Étienne Loiselle-Schiettekatte devant une de ses affiches, dans sa circonscription de Laval – Les îles (Photo fournie)
Alors que la moyenne d’âge au Parlement est de 53 ans, de jeunes candidat·es aux élections fédérales tentent de se frayer un chemin dans les circonscriptions montréalaises. Même si leur jeune âge suscite parfois l’interrogation, certain·es mettent en avant la légitimité de leurs expériences et la nécessité que toute la population soit représentée à la Chambre des communes. L’Esprit Libre est allé à la rencontre de deux d’entre ielles.
À 24 ans, Rose Lessard a déjà eu le temps de décliner plusieurs investitures pour le Bloc Québécois. Cependant, lorsque le parti l’a sollicitée pour la circonscription d’Hochelaga Rosemont-Est, son quartier, elle a accepté. Une surprise pour personne, tant son destin en politique était tracé : petite-fille de l’ancien député du Bloc Québécois Yves Lessard, elle a participé à sa première campagne « dans une poussette », nous dit-elle en riant. Après des études en relations internationales, diverses implications communautaires, et la présidence de l’aile jeunesse du Bloc Québécois, la voilà candidate pour les élections fédérales.
Les racines de l’engagement politique
Depuis son bureau de circonscription de la rue Ontario Est, Rose Lessard nous explique que, si elle a choisi la politique, « c’est pour faire changer les choses ». Durant son implication citoyenne et communautaire, la jeune femme a rapidement compris que le changement dépendait en grande partie de l’action législative des élu·es. Sa motivation est également nourrie par les récits de son grand-père Yves Lessard, député bloquiste à la Chambre des communes de 2004 à 2011 et actuel maire de Saint-Basile-le-Grand. « J’ai grandi en entendant le récit de son implication politique, et des personnes dont il a aidé à améliorer la vie. Quand on grandit là-dedans, on a envie de faire la même chose », raconte-t-elle.
Quand on lui demande quelles sont ses valeurs, Rose Lessard répond de but en blanc : “Moi, c’est sûr que c’est l’indépendance du Québec.” Et si elle a choisi la scène fédérale, c’est pour les relations internationales, et pour “préparer le terrain à l’indépendance”. Parmi les autres causes qu’elle veut mettre de l’avant, elle cite le féminisme, l’environnement, le logement et la culture.
Étienne Loiselle-Schiettekatte est l’un des autres jeunes candidat·es de cette élection. À 25 ans, il se présente dans la circonscription de Laval-Les îles pour le Nouveau Parti Démocratique (NPD). Même s’il ne pensait pas se présenter dès 2025, l’engagement politique était un « rêve depuis longtemps », nous confie-t-il. Ayant grandi dans une famille qui encourage « l’engagement citoyen et la générosité », la politique lui semblait être une bonne manière « d’aider les gens autour de [lui] et les plus défavorisés », explique-t-il. Diplômé d’une maîtrise en science politique, il travaille actuellement pour Moisson Montréal, un organisme qui lutte contre l’insécurité alimentaire. Dès qu’il a eu la chance de se présenter pour un « parti et un programme auquel [il] croyait, [il a] sauté à pieds joints ».
Parmi les enjeux qu’il défend et pour lesquels il a trouvé écho au NPD, le candidat de Laval nomme l’abordabilité du logement et de l’épicerie, les enjeux environnementaux, et la réforme du mode de scrutin.
Une absence de jeunes élu·es
Si leur jeune âge ne les a pas empêché·es de se présenter, il demeure que Rose Lessard et Étienne Loiselle-Schiettekatte demeurent des candidat·es précoces aux yeux des normes actuelles. Les élus de 30 ans ou moins représentent actuellement 2,6% du Parlement, tandis que l’âge moyen est de 53 ans.
Il arrive ainsi que leur jeune âge surprenne les électeur·rices et les proches des candidats. « C’est sûr que je m’attendais à ce qu’il y ait du monde qui porte un jugement, pensant que 25 ans c’est trop jeune », raconte Étienne Loiselle-Schiettekatte. « Avec certains électeurs, c’est un peu délicat », relate de son côté Rose Lessard, qui compense la perception négative de son âge en présentant son parcours et ses qualifications.
Pour les deux vingtenaires, les jeunes candidats sont pourtant aussi légitimes que les autres : « Les personnes dans la vingtaine ont le droit d’être représentées à la Chambre des communes », affirme Étienne Loiselle-Schiettekatte. Rose Lessard rappelle quant à elle que « notre démocratie se doit d’être représentative de toutes les tranches de la population ».
Joindre les jeunes
« Plus on se sent représenté, plus on a envie de s’impliquer et de voter », soutient la candidate d’Hochelaga. Or, aujourd’hui, la démocratie canadienne « n’est pas représentative de la jeunesse », dénonce-t-elle. Pour les candidat·es rencontré·es, l’absence de jeunes élu·es peut expliquer le fort taux d’abstention observé chez les jeunes. Aux dernières élections fédérales, les 18-24 ans se sont abstenus à plus de 53%, contre 37% pour la population générale.
Or, les jeunes ne sont pas désintéressé·es de la politique pour autant. Leur engagement politique prend simplement d’autres formes. Selon Statistique Canada, les 18-30 ans sont les plus susceptibles de signer des pétitions ou de participer à des manifestations. « Les jeunes sont impliqués politiquement », confirme Rose Lessard, s’appuyant notamment sur la mobilisation massive de la jeunesse pour le climat en septembre 2019 à Montréal.
En quoi de jeunes candidats pourraient-ils encourager le vote des jeunes ? Pour Étienne Loiselle-Schiettekatte, c’est tout d’abord une question de modèle. « Les jeunes sont excité·es de voir une personne de leur âge se présenter », témoigne-t-il. Le candidat de Laval a lui-même des amis qui n’ont pas pour habitude de voter, mais qui ont repris confiance en la politique en le voyant se présenter aux élections. « Ça montre aux gens qu’un politicien, ça peut aussi être quelqu’un de bien et de normal », croit-il.
