Temps des fêtes : refuser la surconsommation

Temps des fêtes : refuser la surconsommation

La période des fêtes appelle à une surconsommation matérielle et alimentaire, qui génère du gaspillage et une lourde empreinte écologique. Pour y remédier, des initiatives émergent pour encourager les alternatives responsables et durables, remettant en question les traditionnels excès de fin d’année.

Le temps des fêtes arrive, et avec lui un bilan environnemental désastreux. Comme chaque année, les Canadien·nes jetteront 540 000 tonnes de papier d’emballage, 99% des cadeaux seront jetés ou inutilisés 6 mois après leur réception[1], le tout pour 972$ de dépenses en moyenne[2].

« Noël, c’est une période où il y a beaucoup, beaucoup de consommation », relate Anthony Côté-Leduc, chargé de communication à Équiterre. La tradition chrétienne est aujourd’hui davantage consumériste, certaines pratiques ayant été « créées de toutes pièces par des industries pour vendre davantage de produits. » En conséquence, « c’est la période de l’année où dans les centres de tri on observe le plus de matière générée », constate Daphnée Champagne, conseillère en communication à Recyc-Québec.

Pour Vincent Edin, journaliste spécialisé notamment en environnement, c’est « une gigantesque hypocrisie. » La surabondance incitée durant le temps des fêtes est pour lui déconnectée des réalités sociales et environnementales. « On nous vend un narratif qui ne correspond plus à rien. »

Face à cette dissonance entre le temps des fêtes et les enjeux environnementaux, des alternatives à la surconsommation sont imaginées par des organismes et des citoyen·nes soucieux de leur empreinte écologique. 

Trop de cadeaux ?

Ce que nous surconsommons le plus durant les fêtes, selon Anthony Côté-Leduc, ce sont les cadeaux, qui engendrent beaucoup de pollution. Ils nécessitent en effet des ressources pour la production, le transport, l’emballage, puis le recyclage. Dans la plupart des cas, ils ne seront plus utilisés au bout de six mois.

« On peut offrir des choses qu’on fabrique nous-mêmes », rappelle Femke Bergsma, coordonnatrice de l’écoquartier Lachine, qui sensibilise et mobilise les citoyen·nes à la transition socioécologique. Chaque année, l’organisme offre un atelier pour fabriquer des cadeaux soi-même à partir de matériaux recyclés. Les familles du quartier viennent y bricoler toutes sortes d’objets, de cartes, et d’emballages. Pour Mme Bergsma, recevoir un cadeau de « quelqu’un qui a passé du temps à le fabriquer, qui a mis de l’amour dedans, est très différent de juste recevoir un truc qui a été acheté en magasin. » De plus, l’atelier est également un lieu de socialisation et de rencontres, loin de l’anonymat des grands centres d’achat. 

L’éco-quartier Lachine propose de fabriquer des cadeaux à partir de matériaux recyclés – image fournie par l’organisme

Certaines personnes optent plutôt pour des marques locales et écoresponsables afin de réduire l’empreinte environnementale de leurs achats de Noël. Plusieurs entreprises québécoises offrent en effet des produits durables et écologiques. Lorraine Tremblay a cofondé Sac en vrac, une marque de sacs réutilisables, « pour éliminer le plus de sacs de plastique possible », raconte-t-elle. Aujourd’hui, sa gamme de produits touche aussi à l’art de la table, au jardinage urbain et au bien-être. Le tout fabriqué au Québec par des entreprises d’insertion sociale, et de la manière la plus écoresponsable possible : les emballages sont recyclés et recyclables, les encres sont écologiques, et le transport est électrique. « Je trouve ça déplorable que les gens achètent [leurs cadeaux] sur des plateformes […] c’est extrêmement polluant », confie Mme Tremblay, qui estime que l’offre locale et écoresponsable québécoise est suffisamment importante pour y trouver des cadeaux de Noël.

Une autre alternative à la pollution générée par les cadeaux est… de ne simplement pas s’en offrir. C’est l’option choisie par Vincent Edin, qui a plébiscité sa famille pour mettre fin au traditionnel échange de cadeaux, à l’exception des enfants. Dans sa belle-famille, un compromis a été trouvé autour d’un secret Santa, où chaque personne offre un cadeau à une autre. Des pratiques pour refuser la « surabondance artificielle » encouragée par le temps des fêtes : « On n’a pas besoin de tous ces cadeaux […] pour passer une bonne soirée. »

Le rituel des cadeaux, bien ancré dans la tradition, n’apporte pas nécessairement que du bonheur aux consommateur·rices. Au contraire, il peut constituer une charge mentale et un stress financier importants. « Ma famille et ma belle-famille me remercient de ne plus avoir à courir dans les grands magasins blindés pour dépenser l’argent qu’ils n’ont pas, […] et pour offrir des cadeaux qui ne font pas plaisir », raconte Vincent Edin.

Du gaspillage alimentaire

La surconsommation du temps des fêtes est aussi alimentaire. « Évidemment, quand on est rassemblés en famille, on est généreux, on a tout le temps peur de manquer, et on prévoit beaucoup de portions », estime Daphnée Champagne de Recyc-Québec. Tout en rappelant que les ménages canadiens gaspillent chaque année plus de 2,2 millions de tonnes de nourriture [3]. Pour encourager une consommation plus responsable dans le temps des fêtes, Recyc-Québec a publié un guide des pratiques écoresponsables. Parmi elles, des astuces pour mieux prévoir les quantités et gérer les restants.

La motivation à changer ses habitudes

Malgré le triste bilan écologique du temps des fêtes, la tendance demeure à la surconsommation. Les citoyen·nes sont-ils réellement prêts à changer leurs pratiques pour le motif environnemental ? Daphnée Champagne veut croire que oui : « La motivation environnementale de faire le bon choix, elle est bien présente. Ce qui est important pour nous, c’est d’y aller étape par étape. » Recyc-Québec veut ainsi adopter une approche encourageante à l’égard des consommateur·rices. « On n’est pas là pour être moralisateur, ou pour dire ce que les gens doivent faire à la maison. »

La cofondatrice de Sac en vrac Lorraine Tremblay croit également que « les gens sont fiers d’offrir des produits écoresponsables et réutilisables. » Depuis quelques semaines, elle observe un engouement pour les produits de sa marque.

De son côté, Vincent Edin pense néanmoins que globalement, « les gens ne sont pas prêts [à changer leurs pratiques], parce qu’il y a une dépendance à la consommation. » Malgré sa volonté d’y croire, il estime que l’on « vit un backlash ultra-consumériste. » L’image restrictive et ennuyante de l’écologie contraste selon lui face aux discours consuméristes qui valorisent le confort et l’abondance. 

La portée des gestes individuels

La motivation à changer ses habitudes de consommation est également freinée par l’idée que les gestes individuels n’ont pas d’impact. « Est-ce que les petits gestes suffisent à eux seuls ? La réponse est non. Mais est-ce qu’ils ne servent à rien ? Vraiment pas », insiste Anthony Leduc-Côté. Pour lui, ainsi que pour les autres expert·es rencontré·es, les actions individuelles mènent à des actions collectives plus grandes. 

Femke Bergsma, qui coordonne les ateliers de l’écoquartier Lachine, soutient que « c’est vraiment une mauvaise excuse » de ne pas changer son comportement sous prétexte que d’autres polluent davantage. Selon elle, il « faut bien commencer quelque part, et le plus facile c’est par soi-même. » Elle finit par nous conter l’histoire du « tout petit oiseau » qui tente d’éteindre le feu de forêt en prenant de l’eau dans son bec. Les autres animaux, qui fuient tous, lui disent que ça ne sert à rien. « Mais en fait, il montre aux autres qu’en agissant on peut changer les choses, et que si tout le monde s’y met, l’incendie peut être éteint. »


[1] https://www.theglobeandmail.com/news/national/canadians-to-toss-100000-elephants-worth-of-wrapping-paper-this-year-advocacy-group/article37448496/

[2] https://www.commercedetail.org/research/sondage-du-cccd-sur-le-magasinage-des-fetes-en-2024/

[3] https://www.recyc-quebec.gouv.qc.ca/citoyens/mieux-consommer/gaspillage-alimentaire/

Autodéfense féministe : « C’est exactement ce dont j’avais besoin »

Autodéfense féministe : « C’est exactement ce dont j’avais besoin »

Les cours d’autodéfense féministe sont en expansion à Montréal, remportant l’intérêt de femmes qui veulent apprendre à se défendre contre les agressions. À travers des ateliers d’une journée, le Centre de prévention des agressions de Montréal enseigne des techniques d’autodéfense corporelles et verbales. L’Esprit Libre a participé à l’un de ces cours, et rencontré les participantes.

