La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

Par Elizabeth Leier

Ce texte est extrait du recueil Faire des vagues. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Ce n’est qu’en 2010 que l’Organisation des Nations unies (ONU) a déclaré que l’accès à l’eau potable était un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme [sic][1] ». Cette déclaration est toutefois contredite par la réalité de l’accès à l’eau, puisque deux milliards de personnes peinent encore à accéder à cette ressource vitale[2]. Plusieurs organismes et pays — dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), WaterAid et les pays qui participent au programme UN-Water dirigé par les Nations unies — affirment mettre en œuvre des efforts pour contrer cette situation. Malgré ces initiatives, on assiste à un mouvement sans précédent d’appropriation de l’eau, compromettant ainsi son accès.

L’appropriation de l’eau s’inscrit dans le processus de néolibéralisation des ressources humaines et planétaires. C’est à travers les mécanismes du marché qu’une petite poignée d’individus accaparent les ressources hydriques du monde. Ces personnes s’enrichissent ensuite à travers la rente et la spéculation, transformant ainsi l’eau en marchandise financiarisée. La valeur de l’eau est donc liée aux cours arbitraires du marché et non, paradoxalement, à son caractère vital.

La financiarisation reste un processus peu compris en dépit de son omniprésence et de son importance indéniable. Ce chapitre sera consacré à l’analyse de ce phénomène. Les pages qui suivent présenteront le processus de marchandisation et de financiarisation de l’eau dans le monde, puis exposeront la situation montréalaise, qui reste encore largement inexplorée. Enfin, il sera question d’un mouvement de résistance politique au néolibéralisme, celui des communs.

Deux mouvements opposés

Le stade actuel du capitalisme se caractérise par un mouvement de privatisation continuel. Sous l’égide du néolibéralisme — raison politico-économique prônant l’enrichissement individuel comme finalité ultime —, les ressources nécessaires à la vie humaine, qui étaient autrefois à l’abri de la privatisation, sont désormais soumises aux lois du marché[3]. Ce mouvement, dont la financiarisation fait partie, constitue un processus historique et politique, incarné tant par les politiques nationales et le développement de la haute finance que par la monopolisation accrue des ressources matérielles (les profits croissants pour les PDG et les actionnaires), environnementales (les ressources naturelles, dont l’eau) et intellectuelles (le brevetage et la propriété intellectuelle).

Le projet néolibéral s’est développé à la suite des politiques progressistes des Trente glorieuses[4]. Le modèle de l’État-providence, apparu à la suite des guerres mondiales, s’est vu progressivement démantelé par une série de réformes visant à redéfinir le rôle de l’État. Les élections de Ronald Reagan (président des États-Unis de 1981 à 1989) et de Margaret Thatcher (première ministre de l’Angleterre de 1979 à 1990) sont emblématiques de cette période; la fameuse déclaration « There is no such thing as society », prononcée par cette dernière en 1987[5], rend bien compte de l’idéologie naissante du néolibéralisme. Si l’État-providence se présentait comme l’institutionnalisation de la souveraineté et de la solidarité populaires — incarnées par l’offre de services publics aux citoyen·ne·s —, l’État néolibéral se définit quant à lui par un mouvement de désolidarisation et de dépossession au service de l’intérêt économique privé[6].

Cette raison politico-économique prône donc la privatisation des institutions publiques, qui autrefois étaient les domaines exclusifs de l’État et du commun. Les institutions qui échappent à cette vague de privatisation sont néanmoins soumises aux diktats managériaux de la raison néolibérale, ce que le sociologue Alain Deneault qualifie de gouvernance totalitaire[7]. On assiste alors à un processus d’optimisation des ressources qui est en réalité une forme d’austérité budgétaire dirigée contre les services publics. À l’inverse, certains domaines particuliers tels que la police, qui assure la défense de la propriété privée, sont davantage financés. Le projet néolibéral se résume ainsi : limiter le rôle de l’État à la protection de la propriété.

À partir des années 1970, un mouvement sans précédent de privatisation des ressources et des services publics se met en œuvre, passant des écoles aux prisons et des transports collectifs à la gestion d’infrastructures. De plus, les collaborations entre les secteurs public et privé se répandent, prenant souvent la forme de partenariats public-privé, ou PPP[8].

La financiarisation est un processus symptomatique du mouvement de privatisation néolibéral. Ce terme réfère, comme l’expliquent les chercheur·euse·s Julia Posca et Billal Tabachount, « à la transformation de l’économie — et de la société en général — en fonction des logiques financières[9] ». En d’autres mots, la financiarisation implique l’assujettissement de l’économie dite « réelle » aux mécanismes de la haute finance. Alors que la valeur est traditionnellement produite par l’économie réelle, c’est-à-dire par les processus matériels de production et d’échanges de biens et de services, la financiarisation fait en sorte que la valeur est davantage créée par les mécanismes financiers du marché. Pensons ici à la spéculation boursière qui permet aux actionnaires de sociétés d’accroître leurs profits. Or, la valeur produite par le marché financier est instable puisqu’elle relève de la réalité impulsive des échanges en bourse. Cette fluidité fait en sorte que les actionnaires majoritaires des sociétés ont fréquemment intérêt à maximiser les gains à court terme, ce qui engendre une instabilité économique. Par ailleurs, cet intérêt à court terme se traduit concrètement par les décisions des gestionnaires de société, qui ont pour principal mandat d’optimiser le rendement de l’entreprise afin de plaire aux actionnaires.

La financiarisation profite également aux rentier·ère·s, puisqu’elle permet de faire fructifier en bourse la valeur extraite par les rentes[10]. Cette valeur est, a fortiori, plus stable que celle produite au sein des entreprises traditionnelles qui doivent gérer leurs ressources en continu. Les rentier·ère·s n’ont rien à produire, et peuvent se satisfaire d’extraire la valeur. La financiarisation a donc entraîné une prolifération des rentes. En effet, on constate que plusieurs profitent du contexte politico-économique pour mettre la main sur les ressources matérielles (la terre, l’infrastructure) et intellectuelles (le brevetage, la propriété intellectuelle) pour ensuite les louer au reste de la population. Ce phénomène a été comparé par des expert·e·s, tel·le·s Brett Christophers[11] et Silvia Federici[12], au processus d’accumulation initial du capitalisme — l’enclosure — qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, s’est manifesté par l’appropriation forcée des terres agricoles communes par l’élite économique. Dans son texte, Christophers cible, par exemple, les infrastructures de distribution d’Internet, celles-ci étant détenues à très forte majorité par des intérêts privés qui en louent l’usage aux entreprises, qui elles, fournissent l’accès aux ménages. Quant à elle, Federici parle de l’imposition des mécanismes financiers au-delà des frontières occidentales et de l’appropriation des ressources dans les pays du Sud.

Plusieurs économistes parlent donc aujourd’hui de new enclosure, c’est-à-dire du mouvement d’appropriation de sphères sociales, intellectuelles et environnementales qui sont, par le fait même, isolées du patrimoine collectif. Il s’agit, comme le décrit le théoricien marxiste David Harvey, d’une forme d’« accumulation par dépossession[13] ».

L’appropriation de l’eau : un enjeu du XXIe siècle

Le rapport humain à l’eau est fondamental, car il s’agit non seulement d’une ressource vitale qui assure notre vie et notre reproduction à travers l’hydratation, mais aussi d’une ressource qui est employée pour la production agricole, énergétique, sanitaire et ainsi de suite. Depuis 2016, près de 10 millions de personnes sont mortes parce qu’elles n’avaient pas accès à l’eau[14]. Or, la vitalité de l’eau ne l’exempt pas des dérives néolibérales. La distribution et la gestion de cette ressource essentielle sont aujourd’hui largement confiées au domaine privé, à travers l’appropriation et la sous-traitance.

Ce qui préserve sans doute l’eau d’une privatisation totale, c’est la perception de son abondance. En effet, plus de 70 % de la surface terrestre est occupée par des plans d’eau. Sur ces 70 %, toutefois, seuls 3 % constituent de l’eau douce et potable. L’eau que l’on retrouve sous la surface terrestre, souvent utilisée pour abreuver les populations urbaines, est, quant à elle, difficilement accessible et peu renouvelable. Ainsi, une consommation importante de l’eau souterraine entraîne rapidement un épuisement de la ressource.

Aujourd’hui, la plupart des gens sont sensibilisés au fait que l’eau est une ressource précaire. Depuis les 30 dernières années, de nombreuses villes occidentales, dont Los Angeles et Melbourne, vivent régulièrement des cycles de stress hydrique, c’est-à-dire de pénurie d’eau[15]. Les citoyen·ne·s sont alors prié·e·s de réduire de manière importante leur consommation. Dans les pays du Sud, le manque d’eau potable se fait sentir comme une perturbation de plus en plus fréquente alors que des villes comme Mexico et Le Cap anticipent un manque d’eau potable dans les prochaines années. Actuellement, trois personnes sur dix peinent à accéder à l’eau potable[16].

L’eau est donc désormais un sujet d’étude fertile en économie politique. D’une part, la gestion et la distribution de cette ressource présentent de nombreux défis politiques. D’autre part, plusieurs acteur·rice·s économiques, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont perçu la précarisation anticipée de l’eau, causée par le changement climatique, comme une occasion d’enrichissement. La réalité de l’eau au XXIe siècle est donc paradoxale, car alors qu’on constate que l’accessibilité à cette ressource vitale diminue globalement, on assiste parallèlement à une course menée par quelques individus pour tenter de se l’approprier. La déclaration formulée par l’ONU en 2010 voulant que l’accessibilité à l’eau constitue un droit inviolable accentue cette contradiction.

L’eau : une marchandise financiarisée

L’appropriation de l’eau peut s’effectuer de différentes façons. La manière la plus directe de se l’approprier consiste à privatiser la ressource elle-même, c’est-à-dire d’en permettre l’achat par une entreprise privée. La privatisation s’accompagne donc du phénomène de marchandisation, puisque l’eau devient par le fait même une marchandise. L’un des exemples les plus extrêmes est celui du Chili, le seul pays où l’on a privatisé l’entièreté des réserves d’eau potable. L’adoption de la loi sur l’eau en 1981[17] — période où ont été déployé en masse des politiques néolibérales dans ce pays qui aura servi de cobaye aux théoricien·ne·s de ce courant économique[18] — a eu pour effet de créer un marché hydrique domestique. Ainsi, l’eau est traitée comme n’importe quelle autre marchandise puisqu’il devient possible de se l’approprier en fonction des coûts fixés par le marché. En résulte la création de rentes d’eau : les propriétaires louent l’utilisation des plans d’eaux leur appartenant aux communautés dans lesquelles ils se trouvent. Les prix sont quant à eux fixés selon les cours du marché en fonction de l’offre et de la demande. Alors que les quantités diminuent en raison d’une surconsommation, notamment industrielle, et des effets du changement climatique, les prix augmentent. La situation est telle aujourd’hui que de nombreuses communautés chiliennes accèdent difficilement à l’eau. Depuis quelques années, on assiste donc à des mobilisations citoyennes qui visent à reprendre le contrôle de cette ressource essentielle[19].

