une ressource essentielle à la vie. Il s’agit d’un appel à sa défense pour assurer un avenir aux générations futures, et ce, contre l’extractivisme et les autres pratiques insensées qui menacent d’anéantir la vie sur la planète. L’eau est considérée comme l’intelligence suprême, suivie par les plantes et les animaux, l’être humain étant en quelque sorte au bas de l’échelle de l’évolution. Je compte m’installer en Équateur et les esprits m’ont depuis appelé à participer à la lutte contre les minières canadiennes en Équateur, qui polluent l’eau et détruisent l’avenir des enfants de ce pays[vi], et d’une certaine manière, des enfants de tous les pays.
La deuxième cérémonie d’Ayahuasca, dirigée par Jaguar noir, a été très importante pour moi. À l’occasion de cette cérémonie, j’ai été en proie, pendant près de quatre heures, à un orgasme féminin, jouissance et extases m’envahissant de la tête au pied. Je dis féminin, parce que ce type d’orgasme m’a toujours semblé plus total, plus puissant que l’orgasme masculin qui, généralement, voit son étendue grandement limitée à la génitalité, victime de son propre phallocentrisme. Ce serait aussi l’équivalent d’un orgasme d’énergie en yoga tantrique ou encore d’un orgasme de vallée en magie sexuelle. De fortes décharges électriques me secouaient de la pointe de mes cheveux jusque dans mes orteils. J’étais tout à fait noyé dans le parfum merveilleux de mes propres cheveux et de mon propre corps. Mon crâne s’était ouvert comme un bulbe de pavot gorgé d’opium qui remontait le temps pour redevenir fleur. Les éclairs de mon crâne étaient projetés au-dessus de moi en un arc-en-ciel de couleurs primaires qui vibraient au rythme des jouissances qui me traversaient. Toute cette membrane déployée devant moi s’agitait en une symphonie de couleurs.
Il s’agissait de l’univers qui semait les graines de l’adoration de la femme et du féminin. Par ailleurs, cette adoration n’était pas totalement étrangère à certains courants mystiques de l’Islam que j’ai depuis abandonné. L’Islam avait été un pont pour moi entre une existence sans aspiration spirituelle aucune et ma voie actuelle. L’Islam est, dans son ensemble, assez autorépressif et à l’époque, à 22 ans, même si j’étais en quête de liberté, je n’avais pas assez de confiance et d’amour propre pour embrasser autre chose qu’un cadre strict de privation. Cela dit, je remercie la vie de m’avoir montré le pont, et je suis encore plus heureux de l’avoir traversé. En arrivant au bout du pont, je voyais déjà certains éléments qui me poussaient à aller au-delà. Pour Ibn Arabi, la vision la plus aboutie de la réalité divine passe par la contemplation du principe créatif féminin. Il est aussi rapporté qu’Ibn Arabi aurait eu une vision dans laquelle il avait eu des rapports sexuels avec les lettres de l’alphabet arabe[viii]. Om, la lettre sanscrite, est aussi omm ou umm en arabe, la mère. Un des mots pour parler de la vérité (haqiqah) en arabe est féminin et représenterait l’essence de tout être[ix]. Évidemment, je me rends compte que ces éléments particulièrement intéressants de l’Islam ont été noyés dans les dogmes misogynes qui se retrouvent dans les sociétés islamiques modernes. Cette expérience a marqué pour moi les premiers pas de mon adhésion à une vision anarchoféministe, la reconnaissance que tout système d’oppression a pour pilier le patriarcat et que militer comme anarchiste, c’est aussi guérir la masculinité sexiste et dominante, qui au fond, est le résultat de la peur du pouvoir de la femme profondément enfoui dans la poitrine de chaque misogyne et de chaque antiféministe. Cela dit, malgré les enseignements de maman Ayahuasca lors de cette cérémonie, il s’est avéré par la suite que Jaguar noir n’était pas un personnage exemplaire et que, comme bon nombre de curanderos, il utilisait sa concoction, préparée avec des feuilles de fruits de la passion, pour assouvir ses désirs charnels auprès de ses patientes, un viol, ni plus ni moins. Aussitôt la chose sue, il s’est fait renvoyer de Gaia Sagrada. Christine ayant déjà fait les frais de chamanes prédateurs, elle ne les tolère absolument pas. Maman Ayahuasca mérite notre respect, mais avec les chamanes, il faut toujours faire preuve de discernement. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Raquel et elle m’a dit : « Prie pour que les gens puissent continuer de guérir grâce à ses cérémonies, car il reste qu’il est très puissant ».
Le découpage révèle, l’immigration-miroir
Gravité autour de l’Univers d’un pays
Dont les ultérieurs sont responsables des conséquences
Le rire de Wachuma
Béni·e·s soient la pomme, la femme et le serpent qui nous ont permis de nous connaître nous-mêmes, le seul savoir réellement possible et le seul qui en vaut la peine. Pour les païen·ne·s, Lucifer est celui qui amène la lumière de la connaissance de soi. Dans ces traditions, toutes les vérités sont l’objet d’une expérience par les états de conscience non ordinaires. Dans les grandes religions dogmatiques, une caste de prêtres a systématiquement accaparé ce pouvoir pour servir d’intermédiaire avec le grand mystère qui se trouve au fond du cœur de chacun·e de nous. C’est pourquoi Don Aurelio, leader du mouvement camino rojo, affirme que nous sommes tous·tes autochtones, que nous avons tous·tes la possibilité de retrouver nos traditions dans la mémoire antédiluvienne à laquelle nous ouvre les plantes médicinales. Il est temps de revenir à nos traditions préchrétiennes pour se ressaisir de notre pouvoir. Une déchirure a jailli vers le bas de l’antimatière espace-temps, tirant les rideaux d’un univers parallèle. S’y trouvait un Soleil noir qui diffusait son obscurité-lumière lui aussi cerclé d’espace-temps et dispersant des flammèches d’obscurité. Ce qui fait du mal aux autres nous fait mal à nous. Cela noircit le miroir du cœur et nous rend aveugles à cette souffrance. Il faut dire que le réel lui-même est hallu-ciné[x]. Il suffit de ne pas y être aveugle pour y voir le caractère baroque et visionnaire de tous les réels. Pour la cérémonie, tous·tes les participant·e·s s’assoyaient en cercle sur le sol. Chaque individu est une métaphore politique de son propre pouvoir, chaque personne travaillant à la métaphorisation du faire exister, système conceptuel fondamental, l’état de nos actions et de nos relations avec le monde.
La cérémonie de grand-papa San Pedro ou Wachuma est célébrée d’une manière très différente de celle de l’Ayahuasca. D’abord, alors que la cérémonie d’Ayahuasca se déroule la nuit et dure tout au plus une douzaine d’heures, la cérémonie de San Pedro est au moins deux fois plus longue. La nôtre avait été ouverte à 8 h et s’est terminée tard dans la nuit. Après quoi, j’en ai encore senti les effets, et j’ai continué à avoir des visions jusqu’au lendemain matin. La consommation se fait aussi à des intervalles plus réguliers. Cette méthode assure ainsi une ascension progressive. La présence de Wachuma s’est manifestée au bout de quelques heures par des éclats de rire tonitruant qui me chatouillaient la gorge. Je purgeais mes doutes par le rire. Christine, qui dirigeait la cérémonie, m’assurait qu’Adolf Hitler en aurait été terrifié.
Les visions auxquelles Grand-papa Wachuma nous donne accès sont un peu différentes de celles que nous pouvons percevoir lors de cérémonies d’Ayahuasca. Si mère Ayahuasca présente des visions cosmiques et le sentiment d’une interpénétration le soi et l’Univers, une sorte d’acte d’union extatique spirituel et sexuel avec l’Univers, Wachuma présente plutôt des ombres et des couches de lumière qui forment des silhouettes sur des arrière-fonds d’obscurité. Partout où vous fixez l’obscurité, ou lorsque vous fermez les yeux, des tentacules gluants s’agitent, des créatures dignes des écrits de Lovecraft se révèlent. Ielles deviennent invisibles lorsqu’on fixe le feuillage ou les arbres, mais seulement jusqu’à ce que l’obscurité dévore aussi le monde végétal.
