Épisode 1 – S’entraider

Épisode 1 – S’entraider

Qu’est-ce que l’action communautaire autonome aujourd’hui? Face aux crises – sociales, économiques, politiques et climatiques – les organismes communautaires autonomes ne se contentent pas d’offrir des services, ils interrogent également les causes structurelles des vulnérabilités vécues et luttent pour plus de justice sociale. Leur approche du soin est collective et politique. Elle s’inscrit à contre-courant des discours dominants qui prônent la responsabilisation individuelle. 

Dans les organismes communautaires autonomes, il est question de respecter la personne dans son intégrité et de l’accompagner à reprendre du pouvoir sur elle-même et sur la société. La démarche est participative, aux antipodes d’une conception de la prestation de services auprès d’« usager.es ».

Comment prendre soin autrement? Et quelles sont les conditions d’exercice des pratiques de l’action communautaire autonome? Cet épisode plonge au cœur de l’action communautaire autonome comme levier de transformation sociale et interroge les conditions de son exercice et de sa reconnaissance.

Un balado co-produit par le CAPED et l’Esprit Libre.
Ce balado a été rendu possible grâce au soutien financier du programme Dialogue des Fonds de recherche du Québec.

Écrit par Marie Lefebvre et Romain Paumier
Réalisé et monté par Manon Giri
Conception sonore et mixage par Simon Coovi-Sirois
Percussions par Béatrice Roy
Prise de son par Andrew Beaudoin
Voix générique par Clémence Roy-Darisse
Illustration par Dorothée de Collasson (Do2co)

Avec les voix de :

  • Mercédez Roberge, coordonnatrice de la TRPOCB, la Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles. La TRPOCB est une organisation provinciale formée de 47 regroupements qui réunissent à travers le Québec des groupes de base abordant la santé et les services sociaux sous différentes perspectives sociales. 
  • Rowan Mercille au STTIC, syndicat des travailleurs et travailleuses en intervention communautaire, délégué syndical, vice présidence des relations de travail. 
  • Caroline Toupin, coordonnatrice du RQ-ACA, Réseau québécois de l’action communautaire autonome, qui représente 74 regroupements et organismes nationaux.
  • Camille Trudel, co-coordonnatrice, à la CDC Action Gardien, la corporation de développement communautaire de Pointe-Saint-Charles à Montréal. 
  • Sylvain Lafrenière, coordonnateur du RODCD, le regroupement des organismes en défense collective des droits, interlocuteur privilégié en matière de défense des droits auprès du Secrétariat à l’action communautaire autonome et aux initiatives sociales (SACAIS).
  • Pierre Richard Thomas, coordonnateur de l’organisme Lakay, média communautaire et organisme de lutte sociale, qui a notamment œuvré à la reconnaissance des pratiques de profilages au volant des personnes issues des communautés afro caribéennes à Repentigny. 
  • Hind, militante salariée de l’OPDS, organisation populaire des droits sociaux, vient en aide aux personnes à l’aide sociale. Elle a pour mission de permettre d’améliorer nos conditions de vie par la compréhension des causes de notre appauvrissement et par l’action sur celles-ci.
  • Moussa, militante de l’OPDS.
  • Lise, militante et présidente du CA de l’OPDS.
  • Marie-Christine, militante salariée de l’OPDS.

Les extraits utilisés

La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

Par Elizabeth Leier

Ce texte est extrait du recueil Faire des vagues. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Ce n’est qu’en 2010 que l’Organisation des Nations unies (ONU) a déclaré que l’accès à l’eau potable était un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme [sic][1] ». Cette déclaration est toutefois contredite par la réalité de l’accès à l’eau, puisque deux milliards de personnes peinent encore à accéder à cette ressource vitale[2]. Plusieurs organismes et pays — dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), WaterAid et les pays qui participent au programme UN-Water dirigé par les Nations unies — affirment mettre en œuvre des efforts pour contrer cette situation. Malgré ces initiatives, on assiste à un mouvement sans précédent d’appropriation de l’eau, compromettant ainsi son accès.

L’appropriation de l’eau s’inscrit dans le processus de néolibéralisation des ressources humaines et planétaires. C’est à travers les mécanismes du marché qu’une petite poignée d’individus accaparent les ressources hydriques du monde. Ces personnes s’enrichissent ensuite à travers la rente et la spéculation, transformant ainsi l’eau en marchandise financiarisée. La valeur de l’eau est donc liée aux cours arbitraires du marché et non, paradoxalement, à son caractère vital.

La financiarisation reste un processus peu compris en dépit de son omniprésence et de son importance indéniable. Ce chapitre sera consacré à l’analyse de ce phénomène. Les pages qui suivent présenteront le processus de marchandisation et de financiarisation de l’eau dans le monde, puis exposeront la situation montréalaise, qui reste encore largement inexplorée. Enfin, il sera question d’un mouvement de résistance politique au néolibéralisme, celui des communs.

Deux mouvements opposés

Le stade actuel du capitalisme se caractérise par un mouvement de privatisation continuel. Sous l’égide du néolibéralisme — raison politico-économique prônant l’enrichissement individuel comme finalité ultime —, les ressources nécessaires à la vie humaine, qui étaient autrefois à l’abri de la privatisation, sont désormais soumises aux lois du marché[3]. Ce mouvement, dont la financiarisation fait partie, constitue un processus historique et politique, incarné tant par les politiques nationales et le développement de la haute finance que par la monopolisation accrue des ressources matérielles (les profits croissants pour les PDG et les actionnaires), environnementales (les ressources naturelles, dont l’eau) et intellectuelles (le brevetage et la propriété intellectuelle).

Le projet néolibéral s’est développé à la suite des politiques progressistes des Trente glorieuses[4]. Le modèle de l’État-providence, apparu à la suite des guerres mondiales, s’est vu progressivement démantelé par une série de réformes visant à redéfinir le rôle de l’État. Les élections de Ronald Reagan (président des États-Unis de 1981 à 1989) et de Margaret Thatcher (première ministre de l’Angleterre de 1979 à 1990) sont emblématiques de cette période; la fameuse déclaration « There is no such thing as society », prononcée par cette dernière en 1987[5], rend bien compte de l’idéologie naissante du néolibéralisme. Si l’État-providence se présentait comme l’institutionnalisation de la souveraineté et de la solidarité populaires — incarnées par l’offre de services publics aux citoyen·ne·s —, l’État néolibéral se définit quant à lui par un mouvement de désolidarisation et de dépossession au service de l’intérêt économique privé[6].

Cette raison politico-économique prône donc la privatisation des institutions publiques, qui autrefois étaient les domaines exclusifs de l’État et du commun. Les institutions qui échappent à cette vague de privatisation sont néanmoins soumises aux diktats managériaux de la raison néolibérale, ce que le sociologue Alain Deneault qualifie de gouvernance totalitaire[7]. On assiste alors à un processus d’optimisation des ressources qui est en réalité une forme d’austérité budgétaire dirigée contre les services publics. À l’inverse, certains domaines particuliers tels que la police, qui assure la défense de la propriété privée, sont davantage financés. Le projet néolibéral se résume ainsi : limiter le rôle de l’État à la protection de la propriété.

À partir des années 1970, un mouvement sans précédent de privatisation des ressources et des services publics se met en œuvre, passant des écoles aux prisons et des transports collectifs à la gestion d’infrastructures. De plus, les collaborations entre les secteurs public et privé se répandent, prenant souvent la forme de partenariats public-privé, ou PPP[8].

La financiarisation est un processus symptomatique du mouvement de privatisation néolibéral. Ce terme réfère, comme l’expliquent les chercheur·euse·s Julia Posca et Billal Tabachount, « à la transformation de l’économie — et de la société en général — en fonction des logiques financières[9] ». En d’autres mots, la financiarisation implique l’assujettissement de l’économie dite « réelle » aux mécanismes de la haute finance. Alors que la valeur est traditionnellement produite par l’économie réelle, c’est-à-dire par les processus matériels de production et d’échanges de biens et de services, la financiarisation fait en sorte que la valeur est davantage créée par les mécanismes financiers du marché. Pensons ici à la spéculation boursière qui permet aux actionnaires de sociétés d’accroître leurs profits. Or, la valeur produite par le marché financier est instable puisqu’elle relève de la réalité impulsive des échanges en bourse. Cette fluidité fait en sorte que les actionnaires majoritaires des sociétés ont fréquemment intérêt à maximiser les gains à court terme, ce qui engendre une instabilité économique. Par ailleurs, cet intérêt à court terme se traduit concrètement par les décisions des gestionnaires de société, qui ont pour principal mandat d’optimiser le rendement de l’entreprise afin de plaire aux actionnaires.