Selon un sondage Léger datant de 2018, 66% des Québécois·es âgé·es de 18 à 34 ans disent ne pas faire confiance aux politicien·nes. Dans le même temps, 82% affirment qu’il faut plus de jeunes en politique.
Au-delà de l’image, les deux candidat·es disent comprendre davantage certaines réalités communément vécues par les jeunes. « On a une expérience différente des politiciens plus âgés, comme celle de la crise climatique ou du coût de la vie », avance Rose Lessard. Son confrère du NPD la rejoint sur ce point : « On vient avec […] des valeurs qui nous parlent, et des inquiétudes qui nous sont propres. »
Rose Lessard dans son bureau de circonscription à Hochelaga (Charline Caro)
Les jeunes électeurs ne sont toutefois pas une catégorie homogène sur le plan politique, et portent des valeurs hétérogènes. Aux dernières élections, le Parti libéral, le Parti conservateur et le NPD obtenaient chacun entre 24 et 28% du vote étudiant, selon les estimations.
Croire en la politique
Interrogée sur la désillusion de certains politiciens entrés assez jeunes en politique, comme Gabrielle Nadeau-Dubois, Rose Lessard fait non de la tête. « Je crois quand même qu’il y a quelque chose à faire en politique », croit-elle. Passée par le communautaire, elle estime que ce sont les élu·es qui sont les principales vecteur·ices du changement, en étant aux premières loges du pouvoir législatif.
Si Étienne Loiselle-Schiettekatte a choisi d’agir par l’intermédiaire d’un parti, il tient toutefois à ne garder que le meilleur du monde politique : « Je ne veux pas être dans la négativité et la discréditation des autres candidats, mais plutôt dans la promotion de ma plateforme électorale. » Une approche qu’il juge davantage positive, centrée sur les besoins de la population et l’efficacité de l’action.
En attendant le 28 avril, les deux jeunes candidat·es poursuivent leur campagne avec beaucoup de plaisir. « C’est une expérience qui m’allume, c’est super enrichissant », se réjouit le candidat de Laval, qui encourage même tout le monde à s’engager en politique. Rose Lessard continuera elle de sillonner les rues d’Hochelaga et de rencontrer des gens. « C’est aussi pour ça que je fais de la politique. »
Les partis libéral, conservateur et vert n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue.
Dans les huit dernières années, 2459 lésions professionnelles ont été recensées dans l’usine d’abattage de porcs d’Olymel à Yamachiche, en Mauricie. Un bilan jugé « catastrophique » par des syndicats, et dénoncé par des travailleurs et travailleuses.
L’Esprit Libre a recueilli les témoignages de septouvrier.ères travaillant ou ayant travaillé à Olymel Yamachiche. Ils et elles décrivent un rythme de travail difficile, voire excessif, qui ne prend pas suffisamment en compte leurs limites physiques. Les blessures sont très courantes, et l’employeur, selon certain·es, ne prend pas la mesure de la situation.
L’abattoir de Yamachiche n’a toutefois pas toujours été le théâtre de blessures aussi nombreuses. Entre 2012 et 2017, lorsque l’usine appartenait à l’entreprise ATrahan, le nombre de lésions professionnelles oscillait entre 50 et 90 par an. Mais lorsque Olymel fait l’acquisition de l’abattoir en 2017, les blessures sont multipliées par 14 en l’espace de quatre ans. Le responsable syndical de l’usine, Janick Vallières, affilié aux Travailleurs et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), précise que les effectifs ont triplé durant cette période. Il estime toutefois que la flambée de blessures qui s’en accompagne « dépasse cette proportionnalité ».
Les lésions professionnelles passent ainsi de 30 à l’arrivée d’Olymel en 2017, à 489 en 2020, avant de se stabiliser un peu en dessous de ce niveau, selon des données obtenues auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). « Il y a trop de blessures. Quand je regarde ces chiffres, c’est effarant », affirme Serge Monette, vice-président de la Fédération du commerce (FC-CSN), qui représente les travailleur·ses de quatre autres usines d’Olymel.
Jointe par courriel après qu’elle a décliné une entrevue, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, affirme que la santé et la sécurité des employé·es est l’une des « plus grandes priorités » de l’entreprise. Elle souligne également une amélioration depuis 2020, avec une baisse du taux d’incidence – soit le rapport entre le nombre de blessures et le nombre d’employés – qui est passé de 0,55 à 0,39 selon les informations d’Olymel.
Une cadence subitement augmentée
Les travailleur·ses de l’usine témoignent toutefois d’une dégradation des conditions de travail depuis l’arrivée d’Olymel. « Il y a beaucoup de choses qui ont changé depuis que c’est Olymel qui a tout racheté », nous confie Valérie*, qui travaille à l’usine de Yamachiche depuis 2012. Comme l’ensemble des salarié·es interrogé·es, elle a constaté une intensification de la charge de travail après l’arrivée du géant de l’agroalimentaire en 2017.
Lors de son entrée en poste en 2012, Valérie estime que le niveau de rendement était fixé à 400 porcs à l’heure. Arrivé dix ans plus tôt, l’ancien ouvrier et responsable syndical Janick Vallières rapporte une cadence similaire, soit autour de 350 à 400 bêtes à l’heure. Aujourd’hui, ce sont plus de 600 porcs qui défilent toutes les heures sur le tapis, selon les témoins. Pour un quart de sept heures, cela représente plus de 4000 répétitions d’une même tâche, qu’il s’agisse de découper une épaule ou de désosser une fesse, si l’employé·e est seul·e à son poste. Le tout dans un environnement froid, humide et bruyant.