Au Royaume-Uni, une grande partie de l’eau est aussi détenue par les intérêts privés. Londres dépend, par exemple, de Thames Water, une entreprise dont l’actionnaire majoritaire est le fonds de pension des fonctionnaires municipaux de l’Ontario[20]. Comme ce fut le cas au Chili, la privatisation de l’eau anglaise s’est effectuée à travers le déploiement de politiques néolibérales. Ce modèle de privatisation, créé sous Margaret Thatcher, a notamment permis la réduction des contrôles environnementaux et sanitaires. Sans grande surprise, le prix courant de l’eau a également bondi de 40 % en 25 ans. Cela représente une hausse importante pour les ménages à faible revenu, qui doivent aujourd’hui affecter près de 5,3 % de leurs revenus annuels à leurs factures d’eau[21].

Dans la ville italienne de Castellammare, située au sud de Naples, la crise financière de 2008 a poussé les autorités municipales à procéder à une vente aux enchères des ressources d’eau minérale se trouvant sur le territoire de la ville. Cette initiative a suscité un important mécontentement populaire : 95 % des citoyen·ne·s ont voté contre la privatisation et la financiarisation de leurs ressources hydriques en 2011[22]. Malgré cela, le gouvernement municipal a refusé de revoir sa décision.

La marchandisation de l’eau s’accompagne désormais d’un processus encore plus insidieux et abstrait : celui de la financiarisation. Lorsqu’une ressource est privatisée, le prix pour y accéder est établi en fonction de la volonté du ou de la propriétaire d’en retirer un profit. Au-delà de l’injustice d’un tel rapport, la valeur[23] de la marchandise est néanmoins assujettie aux besoins matériels et concrets — ici, par exemple, le besoin de s’abreuver. Quand une marchandise est financiarisée, sa valeur est dénaturée puisqu’elle est déconnectée de cette même réalité matérielle. La valeur est ainsi établie et fluctue en fonction de calculs probabilistes, des contextes économique et politique et d’autres facteurs indirects qui ont un impact sur les valeurs boursières et sur le cours du marché financier.

Concrètement, la financiarisation de l’eau passe par plusieurs mécanismes. D’une part, les individus peuvent investir dans les entreprises qui exploitent et gèrent l’eau potable à travers l’achat d’actions. Par exemple, les sociétés Veolia et Suez détiennent à elles seules 12 % du marché mondial de l’eau potable[24]. Considérant le caractère essentiel de l’eau, il s’agit pour plusieurs investisseurs et investisseuses d’une valeur assurée. De plus, ce type d’investissement se popularise grâce à la précarisation anticipée de l’eau liée au changement climatique, puisque les entreprises détenant les droits d’exploitation, ou étant chargées de la distribution, de la purification ou de l’emmagasinage de cette ressource verront leurs profits augmenter lorsque l’eau se raréfiera. L’achat d’actions émises par ces sociétés est donc perçu comme un investissement stratégique. À cet effet, le géant de la haute finance, la banque américaine Goldman-Sachs, a publié un document en 2008 où l’eau est qualifiée de « prochain pétrole[25] ».

D’autre part, il est désormais possible de parier, à travers l’achat de produits financiers dérivés, sur les prix éventuels de l’eau, établis en fonction des changements de quantité et d’accessibilité. D’importants fonds ont été créés pour répondre à cette demande, offrant des portfolios d’investissements qui rassemblent différents produits financiers liés à l’appropriation et à l’exploitation des ressources hydriques.

Ce processus fait en sorte que l’avenir de l’eau dépend, en grande partie, de la bourse et des marchés financiers. Il faut donc s’attendre à ce que l’accès à cette ressource essentielle soit de plus en plus accaparé par les nanti·e·s et, conséquemment, que les pauvres — celles et ceux qui seront les plus fortement affecté·e·s par le changement climatique — peinent à y accéder. On anticipe également que l’eau deviendra une ressource contestée, ce qui pourrait provoquer d’importants conflits civils et internationaux.

Étude de cas : l’eau montréalaise

À première vue, l’eau consommée par les Montréalais·es provient d’un approvisionnement et d’une gestion publics. En effet, sur le site Web de la Ville de Montréal, on présente « une affirmation évidente de la volonté de la Ville d’assurer une gestion publique responsable de l’eau[26] ». Or, une étude approfondie menée par Maria Worton en 2016 révèle une situation bien plus complexe et opaque[27]. L’étude met en lumière les liens entre les secteurs public et privé, qui se manifestent principalement par l’octroi de contrats de sous-traitance. Depuis 2016, le montant des contrats octroyés par le service de gestion des eaux totalise plus d’un milliard de dollars[28].

D’emblée, Worton souligne que les politiques publiques québécoises en matière de gestion des ressources hydriques sont fortement influencées par l’intérêt économique privé. Même les centres de recherche universitaires n’échappent pas à cette influence. Par exemple, le Centre de recherche, développement et validation des technologies et procédés de traitement des eaux (CREDEAU) a pour mandat de produire du savoir scientifique sur la gestion de l’eau potable au Québec et à Montréal. Fondé en 2003 et opérant par l’entremise de l’École polytechnique, de l’Université de Montréal, de l’École de technologie supérieure (ÉTS) et de McGill, le CREDEAU reçoit une importante partie de son financement des géants du marché hydrique mondial : Veolia et Suez. Or, puisque cet institut fonctionne aussi grâce aux subventions étatiques et grâce à la participation des étudiants et étudiantes qui y sont formé·e·s, il se présente toutefois comme un institut universitaire et public. Il en va de même pour CentrEau, un centre de recherche opérant par l’entremise de l’Université Laval, qui présente Veolia comme l’un de ses principaux partenaires. Le Centre des technologies de l’eau (CTE), accueilli par le Cégep Saint-Laurent, est dirigé quant à lui par plusieurs administrateurs et administratrices qui occupent parallèlement de hautes fonctions au sein d’entreprises comme Veolia. Il y a donc fort à parier que le savoir produit par ces instituts universitaires est influencé, de manière directe ou indirecte, par les entreprises partenaires qui y financent la recherche ou qui participent activement à leur gestion. La perte d’autonomie et d’intégrité scientifique causée par la présence croissante du secteur privé dans le milieu de la recherche universitaire fait d’ailleurs l’objet d’un mémoire déposé en 2013 par la Fédération québécoise des professeurs et professeures, qui affirme que « la recherche appliquée et clinique […] bénéficie de fréquents partenariats entre les universités et le secteur privé, souvent intéressé par la commercialisation des résultats de recherche[29] ».

En 2018, le Québec a annoncé sa stratégie d’économie d’eau potable pour 2019-2025[30]. Cette stratégie a été élaborée pour faire suite au plan de gestion d’eau de 2002. Il est question notamment de la réalité environnementale, alors qu’on fixe comme objectif explicite de réduire la consommation généralisée d’eau potable au Québec. On retrouve le CTE ainsi que le Conseil patronal de l’environnement du Québec (CPEQ) parmi les partenaires techniques de la stratégie.

Un examen du document en question renforce les conclusions présentées par l’étude de Maria Worton, soit que la gestion de l’eau se fait conformément à des paramètres néolibéraux, notamment puisque la collaboration avec le secteur privé occupe une place importante de cette gestion. Précisons toutefois qu’il s’agit du premier plan qui vise à découpler les mesures de consommation d’eau résidentielle et non résidentielle, ce qui signifie que nous aurons, pour une première fois, accès aux taux de consommation différenciés du secteur industriel. Cela permettra de déterminer les proportions de consommation de ces secteurs et d’établir les mesures d’économie de l’eau en conséquence. On peut présumer, en fonction des données probantes recueillies sur la consommation de l’eau au Canada, que les secteurs industriel et privé consomment l’eau potable de façon disproportionnée, ce qui pourrait en compromettre l’accès public à long terme[31].

Le document mentionne la révision des coûts associés à la gestion de l’eau, afin que les besoins d’entretien et de réfection des infrastructures soient considérés en amont, ce qui n’est pas en soi problématique. Cependant, cela le devient lorsqu’on comprend que ces frais seront établis en fonction des prix facturés par les sous-traitants avec lesquels les municipalités ont conclu leurs ententes de gestion. Ainsi, le prix « révisé » pour l’approvisionnement en eau au Québec reflétera la double réalité de la précarisation (puisqu’il s’agit d’une stratégie d’économie d’eau) et de la volonté du marché (à travers la sous-traitance). En d’autres mots, le prix fixé par les exploitants sera établi en fonction des prix du marché et en fonction de la diminution des quantités disponibles.

Par ailleurs, la stratégie cible uniquement les ménages et les municipalités comme consommateurs d’eau potable. Le secteur privé est, pour sa part, absent. Cette absence est remarquable lorsque l’on considère que de 2017 à 2018, les entreprises québécoises ont prélevé 1000 milliards de litres d’eau au Québec en échange de 3,2 millions de dollars en redevances[32]. Omettre le secteur privé de cette stratégie constitue un choix politique décisif.

En ce qui concerne l’eau de la métropole, on constate que le nombre de contrats privés signés par le service de l’eau montréalais est élevé, l’ensemble totalisant près de 800 millions de dollars de 2017 à 2018[33]. S’il s’agit d’une légère diminution par rapport aux années antérieures, cela demeure toutefois une proportion importante des dépenses du service municipal. Il est important de souligner que l’infrastructure hydrique de Montréal nécessitait une réfection majeure, entamée en 2016 et dont la date d’achèvement était projetée à 2028. On a, par exemple, découvert une contamination de plomb dans la majorité des conduits d’eau résidentiels. D’ailleurs, la réfection d’égouts municipaux était un besoin impératif dans certains quartiers. L’urgence de mettre à niveau les infrastructures hydriques met en lumière les années de négligence qui ont mené au dépérissement du réseau. Les gouvernements municipal et provincial ont cumulé un important déficit d’investissements en infrastructures d’eau, évalué à 3 milliards de dollars. Ce retard relève d’un manque de volonté politique d’investir dans les infrastructures publiques. Avant 2015 (l’année où l’on a augmenté de manière considérable les investissements), l’entretien de ces infrastructures dépérissantes ne figurait pas parmi les priorités budgétaires des gouvernements municipaux.

Or, l’étude de Maria Worton montre que l’annonce d’investissements majeurs en 2015-2016 coïncide avec l’augmentation des partenariats entre les secteurs privé et public pour la même période. Cela coïncide également avec les compressions budgétaires dans la fonction publique municipale sous l’administration de Denis Coderre. Ainsi, Worton affirme que Montréal est passée de fournisseur de services publics à approvisionneur de services privés. On constate donc un embrouillage des frontières entre les domaines public et privé. Ce constat met à mal l’affirmation selon laquelle la Ville assure une gestion pleinement publique des ressources et des services.

