Madre Ayahuasca : Le politique comme processus de guérison

Madre Ayahuasca : Le politique comme processus de guérison

Les plantes qualifiées d’hallucinogènes connaissent un regain d’intérêt depuis quelques années, que ce soit avec les champignons magiques, l’Ayahuasca, le San Pedro, ou encore des composés synthétiques comme la MDMA (ecstasy), le LSD ou la kétamine[i]. En effet, en quelques séances, ces substances peuvent provoquer des changements radicaux que la thérapie et la pharmacologie traditionnelles ne semblent pouvoir réussir. Cela dit, les propriétés de ces plantes ne sont pas une découverte de la science moderne. Elles sont utilisées depuis des millénaires par diverses cultures autochtones, qui en détiennent une connaissance beaucoup plus approfondie, notamment à ce qui a trait à ses risques. Ce qui rebute le lecteur ou la lectrice d’Amérique du Nord, c’est peut-être les traditions spirituelles qui y sont associées, difficiles à saisir si on les aborde du point de vue de la pensée rationnelle. Si la Révolution tranquille nous a inculqué, au Québec, la méfiance de toute élucubration métaphysique, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. En effet, je crois qu’un nouvel éveil est possible, surtout au regard de l’intérêt nouvellement porté aux cultures autochtones et à leur savoir des plus pertinents en ce qui a trait, entre autres, à la pensée écologique et à la protection de l’environnement. Enfin, on ne peut pas se limiter à une autochtonisation superficielle des savoirs, guidée par un complexe de culpabilité blanc. Peu importe le système politique qui prétend nous gouverner, nos propres corps sont constitués et maintenus en vie par les produits de la terre de l’île de la Tortue. Il est donc important de tenter de s’intéresser plus en profondeur aux savoirs portés par les gardien·ne·s de ces terres. Dans le cas de ce texte, notre enquête nous pousse plus au sud, mais la visée est la même.

Aussi, il y a lieu d’émettre un avertissement. Les plantes médicinales qui sont abordées dans ce texte sont très puissantes et la décision de participer à des cérémonies ne peut être prise à la légère. Il ne s’agit en aucun cas de drogues récréatives. En effet, elles ont le potentiel de transformer une vie, pour le mieux ou pour le pire. Il faut non seulement être bien préparé·e·s, mais aussi le faire sous la supervision d’un·e guide d’expérience et de confiance. Certain·e·s diront une personne thérapeute ou avec une formation en médecine. Nous ne sommes pas d’accord, parce que la science ne s’intéresse à ces plantes que depuis un siècle tout au plus. Cela dit, comme vous le verrez dans le texte, il y a de bon·ne·s et de mauvais·es chamanes, comme il y a de bon·ne·s et de mauvais·es thérapeutes. Enfin, certains médicaments, dont certains antidépresseurs, sont aussi incompatibles avec ces plantes, comme le sont certaines conditions médicales particulières. Un choix judicieux s’impose donc.

Ce texte fait suite à un autre précédemment publié à la revue. En fait, la rédaction de ce texte avait déjà été entamée lors de notre premier périple en Équateur avec les plantes médicinales, dans le Centre de retraite d’Ayahuasca et du San Pedro Gaia Sagrada. À l’époque, sa publication n’avait pas été jugée pertinente, d’une part, parce que le texte était perçu comme n’ajoutant rien aux descriptions plutôt savantes de mon autre article et, d’autre part, parce qu’à ce moment-là, il était difficile d’en voir la pertinence politique. Cela dit, ma situation personnelle au regard du chamanisme a depuis complètement changé. J’ai abandonné l’Islam pour m’embarquer sur la voie du Camino del Fuego Sagrado Itzchilatlan de Don Aurelio Tekpankalli[ii], mouvement panautochtone et néopaïen, et le chamanisme oriente désormais en très grande partie ma compréhension d’un anarchisme spirituel. Par la même occasion, même si mon premier texte était intéressant, il n’est plus du tout représentatif de ma relation avec le sujet en question. Je vais donc présenter de nouveaux éléments de compréhension en établissant plus clairement leur relation avec cet anarchisme qui en résulte.

Les éclaboussures de cervelle

Se posent dans les coulisses du Soleil Noir

Le sphincter-solaire se contractant, se décontractant

Les frontières de l’iris se dilatent

Des branchies

La chute des réels, l’un après l’autre,

S’accélère

Le cisaillement de la matrice de l’Univers

Dont je suis l’infection 

Tout a commencé lors de ma première limpia, ou purification. Je suivais un petit sentier qui descendait vers une maloca sous les arbres, hutte utilisée par les chamanes à des fins de cérémonies. Je devais faire la rencontre d’Antay, jeune protégé de l’établissement. Au centre de la maloca brûlait un feu de bois et l’écho de ses crépitements se faisait entendre dans les interstices d’une forêt de conifères silencieuse. Les troncs vibraient de voix gutturales. Un soin énorme était donné au feu, Teitanina, le maître-chamane. Sept bûches étaient placées les unes sur les autres, représentant les sept générations antérieures et les sept générations à venir, ainsi que les sept directions de la roue de médecine, les quatre points cardinaux, le père ciel, la mère terre, Pachamama, et le cœur, aussi représenté par le même feu sacré. Les bûches formaient une flèche dirigée vers l’ouest. Les braises et les cendres étaient organisées, balayées, brossées, avec le balai ou le pinceau, suivant des motifs précis au sein de l’autel qui représentait la roue médicinale. Au début, elles esquissaient, avec quelques variations d’un chamane à l’autre, les contours d’une graine, d’un cœur, d’une flèche et enfin, d’un condor. Dès mon arrivée dans la maloca, Antay m’a invité à m’asseoir sur un tabouret et m’a demandé la raison de ma visite. Ma réponse était bien simple : guérir. Je souffrais à l’époque de sérieux problèmes de dépression et d’anxiété et, à vrai dire, le chamanisme était pour moi alors une tentative désespérée. Je me disais que si cela ne fonctionnait pas, je mettrais fin à mes jours. Antay m’a fait choisir trois cartes au hasard dans ce qui ressemblait à un jeu de Tarot. La première représentait mon but : la otra existencia, l’autre existence, l’au-delà. La vie n’est qu’un passage avec une entrée et une sortie. Le chemin peut être parcouru en pleurant ou en dansant. La deuxième carte représentait le travail nécessaire pour accomplir ce but, la implicación. Selon lui, je suis une personne magique constituée pour fonctionner à l’extérieur du système. Je dois embrasser totalement ce rôle. Évidemment, je n’avais encore aucune idée à l’époque de ce que cela signifiait vraiment. La troisième carte représentait le résultat escompté, la concentración de los poderes, la concentration des pouvoirs. Mon cœur, mon esprit et mon corps étaient séparés, aliénés l’un de l’autre. Mon esprit se trouvait encore dans le système que je rejetais. Je devais arriver à l’unir au cœur pour suivre la voie de l’amour, hors des carcans que je m’étais construits. Depuis lors, l’amour est le seul système dans lequel j’accepte de vivre. J’ai aussi abandonné mes études doctorales que je poursuivais à l’Université d’Ottawa, et ce, pour libérer mon esprit et l’amener avec mon cœur dans la pensée magique. La rigide rationalité de la pensée scientifique, son caractère eurocentrique ne me semblait plus surmontable de l’intérieur. Or, pour les curander@s, la réalité des émotions a préséance sur celle des produits de l’esprit. Par ailleurs, avant mon éveil spirituel à Gaia, en raison de mon anxiété sociale, je n’arrivais pas à lire les expressions sur le visage d’une personne pour savoir si cette dernière s’exprimait avec colère, tristesse, bonheur ou toute autre émotion. Or, mon intelligence émotionnelle a depuis pris une ampleur incroyable. Je me surprends même à pouvoir lire les gens et comprendre la provenance de la charge émotionnelle qu’ielles portent avec ielles. Qui plus est, là où j’en suis, je crois qu’il est fondamentalement impossible de faire de la politique radicale sans être en étroite relation avec son propre état émotionnel et celui des autres. En effet, le bonheur et la dignité ne sont-ils pas le but ultime de toute politique radicale? Je sais maintenant que ce que je ressens est plus important que ce que je vois, entends, touche, sens et touche. Antay m’a incité à faire confiance à mes sentiments et choisir mon entourage et mes relations en conséquence. Selon lui, je devrais être à la recherche de relations et non de personnes ou d’objets en ielles-mêmes. L’anarchie, c’est donc un ensemble de relations horizontales empreintes de respect, qui se passe de toute forme d’autorité. Tout peut se faire avec plaisir et personne n’a à s’excuser de qui ielle est. Comme pour bon nombre de gens qui se retrouvent à Gaia et qui changent leur vie en un temps record, j’ai aussi changé ma vie en me séparant de ma conjointe de près de 10 ans. Une séparation qui s’est faite à la bonne franquette et dans la joie, pour notre bonheur mutuel. Lorsqu’Antay a abordé, dans des termes très vagues, les merveilles qui m’attendaient, une bûche est tombée dans le feu et Antay a déclaré : « le feu dit oui ».

Après cet échange de paroles somme toute succinctes, il m’a fait asseoir devant le feu sur un second petit tabouret situé de l’autre côté du feu de camp. Suivant ses instructions, j’ai fermé les yeux. Il m’a demandé de respirer trois fois une substance froide au toucher qui dégageait une odeur de menthol et d’eucalyptus. Très rapidement, le feu commençait à me brûler les jambes d’une chaleur presque intolérable. J’avais peine à rester immobile pendant cette purification. Il a ensuite commencé à me fouetter le corps avec des poignées d’herbes qu’il jetait une après l’autre dans le feu. Les flammes rugissaient à chaque fois, emportant quelques afflictions qui m’accablaient et dont je n’avais alors guère conscience. Pendant la procédure, l’obscurité de l’arrière de mes paupières s’illuminait parfois d’une lueur blanche, orange puis violette. Aussi, lors de cette même procédure, je voyais une mince flamme, même les yeux fermés, qui s’est plus tard déplacée vers la droite. À la fin, lorsqu’il m’a demandé d’ouvrir les yeux, je craignais de les ouvrir, car ceux-ci étaient baignés dans une obscurité qui n’était ni totale ni inconfortable. Je n’ai été en mesure de le faire qu’après plusieurs instants de silence dans la quasi-obscurité. À leur ouverture, l’atmosphère dans laquelle je baignais semblait totalement pacifiée. La jambe droite me brûlait encore après cette expérience et je sentais toujours l’odeur parfumée des plantes dans ma barbe, sur mes mains et sur mes vêtements. Cette brûlure allait se cicatriser en une marque qui ressemble à un poisson, le symbole du psychonaute. Le ou la chamane est une porte entre le monde matériel et le monde des esprits. Ielle noue des relations avec certains de ces esprits pour aider les autres. Ielle est d’abord celui ou celle qui apprend à se guérir ielle-même. Le mot chamane tire ses origines de la langue toungouse[iii], d’Asie du Nord et de l’Est, mais en Amérique du Sud, on les appelle généralement curander@s ou guérisseur·euse·s. Enfin, je ne soupçonnais pas que le chamane qui m’avait initié aux rites du chamanisme allait se rebeller contre son aînée spirituelle et fondatrice de Gaia Sagrada, Christine, s’adonnant à la sorcellerie pour parvenir à ses fins. J’allais moi-même faire les frais, dans une certaine mesure, de ses manigances. Des esprits maléfiques allaient me tourmenter et j’ai dû développer mes propres moyens de défense. Lorsque j’ai commencé à pratiquer la projection astrale, une pratique qui consiste à envoyer un double énergétique de son propre corps explorer d’autres dimensions, j’ai aussi appris à manifester mes états émotionnels préjudiciables sous forme de monstruosités et les combattre dans les dimensions astrales. C’est dire que le ou la curander@s n’est en aucun cas idéalisé·e. Par ailleurs, ielles n’adhèrent à aucune vision moraliste. Il n’y a pas de bien ou de mal. Chacun·e développe sa propre relation avec ses actions, qui portent toujours leur lot de conséquences.

Sa construction s’accélère, de la matière en fusion s’en expulse

Et laisse ses sciures comme des branchies

Dans l’écran de la vision du désert du réel.

Pas de diagnostic, pas de dosage, pas de plan de traitement

Contrairement à la médecine occidentale, il y a n’a pas de diagnostic, de dosage standard ou de plan de traitement pour l’Ayahuasca. Pour le diagnostic, c’est la plante elle-même qui le pose. Pour le plan de traitement, c’est le travail d’intégration pour lequel de nombreux efforts doivent être déployés après la ou les cérémonies. Pour le dosage, évidemment, comme il s’agit d’un médicament, on ne choisit pas la quantité à ingurgiter, comme on le fait dans un débit d’alcool ou en se roulant un gros joint. C’est le ou la curander@s qui s’en charge. Titi, chamane brésilien responsable de cette première cérémonie, m’a simplement fixé quelques secondes, droit dans les yeux, avant de me préparer ce qui était, apparemment, une forte dose, transvidant l’épais liquide brun d’un thermos vers un petit gobelet puis vers mon verre en inox, trois fois. Chamane métis, avec des origines guaranis, il a également étudié la médecine ayurvédique de l’Inde et la médecine traditionnelle chinoise. Il insistait sur le fait que mère Ayahuasca, comme il l’appelle respectueusement, n’a rien à voir avec les drogues ou les substances dites psychédéliques. Lui donner ce nom serait non seulement un manque de respect, mais serait aussi un acte d’ignorance. Titi nous expliquait également : « Les femmes sont très puissantes, les plus puissantes chamanes, mais leur pouvoir a été réprimé par une société patriarcale ». Il veillait visiblement à changer cette situation, accompagnée de Raquel, son apprentie. Par ailleurs, Raquel et moi-même nous sommes depuis liés d’amitié et Titi allait devenir pour moi un mentor important dans l’apprentissage nécessaire pour mener à bien des cérémonies. Raquel et Titi étaient présent·e·s lors de ma première cérémonie d’Ayahuasca et, un an plus tard, lors de la cérémonie pendant laquelle les esprits ielles-mêmes m’ont pointé du doigt la voie du curandero. De Raquel, j’ai beaucoup appris de la masculinité, que je conçois maintenant comme le service du principe créateur féminin et des femmes puissantes, qui ont le pouvoir de changer l’ordre des choses pour un monde meilleur. Par la même occasion, j’ai appris énormément, dans cette relation, de l’amour, de l’amitié, de la femme, de la vie et du principe féminin. Si un jour, j’entame une nouvelle relation amoureuse, ce sera pour servir une femme puissante, une curandera qui en aidera d’autres à retrouver leur pouvoir pour entamer la révolution qui commence dans nos cœurs.

