La période des fêtes appelle à une surconsommation matérielle et alimentaire, qui génère du gaspillage et une lourde empreinte écologique. Pour y remédier, des initiatives émergent pour encourager les alternatives responsables et durables, remettant en question les traditionnels excès de fin d’année.
Le temps des fêtes arrive, et avec lui un bilan environnemental désastreux. Comme chaque année, les Canadien·nes jetteront 540 000 tonnes de papier d’emballage, 99% des cadeaux seront jetés ou inutilisés 6 mois après leur réception[1], le tout pour 972$ de dépenses en moyenne[2].
« Noël, c’est une période où il y a beaucoup, beaucoup de consommation », relate Anthony Côté-Leduc, chargé de communication à Équiterre. La tradition chrétienne est aujourd’hui davantage consumériste, certaines pratiques ayant été « créées de toutes pièces par des industries pour vendre davantage de produits. » En conséquence, « c’est la période de l’année où dans les centres de tri on observe le plus de matière générée », constate Daphnée Champagne, conseillère en communication à Recyc-Québec.
Pour Vincent Edin, journaliste spécialisé notamment en environnement, c’est « une gigantesque hypocrisie. » La surabondance incitée durant le temps des fêtes est pour lui déconnectée des réalités sociales et environnementales. « On nous vend un narratif qui ne correspond plus à rien. »
Face à cette dissonance entre le temps des fêtes et les enjeux environnementaux, des alternatives à la surconsommation sont imaginées par des organismes et des citoyen·nes soucieux de leur empreinte écologique.
Trop de cadeaux ?
Ce que nous surconsommons le plus durant les fêtes, selon Anthony Côté-Leduc, ce sont les cadeaux, qui engendrent beaucoup de pollution. Ils nécessitent en effet des ressources pour la production, le transport, l’emballage, puis le recyclage. Dans la plupart des cas, ils ne seront plus utilisés au bout de six mois.
« On peut offrir des choses qu’on fabrique nous-mêmes », rappelle Femke Bergsma, coordonnatrice de l’écoquartier Lachine, qui sensibilise et mobilise les citoyen·nes à la transition socioécologique. Chaque année, l’organisme offre un atelier pour fabriquer des cadeaux soi-même à partir de matériaux recyclés. Les familles du quartier viennent y bricoler toutes sortes d’objets, de cartes, et d’emballages. Pour Mme Bergsma, recevoir un cadeau de « quelqu’un qui a passé du temps à le fabriquer, qui a mis de l’amour dedans, est très différent de juste recevoir un truc qui a été acheté en magasin. » De plus, l’atelier est également un lieu de socialisation et de rencontres, loin de l’anonymat des grands centres d’achat.
L’éco-quartier Lachine propose de fabriquer des cadeaux à partir de matériaux recyclés – image fournie par l’organisme
Certaines personnes optent plutôt pour des marques locales et écoresponsables afin de réduire l’empreinte environnementale de leurs achats de Noël. Plusieurs entreprises québécoises offrent en effet des produits durables et écologiques. Lorraine Tremblay a cofondé Sac en vrac, une marque de sacs réutilisables, « pour éliminer le plus de sacs de plastique possible », raconte-t-elle. Aujourd’hui, sa gamme de produits touche aussi à l’art de la table, au jardinage urbain et au bien-être. Le tout fabriqué au Québec par des entreprises d’insertion sociale, et de la manière la plus écoresponsable possible : les emballages sont recyclés et recyclables, les encres sont écologiques, et le transport est électrique. « Je trouve ça déplorable que les gens achètent [leurs cadeaux] sur des plateformes […] c’est extrêmement polluant », confie Mme Tremblay, qui estime que l’offre locale et écoresponsable québécoise est suffisamment importante pour y trouver des cadeaux de Noël.
Une autre alternative à la pollution générée par les cadeaux est… de ne simplement pas s’en offrir. C’est l’option choisie par Vincent Edin, qui a plébiscité sa famille pour mettre fin au traditionnel échange de cadeaux, à l’exception des enfants. Dans sa belle-famille, un compromis a été trouvé autour d’un secret Santa, où chaque personne offre un cadeau à une autre. Des pratiques pour refuser la « surabondance artificielle » encouragée par le temps des fêtes : « On n’a pas besoin de tous ces cadeaux […] pour passer une bonne soirée. »
Le rituel des cadeaux, bien ancré dans la tradition, n’apporte pas nécessairement que du bonheur aux consommateur·rices. Au contraire, il peut constituer une charge mentale et un stress financier importants. « Ma famille et ma belle-famille me remercient de ne plus avoir à courir dans les grands magasins blindés pour dépenser l’argent qu’ils n’ont pas, […] et pour offrir des cadeaux qui ne font pas plaisir », raconte Vincent Edin.
Du gaspillage alimentaire
La surconsommation du temps des fêtes est aussi alimentaire. « Évidemment, quand on est rassemblés en famille, on est généreux, on a tout le temps peur de manquer, et on prévoit beaucoup de portions », estime Daphnée Champagne de Recyc-Québec. Tout en rappelant que les ménages canadiens gaspillent chaque année plus de 2,2 millions de tonnes de nourriture [3]. Pour encourager une consommation plus responsable dans le temps des fêtes, Recyc-Québec a publié un guide des pratiques écoresponsables. Parmi elles, des astuces pour mieux prévoir les quantités et gérer les restants.
La motivation à changer ses habitudes
Malgré le triste bilan écologique du temps des fêtes, la tendance demeure à la surconsommation. Les citoyen·nes sont-ils réellement prêts à changer leurs pratiques pour le motif environnemental ? Daphnée Champagne veut croire que oui : « La motivation environnementale de faire le bon choix, elle est bien présente. Ce qui est important pour nous, c’est d’y aller étape par étape. » Recyc-Québec veut ainsi adopter une approche encourageante à l’égard des consommateur·rices. « On n’est pas là pour être moralisateur, ou pour dire ce que les gens doivent faire à la maison. »
La cofondatrice de Sac en vrac Lorraine Tremblay croit également que « les gens sont fiers d’offrir des produits écoresponsables et réutilisables. » Depuis quelques semaines, elle observe un engouement pour les produits de sa marque.
De son côté, Vincent Edin pense néanmoins que globalement, « les gens ne sont pas prêts [à changer leurs pratiques], parce qu’il y a une dépendance à la consommation. » Malgré sa volonté d’y croire, il estime que l’on « vit un backlash ultra-consumériste. » L’image restrictive et ennuyante de l’écologie contraste selon lui face aux discours consuméristes qui valorisent le confort et l’abondance.