Les multinationales Veolia et Suez ont notamment signé d’importants partenariats avec la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec pour cette période. Veolia est l’un des fournisseurs principaux du nouveau Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). L’entreprise Degrémont, qui appartient à Suez, a aussi signé un contrat de plus de 500 millions de dollars pour l’épuration de l’eau en 2020[34]. Bref, les liens entre ces entreprises et la Ville demeurent étroits. À celles-ci s’ajoute, par ailleurs, une longue liste de sous-traitants aux profits plus modestes.

On constate que le domaine privé exerce un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’eau à Montréal. Pouvons-nous donc réellement parler de la gestion publique d’une ressource si l’approvisionnement de celle-ci ainsi que la valeur qui y est attribuée sont établis par des entreprises privées? Notre survol fait écho aux conclusions présentées par Maria Worton, soit que l’accès à l’eau montréalaise et québécoise dépend de plus en plus des intérêts économiques privés.

Le retour aux communs

À la lumière de ces faits, nous pourrions être tenté·e·s de militer pour une renationalisation des ressources hydriques. En effet, la nationalisation de l’eau impliquerait une réappropriation de cette ressource — soit la réappropriation de la matière en elle-même, soit la récupération des fonctions essentielles de distribution, de gestion et de traitement — par l’État. Or, les constats présentés ci-dessus font écho aux propos des sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, qui affirment que la raison néolibérale et la domination de la haute finance ont aujourd’hui infiltré le secteur public[35]. Une nationalisation de l’eau n’imposerait donc ni une remise en question de son statut de marchandise ni son retrait des marchés financiers.

Bien que le domaine privé se soit exclusivement approprié une part non négligeable des ressources hydriques planétaires, la majorité de l’eau demeure gérée par des partenariats entre les secteurs publics et privés. Ainsi, les processus décrits plus haut n’ont pas été freinés par l’inclusion de l’État. Le problème ne provient donc pas du clivage entre public et privé, mais bien du concept même de propriété.

Préserver l’accès à cette ressource vitale d’une manière juste, équitable et en harmonie avec l’écologie ne peut s’effectuer tant qu’elle sera appropriable. Le néolibéralisme et ses dérivés — la privatisation et la financiarisation — sont des processus dynamiques soutenus par le régime sociopolitique actuel. Leurs conséquences ne sont donc pas inéluctables. Suivant ce constat, Dardot et Laval nous présentent un mouvement opposé qui viserait à collectiviser la propriété privée[36].

Selon leur définition, la communalisation est, à l’instar du néolibéralisme, un mouvement sociopolitique. Or, celle-ci vise à collectiviser les ressources matérielles et intellectuelles de manière qu’il soit impossible de se les approprier. Il s’agit, en quelque sorte, de l’antithèse du néolibéralisme. Il est important de préciser qu’il n’est pas ici question d’un modèle de nationalisation où la propriété est transférée à l’État, mais bien d’un mouvement qui s’oppose entièrement à l’appropriation. Il ne s’agit pas non plus d’une catégorisation sui generis qui détermine que certains biens relèvent du commun en vertu d’une essence qui leur est attribuée. Le commun n’est pas un attribut fixe : c’est un processus dynamique incarné et défendu par la volonté politique collective. Le commun passerait donc, toujours selon Dardot et Laval, par « la création d’institutions démocratiques qui encadrent la pratique des gens qui coopèrent[37] ».

Comme nous l’avons mentionné, des efforts en ce sens sont actuellement mis en œuvre par des communautés au Chili, en Italie, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde. Un peu partout, on constate que le néolibéralisme pose une menace existentielle au bien-être humain. Ainsi, plusieurs luttent aujourd’hui pour s’en défaire et pour réimaginer un monde où il est possible d’exister sans craindre de manquer d’eau.

Un retour aux communs implique nécessairement un processus inverse à la marchandisation. Ce processus, de nature politique, implique la création et le maintien d’institutions capables de défendre l’accès universel à l’eau, et idéalement à l’ensemble des ressources vitales nécessaires à la reproduction et à l’épanouissement humain, contre les relents de privatisation.

Conclusion : Quel avenir pour l’eau?

L’accès à l’eau constituera nécessairement l’un des enjeux les plus importants des prochaines années. On peut imaginer, en prévision des effets dévastateurs du changement climatique, que l’accès à cette précieuse ressource deviendra de plus en plus restreint. Or, l’eau n’est pas une marchandise comme les autres puisqu’on ne peut vivre sans elle. Dès lors, permettre la marchandisation et la financiarisation de l’eau entraîne des conséquences majeures sur les conditions de vie de millions d’êtres humains. Pour plusieurs millions de personnes, ces conséquences seront catastrophiques, voire fatales.

Ce processus est emblématique de la raison néolibérale, montrant à quel point cette idéologie surestime le profit au détriment de la vie humaine. Les géants financiers comme Goldman-Sachs se montrent déjà prêts à exploiter cette précarisation, pourvu que cela serve à enrichir leurs clients et leurs actionnaires.

Au-delà du choix moral qui nous confronte, il faut d’abord comprendre et reconnaître la façon dont les mécanismes du marché et de la haute finance prennent peu à peu le contrôle de cette ressource vitale. Le fonctionnement de la gestion publique de cette ressource doit être mis en lumière et analysé de manière critique. A priori, un simple survol de la situation à Montréal démontre à quel point le secteur privé empiète sur la gestion dite « publique ». Une étude encore plus approfondie et plus vaste est de mise afin de mieux comprendre ce phénomène. De surcroît, une étude du phénomène à l’échelle internationale s’impose afin d’élucider les liens entre la spéculation financière, l’intérêt privé et la sphère publique. Comment se fait-il, par exemple, que le fonds de pension des fonctionnaires ontariens abrite la majorité des parts de marché de Thames Water? Comment les fonctionnaires ontariens justifient-ils leur enrichissement au nom de la précarisation des ressources hydriques des communautés anglaises?

À l’heure actuelle, l’appropriation de l’eau passe inaperçue aux yeux de celles et ceux qui ont toujours l’illusion de son abondance. Toutefois, au fur et à mesure que les conditions climatiques se dégraderont, l’accès à l’eau deviendra une source de conflit, de souffrance et d’iniquité. Il est donc impératif de songer aux solutions de rechange qui permettraient non seulement de préserver cette ressource, mais aussi d’assurer son accessibilité universelle. Le commun, tel que décrit par Dardot et Laval, s’impose comme une solution à la fois éthique et idéale. Comme l’expriment ces auteurs, l’instauration du commun passe nécessairement par l’action citoyenne et politique : reste à espérer que l’enjeu de l’eau constituera un catalyseur pour ce genre d’action collective.

CRÉDIT PHOTO: Tangi Bertin/Flickr

[1] Organisation des Naions unies, « Questions thématiques – L’eau », www.un.org/fr/sections/issues-depth/water/index.html(link is external), consulté le 22 avril 2021.

[2] Ibid.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010, 504 p.

[4] Période de prospérité économique suivant la deuxième guerre mondiale. Larousse, www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Trente_Glorieuses/185974(link is external).

[5] The Guardian, « Thatcher: a life in quotes », 2013. www.theguardian.com/politics/2013/apr/08/margaret-thatcher-quotes. (link is external)

[6] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[7] Alain Deneault, Gouvernance : Le management totalitaire, Montréal : Lux, 2013, 200 p.

[8] Ibid.

[9]  Julia Posca et Billal Tabaichount, « Qu’est-ce que la financiarisation », Rapport de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020. iris-recherche.qc.ca/publications/qu-est-ce-que-la-financiarisation.

[10] Une rente est un prix fixé et perçu par un·e propriétaire, en échange de l’utilisation de sa propriété. L’exemple sans doute le plus connu de la rente est le loyer.

[11] Brett Christophers, Rentier Capitalism: Who Owns the Economy, and Who Pays for it?, Verso, 2020, 512 p.

[12] Silvia Federici, Re-Enchanting the World – Feminism and the Politics of the Commons, Kairos Books, 2019, 227 p.

[13] Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique ». Espaces et sociétés, no 4, 2011, p. 173-185. doi.org/10.3917/esp.147.0173.

[14] Organisation mondiale de la santé, « Faits et chiffres sur la qualité de l’eau et la santé », www.who.int/water_sanitation_health/facts_figures/fr/(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[15] Paul Laudicina, « Water Day-Zero Coming to a City Near You », Forbes, 7 juin 2018. www.forbes.com/sites/paullaudicina/2018/06/07/water-day-zero-coming-to-a…(link is external).

[16] Organisation des Nations unies, Op. Cit.

[17] Olivier Petit, « La nouvelle économie des ressources et les marches de l’eau : une perspective idéologique? », Vertigo, Vol. 5, no 2, 2004. doi.org/10.4000/vertigo.3608.

[18] Gilles Bataillon, « Démocratie et néolibéralisme au Chili », Problèmes d’Amérique latine(link is external)Vol. 3, no 98(link is external), 2015, p. 81-94.

[19] Bala Chambers, « Inside Chile’s largest mobilisation since the end of the dictatorship », TRT World, 28 octobre 2019.www.trtworld.com/magazine/inside-chile-s-largest-mobilisation-since-the-…(link is external).

[20] Omers, « Portfolio », www.omersinfrastructure.com/Investments/Portfolio/Thames-Water(link is external), consulté le 22 avril 2021.

[21] BBC, « Reality Check: Has privatisation driven up water bills? », 16 mai 2017. www.bbc.com/news/election-2017-39933817(link is external)

[22] Andrea Muehlebach, « The price of austerity Vital politics and the struggle for public water in southern Italy », Anthropology Today, Vol. 33, No. 5, 2017, p. 20-23.

[23] Il est ici question de la notion de valeur d’échange — ou valeur marchande — développée par Karl Marx. La valeur d’échange est établie en fonction l’offre et de la demande, c’est-à-dire du marché. Cette forme de valeur se distingue de la valeur d’usage qui est établie en fonction de la valeur d’un bien ou service en fonction de l’utilité qu’on en retire à l’usage.

[24] Olivier Cognasse, « Derrière la bataille Veolia-Suez, l’enjeu mondial de l’eau », L’Usine Nouvelle, 29 octobre 2020, www.usinenouvelle.com/article/derriere-la-bataille-veolia-suez-l-enjeu-m…(link is external).

[25] Water industry commission for Scotland, « Empowered customers: sustainable outcomes », www.watercommission.co.uk/UserFiles/Documents/Wednesday%20Radisson%20Con…(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[26] Ville de Montréal, « L’eau de Montréal », ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6497,54201575&_dad=portal&_schema=PORTAL, Consulté le 22 avril 2021.

[27] Maria Worton, The Globalization and Financialization of Montreal Water: Network Procurement Practices for Commodifying a Commons. Mémoire de maîtrise, Université Concordia, 2016, 136 f.

[28] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », ville.montreal.qc.ca/vuesurlescontrats/(link is external), Consulté le 20 juin 2021.

[29] Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, « Pour l’autonomie de la recherche universitaire », mémoire présenté aux assises nationales de la recherche et de l’innovation, 2013.

[30] Gouvernement du Québec, « Stratégie québécoise d’économie d’eau potable », www.mamh.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/grands_dossiers/strategie_eau…(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[31] Our world in data, « Water use stress ». ourworldindata.org/water-use-stress(link is external), consulté le 4 juillet 2021.