La financiarisation profite également aux rentier·ère·s, puisqu’elle permet de faire fructifier en bourse la valeur extraite par les rentes[10]. Cette valeur est, a fortiori, plus stable que celle produite au sein des entreprises traditionnelles qui doivent gérer leurs ressources en continu. Les rentier·ère·s n’ont rien à produire, et peuvent se satisfaire d’extraire la valeur. La financiarisation a donc entraîné une prolifération des rentes. En effet, on constate que plusieurs profitent du contexte politico-économique pour mettre la main sur les ressources matérielles (la terre, l’infrastructure) et intellectuelles (le brevetage, la propriété intellectuelle) pour ensuite les louer au reste de la population. Ce phénomène a été comparé par des expert·e·s, tel·le·s Brett Christophers[11] et Silvia Federici[12], au processus d’accumulation initial du capitalisme — l’enclosure — qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, s’est manifesté par l’appropriation forcée des terres agricoles communes par l’élite économique. Dans son texte, Christophers cible, par exemple, les infrastructures de distribution d’Internet, celles-ci étant détenues à très forte majorité par des intérêts privés qui en louent l’usage aux entreprises, qui elles, fournissent l’accès aux ménages. Quant à elle, Federici parle de l’imposition des mécanismes financiers au-delà des frontières occidentales et de l’appropriation des ressources dans les pays du Sud.

Plusieurs économistes parlent donc aujourd’hui de new enclosure, c’est-à-dire du mouvement d’appropriation de sphères sociales, intellectuelles et environnementales qui sont, par le fait même, isolées du patrimoine collectif. Il s’agit, comme le décrit le théoricien marxiste David Harvey, d’une forme d’« accumulation par dépossession[13] ».

L’appropriation de l’eau : un enjeu du XXIe siècle

Le rapport humain à l’eau est fondamental, car il s’agit non seulement d’une ressource vitale qui assure notre vie et notre reproduction à travers l’hydratation, mais aussi d’une ressource qui est employée pour la production agricole, énergétique, sanitaire et ainsi de suite. Depuis 2016, près de 10 millions de personnes sont mortes parce qu’elles n’avaient pas accès à l’eau[14]. Or, la vitalité de l’eau ne l’exempt pas des dérives néolibérales. La distribution et la gestion de cette ressource essentielle sont aujourd’hui largement confiées au domaine privé, à travers l’appropriation et la sous-traitance.

Ce qui préserve sans doute l’eau d’une privatisation totale, c’est la perception de son abondance. En effet, plus de 70 % de la surface terrestre est occupée par des plans d’eau. Sur ces 70 %, toutefois, seuls 3 % constituent de l’eau douce et potable. L’eau que l’on retrouve sous la surface terrestre, souvent utilisée pour abreuver les populations urbaines, est, quant à elle, difficilement accessible et peu renouvelable. Ainsi, une consommation importante de l’eau souterraine entraîne rapidement un épuisement de la ressource.

Aujourd’hui, la plupart des gens sont sensibilisés au fait que l’eau est une ressource précaire. Depuis les 30 dernières années, de nombreuses villes occidentales, dont Los Angeles et Melbourne, vivent régulièrement des cycles de stress hydrique, c’est-à-dire de pénurie d’eau[15]. Les citoyen·ne·s sont alors prié·e·s de réduire de manière importante leur consommation. Dans les pays du Sud, le manque d’eau potable se fait sentir comme une perturbation de plus en plus fréquente alors que des villes comme Mexico et Le Cap anticipent un manque d’eau potable dans les prochaines années. Actuellement, trois personnes sur dix peinent à accéder à l’eau potable[16].

L’eau est donc désormais un sujet d’étude fertile en économie politique. D’une part, la gestion et la distribution de cette ressource présentent de nombreux défis politiques. D’autre part, plusieurs acteur·rice·s économiques, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont perçu la précarisation anticipée de l’eau, causée par le changement climatique, comme une occasion d’enrichissement. La réalité de l’eau au XXIe siècle est donc paradoxale, car alors qu’on constate que l’accessibilité à cette ressource vitale diminue globalement, on assiste parallèlement à une course menée par quelques individus pour tenter de se l’approprier. La déclaration formulée par l’ONU en 2010 voulant que l’accessibilité à l’eau constitue un droit inviolable accentue cette contradiction.

L’eau : une marchandise financiarisée

L’appropriation de l’eau peut s’effectuer de différentes façons. La manière la plus directe de se l’approprier consiste à privatiser la ressource elle-même, c’est-à-dire d’en permettre l’achat par une entreprise privée. La privatisation s’accompagne donc du phénomène de marchandisation, puisque l’eau devient par le fait même une marchandise. L’un des exemples les plus extrêmes est celui du Chili, le seul pays où l’on a privatisé l’entièreté des réserves d’eau potable. L’adoption de la loi sur l’eau en 1981[17] — période où ont été déployé en masse des politiques néolibérales dans ce pays qui aura servi de cobaye aux théoricien·ne·s de ce courant économique[18] — a eu pour effet de créer un marché hydrique domestique. Ainsi, l’eau est traitée comme n’importe quelle autre marchandise puisqu’il devient possible de se l’approprier en fonction des coûts fixés par le marché. En résulte la création de rentes d’eau : les propriétaires louent l’utilisation des plans d’eaux leur appartenant aux communautés dans lesquelles ils se trouvent. Les prix sont quant à eux fixés selon les cours du marché en fonction de l’offre et de la demande. Alors que les quantités diminuent en raison d’une surconsommation, notamment industrielle, et des effets du changement climatique, les prix augmentent. La situation est telle aujourd’hui que de nombreuses communautés chiliennes accèdent difficilement à l’eau. Depuis quelques années, on assiste donc à des mobilisations citoyennes qui visent à reprendre le contrôle de cette ressource essentielle[19].

Au Royaume-Uni, une grande partie de l’eau est aussi détenue par les intérêts privés. Londres dépend, par exemple, de Thames Water, une entreprise dont l’actionnaire majoritaire est le fonds de pension des fonctionnaires municipaux de l’Ontario[20]. Comme ce fut le cas au Chili, la privatisation de l’eau anglaise s’est effectuée à travers le déploiement de politiques néolibérales. Ce modèle de privatisation, créé sous Margaret Thatcher, a notamment permis la réduction des contrôles environnementaux et sanitaires. Sans grande surprise, le prix courant de l’eau a également bondi de 40 % en 25 ans. Cela représente une hausse importante pour les ménages à faible revenu, qui doivent aujourd’hui affecter près de 5,3 % de leurs revenus annuels à leurs factures d’eau[21].

Dans la ville italienne de Castellammare, située au sud de Naples, la crise financière de 2008 a poussé les autorités municipales à procéder à une vente aux enchères des ressources d’eau minérale se trouvant sur le territoire de la ville. Cette initiative a suscité un important mécontentement populaire : 95 % des citoyen·ne·s ont voté contre la privatisation et la financiarisation de leurs ressources hydriques en 2011[22]. Malgré cela, le gouvernement municipal a refusé de revoir sa décision.

La marchandisation de l’eau s’accompagne désormais d’un processus encore plus insidieux et abstrait : celui de la financiarisation. Lorsqu’une ressource est privatisée, le prix pour y accéder est établi en fonction de la volonté du ou de la propriétaire d’en retirer un profit. Au-delà de l’injustice d’un tel rapport, la valeur[23] de la marchandise est néanmoins assujettie aux besoins matériels et concrets — ici, par exemple, le besoin de s’abreuver. Quand une marchandise est financiarisée, sa valeur est dénaturée puisqu’elle est déconnectée de cette même réalité matérielle. La valeur est ainsi établie et fluctue en fonction de calculs probabilistes, des contextes économique et politique et d’autres facteurs indirects qui ont un impact sur les valeurs boursières et sur le cours du marché financier.

