Le vin québécois, un milieu de passion en pleine croissance

Le vin québécois, un milieu de passion en pleine croissance

Autrefois victime de nombreux préjugés de la part de ses consommateur‧trice‧s, le vin québécois est de plus en plus respecté dans le milieu. La croissance des ventes est fulgurante, les tablettes se vident rapidement et les magasins spécialisés en alcool du Québec se multiplient telle une trainée de poudre. Portrait d’un milieu qui gagne à se faire connaitre.

Par une belle journée tempérée, Charles-Henri de Coussergues, vigneron et copropriétaire du Vignoble de l’Orpailleur, me reçoit à son vignoble de Dunham, dans les Cantons de l’Est. La passion qu’il porte à ce milieu est bien visible, celui-ci ayant cofondé le vignoble en 1982, il y a de cela près de 40 ans. Parti de la France à l’âge de 21 ans, il est tombé en amour avec l’aventure qu’était l’Orpailleur : « Moi, j’avais étudié dans la vigne, je voulais rester 3 ou 4 ans et repartir sur la propriété familiale. Finalement, l’aventure a commencé ici et je ne suis jamais reparti. »

L’idée d’ouvrir un vignoble au Québec, là où le climat est très peu favorable, pouvait sembler inimaginable à l’époque. Pourtant, malgré ses débuts modestes et difficiles, M. de Coussergues se réjouit de la vague de popularité récente des vins québécois, ce dernier ayant défriché le terrain avant les autres et pavé le développement du milieu. Pour lui, c’est avant tout une grande fierté.

Croissance fulgurante

Stéphane Denis, gestionnaire du développement des affaires pour le programme Origine Québec à la SAQ, ne cache pas son enthousiasme face à la hausse des ventes de vins québécois. Celui-ci spécifie d’ailleurs que pour l’année financière commençant le 1er avril 2020, le taux de croissance du vin blanc, rouge et rosé québécois a été de 46,5 %, ce qu’il désigne comme étant une « très bonne année ». Quant à lui, Louis-Phillipe Mercier, sommelier, copropriétaire et fondateur de la Boîte à vins, commerce se spécialisant dans la vente, la promotion et la distribution de vins locaux, qualifie ses ventes d’« exponentielles ». « L’année 2020 a été une année exceptionnelle, pour nous à la Boîte à Vins, mais pour les vins du Québec en général », renchérit-il.

Louis-Philippe Mercier voit deux causes principales à cette croissance. Tout d’abord, il parle des initiatives mises en place par le gouvernement provincial afin d’encourager l’achat local pendant la pandémie, qui ont causé une « explosion » des ventes. Puis, il y a la loi 88. Cette loi, officiellement adoptée en 2016 par le gouvernement de Philippe Couillard, « autorise le [producteur] à vendre et à livrer des boissons alcooliques qu’il fabrique, autres que les alcools et spiritueux, au titulaire d’un permis d’épicerie »[i]. Ainsi, les vins québécois ne sont plus contraints d’être vendus sous le monopole de la SAQ, contrairement aux vins étrangers. « La loi 88 a permis d’avoir un autre canal de vente pour les vigneron‧ne‧s. Avant la loi 88, le vignoble était obligé de passer par le réseau de la SAQ, qui exige un volume de production, et ça, il n’y a pas beaucoup de vigneron‧ne‧s au Québec qui ont un volume de production assez intéressant pour être là » ajoute M. Mercier.

Ça goute quoi, un vin du Québec?

Charles-Henri de Coussergues se permet de rigoler des préjugés qu’il entend envers les vins québécois : « On me dit “Ah ouais, j’ai gouté à un vin l’autre jour, et donc on n’a pas aimé les vins québécois”. Mais attendez, quand vous achetez un vin italien, vous ne dites pas que vous détestez tous les vins italiens. Mais là, vous faites un X sur tout le Québec? » Ayant connu les débuts difficiles de la production viticole québécoise, celui-ci y voit aujourd’hui un développement phénoménal influencé par deux facteurs : le climat et l’encadrement.

« C’est énorme la différence de température [comparé à il y a 40 ans]. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui il y a plus de vignobles, plus de cépages, plus de vins », mentionne ce dernier.

La mesure du degré-jour en production viticole, qui se veut une addition quotidienne des différences de température entre 10 °C et la véritable température, est une indication fiable de la capacité des vigneron·ne·s à produire pour la période estivale. Ainsi, entre 1980 et 2020, la valeur en degrés-jour est passée d’environ 950 à 1200[ii]. Quant à lui, le nombre de jours de gel est passé de 145 à 120 pour la même période[iii]. Compte tenu de l’accélération du réchauffement climatique, les périodes de production sont donc plus longues et plus chaudes.

Outre le climat québécois parfois difficile, l’encadrement du milieu par l’expérience de certain·e·s vigneron·ne·s et par des œnologues permet au secteur de s’améliorer constamment. « Il y a un virage qui s’est pris : de l’encadrement autour de l’industrie, explique M. de Coussergues. On a de jeunes agronomes, d’ailleurs majoritairement des filles, qui se sont spécialisé‧e‧s dans la vigne. Donc, on est mieux conseillé·e·s qu’avant. »

Les sommelier‧ère‧s du Québec ont également eu la tâche difficile de caractériser ce vin québécois, tel que le ferait un‧e sommelier‧ère en Alsace ou en Californie. Pour Louis-Philippe Mercier, le vin blanc québécois se distingue par son côté « très sec, léger, fruité, avec des arômes de pomme verte et d’agrumes ». Pour ce qui est du vin rouge, ce sont des vins « qu’on dit “de soif”, donc légers, fruités, avec des arômes de petits fruits ». Pourtant, ce qui distingue avant tout le vin du Québec, c’est son aspect artisanal; il est généralement fabriqué par des gens passionnés, et en petites productions. Cela le différencie de certains vins français ou italiens qui sont produits en grandes industries, parfois très polluantes[iv].

L’IGP « Vin du Québec », un coup de pouce pour la crédibilité

Une indication géographique protégée, ou IGP, est définie, selon le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV), comme « une appellation réservée [qui] reconnait des produits alimentaires dont les étapes de production et de transformation sont réalisées au Québec »[v]. Depuis 2018, ce conseil a officialisé l’IGP « Vin du Québec », permettant à l’industrie d’avoir un gage de qualité, comme c’est le cas dans plusieurs pays producteurs de vins. Charles-Henri de Coussergues voit en l’implantation de cet IGP un long parcours : « [L’industrie] n’avait pas beaucoup de notoriété, et beaucoup de préjugés. Il se faisait un peu n’importe quoi, donc on a monté un cahier des charges et on a donné ça au gouvernement. » Selon Stéphane Denis de la SAQ, c’est maintenant « 80 % de nos ventes de vin qui sont des produits IGP », alors que plus de 35 vignobles et 270 produits au Québec sont certifiés selon ces critères stricts[vi].

Pourtant, l’enjeu des IGP suscite tout de même une part d’exaspération chez les producteur‧trice‧s. « L’IGP, je suis personnellement très déçu, on a mis beaucoup de travail, souligne le copropriétaire de l’Orpailleur, mais, si tu demandes dans la rue c’est quoi une IGP, rien. » Celui-ci réclame donc davantage d’information pour le public, comme c’est le cas en Ontario, là où des affiches mettent en évidence les produits Vintners Quality Alliance (VQA), l’équivalent ontarien d’une IGP.

Les prochains défis

Stéphane Denis voit les prochaines années comme un défi en ce qui concerne la gestion de l’offre et de la demande pour les viticulteur‧trice‧s, ceux-ci et celles-ci peinant à suffire à la demande croissante. Quant à elle, la SAQ, tel que l’explique M. Denis, s’engage à suivre le taux de croissance : « Nous, on va s’adapter à la croissance des ventes : si le·la consommateur‧trice est là, on va agrandir notre offre. »

Pourtant, pour Louis-Philippe Mercier, le problème ne réside pas au niveau de la gestion, mais plutôt au niveau de la capacité de production.

« Il manque d’la vigne, d’la vigne, d’la vigne, d’la vigne! C’est le gros problème », mentionne-t-il avec entrain. « On manque de raisins, on manque de ressources premières. »

Pour régler ce problème, M. Mercier ne voit qu’une solution : « Les vigneron‧ne‧s ont réussi à prouver qu’ils et elles sont capables de faire de bons vins au Québec. La seule chose qu’il manque, c’est d’avoir des subventions et de l’aide du gouvernement. »

Charles-Henri de Coussergues est, quant à lui, « usé » par les relations difficiles avec le gouvernement du Québec. Actuellement, « le Québec consomme 240 millions de bouteilles de vin par année. Là-dessus, tous·tes les vigneron‧ne‧s québécois·e·s confondu·e·s, on en a fait 2,3 millions »[vii]. Linda Bouchard, agente d’information à la SAQ, confirme ces données, précisant que le marché québécois correspond à moins de 1 % de tout le marché du vin au Québec.

« On s’était fixé une cible de 5 % de la consommation, donc il faudrait vendre 10 millions de bouteilles, souligne M. de Coussergues. Je ne vois pas le jour où ça pourrait arriver. Il manque une volonté de la part de l’État de bâtir une filière. »

Cette filière, M. de Coussergues la compare à celle du porc du Québec : « Depuis 30 ans, on a bâti l’industrie du porc au Québec, avec les retombées économiques et la création d’emplois. J’ai connu l’explosion des fromages au Québec. Maintenant on voudrait que [le gouvernement] se positionne : voulons-nous une vraie viticulture au Québec? » En 2020, le gouvernement de François Legault annonçait une bonification des allocations financières destinées à Aliments du Québec de 2,5 millions $, s’ajoutant aux 7,15 millions $ déjà en place[viii]. Pourtant, les IGP québécoises reçoivent « des miettes, des broutilles », affirme M. de Coussergues.

À cet égard, ce dernier ne cherche pas à se comparer aux industries viticoles européennes, mais plutôt à celles des autres provinces canadiennes. « On n’arrive malheureusement pas à monter le même système qui a été monté dans d’autres provinces, comme la Nouvelle-Écosse, l’Ontario ou la Colombie-Britannique », explique-t-il. Entre autres, dans ces provinces, plusieurs mesures sont mises en place pour valoriser la VQA. L’Ontario, par exemple, subventionne l’équivalent de 35 % du prix d’une bouteille vendue en LCBO, l’équivalent ontarien de la SAQ, mais uniquement sous la condition que celle-ci se conforme aux critères de la VQA[ix]. En plus, le gouvernement ontarien a récemment annoncé la mise en place d’un budget de 10 millions $ pour venir en aide aux vigneron·ne·s impacté·e·s par la COVID-19, notamment ceux et celles qui vendent à même le vignoble[x]. Au Québec, c’est 2 $ par bouteille vendue en SAQ qui est accordé à un produit IGP, en plus du 18 % remis à tout producteur, IGP ou non[xi]. Des différences qui, comme l’explique Charles-Henri de Coussergues, se veulent importantes.