[32] Thomas Gerbet, « 1000 milliards de litres d’eau pour 3 millions $ au Québec », Radio-Canada, 18 juin 2019, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1123907/milliards-litres-eau-quebec-industrie-redevances-dollars-elections.

[33] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », Op. Cit.

[34] Philippe Teisceira-Lessard, « Station d’épuration: un projet d’un demi-milliard en eaux troubles », La Presse, 17 décembre 2019, www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2019-12-17/station-d-epuration…(link is external).

[35] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[36] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris: La Découverte, 2015, 400 p.

[37] Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Du néolibéralisme au commun », iris-recherche.qc.ca/publications/Commun1, Consulté le 22 avril 2021.

Retour sur les élections fédérales : dynamiques des sondages

Retour sur les élections fédérales : dynamiques des sondages

Par Caroline Chehadé

Lundi le 19 octobre, les Canadiens apprenaient que leur nouveau gouvernement sera libéral et majoritaire, Justin Trudeau ayant gagné les élections fédérales haut la main, défiant toutes les prévisions électorales. À l’échelle nationale, c’est 184 sièges sur les 338 que le Parti libéral (PLC) a remportés. Avec un écart beaucoup plus grand que prévu, le Parti conservateur (PCC) formera l’opposition officielle avec seulement 99 députés, tandis que le Nouveau parti démocratique (NPD) n’a fait élire que 44 députés. Le Bloc québécois a pour sa part remporté 10 sièges et le Parti vert a conservé l’unique siège qu’il détenait.  

L’écrasante victoire du Parti libéral a été une surprise pour bien des experts qui laissaient présager une lutte électorale extrêmement serrée entre libéraux et conservateurs. Plusieurs analystes prévoyaient une victoire libérale, mais l’on ne se doutait pas de l’entrée d’un gouvernement majoritaire.

En début de campagne électorale, les sondages laissaient entrevoir des intentions de vote très partagées. À la fin août, un sondage Nanos Research annonçait par exemple, une quasi-égalité statistique entre le PCC (30.1%), le PLC (29.9%) et le NPD (29.1%), laissant présager une lutte à trois (1), si bien qu’au début de la période électorale, on évoquait toujours la possibilité d’une coalition entre le Parti libéral et le NPD pour renverser le Parti conservateur (2). Un peu plus tard, en fin septembre, un nouveau sondage de la même firme dévoilait que les intentions de vote pour le PCC (31%), le PLC (29.4) et le NPD (29.1) étaient toujours à égalité (3). Puis, dans les derniers jours précédant le scrutin, les sondages révélaient que seuls le PLC et le PCC étaient véritablement dans la course, reléguant le NPD au troisième rang. Un sondage Nanos publié le 1er octobre projetait un appui de 32,8% pour les conservateurs, 31,7% pour les libéraux et 26,1% pour le NPD, suggérant l’émergence d’un combat à deux (4). Le 12 octobre, la firme plaçait les libéraux en tête avec 35,7% des intentions de vote, alors que les conservateurs en récoltaient 28,9% et les néo-démocrates 24,3%(5). L’ultime sondage Nanos Research publié le 18 octobre donnait au PLC 39,1% des intentions de vote, 30,5% au PCC et 19,7% au NPD (6). À la même date, les estimations du sondage Forum donnaient 40% des intentions de vote au PLC, 30% au PCC et 20% au NPD (7). Le dernier sondage Léger donnait pour sa part 38% des intentions de vote au PLC, 30% au PCC et 22% au NPD. (8). Au jour J, le PLC a remporté 39,5% des votes contre 31,9% pour le PCC et 19,7% pour le NPD. Respectivement, cela se traduit par 184, 99 et 44 sièges (9).

Ce que l’on peut observer, c’est que les estimations des derniers sondages sortis à quelques jours du scrutin ont été fidèles aux résultats des élections (10). Ce que l’on remarque cependant, c’est que plusieurs analystes et outils d’analyse utilisés par divers médias (le Signal, le Calcul électoral, Poll Tracker) se sont trompés, plus particulièrement sur le nombre de sièges estimés à chaque parti. Ainsi, le Signal, outil du magazine l’Actualité, donnait 160 sièges aux libéraux et 120 aux conservateurs (11). Le Calcul électoral du Journal de Montréal donnait pour sa part 137 sièges au PLC et 117 au PCC (12), tandis que Poll Tracker répartissait 146 sièges au PLC et 118 sièges au PCC (13). Les résultats des élections remettent en cause la valeur et l’efficacité de ces outils d’analyse (agrégateurs) qu’utilisent certains médias. Sont-ils réellement significatifs? L’assommante victoire des libéraux remportant 184 sièges très loin devant les conservateurs nous permet d’en douter. Claire Durand, professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal et vice-présidente de WAPOR (World Association of Public Opinion Research), croit que la situation était très complexe pour réussir à prédire quel parti pouvait remporter combien de sièges  car on se trouvait dans une lutte à trois. Au total, douze analystes faisaient une prédiction du nombre de sièges et toutes ces personnes ce sont trompées, souligne-t-elle. Parmi eux, le site Too close to call s’était lui aussi égaré dans ses projections, accordant 137 sièges aux libéraux et 120 aux conservateurs, des estimations très éloignées de la réalité (14).

Il est donc important de faire la nuance entre sondages et agrégateurs, les premiers étant menés par des firmes (Léger, Nanos, Forum, Ekos, etc) pour analyser l’opinion publique en terme d’intention de vote, et les deuxièmes étant des instruments  créés et utilisés par divers analystes et médias (le Signal, le Calcul électoral, Poll Tracker, Too close to call) qui tiennent compte des plus récents sondages et d’autres facteurs pour faire une prévision des votes par comté électoral et de la répartition des sièges.

Les sondages sont-ils réellement une nuisance à la démocratie?

Bien que les sondages puissent être des outils d’analyse efficaces, certains pensent que ceux-ci vont au-delà de l’analyse, tendent à influencer les intentions de vote et sont, par le fait même, une nuisance à la démocratie. Or, plusieurs experts défont cette présupposition et démontrent que les sondages n’ont pas nécessairement des effets négatifs et qu’au contraire, ils se révèlent plutôt comme des instruments appuyant la démocratie.

Selon Claire Durand, les résultats qu’affichent les sondages peuvent modifier l’intention de vote et entrainer quelqu’un, dans certaines circonstances, à passer d’un vote par conviction à un vote stratégique. « Ce qu’on voit c’est que les gens qui sont des partisans des petits partis, surtout quand la situation est serrée, vont avoir tendance a voter pour un parti qui a plus de chances de prendre le pouvoir quand ils veulent du changement ». Le contraire est possible aussi, pense la chercheure. Si on avait été dans une situation où l’on veut du changement et où la victoire du Parti libéral était absolument évidente au vu des résultats de sondage, probablement que plus de partisans du Parti vert auraient voté par conviction plutôt que par vote stratégique, affirme-t-elle. Les sondages sont utiles puisqu’ils permettent, en éclairant l’électeur sur les intentions populaires, d’orienter le vote, selon elle. Étant la seule information scientifique disponible aux électeurs en campagne électorale, Claire Durand croit que les sondages sont nécessaires pour informer ceux-ci. « Il n’y a aucune autre information qui est scientifique et qui peut être vérifiée par la suite. Dans le cas des sondages, on peut par la suite savoir s’ils ont bien prédit ou mal prédit la situation », ajoute-t-elle.

Bernard Motulsky, titulaire de la Chaire de relations publiques et communication marketing de l’UQAM, auteur de plusieurs ouvrages sur les communications et président de la Société québécoise des professionnels en relations publiques (SQPRP), est du même avis. S’il admet que le contenu des sondages a certainement une influence sur les intentions de vote des électeurs, il n’irait cependant pas jusqu’à appeler cela une nuisance. « On ne doit pas désigner les sondages comme coupables, ils permettent d’avoir le portrait de la situation et nous aident à faire des choix […] Ils n’amplifient pas le vote stratégique, ils l’orientent », croit-il. Les gens choisissent de voter en se basant sur une série de facteurs, et les sondages sont un ingrédient dont ils disposent pour faire un choix, pense-t-il.

Dans le même ordre d’idées, François Pétry, professeur titulaire au Département de science politique à l’Université Laval, reconnait que la publication des résultats des intentions de vote a plusieurs effets sur le comportement des électeurs, mais que ces impacts ne sont pas nécessairement négatifs. Parmi eux, il y a l’effet sur la participation et l’effet sur le vote. Dans le premier cas de figure, certains experts affirment que la publication des résultats de sondage contribue à diminuer la participation au vote, d’autres disent exactement l’inverse. François Pétry croit que tout dépend du contexte: «Parfois la publication des résultats va augmenter la participation parce que ça montre un contexte où il y a beaucoup de compétition, les gens vont voter pour départager les partis, parfois au contraire, quand les sondages montrent qu’un parti est très en avance, ça peut décourager certains [à aller voter]». Dans un article publié dans l’État du Québec, le chercheur affirme que : «D’une manière générale les effets mobilisateurs et démobilisateurs de la lecture des sondages s’annulent mutuellement de telle sorte que l’effet net est faible. On a parfois prétendu que la lecture des sondages a démobilisé les électeurs au Québec. La baisse sensible de la participation électorale (93,5% au référendum de 1995 sur la souveraineté, 70.4% aux élections de 2003, 57,4% aux élections de 2008) au moment où les sondages se sont multipliés en serait la preuve. L’argument ne résiste toutefois pas à l’examen des faits. La participation électorale a continué d’augmenter au Québec jusque dans les années 1990, bien après que les sondages aient commencé à prendre de l’essor dans les années 60. En réalité, au Québec comme ailleurs, la participation électorale semble peu affectée dans un sens ou dans l’autre par les sondages» (15). Il observe d’ailleurs que le taux de participation aux élections de 2015 a augmenté par rapport à celui de 2011 alors même qu’il y a eu beaucoup plus de sondages et de couvertures médiatiques des coups de sonde durant la campagne de 2015. «Les gens qui font l’argument que la publication des résultats de sondage est mauvaise pour la démocratie, s’ils utilisent l’argument de la participation électorale, je pense qu’ils ont tort», affirme-t-il. Dans le deuxième cas de figure, le chercheur cite l’effet d’entrainement (aussi appelé le bandwagon) et le phénomène de vote stratégique. L’effet bandwagon décrit la situation où les électeurs se convertissent a un nouveau parti en raison de sa simple popularité dans les sondages, tandis que le vote stratégique implique non pas un changement de préférence, mais un vote tactique et temporaire pour vaincre un parti en particulier. Selon François Pétry, ces deux effets (le bandwagon et le vote stratégique) ont certainement joué dans la campagne cette année. Au Québec, il note un effet d’entrainement en faveur des libéraux. Pour ce qui est du vote stratégique, le candidat qui a fait les frais du vote stratégique contre lui est, selon Pétry, dans bien des circonscriptions, le candidat conservateur.  Si le professeur reconnait certains effets de la publication des résultat de sondages sur le vote, il ne croit pas pour autant que les sondages sont des nuisances. Il pense plutôt que l’information prime et que plus les électeurs sont informés, mieux cela vaut pour la démocratie.