Quoi qu’il en soit, lors de cette première cérémonie en question, peu de temps après avoir ingurgité cette boisson enthéogène, une trentaine de minutes tout au plus, je sentais l’Ayahuasca se répandre comme un serpent ou une liane aux tréfonds de mes entrailles. Je restais très lucide tout au long de mon expérience, sans confusion ou anxiété, contrairement à l’effet qu’a déjà pu avoir sur moi de fortes doses de cannabis. En effet, le cannabis, bien qu’aussi considéré comme un enthéogène, peut parfois avoir des effets très intenses, surtout lorsqu’ingéré. Je m’attendais à des difficultés au début de la cérémonie. Je pensais que j’allais devoir revivre divers traumatismes, mais je me trompais complètement. Je n’ai pas été torturé, étranglé, on ne m’a pas craché dans la bouche, on ne m’a pas collé un couteau à la gorge. J’étais sur la bonne voie, mais je n’avais pas confiance. Doucement, des visions commençaient à être projetées sur l’arrière de mes paupières, des motifs kaléidoscopiques, des architectures futuristes, des planètes, des étoiles, des engins spatiaux. Le paysage qui se déployait devant moi demeurait en constante transformation. Les lignes de couleurs néon qui cisaillaient le firmament comme un projecteur au travers d’une chevelure de jais définissaient à la fois la silhouette et les détails d’apparitions qui s’évanouissaient presque aussitôt. Au sein de cette tapisserie cosmique, un reptile devenait rapidement un oiseau en plein vol, puis un engin intersidéral à base octogonale dont le feu du réacteur clignait de l’œil. Des cils de feu projetés dans un mouvement hélicoïdal cisaillaient ensuite l’obscurité du firmament pour révéler et perforer une poche de fétus de serpents qui se faufilaient dans les planètes comme des vers dans des pommes. Des fenêtres en verres de lunettes s’ouvraient vers des univers parallèles dont les dimensions et les proportions qui faisaient l’ordre de ce monde étaient totalement fracturées. Ce qui est en haut est aussi en bas devenait ce qui est en haut est en bas ou, en d’autres mots, il n’y a plus d’en bas ou d’en haut. Pendant un instant, une longue traînée qui ressemblait à une chaîne d’ADN composée d’œufs de poisson renfermant des crânes humains passait devant moi, puis des oranges pelées rebondissaient dans une cabine d’avion vide. Les yeux ouverts, je me retrouvais seul près du feu, avec Raquel et ses incantations :

Je suis l’anaconda qui naît du Soleil

L’aigle doré qui volait librement

Je suis le petit oiseau qui voulait voler

Et qui de son nid commençait à chanter[iv]

Les chants de Raquel, ses invocations, constituaient une corde qui me maintenait attaché aux piliers de la maloca, comme si j’étais un astronaute dans l’immensité de l’espace, pour que je ne perde pas ma navette de vue. Ces chants de cérémonie, parfois appelés icaros, en référence au mythe d’Icare[v], sont le filet de sécurité du psychonaute. Les yeux ouverts, l’atmosphère était comme trempé d’une substance invisible qui s’écoulait des pores d’une autre dimension et les yeux fermés, la corde qui m’ancrait sur une terre plus ou moins ferme disparaissait et je traversais de multiples champs d’astéroïdes qui s’écrasaient sur ma peau comme des grains de sel sur une surface glacée. Le firmament se tissait lui-même en filaments gélatineux qui devenaient lianes et les lianes fleurissaient sur ma peau avec les couleurs de l’arc-en-ciel et une tapisserie de frissons. J’ouvrais ensuite les yeux brusquement à la sensation de morsure de mon ex-partenaire lors de la naissance de mes enfants, qui déféquaient rapidement leur méconium sur les parois de l’Univers. Mes frissons, comme des antennes de lépidoptère s’érigeaient à la pointe de mes poils et collaient dans la salive de la bouche béante et affamée du cosmos. Mon cœur devenait cet orifice-miroir dans lequel se vidaient toutes les rivières. Le but de ces cérémonies et de ces explorations est de se connaître soi-même, car c’est seulement en explorant ses propres profondeurs, sa propre obscurité et sa propre lumière qu’on peut apprendre à se guérir soi-même, et c’est seulement en travaillant à cette guérison qu’on peut mettre en œuvre les actions nécessaires pour un monde meilleur. Les cérémonies se terminent toujours par une prière pour mama Agua, maman eau, une ressource essentielle à la vie. Il s’agit d’un appel à sa défense pour assurer un avenir aux générations futures, et ce, contre l’extractivisme et les autres pratiques insensées qui menacent d’anéantir la vie sur la planète. L’eau est considérée comme l’intelligence suprême, suivie par les plantes et les animaux, l’être humain étant en quelque sorte au bas de l’échelle de l’évolution. Je compte m’installer en Équateur et les esprits m’ont depuis appelé à participer à la lutte contre les minières canadiennes en Équateur, qui polluent l’eau et détruisent l’avenir des enfants de ce pays[vi], et d’une certaine manière, des enfants de tous les pays.

La mer ne rejette aucune rivière[vii].

La deuxième cérémonie d’Ayahuasca, dirigée par Jaguar noir, a été très importante pour moi. À l’occasion de cette cérémonie, j’ai été en proie, pendant près de quatre heures, à un orgasme féminin, jouissance et extases m’envahissant de la tête au pied. Je dis féminin, parce que ce type d’orgasme m’a toujours semblé plus total, plus puissant que l’orgasme masculin qui, généralement, voit son étendue grandement limitée à la génitalité, victime de son propre phallocentrisme. Ce serait aussi l’équivalent d’un orgasme d’énergie en yoga tantrique ou encore d’un orgasme de vallée en magie sexuelle. De fortes décharges électriques me secouaient de la pointe de mes cheveux jusque dans mes orteils. J’étais tout à fait noyé dans le parfum merveilleux de mes propres cheveux et de mon propre corps. Mon crâne s’était ouvert comme un bulbe de pavot gorgé d’opium qui remontait le temps pour redevenir fleur. Les éclairs de mon crâne étaient projetés au-dessus de moi en un arc-en-ciel de couleurs primaires qui vibraient au rythme des jouissances qui me traversaient. Toute cette membrane déployée devant moi s’agitait en une symphonie de couleurs.  

Il s’agissait de l’univers qui semait les graines de l’adoration de la femme et du féminin. Par ailleurs, cette adoration n’était pas totalement étrangère à certains courants mystiques de l’Islam que j’ai depuis abandonné. L’Islam avait été un pont pour moi entre une existence sans aspiration spirituelle aucune et ma voie actuelle. L’Islam est, dans son ensemble, assez autorépressif et à l’époque, à 22 ans, même si j’étais en quête de liberté, je n’avais pas assez de confiance et d’amour propre pour embrasser autre chose qu’un cadre strict de privation. Cela dit, je remercie la vie de m’avoir montré le pont, et je suis encore plus heureux de l’avoir traversé. En arrivant au bout du pont, je voyais déjà certains éléments qui me poussaient à aller au-delà. Pour Ibn Arabi, la vision la plus aboutie de la réalité divine passe par la contemplation du principe créatif féminin. Il est aussi rapporté qu’Ibn Arabi aurait eu une vision dans laquelle il avait eu des rapports sexuels avec les lettres de l’alphabet arabe[viii]. Om, la lettre sanscrite, est aussi omm ou umm en arabe, la mère. Un des mots pour parler de la vérité (haqiqah) en arabe est féminin et représenterait l’essence de tout être[ix]. Évidemment, je me rends compte que ces éléments particulièrement intéressants de l’Islam ont été noyés dans les dogmes misogynes qui se retrouvent dans les sociétés islamiques modernes. Cette expérience a marqué pour moi les premiers pas de mon adhésion à une vision anarchoféministe, la reconnaissance que tout système d’oppression a pour pilier le patriarcat et que militer comme anarchiste, c’est aussi guérir la masculinité sexiste et dominante, qui au fond, est le résultat de la peur du pouvoir de la femme profondément enfoui dans la poitrine de chaque misogyne et de chaque antiféministe. Cela dit, malgré les enseignements de maman Ayahuasca lors de cette cérémonie, il s’est avéré par la suite que Jaguar noir n’était pas un personnage exemplaire et que, comme bon nombre de curanderos, il utilisait sa concoction, préparée avec des feuilles de fruits de la passion, pour assouvir ses désirs charnels auprès de ses patientes, un viol, ni plus ni moins. Aussitôt la chose sue, il s’est fait renvoyer de Gaia Sagrada. Christine ayant déjà fait les frais de chamanes prédateurs, elle ne les tolère absolument pas. Maman Ayahuasca mérite notre respect, mais avec les chamanes, il faut toujours faire preuve de discernement. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Raquel et elle m’a dit : « Prie pour que les gens puissent continuer de guérir grâce à ses cérémonies, car il reste qu’il est très puissant ».

Le découpage révèle, l’immigration-miroir

Gravité autour de l’Univers d’un pays

Dont les ultérieurs sont responsables des conséquences

Le rire de Wachuma

Béni·e·s soient la pomme, la femme et le serpent qui nous ont permis de nous connaître nous-mêmes, le seul savoir réellement possible et le seul qui en vaut la peine. Pour les païen·ne·s, Lucifer est celui qui amène la lumière de la connaissance de soi. Dans ces traditions, toutes les vérités sont l’objet d’une expérience par les états de conscience non ordinaires. Dans les grandes religions dogmatiques, une caste de prêtres a systématiquement accaparé ce pouvoir pour servir d’intermédiaire avec le grand mystère qui se trouve au fond du cœur de chacun·e de nous. C’est pourquoi Don Aurelio, leader du mouvement camino rojo, affirme que nous sommes tous·tes autochtones, que nous avons tous·tes la possibilité de retrouver nos traditions dans la mémoire antédiluvienne à laquelle nous ouvre les plantes médicinales. Il est temps de revenir à nos traditions préchrétiennes pour se ressaisir de notre pouvoir. Une déchirure a jailli vers le bas de l’antimatière espace-temps, tirant les rideaux d’un univers parallèle. S’y trouvait un Soleil noir qui diffusait son obscurité-lumière lui aussi cerclé d’espace-temps et dispersant des flammèches d’obscurité. Ce qui fait du mal aux autres nous fait mal à nous. Cela noircit le miroir du cœur et nous rend aveugles à cette souffrance. Il faut dire que le réel lui-même est hallu-ciné[x]. Il suffit de ne pas y être aveugle pour y voir le caractère baroque et visionnaire de tous les réels. Pour la cérémonie, tous·tes les participant·e·s s’assoyaient en cercle sur le sol. Chaque individu est une métaphore politique de son propre pouvoir, chaque personne travaillant à la métaphorisation du faire exister, système conceptuel fondamental, l’état de nos actions et de nos relations avec le monde.

La cérémonie de grand-papa San Pedro ou Wachuma est célébrée d’une manière très différente de celle de l’Ayahuasca. D’abord, alors que la cérémonie d’Ayahuasca se déroule la nuit et dure tout au plus une douzaine d’heures, la cérémonie de San Pedro est au moins deux fois plus longue. La nôtre avait été ouverte à 8 h et s’est terminée tard dans la nuit. Après quoi, j’en ai encore senti les effets, et j’ai continué à avoir des visions jusqu’au lendemain matin. La consommation se fait aussi à des intervalles plus réguliers. Cette méthode assure ainsi une ascension progressive. La présence de Wachuma s’est manifestée au bout de quelques heures par des éclats de rire tonitruant qui me chatouillaient la gorge. Je purgeais mes doutes par le rire. Christine, qui dirigeait la cérémonie, m’assurait qu’Adolf Hitler en aurait été terrifié.

Les visions auxquelles Grand-papa Wachuma nous donne accès sont un peu différentes de celles que nous pouvons percevoir lors de cérémonies d’Ayahuasca. Si mère Ayahuasca présente des visions cosmiques et le sentiment d’une interpénétration le soi et l’Univers, une sorte d’acte d’union extatique spirituel et sexuel avec l’Univers, Wachuma présente plutôt des ombres et des couches de lumière qui forment des silhouettes sur des arrière-fonds d’obscurité. Partout où vous fixez l’obscurité, ou lorsque vous fermez les yeux, des tentacules gluants s’agitent, des créatures dignes des écrits de Lovecraft se révèlent. Ielles deviennent invisibles lorsqu’on fixe le feuillage ou les arbres, mais seulement jusqu’à ce que l’obscurité dévore aussi le monde végétal.