***

Avant de quitter son vignoble, Charles-Henri de Coussergues n’hésite pas à pointer en direction des autres vignobles à proximité, tel Union Libre, Gagliano et Château de Cartes. Sans prétention, il m’explique qu’au fond, la ville de Dunham a été bâtie grâce au vin : « Le milieu viticole, c’est générateur d’emplois, c’est une richesse régionale! »


Crédit photo : Félix Beauchemin

[i] Assemblée Nationale, Projet de loi no 88 : Loi sur le développement de l’industrie des boissons alcooliques artisanales, Québec : Assemblée Nationale, 2016, http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=5&file=2016C9F.PDF

[ii] Données climatiques Canada, Degrés-jours de croissance (10 °C), Dunham, selon une fréquence annuelle (consulté le 26 juillet 2021). https://donneesclimatiques.ca/telechargement/?var=gddgrow_10.

[iii] Données climatiques Canada, Jours de gel, Dunham, selon une fréquence annuelle (consulté le 26 juillet 2021). https://donneesclimatiques.ca/telechargement/?var=gddgrow_10.

[iv] Euronews, L’impact environnemental de la production de vin en chiffres, Euronews, 22 février 2016, https://fr.euronews.com/2016/02/22/l-impact-environnemental-de-la-production-de-vin-en-chiffres

[v] Conseil des appellations réservées et des termes valorisants, « Qu’est-ce qu’une appellation réservée? », 2021,  

https://cartv.gouv.qc.ca/outils-et-ressources/information-au-public-et-aux-entreprises/quest-ce-quune-appellation-reservee/.

[vi] Conseil des appellations réservées et des termes valorisants, Rapport d’Activités 2020, 2020, https://cartv.gouv.qc.ca/app/uploads/2020/05/cartv_rapportactivites_2019.pdf.  

[vii] Société des Alcools du Québec, Rapport annuel 2021, 2021, https://saqblobmktg.blob.core.windows.net/documents/Communications/Rapports_Financiers/SAQ_RA21_v14_FINAL.pdf.

[viii] La Presse canadienne, « Le gouvernement injecte 2,5 millions de plus dans la promotion des aliments du Québec », Radio-Canada.ca, 14 octobre 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1741087/subvention-aide-financiere-conseil-promotion-agroalimentaire-quebecois

[ix] Ontario Ministry of Agriculture, Food and Rural Affairs, VQA Wine Support Program, Ontario: Ministry of Agriculture, Food and Rural Affairs, https://www.agricorp.com/SiteCollectionDocuments/VQA-ProgramGuidelines-en.pdf.

[x] Ontario, Ontario Supporting Wineries, Cideries and Agri-Tourism Industry with Relief Initiative, Ontario: Ministry of Agriculture, Food and Rural Affairs, 2021 https://news.ontario.ca/en/backgrounder/1000553/ontario-supporting-wineries-cideries-and-agri-tourism-industry-with-relief-initiative.

[xi] Ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec, Programme d’appui au positionnement des alcools québécois dans le réseau de la Société des alcools du Québec 2020‑2021 (PAPAQ), Québec : Ministère de l’Économie et de l’Innovation, 2021, https://www.economie.gouv.qc.ca/fr/bibliotheques/programmes/aide-financiere/papaq/.

« De multiples réponses aux problèmes qui nous entourent sont déjà là » : entretien avec Christopher McAll

« De multiples réponses aux problèmes qui nous entourent sont déjà là » : entretien avec Christopher McAll

Illustration d’Alice Gaboury-Moreau

Ce texte est extrait du deuxième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Siggi s’intéresse à la biographie des sociologues et s’interroge sur la place qu’elle occupe dans leurs recherches. Pour ce deuxième numéro, nous avons rencontré Christopher McAll, professeur à l’Université de Montréal et cofondateur du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS).

Christopher McAll (CM) : Avant de commencer, je dois vous prévenir : j’ai eu cette semaine le malheur de consulter sur le Web une plateforme académique de réseautage. J’y ai découvert une véritable mise en marché de soi, avec le nombre de citations par semaine et des statistiques de performance individuelle. Je suis un peu préoccupé par cette hyperindividualisation des carrières. Pour moi, les moments les plus intéressants en recherche consistent à faire partie d’un collectif, où tous et toutes ont un rôle complémentaire. Tout ça pour dire que j’ai quelques réticences à faire un entretien biographique…


Siggi : C’est entendu. Nous ferons de notre mieux pour que l’article ne tourne pas au culte de la personnalité! (Rires.) 

***

Siggi : Vous avez mené de nombreuses recherches sur les inégalités sociales et les discriminations. On pourrait commencer par cette question très large : d’où vous vient cette préoccupation?


CM : C’est facile de construire un lien entre mon travail et mes expériences personnelles après les faits, mais essayons quand même : jeune, j’étais étonné par la société dans laquelle j’ai grandi, le sud de l’Angleterre des années 1950-1960. Je viens d’une ville balnéaire marquée par les inégalités. J’avais deux parents médecins et la santé publique en était à ses débuts. Mes parents pratiquaient la médecine de famille auprès de personnes de différentes origines sociales. Leur bureau était installé chez nous; la salle d’attente était d’ailleurs, pour nous, enfants, la salle de jeux. On vivait sur une rue qui marquait la frontière entre un quartier ouvrier et un quartier aisé, avec des touristes et des grands hôtels. C’était une société très divisée sur le plan des classes sociales. Je côtoyais des enfants qui fréquentaient l’école publique et d’autres qui fréquentaient l’école privée. Il y avait aussi des différences de dialecte selon l’origine de classe. Dès qu’on ouvrait la bouche, on était marqué socialement. Très tôt, j’ai compris qu’il y avait peu de justice sociale dans ce système-là.  


Un peu plus vieux, quand je suis entré à l’Université d’Oxford en études littéraires, je me présentais dans des agences de placement pour gagner de l’argent pendant les vacances; je me retrouvais avec des immigrant∙e∙s et des gens à statut précaire. Le matin, on nous envoyait dans différentes usines. J’ai travaillé dans des cimenteries et des chaînes de montage. J’ai commencé à être confronté à ce que ça signifie le travail en usine. À l’université, on avait aussi un groupe de lecture sur Marx. Ces différentes expériences commençaient à s’assembler et changer ma perception de la société. Cela dit, je n’étais pas un étudiant particulièrement militant… Bon, j’ai dit que je ne voulais pas faire d’entretien biographique, mais me voilà en plein dedans! (Rires.)


Siggi : Tant qu’à y être, profitons-en! Vous disiez que vous n’étiez pas particulièrement militant…


CM : Oui, même si j’ai tout de même vécu mai 68. À Londres, ce n’étaient pas tout à fait des révoltes étudiantes, c’étaient plutôt des soulèvements contre la guerre du Vietnam. Il y avait de grandes manifestations et de la répression policière. Je suis devenu sensible à ces enjeux, mais je n’étais pas trop impliqué. J’étais plutôt pris par mes études sur le monde médiéval à ce moment. 


Siggi : Qu’est-ce qui vous a amené à Montréal?


CM : Ma famille est, en partie, d’origine écossaise. J’ai été élevé de manière à m’identifier à tout ce qui est celtique. On nous amenait en voyage en Écosse. Cela m’a tellement marqué que j’ai fait mon doctorat sur le droit irlandais et gallois au Moyen Âge. J’allais donc souvent à Dublin ou en Écosse pour mes recherches, et c’est sur la route dans les Hébrides que j’ai rencontré une Québécoise par une journée de pluie. Nous sommes déménagés au Québec après mes études.
 

Siggi : Vous êtes ensuite passé du droit médiéval à la sociologie.
 

CM : J’ai continué mon parcours en anthropologie du droit à McGill, où j’ai enseigné dans les années 1980 sur le thème de la classe et de l’ethnicité. C’est grâce à ces enseignements que j’ai approfondi ma connaissance des ouvrages sociologiques fondamentaux, ce qui a abouti plus tard à la publication d’un livre[i]. Il s’agissait de faire la jonction entre les deux grandes traditions de la pensée sociale en faisant dialoguer Max Weber et Karl Marx. Je voulais montrer que les classes sociales sont traversées par des processus d’ethnicisation comme ce que j’avais vécu en Angleterre; il y a des dialectes de classe, des cultures de classe, un phénomène d’endogamie — se marier à l’intérieur de sa classe sociale — un sentiment d’appartenance, etc.


Or, le livre est paru en 1990, tout juste après la chute du mur de Berlin, et on ne voulait plus entendre parler des classes sociales ni de Marx! Si j’avais changé le titre du livre et des chapitres, ça aurait peut-être mieux passé.


Siggi : Dans les années 1990, vous avez mené des recherches en sociologie du langage, n’est-ce pas?
 

CM : Je venais d’obtenir un poste de professeur à l’Université de Montréal, depuis à peine une semaine, et on est venu frapper à ma porte. C’était le responsable du Secrétariat à la politique linguistique. Il cherchait quelqu’un pour travailler sur l’intégration linguistique des immigrant∙e∙s. Avec deux chercheuses, nous avons créé une petite unité de recherche en sociologie du langage. Nous avons commencé à découvrir des choses fascinantes à propos des personnes immigrées qui travaillaient dans des usines. Par exemple, nous avons constaté que, souvent, elles n’avaient même pas le droit de parler au travail! À l’époque, on disait : « Si les gens travaillent en français, ils vont s’intégrer à la société québécoise. » Or, dans le silence imposé et dans des fonctions où la lecture n’a pas sa place, « l’intégration linguistique » ne veut pas dire grand-chose. 


Nous avons également constaté que, dans certains secteurs, les cadres favorisaient l’embauche de personnes qui parlaient des langues différentes pour qu’elles ne puissent pas communiquer entre elles. Cette situation créait un rapport de force à l’avantage des patron∙ne∙s. Malheureusement, j’ai éventuellement dû mettre de côté mes recherches en sociologie du langage au profit d’une autre recherche.


Siggi : De quoi était-il question dans cette recherche?

CM : Avec des collègues et conjointement avec le Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ), nous menions une étude sur l’aide sociale. Nous avons interrogé une centaine de parents avec des enfants à charge bénéficiant de l’aide sociale, mais aussi des agent∙e∙s gouvernementaux∙les. Nous avons constaté l’étendue des préjugés envers les bénéficiaires. Nous sommes ensuite allé∙e∙s sur la place publique avec nos partenaires pour sensibiliser le public à ces questions.


Siggi : Quelle forme de discrimination avez-vous identifiée?