Concrètement, la financiarisation de l’eau passe par plusieurs mécanismes. D’une part, les individus peuvent investir dans les entreprises qui exploitent et gèrent l’eau potable à travers l’achat d’actions. Par exemple, les sociétés Veolia et Suez détiennent à elles seules 12 % du marché mondial de l’eau potable[24]. Considérant le caractère essentiel de l’eau, il s’agit pour plusieurs investisseurs et investisseuses d’une valeur assurée. De plus, ce type d’investissement se popularise grâce à la précarisation anticipée de l’eau liée au changement climatique, puisque les entreprises détenant les droits d’exploitation, ou étant chargées de la distribution, de la purification ou de l’emmagasinage de cette ressource verront leurs profits augmenter lorsque l’eau se raréfiera. L’achat d’actions émises par ces sociétés est donc perçu comme un investissement stratégique. À cet effet, le géant de la haute finance, la banque américaine Goldman-Sachs, a publié un document en 2008 où l’eau est qualifiée de « prochain pétrole[25] ».

D’autre part, il est désormais possible de parier, à travers l’achat de produits financiers dérivés, sur les prix éventuels de l’eau, établis en fonction des changements de quantité et d’accessibilité. D’importants fonds ont été créés pour répondre à cette demande, offrant des portfolios d’investissements qui rassemblent différents produits financiers liés à l’appropriation et à l’exploitation des ressources hydriques.

Ce processus fait en sorte que l’avenir de l’eau dépend, en grande partie, de la bourse et des marchés financiers. Il faut donc s’attendre à ce que l’accès à cette ressource essentielle soit de plus en plus accaparé par les nanti·e·s et, conséquemment, que les pauvres — celles et ceux qui seront les plus fortement affecté·e·s par le changement climatique — peinent à y accéder. On anticipe également que l’eau deviendra une ressource contestée, ce qui pourrait provoquer d’importants conflits civils et internationaux.

Étude de cas : l’eau montréalaise

À première vue, l’eau consommée par les Montréalais·es provient d’un approvisionnement et d’une gestion publics. En effet, sur le site Web de la Ville de Montréal, on présente « une affirmation évidente de la volonté de la Ville d’assurer une gestion publique responsable de l’eau[26] ». Or, une étude approfondie menée par Maria Worton en 2016 révèle une situation bien plus complexe et opaque[27]. L’étude met en lumière les liens entre les secteurs public et privé, qui se manifestent principalement par l’octroi de contrats de sous-traitance. Depuis 2016, le montant des contrats octroyés par le service de gestion des eaux totalise plus d’un milliard de dollars[28].

D’emblée, Worton souligne que les politiques publiques québécoises en matière de gestion des ressources hydriques sont fortement influencées par l’intérêt économique privé. Même les centres de recherche universitaires n’échappent pas à cette influence. Par exemple, le Centre de recherche, développement et validation des technologies et procédés de traitement des eaux (CREDEAU) a pour mandat de produire du savoir scientifique sur la gestion de l’eau potable au Québec et à Montréal. Fondé en 2003 et opérant par l’entremise de l’École polytechnique, de l’Université de Montréal, de l’École de technologie supérieure (ÉTS) et de McGill, le CREDEAU reçoit une importante partie de son financement des géants du marché hydrique mondial : Veolia et Suez. Or, puisque cet institut fonctionne aussi grâce aux subventions étatiques et grâce à la participation des étudiants et étudiantes qui y sont formé·e·s, il se présente toutefois comme un institut universitaire et public. Il en va de même pour CentrEau, un centre de recherche opérant par l’entremise de l’Université Laval, qui présente Veolia comme l’un de ses principaux partenaires. Le Centre des technologies de l’eau (CTE), accueilli par le Cégep Saint-Laurent, est dirigé quant à lui par plusieurs administrateurs et administratrices qui occupent parallèlement de hautes fonctions au sein d’entreprises comme Veolia. Il y a donc fort à parier que le savoir produit par ces instituts universitaires est influencé, de manière directe ou indirecte, par les entreprises partenaires qui y financent la recherche ou qui participent activement à leur gestion. La perte d’autonomie et d’intégrité scientifique causée par la présence croissante du secteur privé dans le milieu de la recherche universitaire fait d’ailleurs l’objet d’un mémoire déposé en 2013 par la Fédération québécoise des professeurs et professeures, qui affirme que « la recherche appliquée et clinique […] bénéficie de fréquents partenariats entre les universités et le secteur privé, souvent intéressé par la commercialisation des résultats de recherche[29] ».

En 2018, le Québec a annoncé sa stratégie d’économie d’eau potable pour 2019-2025[30]. Cette stratégie a été élaborée pour faire suite au plan de gestion d’eau de 2002. Il est question notamment de la réalité environnementale, alors qu’on fixe comme objectif explicite de réduire la consommation généralisée d’eau potable au Québec. On retrouve le CTE ainsi que le Conseil patronal de l’environnement du Québec (CPEQ) parmi les partenaires techniques de la stratégie.

Un examen du document en question renforce les conclusions présentées par l’étude de Maria Worton, soit que la gestion de l’eau se fait conformément à des paramètres néolibéraux, notamment puisque la collaboration avec le secteur privé occupe une place importante de cette gestion. Précisons toutefois qu’il s’agit du premier plan qui vise à découpler les mesures de consommation d’eau résidentielle et non résidentielle, ce qui signifie que nous aurons, pour une première fois, accès aux taux de consommation différenciés du secteur industriel. Cela permettra de déterminer les proportions de consommation de ces secteurs et d’établir les mesures d’économie de l’eau en conséquence. On peut présumer, en fonction des données probantes recueillies sur la consommation de l’eau au Canada, que les secteurs industriel et privé consomment l’eau potable de façon disproportionnée, ce qui pourrait en compromettre l’accès public à long terme[31].

Le document mentionne la révision des coûts associés à la gestion de l’eau, afin que les besoins d’entretien et de réfection des infrastructures soient considérés en amont, ce qui n’est pas en soi problématique. Cependant, cela le devient lorsqu’on comprend que ces frais seront établis en fonction des prix facturés par les sous-traitants avec lesquels les municipalités ont conclu leurs ententes de gestion. Ainsi, le prix « révisé » pour l’approvisionnement en eau au Québec reflétera la double réalité de la précarisation (puisqu’il s’agit d’une stratégie d’économie d’eau) et de la volonté du marché (à travers la sous-traitance). En d’autres mots, le prix fixé par les exploitants sera établi en fonction des prix du marché et en fonction de la diminution des quantités disponibles.

Par ailleurs, la stratégie cible uniquement les ménages et les municipalités comme consommateurs d’eau potable. Le secteur privé est, pour sa part, absent. Cette absence est remarquable lorsque l’on considère que de 2017 à 2018, les entreprises québécoises ont prélevé 1000 milliards de litres d’eau au Québec en échange de 3,2 millions de dollars en redevances[32]. Omettre le secteur privé de cette stratégie constitue un choix politique décisif.

En ce qui concerne l’eau de la métropole, on constate que le nombre de contrats privés signés par le service de l’eau montréalais est élevé, l’ensemble totalisant près de 800 millions de dollars de 2017 à 2018[33]. S’il s’agit d’une légère diminution par rapport aux années antérieures, cela demeure toutefois une proportion importante des dépenses du service municipal. Il est important de souligner que l’infrastructure hydrique de Montréal nécessitait une réfection majeure, entamée en 2016 et dont la date d’achèvement était projetée à 2028. On a, par exemple, découvert une contamination de plomb dans la majorité des conduits d’eau résidentiels. D’ailleurs, la réfection d’égouts municipaux était un besoin impératif dans certains quartiers. L’urgence de mettre à niveau les infrastructures hydriques met en lumière les années de négligence qui ont mené au dépérissement du réseau. Les gouvernements municipal et provincial ont cumulé un important déficit d’investissements en infrastructures d’eau, évalué à 3 milliards de dollars. Ce retard relève d’un manque de volonté politique d’investir dans les infrastructures publiques. Avant 2015 (l’année où l’on a augmenté de manière considérable les investissements), l’entretien de ces infrastructures dépérissantes ne figurait pas parmi les priorités budgétaires des gouvernements municipaux.

Or, l’étude de Maria Worton montre que l’annonce d’investissements majeurs en 2015-2016 coïncide avec l’augmentation des partenariats entre les secteurs privé et public pour la même période. Cela coïncide également avec les compressions budgétaires dans la fonction publique municipale sous l’administration de Denis Coderre. Ainsi, Worton affirme que Montréal est passée de fournisseur de services publics à approvisionneur de services privés. On constate donc un embrouillage des frontières entre les domaines public et privé. Ce constat met à mal l’affirmation selon laquelle la Ville assure une gestion pleinement publique des ressources et des services.

