La femme dans les mangas : des progrès restent encore à réaliser

La femme dans les mangas : des progrès restent encore à réaliser

Lorsqu’il est question d’analyser une œuvre littéraire à travers ce qui l’a inspirée, il arrive parfois que rechercher dans la vie de son créateur ou de sa créatrice ne soit pas suffisant. Sous un plan plus large, il est tout à fait possible, sinon intéressant, d’étudier l’œuvre en question à travers la culture d’où provient l’écrivain ou l’écrivaine. À ce titre, l’analyse des mangas, bandes dessinées que l’on connait que depuis quelques décennies en Occident, s’avère intéressante.

Venant de loin, tout droit du pays du soleil levant, les mangas sont remplis de codes sociaux et culturels différents de ceux retrouvés au Canada. Compte tenu des enjeux féministes qui entourent la société canadienne actuelle, la représentation du personnage féminin dans ces bandes dessinées paraît notamment fort attrayante. Pour donner un ordre d’idée des différences entre société québécoise et société japonaise, il semble adéquat de fournir quelques statistiques concernant les conditions des femmes dans ces deux nations. Ces données se réfèrent au taux d’égalité entre les hommes et les femmes couvrant quatre éléments : politique, économie, éducation et santé. Selon le rapport du Forum économique mondial, le Japon se situe à la place 116 sur 156 pays, par rapport à la 25e place pour le Canada. D’une autre part, la proportion de femmes au parlement fédéral japonais est éloquente : en 2020, les femmes n’étaient présentes dans cette institution qu’à hauteur de 10 %, contre 29 % chez le parlement canadien la même année. Autre fait saillant : le contexte difficile des femmes sur le marché du travail japonais, surtout pour celles qui se retrouvent enceintes.

Le média belge RTBF résume la situation ainsi : « Au Japon, 40 % des femmes enceintes ou de retour de congé de maternité se disent victimes de harcèlement moral et 60 % des femmes enceintes quittent leur emploi avant même le début de leur congé de maternité, tellement on leur mène la vie dure dans leur entreprise du fait de leur grossesse. » Malheureusement, les agressions sexuelles dans différents contextes ne sont pas en reste : par exemple, selon franceinfo, au moins deux femmes sur trois de 20 à 40 ans ont déjà subi du harcèlement dans les transports en commun. Rappelons tout de même que le Japon est « entre tradition et modernité », pour citer le proverbe associé à ce pays. En cela, les mœurs archaïques se mêlent à un fort développement technologique et industriel. Cette pression sur les femmes est traditionnelle. Le site web spécialisé dans la culture japonaise FuransuJapon évoque la place de la femme dans le cadre familial de cette manière : « Lorsqu’elle est jeune, elle se soumet à son père ; lorsqu’elle est mariée, elle se soumet à son mari ; lorsqu’elle est vieille, elle se soumet à ses fils. » Parlons de la question du contexte. Béatrice Malleret, dans son article « Le paradoxe de la valeur de l’art » publié dans la revue Le Délit, écrit : « À la contemplation d’une œuvre d’art se joint généralement un questionnement sur son contexte historique ainsi que ses motivations politiques, religieuses ou culturelles. » Dès lors, la place des personnages féminins dans les bandes dessinées du Japon sera semblable à la place des femmes dans la société japonaise. Bien évidemment, la situation est complexe, car les données présentées antérieurement, qui brossent un portrait peu égalitaire de la vie réelle quotidienne, ne sont pas nécessairement représentatives de ce qui peut être remarqué dans les mangas. Le sujet est nuancé. C’est justement ce qui vaut le coup d’en dédier un texte afin d’analyser la place de la femme dans les mangas.

Des catégories de mangas pour tout le monde

Depuis la création des bandes dessinées japonaises dans les années 1960 par Ozamu Tezuka, homme surnommé le « père du manga », ce type d’œuvre a su se développer et se diversifier au point où aujourd’hui ces livres se partialisent en plusieurs genres. Ces divisions ont pour objectif non seulement de catégoriser les mangas, mais également de faire en sorte qu’un type d’œuvre puisse être adapté à un type de public. C’est ainsi que sont nés les principaux genres shōnen (garçon), shōjo (fille), seinen (jeune homme) et josei (jeune femme).

Ainsi, ce qui vient en tête lors de l’évocation de ces catégories, c’est l’idée que ces dernières s’adressent à la fois à un âge et à un genre précis.

Cette catégorisation donne l’impression que les intérêts des filles et des femmes diffèrent de ceux des garçons et des hommes. In fine, c’est inévitablement la manière d’écrire les personnages féminins qui changera selon si la personne qui lit le manga est de sexe masculin ou féminin.

Une hypersexualisation critiquable des femmes

Qu’est-ce qui caractérise la puberté chez les garçons ? Par l’apparition des hormones, bien des phénomènes surgissent, dont celui de l’augmentation de la pilosité et de la masse musculaire. Autre point fondamental, l’éveil de la sexualité. Ainsi, lorsqu’il est question de dessiner les mangas pour le jeune public masculin, c’est évidemment une hypersexualisation des personnages féminins qui se reflètera, en plus d’une adaptation aux normes japonaises de beauté. Dans ce cas de figure, nombreuses seront les femmes et les filles, personnages principaux ou secondaires, qui se verront dotées d’un tour de poitrine supérieure à la moyenne. Le culte de la minceur sera bien sûr également appliqué, montrant qu’une taille élancée est obligatoire pour se faire accepter par la gent masculine. L’un des exemples les plus frappants : le personnage d’Alvida dans One Piece. D’abord, un synopsis de l’œuvre : ce manga raconte l’histoire de Monkey D.Luffy, jeune homme souhaitant un jour devenir le roi des pirates à travers un contexte sociopolitique de piraterie. Dans ce monde, il existe des fruits du démon, aliments qui permettent, si ingérés, de donner à son utilisateur ou son utilisatrice un pouvoir unique. Alvida, capitaine d’un équipage de pirates, apparaît au début du manga comme grosse et laide. Son apparence physique est tout aussi mauvaise que sa personnalité, cruelle et colérique. Elle mange alors le fruit du Glisse-Glisse, qui permet d’avoir un corps très glissant, c’est-à-dire de posséder une peau sur laquelle les balles de pistolets ricochent. Sa personne change du tout au tout : elle devient alors mince et belle. Bien sûr, cela relève de la pure fantaisie qu’un corps glissant soit mince et beau. Sa personnalité va même devenir moins désagréable, tout en gardant son statut d’antagoniste à travers le scénario. Plus généralement, les personnages féminins de cette œuvre sont tous sveltes, à quelques exceptions près. A contrario, les personnages masculins connaissent des profils physiques très diversifiés, du plus musclé au plus gras. On pourrait rétorquer qu’il s’agit là du style de l’auteur, Eiichiro Oda. Or, il n’y a aucune explication réaliste et scientifique d’une telle standardisation chez les femmes de cette bande dessinée. En réalité, l’explication n’est pas tant en lien avec les auteurs de shōnen.

Ces derniers ne veulent pas nécessairement donner une visibilité à leur propre idéal de beauté de la femme, mais ils obéissent plutôt à des normes de vente dans le milieu du manga, en particulier dans celui de ce genre. L’idée est que le manga n’est pas seulement une œuvre artistique, mais également un produit commercial. Pour qu’il puisse se vendre le mieux possible, il faut attirer l’œil. La majorité des garçons qui consomment ces BD étant hétérosexuels, c’est bien sûr la vue de dessins garnis de femmes et filles aux formes généreuses (tout en restant minces) qui garantira un bon taux de vente.

Des mauvais modèles dans les mangas pour filles

Comme écrit précédemment, le mot shōjo signifie « fille ». Il est donc logique de voir que le public cible sera composé de jeunes filles et d’adolescentes. Si dans les mangas pour garçons le scénario se tourne vers des histoires d’aventures et d’action, avec un héros faisant face à mille et une péripéties, alors dans le cas des mangas pour filles, c’est tout un autre contexte qui se met en place. L’héroïne de l’œuvre va plutôt faire face aux aléas des amours de jeunesse.

Les schémas scénaristiques tournent généralement autour des situations suivantes : alors que la protagoniste mène une vie tranquille à l’école, un beau garçon débarque comme nouvel élève dans la classe. Celui-ci va alors être épris de curiosité pour la fille en question.

Ce genre de manga traduit les projets d’avenir que doivent alors avoir les filles. Dans son dossier Mariage japonais : les femmes dans l’impasse ?, le webzine Journal du Japon révèle ceci : « les hommes ont […] moins de pression, mais les femmes, elles, sont toujours assez mal considérées lorsqu’elles ne se marient pas. » Par conséquent, on peut deviner que la fiction, du moins avec les mangas, prépare les jeunes filles à leur réalité sociale, c’est-à-dire l’appui d’un second protagoniste fort attirant augmentant cette pression à se mettre en couple à l’âge adulte. 

Le sexisme est enraciné dans la société japonaise. On peut prendre par exemple la différence de salaire entre les hommes et les femmes. Selon le site nippon.com, le salaire mensuel des femmes correspond à 75,7 % de celui des hommes. D’un point de vue historique, cette inégalité provient du Code civil de l’ère Meiji de 1898, qui donne aux femmes le simple statut de cheffes de foyer. Ainsi, bien des qualificatifs négatifs seront retrouvés chez les héroïnes de shōjo. Dans son article Mangas et Féminisme : L’Héroïsme Féminin dans les Mangas, Gaëlle Bordier écrit ceci à propos des personnages féminins dans ces mangas : « les héroïnes sont souvent représentées comme froussardes, étourdies, maladroites, émotives, etc. ». Par cette identification vient un autre message envoyé à la jeune fille : non seulement doit-elle penser à se marier dans un avenir proche, mais en plus il serait nécessaire qu’elle adopte une personnalité fragile pour plaire à l’homme avec lequel elle sera en couple.

Les créatrices de « mangas pour jeune homme » imposent leur présence

La principale différence entre les deux genres analysés précédemment et les seinen et josei se trouve dans l’âge du public visé. Dès lors, les thématiques deviennent peu à peu tournées vers des enjeux du début de la vie d’adulte, surtout dans le seinen (jeune homme). Cependant, un problème se pose lorsqu’on connait la signification de seinen et les histoires des mangas de ce genre. L’idée est que, dans bien des cas, les scénarios ne sont pas particulièrement masculins, mais plutôt « non genrés », a contrario où les mangas pour garçons abordent des thèmes masculins selon la société, tels les combats et l’aventure. Il s’agit bien là d’un souci puisqu’il est difficile de comprendre pourquoi des thèmes parlant aux individus des deux genres se retrouvent dans des œuvres catégorisées pour hommes.

Les femmes, bien que souvent incarnant des personnages secondaires, ne sont pas particulièrement associées à des clichés sexistes ou dégradants. Il s’agit d’une nette amélioration par rapport aux types de mangas destinés aux adolescents et adolescentes. Au contraire, dans certains cas, c’est plutôt une affirmation féministe, ou au moins antisexiste, qui se révèle dans les seinen. Ce phénomène est dû à une proportion plus élevée de femmes chez les auteurs de seinen. Le cas le plus parlant de ce phénomène semble être Bride Stories, manga publié en 2008 et racontant principalement les péripéties d’Amir, jeune femme d’Asie centrale du XIXe siècle, mariée à un garçon de huit ans plus jeune qu’elle. Plusieurs autres personnages féminins apparaissent dans l’histoire, mais aucun ne doit obéissance à un homme. La scénariste et dessinatrice de ce manga, Kaoru Mori, est connue à la base pour Emma, manga primé en 2005 au Japan Media Arts Festival. Si cette présence de femmes fortes se fait tant ressentir, c’est bien parce que c’est une femme qui tient les crayons. Son indépendance par rapport aux autres dessinateurs de seinen est démontrée dans sa façon d’écrire ses mangas. Pour être plus précis, elle a comme habitude de présenter les personnages féminins sur le même plan d’importance que les personnages masculins. Les femmes ont droit à autant de bulles de dialogues que les hommes. De plus, ces personnages féminins n’obéissent pas aux mêmes archétypes que dans les mangas de type shōjo. C’est-à-dire qu’ils ne pensent pas toujours à l’amour ou à se marier. Cependant, le nombre grandissant de dessinatrices de mangas ne prémunit pas des représentations douteuses de personnages féminins.

Des carcans encore présents

Qu’en est-il du josei ? Y voit-on une version adulte des thématiques du shōjo ? Dans bien des cas, la réponse est oui. Selon Kinko Ito, diplômée de sociologie à l’université d’État de l’Ohio, il existerait trois types de josei : les drames, les fantaisies romantiques et la pornographie. Dans les trois cas, on retrouve une reproduction des rapports sociaux inégalitaires entre les hommes et les femmes au Japon. Dans les drames, ce sont des femmes au foyer, des office lady et des cols roses qui apparaissent comme personnages féminins. Ces dernières représentent la place de la femme sur le marché du travail japonais il y a de cela quelques décennies, voire encore aujourd’hui. Pour les fantaisies romantiques, l’archétype de la jeune femme rencontrant le prince charmant sera souvent visible, comme dans de nombreux films Disney. Mais c’est à travers la pornographie que le côté patriarcal de la société japonaise se fait beaucoup ressentir : en plus de la mise en place de pratiques sexuelles extrêmes telles que le sadomasochisme et l’inceste, on trouve avant tout une image de la femme soumise. Il y a l’idée de l’épouse obéissant aux désirs sexuels de son mari, celle-ci n’ayant pas le droit de refuser. Rien d’étonnant si l’on regarde les statistiques ayant enregistré 115 000 cas de violences conjugales en 2019, selon un article d’août 2020 du journal Libération. Heureusement, comme il sera vu, une maison d’édition européenne a su apporter plus de parité et de respect au sein des mangas.

Briser les codes

Jusqu’à maintenant, il a été abordé des genres existant depuis déjà bien des années dans le monde de la bande dessinée japonaise. Or, les éditions Ki-oon, maison d’édition française consacrée aux mangas, a créé en décembre 2016 le genre kizuna, catégorie dont le but est de fédérer un lectorat universel. Le site de cette maison décrit leur création ainsi : « Homme ou femme, jeune ou moins jeune… quelle que soit son histoire personnelle, chacun trouvera dans les titres de la collection Kizuna de quoi nourrir sa curiosité et son imaginaire ! »

Conséquemment, l’objectif de Ki-oon, en plus de se distancer des différences d’âge, est de développer un type de manga non genré. Les raisons de ce projet sont donc de se débarrasser des codes existants, question de produire un environnement plus moderne pour le lectorat des mangas d’aujourd’hui. Deux des titres de cette catégorie, Reine d’Égypte et Isabella Bird, femme exploratrice, mettent en avant des personnalités féminines fortes, sans que celles-ci soient nécessairement liées à des thématiques féminines. Dès lors, c’est bien à la fois aux femmes et aux hommes que s’adressent ces œuvres. Dans toute société sexiste et patriarcale, les domaines traditionnellement masculins sont difficiles d’accès pour les femmes. La création de mangas n’échappe pas à la règle. L’un des cas les plus marquants concerne la créatrice du manga shōnen Full Metal Alchemist, Hiromu Arakawa. Le site Mega-Force donne plus de détails à ce sujet : « De son vrai nom Hiromi Arakawa, la raison de son changement de prénom avait été dans le but que ses lecteurs ne sachent pas qu’elle est une femme, elle avait peur que ceux-ci ne lisent pas ses mangas s’ils l’apprenaient. » Cette dessinatrice a commencé le métier de mangaka en 2001. Il faut savoir qu’il y a de cela 20 ans la situation des dessinatrices de manga était encore moins bonne que maintenant. On peut imaginer qu’Hiromi Arakawa a dû faire face à bien des difficultés au début de sa carrière. Pour résumer la situation actuelle, l’univers des mangas est moins sexiste qu’auparavant en ce qui concerne le nombre de dessinatrices par rapport à celui de dessinateurs : de plus en plus d’autrices s’affichent, notamment dans la catégorie des shōnen. On peut par exemple citer Demizu Posoka pour The Promised Neverland ou Kazue Kato pour Blue Exorcist. C’est aussi surtout chez les shōjo que les figures féminines sont présentes : il faut dire qu’elles sont dans cette catégorie depuis les années 1960, alors que c’étaient paradoxalement les hommes qui figuraient autrefois auteurs dans ce genre. Malgré ces changements, il reste encore du chemin à parcourir pour les femmes créatrices de mangas, car elles doivent déconstruire le modèle patriarcal qui prédomine dans ce domaine.

Des mangas plus égalitaires à l’avenir

Question de bien récapituler l’état des choses, la situation de la femme dans les bandes dessinées japonaises actuelles n’est pas très reluisante. Cette problématique prend forme dans toutes les catégories du manga, allant du shōnen au josei. De nombreux clichés sexistes persistent encore. Des avancées sont aperçues, notamment à travers la représentation notoire d’autrices et dessinatrices de mangas, lesquelles vont non seulement déconstruire les genres, mais également s’imposer progressivement dans un monde dominé par les hommes. Après tout, le même phénomène se produit dans la vie quotidienne des femmes de la société japonaise. Le Japon a beau figurer parmi les pays ayant la plus faible égalité des genres dans les statistiques, il existe tout de même des revendications féministes qui font avancer les choses. De nos jours, en 2023, la façon d’écrire les femmes dans la fiction devrait prendre un tournant plus progressiste. La présence de plus en plus imposante de dessinatrices de mangas est la preuve que la situation peut changer. Il suffirait que les maisons d’édition japonaises de mangas s’inspirent de ces femmes pour qu’à l’avenir les clichés sexistes ne se retrouvent plus dans les bandes dessinées japonaises. Il se verrait alors une figure beaucoup plus moderne de la femme.