CM : Je suis allé témoigner devant le Tribunal des droits de la personne. Dans la Charte québécoise, on énumère les critères de discrimination interdite. Il y a une liste, avec notamment le sexe, la race, l’origine ethnique, l’âge, l’orientation sexuelle. Mais il y a aussi un dernier critère, plus vague, intitulé « condition sociale »; il signifie en fait « autres ». L’idée était de plaider que la catégorie stigmatisante de « BS » (pour bénéficiaire du « bien-être social ») était une « condition sociale » susceptible de donner lieu à la discrimination.


Le cas qui est allé devant le tribunal était celui d’une personne qui avait fait un stage dans un des ministères du Gouvernement du Québec. On lui avait fait faire des photocopies pendant six mois. Dès le premier jour, on l’avait posté devant la photocopieuse et lui avait dit : « Voici la machine. » Il n’a pas bougé de là. C’était censé être un stage pour développer son « employabilité ». Parce qu’il n’a rien appris, les avocat∙e∙s ont plaidé qu’il s’agissait en fait de cheap labor : on se servait de lui pour faire un travail qui était normalement accompli par un∙e employé∙e rémunéré∙e, avec des droits et des avantages sociaux.


J’ai donc été convoqué en tant que sociologue pour présenter les résultats de notre recherche. J’ai présenté notre étude, preuves à l’appui, et expliqué que dès que quelqu’un cherche un emploi et qu’il ou elle a l’étiquette « BS », il ou elle est traité∙e comme un sous-humain. Le tribunal a accepté l’argument! Dans le jugement, on parle même de la « preuve sociologique ». Après les audiences, le juge qui a présidé est venu me dire qu’il était bien dommage qu’on n’ait pas de sociologues plus souvent au tribunal, car c’est un peu comme si on avait cent témoins dans la salle.

Siggi : Un sociologue à la cour, c’est assez rare.


CM : Oui, et pourtant, il n’y a pas de raison de ne pas y être. Dans l’histoire du droit, ce sont généralement les témoignages convergents qui portent la preuve, pas les statistiques. Au tribunal, on essaie de rétablir des rapports sociaux : des personnes en chair et en os qui ont posé des gestes dans des lieux concrets. Quand on conduit des entretiens approfondis en sociologie, on est dans la pure tradition du droit : on est à la recherche de témoignages qui convergent afin d’expliquer un phénomène social.


Siggi : Pouvez-vous nous parler un peu de la création du CREMIS?

CM : En 2004, le CLSC Les Faubourgs au centre-ville de Montréal m’a approché pour que je sois directeur d’un nouveau centre de recherche sur la pauvreté et l’exclusion sociale. C’était un rêve fou que j’avais dans les années 1990 de fonder un centre de recherche en plein cœur de Montréal, et là, ça devenait possible. Je leur ai dit que j’accepterais, à condition que la recherche porte plus largement sur les inégalités sociales, ainsi que sur la discrimination — le principal mécanisme de production des inégalités — et les pratiques alternatives de citoyenneté. Il ne faut pas se contenter de critiquer pour critiquer, sinon on n’est que la vieille gauche universitaire. Il faut se donner la possibilité d’imaginer d’autres façons de faire. 


Siggi : Quand vous dites « imaginer d’autres façons de faire », est-ce que cela signifie que vous êtes d’avis que la sociologie a pour vocation d’être politiquement engagée?


CM : Ce n’est pas évident de répondre à une question comme ça. Je ferai un petit détour si vous le voulez bien. 
J’aime beaucoup enseigner l’histoire de la pensée sociale, j’y retrouve notamment le monde médiéval. Dans mes cours, on lit par exemple les écrits de Christine de Pizan, du début du 15e siècle, qui critique la domination masculine : ça aurait pu être écrit avant-hier! Comme je dis à mes étudiant∙e∙s, il ne faut pas penser que nous sommes supérieur∙e∙s par rapport à tou∙te∙s celles et ceux qui nous ont précédé∙e∙s. Il y a du progrès technique, mais il n’y a aucune raison de croire qu’il y a du progrès humain. En ajoutant d’autres lectures d’époque, petit à petit, je remplis les trous d’un immense portrait historique. Quand je fais de la recherche pour ce cours, je ne suis pas « engagé », je suis simplement impliqué dans la découverte des racines de la société dans laquelle nous vivons.


Il y a aussi un autre volet à mon travail, non pas tourné vers le passé, mais plutôt vers l’avenir. Au CREMIS, nous constatons que de multiples réponses aux problèmes qui nous entourent sont déjà là. Il faut remettre en question l’idée selon laquelle la société est une immense structure qu’il est impossible de transformer. Les approches féministes ont bien démontré que les rapports hommes-femmes — et par extension les autres rapports sociaux inégalitaires — sont construits dans l’action du quotidien. La société se construit et se reconstruit au jour le jour. C’est en fait une vieille idée de Max Weber et de la sociologie allemande d’avant la Première Guerre qui a été perdue dans les brumes. Vu sous cet angle, non seulement est-il possible d’identifier des lieux d’interaction où les rapports inégalitaires se reproduisent, mais aussi des lieux où d’autres rapports se construisent sur des bases différentes. 


Au CREMIS, qui œuvre maintenant au sein d’un CIUSSS, nous sommes entouré∙e∙s d’intervenant∙e∙s qui vont tous les jours au front. Il s’agit alors de poser la question suivante : est-ce que leurs interventions contribuent, malgré les bonnes intentions, au maintien de rapports sociaux stigmatisants ou, au contraire, à la création d’autres rapports, fondés sur l’égalité?


Prenons, par exemple, un projet de recherche sur le soutien à domicile des personnes âgées que nous avons réalisé au cours des dernières années. Les auxiliaires familiales — au féminin, puisqu’il s’agit majoritairement de femmes — se battent pour maintenir une approche humanisante auprès des personnes vieillissantes, c’est-à-dire de prendre le temps de discuter et de créer des liens de soutien, voire d’amitié. Le système de santé est très centralisé et toujours en train de réduire ces visites à de simples gestes, à faire des auxiliaires de simples exécutantes. Nous, comme sociologues, où nous situons-nous? 


Au fondement de la sociologie, il y a un regard critique, mais on ne peut pas s’arrêter là. Il faut documenter ce qui se passe sur le terrain, puis faire connaître et mettre en valeur les pratiques alternatives, qui sont souvent localisées et peu reconnues. Les universitaires n’ont pas le monopole de la critique sociale et ce n’est pas de nous que viendront les alternatives. Cela dit, nous avons un rôle central à jouer en tant que citoyen∙ne∙s pour aider à les faire émerger.

[i] Christopher McAll, Class, Ethnicity and Social Inequality, Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1990.

Amour et argent : d’où vient le malaise? Entretien avec Hélène Belleau

Amour et argent : d’où vient le malaise? Entretien avec Hélène Belleau

Illustrations de Laurence Thibault

Ce texte est extrait du deuxième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Siggi : Dans vos recherches, vous vous êtes intéressée à la gestion de l’argent au sein des couples. Dans un de vos livres[1], vous mentionnez qu’il s’agit d’un sujet qui rend mal à l’aise les personnes que vous interrogez. Pourquoi est-ce si difficile de parler d’argent lorsque l’on est amoureux∙se?

Hélène Belleau (HB) : C’est un sujet tabou.

Avec mes collègues, j’ai mené au cours des dernières années une grande investigation : plus de 100 entretiens approfondis et une enquête statistique auprès de 3600 répondant∙e∙s de partout au Québec. Nous avons demandé à des individus en couple s’ils parlent d’argent et 40 % ont indiqué ne jamais en avoir parlé! Dans les entretiens, les gens disent : « On n’en a pas discuté, ça s’est organisé naturellement. » Si on lit un magazine féminin, on peut retrouver de nombreux articles sur la sexualité, mais rien sur la manière dont deux conjoint∙e∙s gèrent leur argent.

S’il y a un tel malaise à l’intérieur des couples, c’est parce que l’argent et l’amour fonctionnent selon deux logiques apparemment incompatibles. D’un côté, il y a la logique de l’argent, qui correspond au marché, aux intérêts personnels et aux choix rationnels. D’un autre côté, il y a la grammaire amoureuse qui induit des codes de conduite. Une règle importante consiste à faire passer l’autre et le couple avant ses intérêts personnels. On se montre généreux∙se avec l’autre, surtout au début de la relation. Dire à son conjoint ou sa conjointe : « Écoute, je ne trouve pas que la division des dépenses est équitable », c’est très difficile. On peut donner l’impression d’être égoïste et calculateur∙rice alors qu’en amour, c’est l’altruisme qu’on doit mettre à l’avant-plan.

Un autre aspect du code amoureux est la fiction de la durée, idée selon laquelle la relation durera toujours; la rupture n’est pas envisageable. Et même si l’on y pense, on se dit que la séparation se déroulera dans l’harmonie. Les relations d’aujourd’hui ne sont plus basées sur l’institution du mariage, mais sur la confiance.

La logique amoureuse est extrêmement importante. C’est le liant des familles; c’est la colle qui fait tenir le foyer. Contrairement à ce que l’on dit, l’amour ne rend pas aveugle : il y a des codes de conduite que tout le monde connaît et met en pratique. Mais ces codes constituent des obstacles aux discussions autour de l’argent et contribuent à entretenir certaines inégalités financières.

Siggi : Cette logique amoureuse est-elle explicitement connue?

HB : Un jour, j’ai fait une conférence où je présentais les codes de l’amour et, à la pause, il y a quelques personnes qui sont venues me voir pour me dire : « Hélène, c’est dur! » (rires), en voulant dire : « Tu révèles des choses sur lesquelles on garde habituellement un flou. » La logique amoureuse, on la connaît intimement. On demande à un enfant de six ans et il est capable de savoir comment on se comporte quand on est amoureux∙se. Mais on n’en a pas tout à fait conscience, elle reste en effet largement implicite.

Siggi : Même si la grammaire amoureuse fait en sorte que l’on parle peu de finances, il faut tout de même gérer l’argent selon certains principes. Quels sont les modes de gestion que l’on retrouve le plus fréquemment dans les couples au Québec?

HB : Il y a deux grandes logiques de gestion : le partage des dépenses et la mise en commun des revenus.

La première implique de faire une liste des dépenses jugées communes. Cependant, ce qui est en commun varie d’un couple à l’autre, et parfois même au sein du couple. Généralement, il y a le loyer, la nourriture, Hydro, etc. Après, les loisirs, l’informatique, la bière ou les pots de cosmétiques peuvent être inclus ou exclus. Souvent, la liste des choses mise en commun n’existe pas formellement, mais se constitue au jour le jour sans que l’on y réfléchisse nécessairement. C’est comme ça : on glisse dans la vie quotidienne, les choses y sont rarement formalisées. Bref, une fois que l’on a une liste plus ou moins implicite de ce qui est commun, on décide si l’on divise moitié-moitié ou au prorata du revenu.