Pendant cette cérémonie, chaque personne a été invitée à s’exprimer sur ce qui lui a fait perdre son pouvoir et comment le retrouver. C’est en fait l’élément central à la cérémonie de San Pedro, qui constitue une énergie masculine. Ce n’est pas que la culture qui entoure le San Pedro soit masculiniste. Non, les personnes qui ont semblé le mieux bénéficier de cette cérémonie sont des femmes. Par exemple, il y avait cette jeune femme haïtienne qui se plaignait de toujours attirer, dans ses propres mots, des « hommes de merde », et qui voulait changer son pays, qui avait sombré dans la déchéance et la corruption, avec des hommes en chef de file. Il y avait cette autre femme au cœur brisé par la mort d’un ancien amant suite à une surdose d’héroïne. Christiane lui a dit : « il est ici, il est ici parmi nous, mais c’est toi qui le hantes et non le contraire. Il faut le laisser partir. Vos âmes seront sans doute unies dans bien d’autres vies ». Cette participante a alors pu se ressaisir de son pouvoir. À mon tour, j’ai parlé de toute l’intimidation dont j’ai pu souffrir dans mon enfance, des automutilations qui m’ont laissé des cicatrices à vie et des souffrances extrêmes que j’avais amenées avec moi dans la vie adulte. J’ai depuis pu tourner la page sur ce passé. Le San Pedro, d’une certaine manière, permet à celle et ceux qui ont été écrasé·e·s de se relever, et moi, évidemment, en éclatant constamment d’un rire qui claquait aux quatre coins de la nuit. En vérité, cette idée de reprendre son pouvoir peut être entendue comme, d’un point de vue politique, le ressaisissement de nos capacités d’autogestion, la possibilité d’organiser sa propre vie et, par conséquent, de s’organiser en groupe, en société, sans céder son propre pouvoir à toutes sortes de structures aliénantes censées nous représenter, une représentation qui ne s’est jamais avérée adéquate. L’important est de comprendre que l’autogestion commence par soi-même.

Selon Christine, il nous faut apprendre à distinguer et à traiter séparément chacun des univers parallèles ainsi superposés. Je suis resté longtemps après la cérémonie autour du feu avec Christine, encore en proie aux visions à moins de fixer le feu de camp. Elle nous avait enseigné à percevoir les auras, sorte de lueurs de diverses couleurs autour du corps de chacun·e qui témoigne de l’état émotionnel d’une personne. De manière peut-être encore plus extraordinaire, nous avons aperçu un OVNI qui volait au-dessus de nous, vibrant et oscillant dans le ciel, d’une lumière à la fois violacée et bleutée. Certain·e·s se feront sans doute un plaisir de discréditer ce qui a été aperçu sous l’emprise de fortes doses de mescaline, mais, d’une part, nous sommes plusieurs à l’avoir aperçu, ce qui serait une hallucination collective, un phénomène d’importance en soit et, d’autre part, si les visions du cœur sont plus vraies que ce que nous appelons le réel alors une vision d’OVNI est sans doute plus réelle qu’une observation d’OVNI du point de vue de ce que nous appelons communément le réel. Même si les curander@s croient généralement à la vie extraterrestre et à la présence de ces voyageur·euse·s interdimentionnel·le·s dans notre quotidien, l’important ici n’est pas l’OVNI, mais notre relation par rapport à la nature même du réel et notre pouvoir sur ce dernier. Notre réalité est ce que nous la croyons être. En ce sens, nos croyances sont plastiques et malléables. Nous avons la possibilité de choisir les croyances qui nous servent et de les changer à volonté. Il s’agit d’une opération alchimique de la conscience, une transmutation et, au fond, le secret de l’alchimie, la pierre philosophale, c’est notre cœur, un organe plus intelligent que le cerveau.

Ceci est du LSD

Lors de cette première retraite, la dernière cérémonie d’Ayahuasca a eu lieu sous la direction de Don Mauricio, un chamane originaire du Chili et musicien hors pair, un personnage sorti tout droit de la contre-culture des années 1960. Il appelait à la libération de la conscience pour la révolution[xi] tout au long de la cérémonie. Il était moins traditionnel que les autres chamanes et la cérémonie tournait davantage autour d’un concert de musique folk que des invocations à proprement parler. Cela dit, les visions durant cette cérémonie étaient d’autant plus vives. Mon intention pour cette cérémonie était d’acquérir une créativité positive, épurée des énergies négatives auxquelles elle était auparavant associée. Étrangement, l’Ayahuasca, normalement extrêmement amère, était sucrée cette fois.

Après une demi-heure, je sentais déjà les effets. J’ai entendu ma propre voix me dire : « je suis le créateur et je vais te montrer comment créer ». J’ai alors assisté à ce que je comprenais comme étant la création, mais une création qui ne ressemblait à aucune autre de celles qu’on pouvait situer dans les Écritures. De l’énergie se transformait en matière et en créature diverses. Des rivières de magma vert, jaune et rouge enluminé de flammes bleues, turquoises et rose coulaient de part et d’autre de moi pour s’envoler sous la forme d’un oiseau, d’une chauve-souris ou d’une libellule. Il y avait également un ruisseau avec des serpents en ébats à la place de l’eau. De leur sperme gris s’élevaient des plantes verdoyantes et écarlates. Un univers se construisait à ma portée et un autre, à l’envers, contre le plafond de la maloca-univers. Don Mauricio qui me regardait, jouait de la guitare, fondait, à l’exception de son troisième œil qui clignait et balayait l’espace infini du regard. Nous échangions des sourires et mon voisin de maloca, un concepteur de télévision britannique, vomissait en parlant en termes très élogieux, entre deux dégueulis, de la beauté de la musique de Don Mauricio. En fait, c’est comme si j’assistais à la création de multiples univers parallèles, tous secrétés à la fois par l’essence divine. Même si je sais que je n’ai pas besoin de drogues pour créer, j’ai parfois l’impression d’un doute refoulé qui persiste. À cette pensée, ma propre voix m’a répondu : « ceci est du LSD », un enthéogène dont je n’ai jamais fait l’expérience.

J’ai alors fait l’expérience de ce que je concevais comme un voyage de LSD, un sous-voyage dans le voyage d’Ayahuasca. En une fraction de seconde, l’obscurité était balayée par des mandalas et des membranes traversées de couleurs vives qui se gonflaient et s’évanouissaient, se bousculant les unes devant les autres pour être inclus dans mon champ de vision. Je sentais la chaleur des couleurs qui se bousculaient sur la surface de la peau. Le kaléidoscope ainsi engendré semblait se déployer à perte de vue dans l’espace-temps. J’en suis venu à penser que la formule chimique même de l’Ayahuasca avait été transformée à même mon système sanguin. Ma propre voix m’a ensuite dit « Chier, c’est créer ». En effet, j’ai dû me rendre plusieurs fois aux toilettes pendant les longues heures de cette cérémonie pour me défaire d’une diarrhée projectile puissante. Je sentais que je traduisais mes visions dans les toilettes avec mon anus. Je me levais pour uriner sur les fresques de caca dans la cuve, créant des tourbillons propres dans la merde. J’en retiens que la vie, dans ses moindres aspects, est un travail d’autocréation. En sortant des toilettes, je poussais un rire qui secouait le calme comme un tonnerre.

Enfin, j’ai visité la jeune femme haïtienne qui s’était exprimée pendant la cérémonie de San Pedro dans ses rêves. En effet, elle était depuis de retour aux États-Unis. Pour moi, les possibilités d’une telle visite semblaient illimitées, mais je ne voulais en rien perturber son sommeil, sans parler du respect le plus fondamental de sa personne. J’ai donc chuchoté quelques mots de réconfort à son oreille. Elle voulait que je reste dans son rêve, mais je me suis excusé pour revenir à la maloca. Sans jamais avoir pu recevoir de confirmation de la validité de cette expérience, nous sommes tout de même resté·e·s en contact par la suite, comme si cette expérience avait servi à nouer une relation amicale qui devait perdurer. Après cette insolite expérience de communication, j’étais épuisé. La deuxième partie de la nuit, après mon deuxième verre d’Ayahuasca, a été plus tranquille et je compris l’importance de la persévérance contre les étourdissements et les nausées de la réalité sociale que je devais confronter. La réalité de l’Ayahuasca, ces mondes parallèles, allait m’accompagner jusque chez moi. À mon sens, cette cérémonie m’avait inculqué l’idée selon laquelle nous avons le pouvoir de créer notre propre réalité au quotidien, un fondement de toute vision politique radicale, s’il en est un.

Il s’agissait de la dernière cérémonie. Le surlendemain, je retournais à Quito, ramenant avec moi une énergie incroyable. J’étais encore en proie à l’extase des visions que m’avait fait connaître mon expérience. Le simple fait de me brosser les dents me procurait une jouissance débordante. Je pouvais voir les émanations d’amour comme des vapeurs projetées autour des gens que je croisais dans les rues, les auras. Or, ces émanations semblaient tout à fait distinctes pour les membres de la police et de l’armée qui sillonnaient les rues. Pendant mes errances d’hallu-ciné, j’ai fait plusieurs rencontres intéressantes, comme celle de Marco, qui tenait un commerce de livres. Il y laissait les gens lire gratuitement. Il y avait aussi Oscar, un ex-joueur de soccer de Bucaramanga, avec ses deux fils, pantomimes et artistes de rue. Un de ses fils a fait un truc pour moi avec une pièce de monnaie. Il mettait la pièce dans sa paume, soufflait et me demandait de souffler. La pièce de monnaie disparaissait et il levait son doigt d’honneur vers moi. J’ai éclaté encore une fois de rire.

Les frontières de l’iris se dilatent 

Le sphincter solaire se contracte, se décontracte

Ses rayons n’atterrissent plus entre

Le « je » du langage

Et le « je » de l’horizon

Les colorations susurrent en Son Obscurité


[i] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2025569/psychotherapie-psychedelique-psilocybine-hopital-montreal

[ii] Voir https://www.youtube.com/watch?v=NaK2nesA0_k&t=578s

[iii] https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C1526#:~ :text=Emprunt%C3%A9%20du%20russe%20chaman%2C%20%C2%AB%20pr%C3%AAtre,toungouse%20shaman%2C%20%C2%AB%20moine%20%C2%BB.

[iv] « Soy el anaconda que nace del sol

Águila dorada que libre voló

El pajarito que quiere volar

Y que desde su nido comenzó a cantar »

[v] https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Icare/124669

[vi] Voir https://miningwatch.ca/fr/node/10867

[vii] « El mar no rechaza ningún rio » (extrait d’une chanson de Raquel)

[viii] Michael Muhammad Knight, Magic in Islam (New York: TarcheePerigree, 2016), 66.

[ix] Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 183.

[x] Expression utilisée dans le film expérimental queer Arrebato (1979) d’Iván Zulueta

[xi] « Je suis un guerrier de la Pachamama [Terre-mère] ». Voir https://www.youtube.com/watch?v=rdYFx2UyG3s.

Multinationales et dictatures dans les Amériques

Multinationales et dictatures dans les Amériques

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Cet article fournit quelques éléments d’analyse des relations officieuses entre les multinationales et les dictatures en Amérique latine, de la manière dont les entreprises en ont tiré profit, des faits mis en lumière par les commissions de vérité, des répercussions sur les populations et l’environnement et de ce qui subsiste de nos jours de ces alliances. Depuis des décennies, l’Amérique latine est le théâtre d’interactions complexes entre multinationales et régimes dictatoriaux. Ces relations mutuellement bénéfiques ont suscité nombre de controverses et ont laissé des plaies encore ouvertes dans la région. Cet article fournit quelques éléments d’analyse des relations officieuses entre les multinationales et les dictatures en Amérique latine, de la manière dont ces dernières en ont profité, les faits mis en lumière par les commissions de vérité à ce sujet, les répercussions sur les populations et l’environnement et ce qui subsiste de nos jours des alliances entre États et multinationales. L’étude du rôle des multinationales dans les dictatures d’Amérique latine n’est pas une question de second ordre. Elle nécessite une analyse approfondie et un débat public de grande ampleur.

Les multinationales sont présentes dans la région depuis des décennies. Leur influence économique et politique est considérable et elle a fait l’objet de bon nombre de controverses. Certain·e·s affirment qu’elles ont contribué à la stabilité et au développement économique. D’autres disent qu’elles ont plutôt exacerbé les inégalités et se sont rendues complices de violations des droits de la personne. Pour comprendre ce phénomène, il est important de se pencher sur le rôle que les multinationales ont joué auprès des dictatures latino-américaines et ce qui subsiste de ces relations.

Les multinationales sont des entreprises qui mènent des activités dans plusieurs pays et qui disposent d’un grand pouvoir économique et politique. En plus de ce pouvoir, elles disposent d’un vaste réseau de filiales et d’un grand nombre d’employé·e·s. Leurs secteurs d’activités vont de l’extraction de ressources naturelles à la production et à la distribution de biens et de services. Leur présence et leurs activités dans des pays latino-américains gouvernés par des régimes dictatoriaux ont sans aucun doute eu des répercussions significatives sur l’économie et les sociétés de la région.1Carmen Amelia Coral Guerrero, Silvia Noroña, María Elena Pulgar Salazar, « La Comunidad Andina de Naciones, una apuesta por la innovación y la diversificación comercial en Ecuador », Comillas : Journal of International Relations, 2023, (27), 85-100. Récupéré sur : https://revistas.comillas.edu/index.php/internationalrelations/article/download/19391/18217 (consulté le 11 mai 2024).
Sara Piedrahita Sierra, « La captura de instituciones como un fenómeno internacional », Analecta Política, 2023. Récupéré sur : https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/9088527.pdf (consulté le 11 mai 2024).
Monica Maria López Romero, M. M. (2021). « Relación entre geopolítica y comercio internacional de petróleo en Latinoamérica ». Récupéré sur : http://repository.uamerica.edu.co/bitstream/20.500.11839/8427/1/500210-2021-I-NIIE.pdf (consulté le 11 mai 2024).