C’est un samedi matin que certaines attendaient avec impatience. Dans une salle communautaire du Centre-Sud, une douzaine de femmes s’installent sur les chaises qui ont été disposées en cercle. Le Centre de prévention des agressions de Montréal (CPAM) offre ce jour-là l’un de ses cours d’autodéfense par et pour des femmes. Le but est de fournir aux participantes des outils pour se protéger des agressions, qu’elles soient verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles. Dans la salle, des regards intrigués et enthousiastes s’échangent jusqu’à l’arrivée des deux animatrices. Le cours d’auto-défense féministe peut alors commencer.

Lors du tour de présentation, les participantes se présentent, révélant une grande diversité d’âges et d’origines. Pour la coordonatrice du programme Beatriz Muñoz, cela montre que « la violence faite aux femmes arrive partout. » Les participantes expliquent également ce qui les ont motivées à s’inscrire. Certaines sont venues par curiosité, ou par besoin de se sentir plus en sécurité. Elles préparent parfois un voyage, ou alors viennent d’arriver à Montréal. 

D’autres se présentent ici à la suite d’une agression. C’est le cas d’Amanda*, qui a ressenti le besoin d’apprendre à se défendre après avoir subi une tentative d’agression dans un lieu public. Elle s’est mise à la recherche d’un cours pour assimiler les bases de l’autodéfense, « pour ne pas rester comme ça si ça [lui] arrivait une autre fois. » De son côté, Leïla* a été référée par sa travailleuse sociale après une agression physique. « Quand elle m’en a parlé, j’ai tout de suite dit oui. »

Les participantes rencontrées n’avaient jamais entendu parler d’autodéfense féministe auparavant, et entretenaient quelques a priori sur la discipline. Amanda pensait que l’atelier s’adressait avant tout aux victimes d’agressions physiques, ce qu’elle a rapidement déconstruit en voyant que les motivations des participantes étaient diverses. « J’aurais aimé venir sans qu’il m’arrive ce qu’il m’est arrivé », confie-t-elle après coup. De son côté, Leïla avait des appréhensions au niveau physique. Ne s’estimant pas « en très bonne forme », elle ne pensait pas que le cours serait « à la portée de tout le monde. »

L’autodéfense féministe est encore « marginale, même si ça existe depuis très longtemps », rapporte Beatriz Muñoz. La discipline émerge en effet au début du XXe siècle, lorsque les suffragettes s’entraînent au jujitsu pour se défendre des violences policières. Après un temps d’oubli, l’autodéfense est popularisée à nouveau par les mouvements féministes de la deuxième vague. 

Se défendre physiquement

Après un temps de discussion et d’information, les animatrices du cours de samedi invitent les personnes présentes à se lever. C’est le moment de s’entraîner à l’autodéfense physique. Dans un premier temps, les participantes apprennent à donner différents coups avec leur pied, leur talon, leur genou, ou encore leur main. Par la suite, elles prennent connaissance des zones sensibles du corps de l’agresseur à cibler : tibias, parties génitales, abdomen, tempes… En cas d’agression, la loi canadienne prévoit que la victime puisse se défendre avec une « force raisonnable », lui permettant de se mettre en sécurité. 

Pour intégrer les techniques, les animatrices mettent les participantes face à des situations imaginaires. Une personne qui les bloque contre un mur, qui s’allonge sur elles, qui leur tient les bras… Les participantes doivent choisir le coup et la cible les plus efficaces dans le contexte en question, et s’effectuer. Le tout accompagné d’un « cri de pouvoir », visant à créer un effet de surprise et à s’affirmer. Au début timides, les coups et les cris s’affirment progressivement, laissant place à l’enthousiasme ou la colère des participantes.

« On a tendance à penser que les femmes ne sont pas capables d’agir », remarque Beatriz Muñoz. Le CPAM vise justement à montrer à ses usagères que la technique peut primer sur la force, permettant aux victimes de riposter contre des corps plus imposants qu’elles. « Toutes les femmes et les adolescentes sont capables de se défendre, il suffit de développer des moyens », est-il écrit sur le dépliant du programme. De cet apprentissage physique, Leïla retient que « nous, les femmes, on est capables de se défendre. »

Riposter par la parole

Vient ensuite le temps de l’autodéfense verbale. « Quand on parle de se défendre, tout le monde pense à frapper », fait remarquer Beatriz Muñoz. Pourtant, les stratégies verbales sont une « partie essentielle de l’autodéfense féministe », et peuvent servir dans de nombreuses situations de harcèlement ou d’agression. En apparence, cela paraît simple : dire non, faire une scène, nommer le problème ou encore utiliser l’humour. En pratique, peu avaient déjà eu le courage de le faire. « Pourquoi je n’y ai jamais pensé avant ? », se demande Leïla, qui estime que « notre société joue vraiment un rôle là-dedans. » S’imposer pour refuser une situation désagréable va à l’encontre des « affaires intégrées par les femmes », qui veulent que « l’on plaise et que l’on soit douces », corrobore Beatriz Muñoz.

Après avoir listé et illustré les différentes stratégies verbales, les animatrices instaurent des jeux de rôles pour que les participantes puissent se pratiquer. Une blague déplacée lors d’un repas de famille, un collègue qui insiste pour prendre un verre, un inconnu qui les suit dans la rue ou qui les touche dans le métro… Les participantes usent d’une imagination débordante pour contrer ces situations avec les mots, comme en dénonçant la scène publiquement, ou en donnant un ordre autoritaire à l’agresseur. « Juste avec la parole, on peut arrêter une personne », s’enthousiasme Amanda. 

Des agressions de natures multiples

Le cours d’autodéfense du CPAM vise également à sensibiliser les usagères à la diversité des agressions qui existent. Si elles peuvent être physiques et sexuelles, les agressions sont aussi psychologiques et verbales. Banalisées, elles ne sont parfois pas conscientisées comme telles par les victimes, comme les propos discriminatoires, le gaslighting, ou le harcèlement moral. « Lors du cours, j’ai réalisé que certains moments que j’avais vécus étaient en fait des agressions », relate Amanda. L’autodéfense verbale trouve alors toute sa pertinence pour riposter à des situations qui jouent sur l’intégrité psychologique, et non physique, de la victime.

L’imaginaire collectif entretient aussi le stéréotype de l’agression comme étant le fait d’un inconnu armé dans une ruelle sombre, expliquent les animatrices. En réalité, « la majorité des agressions sont commises par des gens qu’on connaît, dans des endroits qu’on connaît », relate Beatriz Muñoz. L’Institut national de santé publique du Québec estime que plus de 8 victimes sur 10 connaissent leur agresseur sexuel. Prendre conscience que les agressions parviennent aussi dans le contexte privé permet de développer le potentiel d’autodéfense des participantes, car « riposter devant quelqu’un qu’on connaît est beaucoup plus difficile. »

Un espace de solidarité

Sur le plan émotionnel, suivre cette formation en autodéfense n’est pas toujours évident pour les femmes présentes. « La nuit suivant le cours, j’ai fait beaucoup de cauchemars », raconte Leïla. Les discussions et les activités peuvent effectivement faire ressurgir des mauvais souvenirs. Les animatrices veillent alors à créer un espace d’écoute et d’empathie, et laissent à chacune le choix de participer. « J’ai trouvé qu’elles avaient les bons mots », remarque Amanda. Même observation pour Leïla, qui a grandement apprécié l’approche employée avec celles qui avaient été victimes d’agressions.

L’empathie émane également du groupe de participantes, qui a développé une solidarité tout au long de la journée. « Les dames qui étaient là, on a l’impression que c’étaient des sœurs », confie Leïla. « On a entendu les récits de chacune, on s’est ouvertes aux autres. » En tant que survivante d’une agression, Leïla souligne la force et la qualité de ce moment partagé.

De cet atelier, les participantes en ressortent avec une confiance décuplée. « Je sais maintenant que je suis capable de me défendre », nous confie Leïla. « Mon agresseur ne peut plus rien faire contre moi. » De son côté, Amanda « encourage toutes les femmes à faire ce cours », pas seulement pour apprendre à se défendre, mais aussi pour écouter les récits d’autres femmes. Après ce samedi formateur, elle poursuivra l’entraînement pour intégrer les techniques apprises. « L’idée est de continuer et de ne jamais arrêter. »

*Les prénoms ont été changés pour conserver l’anonymat des participantes.