L’autre façon de fonctionner est la mise en commun des revenus, qui correspond à l’idée du revenu familial. Ce système est à la base de toutes nos politiques sociales. Dans ce mode de gestion, les conjoint∙e∙s mettent tous les revenus ensemble et dépensent à partir de ce pot commun.

Siggi : Y a-t-il un décalage entre les principes guidant la gestion de l’argent et sa mise en pratique?

HB : Les gens nous disent souvent : « Tout est en commun. » Toutefois, lorsque l’on creuse un peu lors des entretiens, on apprend par exemple que le side line (le second emploi), n’est pas partagé. Parfois, c’est aussi le bonus qui est gardé pour soi.

L’autre élément que nous avons récemment découvert est que même quand tous les revenus sont mis en commun, l’épargne, elle, est gérée séparément. Statistiquement, même parmi les jeunes générations, les femmes réduisent leur temps de travail à l’arrivée des enfants alors que les hommes l’augmentent pour compenser. Petit à petit, les écarts de revenus se creusent. Les hommes ont une capacité plus grande à économiser. Les femmes, ayant réduit leur temps de travail, épargnent moins. Plus il y a d’enfants, plus l’écart se creuse. Une femme a en moyenne près de 40 % moins d’économies que son conjoint. Lors d’une rupture, cette situation devient un véritable problème.

Ce n’est pas trop mal quand les couples sont mariés, parce que le droit impose un partage des biens, de la maison familiale et aussi des fonds de retraite. Or, lors d’une rupture dans un ménage en union libre, chacun repart avec ce qu’il ou elle a payé. Beaucoup de femmes se retrouvent alors avec très peu d’épargnes, voire rien du tout. Et ce n’est pas anecdotique : le Québec est le leader mondial des unions libres! Nous vivons d’ailleurs dans la seule province canadienne sans encadrement juridique de ces unions.

Ce déséquilibre touchant l’épargne est rarement connu. Parfois, les conjoint∙e∙s le savent, mais la fiction de la durée et la confiance en l’autre font en sorte que l’on ne s’en soucie pas.

Siggi : Quel serait le mode de gestion de l’argent le plus juste dans un couple?

HB : Je ne pense pas qu’il existe un système parfait. Quand il y a de grands écarts de revenus au sein du couple, le partage des dépenses au prorata peut sembler le plus égalitaire; ainsi, il n’y a pas un∙e conjoint∙e qui essaye de contrôler l’argent de l’autre. Or, le problème est que le niveau de vie du couple est à la hauteur du revenu le plus important. Alors, la personne qui gagne moins vit nettement au-dessus de ses moyens. Elle va avoir un logement plus grand, des vacances plus dispendieuses et de la nourriture plus chère que ce qu’elle pourrait se permettre avec quelqu’un qui a le même revenu. Cette personne — qui est généralement une femme — ne parviendra pas à épargner et devra même piger dans ses économies pour pouvoir suivre ce rythme de vie.

Siggi : La mise en commun des revenus serait-elle la solution pour éviter ce problème?

HB : Ça peut être une solution, à condition de mettre en commun l’épargne. Dans certains couples, ce modèle ne fonctionne cependant pas. L’un∙e est plus anxieux∙se que l’autre en matière de finances. Il se développe alors toutes sortes de stratégies pour empêcher l’autre de dépenser. Un principe important en sociologie de l’économie est que l’on n’oublie jamais d’où vient l’argent. Dans un couple, lorsqu’une personne a un plus grand revenu, celle-ci a plus de légitimité à prendre des décisions liées aux dépenses. On s’en rend compte non pas dans des chicanes ou des négociations, mais plutôt à travers de petites remarques au quotidien. Prenons un exemple : madame revient de magasiner, son chum est dans le salon et dit : « Ah, tu es encore allée magasiner? » Ça paraît anodin, mais cette remarque est en quelque sorte un rappel que l’argent est plus à lui qu’à elle. Se développent en retour des tactiques pour cacher des dépenses, comme enlever l’étiquette d’un vêtement récemment acheté et dire : « C’est ma mère qui me l’a donné. » Il s’agit d’un exemple, mais nos enquêté∙e∙s nous confient toutes sortes de moyens de cacher des dépenses; c’est généralement fait sans malveillance, simplement pour éviter des frictions avec son amoureux∙se.

Siggi : L’argent est-il une grande source de friction dans les couples?

HB : On dit souvent que l’argent est la principale cause de divorce; je ne suis pas d’accord. Je pense qu’au moment d’une séparation l’argent permet plutôt d’exprimer toutes les frustrations et les différences de valeurs. Quelle importance accorde-t-on à la nourriture? Pour certain∙e∙s, c’est important de « manger bio », mais cela coûte bien plus cher. Pour d’autres, c’est le poste de dépense le moins important; ils et elles pourraient toujours manger des pâtes. Même chose pour le rapport à l’éducation : les enfants doivent-ils aller à l’école privée ou publique? Ce sont toutes des questions de valeurs qui s’expriment à travers l’argent. L’argent est un phénomène social total, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss. Il sous-tend toutes nos décisions.

Siggi : Un phénomène que l’on remarque lorsqu’on étudie les couples hétérosexuels est la perpétuation des rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes. Dans les grands médias, il est coutume de discuter des inégalités de revenus tandis que, dans les sciences sociales, on aborde souvent l’invisibilisation du travail domestique. Au-delà de ces deux aspects, quels sont les autres déséquilibres fréquemment observés?

HB : Souvent, c’est dans la mécanique du couple. La conjointe qui vient d’avoir un enfant sera généralement plus à la maison et fera donc plus de courses. Ce qu’elle paiera sera davantage liquide : la nourriture et les vêtements, ça ne survit pas au temps. L’homme travaillera souvent plus, aura un meilleur revenu et donc un meilleur crédit. Si le couple s’achète des meubles ou une automobile, le vendeur ou la vendeuse dira : « On va mettre ça à votre nom, monsieur, ça va être plus simple, vous avez un meilleur crédit. » Ce sont des achats solides, des avoirs qui se conservent. S’il advient une dispute et une séparation après 10 ans de vie commune, c’est le nom de monsieur qu’il y aura sur les grosses factures. C’est lui qui gardera les biens durables et madame reprendra ses sacs d’épicerie vides.

Une autre chose intéressante — et c’est une belle petite trouvaille de notre équipe de recherche — se situe sur le plan de la négociation. Nous nous sommes aperçu∙e∙s que les hommes négocient davantage en vases clos. Ils voient habituellement les revenus et les tâches domestiques comme deux sujets distincts. Les femmes ont plus tendance à réfléchir en vases communicants. Si elles travaillent moins, elles font plus de tâches domestiques, ayant en tête que, si leur conjoint se retrouvait un jour plus souvent à la maison, il ferait lui aussi plus de tâches domestiques. La statistique nous montre autre chose : lorsqu’une femme gagne plus que son conjoint, l’homme n’en fait pas plus à la maison.

Siggi : Notre discussion porte surtout sur les couples hétérosexuels. Qu’en est-il chez les couples de même genre?

HB : Il y a peu de différences. La personne qui a un moins grand revenu est souvent désavantagée. Aussi, quand les enfants arrivent, il faut s’en occuper. C’est presque toujours la personne la moins avancée dans sa carrière qui restera à la maison tandis que celui ou celle avec un emploi plus payant et plus stable travaillera plus. On observe alors les mêmes déséquilibres que ceux mentionnés pour les couples hétérosexuels.

Siggi : Tous ces travaux sur l’amour et l’argent vous ont-ils désillusionnée? Font-ils disparaître la « magie » amoureuse?

HB : Pas du tout! Il s’agit plutôt d’une prise de conscience et d’une meilleure compréhension des mécanismes derrière la représentation du couple. Ces réflexes amoureux, nous les avons tous et toutes.

Je dirais que c’est plutôt sur le cadre juridique que mon regard a changé. L’union libre peut vraiment désavantager des femmes en cas de rupture. Le mariage, lui, peut faciliter les choses en permettant de ne pas compter. Quand on demande aux gens pourquoi ils se marient, ils répondent : « Parce qu’on s’aime. » Ce sont des motivations affectives et non juridiques. Les avantages juridiques seront découverts par la suite : un contrat de mariage, c’est aussi un contrat de divorce. En effet, d’un point de vue économique, les femmes mariées sont plus protégées que celles en union libre lors de la séparation.

Siggi : Une sociologue qui fait l’éloge du mariage, on aura tout vu! (Rires.)

HB : Je me surprends moi-même. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais parié que je ne me marierais jamais! (Rires.) Ce qui m’importe réellement, ce n’est pas le mariage en soi, mais plutôt son cadre légal. L’idéal serait une réforme du droit de la famille qui encadre les unions libres et protège la personne du couple la plus faible économiquement. Les contrats de vie commune existent, mais presque personne n’en signe. Parler ouvertement d’argent ou d’une éventuelle rupture brise les règles tacites des relations amoureuses.

[1] Delphine Lobet et Hélène Belleau, L’amour et l’argent : guide de survie en 60 questions, Montréal : Les éditions du remue-ménage, 2017.

Fahimeh Darchinian : « C’est à l’école francophone que les jeunes immigré∙e∙s sont exclu∙e∙s du « nous » québécois »

Fahimeh Darchinian : « C’est à l’école francophone que les jeunes immigré∙e∙s sont exclu∙e∙s du « nous » québécois »

Siggi s’intéresse à la biographie des sociologues et s’interroge sur la place qu’elle occupe dans leurs recherches. Pour ce premier numéro, nous avons eu la chance de rencontrer Fahimeh Darchinian, sociologue de l’éducation et des discriminations. Des propos recueillis par Jules Pector-Lallemand. 

Siggi : Fahimeh, votre parcours au sein du monde universitaire est plutôt surprenant : vous avez débuté par des études en traduction à Téhéran et vous êtes maintenant professeure de sociologie de l’éducation à l’Université de Montréal (UdeM). Parlez-nous un peu de ce cheminement inhabituel.

Fahimeh Darchinian (F. D.) : Vers l’âge de 12 ans, j’ai commencé à apprendre le français. Je me suis mise à beaucoup lire et j’aimais énormément le monde de la littérature francophone. J’ai fait mon lycée en mathématiques, mais je ne voulais pas continuer dans cette voie. Je trouvais que c’était une science trop sèche. En revanche, mes études en mathématiques me permettaient de choisir un baccalauréat en linguistique, même si mes parents auraient voulu que je continue en génie…

Siggi : Comment avez-vous développé si jeune un intérêt pour les langues?

F. D. : Par socialisation familiale, je dirais en bonne sociologue! Je ne suis pas issue d’une famille riche, simplement de classe moyenne, mais avec un capital culturel élevé. Mon père avait un doctorat. Apprendre une nouvelle langue dès l’âge de 12 ans n’était pas inhabituel dans ma famille. La lecture était très valorisée. Disons que je faisais partie des gens privilégiés sur le plan culturel. 