CRÉDIT IMAGE: JSK/ Pixabay


[1] nippon.com. Classement mondial 2022 sur l’égalité des sexes : le Japon très loin derrière la France et le Canada [https://www.nippon.com/fr/japan-data/h01385/] (consulté le 9 février 2023)

[2] Statistique Canada. Représentation des femmes et des hommes élus au Parlement national et des ministres nommés au sein du Cabinet fédéral [https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1010013701] (consulté le 9 février 2023)

[3] Furansu Japon. Femmes au Japon [https://furansujapon.com/culture/femme-au-japon/)] (consulté le 9 février 2023)

[4] Journal du Japon. [Dossier] Mariage japonais : les femmes dans l’impasse ? [https://www.journaldujapon.com/2016/02/14/dossier-mariage-japonais-les-femmes-dans-limpasse/#:~:text=La%20pression%20du%20mariage&text=Par%20cons%C3%A9quent%2C%20une%20forte%20pression,avant%20ses%2027%2D30%20ans] (consulté le 14 février 2023)

[5] LÉxpérimental. Mangas et Féminisme : L’Héroïsme féminin dans les Mangas [https://lexperimental.fr/mangas-et-feminisme-lheroisme-feminin-dans-les-mangas/] (consulté le 14 février 2023)

[6] Libération. Violences conjugales : au Japon, la parole s’ouvre, le tabou demeure [https://www.liberation.fr/planete/2020/08/25/violences-conjugales-au-japon-la-parole-s-ouvre-le-tabou-demeure_1797740/] (consulté le 18 février 2023)

[7] Ki-oon. Nouvelle collection pour le catalogue Ki-oon ! [http://www.ki-oon.com/news/313-nouvelle-collection-pour-le-catalogue-ki-oon.html] (consulté le 21 février 2023)

[8] MEGA-force. L’histoire de la mangaka Hiromu Arakawa [https://mega-force.fr/2021/01/lhistoire-de-la-mangaka-hiromu-arakawa/] (consulté le 21 février 2023)

[9] rtbf.be. Japon: sanction contre le harcèlement moral des femmes au travail [https://www.rtbf.be/article/japon-sanctions-contre-le-harcelement-moral-…)] (consulté le 4 février 2023)

[10] franceinfo. Japon : les femmes à la merci des frotteurs dans le métro [https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/japon-les-femmes-…)] (consulté le 4 février 2023)

[11] Kinko Ito, « The World of Japanese Ladies’ Comics : From Romantic Fantasy to Lustful Perversion », The Journal of Popular CultureWiley-Blackwell, vol. 36, no 1,‎ août 2002 (consulté le 23 février 2023)

[12] Gemini, « L’ambiguïté du « shôjo » ») [archive], sur du9.org, octobre 2019 (consulté le 23 février 2023)

[13] Women in World History Curriculum, « The Meiji Reforms and Obstacles for Women, Japan, 1878-1927 », date inconnue (consulté le 19 octobre 2023)

[14] nippon.com L’écart des salaires entre les hommes et les femmes au Japon : où en est-on ?

[https://www.nippon.com/fr/japan-data/h01631/#:~:text=Le%20revenu%20moyen%20mensuel%20des,’ann%C3%A9e%20pr%C3%A9c%C3%A9dente%20(2021)] (consulté le 11 octobre 2023)

[15] ledélit, « La paradoxe de la valeur de l’art », Béatrice Malleret [https://www.delitfrancais.com/2017/11/07/le-paradoxe-de-la-valeur-de-lart/] (consulté le 13 octobre 2023)

La haine envers les journalistes ou « s’attaquer au messager »

La haine envers les journalistes ou « s’attaquer au messager »

La haine de certains citoyens et de certaines citoyennes envers les journalistes a été mise en lumière de manière flagrante durant la pandémie. Ce phénomène répandu mérite une attention particulière puisqu’il peut avoir un impact négatif sur la démocratie que tentent de protéger les journalistes.

Le travail journalistique est essentiel dans une société démocratique saine. Les journalistes ont comme mandat de transmettre des informations essentielles à la population afin que les citoyennes et les citoyens soient au courant de certaines situations. Cependant, ce métier est loin de faire l’unanimité. Nombreux sont celles et ceux qui doutent des journalistes et qui les méprisent. Ce phénomène a été d’autant plus observé lors des dernières années avec la pandémie de COVID-19, période durant laquelle plusieurs journalistes se sont fait intimider, harceler ou même attaquer physiquement alors qu’elles  et ils faisaient tout simplement leur travail.

Un sondage Ipsos mené entre le 27 septembre et le 13 octobre 2021 sur 1 093 journalistes et professionnel.le.s des médias confirme que 72% des répondant.e.s ont subi un type de harcèlement dans le cadre de leur travail au cours de l’année 2020. Le plus souvent, les professionnel.le.s des médias se font attaquer en ligne (65%). Une majorité d’entre eux (73%) affirme également que le harcèlement en ligne s’est accru au cours des deux dernières années qui ont précédé l’étude. Parmi les types de harcèlement subi, 33% sont attribués à des messages ou à des images vulgaires ou de nature sexuelle et 30% à des menaces d’agressions physiques. Sont aussi répertoriés des commentaires négatifs ciblant l’identité de genre, l’origine ethnique ou la nationalité, l’utilisation du nom ou de photos sans autorisation, les menaces de mort, la divulgation de renseignements confidentiels, la modification de photos personnelles, l’usurpation d’un compte de réseaux sociaux, les menaces profanées à l’encontre de la famille, le chantage, les menaces verbales, de viol ou d’agression sexuelle. À noter que les femmes subissent davantage tous les types de harcèlement1La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos.

Violence gratuite

Une grande partie des journalistes ont vécu au moins une forme de harcèlement et la pandémie de COVID-19 a certainement amplifié le mépris à leur endroit. L’auteure et journaliste Marie-Ève Martel avoue se trouver chanceuse puisque son travail en région l’a selon elle longtemps épargnée des comportements haineux. Par contre, en pleine pandémie de COVID-19, elle a remarqué que ses collègues journalistes étaient attaqué.e.s par une partie de la population2Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel. Elle a donc décidé d’écrire une chronique qu’elle a simplement nommée Ça suffit!3Marie-Ève Martel, « Ça suffit! », Le Quotidien, 11 février 2022. Ça suffit! | Le Quotidien – Chicoutimi pour dénoncer la situation et inciter les citoyens et les citoyennes à faire preuve de plus d’empathie envers les journalistes: « en réponse à cette chronique là, où j’invitais les gens à faire preuve de discernement et à ne pas insulter ou rudoyer les journalistes qui font simplement leur travail, j’ai reçu 2000 messages haineux et menaces de mort en 36 heures » admet Mme Martel4Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Sur le compte Twitter de la journaliste, des messages haineux sont toujours visibles. Certains internautes profanent des insultes alors que d’autres insinuent que les journalistes l’ont bien cherché5Compte Twitter de Marie-Ève Martel. Mme Martel a elle aussi dû porter plainte à la police lorsque son numéro de téléphone a été rendu public pour les mauvaises raisons: « j’ai porté plainte une fois pour doxxing, quelqu’un avait donné mon numéro de cellulaire pour que je me fasse harceler. J’ai porté plainte aussi pour menace de mort, je n’ai pas encore reçu de nouvelles du DPCP […] mais un dossier est ouvert à la Sûreté du Québec ». Elle voit tout de même une évolution par rapport au problème: « maintenant on dénonce! », dit-elle. Elle s’aperçoit en effet que ses collègues journalistes dénoncent davantage ce genre de situation: « il y a des arrestations et des comparutions au palais de justice maintenant pour des gens qui ont demandé aux journalistes de se suicider ou qui leur ont souhaité la mort », confit-elle, « les gens oublient que derrière un écran d’ordinateur il y a quand même des conséquences »6Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Pour le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et journaliste judiciaire du Journal de Montréal Michael Nguyen, la haine envers les journalistes est une réalité qu’il côtoie quotidiennement autant comme journaliste que dans son rôle de président: « on peut remarquer depuis un certain temps, surtout depuis le début de la pandémie, qu’il y a comme une désinhibition des gens qui commencent à avoir l’impression que les réseaux sociaux sont une zone où ils peuvent faire ou dire ce qu’ils veulent et ils franchissent la limite du harcèlement assez rapidement ». Il a d’ailleurs lui-même vécu de la violence lorsqu’il a été attaqué physiquement alors qu’il couvrait un procès au Palais de Justice de Montréal: « je couvrais une histoire de contacts sexuels sur une mineure, la personne en sortant a décidé de m’attaquer devant tout le monde, une plainte a été faite et il a été arrêté, accusé et il a écopé d’une peine de prison par rapport à son geste »7Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen. Christophe Villeret a en effet dû répondre à des accusations de voies de fait, ce qui lui a valu 14 jours de détention8Michael Nguyen, « Coupable de contacts sexuels, il s’en prend à notre journaliste », Journal de Montréal, 4 novembre 2020. Coupable de contacts sexuels, il s’en prend à notre journaliste | JDM (journaldemontreal.com). M. Nguyen encourage d’ailleurs les journalistes qui vivent de l’intimidation à dénoncer les fautifs aux autorités policières: « […] il faut envoyer le message que les crimes qui se passent en ligne sont des crimes réels et que les journalistes ne doivent pas craindre d’aller voir la police […] chaque plainte va être enquêtée de façon sérieuse »9Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

D’autres journalistes se sont fait attaquer en direct à la télévision. Yves Poirier, Félix Séguin et Raymond Filion de TVA nouvelles ont tous les trois couvert le convoi de la liberté à Ottawa en pleine pandémie de COVID-19 et se sont fait injurier et bousculer alors qu’ils étaient en ondes10Francis Pilon « Manifestations: encore un journaliste qui se fait harceler en direct à Ottawa, Journal de Montréal, 16 février 2022. Manifestations: encore un journaliste qui se fait harceler en direct à Ottawa | JDM (journaldemontreal.com). Raymond Filion a d’ailleurs porté plainte pour voie de fait après qu’un manifestant l’ait violemment poussé par-derrière et qu’il se soit retrouvé sur le sol11Nora T. Lamontagne, « Plainte à la police après une agression en direct », TVA Nouvelles, 20 février 2022. Plainte à la police après une agression en direct | TVA Nouvelles. Kariane Bourassa a quant à elle été enlacée devant des milliers de téléspectateurs par deux hommes présents à une manifestation anti-masque. La journaliste a ensuite officiellement porté plainte pour voie de fait dans un poste de police de Québec12Marie Lessard, « Arrêté pour menaces envers notre journaliste », TVA Nouvelles, 29 juillet 2020. Arrêté pour menaces envers notre journaliste | TVA Nouvelles.

Au printemps 2021, en vue de la Journée mondiale de la liberté de la presse du 3 mai, La Presse a diffusé une série d’articles en lien avec les défis de la liberté de la presse. L’un d’eux intitulé « Je suis leur ennemi » avait pour but de faire la lumière sur ce que vivent des journalistes au quotidien. Pour celles et ceux qui ont participé à l’article, il est clair qu’une partie de la population est opposée à leur travail et les méprise totalement: « J’arrive sur le terrain, et je suis [vu comme] leur ennemi. Tout ce que je peux faire, c’est encaisser les insultes et essayer de faire mon travail le mieux possible », a confié Hadi Hassin, journaliste de Radio-Canada, à La Presse. Kariane Bourassa, elle, est revenue sur l’incident devenu viral impliquant deux manifestants anti-masques: « J’ai commencé à recevoir des messages sur Instagram qui me menaçaient, moi et ma famille. J’ai dû avoir un agent de sécurité 24 heures sur 24 devant chez moi pendant une semaine »13Nicolas Bérubé, « Les défis de la liberté de la presse – Je suis leur ennemi », La Presse, 30 avril 2021. 12ft | Les défis de la liberté de la presse | « Je suis leur ennemi » | La Presse.

La peur de l’inconnu

Plusieurs théories sont à envisager pour déterminer ce qui suscite autant de mépris envers les journalistes et les rendent plus susceptibles d’être importunés.l’une d’elles est sans doute la méconnaissance du métier. Selon Mme Martel, les citoyens et les citoyennes ont souvent une fausse perception du journalisme. Elle croit en effet que le public confond le journalisme d’opinion et le reportage factuel. Ces deux types de journalisme sont pourtant très différents puisque pour le premier l’objectivité n’est pas requise. Le journalisme d’opinion est pratiqué par un chroniqueur qui exprime son point de vue, ce qui est proscrit pour tous les autres genres journalistiques. Cette distinction importante n’est pas claire pour tou.te.s, ce qui fait en sorte que lorsque des journalistes s’expriment, certain.e.s croient parfois qu’il s’agit de l’opinion du journaliste ou du média qui l’embauche qui est énoncée et si celle-ci ne correspond pas à la leur, ces individus peuvent s’en prendre aux journalistes14Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Pourtant, le travail des journalistes consiste à transmettre des faits au public de façon neutre afin que celui-ci développe sa propre opinion. De plus, peu de personnes sont familières avec les tâches effectuées par un ou une journaliste et connaissent le processus de vérification qu’elle ou qu’il doit effectuer avant de rendre les informations disponibles au public . Cette étape est cruciale puisque si l’information publiée est erronée, la ou le journaliste peut voir sa réputation être à jamais entachée et sa carrière peut en être fortement affectée. Si par erreur une mauvaise information est transmise à la population, celle-ci est corrigée le plus rapidement possible par la ou le journaliste ou le média en question15« Fact checking », Le porte-plumes, 25 juin 2023. fact checking | le porte-plumes (leporteplumes.com).

Certain.e.s journalistes ont même comme unique tâche de vérifier l’information de manière systématique. Le « fact-checking » est un outil essentiel depuis l’arrivée d’internet et des fausses nouvelles qui y circulent. Ces journalistes doivent s’assurer que les renseignements qu’ils détiennent sont véridiques avant de les rendre disponibles au public16« Fact checking », Le porte-plumes, 25 juin 2023. fact checking | le porte-plumes (leporteplumes.com).

Pour M. Nguyen, s’en prendre aux journalistes, c’est simplement « s’attaquer au messager ». Il déclare avec conviction que « les journalistes, comme tout le monde, ont le droit de faire leur travail sans être la cible de menaces ou d’attaques »17Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

Le côté sombre d’internet

Internet est devenu un outil indispensable pour une grande partie de la population mondiale qui l’utilise sur une base régulière pour travailler, se distraire ou s’informer. Les renseignements abondent sur le web, mais plusieurs informations qui y circulent ne sont pas véridiques. Les termes de désinformation, mésinformation et malinformation sont utilisés pour désigner de fausses informations présentes sur internet. Alors que la désinformation et la malinformation sont de faux renseignements consciemment transmis, le second a pour but de porter préjudice à autrui. La mésinformation quant à elle est une fausse information transmise par une personne qui la croit vraie. L’ensemble de ces fausses informations sont accessibles à tou.te.s sur le web et il peut s’avérer compliqué de distinguer le vrai du faux18« La mésinformation, la désinformation et la malinformation », Media defence, 25 juin 2023.  La mésinformation, la désinformation et la malinformation | eReader (mediadefence.org).

De plus, l’intelligence artificielle amène également des défis. Les hypertrucages mieux connus sous le nom « deepfakes » sont des techniques de synthèse multimédias qui reposent sur l’intelligence artificielle et qui modifient des enregistrements audios ou vidéos et des images. Elles permettent entre autres de répandre des canulars19Ian Sample, ‘’ What are deepfakes – and how can you spot them?’’, The Guardian, 13 janvier 2020. What are deepfakes – and how can you spot them? | Internet | The Guardian. La réalité est donc manipulable et peut tromper les internautes qui ne sont pas familiers et familières avec ces techniques. Selon Mme Martel, « il y a tellement de contenu fallacieux qui se propage sur internet que les gens ne savent plus faire la part des choses »20Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel. Ces éléments peuvent pousser les citoyens et les citoyennes à s’en prendre aux journalistes puisque ces derniers ont accès à une information contraire à ce qu’ils ont vu ou lu sur internet. Selon le sondage Ipsos, les accusations de « fausses nouvelles » constituent le principal facteur qui mène au harcèlement en ligne21« La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos.

Les algorithmes présents sur les réseaux sociaux sont également à blâmer. Ces processus informatiques exploitent et influencent les comportements des internautes. Ils analysent leurs données et proposent un contenu ciblé et personnalisé de sorte qu’une personne qui s’intéresse à un contenu ne voit que ce genre de contenu sur la plateforme. En plus de permettre la prolifération de fausses informations, les algorithmes empêchent les internautes d’être confrontés à des opinions différentes des leurs, elles et ils sont donc constamment réconfortés dans leurs idéaux et finissent enfermés dans des « bulles de filtres ». Ces individus sont donc peu enclins à accepter une opinion différente émise par un ou une journaliste lors d’un reportage ou d’un article22« Coincés par l’algorithme: ces bulles d’infos qui proposent toujours les mêmes contenus sur les réseaux sociaux », Sud Ouest, 31 mars 2023. Coincés par l’algorithme : ces bulles d’infos qui proposent toujours les mêmes contenus sur les réseaux sociaux (sudouest.fr).

Les journalistes sont également des personnalités publiques puisque leur métier les expose au grand public. Leurs reportages vidéos sont diffusés à la télévision et sur internet et leur photo se retrouve dans les journaux, elles et ils sont donc facilement reconnaissables. Il est aussi possible de les contacter, ce qui est d’autant plus facile depuis l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux.

Ces méthodes de communications adaptées à l’ère numérique facilitent le harcèlement puisqu’il est beaucoup moins compliqué qu’autrefois de visionner du contenu ou de lire des articles pour ensuite y réagir au moyen des réseaux sociaux. Certains citoyens et certaines citoyennes se font un plaisir de laisser savoir aux journalistes ce qu’ils pensent de leur travail. Des commentaires peu élogieux apparaissent souvent dans la section des commentaires et plusieurs journalistes se font également insulter et harceler dans des messages privés.

Les réseaux sociaux sont aussi la principale source que les Québécois.es consultent pour s’informer sur l’actualité23« Le tiers des adultes québécois utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’information », News wire, 1er juin 2022. Le tiers des adultes québécois utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’information (newswire.ca). M. Nguyen croit que cette habitude peut avoir des répercussions négatives: « […] c’est important de dire aux gens de diversifier leurs sources d’information et de ne pas se contenter d’aller sur les réseaux sociaux parce que ce n’est pas une information complète, il n’y a pas de travail éditorial derrière ça […] »24Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

Censurer les médias traditionnels

Après que Google et Meta aient menacé de cesser la diffusion de nouvelles sur leurs plateformes au Canada durant l’examen du projet de loi C-18, la maison mère de Facebook et Instagram, Meta, a récemment mis à exécution sa menace après l’adoption de celle-ci par le Sénat. L’objectif de cette loi est d’aider à préserver le journalisme canadien en forçant les plateformes numériques à négocier des ententes équitables pour le partage de leurs revenus avec les médias d’information. Les salles de rédaction ont actuellement du mal à rivaliser avec les géants du Web pour obtenir des revenus provenant de la publicité en ligne. Les changements concernant la fin des nouvelles sur les différentes plateformes devraient se produire avant l’application de la nouvelle loi qui doit entrer en vigueur d’ici la fin de l’année25Boris Proulx, « Meta annonce la fin des nouvelles sur Facebook et Instagram au Canada », Le Devoir, 22 juin 2023. Meta annonce la fin des nouvelles sur Facebook et Instagram au Canada | Le Devoir.