L’humour queer en quête de nouveaux publics

L’humour queer en quête de nouveaux publics

L’humour queer s’impose depuis peu sur la scène québécoise, porté par des humoristes qui redéfinissent les codes du rire. Une nouvelle offre qui ravit le public LGBTQ+, jusque-là peu représenté dans l’industrie, mais qui attire également un grand public à la recherche de nouveauté. 

Lorsqu’iels ont créé le Womansplaining show en 2021, les humoristes Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy ne s’attendaient pas à un tel succès. Depuis, iels ont fait le tour du Québec, avec une trentaine de représentations à leur actif. Le Womansplaining show, c’est un spectacle humour féministe et queer, dont la programmation est composée d’humoristes femmes ou issu·es de la diversité sexuelle et de genre. Le projet est né de la volonté de créer un espace dédié à l’humour des femmes et des personnes queer, qui ne se retrouvent pas toujours dans une industrie aux figures et aux récits encore homogènes.

« Quand j’ai commencé l’humour, c’était vraiment une fille par line-up » se souvient Noémie Leduc-Roy, qui se sentait inconfortable dans le milieu. « Tu te sens seul·e, tu sens la pression à cause du fait que tu sois la seule fille ou la seule personne queer ». C’est le manque d’inclusion des soirées d’humour qui l’a poussé à co-créer le Womansplaining show, afin de faire valoir les artistes sous-représenté·es dans l’industrie.

« Il y a encore full de chemin à faire au niveau de la représentativité », d’après l’enseignant à l’École nationale de l’humour François Tousignant. Celui qui dirige également le Festival Minifest estime néanmoins que de nombreux progrès ont été réalisés sur le plan de l’inclusion, grâce à des humoristes qui sont venus « challenger » l’humour dominant.

Parmi ces challenges, on retrouve l’humour queer, en grande progression au Québec. Selon François Tousignant, c’est au début des années 2010 que « le terrain s’est fait », et que la relève queer « est venue prendre sa part de marché ». Mais c’est autour de 2014 que le tournant arrive vraiment, avec « tout d’un coup, de la représentation queer dans pas mal toutes les soirées d’humour ». Aujourd’hui, on compte des humoristes notables tels que Katherine Levac, Mona de Grenoble, ou encore Coco Belliveau. Et des évènements comme Queer and Friends de ComédiHa! ou le Show Queer du Zoofest. Des spectacles au premier rang desquels se trouve un public LGBTQ+, qui a rapidement adhéré à cette nouvelle offre.

Les personnes queer et l’humour

Pourtant, le public queer « s’intéressait beaucoup moins à l’humour que les hétéros », selon l’humoriste Charlie Morin. L’industrie de l’humour, historiquement masculine et hétérosexuelle, n’a pas toujours rallié les personnes qui sortaient du cadre dominant. « C’est sûr que dans les années 90, le modèle c’était un homme sur scène qui parle de sa blonde, puis qui rit d’elle parce qu’elle est un peu ‘‘nounoune’’. » La réticence du public queer est ainsi davantage imputable à l’offre proposé qu’à un réel désintérêt pour l’humour. « Tout le monde aime rire, c’est juste qu’il n’y a rien qui t’intéresse », soutient Noémie Leduc-Roy.

Les humoristes queer se sont ainsi attaqué·es à un public peu friand d’humour, qui s’est finalement révélé très en demande. Lorsqu’il joue dans des soirées d’humour queer en région, « là où il n’y en a jamais », Charlie Morin fait face à un public euphorique. « Le plafond se lève, les gens ne savent plus sur quel mur se pitcher. » La découverte d’un humour qui leur ressemble est révélateur : « c’est tellement puissant de rire à des blagues dans lesquelles tu te reconnais », admet Noémie Leduc-Roy. 

Se reconnaître dans des blagues, c’est aussi voir son vécu queer légitimisé. Dans le Womansplaining show, les humoristes font parfois des blagues sur la LGBTphobie, les agressions, ou le racisme qu’iels ont subi. Un moyen de se réapproprier certaines oppressions, et de soulager le public qui peut en vivre aussi, toujours sur un ton humoristique.

L’humour queer reste de l’humour

L’humour queer peut aussi s’adresser à un public plus large que la communauté LGBTQ+, bien que certain·es soient freiné·es par le caractère explicitement queer du show. « On ne révolutionne pas le cadre, ça reste un show d’humour », rappelle Anne-Sarah Charbonneau. Les humoristes qui participent au Womansplaining show sont aussi « du monde qui jouent au Bordel Comedy Club, et avec les mêmes numéros. » Pour Charlie Morin, l’humour queer est totalement compatible avec le grand public, « les hétéros sont juste intéressé·es à voir de l’humour drôle ».

Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy, les humoristes à l’initiative du Womansplaining show – crédit photo Ariane Famelart

Les salles des shows d’humour queer sont par ailleurs assez diversifiées. Du côté du Womansplaining show, « il y a beaucoup de filles qui viennent avec leur chum ». De celui de Charlie Morin, il y a même « plus de personnes hétéros que queer. » L’humoriste cherche à inclure « plein de gens », car il juge intéressant de les surprendre et de les amener dans le référentiel queer.

Le grand public s’avère finalement réceptif à l’humour queer, selon les retours des humoristes rencontré·es. « Il y a régulièrement des hommes qui viennent nous voir après le show pour nous dire qu’ils adorent ce qu’on fait, que c’est rafraîchissant », témoignent les créatrices du Womansplaining. Charlie Morin estime lui être le « ‘‘fif’’ préféré des hétéros », qui sont souvent surpris de trouver son humour aussi drôle.

Changer les mentalités 

En plus de faire rire le grand public, les humoristes queer le font réfléchir. Les numéros mettent en lumière des réalités LGBTQ+ parfois ignorées, comme le fait Charlie Morin avec l’homoparentalité, ou Anne-Sarah Charbonneau avec la non-binarité. « Mon père vient voir le Womansplaining show et ne comprend pas tout », relate son binôme de scène, « mais ça enclenche de belles discussions. »

« L’humour est vraiment un soft power intéressant pour amener les gens à s’ouvrir un peu plus ». Pour Charlie Morin, faire rire des personnes qui ne pensaient pas rire avec un homme gay est un facteur de changement. L’humour queer serait-il politique ? « Implicitement », oui. Bien que l’objectif soit avant tout d’être drôle, les humoristes LGBTQ+ peuvent aspirer à changer les mentalités par leurs propos, ou même par leur simple présence. Comme le fait remarquer Anne-Sarah Charbonneau, « il manque tellement de représentation que juste d’exister sur scène, c’est déjà très gros. »

Photo à la une : L’humoriste Charlie Morin sur scène – crédit photo Philippe Le Bourdais

Photo 2 : Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy, les humoristes à l’initiative du Womansplaining show – crédit photo Ariane Famelart

Plus qu’un jeu : les ravages de la dépendance aux jeux de hasard et d’argent

Plus qu’un jeu : les ravages de la dépendance aux jeux de hasard et d’argent

Les jeux de hasard et d’argent soulèvent de nombreuses préoccupations de santé publique au Québec. Sans conséquence pour certains, ils peuvent engendrer une dépendance pour d’autres et avoir des conséquences graves dans leur vie.

Loto-Québec fête cette année ses 55 ans. Sur son site internet, la société d’État indique que sa mission est de « gérer l’offre de jeux de hasard et d’argent de façon efficiente et responsable en favorisant l’ordre, la mesure et l’intérêt de la collectivité québécoise »[1]. Pourtant, de nombreux Québécois et de nombreuses Québécoises se retrouvent avec un problème de dépendance aux jeux de hasard et d’argent, ce qui peut avoir un impact négatif dans leur vie et dans celle de leurs proches.

Une enquête de Katia Gagnon et William Leclerc parue dans La Presse en septembre 2018 porte sur les suicides liés à la dépendance aux jeux de hasard et d’argent. Selon cet article, nommé « Le jeu qui tue », en moyenne 18 joueurs pathologiques se sont enlevé la vie chaque année depuis 1995 au Québec[2]. La période entre 1999 et 2004 est la plus meurtrière avec 28 suicides par an. Elle coïncide avec les années où le nombre d’appareils de loterie vidéo était le plus élevé sur le territoire québécois. Le pic maximal a été atteint durant cette période, c’est-à-dire qu’entre 14 000 et 15 000 machines étaient disponibles dans les bars et casinos au cours de ces cinq années.