Bref, je suis tombée en amour avec la langue française et je voulais faire de la traduction du français vers le perse.

Siggi : Vous avez ensuite fait une maîtrise en enseignement, toujours à Téhéran.

F. D. : En fait, je n’ai pas enchaîné les études après avoir complété mon baccalauréat. Pendant plusieurs années, j’ai fait de la traduction, de romans surtout. J’ai commencé par Climats d’André Maurois et La femme rompue de Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, en Iran, je suis connue comme quelqu’un qui traduit.

Après, j’ai décidé de faire une maîtrise en enseignement du persan aux non persanophones, toujours à Téhéran. C’était une branche de la linguistique appliquée. C’était pour moi un moyen de rester dans les langues tout en évitant d’étudier les travaux de Noam Chomsky. Les départements de linguistiques en Iran sont vraiment sous l’emprise du structuralisme chomskien : c’est une linguistique très mathématique, qui s’intéresse aux structures universelles du langage. Je voulais plutôt étudier les interactions et les relations sociales entourant la langue. Dans l’enseignement, j’étais directement en interaction avec des gens.

Siggi : Vous aviez donc déjà un intérêt pour les approches sociologiques.

F.D. : Je pense qu’en Iran, en général, on est un peu plus politisé qu’ici. C’est un pays qui, historiquement, a été sous des systèmes totalitaires. Donc, on cherche toujours à comprendre ce qui se passe au-delà des discours officiels. Dans les sociétés plus calmes, on se questionne moins, j’ai l’impression. 

Aussi, je suis née quelques années après la révolution. J’ai donc grandi dans une période de bouleversements, avec de grands clivages. Il y avait un grand écart entre la réalité sociale et les représentations véhiculées dans les discours officiels sur l’Iran. C’était comme si l’on vivait dans un monde parallèle.

Du point de vue de mon parcours personnel, je me servais de la littérature pour étudier les relations sociales. Le monde de la littérature était pour moi un refuge. La traduction d’une langue à une autre est une tâche difficile. Quand on lit un livre dans sa langue, tout est immédiatement perceptible, compréhensible. Mais pour le rendre perceptible dans une autre langue, il n’y a pas toujours les mots. Il s’agit de rendre perceptible ce qui est imperceptible dans l’autre monde linguistique. Il y a donc toujours un voyage entre les mondes. 

Siggi : Un peu comme le travail de sociologue!

F.D. : Oui, tout à fait. Et le cœur de la littérature, c’est l’analyse des relations humaines. En me réfugiant dans la traduction, je voulais en fait rendre perceptible, dans les relations sociales, ce qui ne l’est pas toujours.

Aussi, je dirais que la période où j’ai commencé à enseigner à l’Université de Téhéran, à la suite de ma maîtrise, m’a poussée vers la sociologie. J’enseignais le perse à des étudiant∙e∙s étranger∙ère∙s. On avait des discussions très riches, car les étudiant∙e∙s posaient beaucoup de questions pour comprendre ce qui se passait en Iran. Je me retrouvais donc dans une position où je devais rendre compréhensible ce qui était implicite, ce qui était invisible pour des personnes qui ne sont pas familières avec l’ordre social local.

Je voulais faire de la sociologie en Iran, mais le climat politique rendait la pratique difficile. En Iran, il y a beaucoup d’excellent∙e∙s sociologues, qui s’intéressent surtout à la pauvreté et à la délinquance, mais parfois, certain∙e∙s sont mis∙es en prison pour leurs travaux. Même moi, j’ai déjà été convoquée au rectorat. On m’a dit que je devais m’en tenir à l’enseignement de la langue et que je n’étais pas censée discuter des rapports sociaux.

Siggi : Ah oui? C’est incroyable!

F.D. : Oui! (Rires.) Je dis souvent à mes amis sociologues de Montréal qu’en Iran, on a une liberté qui est plus petite, mais on l’utilise plus. Ici, j’ai l’impression que les gens ont beaucoup de libertés, mais les utilisent moins.

Siggi : En parlant de Montréal… Vous êtes venue vous y installer en 2012 pour débuter votre doctorat en sciences de l’éducation. Pourquoi ce choix ?

F.D. : C’était stratégique, du moins un peu. Je voulais faire mon doctorat en français et adopter une approche sociologique. Puisque j’avais de l’expérience et des études en enseignement, c’était plus simple pour moi d’entrer dans un département d’éducation. On voulait m’orienter vers la didactique, mais j’ai résisté! J’ai dit que je serais restée en Iran si j’avais voulu étudier la didactique et que je m’intéressais plutôt aux fondements sociaux de la langue. 

Siggi : Parlez-nous un peu de votre recherche doctorale. Vous vous êtes intéressée aux jeunes immigrant∙e∙s québécois∙es de première génération qui, après un primaire et un secondaire à l’école francophone, se tournent vers les études postsecondaires ou le marché de l’emploi dans des milieux anglophones1. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

F.D. : Les travaux qui existaient déjà sur le sujet s’étaient surtout penchés sur les jeunes qui éprouvent de la difficulté à l’école, celles et ceux qui décrochent. Moi, j’ai décidé de m’intéresser à celles et ceux qui ont réussi d’un point de vue objectif, c’est-à-dire qui ont un diplôme, sont entré∙e∙s à l’université et ont trouvé un emploi lié à leur domaine de formation.

Je voulais donc savoir : elles et ils ont réussi, mais à quel prix? Je me suis rendu compte que ce prix est assez élevé : tou∙te∙s ont ce sentiment d’exclusion, même en ayant un bon diplôme et un emploi. Sentant que leur place n’est pas parmi les francophones, elles et ils se tournent vers des emplois en anglais, même si toutes leurs études étaient en français!

Siggi : Avez-vous été surprise par ces résultats ?

F.D. : Absolument, ce n’était pas du tout mon hypothèse de départ! Je pensais qu’ici, les rapports de domination étaient un peu moins opérants, mais pas du tout. La littérature sur le sujet indiquait plutôt que cela avait à voir avec l’organisation de l’institution scolaire. J’ai dû dire à ma directrice que je devais complètement changer mon cadre théorique parce qu’il ne correspondait pas à ce que les gens me racontaient. Ce que je voyais, c’étaient les frontières ethniques. Les jeunes immigré∙e∙s se sentaient mis de l’autre côté de la frontière, exclu∙e∙s du « nous » québécois. 

Siggi : Donc, votre thèse est que l’exclusion du groupe ethnique majoritaire, québécois blanc francophone, mène les jeunes immigré∙e∙s de première génération vers l’éducation et le marché de l’emploi anglophones. C’est bien cela?

F.D. : Oui, mais pas d’un point de vue strictement individuel. Par exemple, j’avais un participant qui allait souper chaque semaine chez son voisin, un monsieur âgé, québécois « de souche ». Il se sentait très proche de cet homme, il le considérait comme son grand-père. Mais quand venait le temps de discuter de l’appartenance à la collectivité québécoise, il se sentait complètement à l’écart. C’est là qu’on peut mesurer le poids des discours politiques xénophobes et anti-immigrations. 

Siggi : Après votre thèse, pour laquelle vous avez remporté un prestigieux prix international, vous avez été embauchée comme professeure au Département de sociologie de l’UdeM.

F.D. : Oui, je suis très contente! Et ce qui est particulier, c’est qu’en devenant professeure, j’ai encore plus pris conscience des frontières ethniques que j’observais dans le discours des participant∙e∙s que j’ai interrogé∙e∙s lors ma thèse.

Par exemple, j’enseigne la sociologie de l’éducation aux étudiant∙e∙s de baccalauréat. J’entre en classe et je me mets à parler de Bourdieu ou de Weber. Les étudiant∙e∙s sont très intéressé∙e∙s et me posent des questions; nous avons de bonnes discussions, je vois que je suis appréciée. Je me sens très intellectuelle! (Rires.)

Il suffit que je sorte de la salle de classe et, quelques heures plus tard dans un magasin, on me dit « a-llo ma-dame » en découpant les mots de manière infantilisante comme si je ne parlais pas français. Tout ce château de cartes que je m’étais construit s’effondre et je suis ramenée au fait que je suis une immigrante. Ou encore, on me dit des choses comme « ah non, ici on ne fait pas les choses comme ça »; parfois, on me rudoie au téléphone parce que je n’ai pas la même fluidité à l’oral qu’à l’écrit. Et en plus je suis une immigrante très privilégiée! Je suis professeure d’université. Mais dès que je sors de l’université, je ne suis plus professeure, je suis immigrante.

Et c’est exactement ce que j’ai observé chez mes participant[∙e∙]s. Tout comme moi, ça fait plusieurs années qu’elles et ils sont ici. En plus, elles et ils sont allé∙e∙s à l’école francophone, ont eu cette socialisation « québécoise », mais c’est précisément lors de cette socialisation que la frontière se cristallise et qu’on les place à l’extérieur du « nous » québécois.

1 Darchinian, Fahimeh, Les parcours d’orientation linguistique postsecondaire et professionnelle : l’expérience de jeunes adultes issus de l’immigration à Montréal, Université de Montréal, 2018.

Les artifices du capitalisme

Les artifices du capitalisme

Entrevue avec Alain Deneault sur son livre « L’économie esthétique »
 

La réputation du philosophe Alain Deneault n’est plus à faire. Au Québec, comme ailleurs dans le monde francophone, ses différents travaux sont lus, commentés et partagés. Que ce soit pour ses thèses concernant les paradis fiscaux – aussi nommés « législations de complaisance » –, la place privilégiée dont jouit l’industrie minière dans ce minéralo-état que sont le Québec et le Canada, mais aussi ses activités parfois problématiques ailleurs dans le monde, au totalitarisme pervers mis en place par ces nouveaux pouvoirs que sont les multinationales, sa conceptualisation de la médiocratie, du régime de « l’extrême-centre » ou bien pour sa critique de la « Gouvernance », Alain Deneault développe au fil des années une œuvre dont l’accessibilité au public ne fait pas ombrage au sérieux et à la complexité de celle-ci. Alors qu’il aborde divers sujets en se basant toujours sur une approche factuelle et soucieuse de s’ancrer dans le « concret », ressemblant parfois à du journalisme de fond et d’enquête, résumer la pensée de l’auteur en une seule thèse ou théorie peut s’avérer difficile. Or, si l’on considère la pluralité de ses travaux comme différentes manières de montrer en quoi « notre régime est fondamentalement capitaliste »[i] et que « nous sommes dans un régime qui ne veut pas dire son nom, et je pense que le problème et là »[ii], les différentes perches que nous tend Alain Deneault nous permettent, d’une part de nommer le capitalisme et de le voir sous toutes ses dimensions, et d’autre part d’en élaborer la critique. Dernièrement, l’auteur s’est lancé dans la publication d’une série de livres cherchant à restituer la polysémie du terme « économie ». Les deux premiers L’économie de la foi et L’économie de la nature sont tous deux parus en automne 2019. Récemment, la maison d’éditions Lux vient de faire paraitre le troisième de la série; L’économie esthétique. En attendant la sortie des trois derniers qui porteront sur l’économie psychique, conceptuelle, ainsi que sur l’économie politique, nous avons rejoint Alain Deneault pour nous parler de son dernier livre.