Pendant cette cérémonie, chaque personne a été invitée à s’exprimer sur ce qui lui a fait perdre son pouvoir et comment le retrouver. C’est en fait l’élément central à la cérémonie de San Pedro, qui constitue une énergie masculine. Ce n’est pas que la culture qui entoure le San Pedro soit masculiniste. Non, les personnes qui ont semblé le mieux bénéficier de cette cérémonie sont des femmes. Par exemple, il y avait cette jeune femme haïtienne qui se plaignait de toujours attirer, dans ses propres mots, des « hommes de merde », et qui voulait changer son pays, qui avait sombré dans la déchéance et la corruption, avec des hommes en chef de file. Il y avait cette autre femme au cœur brisé par la mort d’un ancien amant suite à une surdose d’héroïne. Christiane lui a dit : « il est ici, il est ici parmi nous, mais c’est toi qui le hantes et non le contraire. Il faut le laisser partir. Vos âmes seront sans doute unies dans bien d’autres vies ». Cette participante a alors pu se ressaisir de son pouvoir. À mon tour, j’ai parlé de toute l’intimidation dont j’ai pu souffrir dans mon enfance, des automutilations qui m’ont laissé des cicatrices à vie et des souffrances extrêmes que j’avais amenées avec moi dans la vie adulte. J’ai depuis pu tourner la page sur ce passé. Le San Pedro, d’une certaine manière, permet à celle et ceux qui ont été écrasé·e·s de se relever, et moi, évidemment, en éclatant constamment d’un rire qui claquait aux quatre coins de la nuit. En vérité, cette idée de reprendre son pouvoir peut être entendue comme, d’un point de vue politique, le ressaisissement de nos capacités d’autogestion, la possibilité d’organiser sa propre vie et, par conséquent, de s’organiser en groupe, en société, sans céder son propre pouvoir à toutes sortes de structures aliénantes censées nous représenter, une représentation qui ne s’est jamais avérée adéquate. L’important est de comprendre que l’autogestion commence par soi-même.
Selon Christine, il nous faut apprendre à distinguer et à traiter séparément chacun des univers parallèles ainsi superposés. Je suis resté longtemps après la cérémonie autour du feu avec Christine, encore en proie aux visions à moins de fixer le feu de camp. Elle nous avait enseigné à percevoir les auras, sorte de lueurs de diverses couleurs autour du corps de chacun·e qui témoigne de l’état émotionnel d’une personne. De manière peut-être encore plus extraordinaire, nous avons aperçu un OVNI qui volait au-dessus de nous, vibrant et oscillant dans le ciel, d’une lumière à la fois violacée et bleutée. Certain·e·s se feront sans doute un plaisir de discréditer ce qui a été aperçu sous l’emprise de fortes doses de mescaline, mais, d’une part, nous sommes plusieurs à l’avoir aperçu, ce qui serait une hallucination collective, un phénomène d’importance en soit et, d’autre part, si les visions du cœur sont plus vraies que ce que nous appelons le réel alors une vision d’OVNI est sans doute plus réelle qu’une observation d’OVNI du point de vue de ce que nous appelons communément le réel. Même si les curander@s croient généralement à la vie extraterrestre et à la présence de ces voyageur·euse·s interdimentionnel·le·s dans notre quotidien, l’important ici n’est pas l’OVNI, mais notre relation par rapport à la nature même du réel et notre pouvoir sur ce dernier. Notre réalité est ce que nous la croyons être. En ce sens, nos croyances sont plastiques et malléables. Nous avons la possibilité de choisir les croyances qui nous servent et de les changer à volonté. Il s’agit d’une opération alchimique de la conscience, une transmutation et, au fond, le secret de l’alchimie, la pierre philosophale, c’est notre cœur, un organe plus intelligent que le cerveau.
Ceci est du LSD
Lors de cette première retraite, la dernière cérémonie d’Ayahuasca a eu lieu sous la direction de Don Mauricio, un chamane originaire du Chili et musicien hors pair, un personnage sorti tout droit de la contre-culture des années 1960. Il appelait à la libération de la conscience pour la révolution[xi] tout au long de la cérémonie. Il était moins traditionnel que les autres chamanes et la cérémonie tournait davantage autour d’un concert de musique folk que des invocations à proprement parler. Cela dit, les visions durant cette cérémonie étaient d’autant plus vives. Mon intention pour cette cérémonie était d’acquérir une créativité positive, épurée des énergies négatives auxquelles elle était auparavant associée. Étrangement, l’Ayahuasca, normalement extrêmement amère, était sucrée cette fois.
Après une demi-heure, je sentais déjà les effets. J’ai entendu ma propre voix me dire : « je suis le créateur et je vais te montrer comment créer ». J’ai alors assisté à ce que je comprenais comme étant la création, mais une création qui ne ressemblait à aucune autre de celles qu’on pouvait situer dans les Écritures. De l’énergie se transformait en matière et en créature diverses. Des rivières de magma vert, jaune et rouge enluminé de flammes bleues, turquoises et rose coulaient de part et d’autre de moi pour s’envoler sous la forme d’un oiseau, d’une chauve-souris ou d’une libellule. Il y avait également un ruisseau avec des serpents en ébats à la place de l’eau. De leur sperme gris s’élevaient des plantes verdoyantes et écarlates. Un univers se construisait à ma portée et un autre, à l’envers, contre le plafond de la maloca-univers. Don Mauricio qui me regardait, jouait de la guitare, fondait, à l’exception de son troisième œil qui clignait et balayait l’espace infini du regard. Nous échangions des sourires et mon voisin de maloca, un concepteur de télévision britannique, vomissait en parlant en termes très élogieux, entre deux dégueulis, de la beauté de la musique de Don Mauricio. En fait, c’est comme si j’assistais à la création de multiples univers parallèles, tous secrétés à la fois par l’essence divine. Même si je sais que je n’ai pas besoin de drogues pour créer, j’ai parfois l’impression d’un doute refoulé qui persiste. À cette pensée, ma propre voix m’a répondu : « ceci est du LSD », un enthéogène dont je n’ai jamais fait l’expérience.
J’ai alors fait l’expérience de ce que je concevais comme un voyage de LSD, un sous-voyage dans le voyage d’Ayahuasca. En une fraction de seconde, l’obscurité était balayée par des mandalas et des membranes traversées de couleurs vives qui se gonflaient et s’évanouissaient, se bousculant les unes devant les autres pour être inclus dans mon champ de vision. Je sentais la chaleur des couleurs qui se bousculaient sur la surface de la peau. Le kaléidoscope ainsi engendré semblait se déployer à perte de vue dans l’espace-temps. J’en suis venu à penser que la formule chimique même de l’Ayahuasca avait été transformée à même mon système sanguin. Ma propre voix m’a ensuite dit « Chier, c’est créer ». En effet, j’ai dû me rendre plusieurs fois aux toilettes pendant les longues heures de cette cérémonie pour me défaire d’une diarrhée projectile puissante. Je sentais que je traduisais mes visions dans les toilettes avec mon anus. Je me levais pour uriner sur les fresques de caca dans la cuve, créant des tourbillons propres dans la merde. J’en retiens que la vie, dans ses moindres aspects, est un travail d’autocréation. En sortant des toilettes, je poussais un rire qui secouait le calme comme un tonnerre.
Enfin, j’ai visité la jeune femme haïtienne qui s’était exprimée pendant la cérémonie de San Pedro dans ses rêves. En effet, elle était depuis de retour aux États-Unis. Pour moi, les possibilités d’une telle visite semblaient illimitées, mais je ne voulais en rien perturber son sommeil, sans parler du respect le plus fondamental de sa personne. J’ai donc chuchoté quelques mots de réconfort à son oreille. Elle voulait que je reste dans son rêve, mais je me suis excusé pour revenir à la maloca. Sans jamais avoir pu recevoir de confirmation de la validité de cette expérience, nous sommes tout de même resté·e·s en contact par la suite, comme si cette expérience avait servi à nouer une relation amicale qui devait perdurer. Après cette insolite expérience de communication, j’étais épuisé. La deuxième partie de la nuit, après mon deuxième verre d’Ayahuasca, a été plus tranquille et je compris l’importance de la persévérance contre les étourdissements et les nausées de la réalité sociale que je devais confronter. La réalité de l’Ayahuasca, ces mondes parallèles, allait m’accompagner jusque chez moi. À mon sens, cette cérémonie m’avait inculqué l’idée selon laquelle nous avons le pouvoir de créer notre propre réalité au quotidien, un fondement de toute vision politique radicale, s’il en est un.