Pendant une grande partie du XXe siècle, plusieurs pays de la région ont connu des régimes dictatoriaux, caractérisés par la répression politique, l’absence de libertés civiles et la violation systématique des droits de la personne.2Camillo Robertini, « Fiat en América Latina durante la Guerra Fría. El entramado del poder entre negocios, represión y la construcción del “Peón Latino Fiat” », Confluenze : Rivista di Studi Iberoamericani, 2023.Récupéré sur https://confluenze.unibo.it/article/view/15292 (consulté le 11 mai 2024).
Martes Muñoz de Morales Romero, Vías para la responsabilidad de las multinacionales por violaciones graves de Derechos humanos, Política criminal (15), 30, 2020. Récupéré sur https://www.scielo.cl/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0718-33992020000200948 (consulté le 11 mai 2024).
Nous savons aujourd’hui qu’il s’agit d’un plan élaboré par les États-Unis dans le but d’imposer un modèle économique : le néolibéralisme.

Le tableau suivant montre le poids actuel des multinationales et établit que la valeur des entreprises dépasse les actifs des pays d’Amérique latine. Nous illustrons ainsi leur puissance économique et les raisons pour lesquelles les États orientent leurs politiques publiques en faveur de leur protection, dans le but apparent de garantir l’emploi, le développement et l’accès aux marchés internationaux. Cela dit, nous pouvons également constater les pressions hégémoniques exercées à l’échelle internationale, que ce soit par des entreprises arabes, nord-américaines ou chinoises.

PositionEntrepriseValeur (Milliards de dollars)PositionPaysPIB/PPA 2023 (Milliards de dollars)
1Walmart611 2891Brésil4 101 022
2Saudi Aramco603 651,42Mexique3 277 601
3State Grid530 008,83Argentine1 239 515
4Amazon513 9834Colombie1 016 124
5China National Petroleum483 019,25Chili597 520
6Sinopec Group471 154,26Pérou548 465
7Exxon Mobil413 6807République dominicaine273 703
8Apple394 3288Équateur242 579
9Shell386 2019Venezuela211 926
10UnitedHealth Group324 16210Guatemala201 365
11CVS Health322 46711Panama190 306
12Trafigura Group318 476,412Costa Rica141 527
13China State Contruction Engineering305 884,513Bolivie125 428
14Berkshire Hathaway302 08914Paraguay117 349
15Volkswagen293 684,715Uruguay103 372
16Uniper288 309, 216Honduras75 030
17Alphabet282 83617El Salvador74 505
18McKesson276 71118Nicaragua51 022
19Toyota Motor274 491,419Haiti38 952
20TotalEnergies263 31020CubaInconnu
21Glencore255 984   
22BP248 891   

Après la Seconde Guerre mondiale, de grandes entreprises américaines ont commencé à investir en Europe et au Japon, contribuant ainsi à la reconstruction de leurs économies et à l’établissement de relations commerciales internationales. Dans les années 1960 et 1970, de nombreuses entreprises multinationales se sont implantées dans des pays sous-développés ou en voie de développement. Avec l’accélération de la mondialisation au cours des dernières décennies du XXe siècle, ces entreprises ont pris d’autant plus d’expansion, diversifiant leurs activités dans un plus grand nombre de secteurs et de pays.

Depuis des décennies, l’Amérique latine est le théâtre d’interactions complexes entre multinationales et régimes dictatoriaux. Ces relations mutuellement bénéfiques ont suscité nombre de controverses et ont laissé des plaies encore ouvertes dans la région. Le tableau ci-dessus nous donne un aperçu des intérêts qui ont poussé des multinationales  à participer directement, par exemple, aux actions menées par les dictatures au Brésil (1964-1985), au conflit armé supposément interne au Pérou, au conflit armé interne au Guatemala (1960-1996), à la répression menée par la dictature d’Augusto Pinochet au Chili, par celle de l’Argentine, au coup d’État au Honduras (2009), au conflit armé, aux actions du front national et à la violence politique en Colombie.3Alfonso Insuasty Rodriguez & José Fernando Valencia Grajales, « Solos no podemos », Kavilando, 2011, 2(2), 113-115. Récupéré sur https:// nbn-resolving.org/urn :nbn:de :0168-ssoar-429642 (consulté le 11 mai 2024).
José Fernando Valencia-Grajales, « Gustavo Rojas Pinilla: Dictadura o presidencia: La hegemonía conservadora en contravía de la lucha popular », Ágora USB, 2014, 2017, 2018 (14) 2, 537-550. Récupéré sur https://doi.org/10.21500/issn.1657-8031 (consulté le 11 mai 2024).
José Fernando Valencia Grajales, Mayda Soraya Marín Galeano & Juan Carlos Beltrán López, « Las dictaduras en América Latina y su influencia en los movimientos de derecha e izquierda desde el siglo XX », Ratio Juris, 2021, 16 (32), 17–50. Récupéré sur https://doi.org/10.24142/raju.v16n32a1 (consulté le 11 mai 2024).

Mais quelle est la nature de la relation entre les multinationales et les dictatures en Amérique latine, et quelles en sont les conséquences?

Les dictatures d’Amérique latine ont été soutenues par les entreprises et les multinationales, qui ont trouvé dans ces régimes un environnement favorable à leurs activités économiques et politiques, établissant des relations étroites avec les élites politiques et économiques locales et les multinationales, dans une logique de bénéfice mutuel.4Astryd Marilyn Suárez Castro, La necesidad de la implementación de una responsabilidad social corporativa en empresas multinacionales en Latinoamérica, thèse, 2020. Récupéré sur https://repositorio.usil.edu.pe/server/api/core/bitstreams/e42d9c1e-ab9c-46a9-b098-9f57fa4187eb/content (consulté le 11 mai 2024).
Juan Pablo Gauna, (2021). Controversia: la revista crítica de los argentinos exiliados en México, 2020. Récupéré sur https://ri.conicet.gov.ar/handle/11336/157268 (consulté le 11 mai 2024).
Roberto Pizarro Hofer, « Comentarios al “Esquema de investigación sobre relaciones de dependencia en América Latina” ». Tramas y Redes, 2020. Récupéré sur https://tramasyredes-ojs.clacso.org/ojs/index.php/tyr/article/view/98 (consulté le 11 mai 2024).
Grâce à ces relations mutuellement bénéfiques, les multinationales ont, d’une part, renforcé leur puissance économique et politique, ce qui leur a permis de maintenir leur pouvoir et leur contrôle sur la société et, d’autre part, elles ont exercé une influence significative sur la prise de décision politique, en veillant à ce que ces décisions favorisent leurs intérêts et assurent des conditions favorables à leurs activités commerciales. Dans le cadre de cette collaboration, des violations flagrantes des droits de la personne ont été perpétrées et la répression s’est imposée comme pratique politique.5José Gabriel Palma & Jonathan Pincus, « América Latina y el Sudeste Asiático. Dos modelos de desarrollo, pero la misma “trampa del ingreso medio”: rentas fáciles crean élites indolentes », El trimestre económico, 2022. Récupéré sur https://www.scielo.org.mx/scielo.php?pid=S2448-718X2022000200613&script=sci_arttext (consulté le 11 mai 2024).
Grace Hernández Rojas, « Planificación y desarrollo en América Latina y el Caribe », Revista Costarricense de Trabajo Social, 2023. Récupéré sur https://revista.trabajosocial.or.cr/index.php/revista/article/view/420 (consulté le 11 mai 2024).

Que disent à ce sujet les commissions de la vérité et les rapports alternatifs en Amérique latine?

Les commissions de vérité, établies dans plusieurs pays d’Amérique latine au lendemain de la tombée des dictatures, ont mis en lumière les relations entre les multinationales et les régimes autoritaires. Ces commissions ont documenté des cas de complicité d’entreprises dans des cas de violation des droits de la personne, de corruption et d’exploitation des ressources naturelles. Vous trouverez ci-bas quelques exemples.6Lina Patricia Colorado Marin & Juan David Villa Gómez, El papel de las comisiones de la verdad en los procesos de transición: aproximación a un estado de la cuestión. El Ágora USB, 2020, 20(2), 306-331. Récupéré sur https://revistas.usb.edu.co/index.php/Agora/article/view/5146 (consulté le 11 mai 2024).

CommissionDescription
Commission de la vérité au BrésilCréée en 2011 par la présidente Dilma Rousseff, cette commission a enquêté sur les crimes commis pendant la dictature militaire brésilienne (1964-1985). Même si le rapport final ne traite pas exclusivement des relations entre les multinationales et les dictatures, il souligne l’implication des entreprises dans le financement et le soutien de la répression.
Commission Vérité et Réconciliation, PérouCréée en 2001 après la fin du conflit armé interne au Pérou, cette commission a enquêté sur les violations des droits de la personne survenues pendant cette période. Il a mentionné l’implication des entreprises dans le financement des groupes armés et l’exploitation des ressources naturelles dans les zones touchées par les conflits.
Commission pour la clarification historique (CEH), GuatemalaCréée en 1994 après la signature des accords de paix au Guatemala, la CEH a enquêté sur les crimes commis pendant le conflit armé interne (1960-1996). L’implication des entreprises a été signalée, en particulier dans le contexte de l’exploitation des ressources naturelles et du déplacement des communautés autochtones.
Commission Vérité et Réconciliation Chili  Créée en 1990 après la fin du régime d’Augusto Pinochet, elle a enquêté sur les violations des droits de la personne commises pendant la dictature. Le rapport final fait état de la complicité de certaines entreprises, notamment dans le secteur minier, avec le régime militaire.
Commission nationale sur la disparition de personnes (CONADEP), ArgentineCréée en 1983 après la fin du régime militaire en Argentine, elle a enquêté sur les disparitions forcées, la torture et d’autres crimes commis pendant la dictature. Son rapport fournit des renseignements sur la complicité indirecte des entreprises en ce qui a trait aux politiques économiques du régime et aux relations avec l’armée.
Commission de vérité, ColombieCréée dans le cadre de l’Accord de paix entre les FARC-EP et l’État colombien (2016), cette commission a présenté ses conclusions le 28 juin 2022 dans un contexte particulier, puisque, même s’il met fin à une confrontation armée de plus de 50 ans, d’autres conflits de nature politique et de la violence armée persistent sur le territoire national. Ce rapport révèle le rôle joué par les multinationales et les grandes entreprises, en association avec le pouvoir politique et militaire, dans le soutien de groupes paramilitaires responsables de violations des droits de la personne et de dommages causés à l’environnement, entre autres conséquences néfastes, et ce, dans le cadre de l’accaparement des terres et de l’expansion des mégaentreprises extractivistes.  

Ce ne sont là que quelques-unes des commissions de la vérité en Amérique latine et dans les Caraïbes qui se sont penchées sur les relations entre les multinationales et les dictatures dans la région. Leur travail a permis de documenter et de visibiliser cet aspect important de l’histoire récente de la région.

Et les rapports indépendants?

Les rapports indépendants seront particulièrement intéressants dans la mesure où certains d’entre eux fournissent une analyse plus approfondie de la question et révèlent un problème structurel récurrent qui nous permet d’identifier cette alliance étroite entre les multinationales, l’État, l’élite politico-économique, le soutien et la promotion des régimes autoritaires dans une alliance étroite et perverse d’avantages mutuels.

Ces rapports indépendants examinent les relations entre les multinationales et les dictatures en Amérique latine et dans les Caraïbes. Ils sont produits par des organisations de la société civile, des groupes de défense des droits de l’homme ou d’autres instances indépendantes. En voici quelques exemples.7Élaboré par les auteurs à partir de diverses sources officielles.

RapportBrève description
Rapport du groupe de travail sur les entreprises et les droits de la personne en ColombieCe rapport, produit par le groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, examine la situation des droits de la personne en Colombie, y compris la relation entre les entreprises multinationales et les violations des droits de la personne pendant le conflit armé interne. Même s’il ne s’agit pas exactement d’une commission de vérité, elle fournit des renseignements pertinents sur le rôle des entreprises dans le contexte de la violence politique dans le pays.
Rapport de la commission pour la vérité et les biens détournés en ÉquateurCette commission, créée en Équateur en 2007, a enquêté sur des cas de corruption et de violations des droits de la personne commis sous les gouvernements précédents. Même si elle ne s’est pas concentrée exclusivement sur les relations entre les multinationales et les dictatures, son rapport final aborde les questions liées à l’implication des entreprises dans les violations des droits de la personne et la corruption des régimes autoritaires.  
Rapport de la Commission de
la vérité au Honduras
Cette commission, créée au Honduras en 2010, a enquêté sur les violations des droits de la personne commises lors du coup d’État de 2009 et de ses conséquences. Son rapport final fournit des renseignements sur l’implication des entreprises dans la violence politique et la répression au cours de cette période.
Rapport du groupe de travail sur les entreprises et les droits de la personne en Amérique latine et dans les CaraïbesCe rapport, produit par le groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de la personne, examine la situation des droits de la personne dans la région, y compris les relations entre les multinationales et les dictatures dans plusieurs pays. Il fournit une analyse et des recommandations sur la manière de remédier aux effets négatifs des entreprises sur le respect des droits de la personne pendant les périodes de régimes autoritaires.
Sociétés transnationales et droits des peuples en ColombieL’audience du Tribunal permanent des peuples tenue en Colombie portait sur le thème des entreprises transnationales et des droits des peuples pour la période qui s’étendait de 2006 à 2008. Plus de 40 entreprises transnationales qui ont profité des conflits persistants et des régimes autoritaires dans le pays ont été poursuivies en justice.

Ce ne sont là que quelques exemples de rapports indépendants qui traitent de la relation entre les multinationales et les dictatures en Amérique latine et dans les Caraïbes. Ces enquêtes offrent souvent un aperçu critique et approfondi du rôle des entreprises dans les violations des droits de la personne et des abus commis par les régimes autoritaires de la région.

Résultats.

Ci-bas, vous trouverez quelques-unes des conclusions que nous pouvons tirer à partir des sources susmentionnées :

  • Répercussions sur les droits de la personne, persécution, démobilisation.

Ces rapports officiels et indépendants soulignent, sur le plan politique, la collaboration des multinationales avec les dictatures en Amérique latine, ainsi que la répression et les violations des droits de l’homme. Ces entreprises ont souvent utilisé leur pouvoir et leurs ressources pour soutenir et tirer profit de la violence et de la répression exercées par les régimes dictatoriaux.