La FNCC-CSN, qui regroupe 6000 membres dans 80 syndicats œuvrant dans les communications, le journalisme et la culture, a dénoncé la situation dans un communiqué. Alors que Facebook s’était engagé à lutter contre la désinformation à l’époque en investissant dans certains médias canadiens, Meta a annoncé mettre fin à son entente de redevance avec la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i) et à un contrat avec la Presse Canadienne dans la foulée de l’adoption du projet de loi C-18. En entrevue avec La Presse, la présidente de la FNCC-CSN Annick Charette a avoué qu’en supprimant les ententes qu’ils avaient avec les médias canadiens, Meta montre que leur intérêt pour l’information vérifiée n’était pas sincère: « ils viennent de réduire l’espace des réseaux sociaux au Canada à la portion congrue de la désinformation et de toutes les fausses nouvelles », admet-elle26Katrine Desautels, « La FNCC-CSN dénonce vivement les actions de Meta et de Google », 30 juin 2023. La FNCC-CSN dénonce vivement les actions de Meta et de Google | La Presse.

Des impacts sur la qualité de l’information en ligne seront alors bien perceptibles puisqu’en retirant les nouvelles des médias traditionnels qui vérifient les informations avant leur publication, les gros noms du Web laissent plus de place aux fausses informations de circuler.

Des impacts réels

Selon les journalistes Marie-Ève Martel et Michael Nguyen, la haine que subissent les professionnel.le.s des médias a un réel impact sur leur santé mentale et peut constituer un enjeu sérieux pour la démocratie. Selon M. Nguyen, « des journalistes qui se spécialisent dans la désinformation sont victimes de tant de harcèlement qu’ils se mettent à hésiter ». Mme Martel confirme les dires de son collègue: « la vague de haine peut faire en sorte que certain[.e.]s journalistes vont se censurer ou cesser de couvrir des sujets parce qu’ils [et elles] ne veulent pas être la cible de menaces ou d’attaques physiques […] »27Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel 28Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen. C’est effectivement ce que semble confirmer le sondage Ipsos qui indique que 26% des professionnel.le.s des médias évitent de couvrir certains sujets29« La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos. Les journalistes sont connu.e.s comme étant les « chiens de garde de la démocratie ». e fait que certain.e.s d’entre elles et eux évitent de couvrir certains sujets plus controversés peut donc avoir de réelles conséquences pour la démocratie: « plus il y a une méfiance à l’endroit des journalistes, plus la démocratie risque de mal se porter », conclut Mme Martel30Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Les répercussions sur la santé mentale des journalistes sont elles aussi significatives. Selon le même sondage Ipsos, le tiers des répondant.e.s affirment avoir envisagé de quitter le métier. Malgré cela, 46% avouent ne pas avoir signalé le harcèlement. Les raisons sont simples: 74% ne croyaient pas que l’incident était assez sérieux pour le signaler et 36% ne croyaient pas que quelque chose serait fait s’il avait été signalé. Après avoir vécu du harcèlement, une majorité de 64% des professionnel.le.s de la communication n’a pas consulté de ressources. Selon leurs propres mots, cette expérience a tout de même eu une incidence sur leur confiance en eux et en elles ainsi que sur leur capacité à travailler adéquatement et à se concentrer. Certain.e.s d’entre elles et eux avouent aussi ressentir de l’anxiété alors que d’autres admettent avoir quitté le métier ou même leur lieu de résidence par la suite31« La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos.

Des solutions souhaitées

En septembre 2022 le milieu de l’information s’est mobilisé en envoyant une lettre ouverte au premier ministre Justin Trudeau afin de dénoncer ce qu’il a qualifié de « problème croissant et alarmant de la haine et du harcèlement en ligne qui visent les journalistes et le journalisme en tant que profession ». À ce moment, M. Nguyen a fait valoir à La Presse Canadienne que « la liberté d’expression n’est pas absolue: elle ne permet pas de menacer, de harceler […] ». Il croit cependant que malgré les ressources disponibles, les réseaux sociaux ne souhaitent pas s’impliquer puisque les réactions vives créent des interactions qui leur rapportent beaucoup d’argent: « la haine est excessivement payante […] » admet-il32Pierre St-Arnaud, « Harcèlement et intimidation des journalistes – Les médias demandent à Justin Trudeau d’instaurer des mesures » La Presse, 1er septembre 2022. Harcèlement et intimidation des journalistes | Les médias demandent à Justin Trudeau d’instaurer des mesures | La Presse.

M Nguyen croit néanmoins que des moyens doivent être pris pour contrer ce fléau: « il faut faire quelque chose et si les réseaux sociaux ne veulent rien faire, le fédéral pourrait faire passer des lois ». Il croit fermement qu’il est nécessaire que le gouvernement fédéral prenne les choses en main: « ce sont les seuls qui ont les moyens de faire quelque chose de concret, qui va avoir un effet efficace, rapide et durable, et c’est peut-être le temps qu’ils fassent quelque chose […] le gros bout du bâton, c’est le fédéral qu’il l’a »33Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

Faire sa part

En attendant que des mesures concrètes soient prises, des solutions peuvent être mises en place pour rétablir le lien de confiance entre les journalistes et la population. Une initiative visant à expliquer le métier de journaliste a d’ailleurs été entreprise par la journaliste de la chaîne de télévision France 3 Barbara Gorrand qui donne des ateliers pédagogiques sur les médias dans des écoles. Les élèves sont entre autres amenés à écrire un article. Mme Gorand a affirmé en entrevue à Radio-Canada que l’exercice leur permet d’apprendre les bases du journalisme et de repérer les fausses informations: « ça leur permet de comprendre que, pour avoir une réponse à une question très précise, il faut s’adresser à des personnes qui connaissent le sujet ». Elle croit également que l’exercice leur fait prendre conscience des difficultés rencontrées par les journalistes. Elle tient cependant à souligner que l’éducation aux médias ne se limite pas aux plus jeunes puisque les personnes de 55 ans et plus sont celles qui partagent le plus de fausses nouvelles sur Facebook34Victor Lhoest, « Mieux connaître le journalisme pour débusquer les fausses nouvelles », Radio-Canada, 9 janvier 2023. Mieux connaître le journalisme pour débusquer les fausses nouvelles | Radio-Biblio | Radio-Canada.ca.

Éduquer la population au métier de journaliste est également ce que propose Mme Martel: « comme société, on a un rôle à faire pour éduquer la population au rôle des médias, à notre travail, pour qu’il soit bien compris parce que c’est un outil essentiel dans une société démocratique en santé »35Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.


La lutte aux paradis fiscaux, encore et toujours

La lutte aux paradis fiscaux, encore et toujours

Cet article est d’abord paru dans le numéro 96 de nos partenaires, la revue À bâbord!

On apprenait récemment la publication d’un court essai intitulé Paradis fiscaux. Comment on a changé le cours de l’histoire. Le titre témoigne de la confiance des privilégiés qui, aux commandes des grands chantiers de réforme, s’assurent que le vent du changement tourne toujours en leur faveur.

L’auteur, Pascal Saint-Amans, était jusqu’à tout récemment directeur du Centre de politique et d’administration fiscales (CPAF) de l’OCDE. Pendant qu’il occupait cette fonction, il a supervisé l’élaboration de la réforme de la fiscalité internationale connue sous le nom de Solution à Deux Piliers, mesure intégrée au projet BEPS pour « Base Erosion and Profit Shifting » ou « Érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices ». Une réforme attendue, car censée refonder les principes des relations fiscales internationales, mais qui, à l’aube de son entrée en vigueur, menace de dissoudre la contestation citoyenne dans le processus de mondialisation capitaliste.

Réforme de la fiscalité internationale : un pétard mouillé ?

Le premier Pilier de la réforme vise les déformations produites, entre autres, par l’économie numérique en créant un nouveau droit d’imposition consistant à réallouer une partie des « surprofits » (taux de rentabilité dépassant 10 %) aux pays où l’activité économique a réellement lieu. Le second Pilier instaure un taux d’imposition minimal mondial des entreprises multinationales avec un chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions € (± 1,1 milliard CAD).

La proposition de réforme de l’OCDE fait, depuis sa signature en octobre 2021, l’objet d’importantes contestations. Des ONG reconnues – Oxfam ou le Tax Justice Network, par exemple – et des économistes de renom – Jayati Ghosh, Joseph Stiglitz, etc. – contestent le seuil d’imposition de 15 %, plutôt faible face au taux moyen d’imposition des sociétés de 22 % en vigueur dans les pays de l’OCDE. Par ailleurs, des États comme le Nigeria ont témoigné des lacunes démocratiques des négociations de l’OCDE. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour critiquer l’insuffisance de cet accord qui doit « changer le cours de l’histoire » des paradis fiscaux1Pour un sommaire de ces critiques, voir l’article de Lison Rehbinder, « Taxation des multinationales : une réforme insuffisante », Relations, no 818, 2022, p. 35-37..

Pourtant, ces critiques ne semblent pas trouver de relais médiatiques adéquats et peinent donc à opposer un contre-discours efficace à celui de l’OCDE, qui mène depuis peu une campagne autocongratulatoire. Chaque avancée, qu’elle soit véritablement décisive ou non, est tenue pour une preuve supplémentaire du succès indiscutable de l’entente parrainée par l’organisation.

Ainsi, en janvier dernier, l’OCDE annonçait en grande pompe une importante réévaluation à la hausse des retombées économiques attribuables à l’entrée en vigueur du second Pilier de la réforme – passant de 150 milliards à 220 milliards USD (202 milliards à 297 milliards CAD)2OCDE, « Selon l’OCDE, l’impact de la réforme de la fiscalité internationale sur les recettes sera supérieur aux prévisions » [en ligne], https://www.oecd.org/fr/presse/l-impact-de-la-reforme-de-la-fiscalite-internationale-sur-les-recettes-sera-superieur-aux-previsions.htm. Or, depuis peu, certains redoutent qu’un des mécanismes censés encourager les pays à adopter la réforme – l’impôt complémentaire minimum national3L’impôt complémentaire minimum national (ICMN) est une mesure d’imposition de droit interne arrimée aux règles du Pilier Deux. Il donne à l’état qui le promulgue le droit de capter les recettes fiscales autrement redistribuées à des juridictions étrangères au titre des règles principales instaurant l’impôt minimum mondial. Plusieurs paradis fiscaux notoires envisagent l’instauration d’un ICMN puisque celui-ci leur donnerait préséance sur les pays où l’activité économique a réellement lieu. – réduise les recettes anticipées dans plusieurs pays. Alors que les paradis fiscaux pourraient continuer d’attirer chez eux les profits des multinationales, les pays à fiscalité dite « normale » comme le Canada verraient leurs revenus amputer jusqu’à 97 %.

Quant au premier Pilier, la rumeur veut que celui-ci, dont le secrétaire général de l’OCDE Mathias Cormann espérait encore récemment l’entérinement rapide, soit mort au feuilleton. Comble de l’ironie pour un projet censé « changer l’histoire », qui voit l’une de ses mesures phares être refusée par les pays riches membres de l’OCDE, ceux-là mêmes qu’elle devait avantager.

Une grande opération de récupération

Ce qui change cependant avec cette réforme, c’est l’intégration officielle de la concurrence entre États au sein du système fiscal mondial. Comme l’a affirmé récemment l’économiste Gabriel Zucman, la réforme est « conceptuellement et philosophiquement déficiente4Forum économique mondial, « Is Global Tax Reform Stalling? » [en ligne], https://www.weforum.org/events/world-economic-forum-annual-meeting-2023/sessions/is-global-tax-reform-stalling.. »

D’une part, elle prévoit d’importantes exemptions qui auront pour conséquence de maintenir le taux d’imposition effectif des multinationales sous la barre des 15 %. L’une des exemptions les plus troublantes concerne l’absence de minimum d’imposition là où une activité économique substantielle est réalisée. Cela signifie que la concurrence fiscale est encore encouragée lorsqu’il s’agit d’une politique de développement économique. Ce faisant, la réforme ouvre un nouvel enfer sous nos pieds : les multinationales continueront de faire pression sur les gouvernements afin de magasiner leurs préférences fiscales et légales.

D’autre part, cette réforme lance le signal que les multinationales, acteurs économiques dominants, n’ont qu’à payer 15 % d’impôts alors que les PME et les particuliers dans la majorité des pays de l’OCDE sont imposé·es à des taux beaucoup plus élevés.

Soyons clairs : cette réforme vise à pouvoir déclarer que seul le phénomène des paradis fiscaux à 0 % d’imposition soit chose du passé. Or, ce modèle classique du paradis fiscal est aussi désuet que l’image d’île aux palmiers qui lui est associée. La réalité des paradis fiscaux et légaux est bien plus complexe et la réforme de l’OCDE cherche à la maintenir. Cette absence de profondeur reflète un manque de volonté de mettre fin au régime d’exception des paradis fiscaux. L’OCDE est moins gênée par les injustices dont ces législations complaisantes sont la source que par le fait que ces dernières grugent la confiance du public dans le projet de la mondialisation.

C’est d’ailleurs ce qu’affirmait Pascal Saint-Amans lui-même lors de sa dernière réunion à titre de directeur du CPAF5OECD, « 14th Meeting of the OECD /G20 Inclusive Framework on BEPS », [en ligne], https://www.oecd.org/tax/beps/oecd-g20-inclusive-framework-on-beps-meeting-october-2022.htm (à partir de 4h31min).. La réforme, dit-il, a pour but d’apporter du bon sens (common sense) à un système fiscal dans lequel la juridiction où sont déclarés les profits est artificiellement dissociée de la juridiction où sont réalisées les activités économiques réelles.  Une telle distorsion est « ce qui a conduit les gens dans les rues à penser que quelque chose n’allait pas et donc à rejeter la mondialisation. » Saint-Amans poursuit : « je pense que notre devoir, en tant que technocrates et politiciens, est de nous assurer que nous nous en tenons à ce bon sens et que nous veillons à ce que les règles produisent ce qu’elles sont censées produire. »

On décèle, dans cet énoncé creux, l’un des motifs sourds du projet de l’OCDE : conserver vivante la mondialisation capitaliste en l’arrimant à la notion consensuelle, mais vide, du « bon sens ». Ce dernier ne suffit cependant pas à faire oublier le pacte ruineux passé entre nos démocraties dites libérales et cette mondialisation qui, bafouant les droits et décuplant les inégalités, alimente la montée d’une droite autoritaire partout dans le monde. La réforme de l’OCDE n’est pas fondée sur le besoin d’une plus grande justice, mais sur celui de créer les conditions favorables à la poursuite de la mondialisation. Voilà pourquoi il ne pourrait être question d’aller plus loin qu’« un standard minimal c’est-à-dire un standard maximal » comme Saint-Amans le disait lors de la même occasion dans un lapsus révélateur.

Le titre du livre de Pascal Saint-Amans tient de la mauvaise blague. Comment on a changé le cours de l’histoire ? Réponse : en entérinant la tendance lourde de l’économie capitaliste pour laquelle les paradis fiscaux ne sont pas une excroissance anormale, mais bien un rouage essentiel. L’OCDE n’a nulle intention de lutter contre ces législations complaisantes : l’heure est à leur intégration officielle au sein de l’appareil fiscal international. L’accord de l’OCDE est un mirage de progrès.

La fin de la lutte ?

Une question s’impose au mouvement social pour la justice fiscale. Cette réforme ne fait que confirmer ce qui se produisait officieusement, tout en « renouvelant » la confiance du public en la mondialisation. Ce faisant, elle étouffe les contestations. Car la situation, telle qu’elle se profile actuellement, compromet les efforts qui ont été déployés au fil des années pour assurer une redistribution plus juste de la richesse à travers le globe. La lutte aux paradis fiscaux et aux injustices qu’ils génèrent a démontré l’efficacité de la mobilisation citoyenne sur cette question. Or, une proposition comme celle de l’OCDE – brandie comme un succès par nos gouvernements qui assurent nous avoir entendu·es – devient paradoxalement le principal obstacle à la mobilisation. Une fois la réforme adoptée, comment lutter en l’absence (apparente) d’une cause ? Le projet de l’OCDE ne se contente pas d’entériner la position dominante acquise par les grandes compagnies multinationales au fil des années : elle prévient également la naissance des foyers de contestation présents et à venir.

La dernière réforme de la fiscalité internationale datant des années 1920, nous n’avons pas le luxe de laisser cette occasion nous filer entre les mains. Il nous faut avoir le courage politique de mener la lutte à son terme.

Une campagne pour poursuivre la lutte

Le collectif Échec aux paradis fiscaux, à l’instar de plusieurs autres organismes œuvrant pour la justice fiscale ailleurs dans le monde, a pris acte de la nécessité de prévenir ce relâchement de la pression militante. Sa campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser »6Une présentation de la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » est disponible sur le site internet du collectif Échec aux paradis fiscaux : https://www.echecparadisfiscaux.ca/agir/demasquer-condamner-encaisser/. propose de poursuivre la lutte en tenant compte des mutations que le phénomène des paradis fiscaux a subies. En ramenant la lutte à sa plus simple expression, Échec aux paradis fiscaux souhaite rendre apparentes les causes des injustices fiscales afin de les cibler politiquement.

À la complaisance de l’OCDE, la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » répond par une demande politique claire, qui articule trois perspectives différentes, mais complémentaires sur la lutte aux paradis fiscaux ; le problème est à la fois présenté comme une zone d’ombre à éclaircir (Démasquer), comme une injustice à punir (Condamner) et enfin comme un outil de lutte contre les inégalités (Encaisser).

Cette campagne fournit des orientations claires à l’action politique dans une perspective de justice fiscale. Elle doit être lue comme un programme qui, à travers ses treize revendications, conjugue des luttes locales à des considérations internationales. La campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » évite l’une des difficultés typiques du problème des paradis fiscaux, difficulté qui est par ailleurs entretenue par l’OCDE : faire de la justice fiscale le débat hermétique d’une communauté experte. Les revendications que porte Échec aux paradis fiscaux sont ancrées dans des inquiétudes concrètes, qui illustrent l’incidence des paradis fiscaux sur l’organisation de la société. Le collectif est ainsi en mesure d’intervenir dans le débat politique afin de défendre une conception alternative du bien commun, comme en témoignent ses contributions aux consultations publiques7Consultez les publications du collectif à l’adresse suivante : https://www.echecparadisfiscaux.ca/agir/publications/.