La portée des gestes individuels
La motivation à changer ses habitudes de consommation est également freinée par l’idée que les gestes individuels n’ont pas d’impact. « Est-ce que les petits gestes suffisent à eux seuls ? La réponse est non. Mais est-ce qu’ils ne servent à rien ? Vraiment pas », insiste Anthony Leduc-Côté. Pour lui, ainsi que pour les autres expert·es rencontré·es, les actions individuelles mènent à des actions collectives plus grandes.
Femke Bergsma, qui coordonne les ateliers de l’écoquartier Lachine, soutient que « c’est vraiment une mauvaise excuse » de ne pas changer son comportement sous prétexte que d’autres polluent davantage. Selon elle, il « faut bien commencer quelque part, et le plus facile c’est par soi-même. » Elle finit par nous conter l’histoire du « tout petit oiseau » qui tente d’éteindre le feu de forêt en prenant de l’eau dans son bec. Les autres animaux, qui fuient tous, lui disent que ça ne sert à rien. « Mais en fait, il montre aux autres qu’en agissant on peut changer les choses, et que si tout le monde s’y met, l’incendie peut être éteint. »
Les cours d’autodéfense féministe sont en expansion à Montréal, remportant l’intérêt de femmes qui veulent apprendre à se défendre contre les agressions. À travers des ateliers d’une journée, le Centre de prévention des agressions de Montréal enseigne des techniques d’autodéfense corporelles et verbales. L’Esprit Libre a participé à l’un de ces cours, et rencontré les participantes.
C’est un samedi matin que certaines attendaient avec impatience. Dans une salle communautaire du Centre-Sud, une douzaine de femmes s’installent sur les chaises qui ont été disposées en cercle. Le Centre de prévention des agressions de Montréal (CPAM) offre ce jour-là l’un de ses cours d’autodéfense par et pour des femmes. Le but est de fournir aux participantes des outils pour se protéger des agressions, qu’elles soient verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles. Dans la salle, des regards intrigués et enthousiastes s’échangent jusqu’à l’arrivée des deux animatrices. Le cours d’auto-défense féministe peut alors commencer.
Lors du tour de présentation, les participantes se présentent, révélant une grande diversité d’âges et d’origines. Pour la coordonatrice du programme Beatriz Muñoz, cela montre que « la violence faite aux femmes arrive partout. » Les participantes expliquent également ce qui les ont motivées à s’inscrire. Certaines sont venues par curiosité, ou par besoin de se sentir plus en sécurité. Elles préparent parfois un voyage, ou alors viennent d’arriver à Montréal.
D’autres se présentent ici à la suite d’une agression. C’est le cas d’Amanda*, qui a ressenti le besoin d’apprendre à se défendre après avoir subi une tentative d’agression dans un lieu public. Elle s’est mise à la recherche d’un cours pour assimiler les bases de l’autodéfense, « pour ne pas rester comme ça si ça [lui] arrivait une autre fois. » De son côté, Leïla* a été référée par sa travailleuse sociale après une agression physique. « Quand elle m’en a parlé, j’ai tout de suite dit oui. »
Les participantes rencontrées n’avaient jamais entendu parler d’autodéfense féministe auparavant, et entretenaient quelques a priori sur la discipline. Amanda pensait que l’atelier s’adressait avant tout aux victimes d’agressions physiques, ce qu’elle a rapidement déconstruit en voyant que les motivations des participantes étaient diverses. « J’aurais aimé venir sans qu’il m’arrive ce qu’il m’est arrivé », confie-t-elle après coup. De son côté, Leïla avait des appréhensions au niveau physique. Ne s’estimant pas « en très bonne forme », elle ne pensait pas que le cours serait « à la portée de tout le monde. »
L’autodéfense féministe est encore « marginale, même si ça existe depuis très longtemps », rapporte Beatriz Muñoz. La discipline émerge en effet au début du XXe siècle, lorsque les suffragettes s’entraînent au jujitsu pour se défendre des violences policières. Après un temps d’oubli, l’autodéfense est popularisée à nouveau par les mouvements féministes de la deuxième vague.
Se défendre physiquement
Après un temps de discussion et d’information, les animatrices du cours de samedi invitent les personnes présentes à se lever. C’est le moment de s’entraîner à l’autodéfense physique. Dans un premier temps, les participantes apprennent à donner différents coups avec leur pied, leur talon, leur genou, ou encore leur main. Par la suite, elles prennent connaissance des zones sensibles du corps de l’agresseur à cibler : tibias, parties génitales, abdomen, tempes… En cas d’agression, la loi canadienne prévoit que la victime puisse se défendre avec une « force raisonnable », lui permettant de se mettre en sécurité.
Pour intégrer les techniques, les animatrices mettent les participantes face à des situations imaginaires. Une personne qui les bloque contre un mur, qui s’allonge sur elles, qui leur tient les bras… Les participantes doivent choisir le coup et la cible les plus efficaces dans le contexte en question, et s’effectuer. Le tout accompagné d’un « cri de pouvoir », visant à créer un effet de surprise et à s’affirmer. Au début timides, les coups et les cris s’affirment progressivement, laissant place à l’enthousiasme ou la colère des participantes.
« On a tendance à penser que les femmes ne sont pas capables d’agir », remarque Beatriz Muñoz. Le CPAM vise justement à montrer à ses usagères que la technique peut primer sur la force, permettant aux victimes de riposter contre des corps plus imposants qu’elles. « Toutes les femmes et les adolescentes sont capables de se défendre, il suffit de développer des moyens », est-il écrit sur le dépliant du programme. De cet apprentissage physique, Leïla retient que « nous, les femmes, on est capables de se défendre. »
Riposter par la parole
Vient ensuite le temps de l’autodéfense verbale. « Quand on parle de se défendre, tout le monde pense à frapper », fait remarquer Beatriz Muñoz. Pourtant, les stratégies verbales sont une « partie essentielle de l’autodéfense féministe », et peuvent servir dans de nombreuses situations de harcèlement ou d’agression. En apparence, cela paraît simple : dire non, faire une scène, nommer le problème ou encore utiliser l’humour. En pratique, peu avaient déjà eu le courage de le faire. « Pourquoi je n’y ai jamais pensé avant ? », se demande Leïla, qui estime que « notre société joue vraiment un rôle là-dedans. » S’imposer pour refuser une situation désagréable va à l’encontre des « affaires intégrées par les femmes », qui veulent que « l’on plaise et que l’on soit douces », corrobore Beatriz Muñoz.