Ces rapports établissent également l’incidence de ces relations officieuses sur la répression, la démobilisation de syndicats, l’utilisation des forces de sécurité de l’État pour protéger les intérêts des multinationales, l’embauche de groupes paramilitaires et l’exécution extrajudiciaire de militants sociaux, de défenseurs des droits de la personne, de défenseurs des droits des peuples et des droits de l’environnement qui s’opposent à leurs pratiques préjudiciables.

Ces relations ont consolidé le système de persécution et de criminalisation des dirigeant·e·s syndicaux, des militant·e·s sociaux et de défenseur·e·s des droits de la personne qui s’opposaient à leurs intérêts. De plus, ces entreprises ont été complices de la violence et de la répression des communautés autochtones et paysannes qui résistaient à l’exploitation de leurs terres et de leurs ressources naturelles. Cette collaboration a donné lieu à de graves violations des droits de la personne qui ont mis la région à feu et à sang.8Norela Mesa Duque & Alfonso Insuasty Rodríguez, « Criminalidad corporativa y reordenamiento territorial en Urabá (Antioquia, Colombia) », Ratio Juris, UNAULA, 2021, 16(33), 595–622. Récupéré sur https://publicaciones.unaula.edu.co/index.php/ratiojuris/article/view/1243 (consulté le 11 mai 2024).

Ces rapports soulignent également les graves conséquences sur l’environnement, en l’absence de toute restriction ou de toute forme de contrôle. Ces dommages touchent les peuples et se traduisent en des effets transgénérationnels. Tous ces dégâts sociaux ont été facilités par un vide juridique qui favorise la liberté des entreprises, voire par des statuts conçus par ces mêmes entreprises et convertis en droit national, comme c’est le cas du code minier. Ces rapports soulignent également comment ces sociétés ont utilisé divers mécanismes pour échapper à leur responsabilité, comme le changement fréquent de leur raison sociale et le transfert constant de capitaux pour éviter les impôts et, enfin, le remaniement de lois en leur faveur.

  • Effets sur les économies des pays.

Pendant les dictatures en Amérique latine, les multinationales ont exercé une forte influence économique. L’exploitation des ressources naturelles a été l’un des principaux moyens par lesquels ces entreprises étrangères ont profité des dictatures et de l’absence de réglementation et de mesures de protection de l’environnement. Ainsi, elles ont procédé à l’extraction massive de minerais, de pétrole et d’autres ressources, sans tenir compte des conséquences pour l’environnement et les communautés locales.

De même, les actions des multinationales ont  contribué au contrôle de l’économie locale, en établissant des contrats et des accords commerciaux défavorables aux pays et à leurs populations, générant une dépendance économique et minant la souveraineté nationale. Cette situation a également favorisé les inégalités sociales, les multinationales réalisant d’énormes profits alors que les communautés locales étaient marginalisées et n’avaient pas accès aux ressources essentielles.9Andrea Lluch, « Historia empresarial en América Latina: debates, perspectivas y agendas en el siglo XXI », Revista Historia Económica de América Latina. Récupéré sur https://www.audhe.org.uy/publicaciones/index.php/RHEAL/article/view/95 (consulté le 11 mai 2024).
Luis Daniel Botero Arango, « Colombia y su proceso de neoliberalismo democrático autoritario », Textos y Contextos, 2021. Récupéré sur https://revistadigital.uce.edu.ec/index.php/CONTEXTOS/article/view/3313 (consulté le 11 mai 2024).
Carlos Eduardo Góngora Sánchez, Políticas Extractivistas en América Latina: Reflexiones sobre La Minería de Oro en Paraguay, 2021. Récupéré sur https://dspace.unila.edu.br/items/eee57529-104e-40e4-a0d6-13f5dceb3b80 (consulté le 11 mai 2024).
Danilo Bartelt Dawid, Naturaleza y Conflicto: La explotación de recursos en América Latina, Madrid :  Ediciones Akal, S.A., 2020.
César Martins de Souza & Martha Ruffini, « Dictadura, poder estatal y grandes proyectos en regiones marginales. La Amazonia Brasileña y la Patagonia Argentina durante la década de 1960 y 1970 », Folia Histórica del Nordeste, 2022. Récupéré sur https://revistas.unne.edu.ar/index.php/fhn/article/view/5846 (consulté le 11 mai 2024).
Ces entreprises étrangères ont profité de l’absence de réglementation environnementale et de la corruption des régimes autoritaires pour extraire massivement des minerais, du pétrole et d’autres ressources.

Cette exploitation a eu de graves conséquences sur l’environnement : la déforestation, la pollution des rivières et la destruction des écosystèmes. En outre, les communautés locales qui dépendaient de ces ressources ont été contraintes de migrer. Elles ont été marginalisées. Elles ont perdu leurs moyens de subsistance et leur qualité de vie s’est grandement détériorée.10Erika Barzola, E. (2023). Estrategias y resistencias locales frente al embate de una multinacional. El caso de la Asamblea Malvinas Lucha por la Vida. Religación: Revista de Ciencias Sociales y Humanidades, 2023, 8(36), 10. Récupéré sur https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/9016466.pdf (consulté le 11 mai 2024).
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  • Capture de l’État

Grâce à leur pouvoir économique et à leur position privilégiée, ces entreprises ont pu influencer les politiques gouvernementales, en veillant à ce que ces politiques favorisent leurs intérêts et protègent leurs investissements. Elles ont fait pression pour la mise en œuvre de lois favorables à leurs activités commerciales, telles que l’assouplissement des réglementations en matière d’environnement et de travail, la privatisation des entreprises d’État et la suppression des barrières commerciales. Elles ont même réussi à modifier et à adapter les constitutions des pays en faveur des politiques néolibérales et du libre marché.

Ce contrôle sur les décisions politiques a eu un effet négatif sur la capacité des pays à promouvoir le bien-être social et économique de leurs citoyen·ne·s, tout en perpétuant les inégalités et en faisant obstacle au développement durable. Ces entreprises ont acquis une influence considérable sur les politiques économiques des régimes autoritaires, favorisant une mainmise des entreprises sur l’État, favorisant ainsi, sans en mesurer les coûts humains et environnementaux, l’ouverture économique, la libéralisation des marchés, et, en fin de compte, leurs intérêts.

Ces entreprises ont réalisé d’énormes profits grâce à leurs activités dans des pays gouvernés par des régimes dictatoriaux, alors que les communautés locales n’avaient pas accès aux ressources et aux services essentiels, que ce soit l’eau potable, l’éducation ou la santé. Cette situation inégalitaire a contribué à la fragmentation et aux tensions sociales qui persistent encore aujourd’hui dans certains pays de la région.

Conséquences de cette alliance officieuse

Parmi les principales conséquences sociales et économiques, citons le déplacement des communautés autochtones et paysannes, les répercussions sur l’environnement et la dégradation des écosystèmes, ainsi que la dépendance économique et l’absence de développement durable. Ces communautés ont été chassées de leurs terres ancestrales pour faire place à des projets de développement menés par des multinationales. La non-reconnaissance des droits de ces communautés et l’imposition de décisions injustes ont conduit à des conflits et à de graves violations des droits de la personne. En outre, ces déplacements ont entraîné la perte de l’identité culturelle et la marginalisation de ces communautés, qui sont privées de leurs moyens de subsistance traditionnels.11Andrés Felipe Jiménez Gaviria (2021). Eduardo Galeano dependencia y despojo en América Latina. El contexto actual de Colombia, thèse, 2021. Récupéré sur http://repository.pedagogica.edu.co/handle/20.500.12209/16392 (consulté le 11 mai 2024).
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Il en résulte une plus grande concentration des richesses et un accroissement des inégalités sociales. Les multinationales réalisant d’énormes profits alors que les communautés locales peinent à satisfaire leurs besoins fondamentaux.12Renzo Ramírez Bacca, Introducción a la historia de América Latina del siglo XX, Pereira: Editorial Universidad Tecnológica de Pereira, 2020.
Eduardo Basualdo, Endeudar y fugar: Un análisis de la historia económica argentina, desde Martínez de Hoz hasta Macri, Madrid : Siglo XXI Editores, 2020.
Inés Nercesian, Presidentes empresarios y Estados capturados: América Latina en el siglo XXI, Buenos Aires: Editorial Teseo, 2020.

En outre, ces entreprises ont accordé des prêts à des gouvernements dictatoriaux, en plus d’investir dans les pays dirigés par ces régimes, entre autres formes de financement. Ainsi, elles ont pu maintenir un contrôle sur la région en parasitant les États. En échange de leur soutien financier, les multinationales ont obtenu des concessions et des contrats avantageux, consolidant leur domination des secteurs clés de l’économie. Cette collaboration a miné le développement d’institutions démocratiques et a contribué à la consolidation des régimes répressifs de la région.13Maria Mercedes Avalos Romero, Relaciones bilaterales entre corea del sur y paraguay: comercio, inversión y cooperación (2011-2021), thèse, 2023. Récupéré sur https://dspace.unila.edu.br/items/ebe8f6ea-50f4-4cdd-8927-fd56498c36c9 (consulté le 11 mai 2024).
Oscar Rojas Flores, Op. Cit., note 13.

Elle a également eu des répercussions significatives sur l’environnement et a contribué à la dégradation de l’écosystème. L’exploitation débridée des ressources naturelles, comme l’abattage massif ou l’extraction intensive de minerais, a conduit à la déforestation, à la perte de biodiversité et à la pollution des écosystèmes aquatiques. Ces activités d’extraction irresponsables ont laissé une empreinte environnementale profonde et durable, affectant la qualité de vie des communautés locales et mettant en péril l’équilibre écologique de la région.14Maristella Svampa & Enrique Viale, El colapso ecológico ya llegó: una brújula para salir del (mal) desarrollo Buenos Aires : Siglo XXI, 2021.
Gorka Razkin Lopez, Análisis multinacional de la relación entre el desarrollo económico y la degradación ambiental, thèse, 2024. Récupéré sur https://academica-e.unavarra.es/handle/2454/47340

L’une des conséquences les plus graves de cette situation est peut-être l’instauration d’une culture d’impunité et l’absence d’imputabilité. De nombreux rapports soulignent l’impunité qui entoure ces relations entre les multinationales et les dictatures, avec un manque de responsabilité à la fois pour les entreprises impliquées et pour les fonctionnaires responsables des violations des droits de la personne. Ces dynamiques contribuent à perpétuer un cycle d’injustice, permettent aux mêmes schémas de se répéter continuellement, en plus de favoriser toute une culture de corruption. Ces multinationales s’emparent aussi de l’argent et des contrats publics et s’immiscent dans la prise de mesures législatives. Ils ont aussi progressivement pris le contrôle des médias, qu’ils ont transformés en leur appareil idéologique politique par excellence.

Conclusion

Même si de nombreuses dictatures en Amérique latine ont pris fin il y a plusieurs décennies, les conséquences des alliances entre les multinationales et les régimes autoritaires se font encore sentir dans la région. Les relations officieuses et mutuellement bénéfiques entre les multinationales et les dictatures en Amérique latine ont engendré une dépendance économique de ces pays à l’égard des investissements étrangers et entravé le développement durable.15Alberto Romero & Mary Analí Vera Colina, M. (2014). « Las empresas transnacionales y los países en desarrollo », Revista de la Facultad de Ciencias administrativas Universidad de Nariño (Colombia), 2014, 58-89. Récupéré de http://www.scielo.org.co/pdf/tend/v15n2/0124-8693-tend-15-02-00058.pdf (consulté le 11 mai 2024).

Les multinationales ont contrôlé l’économie locale, imposant des conditions défavorables aux pays d’accueil et en créant un fossé d’inégalité économique.16Ana Luisa Guerrero Guerrero, Op. Cit., note 12. Cette dépendance a limité la capacité de diversification économique et encouragé l’exploitation des ressources naturelles sans planification à long terme. En conséquence, les pays touchés ont été pris au piège dans un cycle de dépendance économique et d’absence de politiques favorisant un développement durable et équitable.17Abdelmalek Beddal, Latefa Mous & Virgen Maure, « Aproximación a las propuestas de Fidel Castro para el desarrollo de Cuba y de Latinoamérica en el Consejo Económico de los 21 (1959) ». América Latina en la Historia Económica, 2024, 31(1). Récupéré sur https://alhe.mora.edu.mx/index.php/ALHE/article/view/1409 (consulté le 11 mai 2024).
Andrea Lluch, Op. Cit., note 11.
Andrés Felipe Jiménez Gaviria, Op. Cit., note 13.
Maristella Svampa & Enrique Viale, Op. Cit., note 16.

Nombre de ces entreprises continuent d’opérer en Amérique latine, tout en faisant l’objet de poursuites judiciaires et de critiques pour le rôle qu’elles ont joué pendant les périodes de régimes dictatoriaux. Il est urgent de mettre en œuvre des mesures correctives efficaces et de garantir des réparations adéquates aux victimes de violations des droits de la personne commises dans le cadre de ces alliances entre États et multinationales. Il peut s’agir de procédures judiciaires, d’une compensation financière, d’une réhabilitation psychosociale ou de garanties de non-répétition.

Les rapports attirent souvent l’attention sur la nécessité de réformer les lois et les réglementations aux niveaux national et international afin d’empêcher la complicité des entreprises dans les violations des droits de la personne et de garantir la responsabilité des entreprises. Cela peut inclure l’adoption de normes plus strictes en matière d’obligation de diligence raisonnable, la création de mécanismes de surveillance et de responsabilité, et l’application de sanctions en cas de non-respect des règles. En outre, les communautés touchées par l’exploitation et la répression continuent de lutter pour obtenir justice, réparation et protection des droits de la personne et environnementaux.

