Armes imprimées en 3D, à l’aube d’une nouvelle ère de l’armement

Armes imprimées en 3D, à l’aube d’une nouvelle ère de l’armement

Le 12 et 13 juin, la Sureté du Québec (SQ), en collaboration avec le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), a arrêté 13 personnes à la suite de l’opération pancanadienne du 20 juin 2023 en matière de trafic et de fabrication artisanale d’armes à feu. Ce type d’affaires qui était marginal il a y a encore trois ans, devient de plus en plus récurent.

Vue simulée d’un ensemble de pièces d’une arme imprimable en 3D selon des plans trouvés sur internet.
Vue simulée d’un ensemble de pièces d’une arme imprimable en 3D selon des plans trouvés sur internet.

En septembre déjà, la GRC au Nouveau-Brunswick a publié une mise en garde destinée au public concernant les armes dites « fantômes ». Dans le communiqué de presse, la gendarmerie fait part de son inquiétude par rapport à la prolifération à grande échelle de ces armes : « Même si ces armes à feu sont moins nombreuses au Nouveau‑Brunswick, leur présence dans la province correspond aux tendances observées à l’échelle nationale et internationale où des armes à feu fantômes sont utilisées à des fins criminelles. »

En juin 2023, lors d’un coup de filet organisé, en coopération avec la GRC, l’ASFC et d’autres services de sécurités provinciaux, ce sont 440 armes à feu qui ont été saisies à travers le pays. Les autorités ont déclaré que 25 % de ces armes comportent au moins une partie imprimée en 3D. Selon le professeur Werner, expert en science forensique à l’Université du Québec à Trois-Rivières, la proportion d’armes en 3D saisies par la police représente aujourd’hui environ 15 à 20 % des armes à feu confisquées. Il précise que ce chiffre reste non-officiel.

« Ça risque fortement de changer la criminalité dans les prochaines années. »

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières.

Nouvelle technologie, nouveau cadre.

Dans un communiqué de presse à l’occasion de la journée nationale contre la violence liée aux armes à feu, le ministre de la Sécurité publique du Canada, Dominic LeBlanc, déclare :

Nous agissons notamment en renforçant le contrôle des armes à feu. Le projet de loi C-21 a reçu la sanction royale le 15 décembre 2023 et comprend certaines des lois les plus strictes en matière de contrôle des armes à feu depuis une génération. Il prévoit notamment un gel national de la vente, de l’achat et du transfert des armes de poing, ainsi que des dispositions visant à lutter contre la contrebande et le trafic d’armes à nos frontières.

Photo du ministre de la Sécurité publique du Canada, Dominique LeBlanc, la Presse canadienne, Sean Kilpatrick. Licence : All Creative Commons.
Photo du ministre de la Sécurité publique du Canada, Dominique LeBlanc, la Presse canadienne, Sean Kilpatrick. Licence : All Creative Commons.

Nous avons communiqué avec le cabinet du ministre pour qu’il nous explique si cette loi visant à réglementer les armes à feu prévoit de répondre aux nouvelles problématiques qu’amène l’impression 3D.

Selon leur réponse, il est nécessaire de renforcer la répression pénale pour ce type d’acte :

L’ancien projet de loi C-21 a introduit un ensemble de nouvelles mesures pour lutter contre la propagation des armes fantômes. Voici certaines de ces mesures :

  1. la classification de toute arme à feu fabriquée illégalement en tant qu’arme à feu prohibée;
  2. la criminalisation de la fabrication et du trafic de pièces d’armes à feu;
  3. l’augmentation de la peine maximale pour la fabrication ou le trafic illégal d’une arme à feu ou d’une pièce d’arme à feu, laquelle passe de 10 à 14 ans d’emprisonnement;
  4. la création d’infractions pour la possession ou la distribution de plans et d’autres données informatiques portant sur des armes à feu ou des dispositifs prohibés à des fins de fabrication ou de trafic;
  5. la nécessité de posséder un permis d’armes à feu valide pour importer ou transférer au pays certaines pièces d’armes à feu (par exemple, les canons d’armes à feu et les glissières d’armes de poing) afin de garantir que seules les personnes possédant un permis d’armes à feu valide puissent avoir accès à ces pièces, qui sont souvent essentielles à la production d’armes fantômes.

En bref, la Loi C-21 prévoit que toute arme à feu fabriquée sans permis sera considérée comme illégale. Les personnes qui les fabriquent risquent des peines de prison plus lourdes. Enfin, la diffusion de plans d’armes, ou la distribution de matériel dédié à cette fin, sera criminalisée. Leur réponse précise : « Des travaux sont en cours pour mettre en œuvre les mesures restantes de l’ancien projet de loi C-21, y compris les nouvelles exigences en matière de permis pour les pièces d’armes à feu. »

Les armes fantômes, une prolifération facile.

Cette technologie n’a cessé d’évoluer depuis la présentation au public du Liberator par Cody Wilson en 2013, la première arme de poing imprimée en 3D. Cette arme, qui se brisait initialement à chaque usage, a ouvert la voie à la création de multiples armes beaucoup plus abouties. Il est maintenant possible d’imprimer en 3D des fusils d’assauts tout à fait fonctionnels. Comment obtenir un plan complet à cette fin? En quelques clics, il est possible de trouver des sites internet diffusant des plans d’armes, avec les directives de fabrication. Des communautés se forment sur les forums de ces sites et proposent des versions améliorées des divers modèles proposés.

Extrait d’un manuel d’impression d’une arme 3D type FGC-9 personnalisée trouvé sur internet.
Extrait d’un manuel d’impression d’une arme 3D type FGC-9 personnalisée trouvé sur internet.

Lors de la perquisition effectuée chez Robert Ripcik, les autorités ont trouvé deux ébauches de récepteur de polymère 80 (P-80). « Polymère 80» est un terme qui désigne les armes dont 80 % des pièces sont achetées légalement, et dont les 20 % des pièces restantes sont imprimées en 3D pour contourner la loi.

Me Desaulniers, directeur des poursuites criminelles et pénales au tribunal de Gatineau, nous explique la facilité à contourner les interdictions : « Ce sont les armes de type P-80que l’on retrouve le plus souvent dans les dossiers ».

Me Desaulniers ajoute : « Ce qui est illégal aux yeux de la Loi c’est le châssis de l’arme, mais pas son mécanisme ». Les personnes qui les fabriquent achètent donc les éléments métalliques comme les ressorts ou le canon en ligne légalement. Puis, il suffit d’imprimer la carcasse de l’arme et d’assembler le tout ensemble. Avec les fichiers viennent souvent des guides comme celui de l’illustration ci-dessus qui comporte 114 pages au total.

« Le gros problème actuellement c’est que ça a ouvert la voie à monsieur madame tout le monde. »

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières.

Un risque qui se confirme petit à petit, selon Me Desaulniers : « On en voit de plus en plus fréquemment au palais de justice. Ce qui m’inquiète, c’est de voir des gens sans antécédents, sans passé criminel. Parce qu’[ielles] ont fabriqué une arme, [ielles] finissent par s’en servir, et commettent soit un homicide, soit une autre infraction aux conséquences très graves. »

L’armement à l’ère du fait maison

Photo de profil X de Tobie Laurin-Lépine

Au Québec, une des plus grosses affaires judiciaires concernant l’impression d’armes imprimées en 3D est celle de Tobie Laurin-Lépine. Ce Gatinois dans la trentaine a été reconnu coupable de fabrications de divers modèles d’armes à feu grâce à l’impression 3D. En consultant les photographies prises par les policiers lors de la perquisition, on retrouve également des têtes d’obus fabriqués auxquelles il a attribué des noms de personnalités publiques. On ne sait si ces pièces sont fonctionnelles, mais cette trouvaille illustre bien le progrès constant de l’impression 3D dans le domaine de l’armement. Par exemple, des sites internet étatsuniens comme DEFCAD, qui est une grande base de données techniques de plans d’armes, sont imparables. Maintenant, des communautés se forment pour améliorer l’efficacité et la viabilité de ces engins. Selon le professeur Werner, ces armes ne se fabriquent pas d’une seule pression sur le clavier de son ordinateur. Cependant « n’importe qui qui met un minimum de moyen, et dédie du temps, a tous les outils et conseils pour fabriquer une arme ».

La fin de la traçabilité?

Le manque de traçabilité est le danger principal des armes à feu imprimées en 3D. Pas de numéro de série et moins de pièces métalliques, rendant ainsi les armes plus discrètes aux détecteurs.

Les armes fabriquées, le plus souvent de type P-80, sont toujours traçables grâce aux parties métalliques commandées en ligne.

Une étude, publiée en mai 2023 par la revue Forensic Science International, à laquelle le professeur Werner a collaboré, montre les capacités offensives d’une arme entièrement fabriquée grâce à l’impression 3D. Si certaines armes ne survivent pas au premier tir, d’autres modèles sont plus résistants et ont l’occasion de tirer plusieurs cartouches. Pourtant, le procédé de l’étude utilisait les matériaux les moins solides pour de la fabrication artisanale.

« La question est : est-ce que les gens qui sont censés les détecter en sont capables? Probablement que les douaniers savent que ça existe, mais est-ce qu’ils ont les outils? Non ».

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières

Nous avons également questionné le cabinet du ministre quant à l’utilisation de ces nouvelles technologies par les forces de l’ordre. Nous sommes dans l’attente d’une réponse.

Sur le Web clandestin, certaines boutiques se vantent de faire livrer leurs colis de manière tout à fait intraçable.

Capture d’écran d’un site de vente en ligne sur le Web clandestin
Capture d’écran d’un site de vente en ligne sur le Web clandestin

« Les cas de vendeurs sur internet sortis de nulle part sont vraiment rares ».

Denis WERNER, chercheur au Groupe de Recherche en Science Forensique à l’Université du Québec de Trois-Rivières.

Les études comme celles du professeur en science forensique visent à développer les moyens techniques permettant de détecter le plastique utilisé pour fabriquer l’arme. Me Désaulniers affirme : « Au même titre que la technologie a évolué pour les criminelles, les services de police eux aussi disposent de nouveaux moyens ».

Monsieur Werner dénonce « un manque d’anticipation pour se doter des bonnes technologies », et ce, en citant par exemple les scanneurs d’aéroport qui ne pourraient pas détecter une arme comme celle présentée ci-dessus.

Démocratie et paix en Colombie

Démocratie et paix en Colombie

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Tout au long de son histoire, la Colombie a été gouvernée selon un modèle de gouvernance qui satisfait aux intérêts de la minorité au pouvoir, prête à mettre le pays à feu et à sang pour le garder entre ses mains. Parallèlement, il existe des soulèvements populaires qui réclament sans relâche des droits, le respect de leurs modes et leurs projets de vie sur le territoire. L’histoire de la Colombie est celle d’une minorité qui a la tête dans le sable et qui s’impose par la force. C’est aussi le récit d’une classe sociale privilégiée qui profite de la misère et de l’exploitation de larges couches de la population. Des accords existent entre le pouvoir officiel et le pouvoir officieux pour empêcher les paysan·ne·s d’accéder à la terre, aux possibilités d’avancement et à une participation politique effective. Les conséquences sont, d’une part, une accumulation de privilèges, de terres et de possibilités dans les mains de quelques-uns et, d’autre part, la configuration d’une démocratie bancale, endettée, une démocratie capturée1Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando..

Cette réalité a donné lieu à des conflits et des guerres qui perdurent, pour le droit à la terre, le droit d’exister comme peuple, comme parties prenantes ayant droit au pouvoir, et maintenant, avec une énergie renouvelée, pour la défense du territoire, des fleuves, des forêts et de la vie. En Colombie, le refus de laisser les mouvements d’opposition accéder au pouvoir a engendré une situation sans issue. Il n’est donc pas étonnant que l’histoire du pays soit jalonnée d’accords non respectés. Elle est entachée par un génocide permanent, physique, épistémique, symbolique et par une lutte sans relâche pour sa sauvegarde. Il s’agit d’un aspect de l’histoire qui tend à être nié.

Nous avons subi une participation simulée et fictive, un grand mirage. Des espaces d’expressions ont été créés pour diminuer les tensions sociales, mais plus le temps passe et moins les choses changent : les promesses oubliées par le pouvoir se transmettent de génération en génération. Les avancées mineures sont systématiquement dues aux luttes populaires constantes. À titre d’exemple, le pouvoir n’a jamais donné suite aux promesses de la Constitution de 1991. En effet, 31 ans plus tard, le pays traîne de la patte derrière les objectifs fixés par cette dernière. Nous sommes l’un des pays les plus inégaux, avec une pauvreté et une misère généralisée. Le peuple est exclu et le territoire se trouve toujours aujourd’hui entre quelques mains fortunées. Une minorité accumule une richesse extraordinaire, comme le montre Luis Jorge Garay dans son livre le plus récent sur les dynamiques des inégalités en Colombie2Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.. Dans ce contexte, il sera très difficile d’apporter des changements fondamentaux et la voie qui mène vers la paix est particulièrement complexe.

Les promesses jamais tenues

Malgré le récent accord de paix, historique, signé entre les FARC-EP et l’État colombien (2016), les mêmes dynamiques perdurent. D’une part, sept ans après la signature de l’accord, la pleine mise en œuvre de ses principes fondamentaux reste à faire, comme en font état les rapports de l’Institut Kroc3https://kroc.nd.edu/, chargé d’effectuer le suivi. Le seul point mis en œuvre est le dépôt des armes et la participation des commandant·e·s de la guérilla au Congrès de la République (Congreso de la República)4Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.. La mise en œuvre des autres points se bute à des obstacles de taille, en particulier le premier point, qui concerne la réforme de la gestion des régions rurales. Parallèlement, sous le gouvernement Duque (2018-2022), le conflit et la violence armée se sont intensifiés et des scandales de corruption relatifs à l’argent destiné à la mise en œuvre de l’accord ont éclaté5Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023). Ces échecs ont justement entraîné l’émergence de plusieurs groupes armés qui contrôlent maintenant les régions où l’État n’était pas présent.

De son côté, le gouvernement de Gustavo Petro (2022- ), qui s’est lui-même désigné comme gouvernement du changement, a proposé une stratégie appelée Paix totale (Paz Total). Elle vise l’abandon total de la violence politique et le retour sur les accords non respectés, et ce, afin d’améliorer les conditions de vie des communautés dans les territoires touchés par la négligence et la violence de l’État, à élargir la participation politique pour que le peuple puisse définir son présent et son avenir. Cela implique donc, d’une part, de respecter la Constitution de 1991 et, d’autre part, d’élargir et d’approfondir l’exercice de la démocratie.

La Loi 2272 de 2022 a été adoptée à cette fin. Elle vise une extension de la loi sur l’ordre public (Loi 418/97) en y apportant des modifications. Le gouvernement de Gustavo Petro, reprenant les instruments juridiques du passé et se dotant de nouveaux instruments, cherche donc à relever plusieurs défis majeurs :

1) respecter l’accord de paix signé avec les FARC-EP;

2) faire avancer, dans une logique de dialogue, les processus de négociation avec les groupes insurgés tels que l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional — ELN);

3) discuter de la question de savoir si certains des groupes dissidents des FARC-EP pourraient être reconnus comme insurgés.

Pour l’instant, tout indique que les groupes dissidents connus sous les noms d’État major central (Estado Mayor Central (EMC) et la Nouvelle Marquetalia (Nueva Marquetalia NM), seraient effectivement insurgés. La Loi permet des dialogues sociojuridiques avec les groupes qu’elle désigne comme « criminalité aux répercussions importantes », des groupes hérités du paramilitarisme et du crime organisé, qui sont plus étroitement liés au trafic de drogue et à d’autres activités illégales, afin de rechercher des voies de réconciliation et d’obtenir des avantages juridiques et des accords protégeant leurs biens et l’argent obtenus grâce à leurs activités criminelles6KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023).

Il s’agit d’une entreprise de grande envergure. Aujourd’hui, environ sept processus de paix sont en cours dans tout le pays. Par exemple, dans le port de Buenaventura, sur la côte pacifique, un processus est mené entre des groupes illégaux de trafic de drogue et des groupes de la Sierra Nevada de Santa Marta. C’est la même chose à Medellín avec les groupes paramilitaires,  dont les activités criminelles entraînent des répercussions importantes, comme le groupe paramilitaire Clan del Golfo, et les groupes Farc dissidents susmentionnés, qui prennent de l’importance et qui s’autonomisent. Or, un seul processus a récemment connu des avancées significatives : les négociations entre l’ELN et le gouvernement national. À cet égard, le président Gustavo Petro a affirmé :

« Il y aura des gens qui négocieront avec le gouvernement des options pour mettre fin à une guerre insurrectionnelle de plusieurs décennies, qui doit se terminer définitivement sans échos pour que la société colombienne puisse être le vrai maître du pays, le vrai maître des destinées de la Colombie. Il s’agit la démocratie réelle et pacifique dont nous avons besoin dans ce pays. La loi est donc signée ». Il a également précisé que « c’est maintenant à notre commissaire à la paix, Danilo Rueda, de mettre en œuvre une grande partie de cette réglementation. »7« Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)

L’ELN et la demande de participation

L’idée de centrer les négociations sur la participation populaire n’est pas nouvelle. Elle a marqué le discours de paix et les propositions de l’Armée de libération nationale (ELN) tout au long de l’histoire. Selon les termes de son commandant en chef, Antonio García :

La proposition initiale de l’ELN portait sur la construction d’une voie de sortie de la crise en comptant sur la participation active de la société. Cette proposition est née dans un camp de guérilla au sud de Bolívar au début de février 1996 et a été appelée Convention nationale, puis elle a été discutée dans d’autres camps. Le contenu de la proposition a ainsi été enrichi pour devenir la proposition collective de l’ELN8« La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023).

Déjà lors des pourparlers, le point crucial ou le mot le plus souvent répété était « participation », et ce, jusque dans les dialogues de la fin des années 90, y compris au Venezuela et à Cuba, où l’idée d’impliquer la société dans les discussions sur la paix a commencé avec des réunions organisées par secteurs d’activité. Les dialogues de Puerta del Cielo et de Mayence méritent d’être mentionnés. L’idée a mûri pour devenir ce que l’on a appelé l’Accord national, puis le Dialogue national, chacun ayant pour objectif de construire un large consensus social pour contribuer à la transformation de la société. Sous le gouvernement d’Álvaro Uribe (2002-20010), la guérilla a également organisé des dialogues exploratoires et, dans plusieurs réunions, la participation des divers secteurs de la société a été à nouveau au centre des discussions : entrepreneur·e·s, syndicats, étudiant·e·s, paysan·ne·s, peuples autochtones, et bien d’autres ont pu s’exprimer dans la Casa de Paz, qui a rendu ces échanges possibles en toute sécurité.

En 2014, sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2020-2018), une nouvelle tentative de négociation entre les mouvements insurrectionnels et l’État a été lancée, avec pour mot d’ordre, encore une fois, la participation. En effet, l’ordre du jour des négociations, convenu d’avance, contenait six points, dont trois sont dédiés à la participation effective de la société :

1. la participation de la société à la construction de la paix;

2. la démocratie pour la paix;

3. la transformation de la paix.

À l’arrivée au gouvernement d’Iván Duque (2018 – 2022), le processus a été confronté à des obstacles et des surprises, à tel point qu’il est suspendu (2019). Qui plus est, au-delà de ce qui a été convenu, dans une attitude hostile et vindicative, le gouvernement a empêché la mise en œuvre des protocoles de retour de la délégation de paix à Cuba et a renouvelé les mandats d’arrêt à l’encontre de dix négociateur·trice·s. Le processus a depuis repris sous le gouvernement de Gustavo Petro, dans le cadre de la Paix totale.

Les limites qui menaient auparavant le processus avec les FARC ont été dépassées. La maxime « rien n’est convenu tant que tout n’est pas convenu » semble prévaloir, ce qui facilite l’élaboration d’accords, ainsi que leur respect et leur mise en œuvre. En outre, il est possible de construire une vision commune de la paix, quelque chose de nouveau et d’inédit qui facilite la compréhension entre les parties9Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023) . Les avancées réalisées auparavant ont été maintenues et les négociations se poursuivent, avec l’accent mis sur l’élargissement de la participation. Ainsi, l’accord 9 est conclu, précisant le mécanisme à suivre pour assurer la participation effective de la société :

Un Comité national de participation (CNP) est nommé, composé de 30 organisations sociales, qui délèguent des membres pour un total de 81 personnes issues des mouvements sociaux et des diverses régions10« Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid.

Le CPN a pour fonction ou objectif d’entamer un processus participatif afin d’établir une méthodologie de participation qui devrait être rendue publique en février 2024. Ce sera le point de départ d’un grand processus national de participation qui se déroulera de février 2024 à mai 2025. Ce processus se conclura par la consolidation d’un Grand Accord national, un document qui rassemble les positions, les besoins, les voies d’action et de transformation du pays, afin d’approfondir les changements structurels historiques dont la société a besoin pour penser à une paix concrète, avec des changements fondamentaux.

Une fois que ce processus vers un Grand Accord national aura été conclu, les parties reprendront ce document fondamental pour avancer sur les trois derniers points prévus pour les négociations :

4. les victimes;

5. fin du conflit armé;

6. le plan général de mise en œuvre des accords entre le gouvernement national et l’ELN.

Parallèlement au processus de participation, des mesures humanitaires seront mises en œuvre dans les territoires affectés par un conflit armé intense qui perdure. À cet égard, un cessez-le-feu national bilatéral temporaire a également été conclu. Ce dernier devrait permettre une amélioration de la situation et pourra être prolongé dans le temps, le cas échéant. Les obstacles seront nombreux, qu’ils soient logistiques, liés au manque de ressources, politiques et idéologiques, ou des difficultés vécues par les grands médias. Un autre obstacle majeur est la montée du paramilitarisme, qui vise l’extermination des mouvements sociaux en association avec des secteurs puissants du pays. Les défis seront nombreux, y compris les contraintes pédagogiques, méthodologiques et temporelles pour la systématisation de l’essentiel des informations qui en résulteront. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un événement historique qui pourrait établir un système de participation populaire autonome, une sorte de congrès populaire qui permettrait d’articuler les luttes sociales et politiques, de favoriser le changement et de le défendre lorsque les conditions le justifient.

CRÉDIT PHOTO : Canva


  • 1
    Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando.
  • 2
    Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.
  • 3
  • 4
    Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.
  • 5
    Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023)
  • 6
    KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023)
  • 7
    « Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)
  • 8
    « La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023)
  • 9
    Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023)
  • 10
    « Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid
La clause dérogatoire : garante de la souveraineté parlementaire ou atteinte aux droits fondamentaux ?

La clause dérogatoire : garante de la souveraineté parlementaire ou atteinte aux droits fondamentaux ?

La clause dérogatoire – parfois appelée clause nonobstant – est-elle réellement dangereuse ou sert-elle plutôt de protection aux intérêts collectifs? Justin Trudeau évoque un renvoi à la Cour Suprême du Canada afin de baliser son utilisation alors que François Legault ne manifeste aucun scrupule à l’utiliser. Le premier ministre québécois qualifie tout encadrement de son utilisation d’attaque à la nation québécoise1« Disposition dérogatoire : Trudeau lance “une attaque frontale” au Québec, dit Legault », Radio-Canada, 21 janvier 2023 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1949974/justin-trudeau-clause-nonobstant-cour-supreme-francois-legault. Son homologue canadien est réticent à ce que la clause soit utilisée de manière excessive2« Disposition de dérogation : Trudeau se défend de mener une attaque contre le Québec », Radio-Canada, 23 janvier 2023 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1950270/clause-derogatoire-nonobstant-constitution-ottawa-quebec-federal-provincial. Dans un contexte où les échanges entre Québec et Ottawa sur le sujet sont pour le moins acrimonieux, il est nécessaire d’établir l’état des lieux en la matière.

La clause dérogatoire, qu’en est-il vraiment ?

Cette fameuse clause dérogatoire figure à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 19823Charte canadienne des droits et libertés, art 33, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c1. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/const/page-12.html. Il y est indiqué qu’un gouvernement provincial ou fédéral peut faire voter une loi sans prendre en considération les articles 2 ainsi que 7 à 15 de la Charte canadienne4Ibid.. L’article 2 concerne les libertés fondamentales (liberté de conscience, de religion, d’association, etc.) alors que les articles 7 à 15 font référence aux garanties juridiques (droit à la vie, à la sécurité, à la protection contre une fouille abusive, etc.) ainsi qu’au droit à l’égalité5Ibid, aux art. 2 ainsi que 7 à 15.. Notons donc que plusieurs droits, tels les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, ne sont pas concernés par la clause nonobstant6Ibid..

Petite histoire

L’idée de la clause dérogatoire est survenue pendant les négociations ayant lieu entre 1980 et 1982 lors de ce qui a été dénommé le « rapatriement constitutionnel »7Laurence Brosseau, Marc- André Roy : La disposition de dérogation de la Charte, Division des affaires juridiques et sociales et Service d’informations et de recherche parlementaire de la Bibliothèque du parlement, Publication numéro 2018-17-F, à la page 2. https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2018-17-f.pdf. Il s’agit du processus entamé par Trudeau père permettant au Canada de dorénavant modifier sa constitution sans intervention du Royaume-Uni8Sheppard, Robert. « Rapatriement de la Constitution. »  l’Encyclopédie Canadienne. Historica Canada. Article publié septembre 03, 2012; consulté le 5 mars 2023. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/canadianisation-de-la-constitution. L’idée de consacrer la protection des droits et libertés de la personne au sein de la loi suprême du pays par le biais d’une Charte ne faisant pas l’unanimité, l’adoption d’une clause dérogatoire avait alors pour but de convaincre les adversaires de cette limitation du pouvoir parlementaire9Ibid note 7.. L’entente finale contenant la Charte canadienne que l’on connaît aujourd’hui a été conclue en catimini dans la nuit du 4 novembre 1981 par le Canada anglais, et a été adoptée dès le lendemain, sans l’accord du Québec10Ibid note 7, à la page 4..

Place aux juges… non élu·e·s

La clause dérogatoire est toutefois bien loin d’être une simple disposition législative. Elle représente, pour ses partisan·e·s, la souveraineté parlementaire. Il faut savoir que la Loi constitutionnelle de 1982, à son article 52, indique que la Constitution canadienne est la loi suprême au Canada et qu’elle rend inopérantes les lois qui y sont incompatibles11Loi constitutionnelle de 1982, art 52, constituant l’annexe B de la Loi sur 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c11 https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/Const/page-12.html#h-39. Les gouvernements ne peuvent donc pas légiférer sans respecter la Charte canadienne. Autrement dit, le cadre constitutionnel canadien limite la souveraineté parlementaire des différentes législatures et il en donne le contrôle, s’il y a lieu, aux tribunaux12Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, au para 89. 2014 CSC 21. https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/13544/index.do.

Les lois adoptées devant être compatibles avec la Constitution canadienne, il revient souvent aux juges de trancher des litiges de nature hautement politique lorsque, par exemple, une loi est contestée. Cette manière de procéder rappelle la théorie du gouvernement des juges. Cette théorie, à connotation plutôt négative, explique que le rôle des juges est initialement d’appliquer la loi, et que ce rôle dérive lorsqu’iels décident du contenu des lois elles-mêmes13Anne-Marie Le Pourhiet, « Gouvernement des juges et post-démocratie. » Constructif, 61, 45-49. 2022, https://doi.org/10.3917/const.061.0045. Le tout est vu comme un possible affront à la souveraineté parlementaire des élu·e·s. La clause dérogatoire permettrait alors de mettre en balance les principes de suprématie parlementaire et de suprématie constitutionnelle. Pour Pierre Elliot Trudeau, premier ministre lors du rapatriement de la Constitution, elle aurait pour mission de donner le « dernier mot » aux assemblées législatives du pays14Ibid, note 7, à la page 5..

Les chartes des droits et libertés de la personne n’ont-elles toutefois pas des objectifs louables? Pourquoi faudrait-il alors laisser les gouvernements y déroger, même au nom de la souveraineté parlementaire? En effet, les chartes concernant les droits de la personne ont eu des effets plus que positifs au sein des démocraties occidentales, et elles sont absolument nécessaires. Le problème, c’est qu’elles ont tendance à consacrer les droits individuels. Cela peut alors entrer en collision avec certains intérêts collectifs qui peuvent être tout aussi importants. Pensons, notamment, à la protection du français au Québec. La clause dérogatoire peut être utile dans une telle situation où un gouvernement souhaite prioriser un intérêt collectif au détriment de certaines libertés individuelles. Par exemple, la loi sur la langue officielle et commune du Québec (Projet de loi 96), qui a reçu application de la clause dérogatoire, interdit aux employeurs d’exiger la maitrise de la langue anglaise comme critère de sélection pour un emploi.

L’alternative de l’article premier

Avant d’affirmer la légitimité idéologique de la clause dérogatoire, il faut rappeler l’existence de l’article premier de la Charte canadienne. En effet, la clause dérogatoire n’est pas l’unique porte de sortie pour les assemblés législatives qui souhaitent affirmer leur souveraineté parlementaire. L’article premier mentionne qu’il est possible pour une loi de restreindre un droit si cette restriction est raisonnable dans le cadre d’une société « libre et démocratique »15Charte canadienne des droits et libertés, art 1, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c1. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/const/page-12.html. Ces deux mots assez simples renferment en réalité un test juridique établi par les tribunaux, et que doit passer chaque loi contestée pour des motifs de discrimination. Les critères sont les suivants : la loi restreignant un droit individuel doit répondre à un objectif réel et urgent, un degré suffisant de proportionnalité doit être présent entre l’objectif et le moyen utilisé pour l’atteindre, la restriction doit démontrer un lien rationnel avec l’objectif, l’atteinte au droit doit être minimale et, pour finir, il doit exister une proportionnalité entre les effets préjudiciables de la loi et ses effets bénéfiques16Ministère de la Justice du Canada, Article 1 – Limites raisonnables, 2022, Gouvernement du Canada https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/dlc-rfc/ccdl-ccrf/check/art1.html.

Comme nous pouvons le voir, même sans la présence d’une clause dérogatoire, il est possible pour un gouvernement de restreindre un droit individuel pour, par exemple, privilégier un intérêt collectif. Seulement, cette restriction est encadrée. La question se pose donc : souhaitons-nous réellement nous prévaloir de lois qui ne passent pas ce test juridique ? Bien que ce ne soit pas mentionné de manière explicite, la clause dérogatoire est appliquée lorsque le législateur considère que son texte législatif ne pourra répondre à tous ces critères. Pourrait-on y trouver une manière de cacher une forme de discrimination? Si la loi contestée n’est pas discriminatoire, ne devrait-elle pas être en mesure de passer ce test juridique? Initialement, il était établi qu’une utilisation discriminatoire de la clause dérogatoire par un gouvernement serait sanctionnée par le peuple lors des élections puisque la population ne souhaiterait pas le voir réélu17Ibid note 7, à la page 10.. Mais, qu’arrive-t-il lorsque la majorité de la population est en accord avec son utilisation ? Est-ce parce qu’une position est minoritaire qu’elle ne mérite pas d’être défendue? Les Québécois·es francophones, baignant dans une Amérique largement anglo-saxonne, sont plutôt bien placé·e·s pour répondre à cette question.

Et le droit international dans tout ça?

Le droit international, bien que configurant une réalité politique tout autre, semble également aller en ce sens. On retrouve dans plusieurs conventions des clauses dérogatoires. Contrairement à l’article 33 de la Charte canadienne, elles s’assurent quant à elles d’énoncer des critères à respecter dans l’éventualité où un État chercherait à restreindre des droits. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques contient par exemple une clause dérogatoire à son article 4. La disposition mentionne cependant qu’une dérogation est possible dans « le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation »18Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’art. 4, Entrée en vigueur le 23 mars 1976. https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/international-covenant-civil-and-political-rights. La Convention américaine relative aux droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Charte arabe des droits de l’homme ont aussi une approche semblable en la matière. De fait, la Charte arabe des droits de l’homme mentionne à son article 4 la possibilité de déroger aux engagements de la charte à condition que ceci « n’entrain(e) aucune discrimination fondée sur le seul motif de la race, de la couleur, du sexe, de la langue, de la religion ou de l’origine sociale »19Charte arabe des droits de l’homme, à l’art. 4, Entrée en vigueur le 15 mars 2008https://acihl.org/texts.htm?article_id=16. Ces clauses dérogatoires correspondent donc plutôt à la manière dont l’article premier a été défini par les tribunaux canadiens. Effectivement, l’article premier permet, tout comme la clause dérogatoire, de restreindre des droits fondamentaux. Il établit toutefois, en conformité avec le droit international, un certain encadrement.

Dissonance à Québec

François Legault allègue qu’un renvoi en Cour suprême du Canada à la demande de Justin Trudeau représenterait une attaque contre la nation québécoise. Ceci pourrait être compréhensible dans l’hypothèse où la clause nonobstant représenterait le dernier rempart de la souveraineté du peuple québécois et que tout type d’encadrement constituerait de facto une limitation. Toutefois, le premier ministre François Legault a-t-il réellement à cœur la suprématie parlementaire du système politique québécois ? Rappelons que la composition actuelle de l’Assemblée nationale est loin de réellement représenter la volonté du peuple québécois. Les élections de l’automne 2022 ont démontré une disproportion si grande entre le vote populaire et le nombre de sièges attribué à chaque parti, qu’elles ont obtenu un indice de Gallagher de 25,720Calcul fait par la Solution étudiante nationale pour un scrutin équitable, publié sur Facebook, publié le 4 octobre 2022. Voir. https://www.facebook.com/ScrutinSENSE/posts/1068906407024417/. Le Québec se classe donc bien loin derrière les autres démocraties occidentales avec l’Allemagne à 3,41, la Belgique à 3,92 ou bien la Suède à 0,6421Michael Gallagher, « Election indices », 2023, consulté le 11 mars 2023, https://www.tcd.ie/Political_Science/people/michael_gallagher/ElSystems/Docts/ElectionIndices.pdf. Lorsqu’il est questionné au sujet de cette situation alarmante, François Legault répond que la réforme du mode de scrutin « n’intéresse pas la population, à part quelques intellectuel[·le·]s »22« Mode de scrutin : Legault accusé de prendre les Québécois “pour des imbéciles” », Radio-Canada, 5 septembre 2022 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1911106/reforme-mode-de-scrutin-abandonnee-legault-prend-les-quebecois-pour-des-imbeciles. Est-ce là une manifestation de respect de la volonté du peuple québécois ?

Notre premier ministre s’érige haut et fort en défenseur de la nation québécoise devant Ottawa, mais s’écrase piteusement lorsque sa fronde risque d’entraîner une perte de sièges au Salon bleu. De plus, le gouvernement caquiste actuel ne se gêne pas pour faire adopter des lois « sous bâillon ». La procédure du bâillon permet au parti au pouvoir de limiter le temps de débat portant sur une loi et donc d’accélérer son processus d’adoption23« Bâillon », Encyclopédie du parlementarisme québécois, Assemblée nationale du Québec, 16 mai 2016.. C’est une manière de court-circuiter le processus parlementaire et c’est notamment ce qui a été fait lors de l’adoption du projet de loi 21. Bien qu’il ait fait couler beaucoup d’encre sur la question du port de signes religieux, le projet de loi modifiait également la Charte québécoise des droits et libertés de la personne24Pierre Bosset, « Une inquiétante désinvolture » Le Devoir, 15 mai 2019 https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/554344/une-inquietante-desinvolture. Le premier ministre s’est donc permis de modifier cette charte de nature quasi constitutionnelle sans obtenir le consensus de l’Assemblée, et sans même respecter le processus parlementaire habituel25Ibid.. En d’autres mots, lorsqu’il est question de souveraineté parlementaire, le Québec aura vu bien meilleur·e défenseur·e que François Legault.

CRÉDIT PHOTO : Tom Carnegie, Supreme Court of Canada, 16 janvier 2021 https://unsplash.com/fr/photos/SdVHStSkYKg


La haine envers les journalistes ou « s’attaquer au messager »

La haine envers les journalistes ou « s’attaquer au messager »

La haine de certains citoyens et de certaines citoyennes envers les journalistes a été mise en lumière de manière flagrante durant la pandémie. Ce phénomène répandu mérite une attention particulière puisqu’il peut avoir un impact négatif sur la démocratie que tentent de protéger les journalistes.

Le travail journalistique est essentiel dans une société démocratique saine. Les journalistes ont comme mandat de transmettre des informations essentielles à la population afin que les citoyennes et les citoyens soient au courant de certaines situations. Cependant, ce métier est loin de faire l’unanimité. Nombreux sont celles et ceux qui doutent des journalistes et qui les méprisent. Ce phénomène a été d’autant plus observé lors des dernières années avec la pandémie de COVID-19, période durant laquelle plusieurs journalistes se sont fait intimider, harceler ou même attaquer physiquement alors qu’elles  et ils faisaient tout simplement leur travail.

Un sondage Ipsos mené entre le 27 septembre et le 13 octobre 2021 sur 1 093 journalistes et professionnel.le.s des médias confirme que 72% des répondant.e.s ont subi un type de harcèlement dans le cadre de leur travail au cours de l’année 2020. Le plus souvent, les professionnel.le.s des médias se font attaquer en ligne (65%). Une majorité d’entre eux (73%) affirme également que le harcèlement en ligne s’est accru au cours des deux dernières années qui ont précédé l’étude. Parmi les types de harcèlement subi, 33% sont attribués à des messages ou à des images vulgaires ou de nature sexuelle et 30% à des menaces d’agressions physiques. Sont aussi répertoriés des commentaires négatifs ciblant l’identité de genre, l’origine ethnique ou la nationalité, l’utilisation du nom ou de photos sans autorisation, les menaces de mort, la divulgation de renseignements confidentiels, la modification de photos personnelles, l’usurpation d’un compte de réseaux sociaux, les menaces profanées à l’encontre de la famille, le chantage, les menaces verbales, de viol ou d’agression sexuelle. À noter que les femmes subissent davantage tous les types de harcèlement1La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos.

Violence gratuite

Une grande partie des journalistes ont vécu au moins une forme de harcèlement et la pandémie de COVID-19 a certainement amplifié le mépris à leur endroit. L’auteure et journaliste Marie-Ève Martel avoue se trouver chanceuse puisque son travail en région l’a selon elle longtemps épargnée des comportements haineux. Par contre, en pleine pandémie de COVID-19, elle a remarqué que ses collègues journalistes étaient attaqué.e.s par une partie de la population2Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel. Elle a donc décidé d’écrire une chronique qu’elle a simplement nommée Ça suffit!3Marie-Ève Martel, « Ça suffit! », Le Quotidien, 11 février 2022. Ça suffit! | Le Quotidien – Chicoutimi pour dénoncer la situation et inciter les citoyens et les citoyennes à faire preuve de plus d’empathie envers les journalistes: « en réponse à cette chronique là, où j’invitais les gens à faire preuve de discernement et à ne pas insulter ou rudoyer les journalistes qui font simplement leur travail, j’ai reçu 2000 messages haineux et menaces de mort en 36 heures » admet Mme Martel4Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Sur le compte Twitter de la journaliste, des messages haineux sont toujours visibles. Certains internautes profanent des insultes alors que d’autres insinuent que les journalistes l’ont bien cherché5Compte Twitter de Marie-Ève Martel. Mme Martel a elle aussi dû porter plainte à la police lorsque son numéro de téléphone a été rendu public pour les mauvaises raisons: « j’ai porté plainte une fois pour doxxing, quelqu’un avait donné mon numéro de cellulaire pour que je me fasse harceler. J’ai porté plainte aussi pour menace de mort, je n’ai pas encore reçu de nouvelles du DPCP […] mais un dossier est ouvert à la Sûreté du Québec ». Elle voit tout de même une évolution par rapport au problème: « maintenant on dénonce! », dit-elle. Elle s’aperçoit en effet que ses collègues journalistes dénoncent davantage ce genre de situation: « il y a des arrestations et des comparutions au palais de justice maintenant pour des gens qui ont demandé aux journalistes de se suicider ou qui leur ont souhaité la mort », confit-elle, « les gens oublient que derrière un écran d’ordinateur il y a quand même des conséquences »6Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Pour le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et journaliste judiciaire du Journal de Montréal Michael Nguyen, la haine envers les journalistes est une réalité qu’il côtoie quotidiennement autant comme journaliste que dans son rôle de président: « on peut remarquer depuis un certain temps, surtout depuis le début de la pandémie, qu’il y a comme une désinhibition des gens qui commencent à avoir l’impression que les réseaux sociaux sont une zone où ils peuvent faire ou dire ce qu’ils veulent et ils franchissent la limite du harcèlement assez rapidement ». Il a d’ailleurs lui-même vécu de la violence lorsqu’il a été attaqué physiquement alors qu’il couvrait un procès au Palais de Justice de Montréal: « je couvrais une histoire de contacts sexuels sur une mineure, la personne en sortant a décidé de m’attaquer devant tout le monde, une plainte a été faite et il a été arrêté, accusé et il a écopé d’une peine de prison par rapport à son geste »7Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen. Christophe Villeret a en effet dû répondre à des accusations de voies de fait, ce qui lui a valu 14 jours de détention8Michael Nguyen, « Coupable de contacts sexuels, il s’en prend à notre journaliste », Journal de Montréal, 4 novembre 2020. Coupable de contacts sexuels, il s’en prend à notre journaliste | JDM (journaldemontreal.com). M. Nguyen encourage d’ailleurs les journalistes qui vivent de l’intimidation à dénoncer les fautifs aux autorités policières: « […] il faut envoyer le message que les crimes qui se passent en ligne sont des crimes réels et que les journalistes ne doivent pas craindre d’aller voir la police […] chaque plainte va être enquêtée de façon sérieuse »9Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

D’autres journalistes se sont fait attaquer en direct à la télévision. Yves Poirier, Félix Séguin et Raymond Filion de TVA nouvelles ont tous les trois couvert le convoi de la liberté à Ottawa en pleine pandémie de COVID-19 et se sont fait injurier et bousculer alors qu’ils étaient en ondes10Francis Pilon « Manifestations: encore un journaliste qui se fait harceler en direct à Ottawa, Journal de Montréal, 16 février 2022. Manifestations: encore un journaliste qui se fait harceler en direct à Ottawa | JDM (journaldemontreal.com). Raymond Filion a d’ailleurs porté plainte pour voie de fait après qu’un manifestant l’ait violemment poussé par-derrière et qu’il se soit retrouvé sur le sol11Nora T. Lamontagne, « Plainte à la police après une agression en direct », TVA Nouvelles, 20 février 2022. Plainte à la police après une agression en direct | TVA Nouvelles. Kariane Bourassa a quant à elle été enlacée devant des milliers de téléspectateurs par deux hommes présents à une manifestation anti-masque. La journaliste a ensuite officiellement porté plainte pour voie de fait dans un poste de police de Québec12Marie Lessard, « Arrêté pour menaces envers notre journaliste », TVA Nouvelles, 29 juillet 2020. Arrêté pour menaces envers notre journaliste | TVA Nouvelles.

Au printemps 2021, en vue de la Journée mondiale de la liberté de la presse du 3 mai, La Presse a diffusé une série d’articles en lien avec les défis de la liberté de la presse. L’un d’eux intitulé « Je suis leur ennemi » avait pour but de faire la lumière sur ce que vivent des journalistes au quotidien. Pour celles et ceux qui ont participé à l’article, il est clair qu’une partie de la population est opposée à leur travail et les méprise totalement: « J’arrive sur le terrain, et je suis [vu comme] leur ennemi. Tout ce que je peux faire, c’est encaisser les insultes et essayer de faire mon travail le mieux possible », a confié Hadi Hassin, journaliste de Radio-Canada, à La Presse. Kariane Bourassa, elle, est revenue sur l’incident devenu viral impliquant deux manifestants anti-masques: « J’ai commencé à recevoir des messages sur Instagram qui me menaçaient, moi et ma famille. J’ai dû avoir un agent de sécurité 24 heures sur 24 devant chez moi pendant une semaine »13Nicolas Bérubé, « Les défis de la liberté de la presse – Je suis leur ennemi », La Presse, 30 avril 2021. 12ft | Les défis de la liberté de la presse | « Je suis leur ennemi » | La Presse.

La peur de l’inconnu

Plusieurs théories sont à envisager pour déterminer ce qui suscite autant de mépris envers les journalistes et les rendent plus susceptibles d’être importunés.l’une d’elles est sans doute la méconnaissance du métier. Selon Mme Martel, les citoyens et les citoyennes ont souvent une fausse perception du journalisme. Elle croit en effet que le public confond le journalisme d’opinion et le reportage factuel. Ces deux types de journalisme sont pourtant très différents puisque pour le premier l’objectivité n’est pas requise. Le journalisme d’opinion est pratiqué par un chroniqueur qui exprime son point de vue, ce qui est proscrit pour tous les autres genres journalistiques. Cette distinction importante n’est pas claire pour tou.te.s, ce qui fait en sorte que lorsque des journalistes s’expriment, certain.e.s croient parfois qu’il s’agit de l’opinion du journaliste ou du média qui l’embauche qui est énoncée et si celle-ci ne correspond pas à la leur, ces individus peuvent s’en prendre aux journalistes14Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Pourtant, le travail des journalistes consiste à transmettre des faits au public de façon neutre afin que celui-ci développe sa propre opinion. De plus, peu de personnes sont familières avec les tâches effectuées par un ou une journaliste et connaissent le processus de vérification qu’elle ou qu’il doit effectuer avant de rendre les informations disponibles au public . Cette étape est cruciale puisque si l’information publiée est erronée, la ou le journaliste peut voir sa réputation être à jamais entachée et sa carrière peut en être fortement affectée. Si par erreur une mauvaise information est transmise à la population, celle-ci est corrigée le plus rapidement possible par la ou le journaliste ou le média en question15« Fact checking », Le porte-plumes, 25 juin 2023. fact checking | le porte-plumes (leporteplumes.com).

Certain.e.s journalistes ont même comme unique tâche de vérifier l’information de manière systématique. Le « fact-checking » est un outil essentiel depuis l’arrivée d’internet et des fausses nouvelles qui y circulent. Ces journalistes doivent s’assurer que les renseignements qu’ils détiennent sont véridiques avant de les rendre disponibles au public16« Fact checking », Le porte-plumes, 25 juin 2023. fact checking | le porte-plumes (leporteplumes.com).

Pour M. Nguyen, s’en prendre aux journalistes, c’est simplement « s’attaquer au messager ». Il déclare avec conviction que « les journalistes, comme tout le monde, ont le droit de faire leur travail sans être la cible de menaces ou d’attaques »17Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

Le côté sombre d’internet

Internet est devenu un outil indispensable pour une grande partie de la population mondiale qui l’utilise sur une base régulière pour travailler, se distraire ou s’informer. Les renseignements abondent sur le web, mais plusieurs informations qui y circulent ne sont pas véridiques. Les termes de désinformation, mésinformation et malinformation sont utilisés pour désigner de fausses informations présentes sur internet. Alors que la désinformation et la malinformation sont de faux renseignements consciemment transmis, le second a pour but de porter préjudice à autrui. La mésinformation quant à elle est une fausse information transmise par une personne qui la croit vraie. L’ensemble de ces fausses informations sont accessibles à tou.te.s sur le web et il peut s’avérer compliqué de distinguer le vrai du faux18« La mésinformation, la désinformation et la malinformation », Media defence, 25 juin 2023.  La mésinformation, la désinformation et la malinformation | eReader (mediadefence.org).

De plus, l’intelligence artificielle amène également des défis. Les hypertrucages mieux connus sous le nom « deepfakes » sont des techniques de synthèse multimédias qui reposent sur l’intelligence artificielle et qui modifient des enregistrements audios ou vidéos et des images. Elles permettent entre autres de répandre des canulars19Ian Sample, ‘’ What are deepfakes – and how can you spot them?’’, The Guardian, 13 janvier 2020. What are deepfakes – and how can you spot them? | Internet | The Guardian. La réalité est donc manipulable et peut tromper les internautes qui ne sont pas familiers et familières avec ces techniques. Selon Mme Martel, « il y a tellement de contenu fallacieux qui se propage sur internet que les gens ne savent plus faire la part des choses »20Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel. Ces éléments peuvent pousser les citoyens et les citoyennes à s’en prendre aux journalistes puisque ces derniers ont accès à une information contraire à ce qu’ils ont vu ou lu sur internet. Selon le sondage Ipsos, les accusations de « fausses nouvelles » constituent le principal facteur qui mène au harcèlement en ligne21« La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos.

Les algorithmes présents sur les réseaux sociaux sont également à blâmer. Ces processus informatiques exploitent et influencent les comportements des internautes. Ils analysent leurs données et proposent un contenu ciblé et personnalisé de sorte qu’une personne qui s’intéresse à un contenu ne voit que ce genre de contenu sur la plateforme. En plus de permettre la prolifération de fausses informations, les algorithmes empêchent les internautes d’être confrontés à des opinions différentes des leurs, elles et ils sont donc constamment réconfortés dans leurs idéaux et finissent enfermés dans des « bulles de filtres ». Ces individus sont donc peu enclins à accepter une opinion différente émise par un ou une journaliste lors d’un reportage ou d’un article22« Coincés par l’algorithme: ces bulles d’infos qui proposent toujours les mêmes contenus sur les réseaux sociaux », Sud Ouest, 31 mars 2023. Coincés par l’algorithme : ces bulles d’infos qui proposent toujours les mêmes contenus sur les réseaux sociaux (sudouest.fr).

Les journalistes sont également des personnalités publiques puisque leur métier les expose au grand public. Leurs reportages vidéos sont diffusés à la télévision et sur internet et leur photo se retrouve dans les journaux, elles et ils sont donc facilement reconnaissables. Il est aussi possible de les contacter, ce qui est d’autant plus facile depuis l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux.

Ces méthodes de communications adaptées à l’ère numérique facilitent le harcèlement puisqu’il est beaucoup moins compliqué qu’autrefois de visionner du contenu ou de lire des articles pour ensuite y réagir au moyen des réseaux sociaux. Certains citoyens et certaines citoyennes se font un plaisir de laisser savoir aux journalistes ce qu’ils pensent de leur travail. Des commentaires peu élogieux apparaissent souvent dans la section des commentaires et plusieurs journalistes se font également insulter et harceler dans des messages privés.

Les réseaux sociaux sont aussi la principale source que les Québécois.es consultent pour s’informer sur l’actualité23« Le tiers des adultes québécois utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’information », News wire, 1er juin 2022. Le tiers des adultes québécois utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’information (newswire.ca). M. Nguyen croit que cette habitude peut avoir des répercussions négatives: « […] c’est important de dire aux gens de diversifier leurs sources d’information et de ne pas se contenter d’aller sur les réseaux sociaux parce que ce n’est pas une information complète, il n’y a pas de travail éditorial derrière ça […] »24Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

Censurer les médias traditionnels

Après que Google et Meta aient menacé de cesser la diffusion de nouvelles sur leurs plateformes au Canada durant l’examen du projet de loi C-18, la maison mère de Facebook et Instagram, Meta, a récemment mis à exécution sa menace après l’adoption de celle-ci par le Sénat. L’objectif de cette loi est d’aider à préserver le journalisme canadien en forçant les plateformes numériques à négocier des ententes équitables pour le partage de leurs revenus avec les médias d’information. Les salles de rédaction ont actuellement du mal à rivaliser avec les géants du Web pour obtenir des revenus provenant de la publicité en ligne. Les changements concernant la fin des nouvelles sur les différentes plateformes devraient se produire avant l’application de la nouvelle loi qui doit entrer en vigueur d’ici la fin de l’année25Boris Proulx, « Meta annonce la fin des nouvelles sur Facebook et Instagram au Canada », Le Devoir, 22 juin 2023. Meta annonce la fin des nouvelles sur Facebook et Instagram au Canada | Le Devoir.

La FNCC-CSN, qui regroupe 6000 membres dans 80 syndicats œuvrant dans les communications, le journalisme et la culture, a dénoncé la situation dans un communiqué. Alors que Facebook s’était engagé à lutter contre la désinformation à l’époque en investissant dans certains médias canadiens, Meta a annoncé mettre fin à son entente de redevance avec la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i) et à un contrat avec la Presse Canadienne dans la foulée de l’adoption du projet de loi C-18. En entrevue avec La Presse, la présidente de la FNCC-CSN Annick Charette a avoué qu’en supprimant les ententes qu’ils avaient avec les médias canadiens, Meta montre que leur intérêt pour l’information vérifiée n’était pas sincère: « ils viennent de réduire l’espace des réseaux sociaux au Canada à la portion congrue de la désinformation et de toutes les fausses nouvelles », admet-elle26Katrine Desautels, « La FNCC-CSN dénonce vivement les actions de Meta et de Google », 30 juin 2023. La FNCC-CSN dénonce vivement les actions de Meta et de Google | La Presse.

Des impacts sur la qualité de l’information en ligne seront alors bien perceptibles puisqu’en retirant les nouvelles des médias traditionnels qui vérifient les informations avant leur publication, les gros noms du Web laissent plus de place aux fausses informations de circuler.

Des impacts réels

Selon les journalistes Marie-Ève Martel et Michael Nguyen, la haine que subissent les professionnel.le.s des médias a un réel impact sur leur santé mentale et peut constituer un enjeu sérieux pour la démocratie. Selon M. Nguyen, « des journalistes qui se spécialisent dans la désinformation sont victimes de tant de harcèlement qu’ils se mettent à hésiter ». Mme Martel confirme les dires de son collègue: « la vague de haine peut faire en sorte que certain[.e.]s journalistes vont se censurer ou cesser de couvrir des sujets parce qu’ils [et elles] ne veulent pas être la cible de menaces ou d’attaques physiques […] »27Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel 28Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen. C’est effectivement ce que semble confirmer le sondage Ipsos qui indique que 26% des professionnel.le.s des médias évitent de couvrir certains sujets29« La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos. Les journalistes sont connu.e.s comme étant les « chiens de garde de la démocratie ». e fait que certain.e.s d’entre elles et eux évitent de couvrir certains sujets plus controversés peut donc avoir de réelles conséquences pour la démocratie: « plus il y a une méfiance à l’endroit des journalistes, plus la démocratie risque de mal se porter », conclut Mme Martel30Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.

Les répercussions sur la santé mentale des journalistes sont elles aussi significatives. Selon le même sondage Ipsos, le tiers des répondant.e.s affirment avoir envisagé de quitter le métier. Malgré cela, 46% avouent ne pas avoir signalé le harcèlement. Les raisons sont simples: 74% ne croyaient pas que l’incident était assez sérieux pour le signaler et 36% ne croyaient pas que quelque chose serait fait s’il avait été signalé. Après avoir vécu du harcèlement, une majorité de 64% des professionnel.le.s de la communication n’a pas consulté de ressources. Selon leurs propres mots, cette expérience a tout de même eu une incidence sur leur confiance en eux et en elles ainsi que sur leur capacité à travailler adéquatement et à se concentrer. Certain.e.s d’entre elles et eux avouent aussi ressentir de l’anxiété alors que d’autres admettent avoir quitté le métier ou même leur lieu de résidence par la suite31« La haine envers les journalistes et professionnels des médias en hausse », Ipsos, 9 novembre 2021. La haine en ligne envers les journalistes et professionnels des médias en hausse | Ipsos.

Des solutions souhaitées

En septembre 2022 le milieu de l’information s’est mobilisé en envoyant une lettre ouverte au premier ministre Justin Trudeau afin de dénoncer ce qu’il a qualifié de « problème croissant et alarmant de la haine et du harcèlement en ligne qui visent les journalistes et le journalisme en tant que profession ». À ce moment, M. Nguyen a fait valoir à La Presse Canadienne que « la liberté d’expression n’est pas absolue: elle ne permet pas de menacer, de harceler […] ». Il croit cependant que malgré les ressources disponibles, les réseaux sociaux ne souhaitent pas s’impliquer puisque les réactions vives créent des interactions qui leur rapportent beaucoup d’argent: « la haine est excessivement payante […] » admet-il32Pierre St-Arnaud, « Harcèlement et intimidation des journalistes – Les médias demandent à Justin Trudeau d’instaurer des mesures » La Presse, 1er septembre 2022. Harcèlement et intimidation des journalistes | Les médias demandent à Justin Trudeau d’instaurer des mesures | La Presse.

M Nguyen croit néanmoins que des moyens doivent être pris pour contrer ce fléau: « il faut faire quelque chose et si les réseaux sociaux ne veulent rien faire, le fédéral pourrait faire passer des lois ». Il croit fermement qu’il est nécessaire que le gouvernement fédéral prenne les choses en main: « ce sont les seuls qui ont les moyens de faire quelque chose de concret, qui va avoir un effet efficace, rapide et durable, et c’est peut-être le temps qu’ils fassent quelque chose […] le gros bout du bâton, c’est le fédéral qu’il l’a »33Vidéo de l’entrevue avec Michael Nguyen.

Faire sa part

En attendant que des mesures concrètes soient prises, des solutions peuvent être mises en place pour rétablir le lien de confiance entre les journalistes et la population. Une initiative visant à expliquer le métier de journaliste a d’ailleurs été entreprise par la journaliste de la chaîne de télévision France 3 Barbara Gorrand qui donne des ateliers pédagogiques sur les médias dans des écoles. Les élèves sont entre autres amenés à écrire un article. Mme Gorand a affirmé en entrevue à Radio-Canada que l’exercice leur permet d’apprendre les bases du journalisme et de repérer les fausses informations: « ça leur permet de comprendre que, pour avoir une réponse à une question très précise, il faut s’adresser à des personnes qui connaissent le sujet ». Elle croit également que l’exercice leur fait prendre conscience des difficultés rencontrées par les journalistes. Elle tient cependant à souligner que l’éducation aux médias ne se limite pas aux plus jeunes puisque les personnes de 55 ans et plus sont celles qui partagent le plus de fausses nouvelles sur Facebook34Victor Lhoest, « Mieux connaître le journalisme pour débusquer les fausses nouvelles », Radio-Canada, 9 janvier 2023. Mieux connaître le journalisme pour débusquer les fausses nouvelles | Radio-Biblio | Radio-Canada.ca.

Éduquer la population au métier de journaliste est également ce que propose Mme Martel: « comme société, on a un rôle à faire pour éduquer la population au rôle des médias, à notre travail, pour qu’il soit bien compris parce que c’est un outil essentiel dans une société démocratique en santé »35Vidéo de l’entrevue avec Marie-Ève Martel.


Antiféminisme et implication des femmes dans le conspirationnisme : convergence des idéologies et « alliances stratégiques »

Antiféminisme et implication des femmes dans le conspirationnisme : convergence des idéologies et « alliances stratégiques »

Par Myriam Bernet

Ce texte est extrait du recueil Anguilles sous roche. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Les théories complotistes ont connu un essor exponentiel depuis le début de la pandémie de COVID-19. Non seulement elles se répandent plus efficacement que jamais, mais elles rallient aussi de plus en plus d’adeptes : le média Politico a d’ailleurs désigné l’année 2020 comme « l’âge d’or des théories du complot1Zack Stanton, “You’re living in the golden age of conspiracy theories”, Politico, 17 juin 2020. www.politico.com/news/magazine/2020/06/17/conspiracy-theories-pandemic-t…. ». Dans les médias et sur nos réseaux sociaux, les fausses nouvelles défilent et les divers « complots mondiaux » et mouvements conspirationnistes s’empilent. En même temps, la pandémie met au jour et exacerbe de nombreuses inégalités, notamment entre les hommes et les femmes, et les protestations contre les mesures sanitaires gouvernementales en Occident font les manchettes. Dans le cadre de cet article, je vais m’appliquer à démontrer la convergence entre antiféminisme, place des femmes et conspirationnisme2Il s’agit d’une proposition et d’une idée originale de Corinne Asselin. Je lui dois également les ressources sur le conspirationnisme ainsi que les contacts des deux chercheuses interrogées dans le cadre de cet article.. Quels liens peut-on établir entre ce contremouvement qu’est l’antiféminisme et le conspirationnisme, qui correspond à un imaginaire « qui favorise et rend possible l’interprétation de l’histoire à partir d’une grille de lecture impliquant un vaste complot à caractère politique au niveau national, international ou mondial3Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot : discours d’extrême droite en France et aux États-Unis. Amsterdam University Press, 2009, p. 23. »?

Antiféminisme et conspirationnisme : des liens nouveaux à décortiquer

Il semble important de commencer cet article par une définition plus large de l’antiféminisme et du conspirationnisme. Selon la sociologue et spécialiste des enjeux féministes Marie-Ève Surprenant, l’antiféminisme se définit comme un contremouvement qui ne prône pas de changements sur le plan des rapports sociaux entre les sexes et les genres, mais plutôt le statu quo, voire un retour en arrière : « Les antiféministes réfléchissent au présent en idéalisant un passé auquel ils [et elles] souhaitent retourner. L’antiféminisme s’accompagne souvent de conservatisme politique, moral et/ou religieux4Marie-Ève Surprenant, Manuel de résistance féministe, Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 2015, p. 77-78.
Sur le sujet spécifique de l’antiféminisme, je propose les sources suivantes :
Mélissa Blais, « Masculinisme et violences contre les femmes : une analyse des effets du contremouvement antiféministe sur le mouvement féministe québécois », Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2018.
Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri. (2014). « Antiféminisme : pas d’exception française », Travail, genre et sociétés, no 32, 2014 : 151-156.
Mélissa Blais, « Y a-t-il un “cycle de la violence antiféministe” ? Les effets de l’antiféminisme selon les féministes québécoises », Cahiers du Genre, Vol. 52, no 1, 2012 : 167-195.
Francis Dupuis-Déri, « Le discours de la “crise de la masculinité” comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe », Cahiers du Genre, Vol. 52, no 1, 2012 : 119-143.
. » L’antiféminisme se manifeste entre autres par des mobilisations contre les revendications et avancées féministes. En de nombreuses occasions, les antiféministes poursuivent l’objectif de revenir aux relations de sexe/genre d’un passé idéalisé. Ainsi, de nombreux∙ses antiféministes rattachent les femmes à leur rôle potentiel de mère et revendiquent parfois l’interdiction pure et simple de l’avortement. Ils et elles sont uni∙e∙s par l’idéal de la famille hétérosexuelle et blanche. Leur message se déploie à travers différentes techniques : un argumentaire simple, l’appel aux émotions, la recherche de crédibilité, la démagogie, la dépolitisation des revendications féministes, le détournement du sens des actions féministes, la désinformation, le discrédit du féminisme et de ses porte-parole ainsi qu’une stratégie de division de la société5Ibid., p.81-84.. Des discours et stratégies qui ne sont pas sans rappeler certaines dimensions des mouvements conspirationnistes. Pour le chercheur Emmanuel Taïeb, qui analyse les discours conspirationnistes à travers le prisme de la sociologie politique, « on peut plutôt identifier la posture conspirationniste, quand [le] discours postule que le cours de l’histoire et les événements marquants qui la jalonnent sont provoqués uniformément par l’action secrète d’un petit groupe d’hommes [et de femmes] désireux [∙ses] de voir la réalisation d’un projet de contrôle et de domination des populations6Emmanuel Taïeb, Pierre Hamel, Barbara Thériault et Virginie Tournay, « Logiques Politiques Du Conspirationnisme », Sociologie et sociétés, Vol. 42, no 2, 2010, p.267. ». En effet, certain∙e∙s adeptes des théories conspirationnistes affirment que la COVID-19 a été créée par « les élites mondiales » pour contrôler le monde, une thèse notamment soutenue dans le documentaire conspirationniste français Hold-Up. Dans l’article « The Psychology of Conspiracy Theories », les autrices, chercheuses à l’Université du Kent, affirment que « la croyance aux théories du complot semble être motivée par des raisons qui peuvent être qualifiées d’épistémiques (comprendre son environnement), d’existentielles (être en sécurité et contrôler son environnement) et de sociales (maintenir une image positive de soi et du groupe social)7Traduction libre de Karen M. Douglas, Robbie M. Sutton, et Aleksandra Cichocka, “The Psychology of Conspiracy Theories”, Current directions in psychological science, Vol. 26, no 6, p.538. ».

Les technologies de l’information et de la communication sont utilisées par ces groupes pour partager de fausses informations, groupes qui ont gagné en visibilité avec la présidence de Donald Trump. Dans un contexte généralisé de baisse de confiance envers les médias, les théories du complot touchent un public de plus en plus large, comme nous le verrons à travers le cas spécifique des influenceuses. La sphère numérique, qui permet à toutes et tous de donner son opinion, est un espace idéal pour la propagation de fausses nouvelles, surtout dans un contexte de crise. Ainsi, « l’imaginaire conspirationniste refuse la complexité du monde et offre une lecture inédite de ce dernier dans un cadre simple et compréhensible8Maxime Laprise, « Les conspirationnistes ont (presque) raison », La Presse, 23 août 2020. www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-08-23/les-conspirationnistes-ont-pr…. ». Plusieurs médias s’attellent pourtant quotidiennement à débusquer les fausses nouvelles à travers des rubriques et des émissions spéciales — « Factuel » (Agence France-Presse), « Fake Off » (20 Minutes), « Les Décodeurs » (Le Monde), « Le vrai du faux » (Franceinfo), « Les Décrypteurs » (Radio-Canada), ainsi que les deux rubriques « Fact Check » des agences de presse anglophones Reuters et Associated Press. Depuis le début de la crise sanitaire, ces équipes de rédaction reçoivent un « volume inédit de questions et de fausses informations à vérifier9Thibault Prévost, « Les fact-checkers face à l’épidémie de désinformation »Arrêt sur images, 20 mars 2020. www.arretsurimages.net/articles/les-fact-checkers-face-a-lepidemie-de-de…. ».

Dans cet article qui s’ancre dans un contexte occidental avec des exemples qui concernent principalement le Québec, les États-Unis et la France, je vais faire le lien entre antiféminisme et conspirationnisme sous plusieurs angles. Au fil de mes recherches, j’ai pu constater l’absence de littérature liant ces deux thèmes et il s’agit donc d’un article qui explore de façon nouvelle l’antiféminisme sous le prisme du conspirationnisme et inversement, tout en prenant en compte la question du rôle des femmes. Cet article ne se veut surtout pas exhaustif, mais propose seulement quatre pistes de réflexion intéressantes. De nombreux liens ne sont pas ici spécifiquement abordés, mais mériteraient d’être examinés en profondeur, tels ceux que le conspirationnisme entretient avec le racisme, la lgbtphobie ou le classisme. Interrogées dans le cadre de cet article, les chercheuses Véronique Pronovost et Héloïse Michaud abordent la notion d’« alliance stratégique » entre ces groupes, théorie qui constitue un fil conducteur et une inspiration tout au long de ce texte10Véronique Pronovost (PhD) est membre de la Chaire Raoul-Dandurand et spécialiste des mouvements conservateurs et antiféministes. Héloïse Michaud est candidate au doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal et travaille sur l’antiféminisme des femmes sur les réseaux sociaux..

Un retour forcé des valeurs conservatrices de « la famille » ?

Depuis mars 2020, les emplois de la santé et plus généralement ceux qui sont considérés comme essentiels ont fait l’objet d’une attention et d’une reconnaissance, surtout symbolique, accrues. Au Canada, ces emplois sont majoritairement occupés par des personnes racisées et issues de l’immigration11Anaïs Elboujdaïni et Mugoli Samba, « Travailleurs racisés : quand la pandémie révèle les injustices », Radio-Canada, 8 mai 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1701302/travailleurs-racises-essentiels….. La fermeture des écoles et des garderies a laissé un vide dans l’offre de services de garde d’enfants. Bien que, pour les emplois qui le permettent, les hommes soient autant en télétravail que les femmes, ce sont ces dernières qui s’occupent majoritairement des enfants, de leurs soins, de leur scolarité et des tâches ménagères, au détriment de leur emploi rémunéré12Karine Leclerc. « Soins des enfants : répercussions de la COVID-19 sur les parents ». Statistique Canada, 2020. www150.statcan.gc.ca/n1/pub/45-28-0001/2020001/article/00091-fra.htm
Radio-Canada. « Les femmes seraient plus touchées par la pandémie sur le plan familial et professionnel », 20 juillet 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1720973/coronavirus-manitoba-femmes-tra….
. D’ailleurs, les femmes ont été plus nombreuses à perdre leur emploi en raison de la pandémie13Conseil du statut de la femme, « Impacts économiques de la pandémie sur les femmes », 2020. www.csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/les-femmes-et-la-pandemie/eco… ;
Véronique Prince, « 68 % des emplois perdus par des femmes au Québec », Radio-Canada, 11 décembre 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1756478/perte-emplois-femmes-retention-….
. Les premières études confirment la tendance redoutée selon laquelle cette situation a conduit à une retraditionnalisation des relations entre les sexes et entre les genres dans la sphère privée du foyer familial. Selon une recherche publiée par le Forum économique mondial, la pandémie de COVID-19 retarde en effet les progrès vers l’égalité femmes-hommes d’une génération. Selon cette étude, il faudra attendre 135,6 années avant de parvenir à une parité à l’échelle mondiale sur les plans politique, économique, de la santé et de l’éducation14World Economic Forum (WEF), Global Gender Gap, Report 2021, 30 mars 2021. www.fr.weforum.org/reports/global-gender-gap-report-2021..

Certain∙e∙s antiféministes pourraient voir dans la situation de crise une occasion de renforcer les modèles familiaux traditionnels, puisqu’ils et elles considèrent que la place des femmes est principalement au foyer. Toutefois, cela n’est pour l’instant qu’une hypothèse qui demeure à prouver, mais dont on peut retrouver des indices à travers certains mouvements contemporains. Notamment, le mouvement conservateur #tradwife, très actif en ligne, qui revendique un retour en arrière drastique pour les droits des femmes. La blogueuse conservatrice Alena Kate Pettitt en est l’une des figures de proue et appelle à « redonner de la valeur au rôle de la femme d’intérieur et de la mère au foyer » sur son compte Instagram.

Ce mouvement n’est pas sans rappeler le travail de la féministe radicale Andrea Dworkin, qui s’est penchée sur « les femmes de droite ». Dans un livre du même nom, elle décortique la position de ces femmes qui, dans un contexte structurel patriarcal, « concluent le marché le plus avantageux : en échange de leur conformité aux rôles traditionnels, la droite leur promet la sécurité, le respect, l’amour. Elles font donc le pari qu’il est préférable de prendre le parti du patriarcat plutôt que de combattre ce système dont la violence est trop souvent meurtrière15Andrea Dworkin, Les femmes de droite, Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 2016. ».

« Pastel QAnon » : quand des influenceuses et des blogueuses partagent et diffusent des théories du complot

Un sondage réalisé en mars 2020 a révélé qu’environ 30 % de la population des États-Unis adhère à une théorie du complot liée à la COVID-1916Joseph E. Uscinski et al., “Why do people believe COVID-19 conspiracy theories?”, Harvard Kennedy School Misinformation Review, Vol. 1, no 3, 2020. www.misinforeview.hks.harvard.edu/article/why-do-people-believe-covid-19….. Un quart des personnes qui connaissent QAnon pensent que ce mouvement recèle une part de vérité, et pendant l’élection présidentielle étasunienne de 2020, un Tweet sur vingt concernant l’élection provenait d’un compte associé à QAnon17Sam Sabin, “1 in 4 social media users who have heard of QAnon say its conspiracy theories are at least somewhat accurate”, Morning consult, 14 octobre 2020. www.morningconsult.com/2020/10/14/social-media-qanon-poll; David Gilbert, “QAnon lies are taking over election conversations onlineVice, 23 novembre 2020. www.vice.com/en/article/g5bv54/qanon-lies-are-taking-over-election-conve….. Cette mouvance conspirationniste d’extrême droite venue des États-Unis postule que l’ancien président Donald Trump est engagé dans une bataille contre l’État profond (Deep state) et qu’il tente de faire tomber un réseau de pédophiles et de trafiquants d’enfants qui compte plusieurs politicien∙ne∙s et célébrités. Il est à rapprocher du célèbre « Pizzagate », théorie du complot selon laquelle il existait un supposé réseau de pédophilie basé dans le sous-sol d’une pizzeria à Washington et qui a poussé un homme à entrer dans ledit lieu armé en décembre 2016.

En général, quand nous pensons à la théorie du complot QAnon, les premiers exemples qui nous viennent au Québec sont ceux de personnes populaires sur les réseaux comme Alexis Cossette-Trudel. Il représente l’une des principales sources de propagation de discours conspirationnistes sur la pandémie dans la province québécoise. Ces personnalités sont reliées aux « radios-poubelles » de Québec qui diffusent depuis des années leurs discours18Dominique Payette, Les brutes et la punaise : les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures, Montréal : Lux, 2019.. Nous pensons également plus globalement à des espaces virtuels occupés majoritairement par des hommes comme le forum 4chan. Mais depuis l’année 2020, la mouvance QAnon s’infiltre sur des plateformes numériques moins attendues.

De plus en plus d’influenceuses, de mamans blogueuses et de professeures de yoga en ligne relaient des théories conspirationnistes sur leurs réseaux sociaux. Depuis 2020, la théorie du complot QAnon évolue et semble être reprise et même menée par les femmes selon un article de Slate qui décortique le mouvement Pastel QAnon19Lili Loofbourow, “It Makes Perfect Sense That QAnon Took Off With Women This SummerSlate, 18 septembre 2020. www.slate.com/news-and-politics/2020/09/qanon-women-why.html.. Certaines influenceuses étasuniennes utilisent depuis l’année dernière le réseau social Instagram pour diffuser les théories de QAnon à coup de mots-clics et de publications à l’esthétique douce et aux couleurs pastel20Eden Gillespie, “‘Pastel QAnon’: the female lifestyle bloggers and influenceurs spreading conspiracy theories through Instagram”, The Feed, 30 septembre 2020. www.sbs.com.au/news/the-feed/pastel-qanon-the-female-lifestyle-bloggers-….. Ces femmes qui partagent habituellement des produits de beauté, des cours de yoga et des selfies utilisent donc désormais leurs plateformes pour diffuser des théories conspirationnistes.

Selon un article de The Atlantic, d’autres le font parfois même sans réaliser qu’elles adhèrent aux théories de QAnon21Kaitlyn Tiffany. “The Women Making Conspiracy Theories Beautiful”, The Atlantic, 18 août 2020. www.theatlantic.com/technology/archive/2020/08/how-instagram-aesthetics-….. Ces dernières sont camouflées derrière le mot-clic consensuel #SaveTheChildren. L’une des mamans-influenceuses témoignant pour The Atlantic affirme que tout est bon pour « diffuser le message [que les enfants sont en danger] », même QAnon22Traduction libre de Ibid..  Ces femmes aux milliers d’abonné∙e∙s s’inquiètent donc du sort d’enfants sans pour autant pousser leurs recherches, certaines citant des comptes Instagram comme leurs sources primaires pour étayer leurs croyances voulant qu’un grand nombre d’enfants disparaissent entre les mains de l’État profond23Ibid.. Cependant, en contexte de crise, « toutes les théories du complot tentent de donner un sens aux ruptures paradigmatiques du monde. Voyez-les comme une sorte de réponse à un traumatisme24Traduction libre de Lili Loofbourow, op. cit. ». Plus encore, la pandémie est particulièrement éprouvante pour les mères qui assument souvent une quadruple journée (travail, enfants, école et maison) dans un même espace, et « l’acuité de ce défi s’est produite en même temps que la montée en puissance de Q-stagram », la succursale de QAnon sur Instagram25Traduction libre de Ibid.

En ce qui concerne le lien plus étroit entre influenceuses et conspirations liées à la pandémie de COVID-19, l’exemple de l’influenceuse française Kim Glow est intéressant. Cette dernière a utilisé son compte Instagram, suivi par plus d’un million de personnes, pour appeler la population à « se réveiller » en affirmant que « nous vivons un génocide, que le virus a été utilisé pour diminuer la population et esclavager (sic) le reste qui survit26La vidéo peut être visionnée en ligne : https://www.huffingtonpost.fr/entry/ces-stories-complotistes-de-kim-glow…. ». Elle cite d’ailleurs le documentaire Hold Up comme étant sa source d’information.

Lorna Bracewell, dans son article « Gender, Populism, and the QAnon Conspiracy Movement » publié en 2020, affirme qu’un examen de la littérature scientifique interdisciplinaire sur le populisme montre que le phénomène est très peu étudié sous le prisme du genre, ce que j’ai pu constater au fil de mes recherches pour la rédaction de cet article27Traduction libre de Lorna Bracewell, “Gender, Populism, and the QAnon Conspiracy movement”, Frontiers in Sociology, Vol. 5, 2020.. En effet, Lorna Bracewell relève que la plupart des articles scientifiques sur la question s’intéressent aux rôles des hommes et de la masculinité et pose l’hypothèse selon laquelle « les déploiements populistes de la féminité sont aussi riches, complexes et puissants que leurs déploiements de la masculinité ». Pour la chercheuse, « QAnon est une étude de cas qui montre comment la féminité, en particulier les identités féminines centrées sur la maternité et le devoir maternel, peut être mobilisée pour engager les femmes dans des projets politiques populistes28Traduction libre de Ibid. ».

Rhétoriques antiféministe et conspirationniste : les antiavortements et les antivaccins

La production et l’usage de discours antiféministes par des associations étasuniennes nationalistes, religieuses et conservatrices est un phénomène bien documenté29Voir notamment : Rosalind Pollack Petchesky, « Antiabortion, antifeminism, and the rise of the New Right », Feminist Studies, Vol. 7, no 2, 1981 : 206-246.. L’antiféminisme est très présent aux États-Unis, notamment puisque les institutions religieuses y sont toujours très influentes et revendiquent l’importance de limiter, voire d’interdire complètement l’avortement, un droit qui continue à être menacé dans de nombreux pays du monde.

Une partie de l’Église catholique effectue un croisement entre revendications antiavortement et antivaccin qui mérite de s’y pencher. Les représentants étasuniens de certaines branches plus fondamentalistes de l’Église spéculent parfois que des forces secrètes sont à l’origine des mesures contre la COVID-19 — un récit de conspiration classique. Certains membres plus ou moins influents affirment que des fœtus avortés sont utilisés pour développer un vaccin contre la COVID-19 et, pour cette raison, les catholiques trouvent ce vaccin moralement inacceptable30Boris Proulx, « Le clergé demande d’éviter les vaccins d’AstraZeneca et de Johnson & Johnson », Le Devoir, 11 mars 2021. www.ledevoir.com/societe/sante/596659/le-clerge-demande-d-eviter-les-vac….. Selon la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), il faudrait par exemple privilégier les vaccins de Pfizer et de Moderna au détriment de ceux de Johnson & Johnson et d’AstraZeneca. Sur le site internet de la CECC, on peut lire : « Le fait que Santé Canada a récemment autorisé les vaccins AstraZeneca et Johnson & Johnson contre la COVID-19 incite des catholiques à se demander s’il est moralement acceptable de recevoir des vaccins dont le développement, la production ou l’expérimentation clinique ont comporté l’utilisation de lignées cellulaires dérivées de l’avortement. Ces questions sont importantes, car elles concernent le caractère sacré de la vie humaine et sa dignité intrinsèque31Site officiel de la Conférence des Évêques Catholiques du Canada (CECC), consulté le 1er avril 2021. www.cccb.ca/fr/foi-et-questions-morales/soins-de-sante/vaccin-covid-19-q….. » Pourtant, comme expliqué par le groupe de recherche de l’Université d’Oxford sur les vaccins contre la COVID-19, le vaccin AstraZeneca comporte des clones de cellules humaines dont « les cellules originales ont été prélevées sur le rein d’un fœtus légalement avorté en 1973 », ce qui contredit factuellement la théorie avancée par les récits complotistes32Traduction libre de University of Oxford, Vaccine Knowledge Project, Authoritative Information For All. https://vk.ovg.ox.ac.uk/vk/covid-19-vaccines..

Les femmes leaders politiques sur le devant de la scène : haine et tentative d’effacement des femmes politiques  

Alors que plusieurs médias mettaient de l’avant la gouvernance efficace des femmes en politique au début de la crise en 2020, il semble qu’un an plus tard, ces articles soient déjà bien loin dans l’imaginaire collectif 33Avivah Wittenberg-Cox, “What do countries with the best coronavirus responses have in common? Women learders”, Forbes, 13 avril 2020. https://www.forbes.com/sites/avivahwittenbergcox/2020/04/13/what-do-coun….. Un article paru dans The Conversation relève qu’en 2020, « un double standard est toujours appliqué aux femmes sur le devant de la scène34Barbara Sherwood Lollar et al, “Even in 2020, a double standard is still applied to women in the spotlight”, The Conversation, 27 septembre 2020. www.theconversation.com/even-in-2020-a-double-standard-is-still-applied-…. », tandis que l’ONU Femmes préconise de considérer les impacts directs de la pandémie sur la participation politique des femmes « en incluant et en soutenant les femmes, ainsi que les organisations et les réseaux qui les représentent, dans les processus décisionnels qui façonneront en définitive l’avenir postpandémique35Traduction libre de Sabine Freizer et al, “COVID-19 and women’s leadership: from an effective response to building back better, UN Women, 2020. www.unwomen.org/en/digital-library/publications/2020/06/policy-brief-cov…. ». Dans un article étoffé qui examine cette question, les chercheuse et spécialiste Saskia Brechenmacher et Caroline Hubbard expliquent que, bien que les femmes qui participent à la vie politique ont su relever de nombreux défis durant la pandémie de coronavirus, les gouvernements du monde entier devraient prendre des mesures pour préserver l’inclusion politique des femmes pendant et au-delà de cette crise36Saskia Brechenmacher et Caroline Hubbard “How the coronavirus risks exacerbating women’s political exclusion, Carnegie Endowment for International Peace, 2020. www.carnegieendowment.org/2020/11/17/how-coronavirus-risks-exacerbating-…..

Depuis le début de son mandat comme mairesse de la Ville de Montréal, Valérie Plante est sous le feu des insultes sexistes et misogynes, notamment sur ses comptes de réseaux sociaux. La crise de la COVID-19 ne faisant pas exception, Mme Plante a été projetée au premier plan de la gestion de crise, dans un contexte où la métropole montréalaise concentre le plus de cas actifs du virus au Québec. Depuis, sur ses comptes Twitter, Facebook et Instagram, les insultes d’individus et les demandes de démission fusent. Mais il ne s’agit pas que d’attaques d’inconnus. Par exemple, Richard Martineau s’est fendu d’une chronique ironisant sur le fait que la mairesse s’attaquerait aux vrais problèmes avec les pistes cyclables et le sexisme dans la langue française. Il faut se rappeler que le chroniqueur du Journal de Montréal avait déjà appelé les Montréalais∙es à « se débarrasser d’elle » lors de la prochaine élection37QUB Radio, « Dehors, Valérie Plante, exige Richard Martineau », 26 août 2020. www.journaldemontreal.com/2020/08/26/dehors-valerie-plante-exige-richard….

Des alliances stratégiques multiples : quand l’antiféminisme et le conspirationnisme s’influencent

Si l’on examine de plus près les principes idéologiques qui sous-tendent l’antiféminisme et le conspirationnisme, il n’est pas surprenant de constater que les deux mouvements se recoupent. L’antiféminisme est étroitement lié aux récits de conspiration notamment à travers l’idée de l’existence d’un « matriarcat », et cela s’intensifie en période d’incertitude et de crise38Idée largement diffusée par la droite au Québec notamment. Voir par exemple : Denise Bombardier, « Le Québec : un matricarcat », le Journal de Montréal, 7 mai 2018. www.journaldemontreal.com/2018/05/07/le-quebec-un-matriarcat.. Une similitude structurelle se trouve dans les stéréotypes abstraits de l’ennemi qui permettent la mobilisation collective de personnes de tout le spectre politique. Durant notre entrevue, la chercheuse Héloïse Michaud aborde Albert Hirschman, auteur du célèbre ouvrage Deux siècles de rhétorique réactionnaire, afin d’illustrer la situation actuelle : « Les discours conservateurs utilisent un argumentaire de mise en péril civilisationnelle et d’une crainte d’invasion. » Selon Mme Michaud, les groupes conspirationnistes utilisent notamment « la panique morale pour mobiliser ». De son côté, la chercheuse Véronique Pronovost met en exergue un lien entre extrême droite et complotisme : il s’agit d’une même rhétorique qui utilise les fausses nouvelles39Note de l’éditrice : Les liens du conspirationnisme avec l’extrême droite sont examinés dans l’article de Corinne Asselin : « Les discours conspirationnistes au temps de la pandémie : cheval de Troie de l’extrême droite ».. « Il y a donc actuellement une reconfiguration des groupes de droite », selon celle qui a récemment travaillé sur ces questions.

Pour Mme Pronovost, ce qui est frappant dans cette convergence entre antiféminisme et conspirationnisme, c’est aussi la constante « remise en question des institutions, de la légitimité des médias, de la politique et de la science ». Un discours de plus en plus prisé par les groupes conservateurs de droite et qui amène à une injustice épistémique. En effet, « selon [la personne] qui s’exprime, ça aura de la valeur ou pas. Par exemple, si ce sont des féministes, elles seront décriées », relève la chercheuse. Nous sommes dans des mouvances qui se reconnaissent entre elles de par leur remise en question de la légitimité des savoirs et leur anti-intellectualisme. Héloïse Michaud confirme qu’il s’agit d’une des dimensions rhétoriques de droite et d’extrême droite : « Dans un monde où “toutes les opinions se valent”, il s’agit d’une forme d’anti-intellectualisme qui se caractérise notamment par ses attitudes hostiles à la méthode et à la pensée scientifiques. » Selon les deux chercheuses, certaines personnes agissent comme courroies de transmission. Elles véhiculent des messages et des discours qui vont remettre en question la science et les institutions, et ce, afin de nourrir les craintes.

Cette stratégie offre un biais de confirmation aux personnes qui pensent que les journalistes, les scientifiques et les politiques sont tou∙te∙s corrompu∙e∙s, sans exception. Les mouvements complotistes risquent d’inculquer à leurs partisan∙e∙s une vision du monde figée et conspirationniste, en permanence associée à des idéologies comme le racisme et l’antiféminisme. Et cette vision est régulièrement l’un des motifs des attentats terroristes d’extrême droite. Selon Héloïse Michaud et Véronique Pronovost, « l’alliance stratégique » et la « réorganisation des groupes conservateurs » pourraient donner lieu à une union à long terme entre les adeptes des théories du complot et les groupes de la droite conservatrice. Plus encore, cette union pourrait aboutir à une politisation des discours ésotériques et antivaccins ainsi que des dimensions antiféministes de ces derniers.

Les protestations contre les mesures sanitaires liées au coronavirus sont bien représentées dans le spectre qui lie l’ésotérique au mouvement d’antivaccination. D’ailleurs, le monde du yoga, du bien-être, de la spiritualité et du scepticisme à l’égard des vaccins s’est croisé avec la propagation rapide de la désinformation en ligne pour créer un mouvement connu sous le nom de « conspiritualité »40Shayla Love, “‘Conspirituality’ explains why the wellness world fell for QAnon”, Vice World News, 16 décembre 2020. www.vice.com/en/article/93wq73/conspirituality-explains-why-the-wellness… Kevin Roose, “Yoga teachers take on QAnonThe New York Times, 15 septembre 2020. www.nytimes.com/2020/09/15/technology/yoga-teachers-take-on-qanon.html.
Note de l’éditrice : la conspiritualité est d’ailleurs abordée plus en détail dans la contribution de Nicholas Cayer au présent recueil : « Comment appréhender la convergence entre le conspirationnisme et la spiritualité ? ».
. De nombreux antiféministes sceptiques quant à l’existence du coronavirus partagent en outre une vision antimoderne du monde et présentent fréquemment des arguments dépourvus de fondements scientifiques.

Comme nous l’avons vu, les liens entre antiféminisme et conspirationnisme peuvent s’analyser sous plusieurs angles. Le fait de ne pas prendre la pandémie au sérieux a des conséquences socioéconomiques, notamment sur le plan de l’emploi. Dans un contexte où la répartition des tâches domestiques a un impact négatif plus important sur la carrière des femmes que sur celle des hommes, cela favoriserait une retraditionnalisation des rôles sexuels et familiaux. Les rassemblements publics contre les mesures de lutte contre le coronavirus révèlent notamment l’existence de liens avec l’antiféminisme dans la mesure où les récits de conspiration et de banalisation sur cette pandémie sont liés à la rhétorique antiféministe classique. En effet, nous retrouvons des liens entre les rhétoriques antiavortement et antivaccin. Des influenceuses sur les réseaux sociaux, parfois très suivies, partagent plus ou moins consciemment les messages et idéologies complotistes, particulièrement ceux du groupe QAnon, fervent supporteur de Trump. C’est également ce qui se produit dans le contexte pandémique, quitte à aller jusqu’à remettre en question la véracité de la pandémie et de ce fait, invalider le travail sans relâche des travailleuses et travailleurs essentiel∙le∙s. Enfin, les femmes sur le devant de la scène politique se retrouvent dans des positions instables et sont virulemment attaquées en ligne. Ces agressions envers les femmes en politique se multiplient depuis le début de la pandémie, un phénomène amplement exacerbé par les réseaux sociaux41Pour en savoir plus sur la situation des femmes et des minorités en politique au Québec, voir mon dernier article pour L’Esprit libre : « Exclusions des femmes et des minorités, invisibles dans le champ politique québécois », Paroles de femmes, inclusions politiques, L’Esprit libre, 2019, p. 31-45. Également accessible en ligne : www.revuelespritlibre.org/exclusions-des-femmes-et-des-minorites-invisib… Dominique Degré, « Les attaques envers les femmes en politique se multiplient, constatent plusieurs », Radio-Canada, 11 août 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1725957/femmes-politiques-attaques-rese…..

CRÉDIT PHOTO : Markus Meier/Flickr


Expansion mercantile et poursuite de la dépossession

Expansion mercantile et poursuite de la dépossession

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Le deuxième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) affirme que la catastrophe est déjà inévitable. Il faut maintenant, de toute urgence, nous efforcer d’en minimiser les répercussions1Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Rapport de 2021, https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg1/. L’influence néfaste des grandes entreprises sur les modes de fonctionnement démocratiques est accentuée et d’autant plus percutante dans la manière dont elle consolide non seulement le pouvoir d’une minorité2OXFAM, Democracias Capturadas: el gobierno de unos pocos. Bruxelles : Oxfam, 2019, récupéré sur https://www.oxfam.org/es/informes/democracias-capturadas-el-gobierno-de-unos-pocos (consulté le 30 janvier 2023), mais aussi dans la manière dont elle fait obstacle ou retarde les transformations essentielles qui nous permettraient de vraiment prendre soin de la planète et de la vie. Cela nous éclaire sur l’affirmation sans équivoque du GIEC3Op. Cit., note 5., selon laquelle, même face aux avertissements, les gouvernements n’ont rien fait. Ils n’ont pas pris les mesures les plus fondamentales à la prévention de la crise ou à tout le moins, les mesures nécessaires pour en minimiser les conséquences4Organisation des Nations unies (ONU), « Los líderes mundiales han fracasado en su batalla contra el cambio climático, según un informe de la ONU », 20 février 2022, récupéré sur https://news.un.org/es/story/2022/02/1504702 (consulté le 30 janvier 2023).

Sans aucun doute, aujourd’hui plus que jamais, la Terre joue un rôle de premier plan, actrice elle-même à part entière dans des aspects de ce monde qui dépassent toute logique, qu’elle soit diplomatique, issue des us et coutumes occidentaux ou autre. La planète vibre, prend parti en tant que sujet politique, fait pression sur les gouvernements de par le monde et nous permet en même temps de constater l’urgence d’un changement de culture et de valeurs pour les habitant·e·s submergé·e·s par la logique du capital.

La catastrophe

L’Organisation météorologique mondiale (OMM) nous prévient que, actuellement, plus de la moitié de la population mondiale n’a pas accès à de l’eau potable et que le problème devrait s’exacerber dans les années à venir5Organisation météorologique mondiale (OMM), « La Coalición para el Agua y el Clima pide medidas urgentes para proteger a las personas », 9 mars 2022, récupéré sur https://www.iagua.es/noticias/organizacion-meteorologica-mundial/coalicion-agua-y-clima-pide-medidas-urgentes-proteger (consulté le 30 janvier 2023). Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), (2022), le nombre de personnes souffrant de l’insécurité alimentaire et de la faim dans le monde augmente aussi rapidement6Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Informe Global sobre Crisis Alimentarias 2022, récupéré sur  https://eacnur.org/es/actualidad/noticias/inseguridad-alimentaria-hambre-2022#:~:text=Informe%20Global%20sobre%20Crisis%20Alimentarias%202022 (consulté le 30 janvier 2023). Il convient de noter que l’Organisation des Nations Unies (ONU) prévoit que, d’ici 2050, il y aura plus de 9 milliards d’habitant·e·s, dont 70 % vivront dans des villes, adoptant un modèle de consommation intenable7ONU, « Las ciudades seguirán creciendo, sobre todo en los países en desarrollo », 2018, récupéré sur  https://www.un.org/development/desa/es/news/population/2018-world-urbanization-prospects.html (consulté le 30 janvier 2023). Selon le World Wildlife Fund (WWF)8World Wildlife Fund (WWF), Informe Planeta Vivo 2020. Revertir la curva de la pérdida de la biodiversidad, récupéré sur https://wwfeu.awsassets.panda.org/downloads/lpr20_full_report.pdf (consulté le 30 janvier 2023), ce modèle de société capitaliste a dévoré des ressources irrécupérables en limitant l’espace de la biodiversité. Au cours des 50 dernières années, la population de mammifères, d’oiseaux, de poissons, de reptiles et d’amphibiens a diminué de 68 % en moyenne. Les données sur l’Amérique latine sont d’autant plus troublantes, car elles font état d’une réduction de 94 %.

Malgré ces faits alarmants, les discussions des récents sommets de la COP26 (Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques de Glasgow) et de Davos (Réunion Annuelle du Forum Économique Mondial) font surtout états de préoccupations relatives à la réactivation de l’économie dans le cadre du modèle capitaliste et à l’endiguement de la contestation de plus en plus importante qui résulte d’un mécontentement général9Alfonso Insuasty Rodríguez et Gustavo Muñoz Gaviria, « Disputas por el territorio, tensiones entre la guerra y la paz », 30 novembre 2021, récupéré sur https://www.biodiversidadla.org/Documentos/Disputas-por-el-territorio-tensiones-entre-la-guerra-y-la-paz (consulté le 30 janvier 2023). Les solutions sont de plus en plus hors d’atteinte. Quelle que soit la voie que peut sembler emprunter l’humanité, les changements essentiels ne sont pas en vue10Convida20, « Los poderes globales no apuntan sus decisiones a la satisfacción de necesidades humanas ni el cuidado de la Casa Común », 28 mars 2022, récupéré sur https://kavilando.org/lineas-kavilando/territorio-y-despojo/9014-los-poderes-globales-no-apuntan-sus-decisiones-a-la-satisfaccion-de-necesidades-humanas-ni-el-cuidado-de-la-casa-comun (consulté le 30 janvier 2023). Les pays développés et les grandes entreprises voient plutôt cette tragédie climatique comme une possibilité de faire des affaires, ce qui n’entraîne qu’une révision de la réglementation des institutions, simplement pour pouvoir retarder la dilapidation totale des ressources, tout en offrant un discours plus écologiste.

De plus, le conflit en Ukraine qui s’est amorcé au début de 2022 accélère et met en péril les faibles progrès réalisés par les pays de l’Union européenne par rapport aux accords de Paris et, au contraire, nous fait courir le risque de revenir en arrière par rapport aux gains réalisés en matière de politiques, et ce, en raison de la dépendance indubitable et accentuée au gaz, au pétrole et à ses dérivés. Dans un même ordre d’idées, on constate, entre autres, l’augmentation de la demande de charbon11Prensa Latina, « Demanda mundial de carbón alcanzará récord en 2022 », récupéré sur https://www.prensa-latina.cu/2022/12/23/demanda-mundial-de-carbon-alcanzara-record-en-2022 (consulté le 30 janvier 2023), qui entraînera sans aucun doute une augmentation des émissions mondiales de CO2. Les grandes entreprises et les pays développés qui les protègent ne réparent toujours pas les dégâts qui résultent de leurs activités et ne comprennent pas la gravité de l’état actuel de la planète.

L’expansion de l’extractivisme

Les tenant·e·s du modèle économique actuel reniflent déjà les dernières réserves naturelles de la planète où ielles pourront continuer de mener leurs activités, parmi lesquelles les forêts primaires et les terres disponibles et productives du poumon de la planète, l’Amazonie. Le synode sur l’Amazonie a affirmé : « la forêt amazonienne est un “cœur biologique” pour la terre de plus en plus menacée […] Il est scientifiquement prouvé que la disparition du biome amazonien aura un impact catastrophique pour toute la planète! »12« … la selva amazónica es un “corazón biológico” para la tierra cada vez más amenazada (…) ¡Está comprobado científicamente que la desaparición del bioma Amazónico tendrá un impacto catastrófico para el conjunto del planeta! …» Source : Secretaría General del Sínodo de los Obispos, Documento Preparatorio del Sínodo para la Amazonía, récupéré sur http://secretariat.synod.va/content/sinodoamazonico/es/documentos/documento-preparatorio-para-el-sinodo-sobre-la-amazonia.html  (30 janvier 2023) Ce biome important contient plus d’un tiers des réserves de forêts primaires du monde et constitue l’une des plus grandes réserves de biodiversité, contenant notamment 20 % de l’eau douce non gelée de la planète13AIDA, « Pronunciamiento de AIDA ante la crisis en la Amazonía », 22 août 2019, récupéré sur https://aida-americas.org/es/prensa/pronunciamiento-de-aida-ante-la-crisis-en-la-amazonia (30 janvier 2023). Aussi, 410 peuples autochtones coexistent dans les 8 470 209 km2 de l’Amazonie14Red Información Socioambiental Georreferenciada (RAISG). Atlas Amazonía Bajo Presión, 2020..

Face à l’incompétence fonctionnelle des États et à la protection à tout prix de l’avancée perverse des grandes entreprises, les communautés autochtones, paysannes, afro-américaines et les organisations populaires ont décidé de confronter les activités dévastatrices du capital, donnant ainsi lieu aux luttes de première ligne, ce qui les expose aussi aux agressions du système de mort qu’elles affrontent. La militarisation, la stigmatisation, la criminalisation et l’extermination sont les réactions qu’entraîne la défense de leurs justes causes. Le Brésil, la Bolivie, la Colombie, l’Équateur, le Pérou, le Venezuela, le Suriname, la Guyane et la Guyane française sont des pays qui ont une relation directe avec l’Amazonie.

Entre 2017 et 2020, en Amazonie, sur les territoires de la Bolivie, de la Colombie, de l’Équateur et du Pérou, plus de deux millions d’hectares de forêts primaires ont été perdus. En 2020, la plus forte augmentation a été enregistrée, avec plus de 500 000 hectares déforestés. Depuis, 76 % des brûlages ont été enregistrés dans des zones non protégées du bassin, tandis que les 24 % restants ont eu lieu dans des territoires autochtones et des zones protégées15Monitoring of the Andean Amazon Project (MAPP), « La deforestación grave continúa dentro el Parque Nacional Chiribiquete », 2020, récupéré sur https://www.maaproject.org/2022/chiribiquete-colombia-2022/ (30 janvier 2023). Un total de 13 235 km2 a été déboisé en Amazonie brésilienne entre avril 2020 et avril 2021, le pire chiffre depuis 15 ans enregistré par l’Institut de l’homme et de l’environnement d’Amazonie (Instituto do Homem e Meio Ambiente da Amazônia). En avril 2022, le système d’alerte à la déforestation (DAS), qui fait partie de l’Institut, a fait état d’une augmentation de 54 % du phénomène16Instituto do Homem e Meio Ambiente da Amazônia (IMAZON), « Desmatamento na amazonia cresce 54 e atinge pior abril dos últimos 15-anos », 2022, récupéré sur : https://imazon.org.br/imprensa/desmatamento-na-amazonia-cresce-54-e-atinge-pior-abril-dos-ultimos-15-anos/ (30 janvier 2023). Dans une large mesure, la combustion de cette biomasse est associée à la pénétration de l’élevage, de l’agriculture extensive et de l’exploitation minière.

Colombie

La Colombie se classe au sixième rang mondial en matière de déforestation de la forêt primaire17World Resource Institute (WRI), Forest Pulse: The Latest on the World’s Forests, 2022, récupéré sur  https://research.wri.org/gfr/latest-analysis-deforestation-trends (30 janvier 2023). Selon les chiffres mondiaux, les forêts tropicales ont perdu 11,1 millions d’hectares en 2021, dont 3,75 millions dans les forêts tropicales primaires. La Colombie occupe la première place en ce qui a trait à l’avancement de la déforestation en Amazonie. De grands incendies ont été enregistrés à l’intérieur du parc national de Chiribiquete avec plus de 6 000 hectares brûlés depuis 2018, dont 2 000 hectares entre septembre 2021 et février 2022.18Op. cit., note 16.

Enfin, les groupes qui luttent contre les changements climatiques y sont perçus comme nuisible : « [celles et] ceux qui défendent à juste titre la vie dans un environnement sain font l’objet de menaces, de harcèlement et d’assassinats […] les progrès de la technologie et de la science ne semblent pas être utilisés pour adopter des politiques, des plans ou des actions qui visent le développement durable. Au contraire, ces progrès se font dans un esprit de développement négligent, corrosif et excluant »19Red Eclesial Panamazónica (REPAM), « Introducción del 2º Informe sobre la Vulneración de los DDHH en la Amazonía », p. 8..

La poursuite de la dépossession

Parallèlement, la machinerie extractiviste agricole et industrielle, dont celle de l’huile de palme, poursuit son cours, continue son expansion, avec ses effets néfastes, et ce, avec le soutien de l’État. Le 27 mars 2022, le gouvernement d’Iván Duque, par l’intermédiaire de l’Autorité nationale des licences environnementales (Autoridad Nacional de Licencias Ambientales-ANLA), a annoncé qu’un permis d’exploitation avait été accordé pour le développement du premier projet pilote de fracturation, appelé Kalé, qu’Ecopetrol a l’intention de réaliser dans la municipalité de Puerto Wilches, dans le département de Santander20Compromiso. (2022). « Rechazamos la aprobación de primer proyecto piloto de fracking en Colombia, en un contexto de amenazas contra líderes, lideresas ambientales y el territorio », récupéré sur  https://r.search.yahoo.com/_ylt=AwrFeFOM.9Zj0zkLOSqrcgx.;_ylu=Y29sbwNiZjEEcG9zAzIEdnRpZAMEc2VjA3Ny/RV=2/RE=1675062284/RO=10/RU=https%3a%2f%2fddhhcolombia.org.co%2fwp-content%2fuploads%2f2022%2f03%2fComunicado-rechazo-pilotos-fracking-en-Santander-2.pdf/RK=2/RS=TorofNaBmCWdw42R5BM3hf6QuEw- (30 janvier 2023)

Pour sa part, le gouvernement national a ignoré l’arrêt de la Cour suprême de justice qui protège les droits à la santé, à l’eau et à la sécurité alimentaire des communautés autochtones de La Guajira, ignorant les risques encourus par le détournement du ruisseau Bruno, qu’elle a autorisé en faveur des multinationales Glencore et Angloamerican.

« Se moquant de l’arrêt SU 698 de 2017 de la Cour constitutionnelle, les institutions gouvernementales ont annoncé leur décision d’entériner la destruction du cours naturel du ruisseau Bruno, au sud de La Guajira. Cette décision du gouvernement a été motivée par étude falsifiée, inadéquate tant sur le plan technique que scientifique, sans rigueur et dont données proviennent principalement de l’entreprise étrangère Carbones del Cerrejón, qui n’a pas bénéficié d’une participation réelle des communautés Wayuu de Paradero et de La Gran Parada qui faisaient pression n’a pas été validée par les technnicien·ne s impliqué·e·s ou fait l’objet d’un contrôle judiciaire »21Prensa CAJAR, « Alerta urgente: Gobierno avala la destrucción del arroyo Bruno », 17 avril 2022, récupéré sur https://www.colectivodeabogados.org/alerta-urgente-gobierno-avala-la-destruccion-del-arroyo-bruno/.

Le gouvernement a annoncé des mesures visant à faciliter l’accès et l’exploitation minière dans les localités d’El Roble et de Volador pour les sociétés canadiennes Atico Mining et Rugby Mining, ainsi que Mandé Norte, filiale de la société étatsunienne Muriel Mining Corporation, et Minera Cobre. De même, les projets à grande échelle de la multinationale Anglo Gold Ashanti et de la société Minerales Córdoba à Quebradona et dans les départements de Putumayo et de Nariño sont situés dans ce qu’on appelle la ceinture de cuivre du Pacifique, qui s’étend du Chili au Panama. On y trouve aussi du lithium, un minéral crucial pour la transition énergétique22Portafolio, « Chocó marca el hito para la operación de cobre en el país », 7 février 2018, récupéré sur https://www.portafolio.co/negocios/choco-marca-el-hito-para-la-operacion-de-cobre-en-el-pais-514053.

La situation est la même pour l’exploitation du charbon, et ce, en réponse à la demande à l’échelle mondiale. Or, les communautés racisées, paysannes, afrocolombiennes, les écologistes actif·ve·s au sein des centres urbains, les artistes, les éducateur·trice·s, les chercheur·e·s qui assument leur responsabilité écosociale ont articulé des demandes et mené des luttes acharnées, ont réussi à réaliser des gains en matière de territoires, ont fait avancer des projets de lois, ont fait suspendre des projets extractivistes, mais ielles sont, en conséquence, victime de persécution, de criminalisation et d’assassinats. L’unité d’enquête et d’accusation de la juridiction spéciale pour la paix (Unidad de Investigación y Acusación de la Jurisdicción Especial para la Paz) a publié une alerte au regard de l’augmentation des menaces de mort contre les militant·e·s écologistes à Santander, le département où la plupart des menaces ont été proférées contre des personnes qui « s’opposent publiquement à des projets d’extraction pétrolière ou minière ». Selon le rapport, au cours des 18 derniers mois, neuf de ces militant·e·s ont été tué·e·s à Puerto Wilches23La Silla Vacía, « Aún sin arrancar el fracking, la violencia se profundiza en puerto Wilches », 2022, récupéré sur https://www.lasillavacia.com/historias/silla-nacional/aun-sin-arrancar-e….

Un nouveau gouvernement est arrivé au pouvoir en Colombie. En effet, Gustavo Petro a pris les rênes du pays en octobre 2022. De profonds changements sont attendus, mais le paramilitarisme prends de l’expansion dans les territoires et les mégaprojets miniers et énergétiques, l’élevage extensif et l’agriculture industrielle, notamment l’huile de palme, sont en pleine expansion. Il reste à voir si le nouveau gouvernement apportera vraiment les changements espérés.

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