Surtout, cette campagne est destinée à opposer un contre-discours à l’apparence de consensus qui règne au sein des gouvernements des pays de l’OCDE. Ce que propose le collectif, c’est une lunette de lecture qui aide à faire sens des enjeux associés aux paradis fiscaux et à mobiliser la société civile à partir d’objectifs communs. La sombre perspective qu’offre la réforme de l’OCDE montre que la lutte centrale demeure celle pour gagner l’opinion publique à la cause de la justice fiscale. Car c’est à la société civile, aux groupes citoyens qui la composent, que revient en dernière analyse la tâche d’infléchir l’action des gouvernements. L’éducation populaire, la sensibilisation à ces enjeux ont engendré et continuent de provoquer des changements lents, graduels, mais nécessaires.


Quand le populisme puise dans les théories du complot

Quand le populisme puise dans les théories du complot

Ce texte est extrait du recueil Anguilles sous roche: les théories du complot à l’ère du coronavirus. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Aujourd’hui, le populisme désigne le plus souvent un style politique antiélite basé sur la démagogie et l’instrumentalisation des préjugés. Souvent imprégné de désinformation et de récits conspirationnistes, il a obtenu des succès étonnants aux États-Unis avec Donald Trump et en Europe avec les partis d’extrême droite, et la société québécoise n’y échappe pas. Portrait d’un discours public qui, par ses réponses simplistes, aggrave des problèmes complexes.

Le Québec, comme le reste de l’Occident, subit les conséquences des grands bouleversements qui ont secoué le monde dans les dernières décennies : les gouvernements nord-américains et européens n’ont pas tenu leurs promesses et ont laissé se déployer des crises majeures causées par leur projet de mondialisation néolibérale (écarts de richesse, crises économiques, délocalisation des emplois, insécurités identitaires, etc.) et leurs stratégies géopolitiques (guerres, terrorisme, crise migratoire, etc.). Qui plus est, la pandémie de COVID-19 n’a fait qu’amplifier les angoisses de la population. Pendant que les gens font face à ces problèmes, les élites politiques et économiques persistent à défendre une vision de la société qui semble ne profiter qu’à elles-mêmes. Austérité, inégalités économiques, aveuglement volontaire face aux paradis fiscaux et corruption ont perdu leur effet de surprise au XXIe siècle. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, selon un sondage CROP demandé par Radio-Canada en février 2017, 58 % des Québécois·es affirment ne plus arriver à croire personne (que ce soit dans les milieux de la politique, des affaires, du milieu scientifique ou des médias), comparativement à 41 % en 2004. Aussi, 72 % estiment que les partis politiques se moquent des préoccupations de la classe moyenne1Gaétan Pouliot et Mélanie Julien, « Prêts pour un Trump canadien ? », Radio-Canada, 2017. https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2017/03/sondage-crop/canad….

C’est dans ce contexte que de nouvelles voix s’élèvent : des leaders politiques, des intellectuel·le·s et des personnalités médiatiques qui font fi des normes discursives de la démocratie moderne pour s’adresser au « peuple » sur des enjeux qui lui tient à cœur, et auxquels l’establishment n’a pas su répondre. Au même moment, la population se sent menacée de toutes parts et n’a plus la patience des actions politiquement correctes. Pour cette raison, le populisme s’avère un paradigme de prédilection pour les figures de droite ou d’extrême droite : Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Victor Orbán en Hongrie, Marine Le Pen en France, Jaroslaw Kaczynski en Pologne, pour ne citer qu’eux.

Par ailleurs, un autre outil qui, comme la rhétorique populiste, peut être adapté à différents contextes sert particulièrement bien ces personnalités : le conspirationnisme. Même si ce mouvement n’entretient pas une relation exclusive avec le populisme, ces deux phénomènes cultivent un lien privilégié. En effet, le politologue islandais Eirikur Bergmann observe que « la montée fulgurante des partis populistes de droite coïncide avec une diffusion grandissante des théories du complot, et démontre que ces organisations politiques utilisent fréquemment le conspirationnisme comme levier pour promouvoir leurs idées et obtenir plus d’appuis2Traduction libre de Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, Cham: Palgrave Macmillan, 2018. ».

Bien que le Québec ne compte aucun parti de droite radicale ou à tendance conspirationniste à l’Assemblée nationale, plusieurs signes démontrent que la rhétorique populiste est utilisée par ses élites. Cela, alors que les théories du complot sont de plus en plus ouvertement débattues dans l’espace public, mais aussi alimentées par les réseaux sociaux, Internet et certains médias de droite comme Radio X.

Devrait-on pour autant s’inquiéter d’un tel phénomène ? Le fait de s’attarder aux préoccupations et aux idées d’une prétendue « majorité silencieuse » est-il garant d’une émancipation collective ou annonce-t-il plutôt la désintégration de la cohésion sociale nécessaire à la démocratie ? Pour faire état de la situation de façon juste et éclairée, il convient d’analyser parallèlement les conditions d’émergence du populisme et du conspirationnisme, puis d’établir des liens entre leurs stratégies rhétoriques. Ces points communs nous permettront d’expliquer la popularité croissante de ces deux tendances et de comprendre les conséquences sociopolitiques d’une telle alliance.

Peuple contre élites

Depuis l’élection de Donald Trump à la tête de la première puissance économique mondiale, le terme « populisme » est sur toutes les lèvres. Malgré son utilisation fréquente, les spécialistes peinent à expliquer le concept succinctement puisqu’il peut prendre plusieurs formes. Dans cette perspective, le journaliste politique John B. Judis n’en définit pas l’essence, mais observe une distinction importante : si les populistes de gauche opposent seulement les intérêts du peuple à ceux des élites traditionnelles, « les populistes de droite défendent le peuple contre une élite qu’ils accusent de choyer un troisième groupe, qui peut être, par exemple, les immigrant[·e·]s », explique-t-il. Dans l’usage courant, c’est cette dernière acception qui prévaut3Traduction libre de John B. Judis, The populist explosion: how the great recession transformed American and European politics, New York: Columbia Global Reports, 2016..

En effet, selon Michel Seymour, qui est professeur de philosophie à l’Université de Montréal et dont nous avons recueilli les propos par visioconférence, le populisme désigne la plupart du temps un discours utilisé par la droite, généralement vu d’un mauvais œil justement parce qu’il ostracise certaines minorités. Alors que le noyau neutre de sa définition se résumerait par l’idée que des politicien·ne·s ou des intellectuel·le·s s’en prennent à une élite en s’appuyant sur des idées admises par le peuple, son sens connoté négativement laisse entendre que « ce que l’on reconduit comme arguments, ce sont les préjugés de la population, et même si l’on sait qu’ils sont faux, on va les exploiter pour obtenir des avantages politiques4Michel Seymour, propos recueillis par Alexandre Maheu le 15 novembre 2017. ». Pour sa part, le sociologue Philippe Bernier Arcand remarque que la rhétorique populiste consiste également en « une valorisation — une survalorisation même — du peuple. C’est penser que les élites sont toujours disqualifiées pour parler au nom du peuple5Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017. ». On se retrouve donc en présence d’un discours qui préfère les solutions simplistes de la « raison populaire » à l’opinion des expert·e·s, dont on se méfie.

Le populisme partage ainsi ce trait caractéristique avec le conspirationnisme : l’utilisation d’un style de communication extrêmement simplifié et la proposition de solutions qui le sont tout autant6Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.. Plusieurs expert·e·s notent d’ailleurs que l’imaginaire conspirationniste fait toujours partie des mouvements populistes. À ce propos, le philosophe Pierre-André Taguieff affirme : « Les populistes dénoncent les puissances cachées qui confisquent le pouvoir et l’exercent secrètement à leur seul profit. C’est pourquoi, dans toutes les formes de populisme politique observables depuis la fin du XIXe siècle en Occident, l’on rencontre des récits complotistes7Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp…. » Ce recours aux théories du complot tend à se voir redynamisé par certains événements importants, mais dont les enjeux s’avèrent complexes, comme l’assassinat de John F. Kennedy, les attentats du 11 septembre 2001 ou l’apparition de virus comme la COVID-19 à l’échelle planétaire8Ibid.. « La pandémie n’a fait qu’exacerber ce qui était latent (en fait de théories du complot), ce qui existait déjà et qui a toujours un peu été la trame de fond de tous les types de populisme, mais surtout d’un populisme de droite ou d’extrême droite », nous explique Martin Geoffroy, sociologue et directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux et la radicalisation (CEFIR) lors d’une entrevue téléphonique9Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.. Selon lui, les récits conspirationnistes classiques, dont l’existence semble se perpétuer de façon cyclique, représentent un bassin dans lequel les populistes vont nécessairement aller puiser10Ibid..

Dans le populisme identitaire autant que dans le conspirationnisme, on constate une logique qui divise : la dichotomie que l’on tente d’imposer à l’imaginaire social définit la majorité comme le « vrai peuple » et le place en victime dont le combat vertueux doit être mené contre les élites et les minorités afin de protéger sa noble identité historique. Par exemple, Philippe Bernier Arcand, auteur de Populisme et islamophobie au Québec, soutient que « dans les mouvements populistes des démocraties occidentales, l’islam semble faire consensus dans le rôle de la menace11Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017. ». Du côté du conspirationnisme, on retrouve entre autres la fameuse théorie du « grand remplacement », voulant que les peuples « de souche » soient remplacés par des gens venus d’ailleurs. En fait, « les mouvements d’extrême droite supposent souvent que le grand remplacement serait “quelque chose d’organisé, d’orchestré par des élites, décrites comme multiculturalistes et globalistes, donc qu’il y a une forme de complot”12« Le grand remplacement : trajectoire d’une théorie conspirationniste », Radio-Canada, 6 avril 2019. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/samedi-et-rien-d-au… ». Il s’agit là d’un élément essentiel : le populisme consiste en un style de politique où des leaders utilisent des stratégies comme la polarisation et l’appel à l’émotion. Cela, pour mieux justifier leur légitimité lorsqu’ils ou elles se présentent comme étant en mesure de défendre le peuple face aux menaces qu’ils ou elles identifient et dont ils ou elles amplifient l’importance. C’est un paradoxe auquel les victimes du populisme sont aveugles : on crée une mise en scène de leur autonomisation (empowerment) afin de profiter de leurs faiblesses psychosociales. Il est vrai que la mondialisation et le néolibéralisme ont produit des inquiétudes identitaires et économiques légitimes. Or, des populistes comme Donald Trump, même s’ils font partie de l’élite et qu’ils signent des projets de loi qui défavorisent économiquement la majorité des gens, se servent de l’affect populaire pour blâmer d’autres groupes de la population comme les médias ou des minorités comme les musulman·e·s et les Mexicain·e·s. Cela représente un moyen efficace pour détourner l’attention et dissimuler leurs contradictions.

D’ailleurs, l’évocation des récits complotistes vise le même but, avec une adaptabilité encore plus grande des faits et de la vérité. Ainsi, elle « permet d’affirmer l’existence d’un ennemi volontairement mal intentionné », de démoniser — parfois littéralement — ses adversaires et d’établir une vision manichéenne où la rationalité est reléguée au second plan, selon Jérôme Jamin, professeur de science politique et de philosophie politique à l’Université de Liège en Belgique13Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot : discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2009.. Par conséquent, même si les populistes affirment vouloir défendre les intérêts du peuple, on peut deviner pourquoi l’expression sert bien souvent à discréditer ou à insulter : elle évoque l’exacerbation et l’exploitation de bas instincts (peur, colère, haine, etc.) pour manipuler psychologiquement la masse que les populistes prétendent défendre. C’est particulièrement vrai lorsque ces personnalités utilisent le conspirationnisme pour établir une profonde division morale (le Bien contre le Mal), ainsi que pour « consolider l’idée qu’un danger est imminent et que la catastrophe est déjà partiellement engagée14Ibid. ».

Il convient toutefois de préciser que les théories du complot existent indépendamment du politique. C’est un univers autonome qui aide certaines personnes à répondre à différents besoins inconscients et à justifier des attitudes ainsi que des postures psychologiques ou sociales. Pour Martin Geoffroy, il existe deux caractéristiques importantes dans l’argumentation conspirationniste : le biais d’intentionnalité (tous les événements découlent d’une intention humaine) et l’effet de révélation (la satisfaction de démystifier et de dénoncer une situation)15Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.. Grâce à de tels mécanismes psychologiques, « le cours du monde devient maîtrisable », explique Pierre-André Taguieff. Pour lui, « [i]dentifier les puissances obscures et mauvaises qui mènent le monde, c’est commencer d’agir contre elles. La force des croyances conspirationnistes vient donc de ce qu’elles produisent deux illusions rassurantes : expliquer l’inexplicable et maîtriser l’immaîtrisable16Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp… ». On pourrait affirmer que les récits conspirationnistes fonctionnent de manière à apaiser ses adeptes avec la vision limpide d’un monde ordonné où tout est facilement explicable. En effet, Jérôme Jamin conçoit que l’imaginaire complotiste « renvoie d’abord à une explication du monde où tout semble organisé, lié et interconnecté, où tout a été voulu et programmé par quelques conspirateurs [ou conspiratrices] qui contrôlent le monde (…) L’imaginaire renvoie ensuite à un monde idéal qui devrait naturellement être ordonné s’il n’avait fait l’objet d’une prise de contrôle par les ennemis du peuple ou de la nation17Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot : discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2009. ».

Les théories du complot sont donc des récits qui possèdent un attrait indéniable pour ceux et celles qui souhaitent « échapper à tout prix à l’anxiété liée au sentiment de la marche chaotique du monde », car ils répondent à leur besoin d’ordre et de stabilité, tout en permettant de circonscrire aisément leurs ennemis, la cause de tous leurs malheurs18Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp…. Il n’est alors pas surprenant que plusieurs leaders populistes cherchent à tirer profit de ces schémas narratifs envoûtants pour faire bonne figure et réécrire leur histoire. Par exemple, le mouvement QAnon, qui est né aux États-Unis en 2017 et qui dénonce la corruption de politicien·ne·s soi-disant pédosatanistes, regroupe plusieurs grandes théories du complot et promeut l’idée que Donald Trump est un sauveur19Brigitte Noël, « Qonspirations : comment un mégacomplot s’enracine au Québec », Radio-Canada, 15 octobre 2020. https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/1030/qanon-conspirations-com…. C’est ce genre d’avantages politiques qui a mené, selon Eirikur Bergmann, à « l’émergence de ce qui a été désigné comme la politique de la post-vérité où le trop-plein d’information noie les faits et où le discours public fait plutôt appel aux émotions et aux croyances personnelles »20Traduction libre de Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, Cham: Palgrave Macmillan, 2018..

Populisme et conspirationnisme au Québec

Même si ces tendances ont pris des formes plus radicales aux États-Unis et en Europe, cela ne signifie pas que le Québec en est épargné. Dans son ouvrage Droitisation et populisme, Frédéric Boily apporte des réflexions sur la plus récente phase de droitisation dans la vie politique occidentale, soit celle à laquelle on assiste depuis la crise financière de 2008. Pour ce spécialiste de la politique canadienne et québécoise, cette tendance est accentuée par « les partisan[·e·]s d’une droite nationaliste et identitaire (qui) insistent sur la nécessité de préserver l’identité culturelle21Frédéric Boily, Droitisation et populisme, Québec : Presses de l’Université Laval, 2020. ». D’ailleurs, on peut déjà apercevoir les symptômes d’une logique populiste s’insinuant dans l’espace public au Québec, à commencer par un certain déplacement des grands partis vers la droite identitaire, du moins dans quelques-unes de leurs politiques. Ce glissement prend racine dans les peurs qui tenaillent les Québécois·es. À cet égard, le sondage CROP mentionné plus haut révélait plusieurs données tout à fait étonnantes. On y apprenait notamment que 70 % des sondés estiment que l’on se préoccupe davantage des besoins des minorités que de ceux de la majorité, que 32 % voudraient interdire l’immigration musulmane et que 75 % voudraient faire passer un test de valeurs aux nouveaux immigrants, comme le proposait et l’a finalement instauré la CAQ (Coalition Avenir Québec) le 1er janvier 202022Gaétan Pouliot et Mélanie Julien, « Une majorité de Canadiens exprime des craintes face à l’immigration », Radio-Canada, 2017. https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2017/03/sondage-crop/canad…. En parcourant tous les résultats statistiques de l’étude, qui démontrent également une méfiance sans équivoque envers les élites, on réalise l’existence d’un profond malaise identitaire.

Au Québec, le populisme a connu un moment charnière avec la Charte des valeurs défendue par le PQ (Parti québécois). À cet effet, Michel Seymour affirme que cette formation politique voulait instrumentaliser des préjugés populaires qui se sont répandus dans tout le monde occidental après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et qui se sont renforcés avec la présence et les actions du groupe État islamique23Michel Seymour, propos recueillis par Alexandre Maheu le 15 novembre 2017.. Bien sûr, ce type d’événements frappe l’imaginaire collectif. « Comprenant cela, on exploite les réactions viscérales des gens pour réanimer, dans le cas du PQ, les espoirs nationalistes du parti, sachant que moins on voit de musulman[·e·]s, plus on a peur d’eux [et d’elles] 24Ibid.. » Ainsi, malgré une faible présence de musulman·e·s dans la province, le PQ a encouragé l’idée d’une menace de l’islam. Par contre, le philosophe rappelle qu’il ne représente pas le seul parti à profiter des peurs démesurées des gens : la Charte des valeurs était appuyée par 60 % de la population, parmi laquelle plusieurs votaient pour d’autres partis. « Depuis ce temps-là, on se partage les choses, jusqu’au PLQ (Parti libéral du Québec) avec son projet de loi interdisant le niqab dans l’espace public », résume-t-il25Ibid.. Alors que les autres partis cherchent seulement des gains en avantages politiques, le PQ souhaite réactiver le projet nationaliste et souverainiste en exploitant les dangers qui guetteraient le peuple québécois, tout en démontrant que le Canada, défenseur du multiculturalisme, se rend complice de ces menaces. Seymour croit que « si cette charte avait été adoptée et contestée devant les tribunaux jusqu’à la Cour suprême, ça aurait créé un grand clivage identitaire entre le Québec et le Canada, ce qu’espéraient les péquistes26Ibid. ». La souveraineté serait donc posée comme solution ultime pour protéger l’identité de la majorité.