La mémoire collective de ces événements perdure dans la région, nous rappelant la nécessité d’une plus grande transparence, d’une plus grande responsabilité et d’un plus grand respect des droits de la personne et de l’environnement dans les relations entre les États et les multinationales. La vérité, la justice, la réparation et, surtout, la non-répétition dans ce cas, sont des valeurs essentielles  pour construire une Amérique latine autonome, unie, diverse, digne, en harmonie avec la Pachamama, portant la proclamation des peuples selon laquelle il s’agit d’un grand territoire de paix et de protection de la vie.

CRÉDIT PHOTO : JRAMIREZSFS / pixabay 


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Les droits de la personne, 75 ans plus tard : des garanties menacées

Les droits de la personne, 75 ans plus tard : des garanties menacées

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando

Au fil des ans, les garanties prétendument fournies par l’ONU se sont grandement dégradées. En effet, il est inquiétant de constater que l’organisation semble dépassée, en plus d’être contrôlée par des pays puissants, et subordonnée aux impératifs d’un capital vorace qui marchandise tout. L’année 2023 a marqué le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, un document fondateur pour le monde occidental. Or, il est impératif de s’interroger sur la portée qu’il a de nos jours. Cette déclaration soi-disant universelle met de l’avant une conception de l’être humain inséparable des concepts de justice et de dignité. Elle est née des cendres de l’holocauste nazi. Évidemment, comme humanité, nous répudions ce génocide. Néanmoins et malheureusement, lorsque nous sommes aujourd’hui confrontés à des actes similaires, perpétrés contre le peuple palestinien, nous semblons en être peu indigné·e·s. Ce manque d’indignation est une caractéristique patente de la crise actuelle.

La Déclaration universelle des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) est la pierre angulaire de la fondation de l’ONU en 1945, organisation dont la noble visée était de promouvoir la paix, la coopération entre les pays et la protection des droits fondamentaux. Au fil des ans, les garanties prétendument fournies par l’ONU se sont grandement dégradées. L’organisation semble dépassée, en plus d’être contrôlée par des pays puissants et subordonnée aux impératifs d’un capital vorace qui marchandise tout. La protection des droits de l’homme, essentielle à l’ONU, est compromise par son incapacité à relever des défis fondamentaux. Les massacres qui ont lieu impunément en Palestine, par exemple, sont la preuve de son impuissance.

Trois quarts de siècle après la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’heure est à la réflexion et à l’action collective pour que la vie et la dignité soient universellement respectées. L’humanité est confrontée à d’énormes défis, tels que l’accroissement des inégalités dans le monde et l’effondrement du climat, que les Nations unies semblent incapables de relever efficacement. Selon OXFAM, le 1 % des plus riches ont accumulé 63 % de la richesse produite dans le monde en 20201OXFAM, « Depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté près de deux fois plus de richesses que le reste de l’humanité », 1er janvier 2023, récupéré sur : https://www.oxfam.org/es/notas-prensa/el-1-mas-rico-acumula-casi-el-doble-de-riqueza-que-el-resto-de-la-poblacion-mundial-en (consulté le 16 février 2024). Il ne s’agit pas d’un accident, mais le résultat d’efforts concertés et de coercition. Cela constitue en soi un échec retentissant des idéaux de l’ONU, d’un monde « fondé sur le droit » qui respecte la justice sociale et environnementale.

Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et les récentes déclarations d’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, la planète entame un effondrement climatique et il a déclaré sans mâcher ses mots : « nous avons déclenché l’enfer »2RTVE, « La ONU alerta a los líderes mundiales sobre el peligro del cambio climático: Hemos abierto las puertas del infierno », 20 septembre 2023, récupéré sur :  https://www.rtve.es/noticias/20230920/onu-cambio-climatico-puertas-infierno/2456430.shtml (consulté le 16 février 2024), soulignant que les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat sont encore loin d’être atteints et l’inefficacité des 28 COP qui ont déjà eu lieu. Il s’agit là d’un autre grand échec de ces organisations à faire respecter les droits de la personne. Le récent rapport sur l’état d’avancement des objectifs de développement durable (ODD), édition spéciale, montre que plus de la moitié du monde accuse des retards, que les progrès sur plus de la moitié des objectifs sont faibles et insuffisants, et que, pour un tiers d’entre eux, on observe une stagnation ou même une régression. Or, ce sont des objectifs qui concernent des sujets essentiels tels que la pauvreté, la faim et le climat. Si nous n’agissons pas maintenant, l’Agenda 2030 pourrait devenir l’épitaphe d’un monde qui aurait pu être. Dans tous les cas, le rapport indique qu’il pourrait s’agir d’une promesse en péril. Les efforts déployés à ce jour à l’échelle mondiale ont été insuffisants pour obtenir le changement dont nous avons besoin, mettant en péril cet engagement pour les générations actuelles et futures3ONU, « La población refugiada y desplazada en el mundo alcanza los 110 millones de personas », 9 octobre 2023, récupéré sur : https://news.un.org/es/story/2023/10/1524752 (consulté le 16 février 2024).

L’étude intitulée Hunger Hotspots :  Warning of Acute Food Insecurity est particulièrement intéressante. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) y souligne que les conflits, les conditions climatiques extrêmes, la crise économique, la dette publique excessive, les effets de la pandémie de COVID-19 et les répercussions de la guerre en Ukraine plongent des millions de personnes dans la pauvreté et la faim aux quatre coins de la planète4FAO, Hunger Hotspots, janvier 2023, récupéré sur : https://www.fao.org/3/cc0364en/cc0364en.pdf (consulté le 16 février 2024). OXFAM prévient également que 700 millions de personnes dans le monde pourraient être déplacées en raison de graves pénuries d’eau d’ici 2030.

Pendant ce temps, la population mondiale de réfugiés et de personnes déplacées dépasse les 110 millions de personnes et continue d’augmenter5Op. cit., note 4. La nécessité d’aider les personnes qui ont été forcées de tout quitter pour sauver leur vie s’accroît et l’agence des Nations unies pour les réfugiés qui leur fournit un accompagnement et un soutien ne dispose pas de ressources suffisantes pour répondre à l’ampleur des besoins. Rien ne change en ce qui concerne les droits de l’enfant : quelque 400 millions d’enfants, soit environ 20 % de la population mondiale, vivent dans des zones de conflit ou les fuient. Le Comité des droits de l’enfant souligne aussi le degré des brutalités perpétrées à Gaza. Il faut indéniablement en faire plus pour défendre les droits des enfants dans un monde de plus en plus menacé par les conflits, l’appauvrissement et les répercussions de la crise climatique6ONU. (20 de noviembre de 2023). « Los derechos de los niños están en peligro 34 años después de la adopción del tratado para protegerlos », récupéré sur : https://news.un.org/es/story/2023/11/1525812 (consulté le 16 février 2024).

En 2023, l’ONU a fonctionné avec un déficit de 650 millions de dollars et l’année 2024 ne s’annonce pas mieux, selon le chef de l’agence, qui indique que les conflits sont la principale cause de fuite des populations7ONU. (9 de octubre de 2023). « La población refugiada y desplazada en el mundo alcanza los 110 millones de personas », récupéré sur : https://news.un.org/es/story/2023/10/1524752 (consulté le 16 février 2024), tandis que les investissements visant à accroître la capacité de guerre et de destruction des pays puissants augmentent de manière exorbitante. La méfiance croissante et la désinformation s’ajoutent à ce sombre tableau. Les médias polarisent la société et paralysent les communautés. La science est attaquée et les mesures de sauvetage économique pour les plus vulnérables arrivent trop lentement ou n’arrivent pas du tout, sous la forme d’un crédit qui étouffe les gens et leurs générations futures. La discrimination raciale et ethnique reste un problème dans de nombreux pays, avec une discrimination et une violence systématiques fondées sur la race ou l’appartenance ethnique. La liberté d’expression est soumise à des restrictions. Les journalistes, les militants et les détracteurs du gouvernement faisant l’objet de menaces, d’arrestations, de censure et même d’élimination physique.

La répression politique gagne du terrain dans le monde entier alors que l’Occident s’obstine à entraîner le monde dans de nouvelles guerres : l’Ukraine, la bande du Sahel en Afrique, le déploiement d’armes de destruction massive dans le Pacifique, de nouveaux territoires de tension et d’intérêts géopolitiques particuliers. Enfin, pour terminer cette année 2023, nous assistons à un génocide télévisé. Israël, les Etats-Unis et l’Europe se rapprochent dans leur dessein destructeur et irrationnel, générant des souffrances extrêmes, sans que les États « garants des droits » ne prennent une position forte pour empêcher cette tragédie.

Les droits de la personne, le droit international humanitaire, le monde fondé sur des règles, le concept d’État et, somme toute, les fondements de la modernité ne semblent plus avoir de sens au regard de toute cette barbarie effrontée. Non seulement des milliers d’êtres humains qui n’ont rien à voir avec le conflit sont anéantis, mais tout un peuple et toute une culture menacent d’être détruits, sans parler des survivant·e·s qui sont affamé·e·s et contraint·e·s de vivre dans des conditions sanitaires déplorables. Un rapport récent prédit une famine sans précédent à Gaza si le conflit se poursuit8FAO, « Gaza frente al hambre: nuevo informe pronostica una hambruna si el conflicto continúa », 21 décembre 2023, récupéré sur : https://es.wfp.org/noticias/gaza-frente-al-hambre-nuevo-informe-pronostica-una-hambruna-si-el-conflicto-continua (consulté le 16 février 2024). Il ne s’agit de rien de moins qu’une attaque contre l’humanité, mais il est difficile de reconnaître cette réalité sans d’abord reconnaître les espoirs de transformation qui animent les peuples. L’Amérique latine, sa diversité et ses peuples en fournissent de nombreux exemples. L’ère des peuples est arrivée. Il est temps que, de l’Amérique latine, émergent, dans toute leur diversité, des luttes conscientes pour la défense de l’eau, des coutumes, de la vie et du territoire.

L’anniversaire de ces 75 ans doit marquer le début de quelque chose de différent et de cohérent dans la recherche d’un monde plus juste et plus équitable. Nous sommes peut-être la dernière génération qui a encore la possibilité de transformer les relations que nous entretenons les uns avec les autres pour qu’elles se développent dans le respect, l’équité et la dignité. La survie de la vie et de l’espèce humaine sur la planète en dépend

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Démocratie et paix en Colombie

Démocratie et paix en Colombie

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Tout au long de son histoire, la Colombie a été gouvernée selon un modèle de gouvernance qui satisfait aux intérêts de la minorité au pouvoir, prête à mettre le pays à feu et à sang pour le garder entre ses mains. Parallèlement, il existe des soulèvements populaires qui réclament sans relâche des droits, le respect de leurs modes et leurs projets de vie sur le territoire. L’histoire de la Colombie est celle d’une minorité qui a la tête dans le sable et qui s’impose par la force. C’est aussi le récit d’une classe sociale privilégiée qui profite de la misère et de l’exploitation de larges couches de la population. Des accords existent entre le pouvoir officiel et le pouvoir officieux pour empêcher les paysan·ne·s d’accéder à la terre, aux possibilités d’avancement et à une participation politique effective. Les conséquences sont, d’une part, une accumulation de privilèges, de terres et de possibilités dans les mains de quelques-uns et, d’autre part, la configuration d’une démocratie bancale, endettée, une démocratie capturée1Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando..

Cette réalité a donné lieu à des conflits et des guerres qui perdurent, pour le droit à la terre, le droit d’exister comme peuple, comme parties prenantes ayant droit au pouvoir, et maintenant, avec une énergie renouvelée, pour la défense du territoire, des fleuves, des forêts et de la vie. En Colombie, le refus de laisser les mouvements d’opposition accéder au pouvoir a engendré une situation sans issue. Il n’est donc pas étonnant que l’histoire du pays soit jalonnée d’accords non respectés. Elle est entachée par un génocide permanent, physique, épistémique, symbolique et par une lutte sans relâche pour sa sauvegarde. Il s’agit d’un aspect de l’histoire qui tend à être nié.

Nous avons subi une participation simulée et fictive, un grand mirage. Des espaces d’expressions ont été créés pour diminuer les tensions sociales, mais plus le temps passe et moins les choses changent : les promesses oubliées par le pouvoir se transmettent de génération en génération. Les avancées mineures sont systématiquement dues aux luttes populaires constantes. À titre d’exemple, le pouvoir n’a jamais donné suite aux promesses de la Constitution de 1991. En effet, 31 ans plus tard, le pays traîne de la patte derrière les objectifs fixés par cette dernière. Nous sommes l’un des pays les plus inégaux, avec une pauvreté et une misère généralisée. Le peuple est exclu et le territoire se trouve toujours aujourd’hui entre quelques mains fortunées. Une minorité accumule une richesse extraordinaire, comme le montre Luis Jorge Garay dans son livre le plus récent sur les dynamiques des inégalités en Colombie2Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.. Dans ce contexte, il sera très difficile d’apporter des changements fondamentaux et la voie qui mène vers la paix est particulièrement complexe.

Les promesses jamais tenues

Malgré le récent accord de paix, historique, signé entre les FARC-EP et l’État colombien (2016), les mêmes dynamiques perdurent. D’une part, sept ans après la signature de l’accord, la pleine mise en œuvre de ses principes fondamentaux reste à faire, comme en font état les rapports de l’Institut Kroc3https://kroc.nd.edu/, chargé d’effectuer le suivi. Le seul point mis en œuvre est le dépôt des armes et la participation des commandant·e·s de la guérilla au Congrès de la République (Congreso de la República)4Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.. La mise en œuvre des autres points se bute à des obstacles de taille, en particulier le premier point, qui concerne la réforme de la gestion des régions rurales. Parallèlement, sous le gouvernement Duque (2018-2022), le conflit et la violence armée se sont intensifiés et des scandales de corruption relatifs à l’argent destiné à la mise en œuvre de l’accord ont éclaté5Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023). Ces échecs ont justement entraîné l’émergence de plusieurs groupes armés qui contrôlent maintenant les régions où l’État n’était pas présent.

De son côté, le gouvernement de Gustavo Petro (2022- ), qui s’est lui-même désigné comme gouvernement du changement, a proposé une stratégie appelée Paix totale (Paz Total). Elle vise l’abandon total de la violence politique et le retour sur les accords non respectés, et ce, afin d’améliorer les conditions de vie des communautés dans les territoires touchés par la négligence et la violence de l’État, à élargir la participation politique pour que le peuple puisse définir son présent et son avenir. Cela implique donc, d’une part, de respecter la Constitution de 1991 et, d’autre part, d’élargir et d’approfondir l’exercice de la démocratie.

La Loi 2272 de 2022 a été adoptée à cette fin. Elle vise une extension de la loi sur l’ordre public (Loi 418/97) en y apportant des modifications. Le gouvernement de Gustavo Petro, reprenant les instruments juridiques du passé et se dotant de nouveaux instruments, cherche donc à relever plusieurs défis majeurs :

1) respecter l’accord de paix signé avec les FARC-EP;

2) faire avancer, dans une logique de dialogue, les processus de négociation avec les groupes insurgés tels que l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional — ELN);

3) discuter de la question de savoir si certains des groupes dissidents des FARC-EP pourraient être reconnus comme insurgés.

Pour l’instant, tout indique que les groupes dissidents connus sous les noms d’État major central (Estado Mayor Central (EMC) et la Nouvelle Marquetalia (Nueva Marquetalia NM), seraient effectivement insurgés. La Loi permet des dialogues sociojuridiques avec les groupes qu’elle désigne comme « criminalité aux répercussions importantes », des groupes hérités du paramilitarisme et du crime organisé, qui sont plus étroitement liés au trafic de drogue et à d’autres activités illégales, afin de rechercher des voies de réconciliation et d’obtenir des avantages juridiques et des accords protégeant leurs biens et l’argent obtenus grâce à leurs activités criminelles6KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023).

Il s’agit d’une entreprise de grande envergure. Aujourd’hui, environ sept processus de paix sont en cours dans tout le pays. Par exemple, dans le port de Buenaventura, sur la côte pacifique, un processus est mené entre des groupes illégaux de trafic de drogue et des groupes de la Sierra Nevada de Santa Marta. C’est la même chose à Medellín avec les groupes paramilitaires,  dont les activités criminelles entraînent des répercussions importantes, comme le groupe paramilitaire Clan del Golfo, et les groupes Farc dissidents susmentionnés, qui prennent de l’importance et qui s’autonomisent. Or, un seul processus a récemment connu des avancées significatives : les négociations entre l’ELN et le gouvernement national. À cet égard, le président Gustavo Petro a affirmé :

« Il y aura des gens qui négocieront avec le gouvernement des options pour mettre fin à une guerre insurrectionnelle de plusieurs décennies, qui doit se terminer définitivement sans échos pour que la société colombienne puisse être le vrai maître du pays, le vrai maître des destinées de la Colombie. Il s’agit la démocratie réelle et pacifique dont nous avons besoin dans ce pays. La loi est donc signée ». Il a également précisé que « c’est maintenant à notre commissaire à la paix, Danilo Rueda, de mettre en œuvre une grande partie de cette réglementation. »7« Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)

L’ELN et la demande de participation

L’idée de centrer les négociations sur la participation populaire n’est pas nouvelle. Elle a marqué le discours de paix et les propositions de l’Armée de libération nationale (ELN) tout au long de l’histoire. Selon les termes de son commandant en chef, Antonio García :

La proposition initiale de l’ELN portait sur la construction d’une voie de sortie de la crise en comptant sur la participation active de la société. Cette proposition est née dans un camp de guérilla au sud de Bolívar au début de février 1996 et a été appelée Convention nationale, puis elle a été discutée dans d’autres camps. Le contenu de la proposition a ainsi été enrichi pour devenir la proposition collective de l’ELN8« La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023).

Déjà lors des pourparlers, le point crucial ou le mot le plus souvent répété était « participation », et ce, jusque dans les dialogues de la fin des années 90, y compris au Venezuela et à Cuba, où l’idée d’impliquer la société dans les discussions sur la paix a commencé avec des réunions organisées par secteurs d’activité. Les dialogues de Puerta del Cielo et de Mayence méritent d’être mentionnés. L’idée a mûri pour devenir ce que l’on a appelé l’Accord national, puis le Dialogue national, chacun ayant pour objectif de construire un large consensus social pour contribuer à la transformation de la société. Sous le gouvernement d’Álvaro Uribe (2002-20010), la guérilla a également organisé des dialogues exploratoires et, dans plusieurs réunions, la participation des divers secteurs de la société a été à nouveau au centre des discussions : entrepreneur·e·s, syndicats, étudiant·e·s, paysan·ne·s, peuples autochtones, et bien d’autres ont pu s’exprimer dans la Casa de Paz, qui a rendu ces échanges possibles en toute sécurité.

En 2014, sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2020-2018), une nouvelle tentative de négociation entre les mouvements insurrectionnels et l’État a été lancée, avec pour mot d’ordre, encore une fois, la participation. En effet, l’ordre du jour des négociations, convenu d’avance, contenait six points, dont trois sont dédiés à la participation effective de la société :

1. la participation de la société à la construction de la paix;

2. la démocratie pour la paix;

3. la transformation de la paix.

À l’arrivée au gouvernement d’Iván Duque (2018 – 2022), le processus a été confronté à des obstacles et des surprises, à tel point qu’il est suspendu (2019). Qui plus est, au-delà de ce qui a été convenu, dans une attitude hostile et vindicative, le gouvernement a empêché la mise en œuvre des protocoles de retour de la délégation de paix à Cuba et a renouvelé les mandats d’arrêt à l’encontre de dix négociateur·trice·s. Le processus a depuis repris sous le gouvernement de Gustavo Petro, dans le cadre de la Paix totale.

Les limites qui menaient auparavant le processus avec les FARC ont été dépassées. La maxime « rien n’est convenu tant que tout n’est pas convenu » semble prévaloir, ce qui facilite l’élaboration d’accords, ainsi que leur respect et leur mise en œuvre. En outre, il est possible de construire une vision commune de la paix, quelque chose de nouveau et d’inédit qui facilite la compréhension entre les parties9Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023) . Les avancées réalisées auparavant ont été maintenues et les négociations se poursuivent, avec l’accent mis sur l’élargissement de la participation. Ainsi, l’accord 9 est conclu, précisant le mécanisme à suivre pour assurer la participation effective de la société :

Un Comité national de participation (CNP) est nommé, composé de 30 organisations sociales, qui délèguent des membres pour un total de 81 personnes issues des mouvements sociaux et des diverses régions10« Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid.

Le CPN a pour fonction ou objectif d’entamer un processus participatif afin d’établir une méthodologie de participation qui devrait être rendue publique en février 2024. Ce sera le point de départ d’un grand processus national de participation qui se déroulera de février 2024 à mai 2025. Ce processus se conclura par la consolidation d’un Grand Accord national, un document qui rassemble les positions, les besoins, les voies d’action et de transformation du pays, afin d’approfondir les changements structurels historiques dont la société a besoin pour penser à une paix concrète, avec des changements fondamentaux.

Une fois que ce processus vers un Grand Accord national aura été conclu, les parties reprendront ce document fondamental pour avancer sur les trois derniers points prévus pour les négociations :

4. les victimes;

5. fin du conflit armé;

6. le plan général de mise en œuvre des accords entre le gouvernement national et l’ELN.

Parallèlement au processus de participation, des mesures humanitaires seront mises en œuvre dans les territoires affectés par un conflit armé intense qui perdure. À cet égard, un cessez-le-feu national bilatéral temporaire a également été conclu. Ce dernier devrait permettre une amélioration de la situation et pourra être prolongé dans le temps, le cas échéant. Les obstacles seront nombreux, qu’ils soient logistiques, liés au manque de ressources, politiques et idéologiques, ou des difficultés vécues par les grands médias. Un autre obstacle majeur est la montée du paramilitarisme, qui vise l’extermination des mouvements sociaux en association avec des secteurs puissants du pays. Les défis seront nombreux, y compris les contraintes pédagogiques, méthodologiques et temporelles pour la systématisation de l’essentiel des informations qui en résulteront. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un événement historique qui pourrait établir un système de participation populaire autonome, une sorte de congrès populaire qui permettrait d’articuler les luttes sociales et politiques, de favoriser le changement et de le défendre lorsque les conditions le justifient.

CRÉDIT PHOTO : Canva


  • 1
    Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando.
  • 2
    Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.
  • 3
  • 4
    Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.
  • 5
    Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023)
  • 6
    KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023)
  • 7
    « Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)
  • 8
    « La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023)
  • 9
    Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023)
  • 10
    « Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid
Des villes qui dépouillent, rendent malades et dépriment : Medellín

Des villes qui dépouillent, rendent malades et dépriment : Medellín

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando

La ville idéale et idéalisée, où l’on ne pense qu’à l’avenir, à la paix et à la tranquillité, cache derrière elle une logique de marché qui influence les pratiques de planification urbaine et les décisions publiques, tout en restant camouflé derrière un discours de façade prônant le progrès pour tous·tes. Le contrôle est à la fois sa grande force et sa grande faiblesse. En effet, ce contrôle diffus des autorités permet des alliances entre des acteurs légaux et illégaux, des forces unies par des charnières solides qui permettent une coordination parfaite et qui maintiennent en vie la machine productive du capital, peu importe si elle œuvre dans la légalité ou non.

En fait, Medellín est l’illusion d’une ville charmante, harmonieuse, pacifiée, le résultat d’une histoire typique d’un urbanisme néolibéral. En somme, il s’agit de la ville du déni, qui cache et invisibilise l’évidence, l’injustice sociale, spatiale, structurelle à des échelles colossales, le déni de l’avenir, les violations et les souffrances constantes et profondes. Il s’agit d’une ville qui invisibilise les contradictions de la lutte des classes directe et constante. La paix et la violation du droit à la ville sont des axes qui ne semblent pas se croiser, mais ils sont jumelés, entrelacés. L’un définit l’autre. Ce sont des questions complexes aux implications sociales, économiques et politiques.

Aujourd’hui, la ville (désormais district) de Medellín souffre de plusieurs maux structurels résultant d’une accumulation résultant de toutes les décisions prises par les gouvernements locaux et nationaux successifs, décisions qui ont favorisé la concentration du pouvoir, de richesses, des possibilités de mobilité sociale et de privilèges. Ce modèle de ville a été imposé par le sang et le feu et a donné vie à une ville néolibérale, configurée pour le marché, qui favorise la négation des droits et qui cache ses problèmes profonds. Or, nous avançons que ce sont ces problèmes qui doivent éclater au grand jour pour être solutionnés, et ce, pour avoir enfin la paix.

Ces réalités cachées

1. Déplacement forcé

En raison du conflit armé, la ville s’est développée en périphérie. De nos jours, ses habitant·e·s doivent vivre avec le contrôle exercé par les réseaux criminels paramilitaires qui entrainent des déplacements forcés. La municipalité est également bouleversée par des travaux d’aménagement urbain, par les changements climatiques et par la pauvreté et le manque d’emploi.

2. Inégalités socio-économiques

La ville de Medellín est l’une des villes de la région où les inégalités sont les plus importantes. Il n’y existe pas d’accès aux services de base, à un logement adéquat, à une éducation de qualité ou à des possibilités d’emploi. Même si la situation semble s’être améliorée, du moins dans les statistiques, elle reste très grave.

3. Inégalités d’accès aux transports

Le système de métro, unique en son genre dans le pays, exacerbe le manque d’infrastructures de transport adéquates. La ville accuse des inégalités criantes pour l’accès à ces services, ce qui rend plus difficile l’accès à l’éducation, la possibilité de se trouver du travail ou de participer à des activités de loisirs dans les différentes parties de la ville.

4. Marginalisation, groupes vulnérables

Il y a eu une augmentation significative du nombre de sans-abri, de l’extrême pauvreté, du nombre de personnes migrantes, de réfugiés, de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et d’autres groupes vulnérables qui se heurtent à d’énormes obstacles pour accéder aux services de base et participer à la vie sociale et culturelle de la ville1Susana Cogua, « ¿Por qué hay indígenas asentados a las afueras de un colegio público en Medellín? » Qhubo, 23 avril 2023. Récupéré sur https://www.qhubomedellin.com/solidaridad-qhubo/mi-ciudad/por-que-hay-indigenas-a-las-afueras-de-colegio-publico-en-medellin/ (consulté le 13 août 2023).

5. Manque de participation effective des citoyens

Il existe une participation miroir, fonctionnelle, sans impact réel sur la résolution des conflits structurels, ni sur la définition d’un modèle de ville qui se décline en politiques urbaines garantissant la prise en compte effective de leurs besoins et de leurs droits2Norela Mesa Duque, Daniela Londoño Días, Alfonso Insuasty Rodríguez et al., (2023). Desarrollo Urbano: Afectaciones Y Resistencias En Medellín. UNAULA : Medellín, 2023. Récupéré sur https://kavilando.org/lineas-kavilando/observatorio-k/9535-desarrollo-urbano-afectaciones-y-resistencias-en-medellin-libro (consulté le 13 août 2023).

6. Discrimination et ségrégation

L’existence de politiques de ségrégation est évidente, que ce soit pour favoriser le tourisme ou la promenade tranquille des étrangers. Cela accroît les barrières et la discrimination fondée sur l’ethnicité, le genre, l’orientation sexuelle ou le handicap et génère une forte ségrégation spatiale et accroît l’exclusion sociale3Sebastián Estrada, « Este martes será cercado El Parque Lleras como pasó con el Parque Botero », Caracol, 1er mai 2023. Récupéré sur https://caracol.com.co/2023/05/01/este-martes-sera-cercado-el-parque-lleras-como-paso-con-el-parque-botero/ (consulté le 13 août 2023).

7. Pollution environnementale

Medellín est l’une des villes où le niveau de pollution atmosphérique est le plus élevé du pays. Cela a des répercussions négatives sur la santé et le bien-être de ses habitants4Divulgación Científica UPB, « 5 datos que no sabías sobre la contaminación del aire en Medellín », UPB, 22 août 2019. Récupéré sur https://www.upb.edu.co/es/central-blogs/divulgacion-cientifica/contaminacion-aire-medellin (consulté le 13 août 2023).

8. Établissements informels, déficit de logements et logements inadéquats

Medellín abrite un nombre important d’établissements informels ou de bidonvilles, dans lesquels les conditions de vie sont précaires. Ils sont aussi le plus souvent sans accès aux services de base. Selon le Plan d’occupation des sols de Medellín (Plan de Ordenamiento Territorial de Medellín – POT), en 2019, il manquait 133 000 logements dans la ville. Au déficit quantitatif s’ajoute un déficit qualitatif, avec de nombreux logements qui ne répondent pas aux normes minimales de qualité.

Le modèle de ville configure les types de personnes qui habitent la ville

1. Travail du sexe et consommation de substances psychoactives

Dans les dernières années, l’industrie touristique de Medellín a connu une croissance importante. Par la même occasion, il y a eu une explosion de l’offre de services sexuels et de la consommation de substances psychoactives, ce qui implique d’importantes sommes d’argent5El Tiempo, « ONU denuncia Narco-Turismo en Medellín y turismo sexual », El Tiempo, 23 octobre 2012. Récupéré sur https://kavilando.org/lineas-kavilando/territorio-y-despojo/2114-onu-denuncia-narco-turismo-en-medellin-y-turismo-sexual (consulté le 13 août 2023).

2. La culture du traqueto

Renán Vega Cantor affirme que le traqueto se définit comme une manière de régler tout problème par la violence physique directe, en proclamant son machisme profond, en s’exhibant en public, avec des proches ou autres convives. C’est aussi faire étalage des meurtres commis et de dilapider au cours d’une soirée le paiement reçu pour avoir exécuté un assassinat ou transporté une cargaison de drogue en dehors du territoire colombien. La personne qui s’adonne au traqueto achète tout ce qui est à sa portée (femmes, sexe, amis), même si elle est pauvre, déteste les pauvres ou si, au nom de la morale catholique, elle déteste tout ce qui sent la lutte sociale dans le quartier, à l’école ou sur le lieu de travail. Il s’agit d’« un schéma culturel qui s’est répandu comme un idéal »6RenánVega Cantor, « La formación de una cultura “traqueta” en Colombia », 18 février 2014, Rebelión. Récupéré sur https://rebelion.org/la-formacion-de-una-cultura-traqueta-en-colombia (consulté le 13 août 2023).

3. Les personnes vivant dans la rue

Ce problème prend de l’ampleur. Au cours des trois dernières années, leur nombre a augmenté de 150 %, dépassant la capacité des autorités à faire face à de ce problème7El Colombiano. (). Habitantes en calle crecieron casi un 150% en 3 años, El Colombiano, 24 septembre 2022. Récupéré sur https://www.elcolombiano.com/antioquia/aumento-de-habitantes-de-calle-en-medellin-AO18701652 (consulté le 13 août 2023). Il faut dire que la volonté politique manque également. En outre, la ville compte 25 000 consommateurs de substances psychoactives qui sont à deux doigts de vivre dans la rue8El Colombiano, « Medellín tiene 25.000 drogadictos a un paso de ser habitantes de calle », El Colombiano, 8 janvier 2017. Récupéré sur https://www.elcolombiano.com/antioquia/la-drogadiccion-es-el-problema-mas-complejo-de-medellin-dice-secretario-de-inclusion-BM5718056 (consulté le 13 août 2023).

4. La population carcérale augmente

Depuis 2016, la surpopulation dans les centres de détention temporaire de Valle de Aburrá a doublé. Les postes de police sont parfois plein à 713 % de leur capacité et cela touche la population juvénile en particulier.

5. Suicides

Medellín a enregistré 214 suicides en 2022 et plus de 3 000 tentatives de suicide, des chiffre élevés à l’échelle nationale et latino-américaine, « l’angoisse face à un présent plein d’inconvénients, un avenir incertain et les pressions culturelles de la consommation et du succès, sont derrière les motivations qui abîment et rendent malades des milliers de personnes »9Libardo Sarmiento Anzola, « Medellín activa alarma por suicidios », DesdeAbajo, 20 avril 2023. Récupéré sur https://www.desdeabajo.info/ediciones/edicion-no-300/item/medellin-activa-alarma-por-suicidios.html (consulté le 13 août 2023) .

VICTIMES DU DÉVELOPPEMENT

À ce panorama, il faut ajouter la fabrication accélérée de victimes du développement face à l’avancée et à l’approfondissement de l’extractivisme urbain. Il s’agit d’un phénomène qui suit la voie de la dépossession, désormais accompagnée du discours du bien commun.

Selon une étude menée en 2017 auprès des communautés affectées par le développement urbain à Medellín, il s’agissait d’un phénomène croissant. En même temps, une première rencontre des communautés affectées par le développement a été organisée. En 2019, un rapport sur ce phénomène a été présenté par à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). La même année, une audience publique a été convoquée par le Congrès de la République, par l’entremise du représentant du parti Omar Restrepo Comunes. Pendant la pandémie, le harcèlement des familles lors d’expulsions de leurs maisons ou pour des travaux d’aménagement urbain n’a pas cessé. En 2021, la table ronde des victimes du développement et de l’administration municipale (Mesa de Interlocución Victimas del Desarrollo y Administración municipal) a été créée et un rapport a été dûment publié.

Après cet exercice, nous avons pu repérer ces répercussions.

Nous estimons qu’un total cumulé de plus de 9 826 000 de personnes a été affecté par la mise en œuvre des travaux de développement. Les chiffres pourraient en fait être beaucoup plus élevés et nous ne nous référerons qu’à quelques cas.

Total, personnes affectées par chaque macroprojet en 2021

MacroprojetTotal,
personnes affectées
Ramed de tramway Ayacucho2790
Metro Cable Picacho1750
Parc Bicentenario760
Pont de la Madre Laura2100
Tunnel Occidente226
Métro de la 80 (Barrio El Volador)2200
Total, personnes affectées9826

Source : Préparation propre (estimations basées sur le nombre de parcelles nécessaires et le nombre de personnes (en moyenne) par famille occupant chaque parcelle).

Ces répercussions générales sont donc mises en évidence :

AffectationAxes
Les inégalités se creusent et l’appauvrissement de la population s’accroît.La mise en œuvre du développement dans la ville et la destruction des entreprises de subsistance.
De nombreuses entreprises sont installées dans les maisons qui feront l’objet d’évictions, ce qui permet de réduire les coûts. Cela touche aux biens, aux idées d’entreprise et aux propriétaires d’entreprise. 
Les propriétés sont évaluées de manière irrégulière à bas prix et les paiements sont retardés. 
Passage de propriétaires à possesseurs déracinés. 
Effets psychosociaux et communautaires graves.L’individu est affecté sur le plan émotionnel : perte de vision de l’avenir, désorientation, dépression.   
Les conflits familiaux, l’éclatement de la famille, les conflits intergénérationnels et le manque d’efficacité au travail et dans les études sont accentués. 
Effets sociaux et communautaires : perturbation du tissu social, du voisinage, de la solidarité et de la subsistance. 
La démocratie et la crédibilité des institutions publiques sont fracturées.La manière dont ces travaux sont mis en œuvre et gérés est médiatisée par la tromperie, les menaces, les renseignements incomplets, la confusion, la désinformation, une logique de taxation descendante.
La participation est fonctionnelle, les besoins et les griefs des personnes concernées ne sont pas réellement pris en compte. 
Le temps, c’est de l’argent. C’est pourquoi les pressions augmentent à mesure que la bureaucratie prend du retard et il y a manque de diligence raisonnable. Les gens sont laissés à eux-mêmes dans un état d’anxiété. 

Source : Rapport 202110Hernán Darío Martínez Hincapié, Edison Villa Holguín, et Alfonso Insuasty Rodríguez (30 juin 2022), « El desarrollo urbano que impulsa la brecha de la desigualdad. Caso Medellín – Colombia », 14(1), 7-20. de https://kavilando.org/revista/index.php/kavilando/article/view/444 (consulté le 13 août 2023).

Medellín n’a pas eu l’intelligence de se mettre d’accord sur des solutions à nos graves problèmes. Il n’est pas intelligent d’être la ville la plus innovante du monde et en même temps l’une des plus inéquitables. Il n’est pas intelligent de vouloir développer un quartier d’innovation technologique et d’affaires et en même temps de ne pas pouvoir payer un prix juste pour le logement. Il n’est pas intelligent de construire le plus grand pont urbain du pays et de laisser, dans la tromperie, plus de 1000 familles sans logement. Il n’est pas intelligent de concevoir le système de Metrocable pour le quartier de La Paralela  sans penser à des solutions de logement décentes pour les 600 familles qui y habitent. Il n’est pas intelligent d’attendre que la Moravie brûle pour empêcher 256 familles de construire à nouveau et ne pas leur offrir de solution de logement définitive. Il n’est pas intelligent de laisser les familles pauvres résoudre seules leur problème de logement et de les accuser en même temps de ne pas respecter les réglementations et d’effectuer de la construction très risquée. Une société ne peut pas être intelligente si, après avoir subi 30 ans de guerre, elle ne se reconnaît pas comme une victime et ne veut pas de la paix. Le développement n’est pas intelligent s’il est construit sur la douleur11Op. Cit., note 10.

En 2023, avec l’avancement des travaux du métro léger sur la route 80, ces problèmes préexistant se sont aggravés en raison des mensonges, des retards, des abus, des tromperies, du manque d’information, des évaluations dérisoires et des répercussions ci-dessous. Plus de 594 propriétés ont été touchées et 725 l’ont été partiellement12Sergio Zuluaga, « Con 816 predios censados avanza la gestión sociopredial del Metro de la 80 », mairie de Meddellín, 12 décembre 2022. Récupéré sur https://www.medellin.gov.co/es/sala-de-prensa/noticias/con-816-predios-censados-avanza-la-gestion-sociopredial-del-metro-de-la-80/ (consulté le 13 août 2023) et plus de 10 000 entreprises ont été affectées13El Tiempo, « Los ‘sacrificados’ para que Medellín tenga un nuevo tramo del Metro », El Tiempo, 16 octobre 2020. Récupéré sur https://www.eltiempo.com/colombia/medellin/medellin-la-historia-de-los-afectados-por-la-entrega-de-predios-para-nuevo-tramo-del-metro-543358 (consulté le 13 août 2023). Le discours de la ville la plus innovante pèse lourdement sur les personnes qui s’y opposent et qui, contre elle, revendiquent leurs droits. En effet, elles sont aux prises avec leurs propres croyances et aux contradictions vécues au quotidien, à la répression, aux violations des droits de la personne et elles ne connaissent que trop bien le prix que leur coûte cette ville-illusion, cette « ville plus ». Il s’agit d’une réorganisation criminelle du territoire14Eulalia Borja Bedoya, José Fernando Valencia Grajales, et Alfonso Insuasty Rodríguez, (2022). « ¿Gentrificación o reordenamiento criminal del territorio urbano? Caso Medellín (Colombia) » Ratio Juris, 263-288. Obtenido de Revista Ratio Juris: https://kavilando.org/lineas-kavilando/observatorio-k/9339-gentrificacion-o-reordenamiento-criminal-del-territorio-urbano-caso-medellin-colombia (consulté le 13 août 2023).En référence à la chanson de Kortatu15Groupe de punk basque, actif de 1984 à 1988., sommes-nous condamnés à vivre et à habiter une « ville de merde »16Giuseppe Aricó, José A. Mansilla et Marco Luca Stanchieri, Mierda de Ciudad. Una rearticulacion crítica del urbanismo neoliberal desde las ciencias sociales. Bacelona : Pol-Len Edicions, SCCL, 2015.?

Et la paix?

Jusqu’à présent, nous n’avons pas parlé des réseaux criminels qui contrôlent les quartiers, les communes, l’économie locale et enfin, même la vie quotidienne et la participation politique, et ce, suivant une logique paramilitaire. Et la paix? C’est en effet la question la plus importante. Or, cette absence de paix est le symptôme d’un mal structurel que nous devons reconnaître et qui va de pair avec le modèle de ville autoritaire qui nous est imposé. Medellin est ville néolibérale qui doit être transformée. Enfin, si on veut la paix, il faut parler de ces problèmes structurels et leur trouver des solutions.

Et les résistances ?

Il y a de nouvelles organisations sociales ad hoc qui revendiquent des droits. Il y en a d’autres, plus anciennes, qui ont compris que la lutte est longue et elles en sont arrivées à une réflexion qui les amène à remettre en question le modèle de ville, qui leur a été imposé par le sang et le feu dans le cadre d’une alliance criminalité-entreprises-État. C’est une réalité qui doit être étudiée et soulignée.

Il y a plusieurs villes qui débattent de questions différentes en fonction de leur propre réalité, mais ces questions portent toutes sur les conséquences du même modèle. Il est impératif de gagner en qualification, en articulation et en mobilisation, et ce, afin de contester, d’une part, les outils de planification du prochain examen approfondi du plan d’occupation des sols, prévu pour 2027, conformément à la réglementation en vigueur et, d’autre part, afin de consolider un plan d’action commun de la ville, et ce, pour produire un ou des modèles de ville populaire pour aborder des questions qui n’ont pas été entendues, ou qui ont été ignorées ou étouffées. Nous souhaitons ainsi donner lieu à une planification insurgée, une sorte de libération urbaine permanente.

CRÉDIT PHOTO: FLICKR / Reg Natarajan