Q. Vous dites que l’on doit reprendre l’économie aux « économistes », de là l’objectif des différents opuscules de votre feuilleton théorique sur le sujet. Pouvez-vous nous parler brièvement de ce projet?

Les spécialistes de l’intendance, depuis la fin du xviiie siècle, ont abusivement associé le propre de l’économie à leur discipline, et se sont arrogé le terme au point de se présenter eux-mêmes comme étant « les économistes ». Or, ce sème d’économie a connu jusqu’à nous une histoire féconde, polysémique et complexe. On le reconnaît tous azimuts, de  la théologie aux mathématiques, en passant par la rhétorique, la critique littéraire, la métapsychologie, les sciences de la nature et la philosophie. Dans maintes disciplines, ce terme économie a dénoté le fait d’ensembles complexes composés d’insondables relations entre de multiples éléments sans qu’il y ait nécessairement, comme c’est le cas dans le champ de l’intendance, d’enjeux monétaires autour de la production de biens et de services en vue d’une consommation rendue possible par un enjeu de circulation et de distribution. Cette approche spécifique de l’économie, celle des sciences de l’intendance, est tout à fait particulière, régionale et même marginale. En outre, économie a signifié ce qu’il en va, dans notre culture, du rapport institué aux objets de croyance, à la complexité des rapports psychiques avec les interdits moraux, à la composition des ensembles vivants, à l’agencement des éléments d’une œuvre d’art… De ce très grand nombre d’acceptions, ma recherche dans le cadre de ce « feuilleton théorique » vise à en dégager une compréhension conceptuelle. En partant de cette observation : si ces usages variés du terme ne procèdent pas de synonymes, et on ne saurait donc en aucun cas les confondre, ils ne relèvent pas de stricts antonymes pour autant. Quelque chose de commun les lie pour que ce soit à chaque occurrence le terme d’économie qui survienne. Et la définition conceptuelle qu’on peut dégager de l’usage du mot, une fois qu’on a pris conscience de ses différentes significations dans une multitude de domaines, permet de nous éloigner de la définition hégémonique que nous ont imposé les sciences de l’intendance abusivement présentées comme « économiques » en propre. Qui plus est, ce travail nous amène même à disqualifier les recours les plus idéologiques à ce terme, soit lorsque des experts en la matière font tout pour assimiler l’économie au capitalisme marchand, destructeur, inégalitaire, stressant, infantilisant et aliénant qui prévaut aujourd’hui. Rien ne saurait favoriser l’association d’un régime aussi délétère à la définition rigoureuse et conceptuelle de l’économie, laquelle porte sur le fait de relations fécondes, bonnes, susceptibles d’éveiller les sens et d’affiner la pensée.  

Q. Que voulez-vous dire par « science » de l’intendance, voire l’intendance – termes pour lesquels vous optez souvent dans ce texte? Est-ce pour vous une autre manière de nommer le capitalisme?

Je renvoie à la catégorie plus adaptée, plus juste et plus humble d’« intendance » tout discours théorique, expert ou profane, portant sur la production de biens, leur consommation et les enjeux comptables qui y sont reliés, qu’on associe aujourd’hui de manière précipitée au propre de l’« économie ». « L’économie », comme l’entretient la doxa dans les médias, les institutions d’enseignement, les universités et conséquemment la population en général, renvoie exclusivement à ce champ régional là. « Ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses », nous dit par exemple l’entrée du Larousse.  Il ne s’agit pas de dénoncer l’existence même de cette discipline ou de s’attaquer à sa légitimité, mais de contester principalement son appellation. L’intendance n’est qu’une façon parmi de très nombreuses autres de penser l’économie. En s’arrogeant le vocable économie, en prétendant en faire sa chose propre, celle-ci fait perdre à la conscience occidentale les nombreuses acceptions qui furent celles de ce mot dans notre histoire. Cela est d’autant plus fâcheux que les sciences de l’intendance sont jeunes – elles se sont appelées officiellement économie politiquescience économique ou en allemand Nationalökonomie – et ont emprunté énormément aux usages des autres disciplines qu’elles  ont ensuite fait oublier. Ce vaste champ de l’intendance qui recouvre aujourd’hui la gestion, le marketing, la comptabilité et l’investissement financier ne cesse d’emprunter à l’économie psychique (fidélisation des clientèles, manipulation des personnels, évolution des marchés boursiers…), à l’économie esthétique (marketing, publicité, idéologie…), à l’économie de la nature (agriculture industrielle, manipulations génétiques) ou encore à l’économie logique (comptabilité, gestion, administration, rhétorique), par exemple; mais c’est en intégrant, étouffant et réduisant ces acceptions comme telles oubliées à son champ extrêmement restreint de considérations. Ôter l’économie aux économistes et ouvrir la question de l’économie aux champs traditionnels qui l’ont enfantée, c’est redonner à la notion une portée qui correspond à son histoire et à sa mémoire. Parmi cette confrérie diversifiée des « économistes », les tenants du  capitalisme, enfin, ne se sont pas contentés de cette restriction, ils ont retourné ce terme de façon orwellienne, lui faisant signifier son contraire, l’économie devenant chez eux l’appellation d’un régime frénétique qui hypostasie l’argent et justifie des phénomènes troublants tels que d’inouïs écarts de richesse à l’échelle mondiale, le réchauffement climatique, l’épuisement des sources d’énergie et de mines, la sixième extinction de masse et l’ère de l’anthropocène…

Q. Vous commencez votre livre en vous attaquant à celles et ceux qui seraient tenté.e.s  de définir l’« économie » en ayant directement recours à l’étymologie du mot, soit du grec ancien Oikos (maison) et Nomos (loi). Selon vous, cette approche peut faire fi d’un sens beaucoup plus large et complexe. Dans la pensée grecque, l’économie se concevrait plutôt comme un principe supérieur. À quoi ce principe renvoie-t-il?

Il s’agit d’une mise en garde plus que d’une attaque. Très souvent, lorsqu’on cherche à s’affranchir de la façon lourdement idéologique dont on parle d’économie aujourd’hui, on prétend pouvoir faire un saut gigantesque dans l’histoire et retourner d’un trait à la signification d’origine. On nous ressort alors l’expression « loi de la maisonnée », l’oikonomia, formé d’oikos et de nomos ayant signifié cela chez les Grecs. D’une part, je suis persuadé qu’on comprend mieux la portée et la puissance du terme économie lorsqu’on en fait la philologie plutôt que l’étymologie, c’est-à-dire lorsqu’on en suit l’évolution riche et plurielle dans l’histoire plutôt que d’en revenir à son usage premier. C’est là qu’on voit comme les médecins, les rhétoriciens, les théologiens, les naturalistes, les logiciens… s’en sont saisis et en ont amplifié le sens et la puissance. D’autre part, ce qu’on se représente comme étant l’étymologie du mot trahit très souvent une ignorance de l’histoire. La « loi » à laquelle on réfère devenant le synonyme artificiel de règlements applicables à une vie domestique censée se conformer à ce que le sujet libéral occidental vit dans sa réclusion individuelle quand il rentre du travail le soir. C’est complètement méconnaître l’hétérogénéité du sens de ces notions qu’on observe pourtant assez rapidement entre les Grecs et les modernes. Surtout, en relisant Xénophon et Aristote nommément sur la question, puis ensuite Hyppocrate et Denys d’Halicarnasse, on voit comment l’économie n’offre chez eux aucune pierre de touche sémantique, aucun fondement premier sur lequel tout s’appuierait. La maison se distingue de la cité pour des raisons que je rappelle dans mon livre, mais cela de manière tellement complémentaire qu’elle finit par s’y confondre parfois nommément. La loi quant à elle constitue un principe d’organisation tablant sur la modération et la mesure, qui a la maisonnée et le domaine patrimonial pour premier champ d’application, sans que celui-ci ne lui soit exclusif, ni même particulièrement important. Chez Aristote surtout, cette loi se laissera penser à travers une pléthore de comparaisons et de métaphores. Le domaine patrimonial s’organisera à la manière d’une armée soumise à l’autorité de son général, ou à celui des dieux dans leur rapport à Zeus, ou enfin à l’instar d’une composition harmonique en musique laquelle traduit l’ordonnancement en mathématiques… C’est dans cette série de relations, qui ne commence nulle part, que s’organise la pensée de l’économie en tant que régime des associations bonnes.

Q. Vous dites qu’il y a dans le domaine de l’esthétique différentes économies à l’œuvre. Que ce soit au niveau de la création de formes esthétiques, ou bien dans l’analyse de celles-ci, à quels types d’économies peut-on faire si l’on y prête attention?

Chaque moment du feuilleton théorique s’intéresse à un usage avéré du sème économie à un moment de notre histoire. Dans l’opuscule L’Économie esthétique, je fais des sauts depuis les premiers rhétoriciens au ier siècle de notre ère aux structuralistes de la moitié du xxe siècle, en passant par les écrits de différents participants aux débats littéraires et esthétiques. Il m’intéresse de voir comment ont progressé les références à l’économie du récit, à l’économie d’une œuvre, à l’économie esthétique à travers le temps. S’il s’agit à l’époque de Pierre Corneille de respecter les canons de la vraisemblance en ce qui regarde la morale établie, il s’agit ensuite dans la modernité d’établir à même une œuvre les critères de la vraisemblance qui rendront parlante à l’intérieur d’un système particulier telle ou telle référence. Il m’a aussi plu de remarquer que les œuvres littéraires modernes ont souvent évoqué la perte de sens des grands référents symboliques en les comparant continuellement à de la fausse monnaie, ou à de la contrefaçon…

Q. Vous semblez dire que, dans le cas de l’économie de la métaphore, si l’on peut croire que la métaphore sert à faire la démonstration d’un propos, voir illustrer un propos en le complétant avec un élément extérieur, celle-ci viendrait plutôt créer du sens et des unités de langage là où il n’y en a pas. De quelles manières la « science » de l’intendance se sert-elle de ce procédé?