Médiatisation des sondages

Plusieurs experts s’entendent pour dire que la médiatisation des sondages dérape souvent. Claire Durand soutien qu’il existe un véritable problème d’éthique lorsque les médias sélectionnent un sondage aux résultats distingués et en font une nouvelle. « On devrait parler de tous les sondages qui sont publiés, on ne devrait pas faire la nouvelle avec un sondage. Pendant longtemps, un sondage qui était différent des autres, on le désignait de mauvais sondage, maintenant on dit que c’est le sondage qui fait la nouvelle parce qu’il est différent des autres », remarque-t-elle.

Pour sa part, Francois Pétry pense que les médias font du mieux qu’ils peuvent lorsqu’ils tentent de rapporter les résultats des firmes de sondages publics, mais il admet qu’il existe certaines lacunes sur le plan de la méthodologie. « Il y a une toute petite minorité de journalistes qui ont une formation en statistiques et qui comprennent ce que c‘est la marge d’erreur. L’idée théorique du journalisme scientifique, d’avoir des journalistes qui possèdent entièrement le domaine qu’ils couvrent, je pense que c’est un idéal qu’on n’atteindra jamais. » Il critique aussi certaines couvertures médiatiques qui prennent la forme d’un horse-race. Le horse-race est le journalisme politique qui met l’accent sur les résultats des sondages, le spectaculaire et la perception populaire plutôt que sur les idées du parti, dans le but d’attirer l’attention du public (16). « Les journalistes ont tendance à rapporter les résultats de sondages comme si c’étaient les résultats du match de hockey, qui gagne qui perd, alors qu’en réalité, ce qui est important surtout, c’est les enjeux », souligne-t-il. Le horse-race s’est illustré à plusieurs reprises durant la campagne de 2015 : « dès que Mulcair monte un peu dans les sondages, on en fait une grande histoire médiatique parce que les journalistes veulent vendre de la copie, et dès que Mulcair descend un petit peu dans les sondages, on en fait de nouveau une grande histoire, alors qu’il me semble que l’histoire la plus importante, c’est qu’est-ce que c’est la position des candidats sur les grands enjeux de société, et ça malheureusement ça passe au deuxième plan », note-il. Il fait aussi remarquer qu’après les débats des chefs, la première question qui s’est posée dans les commentaires journalistiques est « qui a gagné le débat? ». « Ce n’est pas ça la bonne question, la bonne question c’est qu’était le contenu du débat, quels ont été les grand enjeux et comment est-ce que chaque candidat a défendu son point de vue sur ces enjeux » ajoute-t-il.

Proscrire les sondages pendant la campagne électorale?

Bien que la Cour suprême du Canada ait invalidé depuis 1998 une disposition de la Loi électorale du Canada interdisant la publication de sondages plusieurs jours avant le vote pour les motifs de liberté d’expression et du droit du public à l’information (17), plusieurs persistent à croire que, par le fait d’avoir une influence sur les intentions de votes, les sondages devraient être interdits en période électorale.

Claire Durand affirme qu’on ne pourrait pas proscrire les sondages en période électorale parce qu’en alternative, des sondages pourraient être publiés aux États-Unis et, à l’ère d’Internet, il est difficile de les bannir. Pour la professeure, outre le fait que ce serait interdire la seule information scientifique disponible durant la campagne, l’interdiction des sondages entrainerait d’autres problématiques : « ce qui se passe à ce moment là, c’est qu’il y a des gens qui font quand même des sondages et la rumeur remplace les sondages, puis […] on ne peut pas vérifier  si le sondage a vraiment été fait, on ne peut pas vérifier comment il a été fait donc c’est bien pire que d’avoir des sondages. »

Les grands partis politiques font leurs propres sondages et adaptent leur stratégie électorale en conséquence des résultats qui en ressortent. Les plus petits partis, moins riches, ne peuvent se payer des sondages privés aussi facilement. L’idée donc d’avoir des campagnes électorales sans sondages publics et où les seuls sondages accessibles aux partis sont des sondages privés autofinancés, serait un désavantage pour les partis moins importants, selon François Pétry. « Finalement, la publication des sondages électoraux, je crois que c’est un élément favorable à la compétition entre les partis politiques, ça rend la compétition plus égalitaire », souligne-t-il.

La loi électorale règlemente les sondages et oblige les sondeurs et les médias à fournir, avec les résultats, une série d’informations telles que le nom du demandeur du sondage, le nom de la personne ou de l’organisation, la date à laquelle ou la période au cours de laquelle le sondage s’est fait, la population de référence, le nombre de personnes contactées et la marge d’erreur. Le diffuseur d’un sondage doit aussi fournir le libellé des questions posées et la façon d’obtenir certains renseignements comme la méthode utilisée (18). François Pétry affirme cependant que la règlementation n’est pas toujours respectée. « C’est certain que le commissaire aux élections n’a pas les ressources pour partir à la chasse des journalistes et des maisons de sondages pour s’assurer à chaque fois que la loi est respectée. C’est un crime sans victime », ajoute-t-il. Claire Durand croit qu’effectivement, au départ, la règlementation n’a pas toujours été respectée, mais qu’aujourd’hui, la situation s’est nettement améliorée, certains sondeurs adoptant eux-mêmes une règlementation propre.

L’élément principal qui ressort de cette brève analyse est que les sondages électoraux visent  d’abord et avant tout à dresser un portrait des intentions populaires et à en mesurer les variations. Ils ont certes un impact sur les intentions de vote des électeurs, mais ne sont pas une nuisance en soi. Au contraire, ils sont d’une grande utilité, voire une nécessité, en campagne électorale, en tant qu’unique source d’information scientifique pour éclairer et orienter le vote. Dans certains cas, ils peuvent être incorrects ou erronés, l’histoire le prouve, mais c’est pourquoi ils doivent être lus, analysés et considérés avec grande prudence (en connaitre la méthodologie, tenir compte de la marge d’erreur, les interpréter globalement et non individuellement). À ce stade, plusieurs médias se sont égarés. En effet, ce seront plutôt les interprétations et les projections que font certains analystes et  agrégateurs de ces sondages qui peuvent devenir une nuisance, ou encore le traitement médiatique des coups de sonde (lecture individuelle, sélectivité, horse-race). Ces facteurs peuvent donner une information incomplète ou erronée aux électeurs. Les médias, dont la première mission est d’informer le public le plus justement possible, doivent donc redoubler de prudence lorsque vient le temps de manier les sondages, qui, rappelons-le, n’ont pas la prétention de détenir une exactitude et une véracité absolue.

  1. http://www.nanosresearch.com/library/polls/Nanos%20Ballot%202015-08-21E.pdf(link is external)
  2. http://plus.lapresse.ca/screens/c9438b40-a93a-4ba9-a8ef-6664d476dffb%7CkHxdNmAj~IFW.html(link is external)
  3. http://www.ledevoir.com/opinion/blogues/le-blogue-elections-2015/450633/sondage-les-trois-principaux-partis-toujours-a-egalite(link is external)
  4. http://www.nanosresearch.com/library/polls/20150930%20Ballot%20TrackingF.pdf(link is external)
  5. http://www.nanosresearch.com/library/polls/20151011%20Ballot%20TrackingE.pdf(link is external)
  6. http://www.ctvnews.ca/politics/election/nanos-tracking-liberals-hit-39-1-support-conservatives-30-5-1.2616191(link is external)
  7. http://angusreid.org/forum-october-18/(link is external)
  8. http://leger360.com/admin/upload/publi_pdf/sofr20151017.pdf(link is external)
  9. http://ici.radio-canada.ca/resultats-elections-canada-2015/ (link is external)  
  10. http://ahlessondages.blogspot.ca(link is external)
  11. http://signal.lactualite.com(link is external)
  12. http://www.journaldemontreal.com/elections2015/calcul-electoral\(link is external)
  13. http://www.cbc.ca/news2/interactives/poll-tracker/2015/index.html#polls(link is external)
  14. http://www.tooclosetocall.ca(link is external)
  15. https://www.capp.ulaval.ca/sites/capp.ulaval.ca/files/cahier_75_0.pdf(link is external)
  16. http://poq.oxfordjournals.org/content/44/4/514.abstract(link is external)
  17. http://journalmetro.com/actualites/national/857828/interdire-les-sondages-pendant-des-elections/(link is external)
  18. http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/e-2.01/page-89.html#h-104(link is external)
Le commerce mondial du pétrole, une arme économique ?

Le commerce mondial du pétrole, une arme économique ?

Par Simon Bernier

Ceux qui contrôlent le pétrole, contrôlent beaucoup plus que le pétrole. – John McCain, sénateur américain de l’Arizona, 17 juin 2008

Depuis la dernière période estivale, les consommateurs ont pu profiter d’une forte baisse du prix de l’essence. En effet, pour la première fois depuis l’été 2010, le prix à la pompe au Québec est descendu en dessous du seuil d’un dollar. Cette diminution bénéficie aux propriétaires de véhicules motorisés ainsi qu’à l’économie mondiale, dépendante du pétrole pour le transport des marchandises et des personnes. Phénomène éphémère ou tendance lourde ? Les analystes s’interrogent sur les causes et conséquences de cette chute drastique. Est-ce une guerre économique entre pays producteurs, une résultante d’une surproduction pétrolière ou encore le début de la fin d’une économie mondiale moribonde ? Les réponses varient et si aucune d’entre elles n’expliquent à elles seules le phénomène, elles sont toutes une composante du casse-tête qui, une fois reconstruit, nous permet d’avoir un portait global de la situation et de dégager la complexité des jeux d’intérêts entre les différents acteurs de cette industrie.

Trop de producteurs, pas assez d’acheteurs

Il est possible d’expliquer la baisse initiale du prix du pétrole ainsi : l’offre est plus forte que la demande. Cette dernière demeure faible, en raison d’une économie mondiale sans grande vigueur depuis la crise financière de 2008. Malgré tout, le prix du baril de pétrole s’est envolé depuis cette date, attirant les investisseurs dans un secteur considéré comme fiable et lucratif. Ceux-ci ont massivement aidés à l’accroissement de l’exploitation du pétrole par la fracturation hydraulique aux États-Unis. Conséquemment, la production interne de pétrole est en voie de doubler. Alors qu’en 2008, ce pays produisait environ 6,7 millions de barils par jour, il en a produit cette année 11,6 millions : une augmentation de près de 5 millions de barils par jour de plus sur le marché mondial (1). Ceci a poussé l’offre sur le marché à de nouveaux sommets. Dès le premier trimestre de 2014, la production mondiale de combustible liquide (essence, diésel, kérosène etc.) a dépassé la demande mondiale, provoquant une chute des prix. De plus, l’Agence d’Information sur l’Énergie américaine s’attend à ce que « les réserves mondiales de pétrole continuent d’augmenter en 2015, maintenant une pression vers le bas sur le prix du baril ». (2) Nous pourrions nous limiter à l’analyse économique et se satisfaire de ces explications. Mais le portrait de la situation serait incomplet. Nous ferions abstraction de la force politique du pétrole et des opportunités qui se présente pour certains pays d’utiliser la baisse du prix du pétrole comme une force pour déstabiliser un adversaire.

Une guerre de prix contre les nouveaux producteurs américains ?

La baisse du prix du pétrole est souvent suivie d’une baisse de production afin de stabiliser le prix, particulièrement lorsque les réserves mondiales sont à la hausse. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole, cartel regroupant douze pays, et 40% de la production mondiale) a réagi ainsi dans le passé lorsque le prix du baril tendait vers la baisse. Pourtant en novembre 2014, l’organisation a plutôt décidé de maintenir les niveaux de production, ce qui contribua à accentuer la chute du prix. Le ministre Saoudien du pétrole a justifié cette politique, expliquant que le marché allait se corriger par lui-même. Selon Olivier Jakob, directeur chez Petromatrix et analyste de marchés, la stratégie défendue par l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe (Koweït, Émirats Arabes Unis, Qatar) est d’accepter que le prix du baril doit « à court terme continuer de descendre, avec un plancher de 60$ le baril, afin d’avoir plus de stabilité dans les années à venir avec un baril autours de 80$ ». (3) Pourtant, l’Arabie Saoudite a ouvertement appelé l’OPEP à combattre les producteurs nord-américains, ce qui pousse certains à douter du discours officiel des pays du Golfe persique (incluant l’Arabie Saoudite, le Koweit, les Émirats Arabes Unis et le Qatar mais excluant l’Iran et l’Iraq). (4)

En effet, afin de maximiser leurs parts de marché, ces pays ont besoin que le prix du baril reste entre un prix plancher, où l’exploitation de la ressource est rentable, et un prix plafond. Si le prix du baril dépasse ce prix plafond, d’autres formes de production deviennent rentables (pétrole de schiste, sables bitumineux) et peuvent ainsi concurrencer la production conventionnelle de pétrole. *

Ainsi, lorsque le prix du pétrole est élevé, l’exploitation non conventionnelle devient plus intéressante. C’est ce qui explique le récent boom dans l’industrie de l’exploitation par fragmentation hydraulique aux États-Unis, dont les puits se sont multipliés ces dernières années. Cette nouvelle forme d’exploitation offre une possibilité unique aux Américains de se détacher graduellement de leur dépendance au marché mondial, diminuant la sortie de capitaux vers l’étranger et offrant aussi un meilleur contrôle de ce marché. Il s’agit ici d’un gain économique et politique non négligeable.

C’est ce pour quoi plusieurs expliquent le refus de l’OPEP d’augmenter sa production par une tentative des pays du Golfe de nuire à cette industrie croissante qui volerait leurs parts de marchés. En diminuant sa production, l’OPEP stabiliserait ou augmenterait le prix du baril, ce qui profiterait aux producteurs américains en maintenant le prix du baril à un niveau de rentabilité acceptable et leur permettrait donc d’augmenter leur production ainsi que leurs parts de marchés. Bref, l’Arabie Saoudite aurait décidé d’accentuer la tendance à la baisse du prix du pétrole afin de nuire aux industries nord-américaines d’exploitation de pétrole non conventionnel. (5)

Car après tout, l’Arabie Saoudite peut compter sur une grande marge de manœuvre financière afin de combler la diminution de revenus pétroliers. Le pays n’a pratiquement pas de dette, possède d’énormes réserves financières et a une excellente cote de crédit. Le pays est dans une situation financière très favorable et pourrait supporter une perte de revenus pendant plusieurs années afin de conserver, voire d’augmenter, sa part de marché mondial.

Le pétrole au cœur du conflit chiite-sunnite

Ce qui, par contre, n’est pas le cas d’autres pays producteurs membres de l’OPEP, dont le pouvoir à l’intérieur de l’organisation est moindre. Ces pays, comme le Nigeria, l’Algérie, l’Équateur, le Venezuela sont tous des pays dont les budgets nationaux sont grandement dépendants des revenus tirés de l’exploitation pétrolière. Le maintien du niveau actuel de production contribue à la dépréciation de la valeur du baril et équivaut à une perte de revenus importante pour ces pays. Cet écart entre le « Gulf Three » (Émirats Arabes Unis, Koweit, Arabie Saoudite), parmi les pays les plus financièrement confortables sur le globe, et les autres membres de l’OPEP démontre que l’organisation est divisée entre ceux qui veulent diminuer la production et ceux qui préfèrent maintenir les quotas actuels. (6) (7) (8)

Notons que l’Iran et l’Irak font partie de ces pays qui tirent une partie importante de leurs revenus de la vente du pétrole. Ce produit représente entre 80 et 95% des exportations totales pour ces deux pays. Ainsi, certains analystes avancent que l’Arabie Saoudite ne craint pas réellement le développement du secteur pétrolier nord-américain. Cette baisse de prix cacherait plutôt une tactique politique, car dans cette région du monde, deux forces se disputent une guerre pour le contrôle du Moyen-Orient (9): l’Iran, berceau moderne du chiisme, branche minoritaire dans le monde musulman et l’Arabie Saoudite, lieu d’origine de l’Islam et pays à écrasante majorité sunnite. Ces deux forces s’affrontent souvent par partenaires interposés. La politique de l’Arabie Saoudite s’inscrit dans une longue confrontation avec l’Iran : ils supportent les leaders sunnites locaux dans des zones de guerre en Syrie et en Iraq, tandis que l’Iran fait de même avec les leaders chiites. L’Iran tente de solidifier sa zone d’influence en Irak, dont les champs pétroliers sont principalement exploités par la majorité chiite, ainsi qu’en Syrie où le régime Al-Assad (un régime chiite dans un pays à majorité sunnite) peut compter sur son soutien dans la guerre civile qui a débuté en mars 2011. De son côté, l’Arabie Saoudite voit d’un mauvais œil la création d’un état irakien contrôlé par un gouvernement chiite et qui a activement soutenu la rébellion syrienne depuis le début de la guerre civile. L’Arabie Saoudite voit donc dans la baisse du prix du pétrole une opportunité pour nuire à son ennemi direct et limiter sa zone d’influence en lui coupant les revenus provenant de la vente.

La filière russe

Une autre explication possible serait l’alliance stratégique entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite afin de nuire à la Russie, premier producteur pétrolier mondial. Depuis l’annexion de la Crimée à la Russie et le début du conflit entre séparatistes pro-russes et le gouvernement ukrainien, l’Occident a déployé un grand nombre de sanctions économiques punitives envers la Russie. Le maintien des niveaux de production défendu par l’Arabie Saoudite permettrait aux États-Unis et à leurs alliés de priver la Russie de revenus importants, menaçant l’économie du pays d’une récession. (10) De plus, la Russie est un allié de l’Iran et de la Syrie. D’ailleurs, la seule base navale russe en Méditerranée se situe dans la région syrienne, plus précisément à Tartous. Ainsi, il pourrait exister un consensus entre l’Arabie Saoudite et l’Occident afin d’attaquer économiquement la Russie.

Certes à première vue, les États-Unis joueraient un jeu dangereux, car la baisse du prix risque de nuire à son florissant secteur de l’exploitation pétrolière. Mais l’industrie peut se transformer afin de s’adapter à un pétrole de moindre valeur. Les compagnies indépendantes, rendues vulnérables par la difficulté à rentabiliser leurs opérations, pourraient être acquises par des géants pétroliers qui peuvent absorber des opérations moins rentables, voire déficitaires et considérer la transaction comme un investissement à long terme. Selon William Arnold, ancien cadre chez Royal Dutch Shell, les acheteurs potentiels s’intéressent particulièrement aux réserves contrôlées par ces compagnies indépendantes. La valeur des producteurs de gaz de schiste ayant chuté d’environ 25% en un an, les opportunités pour les ExxonMobill, Shell et autres multinationales se multiplient. Cette transformation de l’industrie éliminerait les producteurs les plus faibles en plus de forcer l’industrie à utiliser les profits accumulés afin d’investir dans la recherche et le développement de procédés et de technologies plus efficaces, toujours dans l’optique d’assurer un retour en capitaux intéressant pour les investisseurs. (11) (12) (13) Autrement dit, le défi que représente la chute des prix devient une opportunité afin de solidifier l’industrie et la rendre plus efficace.

Ainsi, si les causes de ce phénomène sont multiples et complexes les conséquences le sont aussi. Les réalités économiques et politiques s’entrecroisent : la baisse du prix du pétrole devient une arme politique. Les consommateurs de pétrole, que ce soit les particuliers ou les entreprises, profitent présentement d’une accalmie dans ce marché crucial, leur permettant de faire des économies. Pourtant, ce marché du pétrole n’en est pas à ses premières variations. Il est probable que le prix du baril reparte éventuellement à la hausse, notamment par la diminution mondiale éventuelle possible de l’offre de la part des producteurs. Les réjouissances prendront fatalement fin un jour.

N’oublions pas que le pétrole n’est pas une simple marchandise commerciale. Son importance capitale dans l’économie mondiale la transforme en une arme utilisée entre les nations. Chaque dollar dépensé à la pompe devient une munition dans une guerre économique complexe. Peut-être serons-nous les prochaines victimes de celle-ci, les pays producteurs ayant prouvé qu’ils n’hésiteront pas à fluctuer descendre le prix de cette commodité selon leurs intérêts géopolitiques. Dans ce contexte, il serait plus sage de continuer nos efforts afin de développer une indépendance économique et politique envers ce produit, dont la consommation est l’une des principales causes du réchauffement climatique, du smog dans les villes, sans compter les impacts des incidents liés à l’exploitation et au transport.Cette guerre économique démontre encore une fois l’urgence de nous débarrasser de notre surconsommation pétrolière au plus vite.

* Le pétrole conventionnel réfère à l’exploitation par des techniques conventionnelles d’extraction, c’est-à-dire en siphonnant la nappe de pétrole qui se situe sous terre. Le pétrole non-conventionnel réfère à l’exploitation par des nouvelles techniques d’extractions, comme le pétrole de schiste, les sables bitumineux, etc.

(1) http://www.eia.gov/totalenergy/data/monthly/#petroleum
(2) http://www.eia.gov/forecasts/steo/report/global_oil.cfm
(3) http://uk.reuters.com/article/2014/11/27/uk-opec-meeting-idUKKCN0JB0M420141127
(4) http://www.reuters.com/article/2014/11/28/us-opec-meeting-shale-idUSKCN0JC1GK20141128
(5) http://www.ft.com/cms/s/0/0668b928-83d7-11e4-9a9a-00144feabdc0.html#axzz3OYq5Emgi
(6) http://www.bbc.com/news/business-30876920
(7) http://www.bloomberg.com/news/articles/2014-12-02/saudi-venezuela-opec-split-plays-out-behind-closed-doors
(8) http://www.hellenicshippingnews.com/a-guide-to-the-inner-workings-of-opec/
(9) http://foreignpolicy.com/2014/12/23/is-saudi-arabia-trying-to-cripple-american-fracking-oil-iran/
(10) http://www.reuters.com/article/2014/12/22/us-russia-crisis-economy-poll-idUSKBN0K01LT20141222
(11) http://www.reuters.com/article/2014/12/10/oil-ma-idUSL6N0TT2SG20141210
(12) http://www.mcall.com/news/local/mc-marcellus-shale-wells-for-sale-20141123-story.html
(13) http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-03-11/get-ready-for-oil-deals-shale-is-going-on-sale

Black Lives Matter : (Re)Naissance d’un mouvement de libération noire

Black Lives Matter : (Re)Naissance d’un mouvement de libération noire

Par Rémy-Paulin Twahirwa

Plus qu’un simple mot-clic sur Twitter ou Facebook (#BlackLivesMatter), Black Lives Matter est devenu un véritable mouvement qui s’organise tant aux États-Unis qu’au Canada, mais aussi au Ghana. Pour certains, il s’agit d’une continuation du travail de conscientisation et de libération des hommes et des femmes Noir-es initié par les penseur-e-s comme Martin L. King, Malcom X ou Angela Davis. Pour d’autres, il s’agit d’une toute nouvelle formulation de ce qu’est être un homme ou une femme Noir-e en Amérique du Nord. Qu’en est-il réellement ?

Février 2012, Floride, États-Unis. Un jeune afro-américain de dix-sept ans meurt à la suite d’une « altercation » avec un « vigilante » (1). Ce dernier fait un appel à la police avant le drame : « Ce type prépare un mauvais coup, ou il est drogué ou dans le genre », décrit-il au répartiteur. « OK, et ce gars est-il Blanc, Noir ou Hispanique ? » « Il a l’air d’un Noir. » Après avoir décrit l’habillement de l’individu, le surveillant du quartier donne des précisions sur l’emplacement. Le répartiteur assure qu’une patrouille est en chemin. Soudain : « Merde, il court! », annonce le « vigilante ». « Est-ce vous le suivez ? », demande le répartiteur. « Ouais. » « Ok, nous n’avons pas besoin que vous le fassiez. » À la fin de l’appel, le « vigilante » s’identifie par son nom, George Zimmerman. Avant de raccrocher, le vigile bénévole accepte de rencontrer un officier de police à une boîte aux lettres non loin de chez lui (2). Cette rencontre n’aura jamais lieu.

Dans sa déposition, le « vigilante » dit avoir été attaqué par l’adolescent — plus tard identifié comme Trayvon Martin — et avoir agit par légitime défense. En juin 2013, un jury le déclara non coupable à la suite d’un procès très médiatisé. C’est à la suite de ce jugement qu’Alicia Garza, Patsrisse Cullors et Opal Tometi, lancèrent le mouvement Black Lives Matter (littéralement : « Les vies des Noir-es comptent », ci-après BLM).

Dans une récente entrevue accordée à la revue américaine n+1, Alicia Garza revient sur les origines du mouvement1(3). « Black Lives Matter a commencé quand George Zimmerman a été acquitté du meurtre de Trayvon Martin. Nous suivions l’affaire depuis longtemps. […] Il y avait véritablement quelque chose de dégueulasse dans la façon dont les médias traditionnels — autant au sein des Noir-es et des personnes de couleur — tentaient de trouver une raison pour laquelle Trayvon était mort. Ils cherchaient dans sa famille, dans son comportement, vous savez, ils ont tout fait pour blâmer le pauvre enfant pour son propre meurtre. […] Lorsqu’il [Zimmerman] a été acquitté, ce fut comme un coup de poing. Je me rappelle que j’étais assise et que je discutais avec des amis. Il n’y avait rien à dire, mais nous voulions juste être ensemble. Beaucoup de ce que je voyais sur les réseaux sociaux était qu’ils n’allaient jamais accuser et arrêter quelqu’un pour avoir tué un enfant noir. Je me disais : ça ne me satisfait pas. Je n’étais pas satisfaite du “Je vous l’avais dit” et je n’étais pas satisfaite du nihiliste “Cela n’arrivera jamais.” »

Ainsi, avec l’aide de Cullors et Tometi, deux activistes transgenres, Garza lançait une page Facebook et un Tumblr dans le but de créer un espace de partage, d’échange, de collaboration et de discussion entre les membres de la communauté noire. « Nous demandions aux gens de partager avec nous ce qu’ils faisaient pour construire un monde dans lequel la vie des Noir-es compte », indique Garza dans l’entrevue.

La condamnation en 2011, puis l’emprisonnement de CeCe McDonald en 2012 redonnent une nouvelle signification au mouvement (4). En effet, à l’origine de BLM, il y avait une volonté forte de sensibiliser la population américaine à la violence faite aux femmes noires, en particulier les femmes transgenres (5). « Nous avons utilisé [#blacklivesmatter] afin de conscientiser les gens. C’est Trayvon, c’est Renisha, et c’est CeCe, et ce sont tous et toutes des Noir-es. Être Noir-e signifie beaucoup de choses. Nous formons une communauté très diversifiée et très puissante. Nous devons commencer à le réaliser. Ce n’est pas seulement être inclusif, c’est en fait être sûr que tant que nous ne sommes pas tous et toutes libres, aucun-e de nous l’est », clarifie l’activiste (6).

Quelques mois après l’acquittement de Zimmerman, le meurtre crapuleux de Renisha McBride, l’emprisonnement de CeCe McDonald, deux hommes noirs, Micheal Brown et Eric Garner, sont tués par des policiers blancs.

Dans le premier cas, Michael Brown n’était pas armé. Avant d’être abattu, il aurait levé les mains en l’air et crié à l’officier Darren Wilson : « Ne tirez pas !» (« Don’t shoot ») Dans le second incident, une vidéo diffusée sur Internet montre Eric Garner au sol. Un agent de police, Daniel Pentaleo, le maîtrise à l’aide une technique illégale d’étranglement. Il est possible de voir que Garner lève le bras pour signaler son malaise. Il crie aux policiers qui l’entourent : « J’étouffe » ( « I can’t breath »). Ferguson, petite bourgade du Missouri composée d’une population majoritairement Noire — mais non représentée dans les institutions de la ville, notamment au sein du service de police — deviendra en quelques semaines le lieu de convergence de plusieurs personnalités, activistes et sympathisant-es de BLM. Dans les jours suivants, plusieurs centaines, voir des milliers de manifestant-es occuperont les rues de nombreuses villes américaines en scandant ou portant les slogans du mouvement BLM : « I can’t breath », « Don’t shoot », « Black Lives Matter ».

En octobre 2014, au plus fort de la « Bataille de Ferguson », Alicia Garza publiait un puissant manifeste décrivant le mouvement qu’elle avait aidé à mettre sur pied : « Black Lives Matter est une contribution qui va bien au-delà des exécutions extrajudiciaires des personnes noires par la police et les vigilantes. Il va au-delà du nationalisme étroit qui s’observe dans certaines communautés noires demandant aux personnes noires d’aimer noir, de vivre noir et d’acheter noir, gardant ainsi les hommes hétéros au-devant du mouvement et laissant dans l’ombre nos soeurs queer et trans ainsi que les personnes handicapées. […] Il place en son centre les personnes qui ont été marginalisées des mouvements de libération. C’est une tactique pour (re)construire le mouvement de libération noire. »2 Très rapidement, cet appel trouvera écho au-delà des États-Unis, notamment au Canada.

De Ferguson à Montréal : une internationalisation de BLM

Deux éléments caractérisent les mouvements sociaux contemporains : d’abord, la propension des groupes sociaux mobilisés à se servir des nouvelles technologies d’information et de communication, en particulier les réseaux sociaux, à des fins de mobilisation ; ensuite, leur tendance à se diffuser en dehors des frontières géographiques3. En ce sens, BLM n’est pas différent : une forte présence sur les médias sociaux a favorisé le développement d’un capital de sympathie en dehors des frontières nationales qui a pu s’observer par une couverture médiatique plutôt positive dans de nombreux médias traditionnels. Pourtant, il serait assez simpliste de s’arrêter au seul facteur technologique. Il existe également des motivations sociopolitiques qui ont contribué à la popularisation de BLM au-delà des États-Unis : d’une part, la question de la brutalité policière et, d’autre part, celle de la discrimination raciale.

Ainsi, alors que les premières images en provenance de Ferguson ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux, le mouvement a rapidement trouvé des appuis à l’extérieur du pays. Ce fut le cas, par exemple, avec les militant-es palestinien-nes qui publiaient des messages de soutien et des conseils aux manifestant-es de Ferguson4. Au Canada, des rassemblements ont été organisés dans plusieurs villes dont Montréal, où une veillée en solidarité avec les manifestant.es de Ferguson devant les bureaux de la Fraternité des policiers et policières de Montréal.

Dans une entrevue avec Scott Neigh (2014)5, Yolen Bollo-Kamara, présidente de l’association étudiante de l’Université de Toronto et une des activistes ayant formé un collectif associé au mouvement Black Lives Matter à Toronto (la Black Lives Matter-Toronto Coalition), explique la frustration palpable au Canada à l’annonce de l’acquittement de Darren Wilson. « Nous nous sommes rassemblé-es parce que nous étions inquiet-es, dégoûté-es et déçu-es par la non-inculpation du policier blanc qui a tué Mike Brown. », se rappelle l’activiste. « Au début, c’était notre indignation et notre frustration collective, [mais aussi] le sentiment qu’aux États-Unis, au Canada et ailleurs dans le monde, d’une façon ou d’une autre, quand des personnes noires sont tuées par des policiers […] il n’y a pas de responsabilité pour ça. […] Il est important pour nous de rappeler qu’effectivement, la vie des personnes noires compte et donc que quelqu’un doit être tenu responsable pour ces actes. »

Il est en effet important de rappeler que depuis plusieurs années déjà, une impression d’imputabilité judiciaire des services de police renforce le sentiment de méfiance à leur égard au sein des certaines communautés ratissées. Ainsi, dans un colloque international intitulé « Rétablir la confiance entre la population et la force policière », l’ancien commissaire à la déontologie policière du Québec, Claude Simard, rappelait que « l’essentiel des activités policières échappe à tout mécanisme de contrôle »6 . Or, pour les Canadien-nes issu-es de minorités visibles, en particulier les personnes noires et les autochtones, l’absence de mécanismes de contrôle s’accompagne d’une surreprésentation carcérale et d’une propension plus grande pour ces personnes d’être victimes de bavures policières7;8.