Il s’agissait de la dernière cérémonie. Le surlendemain, je retournais à Quito, ramenant avec moi une énergie incroyable. J’étais encore en proie à l’extase des visions que m’avait fait connaître mon expérience. Le simple fait de me brosser les dents me procurait une jouissance débordante. Je pouvais voir les émanations d’amour comme des vapeurs projetées autour des gens que je croisais dans les rues, les auras. Or, ces émanations semblaient tout à fait distinctes pour les membres de la police et de l’armée qui sillonnaient les rues. Pendant mes errances d’hallu-ciné, j’ai fait plusieurs rencontres intéressantes, comme celle de Marco, qui tenait un commerce de livres. Il y laissait les gens lire gratuitement. Il y avait aussi Oscar, un ex-joueur de soccer de Bucaramanga, avec ses deux fils, pantomimes et artistes de rue. Un de ses fils a fait un truc pour moi avec une pièce de monnaie. Il mettait la pièce dans sa paume, soufflait et me demandait de souffler. La pièce de monnaie disparaissait et il levait son doigt d’honneur vers moi. J’ai éclaté encore une fois de rire.
Le présent article fait état de mon expérience avec des chamanes dans le centre de retraite spirituelle Gaia Sagrada, près de Cuenca, en Équateur1https://gaiasagrada.com/. Mon approche fait écho au journalisme gonzo et l’absence de distance critique est absolument intentionnelle. J’ai tenté de plonger dans la pensée chamanique pour mieux la comprendre. Qui plus est, pour apprécier pleinement l’expérience d’état de conscience non-ordinaire2Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir : Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher. de l’Ayahuasca, l’abandon est nécessaire, l’abandon de soi aux multiples réalités possibles et l’abandon des dogmes du quotidien qui peuvent nous asservir dans les sociétés de consommation. L’« état de conscience non-ordinaire » est un terme emprunté à Stanislav Grof, psychiatre tchèque et pionnier de la recherche psychédélique dans les années 1950. Ce terme se veut non-péjoratif et désigne les effets des enthéogènes par opposition à la conscience altérée ou à l’hallucination. Le terme « enthéogène » signifie : qui « génère le sentiment de Dieu en soi, qui donne le sentiment du divin »3https://fr.wiktionary.org/wiki/enth%C3%A9og%C3%A8ne#:~:text=Adjectif,-Si…(Pharmacologie)%20(En%20parlant%20d,donne%20le%20sentiment%20du%20divin.. Je ne prétends pas avoir totalement réussi cet abandon, mais je pense avoir été en mesure de transmettre ce qui a peu été exprimé auparavant dans une approche anti-hégémonique, c’est-à-dire de lutte contre l’oppression.
Dans le cadre de ce texte, je tente d’aborder l’intersectionnalité entre certaines formes de chamanisme autochtone et les pensées écologique, anti-impérialiste, féministe ou encore, de manière plus générale, révolutionnaire. Je m’inspire, d’une part, de mon expérience lors de cérémonies d’Ayahuasca et de San Pedro en Équateur et, d’autre part, de mes propres recherches en épistémologie qui visent à remettre en question le projet politique impérialiste de l’épistémè actuel, c’est-à-dire le système du savoir à un lieu et une époque donnée. Ce système est responsable de la marginalisation de nombreux savoirs, dont les savoirs autochtones et les savoirs chamaniques.
Foisonnement d’intersections : la pensée adaptogène chamanique
La spiritualité révolutionnaire préoccupait d’ailleurs grandement José Carlos Mariatégui, dont la pensée est cruciale pour la pensée révolutionnaire dans les Amériques. Selon le penseur marxiste-léniniste, les autochtones devraient être au-devant de tout processus révolutionnaire digne de ce nom et au-devant de la théorisation qui doit mener à la révolution4Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49 dans les Amériques. Cela s’explique par le fait que tous les enjeux sociaux, économiques et politiques qui touchent aux systèmes oppressifs dans les Amériques nous ramènent inéluctablement au génocide qui a mené à la construction de ses États et de leurs systèmes politiques actuels. La pensée chamanique me fait abonder en ce sens. Si certains mouvements d’extrême gauche sont souvent dénoncés comme étant sectaires, la réponse à ce problème est peut-être une ouverture plus formelle et plus manifeste aux spiritualités marginalisées et colonisées. Les chamanes dont j’ai fait la connaissance semblent aussi, à mon sens, mieux comprendre la santé que certains médecins, étant donné que leur approche dépasse le cadre rigide de la médecine occidentale et tient compte de l’interdépendance de la santé spirituelle, corporelle et mentale. Cela étant dit, ce n’est pas la seule forme de médecine holistique.
Au cœur de la pensée et de l’expérience chamanique se trouve l’idée de guérison de diverses maladies : la haine, le sexisme, le spécisme, l’homophobie, la transphobie ou encore l’avarice des multinationales qui détruisent les forêts. Dans ce texte, j’essaie de souligner l’importance cruciale d’une ouverture aux spiritualités marginalisées, ce qui est nécessaire, à mon avis, à toute pensée ou axe de pensée anti-hégémonique. En fait, la solution même aux limites actuelles de certains types de pensée hégémonique pourrait bien être trouvée dans la spiritualité chamanique elle-même, dans son caractère nomade et « adaptogène »5Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6, caractère qui se retrouve chez toutes les ethnies qui utilisent la plante médicinale :
Ce processus comprend également l’appropriation chamanique de n’importe quelle et de toute métaphore relative au pouvoir, que ce soit la réception de Saintes Écritures, la radio, des allumettes magiques, des pilules blanches, des pharmacies, des armes de guerre moderne et des OVNI.6« This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.
À titre d’exemple, la croyance en les extraterrestres est omniprésente dans la pensée chamanique. J’ai eu des conversations avec des chamanes qui me racontaient, comme si c’était tout naturel, de nombreuses rencontres avec des extraterrestres, des êtres qui seraient interdimensionnels, donc invisibles dans des états de conscience ordinaires, mais tout de même bienveillants. L’idée à retenir ici n’est pas la question de la véracité de cet énoncé, du point de vue de la réalité objective, mais bien l’illustration de cette faculté adaptogène qui fait en sorte que des métaphores, essentiellement, sont empruntées à tous les horizons pour exprimer des réalités abstraites, qui peuvent être exprimées tant de manière spirituelle qu’artistique, selon les affinités de chacun·e. Par ailleurs, l’Ayahuasca est parfois appelée Ayer, hoy y mañana (hier, aujourd’hui et demain) et pour les chamanes, elle est associée à une vision du monde selon laquelle le temps n’existe pas7Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19. Cela n’est pas étranger au débat philosophique entre présentéisme et éternalisme. Dans le premier cas, seul le présent existe. Le passé a cessé d’exister et le futur n’existe pas encore. Pour l’éternalisme, le passé et le futur existent tout autant que le présent, mais en d’autres lieux dans l’univers8Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220. Ce point de vue est connexe au quatre dimensionalisme, qui voit le temps comme une quatrième dimension9Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1. Pour d’autres, le temps n’existe tout simplement pas, position similaire à celles des chamanes10McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458 ou encore de certaines écoles bouddhistes11Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.. Dans le soufisme,
la relation entre le réel et le cosmos est comme la relation entre l’eau et la neige[…] Il y a un va-et-vient qui se produit au sein de l’éternité sans commencement et sans fin et en chaque instant, puisque, à chacun de ces instants, le cosmos revient à la réalité pour ensuite retourner au-delà, comme les vagues de l’océan12«The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57..