Les multinationales Veolia et Suez ont notamment signé d’importants partenariats avec la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec pour cette période. Veolia est l’un des fournisseurs principaux du nouveau Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). L’entreprise Degrémont, qui appartient à Suez, a aussi signé un contrat de plus de 500 millions de dollars pour l’épuration de l’eau en 2020[34]. Bref, les liens entre ces entreprises et la Ville demeurent étroits. À celles-ci s’ajoute, par ailleurs, une longue liste de sous-traitants aux profits plus modestes.

On constate que le domaine privé exerce un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’eau à Montréal. Pouvons-nous donc réellement parler de la gestion publique d’une ressource si l’approvisionnement de celle-ci ainsi que la valeur qui y est attribuée sont établis par des entreprises privées? Notre survol fait écho aux conclusions présentées par Maria Worton, soit que l’accès à l’eau montréalaise et québécoise dépend de plus en plus des intérêts économiques privés.

Le retour aux communs

À la lumière de ces faits, nous pourrions être tenté·e·s de militer pour une renationalisation des ressources hydriques. En effet, la nationalisation de l’eau impliquerait une réappropriation de cette ressource — soit la réappropriation de la matière en elle-même, soit la récupération des fonctions essentielles de distribution, de gestion et de traitement — par l’État. Or, les constats présentés ci-dessus font écho aux propos des sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, qui affirment que la raison néolibérale et la domination de la haute finance ont aujourd’hui infiltré le secteur public[35]. Une nationalisation de l’eau n’imposerait donc ni une remise en question de son statut de marchandise ni son retrait des marchés financiers.

Bien que le domaine privé se soit exclusivement approprié une part non négligeable des ressources hydriques planétaires, la majorité de l’eau demeure gérée par des partenariats entre les secteurs publics et privés. Ainsi, les processus décrits plus haut n’ont pas été freinés par l’inclusion de l’État. Le problème ne provient donc pas du clivage entre public et privé, mais bien du concept même de propriété.

Préserver l’accès à cette ressource vitale d’une manière juste, équitable et en harmonie avec l’écologie ne peut s’effectuer tant qu’elle sera appropriable. Le néolibéralisme et ses dérivés — la privatisation et la financiarisation — sont des processus dynamiques soutenus par le régime sociopolitique actuel. Leurs conséquences ne sont donc pas inéluctables. Suivant ce constat, Dardot et Laval nous présentent un mouvement opposé qui viserait à collectiviser la propriété privée[36].

Selon leur définition, la communalisation est, à l’instar du néolibéralisme, un mouvement sociopolitique. Or, celle-ci vise à collectiviser les ressources matérielles et intellectuelles de manière qu’il soit impossible de se les approprier. Il s’agit, en quelque sorte, de l’antithèse du néolibéralisme. Il est important de préciser qu’il n’est pas ici question d’un modèle de nationalisation où la propriété est transférée à l’État, mais bien d’un mouvement qui s’oppose entièrement à l’appropriation. Il ne s’agit pas non plus d’une catégorisation sui generis qui détermine que certains biens relèvent du commun en vertu d’une essence qui leur est attribuée. Le commun n’est pas un attribut fixe : c’est un processus dynamique incarné et défendu par la volonté politique collective. Le commun passerait donc, toujours selon Dardot et Laval, par « la création d’institutions démocratiques qui encadrent la pratique des gens qui coopèrent[37] ».

Comme nous l’avons mentionné, des efforts en ce sens sont actuellement mis en œuvre par des communautés au Chili, en Italie, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde. Un peu partout, on constate que le néolibéralisme pose une menace existentielle au bien-être humain. Ainsi, plusieurs luttent aujourd’hui pour s’en défaire et pour réimaginer un monde où il est possible d’exister sans craindre de manquer d’eau.

Un retour aux communs implique nécessairement un processus inverse à la marchandisation. Ce processus, de nature politique, implique la création et le maintien d’institutions capables de défendre l’accès universel à l’eau, et idéalement à l’ensemble des ressources vitales nécessaires à la reproduction et à l’épanouissement humain, contre les relents de privatisation.

Conclusion : Quel avenir pour l’eau?

L’accès à l’eau constituera nécessairement l’un des enjeux les plus importants des prochaines années. On peut imaginer, en prévision des effets dévastateurs du changement climatique, que l’accès à cette précieuse ressource deviendra de plus en plus restreint. Or, l’eau n’est pas une marchandise comme les autres puisqu’on ne peut vivre sans elle. Dès lors, permettre la marchandisation et la financiarisation de l’eau entraîne des conséquences majeures sur les conditions de vie de millions d’êtres humains. Pour plusieurs millions de personnes, ces conséquences seront catastrophiques, voire fatales.

Ce processus est emblématique de la raison néolibérale, montrant à quel point cette idéologie surestime le profit au détriment de la vie humaine. Les géants financiers comme Goldman-Sachs se montrent déjà prêts à exploiter cette précarisation, pourvu que cela serve à enrichir leurs clients et leurs actionnaires.

Au-delà du choix moral qui nous confronte, il faut d’abord comprendre et reconnaître la façon dont les mécanismes du marché et de la haute finance prennent peu à peu le contrôle de cette ressource vitale. Le fonctionnement de la gestion publique de cette ressource doit être mis en lumière et analysé de manière critique. A priori, un simple survol de la situation à Montréal démontre à quel point le secteur privé empiète sur la gestion dite « publique ». Une étude encore plus approfondie et plus vaste est de mise afin de mieux comprendre ce phénomène. De surcroît, une étude du phénomène à l’échelle internationale s’impose afin d’élucider les liens entre la spéculation financière, l’intérêt privé et la sphère publique. Comment se fait-il, par exemple, que le fonds de pension des fonctionnaires ontariens abrite la majorité des parts de marché de Thames Water? Comment les fonctionnaires ontariens justifient-ils leur enrichissement au nom de la précarisation des ressources hydriques des communautés anglaises?

À l’heure actuelle, l’appropriation de l’eau passe inaperçue aux yeux de celles et ceux qui ont toujours l’illusion de son abondance. Toutefois, au fur et à mesure que les conditions climatiques se dégraderont, l’accès à l’eau deviendra une source de conflit, de souffrance et d’iniquité. Il est donc impératif de songer aux solutions de rechange qui permettraient non seulement de préserver cette ressource, mais aussi d’assurer son accessibilité universelle. Le commun, tel que décrit par Dardot et Laval, s’impose comme une solution à la fois éthique et idéale. Comme l’expriment ces auteurs, l’instauration du commun passe nécessairement par l’action citoyenne et politique : reste à espérer que l’enjeu de l’eau constituera un catalyseur pour ce genre d’action collective.

CRÉDIT PHOTO: Tangi Bertin/Flickr

[1] Organisation des Naions unies, « Questions thématiques – L’eau », www.un.org/fr/sections/issues-depth/water/index.html(link is external), consulté le 22 avril 2021.

[2] Ibid.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010, 504 p.

[4] Période de prospérité économique suivant la deuxième guerre mondiale. Larousse, www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Trente_Glorieuses/185974(link is external).

[5] The Guardian, « Thatcher: a life in quotes », 2013. www.theguardian.com/politics/2013/apr/08/margaret-thatcher-quotes. (link is external)

[6] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[7] Alain Deneault, Gouvernance : Le management totalitaire, Montréal : Lux, 2013, 200 p.

[8] Ibid.

[9]  Julia Posca et Billal Tabaichount, « Qu’est-ce que la financiarisation », Rapport de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020. iris-recherche.qc.ca/publications/qu-est-ce-que-la-financiarisation.

[10] Une rente est un prix fixé et perçu par un·e propriétaire, en échange de l’utilisation de sa propriété. L’exemple sans doute le plus connu de la rente est le loyer.

[11] Brett Christophers, Rentier Capitalism: Who Owns the Economy, and Who Pays for it?, Verso, 2020, 512 p.

[12] Silvia Federici, Re-Enchanting the World – Feminism and the Politics of the Commons, Kairos Books, 2019, 227 p.

[13] Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique ». Espaces et sociétés, no 4, 2011, p. 173-185. doi.org/10.3917/esp.147.0173.

[14] Organisation mondiale de la santé, « Faits et chiffres sur la qualité de l’eau et la santé », www.who.int/water_sanitation_health/facts_figures/fr/(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[15] Paul Laudicina, « Water Day-Zero Coming to a City Near You », Forbes, 7 juin 2018. www.forbes.com/sites/paullaudicina/2018/06/07/water-day-zero-coming-to-a…(link is external).

[16] Organisation des Nations unies, Op. Cit.