Après avoir listé et illustré les différentes stratégies verbales, les animatrices instaurent des jeux de rôles pour que les participantes puissent se pratiquer. Une blague déplacée lors d’un repas de famille, un collègue qui insiste pour prendre un verre, un inconnu qui les suit dans la rue ou qui les touche dans le métro… Les participantes usent d’une imagination débordante pour contrer ces situations avec les mots, comme en dénonçant la scène publiquement, ou en donnant un ordre autoritaire à l’agresseur. « Juste avec la parole, on peut arrêter une personne », s’enthousiasme Amanda.
Des agressions de natures multiples
Le cours d’autodéfense du CPAM vise également à sensibiliser les usagères à la diversité des agressions qui existent. Si elles peuvent être physiques et sexuelles, les agressions sont aussi psychologiques et verbales. Banalisées, elles ne sont parfois pas conscientisées comme telles par les victimes, comme les propos discriminatoires, le gaslighting, ou le harcèlement moral. « Lors du cours, j’ai réalisé que certains moments que j’avais vécus étaient en fait des agressions », relate Amanda. L’autodéfense verbale trouve alors toute sa pertinence pour riposter à des situations qui jouent sur l’intégrité psychologique, et non physique, de la victime.
L’imaginaire collectif entretient aussi le stéréotype de l’agression comme étant le fait d’un inconnu armé dans une ruelle sombre, expliquent les animatrices. En réalité, « la majorité des agressions sont commises par des gens qu’on connaît, dans des endroits qu’on connaît », relate Beatriz Muñoz. L’Institut national de santé publique du Québec estime que plus de 8 victimes sur 10 connaissent leur agresseur sexuel. Prendre conscience que les agressions parviennent aussi dans le contexte privé permet de développer le potentiel d’autodéfense des participantes, car « riposter devant quelqu’un qu’on connaît est beaucoup plus difficile. »
Un espace de solidarité
Sur le plan émotionnel, suivre cette formation en autodéfense n’est pas toujours évident pour les femmes présentes. « La nuit suivant le cours, j’ai fait beaucoup de cauchemars », raconte Leïla. Les discussions et les activités peuvent effectivement faire ressurgir des mauvais souvenirs. Les animatrices veillent alors à créer un espace d’écoute et d’empathie, et laissent à chacune le choix de participer. « J’ai trouvé qu’elles avaient les bons mots », remarque Amanda. Même observation pour Leïla, qui a grandement apprécié l’approche employée avec celles qui avaient été victimes d’agressions.
L’empathie émane également du groupe de participantes, qui a développé une solidarité tout au long de la journée. « Les dames qui étaient là, on a l’impression que c’étaient des sœurs », confie Leïla. « On a entendu les récits de chacune, on s’est ouvertes aux autres. » En tant que survivante d’une agression, Leïla souligne la force et la qualité de ce moment partagé.
De cet atelier, les participantes en ressortent avec une confiance décuplée. « Je sais maintenant que je suis capable de me défendre », nous confie Leïla. « Mon agresseur ne peut plus rien faire contre moi. » De son côté, Amanda « encourage toutes les femmes à faire ce cours », pas seulement pour apprendre à se défendre, mais aussi pour écouter les récits d’autres femmes. Après ce samedi formateur, elle poursuivra l’entraînement pour intégrer les techniques apprises. « L’idée est de continuer et de ne jamais arrêter. »
*Les prénoms ont été changés pour conserver l’anonymat des participantes.
L’humour queer s’impose depuis peu sur la scène québécoise, porté par des humoristes qui redéfinissent les codes du rire. Une nouvelle offre qui ravit le public LGBTQ+, jusque-là peu représenté dans l’industrie, mais qui attire également un grand public à la recherche de nouveauté.
Lorsqu’iels ont créé le Womansplaining show en 2021, les humoristes Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy ne s’attendaient pas à un tel succès. Depuis, iels ont fait le tour du Québec, avec une trentaine de représentations à leur actif. Le Womansplaining show, c’est un spectacle humour féministe et queer, dont la programmation est composée d’humoristes femmes ou issu·es de la diversité sexuelle et de genre. Le projet est né de la volonté de créer un espace dédié à l’humour des femmes et des personnes queer, qui ne se retrouvent pas toujours dans une industrie aux figures et aux récits encore homogènes.
« Quand j’ai commencé l’humour, c’était vraiment une fille par line-up » se souvient Noémie Leduc-Roy, qui se sentait inconfortable dans le milieu. « Tu te sens seul·e, tu sens la pression à cause du fait que tu sois la seule fille ou la seule personne queer ». C’est le manque d’inclusion des soirées d’humour qui l’a poussé à co-créer le Womansplaining show, afin de faire valoir les artistes sous-représenté·es dans l’industrie.
« Il y a encore full de chemin à faire au niveau de la représentativité », d’après l’enseignant à l’École nationale de l’humour François Tousignant. Celui qui dirige également le Festival Minifest estime néanmoins que de nombreux progrès ont été réalisés sur le plan de l’inclusion, grâce à des humoristes qui sont venus « challenger » l’humour dominant.
Parmi ces challenges, on retrouve l’humour queer, en grande progression au Québec. Selon François Tousignant, c’est au début des années 2010 que « le terrain s’est fait », et que la relève queer « est venue prendre sa part de marché ». Mais c’est autour de 2014 que le tournant arrive vraiment, avec « tout d’un coup, de la représentation queer dans pas mal toutes les soirées d’humour ». Aujourd’hui, on compte des humoristes notables tels que Katherine Levac, Mona de Grenoble, ou encore Coco Belliveau. Et des évènements comme Queer and Friends de ComédiHa! ou le Show Queer du Zoofest. Des spectacles au premier rang desquels se trouve un public LGBTQ+, qui a rapidement adhéré à cette nouvelle offre.
Les personnes queer et l’humour
Pourtant, le public queer « s’intéressait beaucoup moins à l’humour que les hétéros », selon l’humoriste Charlie Morin. L’industrie de l’humour, historiquement masculine et hétérosexuelle, n’a pas toujours rallié les personnes qui sortaient du cadre dominant. « C’est sûr que dans les années 90, le modèle c’était un homme sur scène qui parle de sa blonde, puis qui rit d’elle parce qu’elle est un peu ‘‘nounoune’’. » La réticence du public queer est ainsi davantage imputable à l’offre proposé qu’à un réel désintérêt pour l’humour. « Tout le monde aime rire, c’est juste qu’il n’y a rien qui t’intéresse », soutient Noémie Leduc-Roy.