Pour ce qui est de la CAQ, avant son accession au pouvoir en 2018, sa plateforme électorale était plus simple et pouvait laisser présager un style de populisme trumpien. Dès 2016, on comparait même son chef François Legault à Donald Trump — une analogie qui ne l’embarrassait pas à l’époque —, car il proposait certaines solutions radicales, mais peu crédibles et difficilement applicables27Martin Croteau, « François Legault à l’aise d’être comparé à Trump », La Presse, 12 novembre 2016. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201611…. Pour rassurer le peuple face à une supposée menace démographique, la CAQ entendait diminuer le nombre d’immigrant·e·s accepté·e·s chaque année par le Québec et faire grimper le taux de natalité. Elle voulait également réduire les impôts, une mesure à première vue bénéfique pour les « gens ordinaires », selon ses termes, mais qui encourage paradoxalement un système profitant à l’élite et accentue les écarts de richesse de manière constante depuis les années 1980. Or, depuis que la CAQ a formé un gouvernement majoritaire en 2018 et qu’il a fait face à la pandémie de COVID-19, la comparaison avec Donald Trump ne tient plus. Bien sûr, le parti a parfois essayé de satisfaire la droite nationaliste, celle qui réclame un contrôle accru de l’immigration, mais il « n’est pas similaire aux formations politiques qui prônent une réduction draconienne de l’immigration ou une fermeture des frontières » selon Frédéric Boily28Frédéric Boily, Droitisation et populisme, Québec : Presses de l’Université Laval, 2020.. Il ajoute que « si l’on veut parler de populisme, alors il faut parler d’un populisme soft qui se contente de répondre à des inquiétudes, mais en se refusant à endosser les discours les plus extrémistes29Ibid. ». Rappelons finalement que le type de discours beaucoup plus posé de François Legault détonne du style incendiaire et provocateur qu’utilisait Donald Trump alors qu’il était à la tête des États-Unis, sans oublier son recours fréquent aux mensonges et aux théories du complot.

Enfin, on pourrait dire que le PLQ s’est lui aussi engagé dans le jeu du populisme en proposant en octobre 2017 la Loi 62 sur la neutralité religieuse, qui mise surtout sur les apparences puisque les contrevenant·e·s ne sont pas pénalisé·e·s. C’est cette loi qui a été en partie modifiée par la Loi 21 sur la laïcité de l’État adoptée en juin 2019.

À la lumière de ces observations, force est de constater que le populisme québécois a parfois entraîné ces partis à faire preuve de clientélisme et à prioriser la majorité aux dépens des minorités, tout particulièrement en ce qui a trait aux individus que l’on associe à l’islam. Toutefois, au Québec, les épisodes de populisme ne se sont pas traduits par la normalisation des théories du complot au sein des grands partis provinciaux. Aussi, comme l’indique le sociologue Gérard Bouchard, « nous n’avons pas, dans les médias, l’équivalent de Fox News et de Rupert Murdoch ni, dans le monde des idées, de puissants think tanks réactionnaires abondamment financés par des milliardaires cyniques (comme les frères Koch) voués au sabotage de la démocratie, des institutions et de l’éthique publique30Gérard Bouchard, « Un populisme québécois ? », La Presse, 31 mai 2019. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2019-05-31/un-populisme-quebecois ». C’est plutôt dans certains médias alternatifs et sur Internet que le mouvement conspirationniste a pris de l’ampleur, mais cela ne doit surtout pas être sous-estimé.

Affaiblir la démocratie

Certaines personnes comprennent difficilement pourquoi le populisme est si mal perçu, puisqu’il implique a priori la défense des intérêts du peuple et de son identité. Chantal Delsol, intellectuelle conservatrice et auteure de Populisme : les demeurés de l’histoire, parle d’un·e candidat·e populiste comme celui ou celle qui obtient l’appui des milieux populaires et qui répond à ce qu’exige le peuple. « Mais n’est-ce pas là précisément le but de la démocratie ? Existerait-il un mauvais peuple, un peuple qui n’aurait que des caprices, et jamais des pensées ? », se demande-t-elle31Chantal Delsol, Populisme : les demeurés de l’histoire, Paris : éditions du Rocher, 2015.. Pourtant, la philosophe française rappelle que dès la première démocratie, les grands penseurs grecs comme Aristote et Platon déplorent que la population en assemblée « trépigne et jette dans tous les sens des jugements à l’emporte-pièce, aussi excessifs que contradictoires32Ibid. ». Ils la comparent souvent à un animal que l’on doit retenir ou dompter. Bien que ce soit une question encore débattue aujourd’hui, et qui nécessite une réflexion approfondie axée sur les mécanismes démocratiques, on comprend qu’il serait mal avisé d’obéir à toutes les opinions et les passions qui circulent au sein de la population, surtout lorsqu’elle se voit placée dans un monde de changements et de crises dont les facteurs semblent particulièrement complexes pour le commun des mortels.

De plus, même si les leaders populistes prétendent défendre et incarner la volonté du peuple, quelques problèmes importants nous permettent de douter que la démocratie s’en porte mieux. D’abord, leur message consiste à dire qu’eux ou elles seul·e·s représentent le peuple, ce qui enlève de facto la légitimité à l’opposition33Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, Paris : Gallimard, Folio essais, 2018.. Ensuite, il est évidemment impossible de se faire le porte-voix neutre d’une volonté populaire qui devrait, en plus, être monolithique. En fait, les populistes doivent inévitablement construire à la fois le peuple et sa volonté. Enfin, les institutions qui assurent le maintien d’une démocratie saine comme les parlements et les contre-pouvoirs, ainsi que les mécanismes de participation citoyenne, sont rendues obsolètes par cette vision. Au fond, les populistes n’ont pas véritablement à cœur la démocratie, car en plus de s’opposer aux élites (seulement pour les remplacer et non pour renverser la hiérarchie), ces personnes s’opposent au pluralisme, c’est-à-dire à un système qui accepte une diversité d’intérêts politiques. C’est la thèse principale de Jan-Werner Müller dans Qu’est-ce que le populisme ?. Il y déclare que « c’est avant tout leur revendication morale d’un monopole de la représentation qui fait réellement des populistes ce qu’ils [et elles] sont, et qui fait d’eux [et d’elles] et de leur rapport à la démocratie un problème préoccupant34Ibid. ».

À cet égard, les cercles conspirationnistes ne sont pas en reste : on peut y observer une tendance radicalement antidémocratique, à la fois dans leurs structures souvent autoritaristes et militaristes ainsi que dans leur désir de renverser le gouvernement, comme on l’a vu avec QAnon et l’assaut du Capitole le 6 janvier 202135Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.. Or, il faut rappeler que les théories du complot ont nourri l’extrémisme à travers l’histoire, de Hitler aux jihadistes contemporains. « Le complotisme est un mode de construction de l’ennemi absolu, défini par ses objectifs : la domination, l’exploitation ou l’extermination de certains groupes humains » selon Pierre-André Taguieff36Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp…. La récupération des récits conspirationnistes par les figures populistes n’est donc pas une bonne nouvelle pour le futur de la démocratie. Eirikur Bergmann, dans Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, démontre que « le fait d’être exposé[·e] aux théories du complot réduit la confiance envers les institutions gouvernementales. Par conséquent, la prolifération des théories du complot peut affaiblir la démocratie et la confiance sociale37Traduction libre de Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, Cham: Palgrave Macmillan, 2018. ». Cela a également mené plusieurs individus à la radicalisation, parfois même aux crimes violents, et les mouvements comme QAnon, qui s’étend mondialement, font perdurer ce schéma. Lorsqu’on croit par exemple que les élites sacrifient des enfants ou qu’ils utilisent des vaccins pour éliminer une partie de la population, l’expression « aux grands maux les grands remèdes » signifie dans ce cas que certain·e·s adeptes basculeront inévitablement dans l’extrémisme.

Amplification numérique

L’essayiste Philippe Bernier Arcand, également professeur en communication sociale à l’Université Saint-Paul à Ottawa, est d’avis que les médias participent au problème en alimentant la polarisation, entre autres par rapport à la communauté musulmane. Il accuse les médias d’avoir trop insisté sur certains sujets. Ainsi, ils « encourageaient l’islamophobie en citant des cas anecdotiques qu’ils ne cessaient de montrer et de remontrer », parfois en laissant s’immiscer de fausses nouvelles, comme en 2017 dans ce reportage infondé de TVA « qui affirmait que les dirigeants de la mosquée avaient demandé à un entrepreneur qu’il n’y ait aucune femme présente sur un chantier qui se trouve devant la mosquée, lors de la prière du vendredi38Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017; Pierre St-Arnaud, « Controverse autour d’une mosquée et de femmes sur un chantier », Le Soleil, 13 décembre 2017. https://www.lesoleil.com/actualite/controverse-autour-dune-mosquee-et-de… ». Le sociologue pense que le populisme est appelé à durer grâce à sa présence importante dans les médias. Selon lui, ce que l’on y répète devient un discours acceptable ou, du moins, défendable. Il donne l’exemple de « toutes ces émissions de débats où l’on invite des polémistes qui défendent parfois des idées associées à l’extrême droite, ce qui a pour effet de légitimer ces idées39Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017. ».

Si, grâce à de tels mécanismes, les médias traditionnels représentent des lieux propices au développement d’une logique populiste, les médias socionumériques comme Facebook ou Twitter poussent le phénomène encore plus loin. À ce propos, nous avons rencontré Lena Hübner, doctorante en communication à l’Université du Québec à Montréal, pour approfondir la question. Elle est convaincue que l’information circule plus rapidement et en plus grande quantité grâce à Internet, et que cela joue un rôle de catalyseur dans le cas du populisme40Lena Alexandra Hübner, propos recueillis par Alexandre Maheu le 20 novembre 2017.. Toutefois, elle nuance la responsabilité de ces plateformes en ligne : « Le problème n’est pas seulement Facebook, c’est aussi la littératie numérique ; les gens ne comprennent pas comment l’information est produite41Ibid.. » Ce n’est pas nouveau : on éprouve souvent de la difficulté à distinguer les faits des opinions, ou les informations valables de celles qui ne le sont pas. Et Internet ne règle aucunement ce problème. Au contraire, il facilite le brouillage et le mélange des genres, devenant par le fait même un terreau fertile pour les théories du complot. « L’accroissement des flux d’information, notamment par l’effet du Web qui charrie indistinctement le vrai, le faux et le douteux, produit mécaniquement une haute diffusion des rumeurs de complots, qui peuvent prendre la forme de “rumeurs solidifiées”, et des explications “alternatives” de style complotiste », explique M. Taguieff42Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp….

Parallèlement, on assiste à une autre tendance inquiétante : le microciblage. Ce nouveau paradigme encouragé par Facebook et Google se révèle extrêmement lucratif, car il cerne plus précisément le profil des individus. L’information devient une marchandise et sa validité n’a plus d’importance ; si un individu consomme de fausses nouvelles et des théories du complot, les réseaux sociaux vont lui en suggérer encore plus. Le modèle plaît aux entreprises autant qu’aux organisations politiques, mais s’accomplit au détriment de l’ouverture d’esprit, avec les risques que cela comporte. En effet, Lena Hübner explique que « le fait de se retrouver dans un groupe partageant exclusivement les mêmes opinions que soi entraîne une polarisation et une escalade vers une certaine radicalisation43Lena Alexandra Hübner, propos recueillis par Alexandre Maheu le 20 novembre 2017. ». En fait, « le danger, c’est de passer à côté du débat public. Si l’on satisfait toujours une tranche de la population en lui présentant l’information qu’elle veut entendre, on ne l’affronte pas à toutes les autres, et l’on peut perdre la vue d’ensemble », juge-t-elle44Ibid..

Or, si les nouvelles véridiques et les fausses nouvelles partent sur un pied d’égalité, ces dernières se répandent à une vitesse considérablement plus grande. Une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT) publiée en 2018 a révélé que sur Twitter, « les fausses nouvelles sont 70 % plus susceptibles d’être repartagées que les nouvelles véridiques. Également, les nouvelles véridiques prennent environ 6 fois plus de temps à atteindre 1 500 personnes que les fausses nouvelles45Traduction libre de Peter Dizikes, « Study: On Twitter, false news travels faster than true stories », MIT News, 8 mars 2018. https://news.mit.edu/2018/study-twitter-false-news-travels-faster-true-s… ». Mais pourquoi ? Les trois chercheurs derrière ce projet croient que la nouveauté des fausses nouvelles, l’impression que leur auteur·e sait quelque chose que les autres ne savent pas et l’implication d’émotions plus intenses sont des hypothèses plausibles pour expliquer le phénomène46Ibid..

Finalement, dans ce mode de communication où l’on accorde autant d’importance aux messages anonymes que ceux qui proviennent de sources reconnues pour leur expertise, la distinction entre le vrai et le faux devient problématique. Pire encore, le faux se répand plus rapidement et profondément. Ainsi, Internet encourage l’érosion du lien social en amplifiant les mécanismes utilisés par le populisme et le conspirationnisme, et gonfle les rangs de ces deux mouvances en facilitant le réseautage.

Diviser pour régner

Tout compte fait, le populisme et les théories du complot naissent en réponse au sentiment d’une sécurité perdue dans un monde chaotique où une simplification manichéenne peut apaiser les consciences. Le monde occidental vit de nombreuses incertitudes quant à son avenir. De plus en plus, notre confort et notre sécurité, souvent acquis aux dépens du reste du monde, sont remis en question, mais dans ce retour du balancier, on refuse de reconnaître nos torts. Dans cette optique, le populisme, couplé au conspirationnisme, nourrit un paradigme où la fin justifie les moyens : il faut conserver les acquis de la majorité à tout prix, quitte à esquiver certaines institutions démocratiques ou à tordre les faits, voire à inventer des « faits alternatifs ». Sa logique, qui s’insinue dans l’espace public en instrumentalisant le contexte sociopolitique, la xénophobie ambiante et les mécanismes médiatiques, semble contagieuse. Mais ce type de discours peut-il perdurer sans s’effondrer sous le poids de ses propres paradoxes ? Car si la figure populiste parle au peuple en cultivant ses peurs, sa colère, et parfois ses angoisses paranoïaques, c’est souvent pour faire oublier le fait qu’elle aussi, comme l’establishment, veut servir ses propres intérêts, au détriment des autres et de la vérité ; diviser pour régner.

Or, plusieurs espèrent encore que cette rhétorique trompeuse se retournera contre elle-même. On la renversera « en insistant sur la puissance de l’action collective, réel oxygène de la vie démocratique », prédit Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de Québec solidaire et politicien se réclamant d’un certain populisme de gauche47Gabriel Nadeau-Dubois, « La démocratie au-delà du populisme », La Presse, 11 avril 2017. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/496063/la-democratie-au-dela-du…. De l’autre côté du spectre politique, en avril 2021, l’ancien animateur et chroniqueur Éric Duhaime est élu chef du Parti conservateur du Québec. Il semble représenter parfaitement la figure populiste identitaire usant d’un discours démagogue et d’un ton conspirationniste. Lors de son discours de victoire, il a affirmé vouloir « défendre les gens ordinaires » et ceux « qui se font traiter à tort et à travers de complotistes, de covidiots, de touristatas ou même de pissous par François Legault et une élite médiatique et politique qui a perdu le contact avec la réalité du monde ordinaire48Ibid.; Michel Saba, « L’animateur Éric Duhaime élu chef du Parti conservateur du Québec », La Presse, 17 avril 2021. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-04-17/l-animateur-eric… ». Cela pourrait bien représenter un point culminant pour l’alliance du populisme et des théories du complot au Québec, dépendamment des limites qu’il est prêt à franchir pour plaire à base électorale et de la sensibilité de la population québécoise à ce type de discours.

CRÉDIT PHOTO : Gage Skidmore/ Flickr


Madre Ayahuasca : étreinte avec la panacée amazonienne

Madre Ayahuasca : étreinte avec la panacée amazonienne

En collaboration avec Luisina Sosa Rey

Le présent article fait état de mon expérience avec des chamanes dans le centre de retraite spirituelle Gaia Sagrada, près de Cuenca, en Équateur1https://gaiasagrada.com/. Mon approche fait écho au journalisme gonzo et l’absence de distance critique est absolument intentionnelle. J’ai tenté de plonger dans la pensée chamanique pour mieux la comprendre. Qui plus est, pour apprécier pleinement l’expérience d’état de conscience non-ordinaire2Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir :
Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
de l’Ayahuasca, l’abandon est nécessaire, l’abandon de soi aux multiples réalités possibles et l’abandon des dogmes du quotidien qui peuvent nous asservir dans les sociétés de consommation. L’« état de  conscience non-ordinaire » est un terme emprunté à Stanislav Grof, psychiatre tchèque et pionnier de la recherche psychédélique dans les années 1950. Ce terme se veut non-péjoratif et désigne les effets des enthéogènes par opposition à la conscience altérée ou à l’hallucination. Le terme « enthéogène » signifie : qui « génère le sentiment de Dieu en soi, qui donne le sentiment du divin »3https://fr.wiktionary.org/wiki/enth%C3%A9og%C3%A8ne#:~:text=Adjectif,-Si…(Pharmacologie)%20(En%20parlant%20d,donne%20le%20sentiment%20du%20divin..  Je ne prétends pas avoir totalement réussi cet abandon, mais je pense avoir été en mesure de transmettre ce qui a peu été exprimé auparavant dans une approche anti-hégémonique, c’est-à-dire de lutte contre l’oppression.

Dans le cadre de ce texte, je tente d’aborder l’intersectionnalité entre certaines formes de chamanisme autochtone et les pensées écologique, anti-impérialiste, féministe ou encore, de manière plus générale, révolutionnaire. Je m’inspire, d’une part, de mon expérience lors de cérémonies d’Ayahuasca et de San Pedro en Équateur et, d’autre part, de mes propres recherches en épistémologie qui visent à remettre en question le projet politique impérialiste de l’épistémè actuel, c’est-à-dire le système du savoir à un lieu et une époque donnée. Ce système est responsable de la marginalisation de nombreux savoirs, dont les savoirs autochtones et les savoirs chamaniques.

Foisonnement d’intersections : la pensée adaptogène chamanique

La spiritualité révolutionnaire préoccupait d’ailleurs grandement José Carlos Mariatégui, dont la pensée est cruciale pour la pensée révolutionnaire dans les Amériques. Selon le penseur marxiste-léniniste, les autochtones devraient être au-devant de tout processus révolutionnaire digne de ce nom et au-devant de la théorisation qui doit mener à la révolution4Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49 dans les Amériques. Cela s’explique par le fait que tous les enjeux sociaux, économiques et politiques qui touchent aux systèmes oppressifs dans les Amériques nous ramènent inéluctablement au génocide qui a mené à la construction de ses États et de leurs systèmes politiques actuels. La pensée chamanique me fait abonder en ce sens. Si certains mouvements d’extrême gauche sont souvent dénoncés comme étant sectaires, la réponse à ce problème est peut-être une ouverture plus formelle et plus manifeste aux spiritualités marginalisées et colonisées. Les chamanes dont j’ai fait la connaissance semblent aussi, à mon sens, mieux comprendre la santé que certains médecins, étant donné que leur approche dépasse le cadre rigide de la médecine occidentale et tient compte de l’interdépendance de la santé spirituelle, corporelle et mentale. Cela étant dit, ce n’est pas la seule forme de médecine holistique.   

Au cœur de la pensée et de l’expérience chamanique se trouve l’idée de guérison de diverses maladies : la haine, le sexisme, le spécisme, l’homophobie, la transphobie ou encore l’avarice des multinationales qui détruisent les forêts. Dans ce texte, j’essaie de souligner l’importance cruciale d’une ouverture aux spiritualités marginalisées, ce qui est nécessaire, à mon avis, à toute pensée ou axe de pensée anti-hégémonique. En fait, la solution même aux limites actuelles de certains types de pensée hégémonique pourrait bien être trouvée dans la spiritualité chamanique elle-même, dans son caractère nomade et « adaptogène »5Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6, caractère qui se retrouve chez toutes les ethnies qui utilisent la plante médicinale :

Ce processus comprend également l’appropriation chamanique de n’importe quelle et de toute métaphore relative au pouvoir, que ce soit la réception de Saintes Écritures, la radio, des allumettes magiques, des pilules blanches, des pharmacies, des armes de guerre moderne et des OVNI.6« This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.

À titre d’exemple, la croyance en les extraterrestres est omniprésente dans la pensée chamanique. J’ai eu des conversations avec des chamanes qui me racontaient, comme si c’était tout naturel, de nombreuses rencontres avec des extraterrestres, des êtres qui seraient interdimensionnels, donc invisibles dans des états de conscience ordinaires, mais tout de même bienveillants. L’idée à retenir ici n’est pas la question de la véracité de cet énoncé, du point de vue de la réalité objective, mais bien l’illustration de cette faculté adaptogène qui fait en sorte que des métaphores, essentiellement, sont empruntées à tous les horizons pour exprimer des réalités abstraites, qui peuvent être exprimées tant de manière spirituelle qu’artistique, selon les affinités de chacun·e. Par ailleurs, l’Ayahuasca est parfois appelée Ayer, hoy y mañana (hier, aujourd’hui et demain) et pour les chamanes, elle est associée à une vision du monde selon laquelle le temps n’existe pas7Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19. Cela n’est pas étranger au débat philosophique entre présentéisme et éternalisme. Dans le premier cas, seul le présent existe. Le passé a cessé d’exister et le futur n’existe pas encore. Pour l’éternalisme, le passé et le futur existent tout autant que le présent, mais en d’autres lieux dans l’univers8Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220. Ce point de vue est connexe au quatre dimensionalisme, qui voit le temps comme une quatrième dimension9Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1. Pour d’autres, le temps n’existe tout simplement pas, position similaire à celles des chamanes10McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458 ou encore de certaines écoles bouddhistes11Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.. Dans le soufisme,

la relation entre le réel et le cosmos est comme la relation entre l’eau et la neige[…] Il y a un va-et-vient qui se produit au sein de l’éternité sans commencement et sans fin et en chaque instant, puisque, à chacun de ces instants, le cosmos revient à la réalité pour ensuite retourner au-delà, comme les vagues de l’océan12«The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57..

 Comme le soulignait Christine, qui dirige la retraite spirituelle ou j’ai passé une semaine, la science tente d’expliquer la spiritualité, sans nécessairement réussir. Christine est une chamane étatsunienne qui a étudié auprès des autochtones dinés (autodénomination du groupe plus connu sous le nom de Navajos) pendant de nombreuses années. Pour Don Mauricio, un autre chamane originaire du Chili que j’ai eu le plaisir de rencontrer, la musique est un médicament. Il est lui-même un musicien accompli en Amérique latine et fabrique ses propres instruments13Voir https://www.youtube.com/watch?v=rdYFx2UyG3s. Il est membre du groupe Altiplano de Chile14Voir https://www.youtube.com/watch?v=g5JtdHzBno0. En autres mots, dans le chamanisme, la création artistique est une activité hautement spirituelle qui permet donc d’en comprendre davantage que la science. Créer des arts visuels, de la musique, de la poésie, c’est développer une relation avec l’invisible, avec la réalité divine, mais c’est aussi un instrument thérapeutique puissant.

Selon Pierre Clastres, anthropologue anarchiste qui s’est spécialisé dans l’étude des sociétés sans État, on trouve certaines sociétés autochtones « où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition [ou] subordination hiérarchique »15Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.. Il s’intéresse plus particulièrement au cas de la tribu Tupinambà, dont ses chefs ne détenaient aucun pouvoir, contrairement aux monarchies absolues qui régnaient en Europe à l’époque de la colonisation16Ibid., p.14.. Or, les autochtones guaranis étaient des sociétés chamaniques et c’est là une autre raison de tirer des connaissances des savoirs autochtones, avec toute l’humilité et le respect nécessaires. Le politique dans leur société aurait existé avant la politique comme nous l’entendons, mais elle serait en même temps apolitique parce qu’elle ne serait pas porteuse de pouvoir, mais plutôt de son auto abolition. À cet égard, les sociétés autochtones seraient détentrices de formes de savoir qui touchent ce que nous appelons l’écologie, l’anti-impérialisme et le féminisme, mais qui existaient bien avant l’émergence de ces disciplines et courants de pensée qui sont aujourd’hui intégrés dans l’épistémè européenne dominante, c’est-à-dire la superstructure du savoir.  

Le caractère adaptogène de la pensée chamanique serait une cannibalisation (au sens de l’école brésilienne de la traduction cannibale17Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143.
Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020.
Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.
), une sorte de contre-appropriation culturelle anti-hégémonique. Le chamanisme, même s’il n’est en rien homogène et plutôt nomade et en constante transformation, s’assure au moins, dans son ensemble, de ne rien devoir à la culture blanche. La culture et la science des blancs deviennent des outils pour expliquer leur vérité, sans toutefois que ces simples métaphores de pouvoir puissent en atteindre la complexité et l’exhaustivité et sans en diminuer le pouvoir. Même les intersections féministe et révolutionnaire ne sont que des moyens d’exprimer des éléments qui se trouvent déjà dans la pensée chamanique. Il est important de préciser que les chamanes considèrent le savoir qu’ielles acquièrent et transmettent comme antédiluvien. L’écologie est déjà pratiquée de manière saillante par les chamanes, qui considèrent la faune et la flore comme étant dotées d’une conscience avec laquelle on peut communiquer. En effet, la voix de l’Ayahuasca devenant la voix de la faune et de la flore, sa traductrice. L’expérience transpersonnelle18Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés. avec madre ou mère Ayahuasca favorise l’épanouissement des solidarités avec la flore, la faune et les peuples autochtones victimes de la déforestation19Op. Cit., note 5, p.vii. Pour les chamanes, mère Ayahuasca serait « le cordon ombilical vers le cosmos »20Op. Cit., note 5, p. 16.

Pour ce qui est de l’angle proto-féministe à proprement parler, mère Ayahuasca est considérée comme une énergie féminine, qui renvoie à un grand principe féminin, principe que j’ai pu embrasser totalement lors de mon expérience. Ce principe féminin n’a rien à voir avec une conception binaire du genre. Comme le masculin, il s’agirait d’une forme d’énergie qui traverse l’univers de part et d’autre et se retrouve dans chaque personne. L’idée de principe ici renvoie à une essence, mais qui se retrouve de manière diffuse dans tout ce qui existe. Cette conception d’énergie traverse les cultes et les époques et diverses traditions l’associent plus spécifiquement à divers éléments et caractéristiques. Dans la tradition hermétique, le principe féminin serait celui de l’inconscient21Voir https://www.sacred-texts.com/eso/kyb/kyb16.htm. Dans le Sanatana Dharma (endonyme de l’Hindouisme), ce principe serait Shakti, l’énergie créatrice et dynamique22Voir https://asiasociety.org/education/shakti-power-feminine. Kenneth Grant, qui avait été secrétaire d’Aleister Crowley et qui a étudié les traditions spirituelles de l’Inde, accordait à ce principe une place importante dans sa magie sexuelle. Par ailleurs, Crowley considérait la prostituée de Babylone (à l’encontre de l’image biblique) comme bienveillante et donnant accès aux mondes au-delà du nôtre23Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press..

J’ai pu me rendre à l’évidence qu’auparavant, une mauvaise compréhension de mes désirs faisait obstacle à une étreinte profonde du féminin. Et je dis étreinte, car l’expérience elle-même de l’Ayahuasca était une union extatique, comme un immense orgasme féminin, féminin parce que tellement plus puissant, de plusieurs heures. En fait, le problème est que la masculinité est malade, affligée par une volonté de possession dans l’amour, l’appropriation de ce qui, dans une vue étroite, suscite le désir. Au fond, selon une compréhension mystique, c’est la divinité elle-même qui suscite le désir pour elle-même dans le cœur de l’amant·e. Par conséquent, ce qui inspire soi-disant le désir de l’autre n’est rien d’autre que la divinité et ses émanations dont cet·te autre se fait porteur·euse. L’Ayahuasca enseigne donc à servir le principe féminin plutôt que de l’asservir.

 J’ai depuis également retrouvé ces vérités dans le tantrisme, mouvement spirituel originaire de l’Inde qui transcende diverses communautés hindoues et bouddhistes. Ce mouvement spirituel regroupe des idées relatives, d’une part, au principe créateur féminin, et, d’autre part, aux pratiques sexuelles visant à atteindre des états de conscience non-ordinaire. Par des pratiques sexuelles visant à prolonger la durée du plateau de l’orgasme, l’objectif est ainsi de pouvoir produire des visions. Cette utilisation de l’énergie sexuelle comme enthéogène est toutefois controversée, associée au mouvement New Age et certains groupes sectaires, dont je ne me revendique pas du tout, mais je reconnais la valeur du symbolisme et des méthodes d’auto-exploration ainsi fournies, indépendamment de tout dogme ou de toute dérive. Aussi, comme je tente dans ce texte de nous plonger dans la pensée chamanique, il est tout à fait concevable d’interpréter le tantrisme comme porteur de métaphores de pouvoir pour représenter quelque chose qui existe déjà dans le chamanisme. En effet, l’énergie sexuelle y symboliserait une forme de pouvoir qu’on peut avoir sur soi-même ou sur les autres.

Le tantrisme propose également certaines méthodes pour aller au-delà des acquis de la révolution sexuelle des années 1960. Cette révolution, qu’on peut d’ailleurs interpréter comme un mouvement pour l’accès sexuel, c’est-à-dire la possibilité d’avoir des rapports sexuels à l’extérieur de l’institution du mariage, ne tient pas compte du caractère sacré de la sexualité. Sans une nouvelle compréhension plus profonde de la sexualité, celle-ci n’a pas pu offrir un nouvel horizon de sens, pourtant indispensable à toute pensée révolutionnaire24À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.. J’entends par là que la sexualité postrévolutionnaire (si on considère la révolution sexuelle comme une véritable révolution) a reproduit les rapports de pouvoir qui existaient auparavant au sein des institutions, sans engendrer une sexualité de libération. Le tantrisme et le chamanisme amènent une dimension spirituelle, un caractère sacré, à la sexualité. Une notion de libération de la sexualité par elle-même, une libération qui passe par une adoration du principe féminin25Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans  une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.. En bref, mère Ayahuasca m’a fait comprendre la femme comme étant notre porte vers cet univers et la porte vers l’au-delà, les autres dimensions, les univers parallèles, les paradis et les enfers.

Pourquoi l’Ayahuasca?

Si j’avais à faire un parallèle avec une expérience antérieure à la mienne, ce serait avec celle de l’écrivain étasunien converti à l’Islam Muhammad Michael Knight, qui raconte son expérience dans son livre Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Comme il l’explique d’entrée de jeu dans son livre, l’Ayahuasca n’a rien à voir avec les drogues au sens conventionnel du terme. C’est aussi ce qu’affirmait Titi un des chamanes qui m’a guidé pendant une des cérémonies. Titi, autochtone guarani originaire du Brésil, a mentionné qu’il considérait les expressions « drogues », « hallucinogènes » ou « psychédéliques » comme étant péjoratives. Il insistait sur le terme « enthéogène ». Dans tous les cas, comme le dit Knight :

Même mes ami·e·s musulman·e·s qui font de la cocaïne ne veulent pas se joindre à moi pour de l’Ayahuasca, mais ils ne font pas de la cocaïne pour leur croissance spirituelle. La cocaïne c’est agréable, pas l’Ayahuasca. La cocaïne, c’est pour les gens qui aiment faire la fête et l’Ayahuasca, c’est pour les gens qui aiment se vomir et se chier dessus et voir Muhammad voler dans l’espace sur un jaguar. Il n’est donc pas étonnant que ces deux activités attirent différents types de personnes26« Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3..

En effet, la cocaïne poursuit une euphorie instantanée et une impression de toute puissance. L’ayahuasca écrase la personne qui entre en communication avec elle et la confronte à ses propres démons, aux monstres tapis dans le placard de notre inconscient. Cela étant dit, ce n’est probablement pas cet aspect qui dérange le plus la médecine traditionnelle, mais bien le fait que les chamanes ne prétendent pas guérir elles-mêmes les afflictions du corps ou de l’esprit. La cérémonie d’Ayahuasca a pour objectif d’invoquer des esprits avec lesquels le ou la chamane a établi des relations pour que ces derniers viennent guérir l’usager·ère en entrant dans son corps et en travaillant sur la relation qu’ielle a avec son corps et son esprit. La boisson a également un effet purgatif et ce qui serait vu en Occident comme un symptôme d’une affliction est en fait un moyen de se purger, littéralement, de ses idées négatives27Op. Cit., note 5, p.i. Lors de mon expérience, un autre participant m’avait par ailleurs recommandé de lire Dante avant la cérémonie, auteur célèbre pour sa cartographie de la vie après la mort. La mort est inséparable de l’expérience des enthéogènes. En fait, certain·e·s chercheur·e·s, dont Rick Strassman, affirment qu’au moment de la mort, le cerveau sécrète de grandes quantités de diméthyltryptamine (DMT), la même substance contenue dans la vigne servant à fabriquer l’Ayahuasca. Cette substance serait aussi sécrétée pendant les rêves28Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: ‎ Park Street Press, 2002)..

L’idée d’aller ingurgiter cette boisson en Amérique du Sud est très souvent motivée par la volonté de guérison, mais aussi de conscientisation. Les visions peuvent aussi être des « traductions de réalités inconscientes réprimées »29Op. Cit., note 5, p. 241. Contrairement à la thérapie traditionnelle et la pharmacopée occidentale, les cérémonies chamaniques peuvent porter en peu de temps des effets positifs à long terme, qui durent bien au-delà de la dernière cérémonie30Op. Cit., note 5, p. 239. Selon une étude de chercheurs hongrois, l’interaction chimique entre l’esprit de la plante et son usager·ère provoquerait un redémarrage de l’esprit permettant de se débarrasser des « mauvais programmes »31Op. Cit., note 5, p. 237-238, ces mécanismes, des pensées et des actions nuisibles qui se déclenchent dans certaines situations. À titre d’exemple, cela peut être un sentiment de culpabilité qui vient troubler le plaisir, les complexes d’infériorité ou encore simplement la haine, la colère, la peur ou toute autre émotion négative qui revient de manière récurrente.

 Si les propriétés médicinales de la potion amazonienne commencent à éveiller l’intérêt des chercheur·e·s occidentaux·ales pour ses vertus médicinales dans le traitement des troubles d’anxiété et de la dépression32Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251., à mon sens, elle nous oriente vers la solution à l’aliénation dont ce que nous désignons comme la maladie mentale n’est que le symptôme : la révolution. En effet, si la médecine traditionnelle tient surtout compte de symptômes, le chamanisme permet d’accéder aux sources de ce que la pensée européenne appelle la maladie mentale, c’est-à-dire l’aliénation d’un système économique et d’une société rongée par l’injustice et les rapports de pouvoir. Il est important de noter que l’Ayahuasca n’est pas une seule plante, mais bien la combinaison d’au moins deux végétaux33Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78., ce qui fait en sorte qu’elle est parfois comparée, dans le cadre de métaphores tout à fait habituelles au chamanisme, au téléviseur ou à la radio, par sa capacité à capter les fréquences d’univers parallèles. Pour l’anthropologue montréalais Jeremy Narby34Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998., largement responsable du regain d’intérêt pour l’ayahuasca dans les vingt dernières années, il pourrait très bien s’agir d’un « antidote contre le désenchantement de la modernité »35Op. Cit., note 5, p. 12. Je ne suis pas le premier à croire au potentiel révolutionnaire des enthéogènes. Timothy Leary, Aldous Huxley et Stanislav Grof avaient raison de souligner l’importance de l’expansion de la conscience par des « états de conscience non-ordinaires »36Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
dans l’éveil à la nécessité de la mise en œuvre d’un processus révolutionnaire37Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers.
Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books.
Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.
. Je me penche donc de nouveau sur cette idée.

À la suite de cette expérience formidable, je réaffirme avec conviction que ce qui est authentiquement réaliste en ce moment, c’est d’exiger l’impossible. En effet, il est inconséquent de penser qu’on puisse continuer de vivre comme nous le faisons, marchant tout droit à la destruction des écosystèmes. Au fond, ma position reste la même : les gouvernements sont impossibles et la réalité est ingouvernable. Enfin, si on parle souvent de consentement, c’est, je crois, à la réalité entièrement qu’il faudrait consentir pour céder notre pouvoir à celles et ceux qui nous imposent la réalité soi-disant commune. Cela dit, qui voudrait vraiment céder de plein gré un tel pouvoir? Chaque personne est à même de créer sa propre réalité et d’accepter ou de refuser toute réalité.   

Pour Allen Ginsberg, les visions avaient un caractère épistémologique et ontologique38Op. Cit., note 5, p.23. Séparé de son individualité, il s’est retrouvé nez à nez avec un immense vagin humide, d’une manière qui cadre avec l’archétype de l’univers-utérus39Op. Cit., note 5, p.332, c’est-à-dire l’idée présente dans divers paradigmes culturels selon laquelle ce monde est une matrice dans laquelle nous attendons notre véritable naissance. Comme pour beaucoup de gens qui ont pu faire l’expérience produite par cette concoction, ce qui comprend les membres de la beat generation William S. Burroughs et Allen Ginsberg, mon expérience en Équateur a été plutôt transformatrice. Je n’entends pas par-là que mes proches ne me reconnaissent plus. À cet égard, il n’est pas rare de voir des gens craindre de ne plus être, de ne plus avoir accès à leur propre être, de perdre la tête, de devenir fou·olle, de faire une psychose toxique et de ne plus jamais pouvoir sortir de la prison des paradis artificiels, ce qui les fait hésiter à consommer des hallucinogènes. Pour ma part, mes idées n’ont pas beaucoup changé et je suis toujours anarchiste, toujours à la recherche d’une prise de position plus radicale et plus impossible. En fait, d’une certaine manière, l’expérience d’étreinte avec l’Ayahuasca m’a permis de mieux voir qui je suis, de l’accepter et d’entamer les démarches nécessaires pour devenir qui je suis. Ce dernier point étant en quelque sorte la mise en pratique des acquis de mon expérience, que je m’efforce de mener à bien depuis lors. J’insiste pour parler d’étreinte au regard de ce que le philosophe iranien Sayed Hossein Nasr souligne dans The Garden of Truth.En arabe, un des mots pour amour, ishq, tire son étymologie de la liane qui étreint l’arbre pour l’étrangler, symbolisant du même coup la relation étroite entre l’amour et la mort40Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66., mais aussi entre la conscience et mère Ayahuasca. Pour d’autres, les visions se présentent comme symbolisant l’amour suprême et universel :

« J’ai pénétré le grand filet de l’être, réseau de ce qui ressemblait à des joyaux étincelants de sois divins tissant une tapisserie anthropocosmique sans fin. Il s’agissait d’une réalité d’êtres universels avec une topologie unidirectionnelle d’esprits et de cœurs interreliés, fusionnant avec une sagesse et un amour infini »41« l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic  tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19

Vers la fin de son livre, Knight finit par décrire son expérience avec la panacée amazonienne. Il s’était endormi en attendant les effets de la potion. Il est ensuite soudainement réveillé par les visions, des fenêtres contextuelles comme celles qui apparaissent sur un écran d’ordinateur, avec des scènes pornographiques impliquant des femmes d’Asie du Sud42Op. Cit., note 7, p. 219. Elles « s’étouffaient sur d’énormes sexes parcourus de veines, mais sans corps ». Des « larmes de mascara coulaient sur leurs visages, qui étaient bombardés de grumeaux et de longs filaments de sperme ». Selon Knight, il s’agissait des « houris, les poupées sexuelles vivantes du paradis islamique »43Op. Cit., note 7, p.220. Il découvre ensuite les mystères de l’univers en ingurgitant des litres du sang qui s’écoulaient du vagin de la fille du prophète, Fatimah, qui lui apparaît comme une femme noire. Ce sang passe à travers les plaies des martyrs de l’Islam44Op. Cit., note 7, p.221-222. Nue, Fatima prend la main de Knight et la pose sur son vagin et lui dit : « Ceci est tout ce qui existe. Toutes les religions, les livres, les mosquées, ce n’est que ça. Ce sont des hommes qui essaient d’imiter ce pouvoir »45Op. Cit., note 7, p. 223.  Elle ajoute plus loin : « c’est la porte de la mosquée », le monde entier étant aussi comme un immense utérus46Op. Cit., note 7, p.223. Cela faisait contraste avec l’islam soi-disant orthodoxe, qui participait à la construction d’« une sexualité de colère et de vengeance »47Op. Cit., note 7, p. 233. Enfin, Knight conclut son livre en en arrivant à peu près aux mêmes conclusions que moi. L’Ayahuasca ne l’a pas changé lui, mais bien la façon dont il voit sa propre place au sein de l’ordre des choses48Op. Cit., note 7, p.256.

La répression de la conscience : guerre contre la drogue et guerre spirituelle

Si les enthéogènes rendaient les gens plus réactionnaires et moins révolutionnaires, le cannabis et le LSD n’auraient pas entraîné la répression dont ses consommateur·trice·s ont fait l’objet dès les années 1960 et 1970. En effet, ces enthéogènes étaient associés à la contre-culture, aux mouvements révolutionnaires de l’époque, des Black Panthers au Weather Underground et aux mouvements pacifistes qui s’opposaient à la guerre du Vietnam qui minaient la crédibilité des politiques impérialistes du gouvernement49Voir :
Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013.
Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.
. En effet, la répression de la culture des enthéogènes est politique et ses prisonnier·ère·s, sont des prisonnier·ère·s politiques. Knight se permet de faire le parallèle avec l’interdiction des oranges en Espagne après la reconquête chrétienne. En effet, ces dernières avaient été amenées par les musulman·e·s d’Afrique du Nord. Pour Knight, toutes les formes de répression qui ont touché la consommation de divers psychotropes avaient pour motif caché la répression, dans une perspective coloniale, d’un groupe de personnes racisées. Par exemple, la guerre contre l’opium du XIXe siècle avait été menée contre les « travailleurs chinois qui menaçaient de voler les emplois sur le chemin de fer des hommes blancs ». La guerre contre la marijuana du XXe siècle, quant à elle, avait été menée contre « les travailleurs mexicains qui menaçaient de voler les emplois agricoles des hommes blancs ». Enfin, la guerre contre la drogue des années 1980 a touché de manière disproportionnée les populations afro-américaines.

Même la guerre contre le terrorisme dans l’ère post-onze-septembre a été menée comme si l’islam était une « substance qui empoisonnait les esprits » de jeunes hommes blancs50Op. Cit., note 7, p.16-17. Les traditions islamiques ou enthéogéniques sont donc traitées comme hérétiques par rapport à l’orthodoxie dominante, cryptochrétienne et même peut-être au Québec, cryptocatholique, parce que l’abstinence aux enthéogènes est aussi bien estimée que la soi-disant abstinence des prêtres et des religieuses ou l’abstinence du croyant en général vis-à-vis de leur sexualité. Il ne faut pas oublier que l’apogée de la guerre contre la drogue des années 1980 a été initiée par Reagan, néoconservateur et néo-fondamentaliste, ce qui n’a pas été sans répercussions sur notre coin des Amériques. Les personnes qui « pêchent » contre l’orthodoxie dominante sont conditionnées à ressentir un terrible sentiment de culpabilité et l’Ayahuasca est peut-être un remède contre ce mal, comme l’a été le LSD pour la contre-culture des années 1960. À titre d’exemple, Michel Foucault aurait affirmé avoir vécu une expérience transformatrice et éclairante avec le LSD, qui lui aurait permis de comprendre sa sexualité51Op. Cit., note 7, p.29. Enfin, je pense qu’il faudrait se rendre à l’évidence que notre société ne s’est jamais libérée des dogmes de l’Église catholique, pas au Québec en tout cas. Elle ne les a que refoulés. Pour revenir à l’Islam, si ses dogmes enseignent que les intoxicants sont « taghiyat al-aql, le recouvrement de l’intellect »52Op. Cit., note 7, p.25, l’Ayahuasca ne l’est pas, car elle repousse les limites de la conscience, accroît la sensibilité à des dimensions de la réalité inaccessibles autrement. Je ne le répéterai pas assez : l’Ayahuasca n’est pas et ne doit pas être considérée comme un stupéfiant. Malheureusement, la peur de déroger à l’orthodoxie rend la tâche de dénoncer cette méprise bien difficile. Un ordre soufi, c’est-à-dire un groupe qui adopte la voie mystique de l’Islam, le Fatimiya Sufi Order, fondé par Wahid Azal, un iranien bahaï converti à l’Islam chiite en Australie, utilise la boisson amazonienne, dans une version qui utiliserait des ingrédients importés d’Iran, mais cet ordre est extrêmement marginal53https://realitysandwich.com/fatimiya_sufi_ayahuasca/
http://www.monamagick.com/media/the-fatimiya-sufi-order/
. Le philosophe de l’anarchisme spirituel Hakim Bey avait d’ailleurs adhéré à cet ordre avant sa mort en mai dernier54https://ia902505.us.archive.org/15/items/plwto-nwazal-11apr-2020/PLWtoNWAzal-11apr2020.pdf
https://ia802206.us.archive.org/27/items/forwarded-message-2/Forwarded%2…
.

Illégale en Amérique du Nord et en Europe, à quelques exceptions près55https://blog.retreat.guru/ayahuasca-legality, comme c’est le cas pour les succursales de l’église Santo Daime, originaire du Brésil, située à Montréal et à Toronto56https://www.ctvnews.ca/health/health-canada-allows-more-religious-groups…., au Pérou, l’Ayahuasca est reconnue comme une « plante médicinale traditionnelle, patrimoine culturel et pratique spirituelle »57Op. Cit., note 7, p.16. Enfin, le corps entier est rempli d’enthéogènes, dont le DMT, présent dans l’Ayahuasca. Par conséquent, je crois que le concept de biopouvoir mis de l’avant par Michel Foucault, c’est-à-dire le pouvoir sur la vie, sur le corps et sur la société s’applique tout à fait à la répression de l’utilisation des enthéogènes, même ceux qui se trouvent déjà dans nos propres corps et nos propres glandes. Il ne s’agirait alors de rien d’autre que la gouvernance du corps pour empêcher toute remise en question des dogmes et de la réalité de la conscience ordinaire58Op. Cit., note 7, p.35. Enfin, d’un point de vue spirituel, et peut-être celui de certaines branches de la philosophie ou de la physique quantique, on ne peut reprocher aux drogues d’engendrer des paradis artificiels ou une pseudo-réalité, car toute réalité est illusoire, produite par la conscience qui observe59Op. Cit., note 7, p. 36.

Les acquis de l’expérience

Selon Ibn Arabi, les dogmes ont remplacé la transparence de ce monde par une opacité persistante. La soi-disant construction rationnelle du savoir a réussi à dépeindre une illusion directement sur cette transparence et continue d’y appliquer des coups de pinceau pour ne pas que s’écaille la peinture pour nous laisser voir au travers. L’imagination créatrice est ce que nous projetons de l’autre côté de cette transparence, dans le monde intermédiaire (alam -al-misal), monde habité par les djinns (esprits, origine du mot « génie ») et autres créatures invisibles. En fait, l’imagination est un moyen d’accès, souvent trop vite perdu parmi les savoir rationnels, vers les réalités intérieures. Intérieures parce que dans le soufisme, il y a une correspondance entre microcosme, le soi, et le macrocosme, l’univers. « Ce qui est en haut est aussi en bas », selon les paroles de la Table d’émeraude attribuées à Hermès Trismégiste. Dans le monde intermédiaire, il serait possible d’observer des bribes de la réalité suprême et divine60Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006), 208‑9.. Les chamanes, selon leur propre compréhension, auraient développé de bonnes relations avec certain·e·s djinn·e·s bienfaisant·e·s, dont l’Ayahuasca, protectrice de l’Amazonie et de mère nature. Ces esprits les aident ensuite à guérir celles et ceux qui participent à leur cérémonie.

Toujours du point de vue du chamanisme, c’est notre ignorance d’Européen·ne·s qui nous fait parfois parler d’un effet placebo pour désigner ce qui n’est rien de moins qu’une chirurgie de l’inconscient qui transforme notre relation avec le réel. La pensée chamanique conçoit, entre autres, que le médicament, le natan, la préparation elle-même, permet d’interagir avec l’Ayahuasca-esprit, et constitue une technologie qui permettra de franchir la prochaine étape de l’évolution humaine61Diane Reed Slattery, Xenolinguistics: Psychedelics, Language, and the Evolution of Consciousness. Berkeley, CA : Evolver Editions, 2015.. Enfin, en ce qui me concerne, lors de ma première expérience, mère Ayahuasca m’a montré comment puiser dans mes moments de bonheur, de conscience non-ordinaire, dans mes rêves de libération, mes moments d’inspiration qui me poussent à écrire. Mère Ayahuasca m’a fait comprendre, dans son langage pur, sans loi ni gouvernement, que je prospère hors des sentiers battus et dans la marge. Je devais accepter cette place.

Jaguar Negro, ou Jaguar noir, avait été le chamane pour la deuxième cérémonie d’Ayahuasca, celle qui avait été, pour moi, la plus transformatrice. Lors d’une conversation que nous avons eue le lendemain autour du feu, il m’a expliqué certaines notions de son identité culturelle shuar (et non Jivaros, terme raciste et péjoratif), peuple auparavant connu en Europe comme étant des cannibales et des réducteurs de tête. En fait, pour lui, les shuars sont avant tout des défenseur·euse·s de terre mère et dévorer ceux et celles qui détruisent la nature est un moyen comme un autre de la défendre. J’ai longuement discuté avec lui, moi de mes expériences de vie, de voyages et lui, de son cheminement pour devenir un chamane. Selon lui, il y a plusieurs niveaux d’éveils de la conscience.

  1. Victime : sentiment d’autopitié
  2. Ambitieux·euse : vouloir changer le monde
  3.  Chercheur·e : celui ou celle qui cherche la vérité
  4. Voyageur·euse : sur la voie de la sagesse
  5. Sage

Il mentionne aussi qu’il y a quatre obstacles à la réalisation spirituelle :

  1. La science
  2. La politique
  3. L’économie
  4. La religion

Je crois que ces idées méritent d’être analysées, d’une part, comme faisant partie d’une certaine pensée autochtone et adaptogène chamanique, mais aussi d’une spiritualité postcoloniale qui cannibalise les moyens culturels du système hérité du colonialisme. Le nombre d’interprétations possibles est infini. On pourrait, par exemple, interpréter l’enchaînement des niveaux de réveil de la conscience de la manière suivante : victime du colonialisme, l’ambitieu·euse qui veut changer le système de l’intérieur en se taillant une place au sein du système hégémonique, le ou la chercheur·e qui cherche la vérité qui transcende le colonialisme et la condition de colonisé·e et enfin, le ou la voyageur·euse qui a trouvé son chemin et le ou la sage. Quand il parle de ces obstacles, je pense qu’il faut aussi les comprendre : la science des blancs, la politique de blancs, l’économie des blancs et la religion des blancs. Jaguar m’a qualifié de chercheur.

Enfin, pour la cérémonie de San Pedro (Wachuma), un cercle est créé par le ou la chamane pour nous protéger des esprits prédateurs qui rôdent en périphérie et qui pourraient dévorer votre âme. Christine nous a expliqué que les visions produites par l’Ayahuasca et le San Pedro sont bel et bien réelles. Des voies d’accès à des dimensions parallèles sont ouvertes par la cérémonie. Les dimensions parallèles seraient comme des ondes radio, dont nous pouvons syntoniser la fréquence grâce aux enthéogènes. C’est aussi un peu comme une rivière qui nous suit en parallèle, lorsque nous dormons, nous y trempons les pieds et lorsque nous ingérons les plantes médicinales pour nous trouver en présence de mère Ayahuasca ou papa Wachuma, nous nageons dans cette rivière d’émotions, nous permettant de perdre le pied ferme sur la rive le temps de quelques heures. Par ailleurs, le but de la médiation soufie (la mouraqaba) serait justement de nager dans cette rivière et d’échapper aux contraintes de l’espace-temps62Shamsuddin Azeemi, Muraqaba: The Art and Science of Sufi Meditation, 2020.. Sur le plan personnel, cette cérémonie m’a permis de tourner la page sur mes expériences d’intimidation vécues à l’enfance, dont les horreurs m’avaient suivi jusque dans la vie adulte.

Christine nous expliquait que nous sommes la conscience éternelle de Dieu. Ce que nous vivons constitue un rêve. Tout ce qui est vrai, c’est la conscience qui en est témoin. Nous avons le choix de faire de ce rêve un rêve agréable ou d’en faire un cauchemar. Malheureusement, selon Christine, des sorciers sont à l’œuvre et font en sorte que les travailleur·euse·s de la lumière, les personnes qui suivent la voie de l’accomplissement spirituel par l’amour, deviennent obnubilé·e·s par la machinerie de l’obscurité. Le ou la chamane œuvre à ramener ces travailleurs·euses vers leur vraie nature, celle de répandre la lumière. Pour elle, le monde est gouverné en collaboration avec des démons qui soutiennent les puissances impérialistes et les forces du capitalisme transnationalisé. Elle nous appelle des anges, des « agents 007 de l’amour » dont la responsabilité est de faire changer les choses. Au sujet de l’amour, Ibn Arabi, une des figures les plus importantes du soufisme, le mysticisme islamique, explique qu’il existe trois types d’amour, l’amour naturel, dans lequel cas l’amant·e ne cherche qu’à satisfaire ses propres désirs auprès de l’aimé·e, puis il y a l’amour spirituel, dans lequel l’amant·e n’a d’autre but que satisfaire les moindres désirs de l’aimé· et, enfin, l’amour divin, dans lequel cas Allah aime sa créature et se crée dans le cœur de cette dernière. La créature désire Allah en retour, désir qui n’est autre qu’Allah lui-même révélé en son cœur qui tente inlassablement de retourner vers lui ou elle-même63Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 166.. Ce dernier type est complet, et n’exclut pas non plus l’amour du prochain et l’amour de soi, puisque, dans le soufisme n’existe rien d’autre qu’Allah et sa parole manifestée64Muhammad Hisham Kabbani, The Sufi Science of Self-Realization (Fenton, Michigan: Institute for Spiritual & Cultural Advancement, 2006), 18..

L’amour, d’un point de vue alchimique, est une puissance transformatrice65Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition, 64.. Or, mère Ayahuasca m’a permis de mieux embrasser ces idées. Face à mon affirmation selon laquelle l’amour serait la seule véritable force révolutionnaire, Christine a acquiescé. Encore une fois, il faut comprendre toutes ces choses à un niveau métaphorique tout en prenant conscience que, dans la pensée chamanique, ces métaphores et les émotions dont elles sont chargées sont plus vraies que ce que nous appelons la réalité objective. Ce n’est pas sans raison que beaucoup de gens se sentent frustrés en revenant de ces expériences et sentent que personne d’autre n’est en mesure de les comprendre. J’espère que ce texte pourra jeter un nouvel éclairage sur cette incompréhension. Malheureusement, le gouvernement canadien, entre autres gouvernements, déconseille encore fortement, dans ses avertissements aux voyageurs [sic], de participer à de telles cérémonies66Voir https://voyage.gc.ca/destinations/equateur.. Je crois qu’il faut le voir comme une résistance des pouvoirs réactionnaires et néocoloniaux à une acceptation authentique des visions du monde qui ne se conforment pas à leurs intérêts politiques et économiques. Par la même occasion, ils essaient d’asservir encore plus profondément la vie elle-même et la conscience, une tentative vaine et un objectif impossible.


  • 1
  • 2
    Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir :
    Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
    Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
  • 3
    https://fr.wiktionary.org/wiki/enth%C3%A9og%C3%A8ne#:~:text=Adjectif,-Si…(Pharmacologie)%20(En%20parlant%20d,donne%20le%20sentiment%20du%20divin.
  • 4
    Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49
  • 5
    Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6
  • 6
    « This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.
  • 7
    Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19
  • 8
    Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220
  • 9
    Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1
  • 10
    McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458
  • 11
    Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.
  • 12
    «The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57.
  • 13
  • 14
  • 15
    Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.
  • 16
    Ibid., p.14.
  • 17
    Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143.
    Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020.
    Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.
  • 18
    Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés.
  • 19
    Op. Cit., note 5, p.vii
  • 20
    Op. Cit., note 5, p. 16
  • 21
  • 22
  • 23
    Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press.
  • 24
    À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.
  • 25
    Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans  une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.
  • 26
    « Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3.
  • 27
    Op. Cit., note 5, p.i
  • 28
    Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: ‎ Park Street Press, 2002).
  • 29
    Op. Cit., note 5, p. 241
  • 30
    Op. Cit., note 5, p. 239
  • 31
    Op. Cit., note 5, p. 237-238
  • 32
    Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251.
  • 33
    Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78.
  • 34
    Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998.
  • 35
    Op. Cit., note 5, p. 12
  • 36
    Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
    Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
  • 37
    Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers.
    Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books.
    Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.
  • 38
    Op. Cit., note 5, p.23
  • 39
    Op. Cit., note 5, p.332
  • 40
    Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66.
  • 41
    « l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic  tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19
  • 42
    Op. Cit., note 7, p. 219
  • 43
    Op. Cit., note 7, p.220
  • 44
    Op. Cit., note 7, p.221-222
  • 45
    Op. Cit., note 7, p. 223
  • 46
    Op. Cit., note 7, p.223
  • 47
    Op. Cit., note 7, p. 233
  • 48
    Op. Cit., note 7, p.256
  • 49
    Voir :
    Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013.
    Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.
  • 50
    Op. Cit., note 7, p.16-17
  • 51
    Op. Cit., note 7, p.29
  • 52
    Op. Cit., note 7, p.25
  • 53
  • 54
  • 55
  • 56
  • 57
    Op. Cit., note 7, p.16
  • 58
    Op. Cit., note 7, p.35
  • 59
    Op. Cit., note 7, p. 36
  • 60
    Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006), 208‑9.
  • 61
    Diane Reed Slattery, Xenolinguistics: Psychedelics, Language, and the Evolution of Consciousness. Berkeley, CA : Evolver Editions, 2015.
  • 62
    Shamsuddin Azeemi, Muraqaba: The Art and Science of Sufi Meditation, 2020.
  • 63
    Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 166.
  • 64
    Muhammad Hisham Kabbani, The Sufi Science of Self-Realization (Fenton, Michigan: Institute for Spiritual & Cultural Advancement, 2006), 18.
  • 65
    Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition, 64.
  • 66
Après le baby-boom, vient le géronto-boom

Après le baby-boom, vient le géronto-boom

Tout d’abord, qu’est-ce que le géronto-boom ?

En décortiquant ce terme, nous trouvons le préfix « géronto » qui renvoie au vieillissement. Le mot « boom » quant à lui fait référence à un événement d’augmentation de courte durée. Dans le cas de notre terme, il agit considérablement sur la répartition de la population. En bref, le terme géronto-boom nous amène à décrire une forte augmentation démographique de la population des personnes âgées dans notre société. Pour rappel, nous vivons actuellement le vieillissement de population de la génération du baby-boom qui touche la tranche d’âge des 65 ans et plus. Donc, des gérontos-booms apparaissent dans plusieurs pays. Toutefois, les conséquences de cette situation ne sont pas universelles. En bref, nous ne subissons pas tous de la même manière les conséquences d’un géronto-boom en fonction de plusieurs facteurs. Par exemple, la solidité du système de santé ou les politiques pour les personnes âgées seraient des facteurs exerçant une grande influence sur les conséquences du géronto-boom.

Quelles sont les conséquences de ce géronto-boom ?

Il est important de comprendre que ce boom ne concerne pas seulement les personnes âgées, mais toute la population ainsi qu’une grande partie des institutions gouvernementales. En effet, qui dit population vieillissante dit aussi augmentation de la perte d’autonomie1La perte d’autonomie se définit comme étant l’incapacité d’accomplir des tâches quotidiennes par soi-même. de cette population donc, augmentation des demandes de soins liée à cette perte d’autonomie ou de problèmes de santé plus généraux qui apparaissent avec l’âge. Par conséquent, un phénomène de fragilisation du système de santé peut se faire sentir en fonction des situations du pays. Il a aussi été observé « que partout en occident, diverses formules de résidences adaptées se sont développées au cours des dernières décennies »2Reindeau, Yvon. « La qualité des soins offerts aux personnes âgées en CHSLD. L’opinion des préposé(e)s aux bénéficiares », Université du Québec à Montréal, Montréal, 2006, p. 2. Récupéré sur : https://archipel.uqam.ca/2100/1/M9214.pdf (consulté le 15 mars 2023) pour se prémunir contre ces phénomènes.

La fragilisation du système de santé n’est pas la seule conséquence de ce boom. En effet, on voit aussi naître une instabilité économique étant donné que cette partie de la population prend sa retraite et donc, laisse un gros déficit de main-d’œuvre disponible, et ce, dans tous les domaines, autant privé que public. Si nous prenons le Québec pour exemple, «les jeunes diplômés ne seront pas assez nombreux pour occuper les postes laissés vacants par les baby-boomers, de telle sorte qu’ils n’occuperont que 54 % des postes à pourvoir »3Homsy, Mia. « Pénurie de main-d’œuvre au Québec : faut-il blâmer la PCRE ? », Gestion, vol. 46, no. 4, 2021. Récupéré sur : https://www.cairn.info/revue-gestion-2021-4-page-14.htm?casa_token=4sGgdfri5JoAAAAA:HuPwZo-ZBmzgE4pDJXncfFMiyNhKISSVt6UfUqXDXLLkvtM_9PYGuf9ovVr2zlYCkkD4QcKbTA (consulté le 15 mars 2023) et donc, une restructuration de l’économie ou la fermeture définitive de certains postes, services et entreprises dans le pire des cas semble inévitable. Le géronto-boom remet en question aussi plusieurs politiques gouvernementales, notamment l’âge de départ à la retraite, l’augmentation des aides financières aux personnes âgées, mais également les politiques sociales. Effectivement, l’âge de départ à la retraite est un sujet qui s’inscrit de plus en plus dans l’agenda politique des pays à travers le monde à cause de la pénurie de main-d’œuvre laissée par le géronto-boom. Plusieurs politiciens et politiciennes espèrent qu’en diminuant l’âge éligible la retraite aiderait à la rétention du personnel et donc atténuerait les effets de la pénurie de main-d’œuvre.    

De plus, ce type de réforme aurait pour objectif que les personnes contribuant à des régimes de retraite continuent d’y participer sur une plus longue période. D’autant plus que la cotisation au régime de retraite permet d’assurer une retraite décente à toute la population. Cependant, les cotisations subissent une certaine irrégularité due aux politiques ou aux changements démographiques, ce qui met en péril certaines retraites. Effectivement, « les évolutions démographiques [tels que le baby-boom] ont un impact […], modifiant ainsi la situation financière des régimes »4Fall, Falilou, et Nicolas Ferrari. « Perspectives d’évolution des dépenses de retraite et rôle d’un fonds de réserve », Économie & prévision, vol. 187, no. 1, 2009, p. 64. Récupéré sur :  https://www.cairn.info/revue-economie-et-prevision-1-2009-1-page-163.htm (consulté le 15 mars 2023) et implique « une nécessaire adaptation des paramètres du système de retraite, notamment un allongement de la durée de cotisation »5Ibid., p. 67..

Donc, comme nous pouvons le constater avec le graphique sur le ratio de dépendance démographique, bien que les baby-boomers aient contribué pendant des années à un équilibre des régimes de retraite, le géronto-boom accentue le ratio de dépendance démographique pour la génération des baby-boomers. Il est important de mentionner que plus le ratio est élevé, plus une pression sur les travailleurs actifs qui soutiennent les personnes dépendantes (les jeunes enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées) se fait sentir. Ce qui a des impacts sur la sécurité financière à long terme des systèmes de sécurité sociale et des régimes de retraite, ainsi que pour l’ensemble de l’économie. Il est donc possible que les générations de travailleurs et travailleuses actives d’aujourd’hui doivent payer pour la retraite des baby-boomers ou entreprendre une réforme des politiques sur la retraite. Dans les deux cas, ces options ne font pas l’unanimité et suscitent la polémique.

De plus, il faudrait revoir certaines politiques sociales. En effet, les personnes âgées subissent des oppressions à cause de l’âgisme. Pour rappel, l’âgisme est une forme de discrimination basée sur l’âge et touche les personnes âgées notamment par de la maltraitance, de l’abus, du paternalisme, des abus économiques, sexuels, psychologiques, des bafouements des droits et bien d’autres. Étant donné ce boom et le manque de main-d’œuvre au Québec, on constate de plus en plus d’abus et de maltraitance6Rouiller, Murielle (2022). De la maltraitance à la bientraitance envers les personnes âgées : analyse thématique de la pratique infirmière en établissements de soins infirmiers. Mémoire. Gatineau, Université du Québec en Outaouais, Département des sciences infirmières, p. 3. Récupéré sur :  https://di.uqo.ca/id/eprint/1431/1/Rouiller_Murielle_2022_memoire.pdf (consulté le 15 mars 2023). Bien qu’il y ait déjà plusieurs politiques pour prévenir les violences et abus envers les personnes âgées, il semblerait qu’une restructuration soit nécessaire dans le contexte actuel.

Il est aussi intéressant de constater que le Québec se place dans une situation particulière en matière de vieillissement. En effet, « à la fin des années 70 et au début des années 80, le Québec connaîtra l’un des vieillissements les plus rapides et deviendra dans quarante ans l’une des deux ou trois populations les plus vieilles au monde »7Roy, Jacques. « L’histoire du maintien à domicile ou les nouveaux apôtres de l’État », Service social, vol. 43, no 1,1994, p. 12. Récupéré sur : https://www.erudit.org/en/journals/ss/1994-v43-n1-ss3515/706640ar.pdf  (consulté le 15 mars 2023) et « les 75 ans et plus enregistreront un bond de 102,3 % entre 1981 et l’an 2001, alors que la population du Québec marquera une hausse de 9,7 % pour la même période »8Ibid., p.12..

En résumé, les conséquences de ce géronto-boom impactent considérablement nos sociétés sur quasiment tous les aspects de notre vie. De plus, il entraîne de multiples crises comme on peut déjà l’observer au Québec avec la crise de la qualité et de l’accessibilité au réseau de santé et celle de la pénurie de main-d’œuvre. C’est pourquoi il nous faut trouver des solutions à ces problèmes.   

Quelles sont nos solutions ?

Il y aurait l’hypothèse d’effectuer un virage dans les méthodes de soins actuelles.      

Pour bien saisir la notion de virage, il faut comprendre qu’au travers des années, le gouvernement du Québec a beaucoup misé sur des soins de type hébergement. Par exemple, en investissant grandement dans la construction de centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Bien entendu, les gouvernements de l’époque n’avaient pas anticipé que la demande pour ces types de soins exploserait avec le géronto-boom et que la facture de ces politiques misant sur l’hébergement collectif au détriment des autres types de soins s’avérerait beaucoup plus coûteuse que prévu. Ce qui a créé la crise dans notre réseau de santé québécois de ces dernières années et des prochaines décennies. Par autre type de soins, on entend le maintien ou le soutien à domicile.

En effet, bien que ces autres types de soins aient toujours été présents, l’offre et les structures la facilitant ont rarement été suffisantes par rapport à la demande toujours grandissante. Nous pourrions considérer le soutien à domicile comme étant une bonne alternative puisque nous cherchons à éviter ainsi qu’à diminuer la surcharge du système de santé. De plus, le maintien à domicile aurait de grands avantages pour les individus, car ces derniers demeurent dans leur milieu de vie et qu’il est ainsi plus facile pour eux de conserver une vie sociale comparativement à la vie en résidence. Dans cette même visée, en adoptant des politiques telle qu’une meilleure reconnaissance du statut de proche aidant, nous pourrions libérer des lits en hébergement collectif et en quelque sorte résorber en partie le problème de main-d’œuvre dans le système de santé.

Toutefois, pour permettre un système de proche aidance réellement efficace il faudrait revoir beaucoup d’éléments de notre vie quotidienne. Notamment de revoir l’organisation du travail pour permettre aux personnes proches aidantes une plus grande flexibilité dans les horaires, mais aussi de revoir notre rapport aux personnes âgées. Comme il a été expliqué plus haut, les personnes âgées sont victimes de plusieurs préjugés et suscitent un désintéressement politique, voire social, causé par l’âgisme. Ce qui rend difficile le soulignement des problématiques entourant nos aînés. En reconnaissant l’âgisme et en changeant la façon dont nous interagissons avec les 65 ans et plus, nous pourrions établir des politiques adaptées tout en régulant le mieux possible les conséquences du géronto-boom, d’autant plus qu’un jour ces politiques vont s’appliquer à nous également lorsque nous atteindrons la tranche d’âge des 65 ans et plus. Il est aussi important de se rappeler qu’un géronto-boom peut survenir au fil des années. Bien entendu, cette solution n’est pas sans faille puisque ce ne sont pas toutes les personnes en perte d’autonomie qui ont un entourage ayant les capacités de leur offrir la proche aidance. C’est pourquoi nous devons aussi miser sur le maintenant à domicile offert par le gouvernement pour être certain que personne ne soit laissé derrière. Il ne s’agit pas non plus de complètement délaisser les hébergements collectifs pour le maintien à domicile, car certains cas médicaux graves imposent l’hébergement en raison des équipements médicaux et des soins particuliers que réclame leur état.

Toutefois, un virage s’impose dans la mesure où les hébergements collectifs sont devenus trop coûteux pour les gouvernements et que l’on pourrait grandement alléger le système de santé en favorisant le maintien à domicile ou soins à domicile pour des cas plus légers.

Ce virage pourrait aussi aborder d’autres problématiques sociales telles que le rapport à la mort, à l’aide médicale à mourir ou aux soins palliatifs. Attention, il est important de distinguer ces deux termes. L’aide médicale à mourir est une option légale qui permet de demander à un professionnel de la santé de mettre fin à sa vie de manière médicale. De leur côté, les soins palliatifs visent à améliorer la qualité de vie des patients en fournissant un soulagement de la douleur et d’autres symptômes liés à la maladie, ainsi qu’un soutien émotionnel et spirituel.

En effet, après le géronto-boom, vient immanquablement la surmortalité. Nous pourrions décrire la surmortalité comme étant l’augmentation de décès de façon considérable dans une période précise, en bref, un mortalité-boom. Toutefois, en quoi parler de mortalité et de soins palliatifs est-il pertinent dans un contexte de géronto-boom ? Et bien, la réponse est simple, considérant le manque de main-d’œuvre et l’alourdissement du réseau de santé, revoir certaines politiques concernant l’aide médicale à mourir, mais aussi le tabou sur la mort, semble nécessaire. En effet, la mort est tellement taboue que « les professionnels de la santé [tels que les oncologues] ne discutent pas toujours de la mort ou des soins palliatifs avec les personnes […] avant […] qu’il n’y ait plus de possibilité de guérison. Il a cependant été démontré que l’accès anticipé aux soins palliatifs et le deuil anticipatoire peuvent améliorer la qualité de vie en fin de vie, et même que plusieurs patients voudraient discuter de ces sujets »9Lamothe, Kelly. « Discuter de la mort et des soins palliatifs en oncologie–expériences de personnes ayant eu un cancer et de professionnels de la santé », Diss. Laurentian University of Sudbury, 2020, p. 3. Récupéré sur : https://zone.biblio.laurentian.ca/bitstream/10219/3576/3/lamothe_kelly_mss.pdf (consulté le 15 mars 2023).

Ce tabou entraîne immanquablement une méconnaissance des soins palliatifs et donc un refus d’y avoir recours. En effet, « les intervenants du palliatif évoquent quasiment tous le « déni psychique de la mort » qui frappe notre société. N’étant plus « préparée socialement », sa survenue met les individus en difficulté : « déni », « deuil pathologique » »10Launay, Pauline. « Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie. La mise en scène du mourir dans une Unité de Soins Palliatifs française », Anthropologie & Santé. Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé, 2016. Récupéré sur : https://journals.openedition.org/anthropologiesante/2094 (consulté le 15 mars 2023) et plus encore. Cependant, cette méconnaissance et cette peur alourdissent un système de santé déjà faible et parfois peuvent même mener à de l’acharnement thérapeutique. Au-delà du tabou et de la méconnaissance, il y a également un problème d’accessibilité. En effet, dans plusieurs pays, l’accessibilité à l’aide médicale à mourir reste difficile pour des raisons juridiques, politiques et religieuses. Toutefois, contrairement à l’âgisme et au tabou sur la mort, le gouvernement peut plus facilement agir en assouplissant certaines lois ou certains règlements entourant l’aide médicale à mourir.

C’est pourquoi les conséquences démographiques11Gouvernement du Canada, « Estimations démographiques annuelles : Canada, provinces et territoires, 2022 », Statistique Canada, No 91-215-X au catalogue ISSN 1911-2416, 2022, 71 pages. Récupéré sur : https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/pub/91-215-x/91-215-x2022001-fra.pdf?st=nr4PpISW (consulté le 15 mars 2023), sociales, politiques et économiques du géronto-boom deviendront probablement un des enjeux les plus importants dans nos sociétés pour les prochaines décennies.    

CRÉDIT PHOTO : AL.Eyad/ Flickr