Le cas de la métaphore est exemplaire quant aux usages heuristiques qu’on peut faire de la notion d’économie en esthétique et en linguistique. Si on prend les choses par le petit bout, on peut dire de la métaphore, au regard de la comparaison, qu’elle est économique dans la mesure où elle procède par épargne : elle fait l’économie du « comme » de la comparaison et traduit immédiatement une chose par une autre. Il est implicitement entendu que l’on use d’un référent pour en réalité en dénoter un autre. Mais une autre façon de comprendre la puissance économique du langage est de l’aborder non pas seulement du point de vue des raccourcis qu’il permet, mais de ce qu’il est à même de produire. C’est ce qui intéresse notamment le philosophe Jacques Derrida dans La Mythologie blanche : la puissance de production des métaphores. Celles-ci interviennent dans l’histoire de la langue précisément lorsqu’un terme vient à manquer pour désigner un fait ou un objet sans correspondant lexical. Je suis passé par ce chemin de la métaphore, dans les déplacements en lesquels elle consiste, parce qu’elle procède d’un chiasme : l’économie est l’objet de plusieurs métaphores lorsqu’on en suit le terme dans la production littéraire, tout en étant elle-même un témoignage prégnant de la puissance de production économique à l’œuvre dans le langage.

Q. Vous dites que le capitalisme aurait dès ses débuts mobilisé différentes fictions, pensons ici à la fable des abeilles. Or, alors que ces fictions rendent son imaginaire cohérent, l’idéologie produit un autre procédé fictionnel, soit de lui-même désigner ces fictions comme étant, si l’on peut dire, superficielles. Dans quel but la « science » de l’intendance se place-t-elle elle-même à distance de ces procédés esthétiques qui, pourtant, la constituent fondamentalement ?

Le discours idéologique auquel la science de l’intendance s’abaisse trop souvent – mais heureusement pas toujours – présentera immanquablement l’esthétique comme une façon d’enjoliver et de traduire dans l’après-coup le fait de raisonnements proprement scientifiques et vrais. Or, toutes ces références, toute sa conception, tout l’entregent qu’elle orchestre… ne se laissent guère imaginer sans le concours des forces esthétiques. Il m’a intéressé en particulier de constater que des artistes et les écrivains se voient invités de plus en plus souvent à soumettre l’administration de leurs revues, centres d’art, musées, théâtres et compagnies à des conseils d’administration constitués de banquiers, d’avocats et de comptables qui n’y comprenaient rien, sous prétexte que ces derniers maîtrisaient une science de la gestion censée échapper en tout point aux premiers. Or, les premiers, ces artistes réputés incompétents en la matière, ont au moins une compétence qui n’en finit plus d’embarrasser les experts : l’art de la mise en scène, des artifices et des faux-semblants, qui leur permet de paraître sous un jour enviable socialement, uniquement sur le plan des apparences. S’il est caricatural de s’en tenir à ce seul rapport, il est tout aussi abusif de ne pas en tenir compte du tout. 

Q. Vous avez eu l’occasion de réaliser vos études doctorales sous la direction de Jacques Rancière, notamment au moment de vos études doctorales, et vous semblez avoir conservé certains éléments de sa philosophie politique. Par exemple, dans « Politiques de l’extrême centre » publié chez Lux en 2016, parlant de comment est-ce qu’une politique de gauche se doit de penser le sujet collectif, vous mobilisez Rancière en disant que, selon lui:

« le peuple ne se laisse pas saisir une fois pour toutes par une autorité qui aurait le pouvoir définitif de le traduire, mais qu’il se donne une conscience de lui-même par des formes esthétiques ou des considérations sociologiques nécessairement toujours débattues. »[iii]

Étonnement, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que vous mobilisiez plus amplement Jacques Rancière dans votre livre « l’économie esthétique », vous ne mentionnez que brièvement ce dernier. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette prise de distance quant à sa philosophie esthétique et politique, et, inversement, en quoi vous pourriez rejoindre la pensée de Rancière sur d’autres points ?

Mon travail consiste à suivre, d’un point de vue philologique, l’évolution du sens du concept d’économie dans une variété de disciplines, et en ce qui concerne spécifiquement le champ de l’esthétique, de comprendre la manière dont y ont recouru ceux qui l’ont fait apparaître dans leurs études. À ma connaissance, Jacques Rancière s’arrête à la notion d’économie principalement dans un court texte intitulé « Le Baromètre de Mme Aubain », publié dans le recueil Le Fil perdu (La Fabrique, 2014). La façon dont il en traite m’apparaît déterminante. En prenant à rebours la lecture désormais classique de Gérard Genette et de Roland Barthes sur l’« économie du récit », il parvient à affranchir la notion d’un régime de pensée bourgeois et traditionnel, pour offrir d’importantes clés de lecture de l’évolution du terme, et des modes d’expression qu’il a connus en art. Soyons spécifique : Genette et Barthes s’intéressaient à la façon dont des narrateurs arrivaient à leurs fins dans la proposition d’un récit en élaborant une chaîne causale d’événements constituée de référents vraisemblables. Exemple prosaïque : un personnage doit mourir brusquement. Si on dit de lui qu’il est amoureux, de plus qu’il s’agit d’un mathématicien conséquemment plongé dans ses pensées, il sera donc normal qu’il agisse souvent en étourdi. En traversant la rue, il se fera percuter par une voiture. Rancière a relevé que cette approche de l’économie littéraire, qui consiste à associer le récit à des déterminants étroits, relève d’une poétique ancienne dont se targuait pourtant de se détourner Genette et Barthes qui la défendent, et soutient pour sa part une compréhension de récits renvoyant à une constellation d’éléments générant des situations – il cite en l’occurrence Flaubert, mais on peut très certainement penser au cinéma de Robert Bresson ou au roman JR de William Gaddis. Ainsi, la chose que Genette ou Barthes jugent superflue dans un roman, parce qu’elle coûte trop cher, est là pour rien, ne s’arrime à aucune causalité nécessaire menant à la fin d’une intrigue, témoigne pour Rancière d’une compréhension sociale et historique du monde qui ne repose pas nécessairement sur une telle linéarité, cette linéarité appartenant précisément à des conceptions que ces auteurs ont contestées dans leur œuvre. Étant donné que ma série d’ouvrages se constitue d’opuscules, je n’ai pas eu le loisir de réserver plus de place à Jacques Rancière, mais m’y suis référé en tentant de faire preuve d’économie.

Q. Dans une perspective d’émancipation, comment les personnes travaillant dans le secteur des arts et de la culture, qu’elles soient artistes, organisateur.trice.s culturels, critiques d’art ou autres, peuvent-elles contribuer à démasquer le capital dans ses recours à l’esthétique?

Tenons-nous-en, de la part d’artistes et d’écrivains d’abord, à la production d’œuvres, plutôt qu’à des interventions publiques faites en tant qu’artistes ou écrivains. On remarque dans la modernité plusieurs occurrences – de La Comédie humaine au cinéma de Robert Bresson, en passant par la poésie de Stéphane Mallarmé et Les Faux-Monnayeurs d’André Gide – où le capital, l’argent, les techniques d’investissement, l’appareil judiciaire qui les couvrent, les milieux politiques qui les légitiment… sont dépeints comme les vecteurs d’une vaste supercherie. Dans tous ces cas, les stratagèmes par lesquels les détenteurs de fortune s’érigent comme modèles sociaux apparaissent à la conscience plutôt que de disparaître derrière les artifices de faiseurs d’images. En ce qui concerne les critiques de littérature ou d’art, ils sont à même de repérer explicitement les procédés par lesquels des gens d’affaires laissent des experts en relations publiques les magnifier. J’ai souligné dans ma recherche les méthodes élémentaires que mettent en application les artisans de vidéos présentant Som Seif, le gourou de la société Purpose Investments : la caméra à l’épaule qui nous donne un faux effet de réel, le contrechamp d’auditeurs qui boivent les paroles du maître, le halo des projecteurs qui nous le montrent éclairé, le son remixé qui lui donne une voix transcendante… Ces effets grossiers comptent davantage pour faire valoir la crédibilité du sire que quelque attestation rationnelle sur ses compétences réelles ou supposées.

CRÉDIT PHOTO: Steven Peng-Seng Photography

[i] Entrevue avec Quartier Libre « L’effondrement du capitalisme a commencé » Web; https://www.youtube.com/watch?v=euZI6GvNLE4 , mars 2020.

[ii] Ibid

[iii] Deneault, Alain (2016). Politiques de l’extrême-centre. Canada; Lux, p.68

L’intersectionnalité dans les CALACS : Entrevue avec la militante Marlihan Lopez

L’intersectionnalité dans les CALACS : Entrevue avec la militante Marlihan Lopez

Cet article est paru dans notre recueil diversalité, en vente sur notre boutique en ligne et dans plusieurs librairies indépendantes. 

Depuis plusieurs décennies, le concept d’intersectionnalité gagne en popularité dans divers milieux notamment dans des organismes gouvernementaux ou communautaires. Il est devenu incontournable notamment dans le champ de l’intervention sociale, dans les études féministes et de genre, de même que dans l’intervention sociale féministe. L’intersectionnalité est aujourd’hui considérée comme une théorie, une méthodologie, un paradigme ainsi qu’un cadre d’analyse. Cette approche fait désormais partie de mémoires à l’intention de gouvernements dans le but  d’inciter ces derniers à prendre en considération une plus grande diversité de perspectives et de faire preuve d’inclusivité dans la mise en œuvre de politiques publiques et sociales. Aujourd’hui, pour plusieurs, l’intersectionnalité est un concept théorique difficile à appliquer sur le terrain. Pour d’autres, il s’agirait d’un mot fourre-tout qu’on a vidé de son essence et de sa signification profonde.

Pour cet entretien, j’ai été inspirée par la recherche ayant été publiée par Christine Corbeil, professeure associée à l’École de travail social de l’UQAM et ses collaboratrices en 2017. Cette recherche portait  sur la résonnance du concept d’intersectionnalité dans les maisons d’hébergement pour femmes du Québec. Plus précisément, elle visait à mieux comprendre de quelle façon s’articule et se manifeste l’intersectionnalité dans le discours d’intervenantes et de directrices de maisons d’hébergement pour femmes ainsi que dans les pratiques d’interventions féministes. Je suis donc allée à la rencontre de Marlihan Lopez du Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte aux agressions à caractère sexuel (RQCALACS).1L’objectif était d’avoir son avis sur la pertinence du concept d’intersectionnalité pour les interventions réalisées auprès de femmes ayant été agressées sexuellement dans les CALACS.

Marlihan Lopez est une militante afro-féministe qui œuvre dans les domaines de l’organisation communautaire, de la recherche et du mouvement féministe au Québec. Actuellement, elle est agente de liaison au Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS). Son mandat est d’accompagner les Centres dans une réflexion sur leur capacité à inclure et adapter leurs pratiques à la diversité des femmes afin de mieux structurer l’intervention féministe intersectionnelle. Elle est également vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec, et s’occupe des pratiques solidaires et anti-oppressives au sein du mouvement des femmes et de la lutte contre les différents types de discriminations. Sa militance au sein du mouvement féministe se base sur l’importance de transformer ce « Nous, les femmes » vers un « Nous » inclusif, pluriel et solidaire. Nous l’avons rencontrée afin de connaître son point de vue quant à la pertinence de l’intersectionnalité dans l’intervention sociale.