Les humoristes queer se sont ainsi attaqué·es à un public peu friand d’humour, qui s’est finalement révélé très en demande. Lorsqu’il joue dans des soirées d’humour queer en région, « là où il n’y en a jamais », Charlie Morin fait face à un public euphorique. « Le plafond se lève, les gens ne savent plus sur quel mur se pitcher. » La découverte d’un humour qui leur ressemble est révélateur : « c’est tellement puissant de rire à des blagues dans lesquelles tu te reconnais », admet Noémie Leduc-Roy.
Se reconnaître dans des blagues, c’est aussi voir son vécu queer légitimisé. Dans le Womansplaining show, les humoristes font parfois des blagues sur la LGBTphobie, les agressions, ou le racisme qu’iels ont subi. Un moyen de se réapproprier certaines oppressions, et de soulager le public qui peut en vivre aussi, toujours sur un ton humoristique.
L’humour queer reste de l’humour
L’humour queer peut aussi s’adresser à un public plus large que la communauté LGBTQ+, bien que certain·es soient freiné·es par le caractère explicitement queer du show. « On ne révolutionne pas le cadre, ça reste un show d’humour », rappelle Anne-Sarah Charbonneau. Les humoristes qui participent au Womansplaining show sont aussi « du monde qui jouent au Bordel Comedy Club, et avec les mêmes numéros. » Pour Charlie Morin, l’humour queer est totalement compatible avec le grand public, « les hétéros sont juste intéressé·es à voir de l’humour drôle ».
Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy, les humoristes à l’initiative du Womansplaining show – crédit photo Ariane Famelart
Les salles des shows d’humour queer sont par ailleurs assez diversifiées. Du côté du Womansplaining show, « il y a beaucoup de filles qui viennent avec leur chum ». De celui de Charlie Morin, il y a même « plus de personnes hétéros que queer. » L’humoriste cherche à inclure « plein de gens », car il juge intéressant de les surprendre et de les amener dans le référentiel queer.
Le grand public s’avère finalement réceptif à l’humour queer, selon les retours des humoristes rencontré·es. « Il y a régulièrement des hommes qui viennent nous voir après le show pour nous dire qu’ils adorent ce qu’on fait, que c’est rafraîchissant », témoignent les créatrices du Womansplaining. Charlie Morin estime lui être le « ‘‘fif’’ préféré des hétéros », qui sont souvent surpris de trouver son humour aussi drôle.
Changer les mentalités
En plus de faire rire le grand public, les humoristes queer le font réfléchir. Les numéros mettent en lumière des réalités LGBTQ+ parfois ignorées, comme le fait Charlie Morin avec l’homoparentalité, ou Anne-Sarah Charbonneau avec la non-binarité. « Mon père vient voir le Womansplaining show et ne comprend pas tout », relate son binôme de scène, « mais ça enclenche de belles discussions. »
« L’humour est vraiment un soft power intéressant pour amener les gens à s’ouvrir un peu plus ». Pour Charlie Morin, faire rire des personnes qui ne pensaient pas rire avec un homme gay est un facteur de changement. L’humour queer serait-il politique ? « Implicitement », oui. Bien que l’objectif soit avant tout d’être drôle, les humoristes LGBTQ+ peuvent aspirer à changer les mentalités par leurs propos, ou même par leur simple présence. Comme le fait remarquer Anne-Sarah Charbonneau, « il manque tellement de représentation que juste d’exister sur scène, c’est déjà très gros. »
Photo à la une : L’humoriste Charlie Morin sur scène – crédit photo Philippe Le Bourdais
Photo 2 : Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy, les humoristes à l’initiative du Womansplaining show – crédit photo Ariane Famelart
Il y a quelques semaines, les Jeux paralympiques mettaient un coup de projecteur médiatique sur le sport adapté. Une visibilité rare pour les personnes en situation de handicap, qui attendaient cet instant de représentation avec impatience. Retour à la vie normale pour la communauté, après avoir vécu une parenthèse enchantée dont les effets se font encore ressentir.
Il est 11 heures lorsque l’entraînement de boccia bat son plein au Centre Gadbois à Montréal. Accompagnés de leurs entraîneurs, une vingtaine de pratiquant·e·s de tous niveaux s’exercent à ce sport de boules qui s’apparente à la pétanque. Il n’est toutefois plus nécessaire ou presque de présenter ce sport, tant sa couverture médiatique a explosé durant les Jeux paralympiques de Paris 2024.
« Il y a le Super Bowl tous les ans, la Coupe du monde de football tous les quatre ans, mais nous, notre événement, c’est les Jeux paralympiques », nous confie Marc Dispaltro, joueur de boccia et paralympien. La communauté a suivi avec beaucoup d’intérêt la compétition, qui place le sport adapté et les personnes en situation de handicap sur le devant de la scène médiatique mondiale. Au total, 11 millions de Canadiennes et de Canadiens[1] ont suivi les Jeux paralympiques, au cours de 12 jours d’une couverture médiatique en continu. Souffrant habituellement d’un manque de visibilité, les personnes en situation de handicap disposent, le temps de quelques semaines, d’une représentation qui peut leur bénéficier sur le long terme.
Le sport adapté occupe une place très importante dans la vie de celles et ceux qui le pratiquent. Marc Dispaltro le dit clairement, « sans le sport, je serais mort ». L’athlète est atteint de dystrophie musculaire, entraînant la dégénération de sa condition physique. Face à cette maladie, le sport lui a apporté une communauté et un mode de vie salvateurs. Pourtant, l’athlète aurait pu ne jamais se lancer dans le boccia, pensant que la discipline n’était pas faite pour lui, « ça m’a pris six ans avant de vraiment considérer ce sport-là ». La faute à des stéréotypes coriaces et à un manque d’information.
Une vitrine pour le sport adapté
Selon la directrice du Centre d’intégration à la vie active (CIVA) Marine Gailhard, « il y a une méconnaissance des sports qui sont offerts » aux personnes en situation de handicap. Trouver un sport qui correspond à son niveau de capacité demeure en effet difficile, en raison d’un manque de sources d’information. Résultat, de nombreuses personnes concernées ne savent pas que des sports adaptés à leur condition existent.
Les Jeux paralympiques remédient en partie à ce manque d’information, agissant comme un coup de projecteur sur le parasport. « Ça permet d’avoir un bon panel de disciplines, et de voir toutes les possibilités qui existent, faisant parfois naître des vocations » appuie Mme Gailhard. Un effet confirmé par la forte augmentation du trafic sur la plateforme Trouve ton sport durant les Jeux. Le site, géré par le CIVA, répertorie les différents sports adaptés et leurs règles, et a vu de nombreux visiteurs s’informer sur la disponibilité des disciplines à Montréal et sur les niveaux de capacité requis.