Pour plusieurs travailleur·ses, la cadence actuelle est démesurée. « La vitesse est excessive. Aujourd’hui, on a dépecé 600 cochons à l’heure, 4065 en une journée, c’est énorme », nous confie Patrick* d’un ton découragé. Malgré son intérêt pour ce métier, il déplore aujourd’hui la charge de travail qui pèse sur les ouvriers. « Je vais te le dire, ce n’est pas humain. Il faut être très, très fort mentalement et physiquement. »
Pour les responsables syndicaux Janick Vallières et Serge Monette, l’augmentation des cadences sous Olymel est l’une des raisons qui peut expliquer la flambée des blessures. Le rythme de travail conditionne le niveau de répétition des mouvements, à l’origine de nombreux troubles musculo-squelettiques, selon M. Vallières. Parmi les lésions professionnelles survenues depuis 2017, plus de 50 % sont des tendinites, des entorses, des foulures ou des déchirures, que M. Vallières présume être liées en grande partie aux mouvements répétitifs.
« Les gens sont capables de tenir la cadence jusqu’à temps qu’ils se blessent », regrette de son côté Serge Monette. Le haut niveau de lésions professionnelles n’est d’ailleurs pas spécifique à Yamachiche selon lui, Olymel étant un « premier de classe en ce qui concerne les accidents de travail », image-t-il.
De son côté, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, soutient que « la cadence a été ajustée en fonction du nombre d’employé·es », passé de 346 en 2017 à 900 en 2024, et que le rythme de travail est « comparable aux autres entreprises dans le marché nord-américain ».
La quête de la rentabilité
Plusieurs témoins ont cependant l’impression que le niveau de production prime sur la santé physique et mentale des travailleurs et travailleuses. « Depuis que c’est Olymel, c’est uniquement business. Ce sont les chiffres qui sont importants, et non pas l’être humain », rapporte Patrick, qui a l’impression que « les animaux sont mieux traités que les employé·es. »
Employé en tant que travailleur étranger temporaire, Jean* admet que le travail à l’usine n’a « jamais été facile », et que les entreprises « sont là pour faire du profit. » Néanmoins, il s’interroge : « Est-ce qu’on a vraiment besoin d’abattre plus de 4000 porcs par jour pour faire du profit ? ». Le salarié estime qu’il « faudrait peut-être un peu s’inquiéter du moral des employé·es. »
Si Olymel a poussé la productivité, c’est pour rentabiliser son investissement de 120 millions de dollars à Yamachiche, estime M. Vallières. Mais aussi pour devenir le « plus grand producteur de porc au Canada », comme le déclarait Denis Trahan à La Presse en 2017. Toutefois, la rentabilité a parfois été priorisée au détriment du bon fonctionnement de l’usine et de la prévention des blessures, comme soutient M. Vallières : « Nous, ce qu’on disait, c’est qu’avant d’apprendre à courir, il faudrait peut-être bien marcher. »
Un milieu de travail pas toujours sécuritaire
Le milieu de travail ne semble pas non plus toujours favoriser la sécurité des employé·es. Depuis 2017, la CNESST a constaté 253 dérogations lors de ses inspections à l’abattoir de Yamachiche, soit autant de situations non-conformes à la loi ou aux règlements, selon un décompte effectué par L’Esprit Libre. Olymel n’est pas en mesure de confirmer ce chiffre, avançant le chiffre de 91 dérogations depuis 2020. Dans la plupart des cas, les infractions présentent « un risque de blessure pour le travailleur », comme une zone de danger non-protégée, des procédures non sécuritaires, ou un manque de formation des employé·es.
Serge Monette estime que le nombre de dérogations constatées en sept ans est « énorme », et démontre qu’Olymel n’en « fait pas assez ». Le responsable syndical relate d’expérience que cet employeur « n’est pas tellement porté sur la santé et la sécurité de ses travailleurs [et travailleuses] ». Dans les quatre usines que la FC-CSN représente, « il y a un peu de la négligence partout », et les dispositions en santé-sécurité sont surtout portées par le syndicat, et non par l’employeur, relate M. Monette.
Olymel affirme toutefois mettre en place des mesures pour garantir la sûreté du lieu de travail. Mme Quintin nomme notamment le programme d’assignation préventive volontaire, la présence de deux préventionnistes et d’un physiothérapeute, ainsi qu’un comité paritaire en santé et sécurité.
Une réaction inadéquate de l’employeur ?
Durant une réunion en novembre dernier, les dirigeant·es auraient signifié aux ouvriers et ouvrières que « les accidents de travail étaient trop élevés, et qu’il y avait un peu d’exagération de la part des employé·es », rapporte Jean ainsi que trois autres ouvriers. Le représentant syndical de l’usine, M. Vallières, avait mis en garde l’employeur sur la façon de passer le message : « Quand vous dites aux gens que ça coûte trop cher, on a l’impression que ça met un peu l’humain derrière et l’argent devant ». Une impression qui n’a pas manqué d’être partagée par les ouvrier·ères, auprès de qui ce discours est « très mal passé », selon Patrick. D’autres, comme Valérie et Rafaël*, estiment que certain·es ouvriers et ouvrières exagèrent parfois leurs blessures. « L’autre jour j’avais mal à une épaule mais je travaillais quand même », appuie Valérie.
Olymel soutient toutefois que la réunion en question « n’était pas une invitation à ne pas déclarer certaines blessures; […] l’objectif était de promouvoir la prévention pour éviter les accidents », selon les propos de Mme Quintin.
Ce n’est pas la seule fois où les ouvriers et ouvrières ont eu l’impression que les lésions professionnelles dérangeaient l’employeur. Selon Patrick, il arrive que l’employeur interroge les salarié·es sur la légitimité de leurs blessures. Le travailleur perçoit cela comme une manière de minimiser l’origine professionnelle de leurs douleurs. Les répétitions et la fatigue ne semblent pas un motif valable, corrobore Jean. « Il y a quelque chose que l’employeur ne comprend pas, c’est qu’il y a l’usure […], mais être brûlé·e n’est pas une raison pour eux ».