De plus, une étude de la Direction de la santé publique de Montréal (DSP) datant de 2016 a révélé que l’accessibilité semble plus grande dans des zones défavorisées sur le plan socio-économique, ce qui fait en sorte que les individus qui sont plus à risque de développer une dépendance aux jeux de hasard et d’argent se retrouvent dans un environnement plus susceptible de déclencher cette dépendance. Les conséquences engendrées par la dépendance aux jeux sont nombreuses : faillite, problèmes familiaux, abus de substances, dépression, anxiété, problèmes d’argent, suicides, etc.

Un accès facile

L’accès aux jeux de hasard et d’argent est facilité avec la place grandissante qu’occupent les technologies dans le quotidien de chacun. En 2024, rares sont ceux et celles qui ne disposent pas d’un téléphone intelligent. Selon l’étude annuelle NETendances de l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval, 84 % des adultes québécois avaient un téléphone intelligent en 2022 et 53 % des adultes québécois affirmaient passer trop de temps devant leurs écrans[3].

Non seulement ces appareils créent eux-mêmes une dépendance, mais ils mettent à la disposition des joueurs un moyen d’accéder facilement et en tout temps à des sites de jeux en ligne. De plus, un document disponible sur le site de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) appelé « Les préjudices liés aux jeux de hasard et d’argent en ligne : de l’identification à l’action de santé publique » révèle des faits alarmants[4].

Parmi les informations essentielles, on apprend qu’en 2018, le nombre de joueurs au Québec était estimé à 4,2 millions. De ce nombre, 2 % sont des individus avec des problèmes de jeux, mais pour les adeptes de jeux en ligne, les chiffres montent à 23 %. Les données font aussi état d’une croissance de 37,5 % des revenus d’Espace Jeux en 2017 et 2018, ce qui témoigne d’un essor dans l’adoption du jeu en ligne au Québec[5].

Les joueurs en ligne sont donc plus susceptibles de développer une dépendance au jeu, mais ils risquent également de dépenser des montants d’argent plus importants. « Les données de prévalence au Québec révélaient en 2012 que le jeu en ligne occasionne des dépenses sept fois plus importantes que les autres types de jeu […]. Le jeu en ligne ne constitue donc pas un divertissement inoffensif. »[6]

Les effets de la pandémie

Ce problème est devenu d’autant plus inquiétant lorsque la COVID‑19 a forcé la fermeture des casinos et des commerces et a isolé les citoyens chez eux. Christophe Miville-Deschênes, coordinateur clinique à la Maison L’Odyssée, a constaté l’effet désastreux qu’a eu la pandémie sur les personnes aux prises avec une dépendance au jeu. Le centre de traitement, fermé lors de la pandémie, a pu accueillir à nouveau des patients en 2022.

 À ce moment, M. Miville-Deschênes a remarqué que certaines personnes qui ne jouaient pas avant la pandémie avaient commencé et que d’autres qui jouaient en personne au casino ou dans les bars s’étaient réfugiés sur les sites de jeux en ligne. Une personne, qui avait cessé de jouer pendant de nombreuses années, a aussi recommencé à jouer pendant la pandémie, dit-il.

Une enquête menée par Sylvia Kairouz de l’Université Concordia et Annie-Claude Savard de l’Université Laval montre que la pratique du jeu en ligne a triplé entre 2018 et 2020. L’étude, qui s’intéresse aux effets de la pandémie sur les habitudes de jeu des Québécois et des Québécoises, signale que peu de joueuses et de joueurs ont cessé leur pratique avec la fermeture des lieux de jeu, que certaines et certains ont migré vers les jeux en ligne et que de nouvelles joueuses et de nouveaux joueurs ont commencé à jouer en ligne[7].

Parmi les joueuses ou les joueurs continus (c’est-à-dire celles et ceux qui jouaient avant la pandémie et qui ont continué à le faire lors de celle-ci), 31 % ont déclaré avoir parié plus sur les jeux de hasard et d’argent comparativement à avant la COVID-19. Davantage de joueuses et de joueurs en ligne ont aussi déclaré avoir augmenté la fréquence à laquelle ils s’adonnent aux activités de jeux en ligne que de joueuses et de joueurs qui ont diminué leur fréquence de jeu en raison de la pandémie; les dépenses qui y sont associées et le temps passé à jouer sur ces plateformes sont aussi plus importants. Ces données semblent confirmer celles présentées dans le document de l’INSPQ.

L’étude mentionne également que celles et ceux qui ont avoué jouer davantage durant la pandémie ont affirmé que c’était parce qu’ils avaient plus de temps libre, qu’ils se sentaient seules ou seuls, ou encore qu’ils ne pouvaient pas acheter de billets de loterie en personne ou parce que le jeu les aidait à se détendre. Environ 20 % d’entre eux ont admis jouer plus en raison d’un besoin financier.

Une dépendance qui coûte cher

C’est d’ailleurs durant la pandémie de COVID-19 que la dépendance au jeu de David Fournier-Melançon s’est réellement développée. L’homme, qui avant pariait de petites sommes avec des amis pour le plaisir, a commencé à jouer sans s’imposer de limites. Avec le confinement, il passait inévitablement plus de temps chez lui et il s’ennuyait. Sa vie personnelle allait moins bien à ce moment aussi. Il a donc cherché un moyen de se divertir.

Ce qui le motivait était selon lui l’appât du gain. Il gagnait des petits montants et croyait qu’il allait gagner plus par la suite. De cette façon, il a misé près de 200 000 $ en un an sur Espace jeux, la plateforme de jeux en ligne de Loto-Québec. « En juillet 2022, j’avais dépensé le montant de mon prêt à 34 % et j’étais rendu à aller voir un shylock à 200 % d’intérêt. J’ai compris que j’avais un problème », admet-il. Lorsque sa conjointe l’a su, elle lui a posé un ultimatum : « tu vas en thérapie ou c’est fini! ». C’est à ce moment qu’il s’est rendu à la Maison L’Odyssée pour chercher de l’aide. Au moment de l’entrevue, à la fin de 2023, il fêtait une première année loin de sa dépendance au jeu.

De nombreux coûts sociaux sont associés à cette dépendance : les soins pour les problèmes de santé, les coûts juridiques et judiciaires, les coûts en service policiers et pénaux ainsi que des coûts liés au traitement qui sont utilisés pour la prévention et la recherche.

Mieux vaut prévenir

La société d’État, qui a le monopole sur les jeux de hasard et d’argent au Québec, engendre des profits astronomiques. En 2023, Loto-Québec a rapporté près de 3 milliards de dollars, ce qui représente une augmentation significative de son revenu comparativement aux années précédentes[8]. Une partie de ces profits est redistribuée en tant que dividendes au gouvernement québécois. Au terme de son exercice 2023-2024, Loto-Québec a rapporté avoir remis 1,5 milliard de dollars à ce dernier, qu’il doit, de son côté, investir en prévention[9].

Pourtant, M. Fournier-Melançon déplore le manque de prévention liée à la dépendance aux jeux de hasard et d’argent. « Le jeu, ce n’est pas quelque chose dont on parle du tout et ce n’est pas quelque chose qui se voit, contrairement à l’alcool ou aux drogues », dit-il. Quant à l’avertissement qui apparaît sur le site de Loto-Québec après une heure de jeu, il croit qu’il n’est pas très utile. « On peut jouer tant qu’on le veut », lance-t-il. Il avoue que lorsque le message apparaissait, s’il avait une bonne journée avec des gains, il ne s’en préoccupait pas : « Il n’y a pas grand-chose qui t’empêche de jouer, à part t’exclure ».

Selon lui, les profits engendrés sont trop importants pour qu’une limite soit imposée : « En arrière de ça, il y a toujours un signe de dollar et personne ne va mettre de limitations tant que l’argent rentre ». M. Fournier-Melançon a pris les choses en main pour s’en sortir en s’excluant du site de Loto-Québec pour une période d’un an et en se tournant vers la Maison L’Odyssée pour de l’aide. Il croit qu’il est fondamental d’arriver en thérapie avec la bonne attitude et le désir de s’en sortir et il aimerait que ceux et celles qui souffrent de cette dépendance soient au courant de l’aide offerte. « Ce serait important que les gens sachent qu’il y a des ressources ». Pourtant, même si près de 41 % des joueurs en ligne disent connaître les services d’aide, seulement 2,4 % d’entre eux avouent les avoir utilisés.[10] Les maisons de traitements sont toutes indiquées pour aider ceux et celles qui souffrent de cette dépendance. La Maison l’Odyssée à Sainte-Marie et la Maison Jean Lapointe à Montréal offrent des traitements liés à la participation excessive aux jeux de hasard et d’argent. Info-Santé peut également offrir du soutien et informer les personnes qui le désirent sur les ressources disponibles.