Une source d’inspiration
Cette vitrine médiatique bénéficie également à celles et ceux qui pratiquent déjà un sport adapté, et dont les ambitions sont limitées en raison du manque de représentation. « C’est important de se voir parce qu’il y a bien des athlètes en devenir qui ne sont même pas au courant qu’ils pourraient être des athlètes paralympiques », soutient Marc Dispaltro. Avant de participer aux Jeux de 2012, de 2016 et de 2020, le joueur de boccia « n’avait aucune idée » que c’était possible d’atteindre ce niveau de compétition.
Les jeunes joueuses et joueurs du Centre Gadbois le savent désormais, il est possible de rêver des Jeux paralympiques. C’est le cas d’Alexandre Raymond, 22 ans, rencontré à la pause de l’entraînement de boccia. Pour le jeune joueur atteint de paralysie cérébrale, les athlètes observé·e·s à la télévision « démontrent qu’avec un peu de volonté, on peut se rendre assez loin dans ce sport ». Avoir des modèles l’encourage à continuer : « je me dis qu’un jour, ce serait possible que je me rende aux paralympiques ».
Démystifier le handicap
Incubateur d’espoir, les Jeux rompent ainsi avec l’image tragique et négative souvent associée au handicap. Le public peut y voir des « personnes qui se dépassent et qui performent comme n’importe quel·le athlète », se réjouit Mme Gailhard. De son côté, Alexandre Raymond a « surtout ressenti de la fierté » en se voyant représenté de manière positive.
Tout n’est pas rose non plus dans le handicap, mais les Jeux révèlent la résilience de certain·e·s athlètes au destin tragique. À ce propos, Marc Dispaltro se souvient de la paralympienne belge Marieke Vervoort, décédée deux mois après avoir participé aux Jeux de Rio en 2016. Atteinte d’une maladie rare lui paralysant les jambes, elle avait recouru à une euthanasie en raison de l’aggravation de ses souffrances. « Les gens vont se dire ‘‘oh c’est terrible, c’est triste’’, mais elle a réalisé son rêve de participer aux Jeux tout en sachant que ses jours étaient comptés […], il n’y a rien de plus beau », soutient l’athlète montréalais.
Les Jeux s’attachent également à visibiliser la diversité des handicaps qui existent. « Les gens ont souvent une image très stéréotypée du handicap », regrette Mme Gailhard. Dans l’imaginaire collectif, la déficience physique demeure globalement associée au fauteuil roulant, et la déficience mentale à la trisomie 21, selon la directrice. Le spectre des handicaps est pourtant bien plus large, comme en témoigne l’amplitude de la classification paralympique. Les athlètes sont réparti·e·s selon la nature de leur handicap, et ensuite selon leur niveau de déficience, donnant lieu à 549 épreuves pour 22 sports lors des derniers Jeux.
Information, représentation, éducation… Paris 2024 a semblé agir avec une efficacité décuplée sur la visibilité des personnes en situation de handicap. Cependant, les Jeux paralympiques d’été, et la représentation qui vient avec, reviendront seulement dans quatre ans. N’était-ce qu’une parenthèse enchantée? Pour Mme Gailhard, « tout est bon à prendre ». La directrice du CIVA attend de voir si la couverture médiatique retombera complètement, ou si la visibilité gagnée durant les Jeux perdurera. Quant à lui, Marc Dispaltro veut rester réaliste, « c’est sûr que ça serait le fun d’avoir cette visibilité-là à l’année, mais il ne faut pas se créer d’illusions non plus. »
En attendant les prochains Jeux de Los Angeles en 2028, dont Alexandre Raymond sait déjà qu’il regardera tous les matchs, le Centre Gadbois continuera à accueillir les joueuses et joueurs de boccia de Montréal, que Mme Gailhard espère de plus en plus nombreux·se·s.
Un million de demandes d’aide alimentaire sont comblées chaque mois par les organismes communautaires montréalais. Dans un nouveau rapport publié aujourd’hui, Moisson Montréal révèle des chiffres records sur l’insécurité alimentaire, traduisant la précarisation de la population. Dans ce contexte, les banques alimentaires deviennent la nouvelle épicerie d’un nombre grandissant de Montréalais.e.s.
« Venir ici faire l’épicerie, ça m’aide énormément ». Claude* est un usager régulier de l’épicerie solidaire MultiCaf située dans le quartier Côte-des-neiges. Pour un montant de 7$, il peut se procurer des fruits et légumes, de la viande et des produits laitiers. Originaire du Cameroun, Claude étudie à Polytechnique, tandis que sa femme occupe un emploi. Malgré des revenus réguliers, le couple ne parvient pas à subvenir entièrement à ses besoins alimentaires et à ceux de ses deux jeunes enfants.
Les organismes communautaires montréalais comblent chaque mois près d’un million de demandes d’aide alimentaire. À travers des épiceries solidaires ou des distributions de paniers, ils permettent à une population grandissante de se nourrir. La demande connaît aujourd’hui des sommets records, en augmentation de 76% depuis la pandémie. Cette situation « alarmante » est révélée par Moisson Montréal dans son Bilan-Faim 2024[i], qui compile les données de près de 300 organismes de soutien alimentaire.
Sur le terrain, l’augmentation de la demande est flagrante. « C’est le jour et la nuit », relate Jean-Sébastien Patrice, directeur général de MultiCaf. Avant la pandémie, l’organisme situé à Côte-des-neiges aidait 1200 personnes par mois. Aujourd’hui, c’est plus de 10 000 personnes vulnérables qui s’alimentent au travers de ses services. Même son de cloche du côté du Plateau-Mont-Royal. À la banque alimentaire Vertical, les files d’attente pour récupérer un panier de denrées se sont considérablement allongées. D’un seul jour de distribution, l’organisme est passé à trois, qui ne suffisent pas toujours à combler les besoins, selon le gestionnaire José Alberto Marroquin.
Des bénévoles préparent la distribution des paniers à la banque alimentaire Vertical – crédit Charline Caro
Coût de la vie
Depuis 2019, le nombre de bénéficiaires du dépannage alimentaire a plus que doublé[ii]. Le principal facteur de cette demande accrue serait le coût de la vie, de plus en plus difficile à assumer. « De nombreux ménages peinent à joindre les deux bouts et sont contraints de se tourner vers les banques alimentaires de quartier », peut-on lire dans le rapport de Moisson Montréal. À MultiCaf, les personnes usagères témoignent de cette pression financière. Claude nous confie qu’une fois payés le « loyer et la garderie des enfants, il ne reste plus grand-chose » pour faire l’épicerie. Même pression pour Salma*, qui bénéficie de l’aide sociale : « tu dois payer le loyer, le transport, l’électricité… et après seulement tu dois manger ».