Comment définiriez-vous l’intersectionnalité à ceux et celles qui ne connaissent pas le concept?

Dans le cadre de mon travail au CALACS, je conçois l’intersectionnalité par rapport aux violences sexuelles d’une façon précise. Quand on dit qu’on vise à avoir une approche féministe intersectionnelle, c’est qu’on cherche à s’attarder à des enjeux qui se trouvent dans les marges. Souvent, quand on aborde la problématique de la violence sexuelle, on l’aborde de manière générale en déconstruisant les mythes et les préjugés sexistes, par exemple. On n’aborde pas d’emblée les enjeux qui souvent sont effacés de cette conversation. Quand on aborde la question des violences sexuelles, surtout dans une perspective féministe calacsienne, c’est, oui, les violences sexuelles faites aux femmes (parce qu’elles sont davantage victimes de ces violences), mais on cherche à voir au-delà du fait que la violence sexuelle est une manifestation du patriarcat. On veut considérer d’autres systèmes d’oppression. Le racisme, l’homophobie, la transphobie, le capacitisme peuvent aussi faire en sorte que certains groupes de femmes vont être davantage vulnérables aux violences sexuelles. Donc, en tant qu’organisation, nous travaillons afin de porter une attention au croisement de ces systèmes d’oppression afin de ne pas uniquement se focaliser sur le patriarcat. Nous nous sommes engagées en ce sens.

De quelles façons les CALACS implantent-ils le paradigme de l’intersectionnalité dans leurs interventions auprès des survivantes d’agression sexuelle?

D’une part, on a trois volets d’action dans les CALACS : la prévention, les services d’aide directe et la défense des droits. J’accompagne les CALACS dans le but de développer des stratégies et des actions favorisant l’application de l’intersectionnalité dans ces trois volets.

Plus concrètement, ce que cela veut dire est que par exemple, sur le plan de la prévention, il faudrait aborder de façon systémique la question de la violence sexuelle. Quand il est question de vulnérabilité, on cherche à ne pas occulter la question des systèmes d’oppression. On perçoit la violence sexuelle comme une violence qui est systémique et qui est le produit, la manifestation et la conséquence de plusieurs systèmes d’oppression. Lorsqu’on fait de la prévention, on veut aborder ces rapports sociaux de domination (par exemple le capacitisme, le racisme, l’homophobie, etc.). Bien qu’il soit important de nommer les rapports inégaux entre les hommes et les femmes et de voir l’agression à caractère sexuel comme étant un acte de domination, d’abus de pouvoir, de violence, principalement commise envers les femmes, nous sommes également conscientes que plusieurs rapports de domination se chevauchent dans le contexte des violences sexuelles. Ces rapports sociaux de domination vont faire en sorte que certaines femmes se trouvent dans des contextes où les risques d’agressions sexuelles sont plus élevés. Quand on parle d’hypersexualisation, on va essayer de mettre en lumière certaines dynamiques qui affectent les femmes noires par exemple. Quand on parle de consentement, on va aussi chercher à mettre en lumière des enjeux qui souvent sont en marge et qu’on n’aborde pas assez souvent, comme l’asexualisation des femmes en situation de handicap et les enjeux entourant le consentement. C’est comme ça qu’on essaie de respecter notre engagement vis-à-vis cette approche dans nos services de prévention.

En ce qui concerne les services d’aide directe, on travaille sur des mesures d’inclusion. Il y a, pour plusieurs raisons, des populations sous-desservies de manière générale et aussi en ce qui a trait à l’accès aux ressources pour les victimes de violences sexuelles. Il y a l’enjeu de l’accessibilité universelle. L’accessibilité universielle c’est la prise en compte des limitations de personnes ayant des handicaps, peu importe leur nature, afin qu’elles puissent accéder de manière équitable à des services auxquels elles ont droit. Par exemple, faute de moyens financiers, les CALACS ne sont pas accessibles à toutes de manière physique (notamment l’accès à certains bâtiments est impossible pour une personne en chaise roulante). On va aussi regarder la flexibilité de nos interventions, dans le sens qu’il existe des barrières  (la langue, les horaires, les approches, etc.). Il y a beaucoup d’enjeux qui font en sorte qu’une femme n’a pas le même accès à des services d’aide qu’une autre. Au niveau du dévoilement, il y a certains groupes de femmes qui vont faire face à davantage de barrières dans leurs tentatives de révéler la violence vécue. Par exemple, il y a les barrières au dévoilement qui peuvent avoir un impact sur des femmes autochtones et noires, notamment dans un contexte où il y a un historique de colonisation et de violence étatique. Les femmes autochtones ou noires ayant vécu une agression sexuelle peuvent être plus méfiantes de la police en raison de l’historique de violence étatique qui persiste envers leurs communautés. Elles peuvent être beaucoup moins enclines à dénoncer une agression à la police. Il faut avoir une flexibilité là-dessus, il faut des interventions qui soient culturellement sécuritaires.

Par ailleurs, je travaille avec des CALACS afin d’inclure des femmes de la diversité sexuelle et des femmes trans dans nos services. Il y a des femmes qui appartiennent aux groupes LGBTQIA+ qui vivent aussi des violences sexuelles. Nous savons que les femmes trans ont des taux de victimisation élevés. Pourtant, elles font face à de nombreuses barrières dans l’accès aux services. On a comme objectif d’avoir des interventions inclusives et accessibles à toutes les femmes qui veulent avoir des services. J’accompagne des CALACS pour que l’intervention et la prévention tiennent compte des réalités et des besoins des femmes de la communauté LGBTQIA+.

Concernant la défense des droits, notre troisième volet, au moment de faire de la représentation politique ou dans nos évènements, on collabore avec des organismes représentant des victimes ayant des expériences qui souvent ne sont pas visibles dans les médias. Par exemple, on a développé, à long-terme, des alliances et des partenariats avec des organismes qui représentent une plus grande diversité de femmes. Dans le RQCALACS, on a un comité-conseil qui regroupe une dizaine d’organismes de femmes ou des organismes qui ont un volet « femme » en leur sein. Par exemple, Femmes autochtones du Québec, Action des femmes handicapées de Montréal, le Conseil québécois LGBT, Native Women’s Shelter of Montreal, DisAbled Women Network of Canada et d’autres. On travaille aussi avec des organismes comme le Mouvement contre le viol et l’inceste, la Table de concertation des réfugiés et des immigrants, le Conseil québécois LGBT, le Réseau des lesbiennes du Québec, etc. On travaille avec ces organismes pour pouvoir articuler un discours qui soit plus inclusif de toute la diversité des expériences en matière de violences sexuelles, mais aussi pour pouvoir avoir des revendications qui jettent un éclairage sur ces enjeux-là.

C’est comme ça qu’on vise à respecter notre engagement d’appliquer l’intersectionnalité dans nos trois volets d’actions.

Quels sont les avantages de l’implantation d’une approche intersectionnelle dans les interventions des CALACS? Quels en sont les bénéfices?

La plupart des résistances proviennent du fait que certain∙e∙s croient que l’intersectionnalité est un agenda identitaire par rapport au féminisme. Certain∙e∙s pensent que ça divise le féminisme. Mais ce n’est pas ça. C’est plutôt qu’on ne peut pas s’attarder sur la violence faite aux femmes en ayant une analyse qui se limite au patriarcat et au sexisme. Ce n’est pas uniquement ce système d’oppression qui affecte les femmes. On ne peut pas s’attaquer à la violence sexuelle comme si c’était une lutte unique, comme le disait Audre Lorde, une auteure afro-américaine. Comme j’ai dit plus tôt, il y a plusieurs systèmes d’oppression qui s’entrecroisent. Cela a comme conséquence la violence sexuelle, mais aussi d’autres formes de violence. Dans l’intervention et la lutte aux violences sexuelles, c’est important d’avoir une approche intersectionnelle qui va vraiment être efficace pour rejoindre davantage de victimes.

Quels sont les obstacles à l’implantation de l’intersectionnalité dans les CALACS?

C’est sûr que sur le plan de la prévention, on travaille avec les partenaires que j’ai nommés précédemment. Concernant les services d’aide directe qui visent les jeunes filles et les femmes, le contexte d’austérité est un enjeu. Nos ressources sont limitées, mais il faut des ressources financières pour implanter l’intersectionnalité. Par exemple, ça peut être le fait de former et embaucher une interprète dans le cas des femmes qui ne maîtrisent pas le français ou l’anglais ou qui maîtrisent uniquement une des deux langues. Il y a certaines femmes qui ont besoin d’un plus grand accompagnement, par exemple avec leur dossier d’immigration. Ça prend des formations pour mieux comprendre le parcours migratoire. Souvent, dans le contexte d’austérité, on n’a pas accès à ces ressources-là. Il y a plusieurs CALACS qui ont des listes d’attente aussi, parce qu’on reçoit beaucoup de demandes au quotidien. En plus, il faut qu’on se penche sur le fait qu’il y a encore beaucoup de femmes qui n’ont pas accès à des services. Je pense par exemple au Nord-du-Québec, où il existe un vide dans les services en matière de violence sexuelle. Les CALACS situés en région éloignée font face à un manque de ressources. Dans ces régions-là, les intervenantes des CALACS doivent parcourir de grandes distances avec très peu de moyens. Un autre enjeu est la représentativité. Les CALACS essaient de mettre en place des mesures pour pouvoir avoir des intervenantes qui appartiennent à différentes communautés pour assurer une plus grande diversité dans la représentation autant des équipes de travail que des conseils d’administration (les collectives). Mais parfois, ce n’est pas facile de rejoindre ces communautés. Il y a des enjeux de diversité sur plusieurs plans.

Quelles sont vos revendications pour de meilleures politiques publiques qui prennent en compte l’intersectionnalité?

Il faut se rappeler qu’il y a des populations qui sont moins desservies que d’autres tant en prévention, en services d’aide directe ou en défense des droits en raison du sous-financement des CALACS. Il y a une iniquité et une inégalité par rapport à l’accès. C’est quelque chose sur quoi on travaille comme organisation. Mais il faut qu’il y ait un engagement du gouvernement à favoriser la création de ressources dans les zones qui sont mal desservies en aide directe ou qui n’ont pas de programmes de prévention de manière générale. Il faut également consolider les ressources qui existent déjà. Les CALACS déjà sur pied revendiquent aussi une augmentation du financement à la mission. Souvent, on n’a pas assez de ressources pour répondre à la demande. Si on veut continuer à lutter de manière efficace contre les violences sexuelles, ça nécessite un engagement du gouvernement à augmenter le financement de manière globale et non uniquement par projet. Les gouvernements précédents ont beaucoup misé sur le financement ponctuel. Ça prend vraiment une hausse du financement à la mission pour contrer les violences sexuelles.

1 Au moment de la publication, Marilhan Lopez n’était plus employée au RQCALACS. Elle est aujourd’hui vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec.