Dans les huit dernières années, 2459 lésions professionnelles ont été recensées dans l’usine d’abattage de porcs d’Olymel à Yamachiche, en Mauricie. Un bilan jugé « catastrophique » par des syndicats, et dénoncé par des travailleurs et travailleuses.
L’Esprit Libre a recueilli les témoignages de septouvrier.ères travaillant ou ayant travaillé à Olymel Yamachiche. Ils et elles décrivent un rythme de travail difficile, voire excessif, qui ne prend pas suffisamment en compte leurs limites physiques. Les blessures sont très courantes, et l’employeur, selon certain·es, ne prend pas la mesure de la situation.
L’abattoir de Yamachiche n’a toutefois pas toujours été le théâtre de blessures aussi nombreuses. Entre 2012 et 2017, lorsque l’usine appartenait à l’entreprise ATrahan, le nombre de lésions professionnelles oscillait entre 50 et 90 par an. Mais lorsque Olymel fait l’acquisition de l’abattoir en 2017, les blessures sont multipliées par 14 en l’espace de quatre ans. Le responsable syndical de l’usine, Janick Vallières, affilié aux Travailleurs et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), précise que les effectifs ont triplé durant cette période. Il estime toutefois que la flambée de blessures qui s’en accompagne « dépasse cette proportionnalité ».
Les lésions professionnelles passent ainsi de 30 à l’arrivée d’Olymel en 2017, à 489 en 2020, avant de se stabiliser un peu en dessous de ce niveau, selon des données obtenues auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). « Il y a trop de blessures. Quand je regarde ces chiffres, c’est effarant », affirme Serge Monette, vice-président de la Fédération du commerce (FC-CSN), qui représente les travailleur·ses de quatre autres usines d’Olymel.
Jointe par courriel après qu’elle a décliné une entrevue, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, affirme que la santé et la sécurité des employé·es est l’une des « plus grandes priorités » de l’entreprise. Elle souligne également une amélioration depuis 2020, avec une baisse du taux d’incidence – soit le rapport entre le nombre de blessures et le nombre d’employés – qui est passé de 0,55 à 0,39 selon les informations d’Olymel.
Une cadence subitement augmentée
Les travailleur·ses de l’usine témoignent toutefois d’une dégradation des conditions de travail depuis l’arrivée d’Olymel. « Il y a beaucoup de choses qui ont changé depuis que c’est Olymel qui a tout racheté », nous confie Valérie*, qui travaille à l’usine de Yamachiche depuis 2012. Comme l’ensemble des salarié·es interrogé·es, elle a constaté une intensification de la charge de travail après l’arrivée du géant de l’agroalimentaire en 2017.
Lors de son entrée en poste en 2012, Valérie estime que le niveau de rendement était fixé à 400 porcs à l’heure. Arrivé dix ans plus tôt, l’ancien ouvrier et responsable syndical Janick Vallières rapporte une cadence similaire, soit autour de 350 à 400 bêtes à l’heure. Aujourd’hui, ce sont plus de 600 porcs qui défilent toutes les heures sur le tapis, selon les témoins. Pour un quart de sept heures, cela représente plus de 4000 répétitions d’une même tâche, qu’il s’agisse de découper une épaule ou de désosser une fesse, si l’employé·e est seul·e à son poste. Le tout dans un environnement froid, humide et bruyant.
Pour plusieurs travailleur·ses, la cadence actuelle est démesurée. « La vitesse est excessive. Aujourd’hui, on a dépecé 600 cochons à l’heure, 4065 en une journée, c’est énorme », nous confie Patrick* d’un ton découragé. Malgré son intérêt pour ce métier, il déplore aujourd’hui la charge de travail qui pèse sur les ouvriers. « Je vais te le dire, ce n’est pas humain. Il faut être très, très fort mentalement et physiquement. »
Pour les responsables syndicaux Janick Vallières et Serge Monette, l’augmentation des cadences sous Olymel est l’une des raisons qui peut expliquer la flambée des blessures. Le rythme de travail conditionne le niveau de répétition des mouvements, à l’origine de nombreux troubles musculo-squelettiques, selon M. Vallières. Parmi les lésions professionnelles survenues depuis 2017, plus de 50 % sont des tendinites, des entorses, des foulures ou des déchirures, que M. Vallières présume être liées en grande partie aux mouvements répétitifs.
« Les gens sont capables de tenir la cadence jusqu’à temps qu’ils se blessent », regrette de son côté Serge Monette. Le haut niveau de lésions professionnelles n’est d’ailleurs pas spécifique à Yamachiche selon lui, Olymel étant un « premier de classe en ce qui concerne les accidents de travail », image-t-il.
De son côté, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, soutient que « la cadence a été ajustée en fonction du nombre d’employé·es », passé de 346 en 2017 à 900 en 2024, et que le rythme de travail est « comparable aux autres entreprises dans le marché nord-américain ».
La quête de la rentabilité
Plusieurs témoins ont cependant l’impression que le niveau de production prime sur la santé physique et mentale des travailleurs et travailleuses. « Depuis que c’est Olymel, c’est uniquement business. Ce sont les chiffres qui sont importants, et non pas l’être humain », rapporte Patrick, qui a l’impression que « les animaux sont mieux traités que les employé·es. »
Employé en tant que travailleur étranger temporaire, Jean* admet que le travail à l’usine n’a « jamais été facile », et que les entreprises « sont là pour faire du profit. » Néanmoins, il s’interroge : « Est-ce qu’on a vraiment besoin d’abattre plus de 4000 porcs par jour pour faire du profit ? ». Le salarié estime qu’il « faudrait peut-être un peu s’inquiéter du moral des employé·es. »
Si Olymel a poussé la productivité, c’est pour rentabiliser son investissement de 120 millions de dollars à Yamachiche, estime M. Vallières. Mais aussi pour devenir le « plus grand producteur de porc au Canada », comme le déclarait Denis Trahan à La Presse en 2017. Toutefois, la rentabilité a parfois été priorisée au détriment du bon fonctionnement de l’usine et de la prévention des blessures, comme soutient M. Vallières : « Nous, ce qu’on disait, c’est qu’avant d’apprendre à courir, il faudrait peut-être bien marcher. »
Un milieu de travail pas toujours sécuritaire
Le milieu de travail ne semble pas non plus toujours favoriser la sécurité des employé·es. Depuis 2017, la CNESST a constaté 253 dérogations lors de ses inspections à l’abattoir de Yamachiche, soit autant de situations non-conformes à la loi ou aux règlements, selon un décompte effectué par L’Esprit Libre. Olymel n’est pas en mesure de confirmer ce chiffre, avançant le chiffre de 91 dérogations depuis 2020. Dans la plupart des cas, les infractions présentent « un risque de blessure pour le travailleur », comme une zone de danger non-protégée, des procédures non sécuritaires, ou un manque de formation des employé·es.
Serge Monette estime que le nombre de dérogations constatées en sept ans est « énorme », et démontre qu’Olymel n’en « fait pas assez ». Le responsable syndical relate d’expérience que cet employeur « n’est pas tellement porté sur la santé et la sécurité de ses travailleurs [et travailleuses] ». Dans les quatre usines que la FC-CSN représente, « il y a un peu de la négligence partout », et les dispositions en santé-sécurité sont surtout portées par le syndicat, et non par l’employeur, relate M. Monette.
Olymel affirme toutefois mettre en place des mesures pour garantir la sûreté du lieu de travail. Mme Quintin nomme notamment le programme d’assignation préventive volontaire, la présence de deux préventionnistes et d’un physiothérapeute, ainsi qu’un comité paritaire en santé et sécurité.
Une réaction inadéquate de l’employeur ?
Durant une réunion en novembre dernier, les dirigeant·es auraient signifié aux ouvriers et ouvrières que « les accidents de travail étaient trop élevés, et qu’il y avait un peu d’exagération de la part des employé·es », rapporte Jean ainsi que trois autres ouvriers. Le représentant syndical de l’usine, M. Vallières, avait mis en garde l’employeur sur la façon de passer le message : « Quand vous dites aux gens que ça coûte trop cher, on a l’impression que ça met un peu l’humain derrière et l’argent devant ». Une impression qui n’a pas manqué d’être partagée par les ouvrier·ères, auprès de qui ce discours est « très mal passé », selon Patrick. D’autres, comme Valérie et Rafaël*, estiment que certain·es ouvriers et ouvrières exagèrent parfois leurs blessures. « L’autre jour j’avais mal à une épaule mais je travaillais quand même », appuie Valérie.
Olymel soutient toutefois que la réunion en question « n’était pas une invitation à ne pas déclarer certaines blessures; […] l’objectif était de promouvoir la prévention pour éviter les accidents », selon les propos de Mme Quintin.
Ce n’est pas la seule fois où les ouvriers et ouvrières ont eu l’impression que les lésions professionnelles dérangeaient l’employeur. Selon Patrick, il arrive que l’employeur interroge les salarié·es sur la légitimité de leurs blessures. Le travailleur perçoit cela comme une manière de minimiser l’origine professionnelle de leurs douleurs. Les répétitions et la fatigue ne semblent pas un motif valable, corrobore Jean. « Il y a quelque chose que l’employeur ne comprend pas, c’est qu’il y a l’usure […], mais être brûlé·e n’est pas une raison pour eux ».
Pour Serge Monette, la réaction d’Olymel n’est pas à la hauteur du bilan de blessures « catastrophique » à Yamachiche. La situation devrait selon lui pousser l’employeur à réagir et à prendre les mesures nécessaires pour préserver ses salarié·es. M. Monette poursuit : « Si j’étais employeur et que je voyais ça, je dirais : ‘‘ben voyons, on ne fait pas notre job’’ ».
Les ouvrier·ères rencontré·es soulignent l’utilité sociale de leur métier, qui permet de « nourrir beaucoup de monde », comme le rappelle Janick Vallières. À la fin de la journée, toutes et tous expriment une satisfaction, voire une fierté, face au travail accompli. Toutefois, certain·es estiment que la reconnaissance personnelle ne trouve pas d’écho chez leur employeur, à l’image des conditions de travail « très, très difficiles », selon Patrick, et la « mentalité de production » selon M. Vallières, qui accorde peu de valeur au rôle essentiel des travailleur·ses dans la chaîne de production.
*Les ouvriers et ouvrière ont souhaité garder l’anonymat pour éviter d’éventuelles représailles.
Capture d’écran de l’appel avec Shane, depuis sa chambre à Tampa, en Floride.
Lorsque Shane décroche à l’appel vidéo, les rayons du soleil de Floride illuminent immédiatement l’écran. Canadien par sa mère, Shane habite avec ses parents près de Tampa, dans le sud des États-Unis. Devant le mur bleuté de sa chambre, le jeune homme aux cheveux longs affiche une mine assez grave. Étant trans, Shane est particulièrement inquiet dans le contexte politique actuel, marqué par la réélection de Donald Trump et la série de mesures anti-LGBTQ+ qui s’en est suivie.
Alors que nous l’interrogeons sur son état général, Shane prend une respiration avant de répondre : « Ça ne va pas super bien, honnêtement ». Le vingtenaire évoque alors une « situation effrayante, surtout en Floride, qui est l’un des États les plus à risque pour les personnes trans et LGBT ». Sa mère Johanne, qui lui succède dans l’appel vidéo, confie en riant qu’elle a « besoin de tranquillisants ». Les derniers événements politiques lui causent beaucoup de stress, notamment en raison de la transidentité de son fils.
Lorsque Shane a entendu parler de ces mesures, il a « couru faire renouveler son passeport », craignant ne pas pouvoir obtenir un document de voyage avec le bon marqueur de genre. Lors de la demande, il a dû indiquer si son genre était celui qui lui avait été assigné à la naissance, ce à quoi il a répondu non. L’idée de recevoir un passeport avec l’inscription « F » le rend très anxieux, confie-t-il. Au-delà de la négation de son identité, Shane s’inquiète surtout pour sa sécurité, craignant vivre des discriminations si son apparence ne correspond pas à celle sous-entendue par ses papiers d’identité. « La prochaine étape », nous dit sa mère Johanne, « c’est de demander le passeport canadien » afin d’obtenir la mention de genre adéquate.
Lorsque nous appelons François*, le soleil de Floride laisse place à la nuit du Wisconsin. Né à Montréal, le jeune de 15 ans a rejoint l’État du Midwest des États-Unis avec sa famille il y a une dizaine d’années. Aux côtés de sa mère Chantale*, originaire de Laval, le jeune homme trans raconte avec satisfaction avoir récemment obtenu un passeport avec la bonne mention de genre, grâce à une demande faite « juste avant qu’il ne signe les décrets ».
« L’autre stress », ajoute Chantale, concerne l’hormonothérapie, que l’administration Trump souhaite prohiber pour les personnes mineures, au même titre que l’ensemble des traitements de transition de genre. Pour continuer à obtenir les doses de testostérone dont il a besoin, François et sa mère s’approvisionnent autant que les ordonnances leur permettent, pour parer à d’éventuelles restrictions supplémentaires.
Depuis sa chambre d’adolescent décorée d’affiches colorées, François explique qu’il trouve toutes ces mesures « déshumanisantes ». Sans savoir comment expliquer cette volonté de nuire aux minorités de genre, il estime que les personnes trans, au même titre que d’autres groupes marginalisés, sont victimes d’une « haine qu’il fallait diriger quelque part ».
L’ensemble de la diversité menacée
Si les personnes trans sont les premières à être visées par ces mesures anti-LGBTQ+, le reste de la communauté l’est aussi. Dans la lancée de ses premières signatures, le président républicain a révoqué des textes adoptés par son prédécesseur Joe Biden, notamment celui combattant les discriminations basées sur le genre et l’orientation sexuelle. Dans le même temps, les programmes de diversité, équité et inclusion (DEI) ont été supprimés dans toutes les sphères du gouvernement fédéral, et les entreprises ont été encouragées à le faire également, sous peine de s’exposer à des enquêtes.
Originaire de Saint-Bruno, Ann a rejoint la Californie en 2002, où elle vit aujourd’hui avec sa compagne. Si en tant que lesbienne elle se sent moins menacée que la communauté trans, elle demeure lucide sur les intentions du nouveau président : « Là, c’est les personnes trans qu’il attaque, mais ça va être nous autres après ». Un rappel qu’elle veut également adresser aux « groupes gays qui soutiennent Trump » : « Si on pense que ça va juste être les personnes trans, on se trompe fortement ». Pour elle, toutes celles et ceux qui ne sont pas « blancs, cisgenres et hétéros » sont ou seront dans le collimateur des politiques trumpistes.
Capture d’écran de l’appel avec Ann, dans sa maison en Californie.
Une intolérance banalisée
Le contexte politique amène les personnes LGBTQ+ rencontrées à se méfier davantage au quotidien. Si elle se considère chanceuse d’habiter en Californie, un État historiquement démocrate, Ann porte toutefois une attention particulière aux États dans lesquels elle voyage. « C’est certain que je n’irais pas dans des États où les lois me sont défavorables », dit-t-elle en nommant la Floride, fleuron trumpiste, où elle aurait aimé se rendre.
Shane, lui, habite en Floride, qu’il décrit comme l’État « le plus à risque pour les personnes trans et LGBT » avec le Texas. Bien que les habitant·es de sa ville et les client·es du café où il travaille soient assez « détendu·es », le jeune homme vit tout de même des moments d’anxiété. Comme lorsqu’il fait face à des client·es qui portent des casquettes avec l’inscription Make America great again, le slogan trumpiste. « Je ne suis pas en sécurité avec ces personnes, je ne peux pas être moi-même en leur présence », relate-t-il, confiant adopter une voix plus grave pour ne pas que sa transidentité ne paraisse.
De son côté, François estime que l’attitude de ses ami·es et camarades a changé depuis le retour de Trump dans la sphère politique et médiatique. À son école secondaire, François a remarqué « plus de regards bizarres », ainsi que des propos discriminatoires auxquels il n’était pas habitué. Il évoque également un ami « convaincu par Trump », faisant des remarques transphobes alors qu’il était « d’accord avec sa transition » quelques mois auparavant. « Je trouve ça fou de voir à quelle vitesse les gens ont été influencés », rapporte le jeune de 15 ans.
Un retour possible au Canada
Touchée par le récit de son fils, Chantale confie avec un sourire triste que « le plan B, c’est de retourner au Canada ». Bien qu’un déménagement soit contraignant sur de nombreux plans, la mère de famille « ne risquera pas la vie de [son] enfant pour rester aux États-Unis ». François croit que si cette décision devait être prise, il serait probablement triste, car même si le Canada lui manque, il aime beaucoup son école et a grandi ici.
Shane est confronté au même dilemme, se préparant à la possibilité de déménager au Canada, sans le vouloir réellement : « Je ne veux pas avoir à fuir ma maison. Je veux un avenir où je peux prendre mon temps pour déménager, après avoir trouvé un partenaire et l’endroit parfait pour m’installer. » Le Canado-Américain se considère toutefois privilégié d’avoir la possibilité de quitter le pays en cas de nécessité, contrairement à ses ami·es queer qui n’ont pas la double nationalité.
Quant à Ann, le sujet est aussi « sur la table », notamment après que sa fille de 17 ans lui a dit ne pas vouloir « rester dans ce pays ». Le retour est cependant difficilement envisageable pour elle, sa compagne et ses beaux-enfants n’ayant pas la nationalité canadienne. Elle se retrouve alors entre les deux pays, sa fille et son cœur au Canada, et sa compagne et sa vie aux États-Unis. Quant à son bras, il est tatoué d’une fleur de lys et d’une feuille d’érable, comme elle nous le montre à l’écran avant de raccrocher.
C’est un mardi soir pluvieux, et la rue Jean-Talon Ouest est quasi déserte, si ce n’est quelques voitures et des passant·es pressé·es de rentrer chez eux. Après une succession de commerces fermés et de bars vides, une vitrine illuminée attire le regard. Derrière les grandes fenêtres d’une brasserie, une foule animée, majoritairement féminine, s’affaire autour des tables.
En poussant la porte, un joyeux brouhaha nous enveloppe. Les tintements des verres se mêlent aux éclats de voix, recouverts par la chanson Flowers de Miley Cyrus. La salle est presque pleine, et les dernier·ères arrivé·es patientent pour être placé·es. Des groupes d’ami·es, des couples et des personnes seules occupent les tables et le comptoir, jetant un œil à l’un des cinq écrans de télévision accrochés au mur. Certain·es arborent un chandail de hockey rouge.
Pourtant, ici, ce n’est pas un bar sportif comme les autres. Le Nadia est un espace entièrement dédié à la diffusion du sport féminin. Créé il y a un an par Catherine D. Lapointe et Caroline Côté, le projet, encore nomade, investit différents bars montréalais pour organiser des soirées de diffusion de hockey, de soccer ou encore de basketball féminin. Leur objectif : rendre visible des sports encore « trop souvent marginalisés, sous-financés et invisibles », comme le présentent les fondatrices.
Ce soir, c’est à la Brasserie Harricana que le Nadia prend place pour un match de la nouvelle Ligue professionnelle de hockey féminin (LPHF) : la Victoire de Montréal affronte les Sceptres de Toronto, respectivement premières et deuxièmes du classement.
Il est 19 h passées quand les écrans s’animent, dévoilant l’entrée des joueuses sur la glace. Assise entre ses parents, une petite fille pointe l’écran du doigt, les yeux pétillants d’excitation. Le coup de sifflet retentit, et la musique s’interrompt pour laisser place aux commentaires. Le public porte alors son attention sur le match, tout en continuant à jaser.
Le sport féminin peu accessible au public
Aujourd’hui, « aucun espace à Montréal ne garantit un accès constant au sport féminin », déplorent les fondatrices du Nadia. Alors que les matchs des Canadiens, l’équipe masculine, sont retransmis « à chaque pâté de maison », il est bien plus ardu de suivre la Victoire de Montréal, regrette Catherine D. Lapointe. Et pourtant, la demande est là. « Il y a un imaginaire collectif qui ne prend pas en compte le sport féminin, mais sur le terrain, le public est bien présent », relate Caroline Côté, qui rappelle en toute logique que « si l’offre n’est pas disponible, on ne peut pas la consommer ».
Attablée au comptoir, Valérie, une trentenaire au hoodie rouge, attend le début du match un verre à la main. Elle confie ne pas pouvoir suivre la LPHF depuis chez elle, n’ayant pas de télé. Le Nadia lui permet ainsi de suivre le match de ce soir dans une ambiance conviviale, alors qu’aucun bar ne le diffusait à sa connaissance.
Un espace inclusif
Le Nadia ne vise pas seulement à accroître le sport féminin, mais également le public féminin, encore minoritaire dans les espaces de diffusion. Les bars sportifs traditionnels sont souvent des lieux de rassemblements masculins, dans lesquels la présence de femmes est parfois remise en question. Habituées de ces endroits, Catherine D. Lapointe a « toujours été la fille qu’on cruise parce qu’elle est dans un bar », tandis que Caroline Côté s’est souvent fait dire que ses connaissances sportives étaient insuffisantes.
Au-delà d’être un « simple » bar sportif, le Nadia se veut un « espace inclusif et sécuritaire » où tous·tes les amateur·ices de sport pourraient se réunir « sans complexe », comme le décrivent les fondatrices. L’ambiance est « fullrelax et inclusive », témoigne Valérie, qui ne se reconnaît pas dans l’atmosphère des bars sportifs traditionnels : « Ce n’est pas tant ma vibe. »
Que ce soit sur le plan du genre, de l’âge, ou du niveau de d’expertise, le public du Nadia est « vraiment diversifié », affirment fièrement ses entrepreneuses. Cette mixité contribue à une atmosphère plus détendue et bienveillante. Lorsque des problèmes techniques interrompent la diffusion, Catherine D. Lapointe était étonnée que le public reste calme. Et lorsque l’équipe locale perd, les clients quittent dans la bonne humeur.