La mission de la Maison L’Odyssée est de venir en aide aux personnes aux prises avec un problème de dépendance au jeu et de cyberdépendance. Elle offre des thérapies et du soutien à ceux et celles dans le besoin. La prévention est également au programme, puisque « le jeu est à portée de main », l’organisme communautaire s’assure donc de faire de la sensibilisation, entre autres, en informant sur les risques associés à ces dépendances[11]. De son côté, l’ancien joueur est sans équivoque : « ça a changé ma vie pour le mieux », lance-t-il, soulagé. Il travaille dorénavant pour la Maison L’Odyssée et tente d’aider les joueurs compulsifs dans le besoin.


[1] Loto-Québec, « Engagée pour la collectivité », 2023, Plan de responsabilité sociétale 2023-2028 de Loto-Québec (lotoquebec.com)

[2] Katia Gagnon et William Leclerc, « Le jeu qui tue », La Presse, 28 septembre 2018, Le jeu qui tue – La Presse+

[3] Université Laval, « Portrait numérique des foyers québécois », 2022, NETendances 2022 Portrait numérique des foyers québécois (ulaval.ca)

[4] Institut national de santé publique, Les préjudices liés aux jeux de hasard et d’argent en ligne : de l’identification à l’action de santé publique, 2018 « Les préjudices liés aux jeux de hasard et d’argent en ligne : de l’idenfication à l’action de santé publique (inspq.qc.ca) »

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Enquête Enhjeu.com, «Portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec : regards sur une transformation amorcée en temps de pandémie», 15 mars 2023, « Microsoft Word – Rapport projet COVID-2023-03-14-FINAL.docx (concordia.ca)»

[8] Statista, «Loto-Québec : revenue 2023», 2023, Loto-Québec: revenue 2023 | Statista

[9] Frédéric Lacroix-Couture, «Loto-Québec a versé un dividende de 1,5 milliard au Trésor québécois», Le Devoir, 6 juin 2024, Loto-Québec a versé un dividende de 1,5 milliard au Trésor québécois | Le Devoir

[10] Op. Cit., note 7.

[11] Maison L’Odyssée, Maison L’Odyssée – Traitement du jeu et prévention à Sainte-Marie (maisonlodyssee.com)

Entreprises et paramilitarisme en Colombie

Entreprises et paramilitarisme en Colombie

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Les alliances entre politiciens, hommes d’affaires et criminels continuent de renforcer la présence paramilitaire en Colombie, garantissant les intérêts d’accumulation et de contrôle territorial. De plus, les processus relatifs à la justice et à la réconciliation sont entrepris dans des pays étrangers. Cela reflète bien la nature du régime politique colombien.

Deux cas récents le confirment : devant un tribunal américain, la multinationale Chiquita Brands est enfin tenue d’indemniser un groupe de victimes (des milliers d’autres sont encore à venir) pour le financement par la multinationale de groupes paramilitaires. Il convient de noter qu’il s’agit d’un cas spécifique, mais que la liste des entreprises qui ont agi de la sorte et qui en ont également bénéficié est assez longue. Parallèlement, en faisant usage de la compétence universelle en Argentine, un groupe de victimes d’exécutions extrajudiciaires (falsos positivos ou faux positifs), des civils tués par l’armée et présentés comme des victimes de combat, avancent dans leur procès contre l’ancien président Álvaro Uribe pour sa responsabilité dans cette affaire.

Cela démontre la nature d’un État qui marche sur les épaules de l’impunité pour survivre, d’un ordre du mal institutionnalisé dirigé par une alliance perverse entre les élites politiques, criminelles, militaires et commerciales qui ont reconfiguré l’État à leur profit, au sein duquel le paramilitarisme continue de jouer un rôle central.

Qu’est-ce que le paramilitarisme?

Le paramilitarisme est un phénomène complexe qui a une longue histoire en Colombie, profondément ancré dans la politique de l’État et soutenu par des intérêts commerciaux.

Plutôt que d’être de simples groupes armés illégaux, les paramilitaires agissent effectivement comme un « État de facto » dans certaines régions, contrôlant le territoire, les ressources et exerçant une influence sur les communautés1Gearoid Ó Loingsigh, « Chiquita, las multinacionales y el baño de sangre en Colombia », 17 juin 2024. Récupéré au  https://www.elsalmon.com.co/2024/06/chiquita-las-multinacionales-y-el-bano.html (Consulté le 8 octobre 2024).

Le paramilitarisme en tant que tel est apparu en Colombie dans les années 1960, sous l’impulsion de la doctrine de sécurité nationale des États-Unis pendant la guerre froide. Les États-Unis, préoccupés par la propagation du communisme, ont encouragé la formation de groupes paramilitaires pour contrer toute sympathie ou tout soutien aux mouvements de gauche2Javier Giraldo, « Los manuales de contrainsurgencia que dan forma al paramilitarismo siguen vigentes: Javier Giraldo », 28 avril 2024. Récupéré au https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9857-los-manuales-de-contrainsurgencia-que-dan-forma-al-paramilitarismo-siguen-vigentes-javier-giraldo (Consulté le 8 octobre 2024).

Contrairement au récit officiel qui le présente comme une réaction de groupes privés à la guérilla, le paramilitarisme a bénéficié de la complicité et du soutien de l’État colombien depuis ses débuts. Le gouvernement colombien, suivant les directives américaines, a publié des décrets et des lois légalisant la livraison d’armes à des groupes civils et la formation de groupes armés en collaboration avec l’armée3José Fernando Valencia Grajales, Juan Jacobo Agudelo Galeano, Alfonso Insuasty Rodríguez (2016). Elementos para una genealogía del paramilitarismo en Medellín, historia y contexto de la ruptura y continuidad del fenómeno (II). Medellín: Kavilando..

Il existe une relation directe entre le modèle économique et la dépossession violente des terres, des biens, des richesses et des ressources. De même, il existe aussi une relation entre ce modèle et les méthodes coloniales recyclées par le néolibéralisme, les méthodes barbares qui violent les droits des peuples. Or, les pays développés, l’Occident, ont appliqué ces méthodes dans tout le Sud mondial et en particulier dans toute notre Amérique.

Cependant, outre le soutien de l’État à cette argumentation, plusieurs entreprises, y compris des multinationales et de grandes entreprises nationales, ont été accusées de financer des groupes paramilitaires pour protéger leurs intérêts économiques et réprimer les syndicats et les organisations sociales qui défendent et revendiquent les droits du travail et de l’environnement.

Des entreprises bananières telles que Chiquita Brands4Alfonso Insuasty Rodríguez, « Ordenan a la Fiscalía investigar a las bananeras y empresarios por financiación voluntaria a grupos paramilitares », 23 juin 2020. Récupéré au : https://kavilando.org/lineas-kavilando/observatorio-k/7820-ordenan-a-la-fiscalia-investigar-a-las-bananeras-y-empresarios-por-financiacion-voluntaria-a-grupos-paramilitares-colombia (Consulté le 8 octobre 2024), Ecopetrol, Postobón et Drummond, entre autres, ont été accusées de remettre de l’argent, des biens et des renseignements à ces groupes en échange de la sécurité, du contrôle territorial et de la suppression des mouvements syndicaux5Rafael Alberto Aristizabal, « Alias ‘HH’ desmintió a Chiquita Brands y aseguró que financiaron voluntariamente a las AUC », 20 juin 2024. Récupéré au  https://www.wradio.com.co/2024/06/20/alias-hh-sobre-chiquita-brands-y-auc-en-ningun-momento-los-aportes-fueron-obligados/Arley (Consulté le 8 octobre 2024)
Colombia Informa, « El historial de Chiquita y otras empresas acusadas de financiar el paramilitarismo », 11 juin 2024. Obtenido de Colombia Informa: https://www.colombiainforma.info/el-historial-de-chiquita-y-otras-empresas-acusadas-de-financiar-el-paramilitarismo/ (Consulté le 8 octobre 2024)
.

Malgré les efforts déployés pour démanteler le paramilitarisme, comme le processus Justice et Paix du gouvernement Uribe (2005), et, plus tard, l’accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) (2016), ces groupes ont démontré une grande capacité d’adaptation et de réorganisation. Cette situation qui développe des questions liées au suivi et au démantèlement du phénomène paramilitaire parmi les points convenus6Op. cit., note 2.