Les budgets serrés n’ont toutefois plus leur place dans les épiceries commerciales. En un peu moins de trois ans, le prix d’un panier d’épicerie équilibré a augmenté de 28%[iii]. « C’est presque un luxe de faire une épicerie adéquate en 2024 », s’indigne Mr. Patrice. Le directeur de MultiCaf pointe du doigt des prix démesurés, en grande déconnexion avec la réalité économique d’une partie de la population. « Il n’y a pas de contrôle sur les prix des produits, c’est le Far West ».
Une diversification des profils
Celles et ceux qui ne peuvent plus assumer les coûts de l’épicerie se tournent ainsi vers les banques alimentaires, qui se démocratisent. « Auparavant, on desservait seulement un noyau dur de mille personnes très vulnérables, qui faisaient face à des troubles d’itinérance ou de santé mentale », se rappelle Mr. Patrice. Ces dernières années, les profils de bénéficiaires se sont grandement diversifiés, avec de plus en plus d’étudiant·e·s, de demandeur·se·s d’asile, et de familles, selon le Bilan-Faim 2024.
L’aide alimentaire s’adresse désormais à des personnes aux situations socio-économiques multiples. « Il y a des gens qui viennent ici et qui travaillent 40 heures par semaine », observe Mr. Marroquin. Le gestionnaire de l’organisme Vertical nous parle à titre d’exemple d’une famille résidant sur le Plateau-Mont-Royal, avec un « bon revenu », qui sollicite tout de même leur aide car « elle n’a plus les ressources pour acheter de la nourriture ». Selon le rapport de Moisson Montréal, une personne sur cinq qui bénéficie l’aide alimentaire occupe un emploi.
L’insécurité alimentaire demeure associée aux personnes très marginalisées, amenant parfois « un sentiment de honte à aller chercher de l’aide », selon Mr. Patrice. Même constat pour Mr. Marroquin : « je connais des personnes qui n’osent pas venir », craignant qu’on pense « qu’elles n’ont pas d’argent ». Pour normaliser la situation, MultiCaf a mis sur pied un dépannage alimentaire qui s’apparente à une épicerie commerciale. « Sélectionner ses produits, aller à la caisse, donner un petit montant », rend la situation plus acceptable selon le directeur. Les organismes cherchent également à créer des lieux d’échanges et de soutien. Les bénéficiaires rencontrés apprécient « l’ambiance » et les « gens sympas », selon les termes de Claude et Salma.
Une usagère à la caisse de l’épicerie solidaire de MultiCaf, située à Côte-des-neiges – crédit Charline Caro
Une solution peu durable
Pour les bénéficiaires, les banques alimentaires ne sont toutefois pas une solution d’alimentation viable sur le long-terme. La contrainte de temps et de déplacement est importante, les bénéficiaires devant parfois se rendre dans plusieurs organismes de la métropole pour se nourrir convenablement. Il y a ensuite une contrainte de consommation, le choix des denrées reste limité et les bénéficiaires ne peuvent pas toujours manger selon leurs préférences alimentaires culturelle. « Les repas d’où je suis originaire me manquent énormément », nous confie Claude, qui irait dans des épiceries africaines s’il en avait les moyens.
Du côté des organismes, il n’est pas non plus envisageable de subvenir durablement au million de demandes d’aide mensuelles. « Présentement, c’est invivable pour des ressources comme la nôtre parce que c’est beaucoup trop gros », alerte le directeur de MultiCaf. Selon lui, les organismes communautaires sont tout autant en « mode survie » que leur clientèle. Durant l’exercice 2023-2024, 11 organismes de soutien alimentaire ont dû fermer leurs portes devant les « défis accrus » apportés par l’explosion de la demande, selon Moisson Montréal[iv]. Parmi les organismes toujours sur pied, un sur trois doit refuser des personnes en raison d’un manque de denrées ou de ressources[v].
Les solutions durables se trouvent au-delà de l’aide alimentaire, qui « n’est que la pointe de l’iceberg », rappelle Mr. Patrice. « Ce n’est pas parce qu’une personne a faim et qu’on lui donne à manger que le problème est réglé ». Les organismes communautaires dispensent en effet une aide d’urgence qui ne peut enrayer profondément les facteurs de la précarisation. L’insécurité alimentaire est davantage un problème structurel, causé notamment par l’inflation, la crise du logement, le marché de l’emploi, ou la crise écologique. Si elles se veulent durables, les solutions doivent s’attaquer aux causes de la pauvreté. Moisson Montréal et ses organismes partenaires réclament ainsi l’augmentation du salaire minimum, du nombre de logements abordables, et du soutien aux nouveaux arrivants.
En attendant, Claude espère pouvoir bientôt « décrocher une job intéressante », qui lui permettra de subvenir aux besoins de sa famille et de quitter MultiCaf. « L’ambiance va me manquer c’est sûr, mais je céderais à ma place à d’autres personnes qui en ont besoin. Parce que je sais qu’il y en a beaucoup ».
*Les prénoms ont été changés pour conserver l’anonymat des personnes fréquentant les banques alimentaires, d’après leurs souhaits.
Lorsqu’il est question d’analyser une œuvre littéraire à travers ce qui l’a inspirée, il arrive parfois que rechercher dans la vie de son créateur ou de sa créatrice ne soit pas suffisant. Sous un plan plus large, il est tout à fait possible, sinon intéressant, d’étudier l’œuvre en question à travers la culture d’où provient l’écrivain ou l’écrivaine. À ce titre, l’analyse des mangas, bandes dessinées que l’on connait que depuis quelques décennies en Occident, s’avère intéressante.
Venant de loin, tout droit du pays du soleil levant, les mangas sont remplis de codes sociaux et culturels différents de ceux retrouvés au Canada. Compte tenu des enjeux féministes qui entourent la société canadienne actuelle, la représentation du personnage féminin dans ces bandes dessinées paraît notamment fort attrayante. Pour donner un ordre d’idée des différences entre société québécoise et société japonaise, il semble adéquat de fournir quelques statistiques concernant les conditions des femmes dans ces deux nations. Ces données se réfèrent au taux d’égalité entre les hommes et les femmes couvrant quatre éléments : politique, économie, éducation et santé. Selon le rapport du Forum économique mondial, le Japon se situe à la place 116 sur 156 pays, par rapport à la 25e place pour le Canada. D’une autre part, la proportion de femmes au parlement fédéral japonais est éloquente : en 2020, les femmes n’étaient présentes dans cette institution qu’à hauteur de 10 %, contre 29 % chez le parlement canadien la même année. Autre fait saillant : le contexte difficile des femmes sur le marché du travail japonais, surtout pour celles qui se retrouvent enceintes.