Comme le soulignait Christine, qui dirige la retraite spirituelle ou j’ai passé une semaine, la science tente d’expliquer la spiritualité, sans nécessairement réussir. Christine est une chamane étatsunienne qui a étudié auprès des autochtones dinés (autodénomination du groupe plus connu sous le nom de Navajos) pendant de nombreuses années. Pour Don Mauricio, un autre chamane originaire du Chili que j’ai eu le plaisir de rencontrer, la musique est un médicament. Il est lui-même un musicien accompli en Amérique latine et fabrique ses propres instruments13Voir https://www.youtube.com/watch?v=rdYFx2UyG3s. Il est membre du groupe Altiplano de Chile14Voir https://www.youtube.com/watch?v=g5JtdHzBno0. En autres mots, dans le chamanisme, la création artistique est une activité hautement spirituelle qui permet donc d’en comprendre davantage que la science. Créer des arts visuels, de la musique, de la poésie, c’est développer une relation avec l’invisible, avec la réalité divine, mais c’est aussi un instrument thérapeutique puissant.
Selon Pierre Clastres, anthropologue anarchiste qui s’est spécialisé dans l’étude des sociétés sans État, on trouve certaines sociétés autochtones « où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition [ou] subordination hiérarchique »15Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.. Il s’intéresse plus particulièrement au cas de la tribu Tupinambà, dont ses chefs ne détenaient aucun pouvoir, contrairement aux monarchies absolues qui régnaient en Europe à l’époque de la colonisation16Ibid., p.14.. Or, les autochtones guaranis étaient des sociétés chamaniques et c’est là une autre raison de tirer des connaissances des savoirs autochtones, avec toute l’humilité et le respect nécessaires. Le politique dans leur société aurait existé avant la politique comme nous l’entendons, mais elle serait en même temps apolitique parce qu’elle ne serait pas porteuse de pouvoir, mais plutôt de son auto abolition. À cet égard, les sociétés autochtones seraient détentrices de formes de savoir qui touchent ce que nous appelons l’écologie, l’anti-impérialisme et le féminisme, mais qui existaient bien avant l’émergence de ces disciplines et courants de pensée qui sont aujourd’hui intégrés dans l’épistémè européenne dominante, c’est-à-dire la superstructure du savoir.
Le caractère adaptogène de la pensée chamanique serait une cannibalisation (au sens de l’école brésilienne de la traduction cannibale17Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143. Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020. Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.), une sorte de contre-appropriation culturelle anti-hégémonique. Le chamanisme, même s’il n’est en rien homogène et plutôt nomade et en constante transformation, s’assure au moins, dans son ensemble, de ne rien devoir à la culture blanche. La culture et la science des blancs deviennent des outils pour expliquer leur vérité, sans toutefois que ces simples métaphores de pouvoir puissent en atteindre la complexité et l’exhaustivité et sans en diminuer le pouvoir. Même les intersections féministe et révolutionnaire ne sont que des moyens d’exprimer des éléments qui se trouvent déjà dans la pensée chamanique. Il est important de préciser que les chamanes considèrent le savoir qu’ielles acquièrent et transmettent comme antédiluvien. L’écologie est déjà pratiquée de manière saillante par les chamanes, qui considèrent la faune et la flore comme étant dotées d’une conscience avec laquelle on peut communiquer. En effet, la voix de l’Ayahuasca devenant la voix de la faune et de la flore, sa traductrice. L’expérience transpersonnelle18Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés. avec madre ou mère Ayahuasca favorise l’épanouissement des solidarités avec la flore, la faune et les peuples autochtones victimes de la déforestation19Op. Cit., note 5, p.vii. Pour les chamanes, mère Ayahuasca serait « le cordon ombilical vers le cosmos »20Op. Cit., note 5, p. 16.
Pour ce qui est de l’angle proto-féministe à proprement parler, mère Ayahuasca est considérée comme une énergie féminine, qui renvoie à un grand principe féminin, principe que j’ai pu embrasser totalement lors de mon expérience. Ce principe féminin n’a rien à voir avec une conception binaire du genre. Comme le masculin, il s’agirait d’une forme d’énergie qui traverse l’univers de part et d’autre et se retrouve dans chaque personne. L’idée de principe ici renvoie à une essence, mais qui se retrouve de manière diffuse dans tout ce qui existe. Cette conception d’énergie traverse les cultes et les époques et diverses traditions l’associent plus spécifiquement à divers éléments et caractéristiques. Dans la tradition hermétique, le principe féminin serait celui de l’inconscient21Voir https://www.sacred-texts.com/eso/kyb/kyb16.htm. Dans le Sanatana Dharma (endonyme de l’Hindouisme), ce principe serait Shakti, l’énergie créatrice et dynamique22Voir https://asiasociety.org/education/shakti-power-feminine. Kenneth Grant, qui avait été secrétaire d’Aleister Crowley et qui a étudié les traditions spirituelles de l’Inde, accordait à ce principe une place importante dans sa magie sexuelle. Par ailleurs, Crowley considérait la prostituée de Babylone (à l’encontre de l’image biblique) comme bienveillante et donnant accès aux mondes au-delà du nôtre23Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press..
J’ai pu me rendre à l’évidence qu’auparavant, une mauvaise compréhension de mes désirs faisait obstacle à une étreinte profonde du féminin. Et je dis étreinte, car l’expérience elle-même de l’Ayahuasca était une union extatique, comme un immense orgasme féminin, féminin parce que tellement plus puissant, de plusieurs heures. En fait, le problème est que la masculinité est malade, affligée par une volonté de possession dans l’amour, l’appropriation de ce qui, dans une vue étroite, suscite le désir. Au fond, selon une compréhension mystique, c’est la divinité elle-même qui suscite le désir pour elle-même dans le cœur de l’amant·e. Par conséquent, ce qui inspire soi-disant le désir de l’autre n’est rien d’autre que la divinité et ses émanations dont cet·te autre se fait porteur·euse. L’Ayahuasca enseigne donc à servir le principe féminin plutôt que de l’asservir.
J’ai depuis également retrouvé ces vérités dans le tantrisme, mouvement spirituel originaire de l’Inde qui transcende diverses communautés hindoues et bouddhistes. Ce mouvement spirituel regroupe des idées relatives, d’une part, au principe créateur féminin, et, d’autre part, aux pratiques sexuelles visant à atteindre des états de conscience non-ordinaire. Par des pratiques sexuelles visant à prolonger la durée du plateau de l’orgasme, l’objectif est ainsi de pouvoir produire des visions. Cette utilisation de l’énergie sexuelle comme enthéogène est toutefois controversée, associée au mouvement New Age et certains groupes sectaires, dont je ne me revendique pas du tout, mais je reconnais la valeur du symbolisme et des méthodes d’auto-exploration ainsi fournies, indépendamment de tout dogme ou de toute dérive. Aussi, comme je tente dans ce texte de nous plonger dans la pensée chamanique, il est tout à fait concevable d’interpréter le tantrisme comme porteur de métaphores de pouvoir pour représenter quelque chose qui existe déjà dans le chamanisme. En effet, l’énergie sexuelle y symboliserait une forme de pouvoir qu’on peut avoir sur soi-même ou sur les autres.
Le tantrisme propose également certaines méthodes pour aller au-delà des acquis de la révolution sexuelle des années 1960. Cette révolution, qu’on peut d’ailleurs interpréter comme un mouvement pour l’accès sexuel, c’est-à-dire la possibilité d’avoir des rapports sexuels à l’extérieur de l’institution du mariage, ne tient pas compte du caractère sacré de la sexualité. Sans une nouvelle compréhension plus profonde de la sexualité, celle-ci n’a pas pu offrir un nouvel horizon de sens, pourtant indispensable à toute pensée révolutionnaire24À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.. J’entends par là que la sexualité postrévolutionnaire (si on considère la révolution sexuelle comme une véritable révolution) a reproduit les rapports de pouvoir qui existaient auparavant au sein des institutions, sans engendrer une sexualité de libération. Le tantrisme et le chamanisme amènent une dimension spirituelle, un caractère sacré, à la sexualité. Une notion de libération de la sexualité par elle-même, une libération qui passe par une adoration du principe féminin25Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.. En bref, mère Ayahuasca m’a fait comprendre la femme comme étant notre porte vers cet univers et la porte vers l’au-delà, les autres dimensions, les univers parallèles, les paradis et les enfers.
Pourquoi l’Ayahuasca?
Si j’avais à faire un parallèle avec une expérience antérieure à la mienne, ce serait avec celle de l’écrivain étasunien converti à l’Islam Muhammad Michael Knight, qui raconte son expérience dans son livre Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Comme il l’explique d’entrée de jeu dans son livre, l’Ayahuasca n’a rien à voir avec les drogues au sens conventionnel du terme. C’est aussi ce qu’affirmait Titi un des chamanes qui m’a guidé pendant une des cérémonies. Titi, autochtone guarani originaire du Brésil, a mentionné qu’il considérait les expressions « drogues », « hallucinogènes » ou « psychédéliques » comme étant péjoratives. Il insistait sur le terme « enthéogène ». Dans tous les cas, comme le dit Knight :
Même mes ami·e·s musulman·e·s qui font de la cocaïne ne veulent pas se joindre à moi pour de l’Ayahuasca, mais ils ne font pas de la cocaïne pour leur croissance spirituelle. La cocaïne c’est agréable, pas l’Ayahuasca. La cocaïne, c’est pour les gens qui aiment faire la fête et l’Ayahuasca, c’est pour les gens qui aiment se vomir et se chier dessus et voir Muhammad voler dans l’espace sur un jaguar. Il n’est donc pas étonnant que ces deux activités attirent différents types de personnes26« Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3..
En effet, la cocaïne poursuit une euphorie instantanée et une impression de toute puissance. L’ayahuasca écrase la personne qui entre en communication avec elle et la confronte à ses propres démons, aux monstres tapis dans le placard de notre inconscient. Cela étant dit, ce n’est probablement pas cet aspect qui dérange le plus la médecine traditionnelle, mais bien le fait que les chamanes ne prétendent pas guérir elles-mêmes les afflictions du corps ou de l’esprit. La cérémonie d’Ayahuasca a pour objectif d’invoquer des esprits avec lesquels le ou la chamane a établi des relations pour que ces derniers viennent guérir l’usager·ère en entrant dans son corps et en travaillant sur la relation qu’ielle a avec son corps et son esprit. La boisson a également un effet purgatif et ce qui serait vu en Occident comme un symptôme d’une affliction est en fait un moyen de se purger, littéralement, de ses idées négatives27Op. Cit., note 5, p.i. Lors de mon expérience, un autre participant m’avait par ailleurs recommandé de lire Dante avant la cérémonie, auteur célèbre pour sa cartographie de la vie après la mort. La mort est inséparable de l’expérience des enthéogènes. En fait, certain·e·s chercheur·e·s, dont Rick Strassman, affirment qu’au moment de la mort, le cerveau sécrète de grandes quantités de diméthyltryptamine (DMT), la même substance contenue dans la vigne servant à fabriquer l’Ayahuasca. Cette substance serait aussi sécrétée pendant les rêves28Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: Park Street Press, 2002)..
L’idée d’aller ingurgiter cette boisson en Amérique du Sud est très souvent motivée par la volonté de guérison, mais aussi de conscientisation. Les visions peuvent aussi être des « traductions de réalités inconscientes réprimées »29Op. Cit., note 5, p. 241. Contrairement à la thérapie traditionnelle et la pharmacopée occidentale, les cérémonies chamaniques peuvent porter en peu de temps des effets positifs à long terme, qui durent bien au-delà de la dernière cérémonie30Op. Cit., note 5, p. 239. Selon une étude de chercheurs hongrois, l’interaction chimique entre l’esprit de la plante et son usager·ère provoquerait un redémarrage de l’esprit permettant de se débarrasser des « mauvais programmes »31Op. Cit., note 5, p. 237-238, ces mécanismes, des pensées et des actions nuisibles qui se déclenchent dans certaines situations. À titre d’exemple, cela peut être un sentiment de culpabilité qui vient troubler le plaisir, les complexes d’infériorité ou encore simplement la haine, la colère, la peur ou toute autre émotion négative qui revient de manière récurrente.
Si les propriétés médicinales de la potion amazonienne commencent à éveiller l’intérêt des chercheur·e·s occidentaux·ales pour ses vertus médicinales dans le traitement des troubles d’anxiété et de la dépression32Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251., à mon sens, elle nous oriente vers la solution à l’aliénation dont ce que nous désignons comme la maladie mentale n’est que le symptôme : la révolution. En effet, si la médecine traditionnelle tient surtout compte de symptômes, le chamanisme permet d’accéder aux sources de ce que la pensée européenne appelle la maladie mentale, c’est-à-dire l’aliénation d’un système économique et d’une société rongée par l’injustice et les rapports de pouvoir. Il est important de noter que l’Ayahuasca n’est pas une seule plante, mais bien la combinaison d’au moins deux végétaux33Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78., ce qui fait en sorte qu’elle est parfois comparée, dans le cadre de métaphores tout à fait habituelles au chamanisme, au téléviseur ou à la radio, par sa capacité à capter les fréquences d’univers parallèles. Pour l’anthropologue montréalais Jeremy Narby34Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998., largement responsable du regain d’intérêt pour l’ayahuasca dans les vingt dernières années, il pourrait très bien s’agir d’un « antidote contre le désenchantement de la modernité »35Op. Cit., note 5, p. 12. Je ne suis pas le premier à croire au potentiel révolutionnaire des enthéogènes. Timothy Leary, Aldous Huxley et Stanislav Grof avaient raison de souligner l’importance de l’expansion de la conscience par des « états de conscience non-ordinaires »36Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher. dans l’éveil à la nécessité de la mise en œuvre d’un processus révolutionnaire37Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers. Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books. Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.. Je me penche donc de nouveau sur cette idée.
À la suite de cette expérience formidable, je réaffirme avec conviction que ce qui est authentiquement réaliste en ce moment, c’est d’exiger l’impossible. En effet, il est inconséquent de penser qu’on puisse continuer de vivre comme nous le faisons, marchant tout droit à la destruction des écosystèmes. Au fond, ma position reste la même : les gouvernements sont impossibles et la réalité est ingouvernable. Enfin, si on parle souvent de consentement, c’est, je crois, à la réalité entièrement qu’il faudrait consentir pour céder notre pouvoir à celles et ceux qui nous imposent la réalité soi-disant commune. Cela dit, qui voudrait vraiment céder de plein gré un tel pouvoir? Chaque personne est à même de créer sa propre réalité et d’accepter ou de refuser toute réalité.
Pour Allen Ginsberg, les visions avaient un caractère épistémologique et ontologique38Op. Cit., note 5, p.23. Séparé de son individualité, il s’est retrouvé nez à nez avec un immense vagin humide, d’une manière qui cadre avec l’archétype de l’univers-utérus39Op. Cit., note 5, p.332, c’est-à-dire l’idée présente dans divers paradigmes culturels selon laquelle ce monde est une matrice dans laquelle nous attendons notre véritable naissance. Comme pour beaucoup de gens qui ont pu faire l’expérience produite par cette concoction, ce qui comprend les membres de la beat generation William S. Burroughs et Allen Ginsberg, mon expérience en Équateur a été plutôt transformatrice. Je n’entends pas par-là que mes proches ne me reconnaissent plus. À cet égard, il n’est pas rare de voir des gens craindre de ne plus être, de ne plus avoir accès à leur propre être, de perdre la tête, de devenir fou·olle, de faire une psychose toxique et de ne plus jamais pouvoir sortir de la prison des paradis artificiels, ce qui les fait hésiter à consommer des hallucinogènes. Pour ma part, mes idées n’ont pas beaucoup changé et je suis toujours anarchiste, toujours à la recherche d’une prise de position plus radicale et plus impossible. En fait, d’une certaine manière, l’expérience d’étreinte avec l’Ayahuasca m’a permis de mieux voir qui je suis, de l’accepter et d’entamer les démarches nécessaires pour devenir qui je suis. Ce dernier point étant en quelque sorte la mise en pratique des acquis de mon expérience, que je m’efforce de mener à bien depuis lors. J’insiste pour parler d’étreinte au regard de ce que le philosophe iranien Sayed Hossein Nasr souligne dans The Garden of Truth.En arabe, un des mots pour amour, ishq, tire son étymologie de la liane qui étreint l’arbre pour l’étrangler, symbolisant du même coup la relation étroite entre l’amour et la mort40Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66., mais aussi entre la conscience et mère Ayahuasca. Pour d’autres, les visions se présentent comme symbolisant l’amour suprême et universel :
« J’ai pénétré le grand filet de l’être, réseau de ce qui ressemblait à des joyaux étincelants de sois divins tissant une tapisserie anthropocosmique sans fin. Il s’agissait d’une réalité d’êtres universels avec une topologie unidirectionnelle d’esprits et de cœurs interreliés, fusionnant avec une sagesse et un amour infini »41« l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19
Vers la fin de son livre, Knight finit par décrire son expérience avec la panacée amazonienne. Il s’était endormi en attendant les effets de la potion. Il est ensuite soudainement réveillé par les visions, des fenêtres contextuelles comme celles qui apparaissent sur un écran d’ordinateur, avec des scènes pornographiques impliquant des femmes d’Asie du Sud42Op. Cit., note 7, p. 219. Elles « s’étouffaient sur d’énormes sexes parcourus de veines, mais sans corps ». Des « larmes de mascara coulaient sur leurs visages, qui étaient bombardés de grumeaux et de longs filaments de sperme ». Selon Knight, il s’agissait des « houris, les poupées sexuelles vivantes du paradis islamique »43Op. Cit., note 7, p.220. Il découvre ensuite les mystères de l’univers en ingurgitant des litres du sang qui s’écoulaient du vagin de la fille du prophète, Fatimah, qui lui apparaît comme une femme noire. Ce sang passe à travers les plaies des martyrs de l’Islam44Op. Cit., note 7, p.221-222. Nue, Fatima prend la main de Knight et la pose sur son vagin et lui dit : « Ceci est tout ce qui existe. Toutes les religions, les livres, les mosquées, ce n’est que ça. Ce sont des hommes qui essaient d’imiter ce pouvoir »45Op. Cit., note 7, p. 223. Elle ajoute plus loin : « c’est la porte de la mosquée », le monde entier étant aussi comme un immense utérus46Op. Cit., note 7, p.223. Cela faisait contraste avec l’islam soi-disant orthodoxe, qui participait à la construction d’« une sexualité de colère et de vengeance »47Op. Cit., note 7, p. 233. Enfin, Knight conclut son livre en en arrivant à peu près aux mêmes conclusions que moi. L’Ayahuasca ne l’a pas changé lui, mais bien la façon dont il voit sa propre place au sein de l’ordre des choses48Op. Cit., note 7, p.256.