Des groupes tels que le Clan del Golfo (AGC), héritiers du paramilitarisme, ont cherché à se réinventer au cours de la dernière décennie, en adoptant de nouveaux noms, en cherchant une reconnaissance politique et en participant à des pourparlers de paix. Toutefois, leurs activités criminelles se poursuivent, et donc la violence paramilitaire se perpétue de manière intense et étendue en Colombie.

Aujourd’hui, les paramilitaires utilisent la violence et l’intimidation pour contrôler les communautés et consolider leur pouvoir. Outre les massacres, les assassinats sélectifs et les déplacements forcés, ils ont également recours aujourd’hui à la cooptation des juntes d’action communautaire (Juntas de Acción Comunal), à la création d’organisations sociales de façade et à la réalisation de travaux publics pour obtenir un soutien social et une légitimité7Camilo Alzate González, « El plan del Clan del Golfo para copar el sur de Bolívar y exigir reconocimiento político », 9 juin 2024. Récupéré au https://www.revistaraya.com/el-plan-del-clan-del-golfo-para-copar-el-sur-de-bolivar-y-exigir-reconocimiento-politico.html (Consulté le 8 octobre 2024), tirant ainsi les leçons des insurrections dérivées du passage des anciens combattants d’un groupe à l’autre. En définitive, ils sont aujourd’hui à nouveau à la recherche d’une reconnaissance politique qui, d’une part, dissimule leurs véritables intérêts et, d’autre part, leur permet de négocier avec l’État l’impunité et le blanchiment de leurs richesses accumulées au fil des décennies.

Influence de la doctrine américaine en matière de sécurité

La doctrine américaine en matière de sécurité est directement liée au paramilitarisme en Colombie. En 1962, une mission de l’armée américaine dirigée par le général William Yarborough s’est rendue en Colombie et a laissé des documents secrets ordonnant l’organisation de groupes mixtes civils militaires pour éliminer les sympathisants communistes8Op. cit., note 2. Ces groupes mixtes, armés par l’État colombien au service des États-Unis, sont à l’origine du paramilitarisme en Colombie9Op. cit., note 7. Les États-Unis ont imposé l’organisation de groupes mixtes civils et militaires en Colombie en 1962 et ont envoyé des manuels de contre-insurrection, comme le livre de Roger Trinquier Modern Warfare, qui a inspiré l’armée colombienne pour lutter contre le communisme10Op. cit., note 2.

Dans ce contexte, le président colombien Guillermo León Valencia a promulgué le décret 3398 en 1965, autorisant la remise d’armes aux civils et la formation de groupes civils armés, établissant ainsi une base juridique pour le paramilitarisme sous l’influence de la doctrine de sécurité américaine11Op. cit., note 7..

Selon Giraldo12Op. cit., note 2, les manuels de contre-insurrection sont toujours utilisés et servent à justifier l’élimination de « l’ennemi intérieur ».

Entreprises nationales et multinationales

Les entreprises multinationales ont joué un rôle primordial dans le conflit colombien en finançant les groupes paramilitaires. Bien que cette relation ait été documentée dans différents rapports officiels et non gouvernementaux, ce phénomène reste une vérité non résolue qui doit être abordée afin d’éviter la répétition des cycles de violence13José Fernando Valencia Grajales & Alfonso Insuasty Rodríguez, « Multinacionales y dictaduras en Nuestra América », 24 mars 2024. Récupéré au https://contrahegemoniaweb:https://contrahegemoniaweb.com.ar/2024/03/24/multinacionales-y-dictaduras-en-nuestra-america/ (Consulté le 8 octobre 2024).

Nous pouvons citer quelques exemples parmi tant d’autres de cette relation entre les intérêts commerciaux, qui ont profité des groupes paramilitaires et les ont même directement soutenus afin d’accumuler des terres et de réaliser des profits :

Tableau : liste de quelques entreprises impliquées ou condamnées pour avoir soutenu directement des groupes paramilitaires en Colombie.

EntrepriseDescription du soutien paramilitaire                                     
ChiquitaA admis avoir donné 1,7 million de dollars aux Autodéfenses unies de Colombie (AUC) entre 1997 et 2004. Condamnée à verser 38 millions de dollars aux familles des victimes et à permettre le transport d’armes pour les AUC.
BP (British Petroleum)Elle a reconnu avoir financé la Brigade de l’Armée XVI, affirmant que c’était légal à l’époque.
Sociétés minièresElles ont encouragé la guerre contre les communautés du sud de Bolivar, en finançant des activités paramilitaires pour protéger leurs intérêts économiques.
PalmerasElle a encouragé le paramilitarisme pour protéger ses propriétés et ses opérations, comme le corroborent plusieurs décisions de la Cour et poursuites14Canal1, « Empresarios de palma condenados por vínculos con paramilitares », 14 août 2013. Récupéré au https://canal1.com.co/noticias/empresarios-de-palma-condenados-por-vinculos-con-paramilitares/ (Consulté le 8 octobre 2024).
Coca Cola et NestléDes allégations de financement de groupes paramilitaires ont été formulées à l’encontre de ces entreprises, bien qu’elles n’aient pas encore été entièrement étayées15Tribunal Permanente de los Pueblos. (18 de marzo de 2008). Tribunal Permanente de los Pueblos, empresas transnacionales y derechos de los pueblos en Colombia (2006-2008) . Obtenido de Tribunal Permanente de los Pueblos. Récupéré au https://permanentpeoplestribunal.org/wp-content/uploads/2006/04/Colombia_V_TPP_Es.pdf (Consulté le 8 octobre 2024).
EcopetrolSalvatore Mancuso, un ancien chef paramilitaire, a affirmé que l’entreprise versait aux AUC un pourcentage de ses contrats et qu’elle encourageait même les assassinats16Paula Naranjo, « Salvatore Mancuso explicó cómo Ecopetrol financió a los paramilitares: “Tuvo una responsabilidad enorme” », 12 juin 2024. Récupéré au https://www.infobae.com/colombia/2024/06/12/salvatore-mancuso-explico-como-ecopetrol-financio-a-los-paramilitares-tuvo-una-responsabilidad-enorme/ (Consulté le 8 octobre 2024).
PostobónAlias HH, un ancien chef paramilitaire, a avoué que l’entreprise livrait des boissons et de l’argent aux paramilitaires en échange de leur sécurité17Op. cit., note 6..
Fedegan (Fédération nationale des éleveurs de bovins)Elle faisait partie de la structure du bloc Catatumbo, utilisant son pouvoir économique pour atteindre des objectifs criminels. Entre 1994 et 1998, Vicente et Carlos Castaño Gil, anciens commandants en chef des AUC, et le Fonds de bétail de Córdoba ont dépossédé 130 familles paysannes de plus de 105 parcelles de terre dans la région de Tulapas.
DrummondEntreprise charbonnière accusée de financer le Bloc Nord des AUC et d’être impliquée dans l’assassinat de dirigeants syndicaux18WRadio, « JEP: señalan a expresidente de Drummond y a ‘Jorge 40′ por homicidio de sindicalistas », 13 avril 2023. Récupéré au https://www.wradio.com.co/2023/04/13/jep-senalan-a-expresidente-de-drummond-y-a-jorge-40-por-homicidio-de-sindicalistas/ (Consulté le 8 octobre 2024).

Élaboration propre à partir des sources dûment répertoriées dans la dernière colonne.

La protection du paramilitaire par le gouvernement Uribe

Javier Giraldo19Op. cit., note 6. a souligné que l’administration d’Álvaro Uribe a utilisé diverses stratégies pour dissimuler la responsabilité de l’État dans le paramilitarisme et permettre sa reconfiguration. Giraldo affirme qu’Uribe a organisé des « démobilisations » de groupes paramilitaires qui étaient en réalité de faux paramilitaires recrutés et revêtus de nouveaux uniformes. La Fiscalía, complice de ce système, a enquêté sur les «combattants démobilisés » sous leurs pseudonymes non enregistrés, ce qui leur a permis de paraître innocents et d’échapper aux poursuites.

Réseaux d’informateurs : Uribe a créé des réseaux d’informateurs rémunérés pour fournir une façade légale aux paramilitaires démobilisés.

Des entreprises comme façades : des entreprises, telles que des entreprises de palmiers à huile, ont été créées pour employer d’anciens paramilitaires.

Lois d’amnistie : des lois ont été adoptées, comme la loi 782, qui amnistie les paramilitaires non identifiés, leur permettant de rejoindre des entreprises et des réseaux d’informateurs.