Le média belge RTBF résume la situation ainsi : « Au Japon, 40 % des femmes enceintes ou de retour de congé de maternité se disent victimes de harcèlement moral et 60 % des femmes enceintes quittent leur emploi avant même le début de leur congé de maternité, tellement on leur mène la vie dure dans leur entreprise du fait de leur grossesse. » Malheureusement, les agressions sexuelles dans différents contextes ne sont pas en reste : par exemple, selon franceinfo, au moins deux femmes sur trois de 20 à 40 ans ont déjà subi du harcèlement dans les transports en commun. Rappelons tout de même que le Japon est « entre tradition et modernité », pour citer le proverbe associé à ce pays. En cela, les mœurs archaïques se mêlent à un fort développement technologique et industriel. Cette pression sur les femmes est traditionnelle. Le site web spécialisé dans la culture japonaise FuransuJapon évoque la place de la femme dans le cadre familial de cette manière : « Lorsqu’elle est jeune, elle se soumet à son père ; lorsqu’elle est mariée, elle se soumet à son mari ; lorsqu’elle est vieille, elle se soumet à ses fils. » Parlons de la question du contexte. Béatrice Malleret, dans son article « Le paradoxe de la valeur de l’art » publié dans la revue Le Délit, écrit : « À la contemplation d’une œuvre d’art se joint généralement un questionnement sur son contexte historique ainsi que ses motivations politiques, religieuses ou culturelles. » Dès lors, la place des personnages féminins dans les bandes dessinées du Japon sera semblable à la place des femmes dans la société japonaise. Bien évidemment, la situation est complexe, car les données présentées antérieurement, qui brossent un portrait peu égalitaire de la vie réelle quotidienne, ne sont pas nécessairement représentatives de ce qui peut être remarqué dans les mangas. Le sujet est nuancé. C’est justement ce qui vaut le coup d’en dédier un texte afin d’analyser la place de la femme dans les mangas.
Des catégories de mangas pour tout le monde
Depuis la création des bandes dessinées japonaises dans les années 1960 par Ozamu Tezuka, homme surnommé le « père du manga », ce type d’œuvre a su se développer et se diversifier au point où aujourd’hui ces livres se partialisent en plusieurs genres. Ces divisions ont pour objectif non seulement de catégoriser les mangas, mais également de faire en sorte qu’un type d’œuvre puisse être adapté à un type de public. C’est ainsi que sont nés les principaux genres shōnen (garçon), shōjo (fille), seinen (jeune homme) et josei (jeune femme).
Ainsi, ce qui vient en tête lors de l’évocation de ces catégories, c’est l’idée que ces dernières s’adressent à la fois à un âge et à un genre précis.
Cette catégorisation donne l’impression que les intérêts des filles et des femmes diffèrent de ceux des garçons et des hommes. In fine, c’est inévitablement la manière d’écrire les personnages féminins qui changera selon si la personne qui lit le manga est de sexe masculin ou féminin.
Une hypersexualisation critiquable des femmes
Qu’est-ce qui caractérise la puberté chez les garçons ? Par l’apparition des hormones, bien des phénomènes surgissent, dont celui de l’augmentation de la pilosité et de la masse musculaire. Autre point fondamental, l’éveil de la sexualité. Ainsi, lorsqu’il est question de dessiner les mangas pour le jeune public masculin, c’est évidemment une hypersexualisation des personnages féminins qui se reflètera, en plus d’une adaptation aux normes japonaises de beauté. Dans ce cas de figure, nombreuses seront les femmes et les filles, personnages principaux ou secondaires, qui se verront dotées d’un tour de poitrine supérieure à la moyenne. Le culte de la minceur sera bien sûr également appliqué, montrant qu’une taille élancée est obligatoire pour se faire accepter par la gent masculine. L’un des exemples les plus frappants : le personnage d’Alvida dans One Piece. D’abord, un synopsis de l’œuvre : ce manga raconte l’histoire de Monkey D.Luffy, jeune homme souhaitant un jour devenir le roi des pirates à travers un contexte sociopolitique de piraterie. Dans ce monde, il existe des fruits du démon, aliments qui permettent, si ingérés, de donner à son utilisateur ou son utilisatrice un pouvoir unique. Alvida, capitaine d’un équipage de pirates, apparaît au début du manga comme grosse et laide. Son apparence physique est tout aussi mauvaise que sa personnalité, cruelle et colérique. Elle mange alors le fruit du Glisse-Glisse, qui permet d’avoir un corps très glissant, c’est-à-dire de posséder une peau sur laquelle les balles de pistolets ricochent. Sa personne change du tout au tout : elle devient alors mince et belle. Bien sûr, cela relève de la pure fantaisie qu’un corps glissant soit mince et beau. Sa personnalité va même devenir moins désagréable, tout en gardant son statut d’antagoniste à travers le scénario. Plus généralement, les personnages féminins de cette œuvre sont tous sveltes, à quelques exceptions près. A contrario, les personnages masculins connaissent des profils physiques très diversifiés, du plus musclé au plus gras. On pourrait rétorquer qu’il s’agit là du style de l’auteur, Eiichiro Oda. Or, il n’y a aucune explication réaliste et scientifique d’une telle standardisation chez les femmes de cette bande dessinée. En réalité, l’explication n’est pas tant en lien avec les auteurs de shōnen.
Ces derniers ne veulent pas nécessairement donner une visibilité à leur propre idéal de beauté de la femme, mais ils obéissent plutôt à des normes de vente dans le milieu du manga, en particulier dans celui de ce genre. L’idée est que le manga n’est pas seulement une œuvre artistique, mais également un produit commercial. Pour qu’il puisse se vendre le mieux possible, il faut attirer l’œil. La majorité des garçons qui consomment ces BD étant hétérosexuels, c’est bien sûr la vue de dessins garnis de femmes et filles aux formes généreuses (tout en restant minces) qui garantira un bon taux de vente.
Des mauvais modèles dans les mangas pour filles
Comme écrit précédemment, le mot shōjo signifie « fille ». Il est donc logique de voir que le public cible sera composé de jeunes filles et d’adolescentes. Si dans les mangas pour garçons le scénario se tourne vers des histoires d’aventures et d’action, avec un héros faisant face à mille et une péripéties, alors dans le cas des mangas pour filles, c’est tout un autre contexte qui se met en place. L’héroïne de l’œuvre va plutôt faire face aux aléas des amours de jeunesse.