Pour Serge Monette, la réaction d’Olymel n’est pas à la hauteur du bilan de blessures « catastrophique » à Yamachiche. La situation devrait selon lui pousser l’employeur à réagir et à prendre les mesures nécessaires pour préserver ses salarié·es. M. Monette poursuit : « Si j’étais employeur et que je voyais ça, je dirais : ‘‘ben voyons, on ne fait pas notre job’’ ».
Les ouvrier·ères rencontré·es soulignent l’utilité sociale de leur métier, qui permet de « nourrir beaucoup de monde », comme le rappelle Janick Vallières. À la fin de la journée, toutes et tous expriment une satisfaction, voire une fierté, face au travail accompli. Toutefois, certain·es estiment que la reconnaissance personnelle ne trouve pas d’écho chez leur employeur, à l’image des conditions de travail « très, très difficiles », selon Patrick, et la « mentalité de production » selon M. Vallières, qui accorde peu de valeur au rôle essentiel des travailleur·ses dans la chaîne de production.
*Les ouvriers et ouvrière ont souhaité garder l’anonymat pour éviter d’éventuelles représailles.
Étienne Perrault-Mandeville, chercheur au CREMIS, à la station Place des Arts lors de l’entrevue – Charline Caro
La Société de transports de Montréal (STM) a annoncé le 13 mars dernier une obligation de circuler dans les stations de métro. Cette mesure s’adresse en particulier aux personnes en situation d’itinérance, qui ne pourront plus flâner dans le métro. Jusqu’au 30 avril, les constables spéciaux pourront ainsi expulser des personnes itinérantes sans motif valable, si ce n’est qu’elles stationnent dans les couloirs. La STM prévoit également de suspendre l’accès à de nombreux espaces communs, où les personnes sans-abris peuvent avoir l’habitude de s’installer.
Étienne Perreault-Mandeville est chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Il a consacré son mémoire à l’étude de la mendicité et la question du flânage et de l’obstruction des personnes en situation d’itinérance. L’Esprit Libre a recueilli son point de vue sur les mesures de la STM.
L’Esprit Libre : Qu’est-ce que représentent les stations de métro pour les personnes en situation d’itinérance ?
Étienne Perreault-Mandeville : Lorsque les personnes en situation d’itinérance se retrouvent à la rue, il y a un brouillage entre l’espace public et privé qui s’opère. N’ayant plus d’endroit où aller, ces personnes vont dans les lieux qui leur sont accessibles, comme les stations de métro. L’espace public devient alors leur espace privé. Il y a donc plein de raisons pour lesquelles les personnes itinérantes vont se réfugier dans les métros, car c’est le dernier espace qu’elles ont.
Quelle est la volonté principale derrière les mesures annoncées par la STM ?
L’objectif de cette mesure, il est très clair : on veut déloger ces gens-là du métro, les expulser en dehors du dehors, tout en adoptant une architecture qui leur est hostile. C’est même plus qu’hostile, c’est une forme de violence. On le voit avec les murs, les palissades, les miroirs et les caméras qu’ils sont en train d’installer. Cela traduit une logique de sécurisation de l’espace public, et non plus de cohabitation, comme le revendiquait la Ville de Montréal.
La STM invoque des enjeux de sécurité pour justifier l’obligation de circuler. Qu’en
pensez-vous ?
Je peux le comprendre, car comme on le voit, il y a certaines personnes qui consomment des drogues, qui urinent, ou qui ont des comportements erratiques. Mais ça reste une minorité de personnes en situation d’itinérance. Le problème, c’est que les nouvelles mesures de la STM mettent tout le monde dans le même bateau, et justifient l’expulsion de tous en raison de certains comportements dérangeants.
Selon un sondage réalisé par la STM, un voyageur sur deux ne se sent plus en sécurité dans le métro. Comment concilier avec le malaise grandissant des usagers ?
Je pense qu’il y a l’insécurité et la perception d’insécurité. Est-ce qu’une personne qui crie met ta vie est en danger ? Il faudrait remettre en question cette question d’insécurité chez les usagers, notamment à travers un travail de sensibilisation. Ces gens-là ne sont pas seulement en situation d’itinérance, ils ont aussi une trajectoire de vie, une histoire, et ont connu des embûches qui les ont amenés dans la rue.
Pourquoi les personnes itinérantes dérangent même si elles n’ont pas toutes des comportements problématiques ?
Parce qu’on a peur de ces gens-là. C’est comme si cette personne ne faisait plus partie de la société parce que la façon dont elle occupe l’espace public, dont elle est habillée, son hygiène…diffèrent des codes sociaux. On voit donc notre concitoyen dégringoler l’échelle sociale, mais on ne peut rien faire pour l’aider. Souvent, c’est plus de l’inconfort que de l’insécurité que l’on ressent.
Comment intervenir face aux comportements de certaines personnes itinérantes qui demeurent problématiques ?
C’est sûr que certains comportements ne sont pas acceptables dans une station de métro. Mais est-ce que la solution, c’est de renforcer l’architecture hostile et d’expulser tout le monde ? Ou est-ce que c’est de cibler ces gens-là avec des interventions psychosociales ? Le gouvernement a choisi la première option, qui est celle de la facilité. Plutôt que de renforcer le tissu communautaire et les intervenants, il construit des murs pour repousser le problème. Je ne pense pas que ce mode d’intervention répressif soit très utile.
Quelle place ces mesures accordent-elles aux personnes itinérantes dans l’espace public ?
On exige d’elles de se fondre dans le décor et de se mettre en retrait de l’espace public, elles ne doivent pas obstruer le passage des « citoyens ordinaires ». Ainsi, sous prétexte qu’elles ne respectent pas l’injonction à la mobilité dans les stations de métro, on les expulse. On les relègue encore une fois à la marge de l’espace public. Mais il faudrait prendre en compte qu’il y a différents types de populations qui occupent le métro et l’espace public, comme les personnes en situation d’itinérance dont c’est le lieu de vie, et même de survie.
À quel statut sont renvoyées les personnes itinérantes à travers ces mesures ?
C’est une vision politique qui fait des personnes itinérantes non plus des êtres humains, mais des objets urbains, que l’on déplace parce qu’ils dérangent. Jamais, on ne parle d’inégalités sociales, de rapports sociaux ou de précarité. C’est une déshumanisation et une dépolitisation totale de ces personnes, qui sont pourtant des citoyens à part entière.
Capture d’écran de l’appel avec Shane, depuis sa chambre à Tampa, en Floride.
Lorsque Shane décroche à l’appel vidéo, les rayons du soleil de Floride illuminent immédiatement l’écran. Canadien par sa mère, Shane habite avec ses parents près de Tampa, dans le sud des États-Unis. Devant le mur bleuté de sa chambre, le jeune homme aux cheveux longs affiche une mine assez grave. Étant trans, Shane est particulièrement inquiet dans le contexte politique actuel, marqué par la réélection de Donald Trump et la série de mesures anti-LGBTQ+ qui s’en est suivie.
Alors que nous l’interrogeons sur son état général, Shane prend une respiration avant de répondre : « Ça ne va pas super bien, honnêtement ». Le vingtenaire évoque alors une « situation effrayante, surtout en Floride, qui est l’un des États les plus à risque pour les personnes trans et LGBT ». Sa mère Johanne, qui lui succède dans l’appel vidéo, confie en riant qu’elle a « besoin de tranquillisants ». Les derniers événements politiques lui causent beaucoup de stress, notamment en raison de la transidentité de son fils.
Lorsque Shane a entendu parler de ces mesures, il a « couru faire renouveler son passeport », craignant ne pas pouvoir obtenir un document de voyage avec le bon marqueur de genre. Lors de la demande, il a dû indiquer si son genre était celui qui lui avait été assigné à la naissance, ce à quoi il a répondu non. L’idée de recevoir un passeport avec l’inscription « F » le rend très anxieux, confie-t-il. Au-delà de la négation de son identité, Shane s’inquiète surtout pour sa sécurité, craignant vivre des discriminations si son apparence ne correspond pas à celle sous-entendue par ses papiers d’identité. « La prochaine étape », nous dit sa mère Johanne, « c’est de demander le passeport canadien » afin d’obtenir la mention de genre adéquate.
Lorsque nous appelons François*, le soleil de Floride laisse place à la nuit du Wisconsin. Né à Montréal, le jeune de 15 ans a rejoint l’État du Midwest des États-Unis avec sa famille il y a une dizaine d’années. Aux côtés de sa mère Chantale*, originaire de Laval, le jeune homme trans raconte avec satisfaction avoir récemment obtenu un passeport avec la bonne mention de genre, grâce à une demande faite « juste avant qu’il ne signe les décrets ».
« L’autre stress », ajoute Chantale, concerne l’hormonothérapie, que l’administration Trump souhaite prohiber pour les personnes mineures, au même titre que l’ensemble des traitements de transition de genre. Pour continuer à obtenir les doses de testostérone dont il a besoin, François et sa mère s’approvisionnent autant que les ordonnances leur permettent, pour parer à d’éventuelles restrictions supplémentaires.
Depuis sa chambre d’adolescent décorée d’affiches colorées, François explique qu’il trouve toutes ces mesures « déshumanisantes ». Sans savoir comment expliquer cette volonté de nuire aux minorités de genre, il estime que les personnes trans, au même titre que d’autres groupes marginalisés, sont victimes d’une « haine qu’il fallait diriger quelque part ».
L’ensemble de la diversité menacée
Si les personnes trans sont les premières à être visées par ces mesures anti-LGBTQ+, le reste de la communauté l’est aussi. Dans la lancée de ses premières signatures, le président républicain a révoqué des textes adoptés par son prédécesseur Joe Biden, notamment celui combattant les discriminations basées sur le genre et l’orientation sexuelle. Dans le même temps, les programmes de diversité, équité et inclusion (DEI) ont été supprimés dans toutes les sphères du gouvernement fédéral, et les entreprises ont été encouragées à le faire également, sous peine de s’exposer à des enquêtes.
Originaire de Saint-Bruno, Ann a rejoint la Californie en 2002, où elle vit aujourd’hui avec sa compagne. Si en tant que lesbienne elle se sent moins menacée que la communauté trans, elle demeure lucide sur les intentions du nouveau président : « Là, c’est les personnes trans qu’il attaque, mais ça va être nous autres après ». Un rappel qu’elle veut également adresser aux « groupes gays qui soutiennent Trump » : « Si on pense que ça va juste être les personnes trans, on se trompe fortement ». Pour elle, toutes celles et ceux qui ne sont pas « blancs, cisgenres et hétéros » sont ou seront dans le collimateur des politiques trumpistes.
Capture d’écran de l’appel avec Ann, dans sa maison en Californie.
Une intolérance banalisée
Le contexte politique amène les personnes LGBTQ+ rencontrées à se méfier davantage au quotidien. Si elle se considère chanceuse d’habiter en Californie, un État historiquement démocrate, Ann porte toutefois une attention particulière aux États dans lesquels elle voyage. « C’est certain que je n’irais pas dans des États où les lois me sont défavorables », dit-t-elle en nommant la Floride, fleuron trumpiste, où elle aurait aimé se rendre.
Shane, lui, habite en Floride, qu’il décrit comme l’État « le plus à risque pour les personnes trans et LGBT » avec le Texas. Bien que les habitant·es de sa ville et les client·es du café où il travaille soient assez « détendu·es », le jeune homme vit tout de même des moments d’anxiété. Comme lorsqu’il fait face à des client·es qui portent des casquettes avec l’inscription Make America great again, le slogan trumpiste. « Je ne suis pas en sécurité avec ces personnes, je ne peux pas être moi-même en leur présence », relate-t-il, confiant adopter une voix plus grave pour ne pas que sa transidentité ne paraisse.
De son côté, François estime que l’attitude de ses ami·es et camarades a changé depuis le retour de Trump dans la sphère politique et médiatique. À son école secondaire, François a remarqué « plus de regards bizarres », ainsi que des propos discriminatoires auxquels il n’était pas habitué. Il évoque également un ami « convaincu par Trump », faisant des remarques transphobes alors qu’il était « d’accord avec sa transition » quelques mois auparavant. « Je trouve ça fou de voir à quelle vitesse les gens ont été influencés », rapporte le jeune de 15 ans.
Un retour possible au Canada
Touchée par le récit de son fils, Chantale confie avec un sourire triste que « le plan B, c’est de retourner au Canada ». Bien qu’un déménagement soit contraignant sur de nombreux plans, la mère de famille « ne risquera pas la vie de [son] enfant pour rester aux États-Unis ». François croit que si cette décision devait être prise, il serait probablement triste, car même si le Canada lui manque, il aime beaucoup son école et a grandi ici.
Shane est confronté au même dilemme, se préparant à la possibilité de déménager au Canada, sans le vouloir réellement : « Je ne veux pas avoir à fuir ma maison. Je veux un avenir où je peux prendre mon temps pour déménager, après avoir trouvé un partenaire et l’endroit parfait pour m’installer. » Le Canado-Américain se considère toutefois privilégié d’avoir la possibilité de quitter le pays en cas de nécessité, contrairement à ses ami·es queer qui n’ont pas la double nationalité.
Quant à Ann, le sujet est aussi « sur la table », notamment après que sa fille de 17 ans lui a dit ne pas vouloir « rester dans ce pays ». Le retour est cependant difficilement envisageable pour elle, sa compagne et ses beaux-enfants n’ayant pas la nationalité canadienne. Elle se retrouve alors entre les deux pays, sa fille et son cœur au Canada, et sa compagne et sa vie aux États-Unis. Quant à son bras, il est tatoué d’une fleur de lys et d’une feuille d’érable, comme elle nous le montre à l’écran avant de raccrocher.
C’est un mardi soir pluvieux, et la rue Jean-Talon Ouest est quasi déserte, si ce n’est quelques voitures et des passant·es pressé·es de rentrer chez eux. Après une succession de commerces fermés et de bars vides, une vitrine illuminée attire le regard. Derrière les grandes fenêtres d’une brasserie, une foule animée, majoritairement féminine, s’affaire autour des tables.
En poussant la porte, un joyeux brouhaha nous enveloppe. Les tintements des verres se mêlent aux éclats de voix, recouverts par la chanson Flowers de Miley Cyrus. La salle est presque pleine, et les dernier·ères arrivé·es patientent pour être placé·es. Des groupes d’ami·es, des couples et des personnes seules occupent les tables et le comptoir, jetant un œil à l’un des cinq écrans de télévision accrochés au mur. Certain·es arborent un chandail de hockey rouge.
Pourtant, ici, ce n’est pas un bar sportif comme les autres. Le Nadia est un espace entièrement dédié à la diffusion du sport féminin. Créé il y a un an par Catherine D. Lapointe et Caroline Côté, le projet, encore nomade, investit différents bars montréalais pour organiser des soirées de diffusion de hockey, de soccer ou encore de basketball féminin. Leur objectif : rendre visible des sports encore « trop souvent marginalisés, sous-financés et invisibles », comme le présentent les fondatrices.
Ce soir, c’est à la Brasserie Harricana que le Nadia prend place pour un match de la nouvelle Ligue professionnelle de hockey féminin (LPHF) : la Victoire de Montréal affronte les Sceptres de Toronto, respectivement premières et deuxièmes du classement.
Il est 19 h passées quand les écrans s’animent, dévoilant l’entrée des joueuses sur la glace. Assise entre ses parents, une petite fille pointe l’écran du doigt, les yeux pétillants d’excitation. Le coup de sifflet retentit, et la musique s’interrompt pour laisser place aux commentaires. Le public porte alors son attention sur le match, tout en continuant à jaser.
Le sport féminin peu accessible au public
Aujourd’hui, « aucun espace à Montréal ne garantit un accès constant au sport féminin », déplorent les fondatrices du Nadia. Alors que les matchs des Canadiens, l’équipe masculine, sont retransmis « à chaque pâté de maison », il est bien plus ardu de suivre la Victoire de Montréal, regrette Catherine D. Lapointe. Et pourtant, la demande est là. « Il y a un imaginaire collectif qui ne prend pas en compte le sport féminin, mais sur le terrain, le public est bien présent », relate Caroline Côté, qui rappelle en toute logique que « si l’offre n’est pas disponible, on ne peut pas la consommer ».
Attablée au comptoir, Valérie, une trentenaire au hoodie rouge, attend le début du match un verre à la main. Elle confie ne pas pouvoir suivre la LPHF depuis chez elle, n’ayant pas de télé. Le Nadia lui permet ainsi de suivre le match de ce soir dans une ambiance conviviale, alors qu’aucun bar ne le diffusait à sa connaissance.
Un espace inclusif
Le Nadia ne vise pas seulement à accroître le sport féminin, mais également le public féminin, encore minoritaire dans les espaces de diffusion. Les bars sportifs traditionnels sont souvent des lieux de rassemblements masculins, dans lesquels la présence de femmes est parfois remise en question. Habituées de ces endroits, Catherine D. Lapointe a « toujours été la fille qu’on cruise parce qu’elle est dans un bar », tandis que Caroline Côté s’est souvent fait dire que ses connaissances sportives étaient insuffisantes.
Au-delà d’être un « simple » bar sportif, le Nadia se veut un « espace inclusif et sécuritaire » où tous·tes les amateur·ices de sport pourraient se réunir « sans complexe », comme le décrivent les fondatrices. L’ambiance est « fullrelax et inclusive », témoigne Valérie, qui ne se reconnaît pas dans l’atmosphère des bars sportifs traditionnels : « Ce n’est pas tant ma vibe. »
Que ce soit sur le plan du genre, de l’âge, ou du niveau de d’expertise, le public du Nadia est « vraiment diversifié », affirment fièrement ses entrepreneuses. Cette mixité contribue à une atmosphère plus détendue et bienveillante. Lorsque des problèmes techniques interrompent la diffusion, Catherine D. Lapointe était étonnée que le public reste calme. Et lorsque l’équipe locale perd, les clients quittent dans la bonne humeur.
Ce soir-là, la Victoire de Montréal semble toutefois bien partie pour l’emporter. Après avoir concédé un premier but, l’équipe montréalaise égalise avant de prendre l’avantage grâce à un tir en pleine lucarne de Marie-Philip Poulin. La salle du Nadia exulte, applaudissant et s’exclamant entre deux bouchées de burger.
Inspirer les spectacteur·ices
Assister à de tels moments de joie et de communion dans leur bar ne laisse pas Catherine D. Lapointe et Caroline Côté insensibles. « On pleure beaucoup », avouent-elles en riant. « Le Nadia, c’est un projet qui porte une mission, celle de faire rayonner les femmes à travers le sport », explique l’une d’entre elles. Constater que cela fonctionne semble toucher profondément les fondatrices du projet.
Les répercussions sur le public semblent d’autant plus grandes lorsque celui est jeune. Toujours aux côtés de ses parents, la petite fille a les yeux rivés sur le match. Son père Jean-François nous explique partager la passion pour le hockey avec sa fille de cinq ans, qui « pense d’ailleurs que le hockey est seulement un sport de femmes ». Son jeune âge l’empêchant de se rendre à l’aréna trop souvent, le Nadia s’est avéré être une belle opportunité pour suivre leur équipe préférée.
Caroline Côté dit « ne pas avoir de mots » face à de tels récits. « À partir de maintenant, [cette petite fille] a le droit de devenir une Marie-Philip Poulin », se réjouit-elle, les yeux humides. Regrettant le manque de représentation dans son enfance, la co-fondatrice se réjouit de l’impact que peut avoir le Nadia sur les jeunes générations.
Quand le bar définitif ouvrira, dès que possible l’espèrent les fondatrices, Jean-François et sa fille s’y rendront « tous les jours ». En attendant, la soirée au Nadia continue, et le troisième but de la Victoire ne tardera pas à faire chavirer la salle une dernière fois.
CRÉDIT PHOTO: Des spectatrices devant le match Montréal VS Toronto dans le bar du Nadia – Charline Caro
« Ouais on n’a pas cours ! » C’est le cri de joie poussé par un élève de 3e secondaire en arrivant dans sa salle de classe en ce mercredi matin. Ses camarades viennent de lui apprendre que le cours d’anglais est remplacé par un atelier « sur les écrans ».
Le Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (CIEL) est un jeune organisme qui cherche à ouvrir la conversation autour des enjeux numériques. À travers des ateliers d’une heure, les intervenant·es du CIEL s’immiscent dans les écoles de Montréal et du Québec pour parler d’écrans avec des jeunes de 9 à 17 ans.
Aujourd’hui, c’est Emmanuelle Parent, doctorante en communication et directrice générale du CIEL, qui est chargée d’animer l’atelier dans cette école de l’Est de Montréal. En arrivant dans la classe, l’intervenante du jour se présente, devant les visages intrigués des élèves, et le regard encadrant de l’enseignante. Après quelques mots d’introduction, elle demande : « Qui pense avoir un problème avec les écrans ? » À la réponse « oui », personne ne se manifeste. Même chose pour le « non ». Puis, lorsque l’intervenante propose l’option « quelque part entre les deux », la majorité lève sa main.
Mais qu’est-ce qu’avoir un problème avec les écrans ? Pour une élève installée au deuxième rang, c’est « quand ton cell est ta seule activité ». Une de ses camarades corrobore timidement : « C’est quand tu fais que scroller. »
L’intervenante demande alors à qui il est déjà arrivé de scroller trop longtemps, en levant elle-même la main. D’abord hésitant·es, tous·tes les élèves ou presque finissent par se manifester.
Un « problème de jeunes »
Emmanuelle Parent a co-fondé le CIEL pour créer un espace de dialogue autour des écrans où les jeunes ne se sentiraient pas jugé·es, nous explique-t-elle en entrevue. Même si les choses s’améliorent progressivement, le discours dominant tend selon elle à culpabiliser les adolescent·es sur leur consommation d’écran. Les ateliers du CIEL sont ainsi une opportunité pour les 9-17 ans de s’exprimer sur ces enjeux qui les concernent, alors qu’« on parle beaucoup des jeunes, mais pas avec les jeunes », dénonce l’intervenante.
Consciente que les élèves savent les stéréotypes dont ils et elles font l’objet, Emmanuelle Parent leur demande : « Est-ce que c’est juste un problème de jeunes ? » Cette fois-ci, pas de temps d’hésitation avant que de nombreux « non ! » s’élèvent dans toute la classe. Un élève appuie : « Ben là, eux aussi ils sont addicts ! », une autre renchérit : « Ils utilisent l’excuse du travail pour être sur leur cell ! »
Comprendre le temps d’écran
C’est l’heure du premier exercice de la séance. Après quinze minutes de discussion, l’intervenante demande aux jeunes de sortir leur cell et de regarder leur moyenne quotidienne de temps d’écran. Une excitation s’empare alors des élèves, pressé·es de dégainer exceptionnellement leur téléphone, et de découvrir leur statistique personnelle.
Chacun·e donne alors son temps à ses ami·es. Un élève déclare 1 h 45. « Oh ça va toi t’es bien ! », déclare son voisin. Une autre affiche 9 h 18. Ses amies rigolent : « En même temps tu te couches à 2h du mat’ ! »
L’intervenante passe dans les rangs, observe les réactions, et discute avec les jeunes dans un joyeux brouhaha. Elle ne réagit toutefois pas aux temps d’écran des élèves, qu’ils passent 1 h 45 ou 9 h 18 par jour sur leur téléphone. Interrogée sur cette approche, elle explique qu’une heure d’atelier n’est pas suffisante pour dire à un jeune que son temps d’écran est trop élevé. « On ne connaît pas leur vie à la maison », appuie-t-elle, « peut-être que leurs parents travaillent le soir, peut-être qu’ils n’ont pas l’argent pour s’inscrire à une équipe sportive, peut-être qu’ils vivent du stress. » Le téléphone est parfois un moyen d’échapper à des problèmes personnels.
Le CIEL veut rompre avec le discours soutenant que « les jeunes sont tout le temps sur leur cell », qui revient davantage à culpabiliser qu’à outiller, selon Emmanuelle Parent. « Imagine; tu as vécu toute ta vie de même, et il y a une madame qui vient te dire que ce n’est pas correct. Je ne vois vraiment pas comment ça peut aider », défend-elle. Pour amener les élèves à adopter de saines habitudes de vie, l’intervenante va plutôt les inviter à se poser les bonnes questions.
Une fois le calme revenu dans la classe, l’animatrice retourne au tableau et demande aux élèves ce qu’ils considèrent comme un temps d’écran idéal. « Trois heures », s’exclament quelques jeunes, tandis que d’autres disent plutôt quatre, cinq heures. En guise de réponse, l’intervenante note au tableau le nombre d’heures disponibles dans une journée, puis le temps occupé par une bonne nuit de sommeil, les cours d’école, et les activités essentielles. À la fin, il reste cinq ou six heures de libres. Rapporté à leur temps d’écran, les élèves en viennent eux-mêmes à la conclusion que leur cellulaire prend potentiellement trop de place dans leur journée.
Le temps d’écran demeure toutefois un indicateur incomplet, car il ne reflète pas la qualité de l’utilisation, nuance Emmanuelle Parent. Il faut aussi se demander comment est utilisé le cellulaire, quel contenu est consommé, et dans quel contexte. Les intervenant·es du CIEL encouragent ainsi les élèves à regarder les applications sur lesquelles ils passent le plus de temps. Lorsque c’est Spotify, pour écouter de la musique, ou Snapchat, pour parler avec des amis, les jeunes l’acceptent bien. Mais lorsque le temps d’écran se concentre sur Tik Tok ou d’autres applications de courtes vidéos, les réactions sont plus négatives, rapporte l’intervenante.
Reprendre le contrôle sur son attention
Les jeunes sont ainsi parfois frustré·es de dépasser leurs limites personnelles, et de passer « une heure au lieu d’une demi-heure sur Tik Tok », relate la directrice du CIEL. Pour leur donner les moyens d’agir, l’animatrice s’attache à expliquer aux jeunes les stratégies employées par les plateformes numériques pour retenir leur attention. Certaines étaient déjà connues des élèves du jour, comme le swipe sans fin sur Instagram, ou la lecture automatique sur Netflix.
Pour compléter le cours de marketing, l’animatrice interroge la classe sur la viabilité économique de ces applications, alors qu’elles sont souvent gratuites. Les élèves ne semblent pas trouver la recette miracle, sauf une, qui lance : « Si c’est gratuit, c’est que c’est toi la marchandise ». Emmanuelle Parent acquiesce, avant de leur expliquer la logique publicitaire de ces entreprises, qui ont intérêt à nous garder le plus longtemps possible en ligne.
« Comprendre comment fonctionnent les médias sociaux est un facteur de protection », analyse après coup l’intervenante. Même si cette partie de l’atelier n’est pas la plus populaire, car plus théorique, elle permet d’outiller les jeunes pour réguler leur consommation d’écran.
Faire le lien avec les adultes
Après une heure de discussions et d’exercices, Emmanuelle Parent demande aux élèves s’ils ont un message à faire passer aux adultes. Les interventions se bousculent : « C’est normal de faire des écrans », « il y a aussi des bienfaits », « on suit l’exemple des adultes », « la plupart du temps c’est pour communiquer avec nos amis ». L’animatrice commence à bien connaître ces revendications, qui reviennent souvent dans les ateliers. En dehors des écoles, la directrice du CIEL se donne pour mission de porter la parole des jeunes dans le monde des adultes. Elle transmettra ainsi les messages de ces 3e secondaire à des journalistes, des politiques et des expert·es, sûrement étonné·es d’apprendre que les jeunes aussi sont critiques des écrans, si l’on en croit son expérience.
Alors que la sonnerie s’apprête à retentir, l’animatrice sollicite l’avis des jeunes sur l’atelier. Tout en rangeant leurs affaires, des jeunes lancent que c’était « fun », « très bien », avant d’applaudir à l’unanimité. Après qu’elles et ils ont quitté la classe, l’enseignante nous confie que « quand c’est plate, les jeunes le disent, ils ne sont pas gênés ». L’intervenante peut alors estimer que l’atelier du jour est réussi.
CRÉDIT PHOTO: image d’illustration fournie par le CIEL – Aline Dubois