Ce soir-là, la Victoire de Montréal semble toutefois bien partie pour l’emporter. Après avoir concédé un premier but, l’équipe montréalaise égalise avant de prendre l’avantage grâce à un tir en pleine lucarne de Marie-Philip Poulin. La salle du Nadia exulte, applaudissant et s’exclamant entre deux bouchées de burger.
Inspirer les spectacteur·ices
Assister à de tels moments de joie et de communion dans leur bar ne laisse pas Catherine D. Lapointe et Caroline Côté insensibles. « On pleure beaucoup », avouent-elles en riant. « Le Nadia, c’est un projet qui porte une mission, celle de faire rayonner les femmes à travers le sport », explique l’une d’entre elles. Constater que cela fonctionne semble toucher profondément les fondatrices du projet.
Les répercussions sur le public semblent d’autant plus grandes lorsque celui est jeune. Toujours aux côtés de ses parents, la petite fille a les yeux rivés sur le match. Son père Jean-François nous explique partager la passion pour le hockey avec sa fille de cinq ans, qui « pense d’ailleurs que le hockey est seulement un sport de femmes ». Son jeune âge l’empêchant de se rendre à l’aréna trop souvent, le Nadia s’est avéré être une belle opportunité pour suivre leur équipe préférée.
Caroline Côté dit « ne pas avoir de mots » face à de tels récits. « À partir de maintenant, [cette petite fille] a le droit de devenir une Marie-Philip Poulin », se réjouit-elle, les yeux humides. Regrettant le manque de représentation dans son enfance, la co-fondatrice se réjouit de l’impact que peut avoir le Nadia sur les jeunes générations.
Quand le bar définitif ouvrira, dès que possible l’espèrent les fondatrices, Jean-François et sa fille s’y rendront « tous les jours ». En attendant, la soirée au Nadia continue, et le troisième but de la Victoire ne tardera pas à faire chavirer la salle une dernière fois.
CRÉDIT PHOTO: Des spectatrices devant le match Montréal VS Toronto dans le bar du Nadia – Charline Caro
« Ouais on n’a pas cours ! » C’est le cri de joie poussé par un élève de 3e secondaire en arrivant dans sa salle de classe en ce mercredi matin. Ses camarades viennent de lui apprendre que le cours d’anglais est remplacé par un atelier « sur les écrans ».
Le Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (CIEL) est un jeune organisme qui cherche à ouvrir la conversation autour des enjeux numériques. À travers des ateliers d’une heure, les intervenant·es du CIEL s’immiscent dans les écoles de Montréal et du Québec pour parler d’écrans avec des jeunes de 9 à 17 ans.
Aujourd’hui, c’est Emmanuelle Parent, doctorante en communication et directrice générale du CIEL, qui est chargée d’animer l’atelier dans cette école de l’Est de Montréal. En arrivant dans la classe, l’intervenante du jour se présente, devant les visages intrigués des élèves, et le regard encadrant de l’enseignante. Après quelques mots d’introduction, elle demande : « Qui pense avoir un problème avec les écrans ? » À la réponse « oui », personne ne se manifeste. Même chose pour le « non ». Puis, lorsque l’intervenante propose l’option « quelque part entre les deux », la majorité lève sa main.
Mais qu’est-ce qu’avoir un problème avec les écrans ? Pour une élève installée au deuxième rang, c’est « quand ton cell est ta seule activité ». Une de ses camarades corrobore timidement : « C’est quand tu fais que scroller. »
L’intervenante demande alors à qui il est déjà arrivé de scroller trop longtemps, en levant elle-même la main. D’abord hésitant·es, tous·tes les élèves ou presque finissent par se manifester.
Un « problème de jeunes »
Emmanuelle Parent a co-fondé le CIEL pour créer un espace de dialogue autour des écrans où les jeunes ne se sentiraient pas jugé·es, nous explique-t-elle en entrevue. Même si les choses s’améliorent progressivement, le discours dominant tend selon elle à culpabiliser les adolescent·es sur leur consommation d’écran. Les ateliers du CIEL sont ainsi une opportunité pour les 9-17 ans de s’exprimer sur ces enjeux qui les concernent, alors qu’« on parle beaucoup des jeunes, mais pas avec les jeunes », dénonce l’intervenante.
Consciente que les élèves savent les stéréotypes dont ils et elles font l’objet, Emmanuelle Parent leur demande : « Est-ce que c’est juste un problème de jeunes ? » Cette fois-ci, pas de temps d’hésitation avant que de nombreux « non ! » s’élèvent dans toute la classe. Un élève appuie : « Ben là, eux aussi ils sont addicts ! », une autre renchérit : « Ils utilisent l’excuse du travail pour être sur leur cell ! »
Comprendre le temps d’écran
C’est l’heure du premier exercice de la séance. Après quinze minutes de discussion, l’intervenante demande aux jeunes de sortir leur cell et de regarder leur moyenne quotidienne de temps d’écran. Une excitation s’empare alors des élèves, pressé·es de dégainer exceptionnellement leur téléphone, et de découvrir leur statistique personnelle.
Chacun·e donne alors son temps à ses ami·es. Un élève déclare 1 h 45. « Oh ça va toi t’es bien ! », déclare son voisin. Une autre affiche 9 h 18. Ses amies rigolent : « En même temps tu te couches à 2h du mat’ ! »
L’intervenante passe dans les rangs, observe les réactions, et discute avec les jeunes dans un joyeux brouhaha. Elle ne réagit toutefois pas aux temps d’écran des élèves, qu’ils passent 1 h 45 ou 9 h 18 par jour sur leur téléphone. Interrogée sur cette approche, elle explique qu’une heure d’atelier n’est pas suffisante pour dire à un jeune que son temps d’écran est trop élevé. « On ne connaît pas leur vie à la maison », appuie-t-elle, « peut-être que leurs parents travaillent le soir, peut-être qu’ils n’ont pas l’argent pour s’inscrire à une équipe sportive, peut-être qu’ils vivent du stress. » Le téléphone est parfois un moyen d’échapper à des problèmes personnels.
Le CIEL veut rompre avec le discours soutenant que « les jeunes sont tout le temps sur leur cell », qui revient davantage à culpabiliser qu’à outiller, selon Emmanuelle Parent. « Imagine; tu as vécu toute ta vie de même, et il y a une madame qui vient te dire que ce n’est pas correct. Je ne vois vraiment pas comment ça peut aider », défend-elle. Pour amener les élèves à adopter de saines habitudes de vie, l’intervenante va plutôt les inviter à se poser les bonnes questions.
Une fois le calme revenu dans la classe, l’animatrice retourne au tableau et demande aux élèves ce qu’ils considèrent comme un temps d’écran idéal. « Trois heures », s’exclament quelques jeunes, tandis que d’autres disent plutôt quatre, cinq heures. En guise de réponse, l’intervenante note au tableau le nombre d’heures disponibles dans une journée, puis le temps occupé par une bonne nuit de sommeil, les cours d’école, et les activités essentielles. À la fin, il reste cinq ou six heures de libres. Rapporté à leur temps d’écran, les élèves en viennent eux-mêmes à la conclusion que leur cellulaire prend potentiellement trop de place dans leur journée.
Le temps d’écran demeure toutefois un indicateur incomplet, car il ne reflète pas la qualité de l’utilisation, nuance Emmanuelle Parent. Il faut aussi se demander comment est utilisé le cellulaire, quel contenu est consommé, et dans quel contexte. Les intervenant·es du CIEL encouragent ainsi les élèves à regarder les applications sur lesquelles ils passent le plus de temps. Lorsque c’est Spotify, pour écouter de la musique, ou Snapchat, pour parler avec des amis, les jeunes l’acceptent bien. Mais lorsque le temps d’écran se concentre sur Tik Tok ou d’autres applications de courtes vidéos, les réactions sont plus négatives, rapporte l’intervenante.
Reprendre le contrôle sur son attention
Les jeunes sont ainsi parfois frustré·es de dépasser leurs limites personnelles, et de passer « une heure au lieu d’une demi-heure sur Tik Tok », relate la directrice du CIEL. Pour leur donner les moyens d’agir, l’animatrice s’attache à expliquer aux jeunes les stratégies employées par les plateformes numériques pour retenir leur attention. Certaines étaient déjà connues des élèves du jour, comme le swipe sans fin sur Instagram, ou la lecture automatique sur Netflix.
Pour compléter le cours de marketing, l’animatrice interroge la classe sur la viabilité économique de ces applications, alors qu’elles sont souvent gratuites. Les élèves ne semblent pas trouver la recette miracle, sauf une, qui lance : « Si c’est gratuit, c’est que c’est toi la marchandise ». Emmanuelle Parent acquiesce, avant de leur expliquer la logique publicitaire de ces entreprises, qui ont intérêt à nous garder le plus longtemps possible en ligne.
« Comprendre comment fonctionnent les médias sociaux est un facteur de protection », analyse après coup l’intervenante. Même si cette partie de l’atelier n’est pas la plus populaire, car plus théorique, elle permet d’outiller les jeunes pour réguler leur consommation d’écran.
Faire le lien avec les adultes
Après une heure de discussions et d’exercices, Emmanuelle Parent demande aux élèves s’ils ont un message à faire passer aux adultes. Les interventions se bousculent : « C’est normal de faire des écrans », « il y a aussi des bienfaits », « on suit l’exemple des adultes », « la plupart du temps c’est pour communiquer avec nos amis ». L’animatrice commence à bien connaître ces revendications, qui reviennent souvent dans les ateliers. En dehors des écoles, la directrice du CIEL se donne pour mission de porter la parole des jeunes dans le monde des adultes. Elle transmettra ainsi les messages de ces 3e secondaire à des journalistes, des politiques et des expert·es, sûrement étonné·es d’apprendre que les jeunes aussi sont critiques des écrans, si l’on en croit son expérience.
Alors que la sonnerie s’apprête à retentir, l’animatrice sollicite l’avis des jeunes sur l’atelier. Tout en rangeant leurs affaires, des jeunes lancent que c’était « fun », « très bien », avant d’applaudir à l’unanimité. Après qu’elles et ils ont quitté la classe, l’enseignante nous confie que « quand c’est plate, les jeunes le disent, ils ne sont pas gênés ». L’intervenante peut alors estimer que l’atelier du jour est réussi.
CRÉDIT PHOTO: image d’illustration fournie par le CIEL – Aline Dubois
Alors qu’en France, le gouvernement envisage de légaliser le casino en ligne, les professionnel·les en dépendance s’interrogent sur la portée préventive d’une telle mesure. Au Québec, ces jeux sont légaux et encadrés par l’État depuis 2010. Une occasion de voir ce qui a fonctionné, ou non.
Au début, c’était le poker. Puis les machines à sous. Mais c’est avec les jeux de casino en ligne que Jonathan*, résidant en Abitibi-Témiscamingue, a développé une addiction au jeu : « C’est vraiment là que je me suis fait le plus de mal », raconte-t-il. La différence, c’est que le casino en ligne était accessible 24h/24 sur son cellulaire. « Je n’avais pas besoin d’aller nulle part, je restais chez nous. » Il se met alors à jouer dans la cuisine, aux toilettes, et en présence de sa famille.