Justice et paix : la loi Justice et paix (975) offre aux chefs paramilitaires des réductions de peine et des procédures judiciaires plus souples.

Extradition vers les États-Unis : lorsque les paramilitaires ont commencé à révéler leurs liens avec l’État, Uribe les a extradés vers les États-Unis.

Giraldo affirme que ces stratégies ont consolidé un « nouveau paramilitarisme », d’apparence légale, financé par le trafic de drogue et avec la coopération déguisée de l’État20Op. cit., note 2.

À ce stade, il est important d’approfondir le rôle du trafic de drogue, qui est important dans la croissance et le renforcement des groupes paramilitaires en Colombie et leur permet aujourd’hui de progresser et de se repositionner, et d’étudier plus en profondeur le rôle des États-Unis, par l’intermédiaire de la Drug Enforcement Administration (DEA), dans ce processus d’expansion et d’accords clandestins. Ces groupes, il est important de le souligner, ont réussi à devenir une puissance nationale grâce au financement du trafic de drogue, une réalité connue du gouvernement américain21National Security Archive, « La inteligencia estadounidense incluyó al presidente colombiano Uribe entre los narcotraficantes importantes en 1991 », 1er août 2004. Récupéré au https://nsarchive2.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB131/index.htm (Consulté le 8 octobre 2024)
National Security Archive, « Se revela la lista negra de Jimmy Carter en Colombia », 15 avril 2024. Récupéré au https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/colombia/2024-04-15/jimmy-carters-colombia-blacklist-revealed (Consulté le 8 octobre 2024)
. Cette relation leur a permis de se consolider économiquement, en articulant des actions en faveur de la classe politique régionale par le biais de pots-de-vin, de contributions importantes aux campagnes électorales, de l’accès à des contrats, entre autres.

La relation entre le paramilitarisme et l’État colombien a évolué depuis la formalisation des groupes paramilitaires dans les années 1960 jusqu’à la reconfiguration sous le gouvernement Uribe. Ainsi, malgré les efforts de démobilisation, les groupes paramilitaires se sont adaptés et continuent d’agir en toute impunité, consolidant un nouveau paramilitarisme d’apparence légal et financé par le trafic de drogue.

Dans la communauté de paix de San José de Apartadó, par exemple, le Clan del Golfo a pris le contrôle après la démobilisation des FARC, agissant en toute impunité et avec une coopération déguisée de l’État. Il en va de même pour les municipalités de Urabá, Chocó, Santander, Sierra Nevada de Santa Marta, Sur de Bolívar.

Alors que cette chronique était en cours de rédaction, un rapport des services de renseignement militaire a été rendu public et révèle des faits inquiétants qui confirment ce que nous avançons ici.

Le rapport des services de renseignement militaire a révélé récemment, le 7 juillet 2024, que le Clan del Golfo met en œuvre un plan d’expansion dans la région d’Antioquia, plus précisément dans l’est d’Antioquia. Ce groupe criminel a réussi à établir une structure armée dans la région, avec une hiérarchie de commandants comprenant des membres démobilisés des anciennes Autodefensas del Magdalena Medio, en particulier des membres du Clan Isaza. Cette structure armée du Clan del Golfo est chargée de surveiller des zones stratégiques telles que les canyons de Melcocho, Samaná et Arma, utilisés pour la culture de la feuille de coca et l’exploitation minière illégale. En outre, ils contrôlent les franges limitrophes de Grenade avec San Luis et San Carlos, ainsi que les couloirs de mobilité qui relient San Rafael et San Carlos au nord, au nord-est et au Magdalena Medio.

L’expansion du clan du Golfe dans l’est d’Antioquia et dans d’autres régions du pays serait financée par des trafiquants de drogue et des hommes d’affaires. Lors d’un sommet de la mafia à Magdalena Medio, plus d’un million de dollars provenant de ces secteurs auraient été injectés pour soutenir le plan d’expansion criminelle du Clan del Golfo.

Ces rapports confirment la présence de commandos armés dans les villages ruraux de la Grenade au cours des derniers mois, ce qui a entraîné le déplacement de villageois en raison des intimidations et des violences commises par le Clan del Golfo. Il convient de noter que cette organisation criminelle a réussi à mettre en place une structure de commandement composée d’anciens paramilitaires démobilisés, ce qui lui confère une expérience et une connaissance des opérations armées et des stratégies de contrôle territorial.

Le rapport des services de renseignement militaire met en évidence l’expansion et la consolidation inquiétantes du Clan del Golfo dans l’est d’Antioquia, avec une structure armée qui cherche à contrôler des territoires stratégiques pour des activités illicites telles que le trafic de drogue et l’exploitation minière illégale, générant un climat d’insécurité et de violence dans la région22Señal Investigativa, « Falso testigo de Uribe comanda expansión de Clan del Golfo en Antioquia: informe de inteligencia militar », 2024. Récupéré au https://revistaraya.com/falso-testigo-de-uribe-comanda-expansion-de-clan-del-golfo-en-antioquia-informe-de-inteligencia-militar?s=08 (Consulté le 8 octobre 2024).

Conséquences sociales et culturelles

Ces alliances nt eu des répercussions sur la société colombienne, générant violence, assassinats, disparitions et déplacements forcés. Les organisations de défense des droits de l’homme dénoncent l’impunité et l’absence de justice dans les cas de violence paramilitaire. En outre, le paramilitarisme a coopté les communautés et les organisations sociales, pénétré les institutions de l’État et les a reconfigurées pour répondre aux besoins des élites économiques, politiques, militaires et criminelles à fort impact23Alfonso Insuasty, « ¿De qué hablamos cuando nos referimos al paramilitarismo? » El Ágora USB, 2017, 338-352.. Il a également fortement influencé la mentalité de toute une génération et de nombreuses communautés en la teintant de « cupidité », de tromperie et d’intérêt personnel. La mentalité du paramilitarisme est fondée sur la recherche de ressources économiques, favorisant une culture de la consommation et de la banalité, ainsi qu’une position encline à l’autoritarisme, à l’exclusion et au racisme. C’est ce que Vega Cantor a défini comme la « cultura traqueta », une culture de tueurs à gages, une mentalité dont il sera difficile de se défaire24Renan Vega Cantor, « La formación de una cultura «traqueta» en Colombia », 28 février 2014. Récupéré au https://rebelion.org/la-formacion-de-una-cultura-traqueta-en-colombia/ (Consulté le 8 octobre 2024).

L’administration de Gustavo Petro a reconnu l’existence d’un « État de facto» en Colombie, dans lequel le paramilitarisme joue un rôle important. Cependant, l’éradication du paramilitarisme nécessite un changement profond de l’idéologie des forces de sécurité, renforçant l’idée d’honneur et de souveraineté, une approche de la justice centrée sur la vérité totale, l’accès aux droits, des opportunités et une transformation culturelle soutenue.

Image : Pixabay


Armes imprimées en 3D, à l’aube d’une nouvelle ère de l’armement

Armes imprimées en 3D, à l’aube d’une nouvelle ère de l’armement

Le 12 et 13 juin, la Sureté du Québec (SQ), en collaboration avec le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), a arrêté 13 personnes à la suite de l’opération pancanadienne du 20 juin 2023 en matière de trafic et de fabrication artisanale d’armes à feu. Ce type d’affaires qui était marginal il a y a encore trois ans, devient de plus en plus récurent.

Vue simulée d’un ensemble de pièces d’une arme imprimable en 3D selon des plans trouvés sur internet.
Vue simulée d’un ensemble de pièces d’une arme imprimable en 3D selon des plans trouvés sur internet.

En septembre déjà, la GRC au Nouveau-Brunswick a publié une mise en garde destinée au public concernant les armes dites « fantômes ». Dans le communiqué de presse, la gendarmerie fait part de son inquiétude par rapport à la prolifération à grande échelle de ces armes : « Même si ces armes à feu sont moins nombreuses au Nouveau‑Brunswick, leur présence dans la province correspond aux tendances observées à l’échelle nationale et internationale où des armes à feu fantômes sont utilisées à des fins criminelles. »

En juin 2023, lors d’un coup de filet organisé, en coopération avec la GRC, l’ASFC et d’autres services de sécurités provinciaux, ce sont 440 armes à feu qui ont été saisies à travers le pays. Les autorités ont déclaré que 25 % de ces armes comportent au moins une partie imprimée en 3D. Selon le professeur Werner, expert en science forensique à l’Université du Québec à Trois-Rivières, la proportion d’armes en 3D saisies par la police représente aujourd’hui environ 15 à 20 % des armes à feu confisquées. Il précise que ce chiffre reste non-officiel.