La répression de la conscience : guerre contre la drogue et guerre spirituelle
Si les enthéogènes rendaient les gens plus réactionnaires et moins révolutionnaires, le cannabis et le LSD n’auraient pas entraîné la répression dont ses consommateur·trice·s ont fait l’objet dès les années 1960 et 1970. En effet, ces enthéogènes étaient associés à la contre-culture, aux mouvements révolutionnaires de l’époque, des Black Panthers au Weather Underground et aux mouvements pacifistes qui s’opposaient à la guerre du Vietnam qui minaient la crédibilité des politiques impérialistes du gouvernement49Voir : Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013. Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.. En effet, la répression de la culture des enthéogènes est politique et ses prisonnier·ère·s, sont des prisonnier·ère·s politiques. Knight se permet de faire le parallèle avec l’interdiction des oranges en Espagne après la reconquête chrétienne. En effet, ces dernières avaient été amenées par les musulman·e·s d’Afrique du Nord. Pour Knight, toutes les formes de répression qui ont touché la consommation de divers psychotropes avaient pour motif caché la répression, dans une perspective coloniale, d’un groupe de personnes racisées. Par exemple, la guerre contre l’opium du XIXe siècle avait été menée contre les « travailleurs chinois qui menaçaient de voler les emplois sur le chemin de fer des hommes blancs ». La guerre contre la marijuana du XXe siècle, quant à elle, avait été menée contre « les travailleurs mexicains qui menaçaient de voler les emplois agricoles des hommes blancs ». Enfin, la guerre contre la drogue des années 1980 a touché de manière disproportionnée les populations afro-américaines.
Même la guerre contre le terrorisme dans l’ère post-onze-septembre a été menée comme si l’islam était une « substance qui empoisonnait les esprits » de jeunes hommes blancs50Op. Cit., note 7, p.16-17. Les traditions islamiques ou enthéogéniques sont donc traitées comme hérétiques par rapport à l’orthodoxie dominante, cryptochrétienne et même peut-être au Québec, cryptocatholique, parce que l’abstinence aux enthéogènes est aussi bien estimée que la soi-disant abstinence des prêtres et des religieuses ou l’abstinence du croyant en général vis-à-vis de leur sexualité. Il ne faut pas oublier que l’apogée de la guerre contre la drogue des années 1980 a été initiée par Reagan, néoconservateur et néo-fondamentaliste, ce qui n’a pas été sans répercussions sur notre coin des Amériques. Les personnes qui « pêchent » contre l’orthodoxie dominante sont conditionnées à ressentir un terrible sentiment de culpabilité et l’Ayahuasca est peut-être un remède contre ce mal, comme l’a été le LSD pour la contre-culture des années 1960. À titre d’exemple, Michel Foucault aurait affirmé avoir vécu une expérience transformatrice et éclairante avec le LSD, qui lui aurait permis de comprendre sa sexualité51Op. Cit., note 7, p.29. Enfin, je pense qu’il faudrait se rendre à l’évidence que notre société ne s’est jamais libérée des dogmes de l’Église catholique, pas au Québec en tout cas. Elle ne les a que refoulés. Pour revenir à l’Islam, si ses dogmes enseignent que les intoxicants sont « taghiyat al-aql, le recouvrement de l’intellect »52Op. Cit., note 7, p.25, l’Ayahuasca ne l’est pas, car elle repousse les limites de la conscience, accroît la sensibilité à des dimensions de la réalité inaccessibles autrement. Je ne le répéterai pas assez : l’Ayahuasca n’est pas et ne doit pas être considérée comme un stupéfiant. Malheureusement, la peur de déroger à l’orthodoxie rend la tâche de dénoncer cette méprise bien difficile. Un ordre soufi, c’est-à-dire un groupe qui adopte la voie mystique de l’Islam, le Fatimiya Sufi Order, fondé par Wahid Azal, un iranien bahaï converti à l’Islam chiite en Australie, utilise la boisson amazonienne, dans une version qui utiliserait des ingrédients importés d’Iran, mais cet ordre est extrêmement marginal53https://realitysandwich.com/fatimiya_sufi_ayahuasca/ http://www.monamagick.com/media/the-fatimiya-sufi-order/. Le philosophe de l’anarchisme spirituel Hakim Bey avait d’ailleurs adhéré à cet ordre avant sa mort en mai dernier54https://ia902505.us.archive.org/15/items/plwto-nwazal-11apr-2020/PLWtoNWAzal-11apr2020.pdf https://ia802206.us.archive.org/27/items/forwarded-message-2/Forwarded%2….
Illégale en Amérique du Nord et en Europe, à quelques exceptions près55https://blog.retreat.guru/ayahuasca-legality, comme c’est le cas pour les succursales de l’église Santo Daime, originaire du Brésil, située à Montréal et à Toronto56https://www.ctvnews.ca/health/health-canada-allows-more-religious-groups…., au Pérou, l’Ayahuasca est reconnue comme une « plante médicinale traditionnelle, patrimoine culturel et pratique spirituelle »57Op. Cit., note 7, p.16. Enfin, le corps entier est rempli d’enthéogènes, dont le DMT, présent dans l’Ayahuasca. Par conséquent, je crois que le concept de biopouvoir mis de l’avant par Michel Foucault, c’est-à-dire le pouvoir sur la vie, sur le corps et sur la société s’applique tout à fait à la répression de l’utilisation des enthéogènes, même ceux qui se trouvent déjà dans nos propres corps et nos propres glandes. Il ne s’agirait alors de rien d’autre que la gouvernance du corps pour empêcher toute remise en question des dogmes et de la réalité de la conscience ordinaire58Op. Cit., note 7, p.35. Enfin, d’un point de vue spirituel, et peut-être celui de certaines branches de la philosophie ou de la physique quantique, on ne peut reprocher aux drogues d’engendrer des paradis artificiels ou une pseudo-réalité, car toute réalité est illusoire, produite par la conscience qui observe59Op. Cit., note 7, p. 36.