« Les jeux de casino sont ceux qui génèrent le plus de problèmes pour les joueurs », rapporte Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Lorsqu’ils sont en ligne, ces jeux sont d’autant plus addictifs qu’ils sont disponibles en tout temps et dénués de contrôle social. « Les joueurs se promènent avec le casino dans leur poche », illustre Mme Kairouz.
Face au risque élevé de dépendance au casino en ligne, les États choisissent de l’interdire ou de le réguler. Au Québec, ces jeux sont légaux et régis par le gouvernement provincial, par l’entremise de Loto-Québec. En France, ils restent interdits, mais le gouvernement a annoncé cet automne son intention de les légaliser. Pour évaluer si la légalisation peut permettre un encadrement plus efficace, L’Esprit Libre s’est entretenu avec des expert·es en prévention des deux côtés de l’Atlantique.
France : légaliser pour encadrer
« On sait bien que c’est mieux de réguler que de prohiber », soutient Emmanuel Benoit, directeur général de l’Association de recherche et de prévention des excès du jeu (Arpej). Pour lui, la légalisation des jeux de casino virtuels en France serait un moyen d’encadrer les pratiques des joueurs, qui ont déjà accès à une offre illégale. Selon l’Autorité nationale du jeu (ANJ), entre trois et quatre millions de Français jouent chaque année à des jeux de casino en ligne sur des sites illégaux[1]. Le problème, c’est que « ces sites illicites ne prennent pas soin du joueur, il n’y a pas de prévention ni de réduction des risques », alerte le directeur de l’Arpej.
La création de plateformes agrées par l’État permettrait la mise en œuvre de mesures préventives, comme l’interdiction de jeu aux moins de 25 ans, des sessions qui ne dépassent pas deux heures, ou la possibilité de s’auto-exclure, propose M. Benoit. Des « niveaux de sécurisation », selon ses termes, qui favoriseraient une pratique de jeu plus responsable.
Ces dispositions ne sauront être véritablement efficaces si les plateformes illégales, dénuées de tout contrôle, demeurent. « L’idée, c’est aussi de faire en sorte que ces sites illicites ne puissent plus exercer, en luttant de manière encore plus forte [contre eux] », réclame le directeur de l’Arpej, qui reconnaît néanmoins qu’il sera difficile de les supprimer complètement. « Ce qui est important, c’est que la partie congrue soit la plus faible possible », estime-t-il.
Malgré la persistance très certaine d’une offre illégale, M. Benoit espère que les joueur·ses seront attiré·es par les garanties de sécurité de l’offre légale. Contrairement à leurs concurrents illicites, les sites légaux assurent aux client·es la sécurité de leur compte, de leur identité et du paiement. « Quand un opérateur a une image de fiabilité, ça marche beaucoup mieux qu’un opérateur dont on pense qu’il peut tricher », soutient le Français.
Légaliser sans précipiter
Seul pays de l’Union Européenne, avec Chypre, à interdire les jeux de casino en ligne, la France est allée de l’avant à l’automne dernier, en déposant un amendement en vue de les légaliser. Le gouvernement s’est toutefois heurté à la résistance des organismes en prévention. « C’était un peu la stupéfaction et la colère, parce que si vous voulez, ça a été fait sans préparation », raconte M. Benoit. S’ils sont plutôt favorables à une légalisation, les professionnel·les français de l’addictologie estiment néanmoins que la décision ne peut « s’ouvrir par un simple décret qui tombe comme cela pour faire de l’argent », comme le dénonce le directeur de l’Arpej. Une légalisation pourrait en effet rapporter près d’un milliard d’euros à l’État[2].
À l’image de ses confrères et consœurs en addictologie, M. Benoit appelle à « un temps de préparation, de concertation et d’équipement. » Légaliser une pratique aussi addictive nécessite de mettre la protection du joueur au centre des débats, demandent les organismes et les expert·es. Sans véritable plan d’encadrement, l’ouverture des jeux de casino en ligne risque de renforcer davantage l’addiction plutôt que de la prévenir.
Québec : une légalisation d’abord économique
Si les organismes français en prévention réclament aujourd’hui un processus de consultation, celui-ci n’a pas eu lieu au Québec, lorsque le casino en ligne était légalisé en 2010. « Il n’y en a pas eu, ils faisaient juste élargir leur offre », se souvient Anne Élizabeth Lapointe, directrice générale de la Maison Jean Lapointe, qui traite les dépendances. À l’époque, plusieurs acteur·rices de la société civile critiquent le manque de considérations du gouvernement pour les impacts sur la santé publique, réclamant l’implication d’expert·es dans la mise en œuvre de la politique[3].
Pour la chercheuse à l’Université Concordia Sylvia Kairouz, l’État québécois a offert ces jeux en ligne « pour des raisons économiques. » N’ayant aucun contrôle sur l’offre illégale, la société d’État Loto-Québec a développé sa propre plateforme pour « récupérer une partie de ce marché », estime-t-elle. Le casino en ligne intègre ainsi la gamme des jeux d’argent et de hasard régulés par l’État, comme le loto, les paris sportifs ou les casinos terrestres.
Un manque d’encadrement
L’autre enjeu, la santé publique, a été relégué au second plan par la légalisation québécoise, qui ne s’est pas accompagnée d’une stratégie d’encadrement suffisante, selon les expertes rencontrées. « Au Québec, on a une offre, c’est tout », regrette Mme Kairouz.
Encadrer des pratiques aussi addictives, « ça prend une autorité indépendante », plaide la chercheuse. Contrairement à la France, qui dispose de l’Autorité nationale des jeux, la Belle Province ne s’appuie sur aucune institution indépendante pour réguler l’offre de jeu. Ici, les décisions sont entre les mains de la plateforme elle-même, soit Loto-Québec. Pour illustrer cette situation, Mme Kairouz reprend la métaphore d’une collègue : « Laisser Loto-Québec décider, c’est comme demander à Dracula de surveiller la banque de sang. »
La société d’État affirme toutefois « offrir aux joueurs un environnement de jeu à la fois intègre, divertissant et sécuritaire », grâce à des mesures de commercialisation responsable et des programmes de sensibilisation. Si Mme Lapointe reconnaît les efforts fournis par Loto-Québec pour inciter au jeu responsable, elle estime qu’ils « pourraient en faire plus, évidemment. » Pour Mme Kairouz, ces mesures servent juste « l’image corporative » de la société d’État. De son côté, Loto-Québec n’a pas donné suite aux sollicitations d’entrevue de L’Esprit Libre.
Une offre illégale persistante
En parallèle, les sites de jeux illégaux sont toujours aussi nombreux qu’en 2010, tout comme les joueur·ses qui les fréquentent[4]. « C’est une suite infinie de jeux, il y en a de toutes les sortes, toutes les semaines », témoigne Jonathan, ancien joueur de casino en ligne. Loto-Québec estime capter 50% du jeu en ligne dans la province. L’autre moitié des joueur·ses continue de fréquenter les sites illicites, qui représentent une concurrence importante pour les services de l’État. Gérées par des sociétés privées souvent déclarées à l’étranger, ces plateformes échappent encore majoritairement aux tentatives de blocage.
En présence de ces deux offres, Jonathan admet préférer les sites illicites à Loto-Québec, car plus attractifs. Ces plateformes ne sont en effet soumises à aucune limite, et peuvent inciter les joueurs autant qu’elles le veulent. « Tu reçois des promotions à tout bout de champ, on te dit “Hey, t’as pas joué depuis longtemps, reviens on va te donner de l’argent”», raconte le joueur désormais abstinent.
Finalement, en rendant le casino en ligne légal au Québec, Mme Kairouz ne sait pas « si on a vraiment protégé la population. » L’offre est simplement plus grande, tout comme le nombre de joueur·ses, qui connaît une ascension exponentielle depuis 10 ans[5].
Le Québec, un contre-exemple ?
Si les expertes rencontrées à Montréal ne sont pas défavorables en théorie à la légalisation du casino en ligne, elles estiment qu’au niveau de l’encadrement, « le Québec est l’exemple à ne pas suivre », pour reprendre les termes employés par Mme Kairouz. La Belle Province devrait même selon elle « regarder vers la France », qui dispose d’une autorité indépendante pour réguler le jeu, et qui laisse davantage place au débat dans le cadre de la légalisation.
De son côté, Mme Lapointe appelle le législateur français à « s’assurer qu’il n’y aura pas de débordement et que les gens ne laisseront pas leur peau. Parce que finalement, c’est un peu ça qu’on voit ici, malheureusement. »
*Le prénom a été modifié pour préserver l’identité du témoin.
En juillet 2023, j’avais eu l’occasion de participer à la projection de Dosed : Trip of a Lifetime au vieux cinéma Mayfair à Ottawa. Il s’agit d’un documentaire retraçant le périple d’une femme de Colombie-Britannique dans sa lutte contre le cancer. Dans son processus d’acceptation de sa condition, elle utilise des champignons magiques à des fins thérapeutiques. Après quoi, j’ai pu assister à une table ronde sur le sujet, qui faisait clairement état du regain d’intérêt récent chez les chercheur·euse·s, et les journalistes[i] pour les vertus de la thérapie au moyen des enthéogènes. À mon sens, il ressort ce qui suit : un changement de mentalité s’opère enfin. Après des années d’hostilité à seulement aborder le sujet, on essaie désormais, pour changer, de se poser des questions et d’y répondre honnêtement. Avec cette ouverture d’esprit renouvelée, après des décennies de répression issue d’une mentalité obtuse et réactionnaire, il est possible de se pencher, avec un éclairage nouveau, sur l’idée d’une spiritualité révolutionnaire et du potentiel d’utilisation des enthéogènes[ii] dans les luttes anti-hégémoniques.
Pour mieux illustrer cette idée, je ferai d’abord un tour d’horizon des tensions à multiples facettes entre le militantisme psychédélique d’un côté et l’État de l’autre, qui a ses racines notamment aux États-Unis. Au Canada aussi, la situation reste confuse; c’est ce que je tenterai de montrer à travers mon expérience personnelle avec l’univers des enthéogènes. Au-delà de l’oscillation entre illégalité et libération révolutionnaire, une chose ressort : les champignons sont souvent diabolisés à tort. Cela ne veut pas dire qu’ils sont sans risque, et leur consommation doit être un choix éclairé. Aussi, comme ils sont illégaux, il y a toujours un risque de problèmes avec les autorités, malheureusement.