Le profilage racial, par exemple, est une réalité que vivent plusieurs personnes noires au Canada. En 2010, un rapport de Mathieu Charest9 — dont une version « brouillon » avait fuité dans les médias10 — soulignait que les contrôles d’identité à répétition étaient une pratique récurrente dans les quartiers « noirs » de Montréal, à savoir Montréal-Nord et Saint-Michel. Malgré une critique concernant la méthodologie de sa recherche par la Direction du Service de police de Montréal (SPVM), Charest faisait savoir dans la deuxième version de ce rapport que cette « objection méthodologique » n’effaçait en rien le fait que les personnes noires sont plus propices d’être arrêtées sur la base de motifs faibles »11. ). Eid et Turenne rappellent que les conséquences pour les personnes racisées victimes de profilage racial de la part des forces de l’ordre sont nombreuses : perte de confiance en soi, affaiblissement du sentiment d’appartenance citoyenne, sentiment de révolte, violence verbale et physique, méfiance envers les institutions de l’ordre établi12.

Comme aux États-Unis, dans le cas où des personnes noires sont abattues par des policier-es (blancs-ches, le plus souvent), ces dernier-ières sont pour la plupart acquité-es. À ce sujet, l’organisateur communautaire torontois Ajamu Nangwaya12 a publié une liste compilant une cinquantaine de noms d’afro-canadien-nes ayant été abattu-es par des policiers-ières depuis 1911. Dans une majorité de cas, aucune accusation criminelle visant un-e policier-ère n’est portée.

En somme, ces deux phénomènes accentuent au sein des communautés noires canadiennes un sentiment que les manifestant.e.s de Ferguson ont exprimé tout haut : une méfiance envers une institution supposée les protéger. Afin d’y faire face, Nangwaya souligne que les mobilisations spontanées dans les rues ne suffisent pas en raison de leur nature éphémère. Il faut, selon lui, des mesures concrètes et permanentes pour conscientiser la population canadienne sur l’enjeu de la violence policière, mais aussi et surtout offrir des outils aux communautés qui en sont les victimes13. Ainsi, il suggère entre autres l’organisation d’ateliers éducatifs sur les droits civiques dans les communautés noires et la constitution d’un programme de monitorage audiovisuel des actions policières (à l’instar de ce que faisait le Black Panther Party et de ce que Nangwaya a commencé à faire plus tôt, en juillet 2013) 14. Ce que suggère Nangwaya, ce n’est pas d’attendre des autorités politiques qu’elles changent le système afin de construire un monde où les vies des personnes noires comptent — car l’attente peut être longue et les résultats, décevants— c’est plutôt que chacun.e de nous passe à l’action, maintenant, sans attendre, dans nos milieux de vie, dans nos institutions, partout où toutes ces vies sont menacées. « Black Lives Matter n’est pas un moment, c’est un mouvement », peut-on lire sur le site officiel de BLM. C’est aussi un état d’esprit qui n’a pas de frontières.

Entre héritage et défi

Le 1er février 2015, le ministre canadien du Multiculturalisme, Jason Kenney, a qualifié la contribution des personnes noires au sein de la fédération canadienne de « fier héritage [qui] remonte au tout début de l’histoire du Canada. » Cette déclaration visait donc à reconnaître « les grands sacrifices et les énormes contributions de cette communauté » dans le développement du pays15. Cela étant dit, le Mois de l’histoire des Noir-es semble être le paravent idéal des gouvernements fédéral et provincial visant à occulter les relations complexes et historiques, souvent oppressives, que vivent les personnes noires au sein de la grande « mosaïque » canadienne. Ainsi, M. Kenney, comme le gouvernement qu’il représente, ferme les yeux sur les différents problèmes raciaux que vivent les hommes et les femmes noir-es, afin de donner l’image d’un Canada colorblind. À ce titre, pour la majorité de la population du pays, Ferguson demeure Ferguson, Missouri. Aucune comparaison ne peut être faite avec ce qui se passe au Canada.

Pourtant, au Québec, une pratique raciste, le blackface, maintes fois critiquée par diverses associations, continue d’être défendue par certaines personnes qui n’y voient rien de dégradant. Pourtant, nous avons des hommes et des femmes noir-es qui remplissent nos prisons, et encore là, on n’y voit pas de racisme. Pourtant, nous avons des hommes et des femmes noir-es qui sont harcelé-es, violenté-es et, parfois même, abattu-es dans nos rues par des individus supposés les protéger. Pourtant, les institutions de pouvoir (les universités, les palais de justice, les parlements, etc.) continuent d’être dirigées majoritairement par des hommes blancs. Ce n’est pas du racisme, déclare-t-on. Ce que nous venons de voir, c’est qu’au sein des communautés noires, le doute persiste.

Ancre Les leçons que nous, hommes et femmes noir-es, pouvons tirer du mouvement BLM sont nombreuses et précieuses. À mon sens, l’une d’elles, est qu’il faut confronter nos institutions à leur propre racisme (8). L’héritage, pour les communautés noires canadiennes, n’est pas seulement de l’ordre des accomplissements, mais aussi des défis qui nous attendent en tant que peuple, non seulement, comme le disait Angela Davis, pour libérer nos esprits, mais aussi nos sociétés.

1. Le « vigilante » réfère à une personne qui pratique l’autojustice (ou « vigilantisme »), c’est-à-dire qui tend à remplacer la justice étatique lorsque celle-ci est jugée ou perçue comme défaillante.

2. Nous avons traduit ces extraits. La transcription originale de l’appel téléphonique est disponible sur le site de la revue Mother Jones à http://www.motherjones.com/documents/326700-full-transcript-zimmerman

3. Nous avons traduit ces extraits. Pour l’intégralité de l’entrevue, voir Garza et Kauffman (2015)1.

4. Le 5 juin 2011, une jeune femme transgenre, CeCe McDonald était attaquée par un homme blanc, Dean Schmitz. Ce dernier, ainsi qu’une femme du nom de Molly Flaherty, avait proféré des propos injurieux, racistes, homophobes et transphobes envers CeCe McDonald et ses ami-es — ce qui avait conduit à l’accrochage entre les deux groupes. Forcée de se défendre, McDonald a porté un coup mortel à son assaillant. En 2012, afin d’éviter une peine de 80 ans de prison pour meurtre, la jeune femme accepte de plaider coupable pour homicide involontaire.

5. Sur le sujet, voir l’article de Fabrice Carlat : http://yagg.com/2012/06/13/cece-mcdonald-en-prison-pour-setre-defendue-contre-un-agresseur-transphobe-et-raciste/

6. Comme le rappel Alicia Garza dans un article qu’elle a rédigé en octobre 2014, il importe de souligner l’influence des luttes LGBT dans le mouvement Black Lives Matter. Ainsi, Garza critique sévèrement dans son texte les médias de masse et les entreprises pour avoir « volé » le mouvement aux femmes queer.

7. Un texte de Harsha Walia (2014)14 critique cependant la tendance à juxtaposer, voire amalgamer, la discrimination raciale que vivent les autochtones et celle que vivent les personnes noires au Canada. Walia indique que l’une et l’autre sont très différentes (sur le plan historique, économique, sociale, etc.) et que de les associer, c’est ne pas reconnaître les expériences discriminantes de l’un ou l’autre groupe.

1Garza, A. & Kauffman, L. A. (2015, 20 janvier). « A Love Note to Our Folks ». n+1 (En ligne seulement). Repéré à https://nplusonemag.com/online-only/online-only/a-love-note-to-our-folks/
2Garza, A. (2014, 7 octobre). « A Herstory of the #BlackLivesMatter Movement ». The Feminist Wire. Repéré à http://thefeministwire.com/2014/10/blacklivesmatter-2/
3Della Porta, D. & Mattoni, A. (2015). Social Networking Sites in Pro-democracy and Anti-austerity Protests: Some Thoughts from a Social Movement Perspective.  Dans Trottier, D. & Fuchs, C. (dir). Social Media, Politics and the State : Protests, Revolutions, Riots, Crime and Policing in the Age of Facebook, Twitter and Youtube, (p. 39-63). Routledge 
4Molloy, M. (2014, 15 août). « Palestinians tweet tear gas advice to protesters in Ferguson ». The Telegraph. Repéré à http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/northamerica/usa/11036190/Palestinians-tweet-tear-gas-advice-to-protesters-in-Ferguson.html
5Neigh, S. (2014). Inside the #BlackLivesMatter organizing in Toronto [Podcast]. Repéré à http://rabble.ca/podcasts/shows/talking-radical-radio/2014/12/inside-blacklivesmatter-organizing-toronto
6Simard, C. (2006, 20 octobre). « Rétablir la confiance entre la population et la force policière ». Colloque Approche internationale de la déontologie policière. Repéré à http://www.deontologie-policiere.gouv.qc.ca/fileadmin/deonto/documents/publications-administratives/commissaire/Colloque_Paris_confiance.pdf 7Trevethan, S. & Rastin, C. (2004). Profil de délinquants sous responsabilité fédérale, membres de minorités visibles, incarcérés et sous surveillance dans la collectivité. (Rapport de recherche R-144). Service correctionnel du Canada. Repéré à http://www.csc-scc.gc.ca/recherche/r144-fra.shtml
8Gottschall, S. (2012). Diversité ethnique des délinquants admis dans les établissements fédéraux canadiens. (Rapport de recherche R-263). Service correctionnel du Canada. Repéré à http://www.csc-scc.gc.ca/recherche/005008-0263-fra.shtml 9Charest, M. (2009). Mécontentement populaire et pratiques d’interpellations du SPVM depuis 2005: Doit-on garder le cap après la tempête ? (Brouillon). SPVM-Section de recherche et planification. Repéré à http://www.spvm.qc.ca/upload/documentations/Mecontentement_populaire_et_pratiques_dinterpellations.pdf
10Handfield, C. (2010, 9 août). « Profilage racial au SPVM : un rapport alarmant ». La Presse. Repéré à http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201008/08/01-4304900-profilage-racial-au-spvm-un-rapport-alarmant.php
11Charest, M. (2010). Mécontentement populaire et pratiques d’interpellations du SPVM depuis 2005: Doit-on garder le cap après la tempête ? Mise à jour des données (2001-2008). (Document de travail). SPVM-Section de recherche et planification. Repéré à http://www.spvm.qc.ca/upload/documentations/Mecontentement_populaire_mise_a_jour_2008.pdf
12 Eid, P. & Turenne, M. (2010). Profilage racial, document de consultation sur le profilage racial, Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, cat. 12.120-1.8.1, mars, 41p. Repréré à http://www.cdpdj.qc.ca/publications/profilage_racial_consultation.pdf
13Nangwaya, A. (2013, 25 juillet). « Fact Sheet on Police Violence against the African Community in Canada (Updated in July 2013) ». Toronto Media Co-op Repéré à http://toronto.mediacoop.ca/fr/blog/ajamu-nangwaya/18378
14Nangwaya, A. (2013, 13 août). « Police Are Not Protecting Us ». Huffington Post Canada. Repéré à http://www.huffingtonpost.ca/ajamu-nangwaya/mobilization-against-police-violence_b_3746002.html
15Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). (2015, 1 février). Déclaration : Le ministre Kenney fait une déclaration à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs. Repéré à http://nouvelles.gc.ca/web/article-fr.do?nid=927359
16Walia, H. (2014, 17 décembre). « Do Black Lives Matter in Canada ? » Rabble.ca. Repéré à http://rabble.ca/columnists/2014/12/do-black-lives-matter-canada