Les acquis de l’expérience
Selon Ibn Arabi, les dogmes ont remplacé la transparence de ce monde par une opacité persistante. La soi-disant construction rationnelle du savoir a réussi à dépeindre une illusion directement sur cette transparence et continue d’y appliquer des coups de pinceau pour ne pas que s’écaille la peinture pour nous laisser voir au travers. L’imagination créatrice est ce que nous projetons de l’autre côté de cette transparence, dans le monde intermédiaire (alam -al-misal), monde habité par les djinns (esprits, origine du mot « génie ») et autres créatures invisibles. En fait, l’imagination est un moyen d’accès, souvent trop vite perdu parmi les savoir rationnels, vers les réalités intérieures. Intérieures parce que dans le soufisme, il y a une correspondance entre microcosme, le soi, et le macrocosme, l’univers. « Ce qui est en haut est aussi en bas », selon les paroles de la Table d’émeraude attribuées à Hermès Trismégiste. Dans le monde intermédiaire, il serait possible d’observer des bribes de la réalité suprême et divine60Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006), 208‑9.. Les chamanes, selon leur propre compréhension, auraient développé de bonnes relations avec certain·e·s djinn·e·s bienfaisant·e·s, dont l’Ayahuasca, protectrice de l’Amazonie et de mère nature. Ces esprits les aident ensuite à guérir celles et ceux qui participent à leur cérémonie.
Toujours du point de vue du chamanisme, c’est notre ignorance d’Européen·ne·s qui nous fait parfois parler d’un effet placebo pour désigner ce qui n’est rien de moins qu’une chirurgie de l’inconscient qui transforme notre relation avec le réel. La pensée chamanique conçoit, entre autres, que le médicament, le natan, la préparation elle-même, permet d’interagir avec l’Ayahuasca-esprit, et constitue une technologie qui permettra de franchir la prochaine étape de l’évolution humaine61Diane Reed Slattery, Xenolinguistics: Psychedelics, Language, and the Evolution of Consciousness. Berkeley, CA : Evolver Editions, 2015.. Enfin, en ce qui me concerne, lors de ma première expérience, mère Ayahuasca m’a montré comment puiser dans mes moments de bonheur, de conscience non-ordinaire, dans mes rêves de libération, mes moments d’inspiration qui me poussent à écrire. Mère Ayahuasca m’a fait comprendre, dans son langage pur, sans loi ni gouvernement, que je prospère hors des sentiers battus et dans la marge. Je devais accepter cette place.
Jaguar Negro, ou Jaguar noir, avait été le chamane pour la deuxième cérémonie d’Ayahuasca, celle qui avait été, pour moi, la plus transformatrice. Lors d’une conversation que nous avons eue le lendemain autour du feu, il m’a expliqué certaines notions de son identité culturelle shuar (et non Jivaros, terme raciste et péjoratif), peuple auparavant connu en Europe comme étant des cannibales et des réducteurs de tête. En fait, pour lui, les shuars sont avant tout des défenseur·euse·s de terre mère et dévorer ceux et celles qui détruisent la nature est un moyen comme un autre de la défendre. J’ai longuement discuté avec lui, moi de mes expériences de vie, de voyages et lui, de son cheminement pour devenir un chamane. Selon lui, il y a plusieurs niveaux d’éveils de la conscience.
Victime : sentiment d’autopitié
Ambitieux·euse : vouloir changer le monde
Chercheur·e : celui ou celle qui cherche la vérité
Voyageur·euse : sur la voie de la sagesse
Sage
Il mentionne aussi qu’il y a quatre obstacles à la réalisation spirituelle :
La science
La politique
L’économie
La religion
Je crois que ces idées méritent d’être analysées, d’une part, comme faisant partie d’une certaine pensée autochtone et adaptogène chamanique, mais aussi d’une spiritualité postcoloniale qui cannibalise les moyens culturels du système hérité du colonialisme. Le nombre d’interprétations possibles est infini. On pourrait, par exemple, interpréter l’enchaînement des niveaux de réveil de la conscience de la manière suivante : victime du colonialisme, l’ambitieu·euse qui veut changer le système de l’intérieur en se taillant une place au sein du système hégémonique, le ou la chercheur·e qui cherche la vérité qui transcende le colonialisme et la condition de colonisé·e et enfin, le ou la voyageur·euse qui a trouvé son chemin et le ou la sage. Quand il parle de ces obstacles, je pense qu’il faut aussi les comprendre : la science des blancs, la politique de blancs, l’économie des blancs et la religion des blancs. Jaguar m’a qualifié de chercheur.
Enfin, pour la cérémonie de San Pedro (Wachuma), un cercle est créé par le ou la chamane pour nous protéger des esprits prédateurs qui rôdent en périphérie et qui pourraient dévorer votre âme. Christine nous a expliqué que les visions produites par l’Ayahuasca et le San Pedro sont bel et bien réelles. Des voies d’accès à des dimensions parallèles sont ouvertes par la cérémonie. Les dimensions parallèles seraient comme des ondes radio, dont nous pouvons syntoniser la fréquence grâce aux enthéogènes. C’est aussi un peu comme une rivière qui nous suit en parallèle, lorsque nous dormons, nous y trempons les pieds et lorsque nous ingérons les plantes médicinales pour nous trouver en présence de mère Ayahuasca ou papa Wachuma, nous nageons dans cette rivière d’émotions, nous permettant de perdre le pied ferme sur la rive le temps de quelques heures. Par ailleurs, le but de la médiation soufie (la mouraqaba) serait justement de nager dans cette rivière et d’échapper aux contraintes de l’espace-temps62Shamsuddin Azeemi, Muraqaba: The Art and Science of Sufi Meditation, 2020.. Sur le plan personnel, cette cérémonie m’a permis de tourner la page sur mes expériences d’intimidation vécues à l’enfance, dont les horreurs m’avaient suivi jusque dans la vie adulte.
Christine nous expliquait que nous sommes la conscience éternelle de Dieu. Ce que nous vivons constitue un rêve. Tout ce qui est vrai, c’est la conscience qui en est témoin. Nous avons le choix de faire de ce rêve un rêve agréable ou d’en faire un cauchemar. Malheureusement, selon Christine, des sorciers sont à l’œuvre et font en sorte que les travailleur·euse·s de la lumière, les personnes qui suivent la voie de l’accomplissement spirituel par l’amour, deviennent obnubilé·e·s par la machinerie de l’obscurité. Le ou la chamane œuvre à ramener ces travailleurs·euses vers leur vraie nature, celle de répandre la lumière. Pour elle, le monde est gouverné en collaboration avec des démons qui soutiennent les puissances impérialistes et les forces du capitalisme transnationalisé. Elle nous appelle des anges, des « agents 007 de l’amour » dont la responsabilité est de faire changer les choses. Au sujet de l’amour, Ibn Arabi, une des figures les plus importantes du soufisme, le mysticisme islamique, explique qu’il existe trois types d’amour, l’amour naturel, dans lequel cas l’amant·e ne cherche qu’à satisfaire ses propres désirs auprès de l’aimé·e, puis il y a l’amour spirituel, dans lequel l’amant·e n’a d’autre but que satisfaire les moindres désirs de l’aimé· et, enfin, l’amour divin, dans lequel cas Allah aime sa créature et se crée dans le cœur de cette dernière. La créature désire Allah en retour, désir qui n’est autre qu’Allah lui-même révélé en son cœur qui tente inlassablement de retourner vers lui ou elle-même63Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 166.. Ce dernier type est complet, et n’exclut pas non plus l’amour du prochain et l’amour de soi, puisque, dans le soufisme n’existe rien d’autre qu’Allah et sa parole manifestée64Muhammad Hisham Kabbani, The Sufi Science of Self-Realization (Fenton, Michigan: Institute for Spiritual & Cultural Advancement, 2006), 18..
L’amour, d’un point de vue alchimique, est une puissance transformatrice65Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition, 64.. Or, mère Ayahuasca m’a permis de mieux embrasser ces idées. Face à mon affirmation selon laquelle l’amour serait la seule véritable force révolutionnaire, Christine a acquiescé. Encore une fois, il faut comprendre toutes ces choses à un niveau métaphorique tout en prenant conscience que, dans la pensée chamanique, ces métaphores et les émotions dont elles sont chargées sont plus vraies que ce que nous appelons la réalité objective. Ce n’est pas sans raison que beaucoup de gens se sentent frustrés en revenant de ces expériences et sentent que personne d’autre n’est en mesure de les comprendre. J’espère que ce texte pourra jeter un nouvel éclairage sur cette incompréhension. Malheureusement, le gouvernement canadien, entre autres gouvernements, déconseille encore fortement, dans ses avertissements aux voyageurs [sic], de participer à de telles cérémonies66Voir https://voyage.gc.ca/destinations/equateur.. Je crois qu’il faut le voir comme une résistance des pouvoirs réactionnaires et néocoloniaux à une acceptation authentique des visions du monde qui ne se conforment pas à leurs intérêts politiques et économiques. Par la même occasion, ils essaient d’asservir encore plus profondément la vie elle-même et la conscience, une tentative vaine et un objectif impossible.
Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir : Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49
5
Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6
6
« This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.
7
Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19
8
Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220
9
Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1
10
McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458
11
Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.
12
«The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57.
Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.
16
Ibid., p.14.
17
Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143. Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020. Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.
18
Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés.
Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press.
24
À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.
25
Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.
26
« Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3.
27
Op. Cit., note 5, p.i
28
Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: Park Street Press, 2002).
29
Op. Cit., note 5, p. 241
30
Op. Cit., note 5, p. 239
31
Op. Cit., note 5, p. 237-238
32
Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251.
33
Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78.
34
Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998.
35
Op. Cit., note 5, p. 12
36
Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
37
Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers. Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books. Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.
38
Op. Cit., note 5, p.23
39
Op. Cit., note 5, p.332
40
Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66.
41
« l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19
42
Op. Cit., note 7, p. 219
43
Op. Cit., note 7, p.220
44
Op. Cit., note 7, p.221-222
45
Op. Cit., note 7, p. 223
46
Op. Cit., note 7, p.223
47
Op. Cit., note 7, p. 233
48
Op. Cit., note 7, p.256
49
Voir : Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013. Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.
Animée d’une insatiable curiosité, je nourris depuis mes jeunes années une passion pour les voyages. Enfant, j’adorais prendre le train et ne craignais pas de monter dans un avion. Adolescente, j’ai développé une affection toute particulière pour les gares et aéroports, ces espaces de transit où le monde entier se croise, se rencontre, se retrouve, s’enlace, se quitte. Je rêvais déjà de visiter toutes les villes qui apparaissaient sur les panneaux d’affichage des départs. Je m’imaginais aux quatre coins du globe à arpenter tous les chemins, goûter toutes les cuisines, parler toutes les langues. Contrairement à d’autres jeunes de mon âge, je n’aspirais pas à voyager avec ma famille ou ma bande de copines. Ce qui me faisait rêver, c’était de partir seule à l’aventure comme l’avait fait mon père et dont les récits que j’écoutais avec délectation, forçaient mon admiration. Inspirée par des emblèmes de la culture pop des années 1990 – notamment l’hypersexualisée et souvent décriée héroïne de Tomb Raider, Lara Croft –, la figure de la voyageuse solitaire me fascinait ; une représentation de la féminité d’autant plus captivante qu’elle conteste la mainmise des hommes sur le voyage. L’histoire occidentale du voyage est en effet saturée d’hommes (cisgenres, valides et blancs) et de chroniques qui participent à la glorification de l’hypermasculinité, de la conquête, de la violence. Symbole par excellence de l’autonomie et de l’indépendance, la mobilité est une prérogative historiquement réservée aux hommes.
En prenant la route, les voyageuses contestent – matériellement et symboliquement – l’association des femmes à la domesticité et la stabilité sociale ; association qui trouve son expression dans les rôles de mère, de compagne ou de pourvoyeuse de soins que leur assigne le système hétéropatriarcal. Moment à la fois dans les structures sociales et en dehors de celles-ci, le voyage s’inscrit dans un double processus de formation et d’affirmation identitaires. Il constitue une stratégie de résistance au patriarcat ; l’occasion de négocier les termes de nos identités, de revendiquer notre agentivité, de « faire » genre différemment. Partir seule offre l’opportunité de (re)définir notre subjectivité, d’expérimenter de nouvelles manières d’être par et dans le monde.
Depuis l’enfance, nos proches, l’école ou encore les médias nous soutiennent que « la rue » est dangereuse : en sortant (seules) de chez elles, les femmes – auxquelles la société prête volontiers une forme innée de vulnérabilité – courraient le risque d’être (sexuellement/physiquement) agressées. Dans un mouvement pervers d’une rare efficacité, ce discours de la peur permet de tenir les femmes victimes d’agressions responsables des sévices qu’elles ont subi (« si elle avait fait attention… si elle était restée chez elle… si elle n’était pas sortie tard le soir… rien de tout cela ne lui serait arrivée ») tout en normalisant une vision romantisée, quasi chevaleresque, de la nécessaire « protection » masculine de toutes les femmes (qui ne seraient en sécurité qu’aux côtés d’un homme). La récurrente question « mais n’as-tu pas peur de voyager seule ? » s’inscrit précisément dans cette rhétorique du danger. Or on peut s’interroger : courrons-nous réellement plus de risques en voyageant qu’en restant à la maison ? Les actes de violences domestiques, qui ont explosé lors du premier confinement en 2020, nous poussent à en douter.
Comme mon expérience et mes échanges avec d’autres femmes l’ont souvent mis en lumière, les stratégies que nous déployons chacune pour négocier notre présence et assurer notre sécurité dans l’espace public partagent de fortes similitudes, et ce, indépendamment de notre localisation géographique : « Je ne pense pas prendre plus de risques en sortant tard le soir à Paris qu’en voyageant solo… Il faut être prudente partout sans pour autant devenir parano » m’expliquait une backpackeuse expérimentée rencontrée au Mexique. Mobilisées quotidiennement depuis nos jeunes années, ces tactiques défensives sont tellement ancrées dans notre corporalité et notre (sub)conscience (individuelle et collective) qu’elles deviennent naturelles, instinctives, automatiques. Sans minimiser la prudence que nécessite une telle entreprise, voyager seule permet alors de déconstruire les perceptions raciste et classiste du monde dont on nous abreuve et qui maintiennent les femmes « à leur place » – dans l’enceinte supposément sécurisée du foyer – tout en invisibilisant les violences conjugales (pourtant majoritaires) dont elles sont victimes. En effet, s’il m’est arrivée de faire l’objet de fétichisations et de curiosités parfois malsaines de la part d’inconnus malintentionnés, mes voyages ont surtout été l’occasion de rencontres bouleversantes avec des hommes et des femmes, de discussions passionnantes, d’élans d’entraide, de compassion et de générosité.
La mobilité féminine est une histoire de luttes, de rapports de force et de privilèges, y compris entre femmes. Avant de conclure il me paraît donc important de me situer dans les relations de pouvoir en tant que femme blanche, cisgenre, valide et issue de la classe moyenne. Une posture à la croisée de systèmes de domination – de mon affiliation (auto)perçue à la blanchité à ma cisidentité – qui m’a garantie une certaine (bien qu’imparfaite) liberté de mouvements, particulièrement face à la police aux frontières (coutumière des contrôles au fasciés et actes d’intimidation). Une mobilité et un rapport à la spatialité privilégiés dont les femmes racisées, en situation de handicap ou les personnes transgenres sont encore régulièrement et injustement privées.
Les femmes ont toujours voyagé et continuent de le faire de manière croissante, en témoigne la récente explosion de groupes Facebook et autres blogs dédiés aux vagabondes et autres backpackeuses solitaires (le groupe Facebook « We are backpackeuses ! » comptabilise aujourd’hui plus de 140 000 membres). Partir seule ne signifie pourtant pas être seule. Le voyage est une expérience dynamique, émancipatrice, en constante tension entre l’exploration de soi et la découverte de l’autre. S’il n’existe malheureusement pas en dehors des systèmes d’oppression (le patriarcat comme le racisme ou le validisme ne connaissent pas de frontière), le voyage offre la possibilité de faire sens de notre corporalité dans le monde. Au-delà de sa stricte matérialité, le voyage s’apparente à une pratique subversive de réappropriation de l’espace, une « géographie des possibles » qui nous offre l’opportunité d’innover, de nous réinventer, de (re)prendre le contrôle.
Mieko Tarrius
Doctorat en géographie, études urbaines et environnementales