Dans le cadre de cet article, je voudrais notamment revenir sur l’importance qu’avait occupée l’exploration des états de conscience non ordinaires dans la révolution culturelle, politique et sociale des années 1960 et la réémergence d’une scène psychédélique ouverte à Ottawa grâce, entre autres, aux dispensaires de champignons magiques qui pullulent au centre-ville de la capitale et même le lancement d’un programme d’études psychédéliques à l’Université d’Ottawa[iii]. Ce sera l’occasion de souligner l’absence de la gauche de cette scène, par rapport de celle des années 1960, qui a pourtant énormément de potentiel en termes d’horizons de revendication. Parmi les dossiers abordés lors de la table ronde organisée après la projection du film, on dénombrait :
la médicalisation des enthéogènes, qui ont aussi une importante signification spirituelle;
l’équité d’accès, notamment pour les personnes noires, autochtones ou racisées[iv];
les enjeux écologiques, dont la dilapidation des sources d’approvisionnement en peyotl et en Ayahuasca[v], entre autres;
le fait que nous en serions à un moment charnière de l’histoire des relations entre les psychédéliques et la civilisation occidentale.
Le militantisme psychédélique : des années 1960 à aujourd’hui
Dans les années 1960, faire partie d’un mouvement de gauche allait de pair avec la consommation d’enthéogènes, et fumer un joint était même perçu comme un acte de défiance révolutionnaire[vi], un « grand refus » en faveur d’une « renaissance culturelle alimentée par [une] force qui a fait éclater l’étau de la morale bourgeoise et l’éthique de travail protestante »[vii]. Aussi, la relation entre l’arène politique et la marijuana est, à bien des égards, semblable à celle qu’elle entretient avec les autres enthéogènes, dont les champignons[viii]. Le caractère illégal de ces derniers renforce leur caractère initiatique, et dans le cas du militantisme, l’engagement à un compromis antiautoritaire et anti-civilisationnel. En effet, cela revient à affirmer qu’il n’y a pas de différence entre celles et ceux qui se trouvent en dehors et celles et ceux qui se trouvent à l’intérieur. Dans l’esprit de ce militantisme, il y a l’idée que nous sommes toutes et tous incarcéré«e«s dans la prison de l’État, notre ennemi commun. Cela dit, de nos jours, les autorités tendent à avoir le même avis sur la répression des champignons comme celle de la ganjah aux derniers moments de la prohibition, c’est-à-dire comme une pure perte de temps[ix]. Néanmoins, si cela ne représentait pas un danger pour le pouvoir, les enthéogènes ne seraient pas contrôlés.
Je crois nécessaire de souligner ici que la marijuana avait été interdite pour des motifs politiques et économiques, notamment comme prétexte de répression des travailleur·euse·s mexicain·e·s[x], et pour favoriser l’industrie du nylon. Pour certaines organisations, dont le Weather Underground, guérilla révolutionnaire étatsunienne, seule une personne qui fumait du cannabis pouvait être digne de confiance. Le cannabis devenait même un instrument de recrutement, face à l’attitude irrationnelle des autorités[xi]. Si je me donne la peine de parler autant du cannabis, c’est qu’il y a assurément un parallèle à faire avec la situation actuelle en ce qui a trait aux champignons magiques. Le plus surprenant c’est que, dès 1972, au Canada, la commission Le Dain avait conclu que l’usage récréatif de la marijuana comportait que très peu de risque et invitait le gouvernement canadien à le légaliser[xii]. Encore une fois, les constats sont similaires pour les champignons magiques. Qui plus est, on commence aujourd’hui à déconstruire l’idéologie selon laquelle il doit y avoir une limite claire entre l’usage récréatif et l’usage médicinal du cannabis. En effet, il s’agit d’une plante médicinale qui peut procurer du plaisir tout en étant un médicament[xiii]. C’est un des aspects que la médecine ne comprenait pas initialement, à voir si elle comprend vraiment de nos jours. En effet, comment expliquer à un ou une médecin que l’utilisation de la ganjah ou des champignons n’impliquent pas nécessairement de diagnostic qui appelle à une dose précise et une dose précise n’a pas d’effet précis[xiv]. En effet, une même dose chez une même personne deux fois de suite produit des effets qui peuvent être radicalement différents. Pour deux personnes distinctes, les effets sont donc d’autant plus divergents. Néanmoins, on en connaît davantage sur le cannabis que sur la pénicilline et il s’agit d’un des médicaments les plus sécuritaires qui soient[xv]. On peut affirmer la même chose sur les champignons magiques en ce qui a trait à leur toxicité et en fait, elle serait encore moindre[xvi].
Également d’intérêt, d’un point de vue politique, les désaccords qui existaient, dans les années 1960, entre Tymothy Leary et Aldous Huxley. Le premier était un professeur de Harvard déchu et le prophète iconique du LSD lors de l’« été de l’amour » (Summer of Love). Le deuxième était un écrivain britannique, auteur de The Doors of Perception, ouvrage culte qui porte sur ses expériences avec le Peyotl, un cactus enthéogène originaire du Mexique et du Sud des États-Unis. Huxley croyait que l’usage des enthéogènes devait être limité aux élites, alors que pour Leary, n’importe qui devait pouvoir avoir une expérience transcendantale, peu importe sa classe sociale. Il voulait démocratiser le pouvoir transformateur des expériences enthéogènes[xvii]. Pour Leary, les limites de la mentalité de nos sociétés modernes, et les structures sous-jacentes, qu’elles soient politiques, économiques, sociales, seraient des états de conscience provoqués par nos drogues de choix : le café et l’alcool. Il s’agissait alors de remplacer ces drogues par des enthéogènes[xviii]. Comme le dit Martin A. Lee dans son ouvrage, « leur engouement pour les enthéogènes symbolisait leur tentative de saisir le contrôle des moyens de production mentale »[xix]. Or, d’une certaine manière, la position d’Huxley est reflétée dans la position élitiste des gouvernements, qui restreignent leur usage aux chercheur·euse·s, aux cancéreux·euses et aux vétéran·e·s. D’aucun·e·s pointeront du doigt la situation peu glorieuse de Leary, qui finit par devenir fugitif un temps en Algérie, avant de se faire arrêter en Afghanistan, et la mauvaise influence qu’il a pu constituer en matière de consommation responsable. Néanmoins, il s’agit au bout du compte d’une question d’éducation, comme dans tous les cas où un pouvoir instrumentalise l’ignorance et la peur. Pour Leary, le LSD ne pouvait rester dans l’ombre. Il fallait donner des cours sur le sujet dans les collèges et les universités[xx].
Il convient aussi de préciser que, même si le LSD n’est pas une plante médicinale à proprement parler, il est synthétisé à partir de l’ergot de seigle. Par conséquent, nous pouvons le considérer comme un enthéogène semi-synthétique. Cela dit, la philosophie relative à l’usage du LSD était, dans les années 1960, essentiellement la même que pour le cannabis. Ainsi, pour les chimistes qui assuraient initialement sa fabrication, dont Owsley Stanley, Nick Sand et Tim Scully, l’objectif était d’en distribuer le plus possible au plus bas prix[xxi], et ce, dans le but de lancer un processus révolutionnaire.
Malheureusement, les fausses nouvelles ne datent pas d’hier et les gouvernements de l’époque s’étaient livrés à une campagne de salissage en présentant, entre autres, des résultats fabriqués de recherche disant que les enthéogènes affectaient le code génétique[xxii]. En fait, une bonne partie des mauvaises expériences de l’époque attribuées au LSD ont tout aussi bien pu être causées par la mauvaise presse des médias soutenue par le gouvernement[xxiii]. Par ailleurs, il est fascinant de penser que le champignon pourrait lui-même être le remède à l’anxiété qui entoure son achat et sa consommation en contexte d’illégalité. Manger le champignon ou l’acide comme un acte révolutionnaire. Quelle idée! Or, on peut présumer qu’il s’agit d’un acte qui a poussé plus d’un des membres de la bourgeoisie à rejoindre le fameux cri de ralliement de Fred Hampton : « Je suis un révolutionnaire! ».
Leary n’est pas un personnage controversé sans raison. Certains lui attribuent la responsabilité de la fin du mouvement hippie, d’autres le décrivent comme un personnage mégalomaniaque[xxiv]. Quoi qu’il en soit, il a pu profiter du climat d’agitation politique de l’époque pour lancer ses propres slogans provocateurs : le « léninisme lysergique »[xxv], formule racoleuse destinée surtout à la provocation, qui laisse entendre un amalgame de la pensée révolutionnaire marxiste-léniniste et de la culture psychédélique. L’adjectif « lysergique » fait référence au diéthylamide de l’acide lysergique ou LSD. Parmi ses autres slogans incendiaires, « Laissons l’État se désintégrer »[xxvi], sans parler de la célèbre maxime « Turn on, tune in, drop out », qu’il avait prononcée à Haight-Ahsbury. Ce quartier célèbre de San Francisco était un centre de la pensée culturelle et politique de l’époque. Il s’agissait d’un véritable incubateur pour un foisonnement d’idées toutes plus radicales qu’excentriques les unes les autres et qui allaient animer la révolution psychédélique[xxvii]. Parmi les divers groupes politiques qui revendiquaient l’utilisation du LSD, on trouvait les Diggers, un groupe anarchiste qui rejetait à la fois la New Left et le mysticisme à l’eau de rose de certains groupes psychédéliques. Nommé d’après un groupe de libertaires britannique du XVIIe siècle, il est essentiellement né de la scission de membres d’une troupe de mimes qui faisaient de la satire politique. Devançant même l’anarchiste Hakim Bey et ses zones autonomes temporaires, les Diggers souhaitaient vivre la liberté immédiatement sans aucun compromis, comme si la révolution avait déjà eu lieu. Évidemment, le LSD comme moyen d’expansion de la conscience était instrumental dans leurs mises en scène théâtrales de la vie libre dans les rues de San Francisco. Ielles s’opposaient à toute forme d’activité lucrative, distribuaient de la nourriture aux sans-abris et tenaient même un magasin d’articles « libérés » gratuits, le plus souvent donnés par les marchands locaux, avec des paniers remplis de billets pour celles et ceux qui se trouvaient dans le besoin. Ielles s’immisçaient aussi dans les be-in pour distribuer des dizaines de milliers de doses de LSD gratuites, préparées par nul autre que l’un des chimistes-robin-des-bois de l’époque, Oswsley. Leur motivation était de s’autonomiser par rapport au système politique, économique et social dominant aux États-Unis à l’époque, comme première étape d’une transformation plus large. Le groupe était composé d’hommes et de femmes et n’avait aucun chef. Ielles préféraient aussi œuvrer dans l’anonymat et se méfiaient énormément des grands médias et de leurs multiples biais[xxviii]. Les Diggers se trouvaient à l’antithèse du psychédélisme bon enfant des Beatles, qui consommaient allègrement du LSD pendant la création de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts. Enfin, même le plus modéré des Beatles, Paul McCartney, avait affirmé à propos du LSD, dans une entrevue avec le magazine Life : « It opened my eyes. It made me a better, more honest, more tolerant member of society. »[xxix] Pour lui, si les dirigeant·e·s prenaient du LSD, ielles « banniraient la guerre, la pauvreté et la famine ». Je ne doute pas de la première affirmation, mais pour ce qui est de la deuxième, il s’agit du genre de naïveté que les Diggers rejetaient fermement. Pour changer les choses, il fallait aussi agir[xxx]. Enfin, ielles étaient aussi écologistes![xxxi].