« Ça risque fortement de changer la criminalité dans les prochaines années. »

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières.

Nouvelle technologie, nouveau cadre.

Dans un communiqué de presse à l’occasion de la journée nationale contre la violence liée aux armes à feu, le ministre de la Sécurité publique du Canada, Dominic LeBlanc, déclare :

Nous agissons notamment en renforçant le contrôle des armes à feu. Le projet de loi C-21 a reçu la sanction royale le 15 décembre 2023 et comprend certaines des lois les plus strictes en matière de contrôle des armes à feu depuis une génération. Il prévoit notamment un gel national de la vente, de l’achat et du transfert des armes de poing, ainsi que des dispositions visant à lutter contre la contrebande et le trafic d’armes à nos frontières.

Photo du ministre de la Sécurité publique du Canada, Dominique LeBlanc, la Presse canadienne, Sean Kilpatrick. Licence : All Creative Commons.
Photo du ministre de la Sécurité publique du Canada, Dominique LeBlanc, la Presse canadienne, Sean Kilpatrick. Licence : All Creative Commons.

Nous avons communiqué avec le cabinet du ministre pour qu’il nous explique si cette loi visant à réglementer les armes à feu prévoit de répondre aux nouvelles problématiques qu’amène l’impression 3D.

Selon leur réponse, il est nécessaire de renforcer la répression pénale pour ce type d’acte :

L’ancien projet de loi C-21 a introduit un ensemble de nouvelles mesures pour lutter contre la propagation des armes fantômes. Voici certaines de ces mesures :

  1. la classification de toute arme à feu fabriquée illégalement en tant qu’arme à feu prohibée;
  2. la criminalisation de la fabrication et du trafic de pièces d’armes à feu;
  3. l’augmentation de la peine maximale pour la fabrication ou le trafic illégal d’une arme à feu ou d’une pièce d’arme à feu, laquelle passe de 10 à 14 ans d’emprisonnement;
  4. la création d’infractions pour la possession ou la distribution de plans et d’autres données informatiques portant sur des armes à feu ou des dispositifs prohibés à des fins de fabrication ou de trafic;
  5. la nécessité de posséder un permis d’armes à feu valide pour importer ou transférer au pays certaines pièces d’armes à feu (par exemple, les canons d’armes à feu et les glissières d’armes de poing) afin de garantir que seules les personnes possédant un permis d’armes à feu valide puissent avoir accès à ces pièces, qui sont souvent essentielles à la production d’armes fantômes.

En bref, la Loi C-21 prévoit que toute arme à feu fabriquée sans permis sera considérée comme illégale. Les personnes qui les fabriquent risquent des peines de prison plus lourdes. Enfin, la diffusion de plans d’armes, ou la distribution de matériel dédié à cette fin, sera criminalisée. Leur réponse précise : « Des travaux sont en cours pour mettre en œuvre les mesures restantes de l’ancien projet de loi C-21, y compris les nouvelles exigences en matière de permis pour les pièces d’armes à feu. »

Les armes fantômes, une prolifération facile.

Cette technologie n’a cessé d’évoluer depuis la présentation au public du Liberator par Cody Wilson en 2013, la première arme de poing imprimée en 3D. Cette arme, qui se brisait initialement à chaque usage, a ouvert la voie à la création de multiples armes beaucoup plus abouties. Il est maintenant possible d’imprimer en 3D des fusils d’assauts tout à fait fonctionnels. Comment obtenir un plan complet à cette fin? En quelques clics, il est possible de trouver des sites internet diffusant des plans d’armes, avec les directives de fabrication. Des communautés se forment sur les forums de ces sites et proposent des versions améliorées des divers modèles proposés.

Extrait d’un manuel d’impression d’une arme 3D type FGC-9 personnalisée trouvé sur internet.
Extrait d’un manuel d’impression d’une arme 3D type FGC-9 personnalisée trouvé sur internet.

Lors de la perquisition effectuée chez Robert Ripcik, les autorités ont trouvé deux ébauches de récepteur de polymère 80 (P-80). « Polymère 80» est un terme qui désigne les armes dont 80 % des pièces sont achetées légalement, et dont les 20 % des pièces restantes sont imprimées en 3D pour contourner la loi.

Me Desaulniers, directeur des poursuites criminelles et pénales au tribunal de Gatineau, nous explique la facilité à contourner les interdictions : « Ce sont les armes de type P-80que l’on retrouve le plus souvent dans les dossiers ».

Me Desaulniers ajoute : « Ce qui est illégal aux yeux de la Loi c’est le châssis de l’arme, mais pas son mécanisme ». Les personnes qui les fabriquent achètent donc les éléments métalliques comme les ressorts ou le canon en ligne légalement. Puis, il suffit d’imprimer la carcasse de l’arme et d’assembler le tout ensemble. Avec les fichiers viennent souvent des guides comme celui de l’illustration ci-dessus qui comporte 114 pages au total.

« Le gros problème actuellement c’est que ça a ouvert la voie à monsieur madame tout le monde. »

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières.

Un risque qui se confirme petit à petit, selon Me Desaulniers : « On en voit de plus en plus fréquemment au palais de justice. Ce qui m’inquiète, c’est de voir des gens sans antécédents, sans passé criminel. Parce qu’[ielles] ont fabriqué une arme, [ielles] finissent par s’en servir, et commettent soit un homicide, soit une autre infraction aux conséquences très graves. »

L’armement à l’ère du fait maison

Photo de profil X de Tobie Laurin-Lépine

Au Québec, une des plus grosses affaires judiciaires concernant l’impression d’armes imprimées en 3D est celle de Tobie Laurin-Lépine. Ce Gatinois dans la trentaine a été reconnu coupable de fabrications de divers modèles d’armes à feu grâce à l’impression 3D. En consultant les photographies prises par les policiers lors de la perquisition, on retrouve également des têtes d’obus fabriqués auxquelles il a attribué des noms de personnalités publiques. On ne sait si ces pièces sont fonctionnelles, mais cette trouvaille illustre bien le progrès constant de l’impression 3D dans le domaine de l’armement. Par exemple, des sites internet étatsuniens comme DEFCAD, qui est une grande base de données techniques de plans d’armes, sont imparables. Maintenant, des communautés se forment pour améliorer l’efficacité et la viabilité de ces engins. Selon le professeur Werner, ces armes ne se fabriquent pas d’une seule pression sur le clavier de son ordinateur. Cependant « n’importe qui qui met un minimum de moyen, et dédie du temps, a tous les outils et conseils pour fabriquer une arme ».

La fin de la traçabilité?

Le manque de traçabilité est le danger principal des armes à feu imprimées en 3D. Pas de numéro de série et moins de pièces métalliques, rendant ainsi les armes plus discrètes aux détecteurs.

Les armes fabriquées, le plus souvent de type P-80, sont toujours traçables grâce aux parties métalliques commandées en ligne.

Une étude, publiée en mai 2023 par la revue Forensic Science International, à laquelle le professeur Werner a collaboré, montre les capacités offensives d’une arme entièrement fabriquée grâce à l’impression 3D. Si certaines armes ne survivent pas au premier tir, d’autres modèles sont plus résistants et ont l’occasion de tirer plusieurs cartouches. Pourtant, le procédé de l’étude utilisait les matériaux les moins solides pour de la fabrication artisanale.

« La question est : est-ce que les gens qui sont censés les détecter en sont capables? Probablement que les douaniers savent que ça existe, mais est-ce qu’ils ont les outils? Non ».

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières

Nous avons également questionné le cabinet du ministre quant à l’utilisation de ces nouvelles technologies par les forces de l’ordre. Nous sommes dans l’attente d’une réponse.

Sur le Web clandestin, certaines boutiques se vantent de faire livrer leurs colis de manière tout à fait intraçable.

Capture d’écran d’un site de vente en ligne sur le Web clandestin
Capture d’écran d’un site de vente en ligne sur le Web clandestin

« Les cas de vendeurs sur internet sortis de nulle part sont vraiment rares ».

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières.

Les études comme celles du professeur en science forensique visent à développer les moyens techniques permettant de détecter le plastique utilisé pour fabriquer l’arme. Me Désaulniers affirme : « Au même titre que la technologie a évolué pour les criminelles, les services de police eux aussi disposent de nouveaux moyens ».

Monsieur Werner dénonce « un manque d’anticipation pour se doter des bonnes technologies », et ce, en citant par exemple les scanneurs d’aéroport qui ne pourraient pas détecter une arme comme celle présentée ci-dessus.