[17] Olivier Petit, « La nouvelle économie des ressources et les marches de l’eau : une perspective idéologique? », Vertigo, Vol. 5, no 2, 2004. doi.org/10.4000/vertigo.3608.

[18] Gilles Bataillon, « Démocratie et néolibéralisme au Chili », Problèmes d’Amérique latine(link is external)Vol. 3, no 98(link is external), 2015, p. 81-94.

[19] Bala Chambers, « Inside Chile’s largest mobilisation since the end of the dictatorship », TRT World, 28 octobre 2019.www.trtworld.com/magazine/inside-chile-s-largest-mobilisation-since-the-…(link is external).

[20] Omers, « Portfolio », www.omersinfrastructure.com/Investments/Portfolio/Thames-Water(link is external), consulté le 22 avril 2021.

[21] BBC, « Reality Check: Has privatisation driven up water bills? », 16 mai 2017. www.bbc.com/news/election-2017-39933817(link is external)

[22] Andrea Muehlebach, « The price of austerity Vital politics and the struggle for public water in southern Italy », Anthropology Today, Vol. 33, No. 5, 2017, p. 20-23.

[23] Il est ici question de la notion de valeur d’échange — ou valeur marchande — développée par Karl Marx. La valeur d’échange est établie en fonction l’offre et de la demande, c’est-à-dire du marché. Cette forme de valeur se distingue de la valeur d’usage qui est établie en fonction de la valeur d’un bien ou service en fonction de l’utilité qu’on en retire à l’usage.

[24] Olivier Cognasse, « Derrière la bataille Veolia-Suez, l’enjeu mondial de l’eau », L’Usine Nouvelle, 29 octobre 2020, www.usinenouvelle.com/article/derriere-la-bataille-veolia-suez-l-enjeu-m…(link is external).

[25] Water industry commission for Scotland, « Empowered customers: sustainable outcomes », www.watercommission.co.uk/UserFiles/Documents/Wednesday%20Radisson%20Con…(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[26] Ville de Montréal, « L’eau de Montréal », ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6497,54201575&_dad=portal&_schema=PORTAL, Consulté le 22 avril 2021.

[27] Maria Worton, The Globalization and Financialization of Montreal Water: Network Procurement Practices for Commodifying a Commons. Mémoire de maîtrise, Université Concordia, 2016, 136 f.

[28] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », ville.montreal.qc.ca/vuesurlescontrats/(link is external), Consulté le 20 juin 2021.

[29] Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, « Pour l’autonomie de la recherche universitaire », mémoire présenté aux assises nationales de la recherche et de l’innovation, 2013.

[30] Gouvernement du Québec, « Stratégie québécoise d’économie d’eau potable », www.mamh.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/grands_dossiers/strategie_eau…(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[31] Our world in data, « Water use stress ». ourworldindata.org/water-use-stress(link is external), consulté le 4 juillet 2021.

[32] Thomas Gerbet, « 1000 milliards de litres d’eau pour 3 millions $ au Québec », Radio-Canada, 18 juin 2019, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1123907/milliards-litres-eau-quebec-industrie-redevances-dollars-elections.

[33] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », Op. Cit.

[34] Philippe Teisceira-Lessard, « Station d’épuration: un projet d’un demi-milliard en eaux troubles », La Presse, 17 décembre 2019, www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2019-12-17/station-d-epuration…(link is external).

[35] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[36] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris: La Découverte, 2015, 400 p.

[37] Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Du néolibéralisme au commun », iris-recherche.qc.ca/publications/Commun1, Consulté le 22 avril 2021.

« Il y en a qui ne veulent pas que les crises et les guerres se terminent en Afrique, car ils vivent de cela. »

« Il y en a qui ne veulent pas que les crises et les guerres se terminent en Afrique, car ils vivent de cela. »

Le Burkina Faso est actuellement secoué par une crise politique majeure, au lendemain d’un deuxième coup d’État en quelques mois, et ce, dans un contexte de coup d’États successifs en Afrique de l’Ouest depuis le début de la pandémie. L’Esprit libre s’est entretenu avec le professeur Basile Laetare Guissou, sociologue et ex-ministre du gouvernement révolutionnaire du capitaine  Thomas Sankara, de son arrivée au pouvoir en 1983 jusqu’à son assassinat en 1987. Ce dernier est par ailleurs connu comme le Che Guevara africain. Pour la revue, il s’agissait d’une occasion de faire le point sur la situation actuelle, mais aussi sur ses 35 ans d’implication et de contribution à la vie politique burkinabé.

L’ESPRIT LIBRE (EL): Tout d’abord, je vous demanderais de vous présenter pour le public québécois et canadien.

BASILE LAETARE GUISSOU (BLG): Je suis le professeur Basile Laetare Guissou, directeur de recherche en sociologie. J’ai exercé pendant 35 ans ce métier et j’ai passé quatre années au conseil du gouvernement de la révolution du Burkina Faso avec le capitaine Thomas Sankara comme président. J’ai été ministre de l’Environnement et du Tourisme et ministre des Relations extérieures et de la Coopération et la quatrième année, la dernière année, j’ai été ministre de l’Information.

Mais, bon, après tout cela, comme tout bon homme politique africain, j’ai connu la prison et après le 15 octobre 1997, j’ai repris mes activités de chercheur au Centre national de la Recherche scientifique et Technologique du Burkina Faso jusqu’à ma retraite, en 2014. Actuellement, je milite dans un parti politique, le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) qui exerce le pouvoir et qui vient juste de subir un coup d’État le 22 janvier dernier. J’anime toujours le Centre de formation politique Kwane Nkrumah qui appartient aux voix du peuple pour le progrès, un organe du parti.

EL : Nous savons qu’il se passe beaucoup de choses en ce moment et cela nous intéresse particulièrement et nous pourrons y revenir. Parlons d’abord de votre expérience au sein du gouvernement de Thomas Sankara. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience? Qu’est-ce qui a été le plus marquant dans cette expérience politique?

BLG : Je pense que c’est une expérience qui vous marque à jamais. On ne peut pas ne pas retenir que le passage au pouvoir du capitaine Thomas Sankara au Burkina Faso, a marqué une rupture avec l’histoire politique et institutionnelle de ce pays, par la remise [en question] de la dépendance extrême de ce pays […] vis-à-vis de la France coloniale. La France n’a pas été capable de permettre à ce petit État, avec ses 274 000 m2, de voler de ses propres ailes. Et c’est ce que Thomas Sankara a essayé de faire pendant le pouvoir.

EL : Les années 1980 ont marqué un moment pivot pour les régimes post‑coloniaux africains. En rétrospective, après tous les acquis qui ont eu lieu à ce moment‑là, quel apprentissage tirez-vous de cette période foisonnante sur le plan politique?

BLG : Je pense qu’il y avait un slogan qui disait que tous les bras et les cerveaux de chaque Burkinabé puissent servir au moins à nourrir son ventre, à apprendre à écrire et à lire, à ne pas tomber malade. Mieux se porter pour mieux conduire et consommer local. Voilà des slogans qui sont restés à jamais comme étant un programme politique de développement économique, social et culturel, non seulement pour le peuple du Burkina Faso, mais pour le reste du continent africain.

C’est en 1983 que le capitaine Thomas Sankara est parvenu, enfin, à prendre le pouvoir à son propre compte et non pas au compte d’autrui et à vouloir construire ce qu’il appelait la révolution démocratique et populaire au Burkina Faso. Donc, de ce point de vue là, je pense qu’il y a beaucoup de changements qui ont eu lieu,notamment dans les mentalités. Le [ou la] Burkinabé[e] n’attend plus et ne doit plus attendre son bonheur de dehors, car personne ne viendra apporter de développement s’il n’y a pas, à l’interne, une volonté d’aller de l’avant, une volonté de se prendre en charge et une volonté de rompre avec la mendicité.

EL : Ce changement de mentalité, encore aujourd’hui, vous l’attribuez à cette période-là[i]? Cela n’existait pas auparavant?

BLG : Non, non, non! Pas du tout! Car le Burkina Faso était classé en bas des pays du monde et condamné, sans rien dans son sous-sol, dans son sol pauvre, et qui devait exporter sa main d’œuvre en Côte d’Ivoire, au Gabon, pour le café et le cacao, etc. Thomas Sankara a mis fin à cela. Il a pu créer l’espoir dans les esprits. Comme je l’ai dit, il a osé inventer l’avenir pour son pays, pour son peuple.

EL : Justement, dans le contexte des années 80, il y a eu une période qui semblait très fertile au Burkina Faso, mais, si on regarde dans le contexte africain, de manière plus générale, si je me souviens bien et, corrigez-moi si je fais erreur, dans les années 60, l’Afrique a connu la période des indépendances et dans les années 80, une crise de la dette pour certains pays. J’avais écouté des politologues africains qui disaient que beaucoup des acquis de la période révolutionnaire ont été perdus justement à cause de la crise de la dette. En effet, les pays africains se sont alors vus accablés de dettes terribles. Donc, j’aimerais savoir dans quelle mesure cela a pu toucher le Burkina Faso. Est-ce que cela a rattrapé le Burkina Faso?

BLG : Écoutez, le dernier discours de Thomas Sankara a été en 1987, je crois. Il y a eu un sommet des chefs d’État africains sur la dette africaine et il a dit qu’il ne fallait pas payer cette dette, pas par esprit belliciste, mais simplement, car si on ne paie pas la dette, les gens ne vont pas mourir. Mais si nous payons la dette, nous allons mourir, car l’Afrique n’a pas les moyens ni les ressources de payer.

Il a invité tous les pays africains à agir en bloc, ensemble, parce qu’il a dit que si le Burkina Faso, uniquement, refuse de payer la dette, il ne sera pas là au prochain sommet des chefs d’État, et c’est exactement ce qui s’est passé! Ceux qui ont les moyens, la puissance, vont tout faire pour l’éliminer et, comme par prémonition, c’est ce qui est arrivé!

EL : La question que j’aurais envie de vous poser est la suivante : il y a eu beaucoup de périodes exaltantes, lorsque vous regardez ce qui s’est passé depuis, lorsque vous regardez le passé, diriez-vous que ce momentum ou ces possibilités de changement sont perdues .Pensez‑vous qu’il est encore possible de faire de telles grandes avancées, de poursuivre, d’aller encore plus loin, d’avoir ce momentum politique qui permet d’améliorer finalement la vie politique et sociale au Burkina Faso?

BLG : Moi, je suis d’une école politique idéologique qui m’a enseigné que l’histoire n’est pas rectiligne. Il y a des bifurcations, des retours en arrière, des chutes et des rebonds. Je crois que la marche historique du continent ne peut pas échapper à cette dialectique de l’histoire. Donc, nous allons échouer, nous allons réussir, nous allons bifurquer, nous allons faire des bonds en avant et des bonds en arrière. Je pense que, pour le cas du Burkina Faso, à l’heure actuelle, nous sommes en train de vivre justement ce type de marche arrière par rapport au courant principal de l’histoire qui est de progresser et d’aller de l’avant.

EL : Justement, comment abordez-vous le coup d’État au Burkina Faso? Est‑ce que cela a été une surprise pour vous? Est-ce qu’on s’y attendait finalement?

BLG : Ce n’était pas une surprise, parce que depuis cinq ans maintenant tout était fait du côté d’un clan de l’armée pour empêcher le gouvernement civil issu des élections de travailler dans la sérénité tout en assurant la sécurité du pays. Parce que ce n’est pas le rôle du gouvernement civil de faire la guerre, c’est le rôle de l’armée. Voilà!

EL : Il est encore tôt pour avoir certaines réponses. Vers quoi pensez-vous que le nouveau gouvernement se dirige, dans quelle direction amènera-t‑il le pays?

BLG : Nous sommes à notre deuxième coup d’État depuis le 22 janvier. Il faudrait créer un autre coup d’État dans le troisième coup d’État, ce que je ne souhaite pas. Pour éviter cela, il faut bien qu’on trouve une transition, défense civile ou militaire pour aller vers des élections transparentes qui nous doteront d’un gouvernement issu des urnes qui pourra avoir une armée républicaine qui accepte d’aller au front et se battre.

EL : Justement. J’aimerais beaucoup vous entendre sur ce point. Vous dites d’aller au front et se battre, est-ce que cela est l’élément qui explique ce qui est vécu?

BLG : Le coup d’État dans le coup d’État montre bien que ce sont des contradictions qui sont internes dans la hiérarchie de l’armée du Burkina Faso. On doit trouver des solutions à ces contractions qui nous poussent à aller vers le haut, à ramener l’armée dans ses missions grégariennes : la défense, l’intégrité du territoire et la sécurité des citoyens et de leurs biens.

EL :  Lorsque vous parlez d’insécurité, vous référez‑vous à une menace en particulier? Nous avons entendu parler de la présence d’islamiste au sein du pays récemment. Est-ce qu’il vous viendrait autre chose à l’esprit?

BLG : Je ne suis pas très convaincu que ce sont les islamistes qui font tout ce qui se fait aujourd’hui. Il y a un amalgame complet entre les trafics de tout genre, entre le banditisme de grand chemin et la corruption à tous les niveaux et quelque part les trafiquants d’armes et de munitions. Voilà!

EL :  J’allais poser une autre question par rapport aux conditions qui ont préparé le coup d’État. Vous avez parlé de la situation qui est propre au Burkina Faso, mais nous avons constaté, pendant les deux dernières années de la pandémie, une succession de coups d’État dans les pays avoisinants et sans parler d’un recul de la démocratie en général ailleurs dans le monde. Quelle est, selon vous, la relation entre la pandémie et ce qui semble être un affaiblissement de divers régimes?

BLG : Il est évident que la pandémie est d’abord source de difficultés, de crises économiques et sociales. Automatiquement, l’activité économique en prend un coup, ce qui n’est pas sans provoquer des remous sociaux que tout ce qu’on appelle les fauteurs de troubles à des fins qui sont les leurs. Je pense que c’est une corrélation et j’irais même pour dire que cela n’est pas un fait du hasard que ce soit l’Afrique francophone en particulier qui se transforme en épicentre, du moins en Afrique de l’Ouest, et qui est saignée par une prolifération du terrorisme.

EL: Et par rapport au projet Françafrique, est-ce qu’on sent un gain de puissance de la France ou une perte, notamment avec ce qui se passe au Mali où le gouvernement a vraiment mis son pied à terre à l’ingérence occidentale. N’est-ce pas?

BLG : Je vous cite l’ancien président du Niger, qui a prévenu, avant l’agression de la France contre la Libye et l’assassinat du problème Kadhafi :

« Attaquer la Libye, c’est ouvrir la boîte de Pandore et toute la région sud-africaine va en payer chèrement le prix. »

Les présidents, comme le président Sarkozy, se sont lancés dans la croisade anti-Kadhafi à cœur joie et, aujourd’hui, ils ne sont pas là pour répondre de leurs forfaits politiques.

EL: J’aimerais revenir sur la déclaration que vous avez signée en lien avec le coup d’État. Je sentais dans celle-ci, et vous me corrigerez, une réelle inquiétude sur une possible détérioration de la situation avec le coup d’État. Diriez-vous que dans les communautés, dans la population, il y a une crainte que cela dégénère?

BLG : Nous ne sommes à l’abri de rien. Il n’y a aucune garantie que la situation ne peut pas évoluer vers le pire. Mais, en même temps, on garde espoir qu’elle puisse évoluer vers le meilleur. Nous attendons de voir, car nous sommes juste au sortir du coup d’État. Personne ne peut dire avec exactitude vers où nous sommes en train de partir. Voilà!

EL:  J’aimerais revenir en arrière, parce qu’après la chute de Blaise Compaoré, il y avait eu ce gouvernement de transition, qui avait pris du temps à s’instituer. Diriez-vous, rétrospectivement, que la stratégie qui avait été mise en place à ce moment-là pourrait s’appliquer aujourd’hui, qu’il serait possible d’aller dans ce même état d’esprit (évidemment, je n’ai pas tous les détails, peut-être que des éléments m’ont échappé et je ne sais pas si cela a bien fonctionné), de réessayer quelque chose comme cela?

BLG : Bon, écoutez. Moi, de toute façon, je ne crois pas en la nécessité de réinventer la roue. Mais une chose est certaine, c’est que nous sommes dans une impasse et il faut bien en sortir. Comme je le disais tantôt, soit par le haut, soit par le bas. Le pire serait de sortir par le bas. C’est-à-dire que nous serions dans un engrenage infernal de coups d’État successifs. L’autre solution, qui serait vers quoi personnellement je pencherais si c’était moi qui décidais, serait de tout faire pour trouver le compromis nécessaire pour assurer une transition en bonne et due forme inclusive et de déboucher sur la remise en place d’un régime civil sorti des urnes et incontestable du point de vue de la transparence électorale qui aurait été mise en place. Voilà!

EL: En ce moment, pour la population, c’est la stabilité qui est souhaitée. Mais, est-ce qu’il y a des personnes qui tirent des bénéfices de ces troubles?

BLG : Écoutez. Moi, je ne parle pas de mon pays, je parle de tout le continent africain. Le trouble, le désordre et les crises, certaines personnes prospèrent avec cela. Vous ne croyez pas que le commerce le plus lucratif est celui des armes?

Moi, je le crois! Il y en a qui ne veulent pas que les crises et les guerres se terminent en Afrique, car ils vivent de cela. Il y a des lobbies bien organisés qui fonctionnent sur cette base y compris les lobbies de la drogue. Quand les États sont désorganisés, qu’il n’y a pas de lois ni de police qui fonctionnent bien, tous les trafics deviennent possibles.

Le Burkina Faso n’y échappe pas. Nous sommes dans un tourbillon mondial.

EL: Comment renforcer la solidarité internationale entre les populations des pays du nord et du sud ou du sud-sud, peu importe?

BLG : Écoutez. Je crois en la solidarité et au destin commun de l’humanité. Je reste convaincu que l’humanité ne peut pas évoluer telle qu’une partie et faire croire que le développement doit être au nord, non au sud et que les médicaments doivent toujours aller au nord et qu’il en manque toujours au sud.

Il faut bien rééquilibrer les jeux mondiaux. Je pense que le combat actuel contre le climat, le réchauffement climatique, est une illustration de la volonté, bonne ou mauvaise, de ceux qui se bâtissent comme les puissants du monde de vouloir partager le minimum. Ce que les Anglais appellent le « basic needs » garanti à toute l’humanité. Et cela est faisable. Maintenant, est-ce que la volonté existe de part et d’autre? J’en doute. Je pense qu’il faut travailler pour cette volonté‑là. Elle ne viendra pas toute seule. Comme le disait Thomas Sankara aux Nations Unies : à force de tendre l’autre joue, comme Jésus‑Christ l’a dit, les gifleurs n’ont pas arrêté de gifler. Alors, il faut, qu’à partir d’un certain moment, ceux qui ont toujours subi arrêtent de subir et qu’ils rendent œil pour œil, dent pour dent. C’est tout!


[i] Au gouvernement de monsieur Sankara de 1983 à 1987.

CRÉDIT PHOTO: Flickr/https://www.flickr.com/photos/guillaumecolin/

La révolution est le choix du peuple

La révolution est le choix du peuple

Cet article est d’abord paru dans le numéro 91 de nos partenaires, la revue À bâbord!

Un texte de Jade Almeida

La situation politique au Soudan pourrait bien être l’événement majeur du 21e siècle, et pourtant, peu de médias s’y intéressent.

Lorsque Fatma, militante et fille d’ancien·nes réfugié·es politiques soudanais·es, m’a contactée sur les réseaux sociaux en me proposant de parler de l’actualité soudanaise, je n’étais plus au courant de ce qui se déroulait là-bas. J’avais suivi la Révolution soudanaise de 2018 et compris les enjeux et dynamiques grâce à une entrevue qu’elle avait eu la gentillesse de réaliser. Mais depuis, le Soudan était sorti de mon radar.

Lorsque Fatma me relance, c’est avec ces propos qui vont droit au but : « Ce qui se passe là-bas est un événement majeur du 21e siècle, on parle d’un pays dont la population a mis fin à 30 ans d’un même régime ». C’est un pays qui se bat aujourd’hui pour que la révolution ne lui soit pas volée par l’armée et qui fait l’expérience d’un régime de démocratie directe, « et personne n’en parle » !

Une destitution historique

Revenons quelques années en arrière. Fin 2018, d’importants mouvements populaires naissent dans le nord du Soudan, à Atbara. L’augmentation du prix des produits de première nécessité – comme le pain, dont le coût est multiplié par trois – met le feu aux poudres. Très vite, les manifestations se répandent dans tout le pays, réclamant le départ du président Omar el-Bechir.

Ce dernier est à la tête du gouvernement depuis le coup d’État militaire de 1989. Son régime est alors marqué par une seconde guerre civile, la guerre du Darfour, une économie nationale plombée par une inflation majeure, des médias censurés, et l’interdiction de syndicalisation. Historiquement, l’opposition, incarnée notamment par le Parti communiste soudanais (PCS), doit agir dans la clandestinité et beaucoup se déroule depuis l’étranger, notamment depuis l’Égypte ou le Royaume-Uni.

En 2019, le mouvement populaire est reçu avec une répression militaire sanglante. Néanmoins, malgré l’instauration d’un état d’urgence qui interdit toute manifestation et en dépit de l’arrestation de plusieurs leaders de l’opposition, la pression populaire se maintient. Le président est finalement destitué en 2019.

Madaniyya ! (Le pouvoir aux civils !) 

Dès l’arrestation d’el-Bechir, l’armée annonce la mise en place d’un gouvernement provisoire aux mains des forces militaires qui s’engage à organiser une transition vers un gouvernement démocratique dans les deux ans. Si la destitution du président est saluée, le mouvement populaire, lui, ne fait que commencer. Le maintien de ce gouvernement militaire est dénoncé aussi bien à l’échelle locale que continentale : la population organise des sit-ins et installe des tentes en face du quartier général des militaires ; l’Union africaine, pour sa part, lance un ultimatum aux militaires pour organiser une passation du pouvoir vers une autorité civile.

S’ensuivent plusieurs semaines de tensions entre la junte militaire et les représentant·es civil·es, marquées par des grèves générales et des affrontements parfois mortels entre les forces armées et la population. L’escalade cumule en ce qui restera tristement connu comme le massacre de Khartoum. En juin 2019, l’armée reçoit l’ordre de disperser les manifestant·es dont les tentes sont toujours plantées devant le quartier général. Elle tire sur la foule à balles réelles. On compte près d’une centaine de morts et plus de 600 blessé·es. Des corps par dizaines sont repêchés du Nil, tandis que des militant·es sur le terrain dénoncent des viols commis par les soldats sur des manifestant·es. Malgré ces effroyables évènements, ou peut-être en raison du traitement subi, les Soudanais·es continuent de s’opposer au régime militaire. Des marches ont lieu dans tout le pays et des chants font entendre le refus de laisser l’armée voler la révolution soudanaise.

Il faut noter la participation importante des femmes dans le soulèvement populaire. Elles sont à la tête des mobilisations, majoritaires dans nombre de cortèges. Depuis les années 1990, elles jouent un rôle clé dans l’organisation de groupes de résistance et de pression. La force de mobilisation de ces groupes s’inscrit dans un héritage de mobilisation populaire mis en place notamment par le PCS. Parmi les modes d’organisation privilégiés, on trouve celui des comités. Déjà en 2012 était créée l’Association des professionnels soudanais, qui regroupe de multiples secteurs d’emploi et associent des Soudanais·es de classe moyenne ; en 2013, des comités de quartiers sont aussi créés et deviennent la pierre angulaire du mouvement sur le terrain. Ces multiples éléments combinés sont au-devant de la destitution du président el-Bechir.

Une alliance impossible

À l’été 2019, Forces of Freedom & Change (FFC), coalition composée d’un vaste ensemble d’associations, notamment de l’Association des professionnels soudanais, accepte une collaboration avec le pouvoir militaire. Celle-ci doit mener à l’organisation d’élections générales au bout de 39 mois. L’armée est menée par le général Abdel Fattah al-Burhan, responsable du coup d’État et accusé, entre autres crimes, d’être impliqué dans les massacres perpétrés envers les manifestant·es. En face se trouve entre autres Abdalla Hamdok au poste de premier ministre du gouvernement de transition. Il est choisi et soutenu notamment pour sa proximité avec les États-Unis.

Cette collaboration est très ouvertement critiquée par le milieu populaire qui y voit une trahison de la part de certains leaders de la révolution. Pour les partis restés révolutionnaires, le gouvernement de transition aurait dû émaner du pouvoir populaire et donc rejeter la présence de l’armée. D’autant que le 25 octobre 2021, l’armée réalise un nouveau coup d’État. À quatre semaines de l’échéance de son mandat à la tête du Conseil souverain, Abdel Fattah al-Burhan dissout les institutions, place le premier ministre ainsi que cinq autres hauts responsables en état d’arrestation et décrète l’état d’urgence. Dans une allocution nationale, il justifie son action par le fait que les dissensions entre les deux parties étaient devenues trop importantes pour ne pas mettre en danger le pays. Il s’engage à maintenir l’ordre et la paix en attendant des élections qui seraient organisées en 2023.

Bien sûr, son putsch est massivement dénoncé dans la rue et à l’international. Les représentant·es de l’opposition s’entendent sur le fait que ce coup d’État est surtout motivé par la date d’échéance du mandat d’al-Burhan à la tête du Conseil souverain. Ce dernier était censé laisser son fauteuil au représentant civil en novembre 2021. Une telle passation du pouvoir aurait permis aux forces de l’opposition d’exiger son passage devant une cour de justice pour répondre des accusations de crime de guerre et de son implication dans les violences perpétrées envers les manifestant·es.

Depuis, les mouvements populaires ont repris dans tout le pays avec des répressions régulières par les forces armées. Internet est fréquemment coupé, les médias censurés et les aéroports fermés. La population craint la continuité d’un régime militaire et islamiste tel qu’instauré sous el-Bechir et n’entend pas relâcher la pression.

Un mode de gouvernement populaire

Janvier 2022, alors que j’écris ces lignes, l’ONU propose d’organiser des pourparlers entre la junte militaire et le pouvoir civil. Une telle annonce est reçue avec critiques par les forces populaires, et avec raison. Les termes proposés par l’organisation internationale semblent légitimer le régime en place en traitant les deux forces comme étant simplement en recherche de dialogue. Il n’est pas étonnant que les putschistes saluent la proposition, tandis que les opposant·es ne veulent rien négocier, mis à part le départ définitif de l’armée. Les décisions prises jusque-là au plus haut niveau politique relevaient d’ailleurs surtout d’accords de façade. Pendant ce temps, sur le terrain, les comités de quartiers font avancer la cause.

C’est d’ailleurs à ce sujet que l’actualité soudanaise est hors du commun. En absence d’un gouvernement autre que de transition, tout se passe sous forme de démocratie directe. Les coordinations de comités de quartiers, qui rallient tout le pays, organisent des réunions quotidiennes, font passer les mots d’ordre et les appels à la grève, rédigent des communiqués, mettent en place des forums, créent des bibliothèques… En somme, le Soudan pose et vit concrètement la question du pouvoir direct aux civil·es, ce qui se voit également dans les débats autour du choix pour un avenir réformiste ou révolutionnaire. Le Soudan pourrait adopter un régime de démocratie directe, mis en place par le peuple après une révolution mettant fin à 30 ans de dictature.

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Ce n’est qu’une petite chronique dans une revue québécoise, mais Fatma a raison. Il nous fallait en parler : حرية سلام و عادلة و الثورة خيار الشعب, liberté, paix et justice/la révolution est le choix du peuple.

CRÉDIT PHOTO: Affichage du collectif de réfugié·es soudanais·es Asuad à Paris en 2019 contre le régime d’Omar el-Bechir. Photo : Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0

L’intime marchandise de l’artiste commercial

L’intime marchandise de l’artiste commercial

Ce texte est extrait du quatrième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Notice biographique : Artiste reconnu tant au Québec qu’à l’international, Julien est un ami de longue date de Siggi. Il a illustré les essais longs des deux premiers numéros, ainsi que la couverture de la parution sur l’attente. Pour ce dossier sur le style, il fait le saut du côté des auteur·rice·s et nous offre un point de vue de l’intérieur sur cette thématique.

Maîtriser un style est mon métier. Je cultive un assemblage particulier de couleurs, de formes et d’idées qui, à force de les répéter, véhiculent une impression de singularité reconnaissable, une entité visible qui m’est a priori toute personnelle. Cet assemblage visuel est aussi de grande valeur, car dans une économie de l’attention, une belle image attire le regard comme l’asclépiade attire les abeilles. Le paradoxe d’entretenir une relation intime avec une marchandise est gravé dans un de mes titres, je suis un « artiste commercial », un oxymore lié par le trait d’union invisible du style. En d’autres termes, moins connotés, je suis un illustrateur.

Être illustrateur ou illustratrice, c’est entretenir un rapport étroit avec le concept. Nous apprenons très tôt à nous poser anxieusement la question : « Comment trouver mon style? » Une quête importante, car le romantisme nous a appris que le style est une expression de l’intériorité d’un·e artiste, donc trouver son style, c’est un peu se trouver soi-même. Mais du romantisme cette quête a surtout l’amertume et l’agitation, car échouer à trouver son style, c’est donc échouer à se trouver soi-même. Le style est presque toujours un but à atteindre, un trésor à trouver, bref, un objet désirable.

Des années avant de devoir me poser ces questions, alors étudiant aux « Beaux-Arts » en France, j’ai été socialisé pour être artiste sans être commercial. Alors que je mentionnais le style d’une artiste que j’admire à un professeur, il m’a corrigé : « Les artistes n’ont pas de style, ils ont une démarche. » Je me suis rendu compte que « style » est un terme qu’on utilisait entre étudiant·e·s, mais rarement avec le corps professoral pour qui prétendre que ce mot n’existe pas était sans doute une stratégie pédagogique. À l’époque, je comprenais seulement que les idées priment sur la forme, que le style n’est qu’un enrobage superficiel. Mais ceci n’était qu’une partie du casse-tête et je suis resté avec le sentiment qu’il y avait dans cette correction terminologique une rectification idéologique qui m’échappait.

Ce n’est que des années plus tard, alors que cette fois j’étudiais en anthropologie à l’Université de Montréal, que l’anthropologue Lily Chumley m’a offert la pièce manquante dans son livre sur les écoles d’art chinoises : « Le style est un moyen de savoir que nous sommes dans un système capitaliste[1]. » Dans sa plus récente formule, le capitalisme propose en effet aux individus de façonner leur identité à travers la consommation de biens stylisés qui, ensemble, constituent la preuve tangible de leurs goûts, de leurs choix, de leur singularité. En tant qu’artiste commercial, je produis la matière première de cette économie, le style. Je me suis alors rendu compte que si mon professeur aux Beaux-Arts était si prompt à repousser le style loin de l’artiste, c’est parce que l’histoire de la discipline a soigneusement repoussé l’économie loin de l’art. Dans le système capitaliste, mon style, à peine « trouvé », n’est alors déjà plus le mien – il ne l’a peut-être jamais été – d’autres ont pris le soin de le définir, de le délimiter, de le réguler.

La directrice artistique d’un magazine m’a un jour contacté pour illustrer un article et a joint à son courriel quelques images issues de mon compte Instagram pour exemplifier les éléments de mon travail qu’elle aimait. Les images en question incarnaient tout ce que je désire ne plus faire, une version de mon travail ou peut-être de moi-même qui ne me ressemble plus. Pris au piège du style, j’ai accepté à reculons. L’art commercial est une drôle de bête, jamais totalement art, jamais totalement marchandise, mais toujours un peu des deux. L’originalité n’a de valeur que face aux autres à un moment donné. À travers le temps, l’originalité est à éviter à tout prix et doit être remplacée par une constance sans faille, sans surprise. C’est cette tension entre originalité dans l’espace et similarité dans le temps qui permet de tirer profit du style en le rendant prévisible. Travailler comme illustrateur ou illustratrice, c’est un peu comme jouer à « un, deux, trois, soleil ». On avance, on expérimente, on prend des risques jusqu’à ce que quelqu’un se retourne et regarde notre travail. Il faut alors s’arrêter, prétendre avoir un style, être immobile.

Si l’idée du style semblait être une sorte de libération alors que je le recherchais, la pratique du style, elle, est tout sauf émancipatrice. À l’intersection du soi et des autres, de l’Art et du marché, du romantisme et du néolibéralisme, mon style est un objet hybride dont je n’arrive plus très bien à cerner les contours. Je me demande souvent à quoi ressemblerait mon métier si nos idées de ce que sont l’art, le travail, l’économie, l’authenticité étaient différentes. De quoi l’industrie culturelle aurait-elle l’air si elle proposait de découvrir des « démarches » plutôt que de consommer des « styles »? Est-ce que Giotto ou Piero Della Francesca pensaient à leur style? Se demandaient-ils quel assemblage de couleurs, de formes et d’idées leur permettraient d’avoir le plus de contrats? Est-ce que le style aurait sa place en art au-delà de son utilité économique? Ma relation intime avec un style n’est-elle qu’une façade pour mieux vendre? Est-ce que finalement, mon métier, c’est servir plutôt que maîtriser, un style?


CRÉDIT PHOTO: Alice Paré-Mouillot 

[1] Lily Chumley, Creativity Class, Princeton, Princeton University Press, 2016.