Jerry Ruby, une autre figure importante de la scène psychédélique, membre des Yippies, affirmait que le LSD lui avait permis de comprendre que « la réalité était avant tout l’action » et, avec son compagnon militant Abbie Hoffman, ils utilisaient le LSD comme instrument de subversion, pour aider les gens à se sortir du carcan mental qui les empêchait d’agir. L’acide permettait aussi d’agir davantage sur la base de l’intuition, de se débarrasser de la « maladie de cerveau » qu’est l’idéologie et de « foutre ce qu’ielles avaient bien envie de foutre ». Le LSD amplifiait décidément l’impression de traverser une période à proprement parler révolutionnaire, et ielles n’avaient pas tort. Dans son pamphlet Do it[xxxii], Hoffman déclare :
Dans les rassemblements aux quatre coins de la Terre, Bob Dylan remplacera l’hymne national.
Il n’y aura plus de prisons, de tribunaux ou de police.
La Maison-Blanche deviendrait un refuge pour toute personne sans logement à Washington.
Le monde deviendra une vaste commune avec de la nourriture, de l’hébergement gratuit et à l’intérieur de laquelle tout sera partagé.
Toutes les montres et les horloges seront détruites.
Le pentagone sera remplacé par une ferme de LSD expérimentale…[xxxiii]
Les Yippies avaient fait tout un vacarme lors de la convention démocrate de 1968, faisant circuler des revendications qui comprenaient « la légalisation du cannabis et du LSD, l’abolition de l’argent, le désarmement de la police de Chicago » et la copulation généralisée et permanente de tout le monde avec le monde![xxxiv] Un autre groupe anarchisant de l’époque, les Motherfuckers, est un peu l’un des précurseurs des Blacks Blocs, ce mouvement principalement anarchoféministe et antimondialisation, de personnes qui se masquent de noir et infiltrent les manifestations pour casser les vitres des commerces de multinationales, entre autres une forme de vandalisme[xxxv]. Sous les effets de fortes doses d’enthéogènes et de drogues, ielles se mettaient à courir dans les rues, endommageant des voitures, cassant des vitrines. L’expérience psychédélique devenait alors hautement cathartique et opérait toute une libération psychique. Pour ielles également, l’activité révolutionnaire était inséparable de l’expansion de la conscience par les enthéogènes[xxxvi]. Fait intéressant, les Motherfuckers s’étaient liés, comme les White Panthers, avec les hippies qui ont inventé le punk, MC5. Les Motherfuckers ont en quelque sorte préfiguré la violence qui allait être perpétrée par d’autres groupes de gauche, dont le Weather Underground.
Le Weather Underground est un cas intéressant. Il s’agit d’un groupe armé dissident du Students for a Democratic Society (SDS), un mouvement étudiant. Le choix de la clandestinité des membres fondateurs avait été motivé par leurs expériences avec le LSD. Ces gens s’y opposaient d’abord, mais une faction des Yippies, appelée Crazies, avait mis du LSD dans le vin des participant·e·s à un rassemblement du Weather Underground, qui s’est rapidement transformé en événement festif[xxxvii]. Évidemment, le LSD ne faisait pas les révolutionnaires, mais son utilisation visait à surmonter certaines inhibitions. Dans son livre, Martin Lee explique que le Weather Underground était majoritairement composé de personnes blanches de classe moyenne ou de classes plus élevées, hantés par un complexe de culpabilité du fait qu’ielles étaient blanc·che·s. Les attentats terroristes devenaient alors un moyen d’offrir du sang blanc en réparation et de prouver aux Afro-Américain·e·s, aux Vietnamien·ne·s, etc. que la gauche américaine était sérieuse dans sa lutte contre l’impérialisme américain. Cela allait les pousser à une transformation extrême de leur mode de vie, dans des communes, abolissant toute relation exclusive (People who fuck together, fight together; les gens qui baisent ensemble se battent ensemble). Ils utilisaient aussi des doses considérables de LSD pour s’exorciser de toute caractéristique bourgeoise. Enfin, toute cette orientation me semble mal choisie, puisque le LSD aurait dû aider à surmonter le complexe de culpabilité SANS effusion de sang, ce qui prouve une fois de plus que prendre des enthéogènes ne constitue pas une pilule magique. Simplement pour illustrer à quel point le Weather Undeground pouvait commettre de terribles erreurs de jugement, le groupe a, par exemple, fait l’éloge de Charles Manson et du fait que ce dernier avait liquidé des bourgeois[xxxviii]. Or, Manson allait devenir le modèle de James Mason, célèbre auteur néonazi étatsunien.
Dans tous les cas, les enthéogènes ne se trouvaient pas seulement entre les mains des révolutionnaires. Entre autres, sa consommation était répandue parmi les soldat·e·s étatsunien·ne·s au Vietnam, qui en prenaient même en situation de combat, ce qui sera représenté dans le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Cela témoigne du degré de désintégration du tissu de la société étatsunienne, et ce, jusque dans les bars malfamés de Saïgon. Bon nombre de combattants rejoignaient illico la contre-culture une fois de retour d’Asie.
D’autres organisations, certes moins politisées ont vite sombré dans le mercantilisme. C’est le cas de la Brotherhood of Eternal Love, un groupe de hippies de la Californie qui allait devenir une immense organisation internationale de distribution de LSD en provenance de la Californie et de haschich de l’Afghanistan[xxxix]. Cela dit, comme le reste du mouvement qui n’avait pas pris une posture plus militante, la fraternité a un peu été victime de son succès et de l’image de Woodstock et des festivals, sans parler de la mode vestimentaire. Rapidement, le capitalisme allait conquérir une bonne partie de ce qui restait de la contre-culture, et ce, dès le début des années 1970 voire immédiatement après l’été de l’amour de 1968. En fait, pour bien des gens, le mouvement hippie aura duré le temps de l’été de l’amour. L’avarice et le machisme, entre autres problèmes bel et bien humains, auront raison du mouvement. La répression de la part de l’État américain, la guerre contre les drogues de Nixon à Reagan n’auront été que des clous de cercueil enfoncés bien après l’effondrement du rêve… qui est susceptible de renaître aujourd’hui. S’ajoute à cela, déjà dans les années 1960, l’importante quantité d’héroïne qui a commencé a circulé aux États-Unis, en provenance de l’Asie du Sud, importée avec la complicité de la CIA[xl]. Cela aura entraîné un repli vers des communes ou l’adhésion aux spiritualités orientales, comme c’est le cas de Richard Alpert, devenu par la suite Ram Dass. Après avoir donné une quantité incroyable de LSD à un guru indien, il a constaté que celui-ci n’en était pas le moindrement affecté, ce qui l’a poussé à convoiter les enseignements de ce dernier[xli]. Son raisonnement était le suivant : si le LSD ne lui fait rien, c’est que son état de conscience est constamment dans un état d’expansion incroyable. D’autres, comme le Weather Underground, et même Leary, ont commencé à prêcher une violence désespérée : « Faire feu sur un robot-policier génocidaire en défense de la vie est un acte sacré […] La Troisième Guerre mondiale est menée par des robots aux cheveux courts qui tentent sciemment de détruire le réseau complexe de vie sauvage et libre en imposant un ordre mécanique […] Faites exploser leur esprit mécanique avec le Saint Acide… donnez-leur-en …donnez-leur-en […] Planez constamment et menez la guerre révolutionnaire! »[xlii]. Cela dit, plusieurs, dont l’auteur beat William S. Burroughs et Ken Kesey des Merry Prankster et auteur de One Flew Over the Cockoo’s Nest, soupçonnent que le LSD ait été propagé intentionnellement par la CIA. Après tout, Leary avait lui-même collaboré avec la puissante agence américaine[xliii], qui s’y connaît très bien en matière de révolutions et de coups d’État, dans la théorie comme dans la pratique.
La scène psychédélique réémergente
Au moment où sont écrites ces lignes, il y avait au moins quatre dispensaires de champignons magiques à Ottawa, tous au centre-ville, entre la rue Rideau et la rue Wellington, tout près du Parlement : Shroomyz, , une chaîne qui dispose aussi d’autres dispensaires à Toronto[xliv], Magic Mush[xlv], The Golden Teacher,[xlvi] et, enfin, Shroom World. Il est possible que les choses diffèrent au moment de la publication. À part Shroom World, tous les dispensaires ont un site Web sur lequel il est possible d’acheter leurs produits au moyen d’une carte de crédit ou d’un virement Interac. Ce ne sont là que 4 des 17 dispensaires de champignons magiques du Canada qui ont pignon sur rue à Ottawa, et il y a fort à parier que, une fois cet article publié, leur nombre sera encore plus élevé. Aussi, l’ouverture d’une première succursale de la chaîne Funguys[xlvii] a eu lieu au Québec, à Montréal, le 11 juillet 2023[xlviii]. Dès son ouverture, ce magasin a fait l’objet d’une perquisition du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM)[xlix]. Le magasin a immédiatement rouvert pour être perquisitionné de nouveau environ une semaine plus tard[l]. Le commerce a ensuite été saisi de nouveau pour rouvrir une autre fois par la suite[li]. Le commerce est, à ma connaissance, toujours ouvert à ce jour.
Tout cela se fait ouvertement et aux dires d’un commerçant interrogé à Ottawa, la police n’interfère pas avec leurs activités. Cela dit, il faudrait prendre cette déclaration avec un grain de sel, compte tenu du fait qu’un des dispensaires Shroomyz de Toronto a subi une descente la police[lii] en novembre 2022. Il faut aussi tenir compte de l’approche de la police municipale, qui peut varier d’une ville à l’autre. Cela dit, au-delà de cet aspect, pourquoi n’y a-t-il pas eu davantage de descentes? Et pourquoi pas à Ottawa, et ce, presque un an plus tard. Un des aspects qui expliquerait cette situation serait les pressions énormes exercées sur le gouvernement canadien à la lumière des résultats prometteurs en recherche sur la thérapie psychédélique, pour faciliter l’accès aux champignons magiques à des fins médicinales, et ce, entre autres, auprès des patient·e·s atteints d’un cancer incurable ou pour les vétéran·e·s[liii]. En effet, même si le Canada a déjà commencé à accorder des exemptions médicales pour l’utilisation des champignons, il n’existe pas de source d’approvisionnement contrôlée. Or, selon une certaine interprétation, l’exemption impliquerait l’obligation de fournir une source d’approvisionnement sûre. C’est pourquoi certaines personnes, parmi lesquelles les gens qui ont ouvert les dispensaires en question, parlent d’une zone grise.[liv] Or, ce n’est pas tout à fait vrai. Les champignons sont indéniablement illégaux[lv], mais il semble que, de manière officieuse, la police ait décidé de ne pas intervenir, ou d’intervenir très peu, possiblement aussi par manque de ressources. S’agirait-il d’une contestation interne au pouvoir de l’absurdité de la loi ou juste une question d’efficacité? Est-ce que les autorités ont commencé à ingérer des champignons magiques? Malheureusement, le Canada traîne quand même de la patte derrière certains pays, comme le Portugal, l’Espagne et la République tchèque, ou la possession et la culture de petites quantités sont permises[lvi], comme dans certains États aux États-Unis, entre autres[lvii].
J’ai eu l’occasion de visiter un de ces établissements, le Shroom World. Dans les paragraphes suivants, je m’inspire de mes échanges et je puise aussi dans certains ouvrages plus ou moins officieux qui se vendent en ligne. La raison en est bien simple, c’est la communauté underground qui a maintenu et transmis ce savoir qui nous est aujourd’hui parvenu et qui attend d’être redécouvert par la science. Ce sont les néo-chamanes, qui tentent de redécouvrir de grandes traditions presque perdues en Occident. Le chamanisme se retrouve dans pratiquement toutes les cultures. Il est un intermédiaire entre la communauté et le monde des esprits. Son rôle social était d’une très grande importance. Les néo-chamanes se veulent les héritiers de ces traditions en Occident, où l’inquisition a assuré leur quasi-disparition en les brûlant au bûcher. Cette communauté mérite d’être reconnue pour ce qu’elle est, une communauté en quête de bonheur et d’harmonie, et non sa réputation de hippies camés sans cervelle. La première visite était évidemment un peu angoissante. J’ai pris le temps de regarder par-dessus mon épaule à quelques reprises pour être sûr qu’une voiture de police ne m’attendrait pas au coin de la rue. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas le centre-ville d’Ottawa, si l’itinérance, les drogues comme le fentanyl et la métamphétamine et l’intoxication en public sont la norme, la présence policière est d’autant plus forte. Une fois entré, je m’avoue surpris par les dispositifs de sécurité mis en place. Il faut sonner et attendre qu’on nous ouvre. On se trouve aussi constamment surveillé par un système de vidéosurveillance. L’employé qui se trouvait à l’intérieur lors de ma première visite semblait un peu nerveux. Les produits sont affichés dans des vitrines sécurisées et les emballages sont étonnements professionnels. Malheureusement, et cela se comprend, il est difficile de connaître la provenance de ces produits et les ingrédients utilisés. Par exemple, lorsque j’ai demandé si les jujubes de champignons magiques contenaient de la gélatine d’origine végétale ou animale, le préposé m’a franchement révélé qu’il n’en avait aucune idée. Il y avait aussi du chocolat aux champignons magiques, mais dont la provenance était tout autant douteuse. Heureusement, il y avait aussi de simples capsules ou encore des champignons séchés et vendus par paquet de 7 grammes. Au début de l’année 2024, un paquet de 15 capsules de microdosage de 150 mg de psilocybine coûtait environ 40 $ et le paquet de 7 grammes de champignons magiques, 50 $.
J’ai effectué une deuxième visite un peu plus tard et j’ai eu l’occasion d’échanger davantage avec un autre employé moins nerveux. Interrogé sur la philosophie derrière ces magasins, il m’en a parlé surtout en termes de bénéfices pour la santé, que ce soit en microdosage ou pour des voyages. Essentiellement, le microdosage consiste en la prise de 0,125 ou 0,250 gramme de champignons une fois aux deux jours. Cette dose n’offre aucun effet hallucinogène, mais contribue à un niveau d’énergie et de créativité plus élevé ainsi qu’un sentiment de bien-être et de bonne humeur accentué[lviii]. Le microdosage serait aussi efficace pour traiter la dépendance, quelle qu’elle soit : nourriture, dépendance affective, drogues, et ainsi de suite[lix]. Le voyage implique généralement la prise d’au moins 1 gramme de champignons en augmentant la dose progressivement, environ 0,5 gramme à la fois pour s’accoutumer aux effets plus déstabilisants[lx]. Cela nous a aussi été confirmé par l’employé du Shroom World. La tolérance à la psilocybine s’installant très rapidement, il faut attendre au moins une semaine avant de retenter l’expérience. Il n’est pas nécessaire d’abandonner le microdosage en prévision d’un voyage. Ce deuxième employé m’expliquait tout cela en détail et me donnait l’impression d’appartenir à une communauté hautement préoccupée par une vie plus saine et plus harmonieuse.
Les champignons magiques sont considérés comme très sécuritaires, entre autres parce que la quantité de psilocybine est relativement constante d’un champignon à l’autre et même dans sa répartition dans la chair du champignon elle-même[lxi]. Ce n’est pas que sa consommation est sans danger, même si une surdose est pratiquement impossible. En effet, les enthéogènes sont des outils d’auto-exploration et thérapeutiques puissants, mais dont la toxicité est bien moindre que le café ou l’alcool, qui sont les drogues du capitalisme, l’une pour travailler des heures durant et l’autre pour s’assommer les fins de semaine et oublier la misère de l’usine. C’est du moins le portrait qu’en fait Émile Zola dans L’assommoir. , C’est aussi ce qu’en disait Terence McKenna, psychonaute et paria de la culture psychédélique[lxii]. Une expérience trop intense peut être potentiellement traumatisante pour une personne qui n’est pas préparée[lxiii]. En cas d’expérience désagréable, il faut se concentrer sur sa respiration et s’abandonner aux visions[lxiv]. La musique peut aussi être une rampe de sécurité. Le choix de piste sonore est donc très important, comme le sont tous les facteurs environnementaux : les gens avec qui on fait l’expérience, le lieu, le champignon lui-même et l’intention[lxv].
L’intention est un élément très important d’un voyage[lxvi] et d’une certaine manière, les champignons répondent aux questions posées[lxvii]. Cette expérience doit préférablement avoir lieu dans un cadre cérémonial. La cérémonie comporte les étapes suivantes : préparation, création d’un cercle, expérience, fermeture du cercle, intégration[lxviii]. Dans ce cas particulier, une dose relativement forte est nécessaire pour assurer les effets thérapeutiques[lxix]. Par rapport à l’expérience dont il est question dans le documentaire Dosed, la dose héroïque (5 grammes ou plus) serait comme une préparation à la mort, dans la mesure où la mort peut être comprise comme un état de conscience[lxx]. Les émotions négatives engendrent l’enfer, les émotions positives engendrent le paradis :
Tout est conscience et la réalité dont vous faites l’expérience est le résultat de l’état de conscience […] la personnalité est une construction temporaire que nous utilisons pour accéder à l’expérience physique [lxxi][…] Seule la conscience existe et elle engendre votre réalité[lxxii].
Cet article n’est pas l’œuvre d’un chamane en bout de parcours et la décision de consommer des champignons magiques ne devrait pas être fondée uniquement sur cet article. Les facteurs qui influencent une expérience sont multiples. Les champignons fonctionnent bien en combinaison avec le cannabis, ce qui est intéressant d’un point de vue thérapeutique, mais pas avec l’alcool[lxxiii]. Le danger le plus grave concerne cependant l’interaction avec les inhibiteurs de monoamine-oxydase, généralement des antidépresseurs, qui peuvent causer la mort[lxxiv]. Les champignons sont aussi déconseillés pour les gens atteints de troubles psychotiques ou de sérieuses maladies mentales[lxxv]. Il y a aussi, par ailleurs, un parallèle avec le cannabis, en ce sens que l’approche thérapeutique relève des autosoins gérés par le ou la patient·e. Ce type de traitement fonctionnerait aussi beaucoup plus en profondeur parce que, contrairement aux antidépresseurs, il ne traite pas seulement les symptômes, mais permet d’explorer les causes profondes de la dépression, de l’anxiété ou de la dépendance pour laisser aller ces sentiments négatifs et ces mécanismes psychologiques nuisibles[lxxvi].
Outre le fait que la substance a des effets très différents d’une personne à l’autre, une perte de pouvoir potentiellement de la classe sociale médicale pourrait partiellement être en cause dans la prohibition et la difficulté d’accès. Comme la recherche a été interdite pendant tant d’années, la science ne sait encore que peu sur les champignons magiques, mais c’est de sa faute! Pour le moment, en l’absence de source officielle, pour en apprendre davantage et de manière pratique, il faut se tourner vers la scène clandestine. C’est ce que nous avons fait en consultant les employés des dispensaires, et en lisant également des ouvrages autopubliés anonymement[lxxvii].
Or, selon un de ces auteur·trice·s, les champignons aideraient à faire face aux plus grandes souffrances humaines. Or, les plus grandes souffrances se produisent généralement lorsqu’on doit laisser aller des personnes ou des choses qui sont importantes pour nous, ce qui nous amène à questionner et possiblement à regretter nos choix. Il cite le livre The Top Five Regrets of the Dying: A life Transformed by the Dearly Departing de Bronnie Ware, dans lequel une infirmière énonce les cinq principaux regrets que les gens éprouvent à l’article de la mort :
J’aurais aimé avoir le courage de vivre ma vie comme je le voulais et non conformément aux attentes des autres
J’aurais aimé ne pas avoir autant travaillé
J’aurais aimé avoir le courage d’exprimer mes sentiments
J’aurais aimé rester en contact avec mes ami·e·s
J’aurais aimé m’être donné les moyens d’être plus heureux·euse [lxxviii]
Une intense dose de champignons magiques peut aider à surmonter ces regrets. Une expérience transcendantale s’en suivrait alors pour aider la personne à confronter et à surmonter ses regrets ou ses anxiétés. Dans le film Dosed, la dame prend jusqu’à 6 grammes de champignons d’un seul coup, ce qui constitue une solide dose à ne pas prendre à la légère ou en solo, à moins d’avoir une certaine expérience[lxxix]. Pour avoir une bonne compréhension des effets des enthéogènes par rapport à tout ce qui est normalement considéré comme des drogues ou des intoxicants, vous pourriez lire les textes de la revue sur l’Ayahuasca, qui traitent plus particulièrement de la conception chamanique des plantes médicinales, dont les champignons font partie[lxxx]. Or, contrairement à de l’Ayahuasca, beaucoup sont d’avis que les champignons peuvent être consommés en solo de manière relativement sécuritaire, et ce, moyennant certaines précautions. En fait, c’est précisément ce qui en ferait une plante médicinale susceptible de créer de fortes communautés d’appartenance loin des terres où le chamanisme est reconnu et l’utilisation des plantes médicinales encadrée par la Loi[lxxxi]. C’est pourquoi on parle de néo-chamanes. Même s’ielles ne sont pas nécessairement bien vus par les chamanes de l’Amérique du Sud, qui ont une lignée qui remonte à certaines traditions, les néo-chamanes relèvent en quelque sorte d’une lignée brisée. Quoi qu’il en soit, comme pour dans la compréhension chamanique de l’expérience enthéogène, ces substances seraient un moyen de syntoniser une fréquence distincte de l’Univers[lxxxii] ou, en d’autres mots, elles favorisent l’expansion de la conscience. L’aspect écologique de la culture du champignon et la vie en harmonie avec celui-ci est aussi un aspect qui en attire beaucoup. L’histoire de la cohabitation entre le champignon et l’humain ne date pas d’hier. Il y a évidemment l’exemple de la pénicilline, sans parler de l’alimentation. Les champignons poussent dans la matière organique en décomposition, très souvent dans la bouse de vache. Un collègue dont je ne partage pas toutes idées, a vécu sa première expérience au Népal, avec des champignons fraîchement cueillis à la source.[lxxxiii]
La science n’est quand même pas restée inactive depuis la reprise de la recherche sur les enthéogènes au début des années 2000. D’un point de vue plus scientifique, la psilocybine intensifierait les activités des neurones, traçant de nouveaux réseaux entre ces dernières. Il s’agit de neurogenèse épigénétique, la création des nouveaux chemins neuronaux[lxxxiv], ce qui en motive certain·e·s de parler d’un potentiel d’évolution[lxxxv]. En fait, selon certain·e·s psychonautes très influencés par Terence McKenna, il y aurait trois révolutions psychédéliques[lxxxvi]. La première révolution réfère à la théorie du primate gelé de Mckenna, c’est-à-dire la consommation de champignons magiques par nos ancêtres, qui auraient permis l’apparition du langage. La deuxième serait la contre-culture des années 1960 et la troisième se préparerait en ce moment[lxxxvii]. Bon, je suis tout à fait conscient que ces idées peuvent sembler farfelues au commun des mortels, surtout chez celles et ceux qui n’ont jamais fait l’expérience d’un enthéogène. Cela dit, elles sont très importantes pour la communauté qui a courageusement ouvert ces dispensaires à Ottawa. Il est possible de comprendre la situation de la manière suivante. En raison du caractère absolument illégal pendant de nombreuses années de toute recherche sur les champignons magiques, la science n’a pu recueillir que très peu de savoir. C’est la scène underground, celle qui est tapie dans l’ombre depuis les années 1960, qui détient tout le savoir, les chamanes dans certains contextes, de vieux hippies sur l’île de la Tortue. Or, à l’abri de la science, ce savoir s’est imbriqué dans toute une mythologie dans laquelle il faut nous plonger pour en extraire les éléments dont nous avons besoin pour comprendre cette communauté. On parle dans certains cas, de « guerre contre la conscience », pour reprendre les mots de Graham Hancock, pour décrire la répression de l’utilisation de ces substances, ancrée dans une vision idéologique selon laquelle la modernité serait l’apogée de l’humanité[lxxxviii]. En fait, les enthéogènes nous permettraient de nous réconcilier avec la nature, un retour en arrière, ’avant que ne s’opère la session définitive avec les Lumières[lxxxix]. Les dispensaires eux-mêmes pourraient être perçus comme des zones autonomes temporaires. Ou encore, nous pourrions les voir comme des attentats de terrorisme poétique, à l’encontre de l’état lamentable dans lequel sont laissées les rues d’Ottawa et contre l’État, assurément. Ce qui est beau, c’est que les militant·e·s disposent de l’outil rêvé pour amoindrir leurs peurs dans leur lutte contre un état policier. J’ai moi-même été initié à des rituels guerriers de l’Amazonie avec de l’Ayahuasca, qui servent à donner des forces et du courage. Or, il serait possible d’utiliser les champignons aux mêmes fins, dans les manifs, dans les assemblées, les tables rondes, les fêtes, les concerts. Les deux peuvent aller de pairs.
Le mycélium, ce tapis de veinures blanches qui tapissent l’intérieur du sol et qui constituent, en quelque sorte, les racines des champignons, serait comparable aux réseaux de connexions nerveuses du cerveau. Mélangé avec de la crinière de lion, un autre champignon réputé pour stimuler la génération de neurones, les possibilités d’expansion du champignon hallucinogène sont décuplées. Vous l’aurez compris, pour certains, les champignons deviennent un moyen d’accroître les facultés mentales. Il ne faudrait pas pour autant conclure qu’il s’agit d’une pilule magique. En effet, un néonazi ne changera pas nécessairement ses idées. Il s’agit d’un outil qui, utilisé correctement, peut avoir des effets bénéfiques innombrables. Pour reprendre une formulation de l’Alt-right : « Les champignons sont simplement une pilule, à vous de voir si elle sera rouge ou bleue »[xc]. Les champignons sont plus proches des animaux, respirent de l’air et seraient intelligents selon des recherches menées au Japon[xci]. Le mycélium est parfois appelé Wood Wide Web[xcii]. Si l’Ayahuasca est la télévision de l’Amazonie, alors les champignons seraient l’Internet qui a été lancé il y a des temps possiblement immémoriaux.
La gauche qui brille par son absence : les enthéogènes aux mains des pharmaceutiques?
S’il y a une différence marquante entre la révolution psychédélique des années 1960 et ce qui se déploie aujourd’hui, c’est que la médecine et la recherche pharmaceutique ont la main mise sur les enthéogènes, avec l’appui de l’État et de ses instruments judiciaires. En effet, parallèlement à un certain militantisme peu politisé autour de la question, les pharmaceutiques s’immiscent de plus en plus dans le débat, risquant de mener à une médicalisation et à une appropriation culturelle. En fait, comme le souligne Peter Lamborn Wilson, dans son ouvrage Ploughing the Clouds, les Européens ont acquis lors des conquêtes la plupart de leurs psychotropes, soit : « cacao, café, thé, tabac, cannabis, opium, champignons magiques, cocaïne, ayahuasca, etc.[xciii] » Leur consommation en Occident est donc inséparable de l’histoire coloniale et impériale européenne. Il est peut-être donc temps que les mouvements anti-hégémoniques et les communautés autochtones et néo-païennes se ressaisissent du pouvoir révolutionnaire des enthéogènes.
Si la violence est la langue de l’État et de l’oppression, et son arme, les enthéogènes, utilisés correctement, peuvent servir nos velléités révolutionnaires. Cela dit, pour ce faire, il faut s’assurer de bien comprendre leurs pouvoirs et leurs limites, ce qui n’a pas été nécessairement le cas des mouvements révolutionnaires des années 1960. Si le pouvoir nucléaire et le pouvoir génétique entre de mauvaises mains présentent un danger pour l’humanité, il va de même avec le pouvoir de la conscience. Personnellement, je ne pense pas que c’est toute la pensée flower power qui était le problème, on peut la ramener dès demain, ni les plantes ou les organismes qui ont, en partie, propulsé ce mouvement et inspiré nombre d’idées politiques, écologiques, féministes, sans oublier toute la révolution sexuelle inachevée. Comme toujours, les problèmes des mouvements sociaux relèvent du sexisme, du classisme, du racisme, du spécisme, de l’homophobie, de la transphobie, etc. C’est pourquoi je vois la politique comme un processus de guérison de ces maladies, processus au sein duquel les enthéogènes peuvent jouer un rôle clé.
[vi] Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond (New York: Grove Press, 1985), p.109
[vii] « The Cultural renaissance fueled by LSp. D was the force that broke the stronghold of bourgeois morality and the Protestant work ethic ». Ibid., p.169
[xix] « Their infatuation with psychedelics was symbolic of an attempt to seize control of the means of mental production in a very personal sense. » Op. Cit., note 6, p.132
[xlii] « To shoot a genocidal robot policemean in defense of life is a sacred act […] World War III is now being waged by short-haired robots whose deliberate aim is to destroy the complex web of free wild life by the imposition of mechanical order. Blow the mechanical mind with Holy Acid…dose them…dose them […] Stay high and wage the revolutionary war! ». Op. cit, note 6, p.265
[xlviii] Philippe Robiitaille-Grou, « Une boutique illégale de champignons magiques ouvre ses portes à Montréal », Radio-Canada, 8 juillet 2023. Récupéré au https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1994711/magasin-champignons-magiques-ouverture-montreal?partageApp=rcca_appmobile_appinfo_android (consulté le 14 octobre 2024).
[xlix] TVA Nouvelles, « Magasin de champignons magiques perquisitionné : “on était devant le fait accompli” », TVA Nouvelles, 12 juillet 2023. Récupéré au https://www.tvanouvelles.ca/2023/07/12/magasin-de-champignons-magiques-perquisitionne-on-etait-devant-le-fait-accompli (consulté le 14 octobre 2024).
[l] Hugo Prévost, « Nouvelle perquisition au magasin de « champignons magiques » FunGuyz, à Montréal », Radio-Canada, 20 juillet 2023. Récupéré au https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1997662/magasin-funguyz-perquisition-spvm?partageApp=rcca_appmobile_appinfo_android (consulté le 14 octobre 2024).
Thériault, William. 2023. « La boutique Funguyz rouvre ses portes ». La Presse, 18 juillet 2023. Récupéré au https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-07-18/champignons-magiques-illegaux/la-boutique-funguyz-rouvre-ses-portes.php (consulté le 14 octobre 2024).
[li] Radio-Canada. 2023. « Champignons magiques : le SPVM intervient une troisième fois à la boutique FunGuyz ». Radio-Canada, 3 août 2023. Récupéré au https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2001130/perquistion-police-funguyz-champignons-magiques?partageApp=rcca_appmobile_appinfo_android (consulté le 14 octobre).
[lii] Joanna Lavoie, « Two men arrested, drugs seized following raid at west Toronto magic mushroom dispensary », CTV News, 13 novembre 2022. Récupéré au https://toronto.ctvnews.ca/two-men-arrested-drugs-seized-following-raid-at-west-toronto-magic-mushroom-dispensary-1.6151193 (consulté le 14 octobre).
[liii] David Fraser, « As under-the-table market grows, patients urge Ottawa to regulate magic mushrooms », CTV News, 10 janvier 2023. Récupéré au https://www.ctvnews.ca/health/as-under-the-table-market-grows-patients-urge-ottawa-to-regulate-magic-mushrooms-1.6225093 (consulté le 14 octobre 2024).
[lvi] Voir aussi https://revuelespritlibre.org/decriminalisation-des-drogues-portugal-et-canada-aux-antipodes
[lvii] DM Tripson, The Magic Mushroom User’s Guide: The Psilocybin Handbook for Safe and Ceremonial Use of Psychedelic Mushrooms. A Practical and Sacred Journey for the Awakening of Consciousness, autopublié, p. 53.
[lxxi] « Everything is consciousness and the reality your experience is only the result of your state of consciousness […] Personality is a temporary construction that we use to have experience on the physical plane. », Op. Cit., note 53, p.156
[lxxv] « As long as you are convinced that the cause of any of your problems us external to you, I strongly urge you to consider doing basic schological work, only after will you be ready for the use of entheogenics » Op. Cit., note 53, p.217
[lxxxi] « Ceremonies without a shaman are partly but also an evolution towards the creation of a group of people who are the service of each other, empathetic, attentive, connected, and supported by a greater sense of individual and collective responsibility ». Op. Cit., note 6, 155.
[xc] « Mushrooms are simply a pill; whether it’s red or blue depends on you », Op. cit., note 6, p. 216.
[xci] Op. cit., note 6, 135-136. Voir aussi : Jeremy Narby, Intelligence in Nature : An Inquiry into Knowledge (New York: Jeremy P. Tarcher/Penguin, 2005).