Les schémas scénaristiques tournent généralement autour des situations suivantes : alors que la protagoniste mène une vie tranquille à l’école, un beau garçon débarque comme nouvel élève dans la classe. Celui-ci va alors être épris de curiosité pour la fille en question.
Ce genre de manga traduit les projets d’avenir que doivent alors avoir les filles. Dans son dossier Mariage japonais : les femmes dans l’impasse ?, le webzine Journal du Japon révèle ceci : « les hommes ont […] moins de pression, mais les femmes, elles, sont toujours assez mal considérées lorsqu’elles ne se marient pas. » Par conséquent, on peut deviner que la fiction, du moins avec les mangas, prépare les jeunes filles à leur réalité sociale, c’est-à-dire l’appui d’un second protagoniste fort attirant augmentant cette pression à se mettre en couple à l’âge adulte.
Le sexisme est enraciné dans la société japonaise. On peut prendre par exemple la différence de salaire entre les hommes et les femmes. Selon le site nippon.com, le salaire mensuel des femmes correspond à 75,7 % de celui des hommes. D’un point de vue historique, cette inégalité provient du Code civil de l’ère Meiji de 1898, qui donne aux femmes le simple statut de cheffes de foyer. Ainsi, bien des qualificatifs négatifs seront retrouvés chez les héroïnes de shōjo. Dans son article Mangas et Féminisme : L’Héroïsme Féminin dans les Mangas, Gaëlle Bordier écrit ceci à propos des personnages féminins dans ces mangas : « les héroïnes sont souvent représentées comme froussardes, étourdies, maladroites, émotives, etc. ». Par cette identification vient un autre message envoyé à la jeune fille : non seulement doit-elle penser à se marier dans un avenir proche, mais en plus il serait nécessaire qu’elle adopte une personnalité fragile pour plaire à l’homme avec lequel elle sera en couple.
Les créatrices de « mangas pour jeune homme » imposent leur présence
La principale différence entre les deux genres analysés précédemment et les seinen et josei se trouve dans l’âge du public visé. Dès lors, les thématiques deviennent peu à peu tournées vers des enjeux du début de la vie d’adulte, surtout dans le seinen (jeune homme). Cependant, un problème se pose lorsqu’on connait la signification de seinen et les histoires des mangas de ce genre. L’idée est que, dans bien des cas, les scénarios ne sont pas particulièrement masculins, mais plutôt « non genrés », a contrario où les mangas pour garçons abordent des thèmes masculins selon la société, tels les combats et l’aventure. Il s’agit bien là d’un souci puisqu’il est difficile de comprendre pourquoi des thèmes parlant aux individus des deux genres se retrouvent dans des œuvres catégorisées pour hommes.
Les femmes, bien que souvent incarnant des personnages secondaires, ne sont pas particulièrement associées à des clichés sexistes ou dégradants. Il s’agit d’une nette amélioration par rapport aux types de mangas destinés aux adolescents et adolescentes. Au contraire, dans certains cas, c’est plutôt une affirmation féministe, ou au moins antisexiste, qui se révèle dans les seinen. Ce phénomène est dû à une proportion plus élevée de femmes chez les auteurs de seinen. Le cas le plus parlant de ce phénomène semble être Bride Stories, manga publié en 2008 et racontant principalement les péripéties d’Amir, jeune femme d’Asie centrale du XIXe siècle, mariée à un garçon de huit ans plus jeune qu’elle. Plusieurs autres personnages féminins apparaissent dans l’histoire, mais aucun ne doit obéissance à un homme. La scénariste et dessinatrice de ce manga, Kaoru Mori, est connue à la base pour Emma, manga primé en 2005 au Japan Media Arts Festival. Si cette présence de femmes fortes se fait tant ressentir, c’est bien parce que c’est une femme qui tient les crayons. Son indépendance par rapport aux autres dessinateurs de seinen est démontrée dans sa façon d’écrire ses mangas. Pour être plus précis, elle a comme habitude de présenter les personnages féminins sur le même plan d’importance que les personnages masculins. Les femmes ont droit à autant de bulles de dialogues que les hommes. De plus, ces personnages féminins n’obéissent pas aux mêmes archétypes que dans les mangas de type shōjo. C’est-à-dire qu’ils ne pensent pas toujours à l’amour ou à se marier. Cependant, le nombre grandissant de dessinatrices de mangas ne prémunit pas des représentations douteuses de personnages féminins.
Des carcans encore présents
Qu’en est-il du josei ? Y voit-on une version adulte des thématiques du shōjo ? Dans bien des cas, la réponse est oui. Selon Kinko Ito, diplômée de sociologie à l’université d’État de l’Ohio, il existerait trois types de josei : les drames, les fantaisies romantiques et la pornographie. Dans les trois cas, on retrouve une reproduction des rapports sociaux inégalitaires entre les hommes et les femmes au Japon. Dans les drames, ce sont des femmes au foyer, des office lady et des cols roses qui apparaissent comme personnages féminins. Ces dernières représentent la place de la femme sur le marché du travail japonais il y a de cela quelques décennies, voire encore aujourd’hui. Pour les fantaisies romantiques, l’archétype de la jeune femme rencontrant le prince charmant sera souvent visible, comme dans de nombreux films Disney. Mais c’est à travers la pornographie que le côté patriarcal de la société japonaise se fait beaucoup ressentir : en plus de la mise en place de pratiques sexuelles extrêmes telles que le sadomasochisme et l’inceste, on trouve avant tout une image de la femme soumise. Il y a l’idée de l’épouse obéissant aux désirs sexuels de son mari, celle-ci n’ayant pas le droit de refuser. Rien d’étonnant si l’on regarde les statistiques ayant enregistré 115 000 cas de violences conjugales en 2019, selon un article d’août 2020 du journal Libération. Heureusement, comme il sera vu, une maison d’édition européenne a su apporter plus de parité et de respect au sein des mangas.
Briser les codes
Jusqu’à maintenant, il a été abordé des genres existant depuis déjà bien des années dans le monde de la bande dessinée japonaise. Or, les éditions Ki-oon, maison d’édition française consacrée aux mangas, a créé en décembre 2016 le genre kizuna, catégorie dont le but est de fédérer un lectorat universel. Le site de cette maison décrit leur création ainsi : « Homme ou femme, jeune ou moins jeune… quelle que soit son histoire personnelle, chacun trouvera dans les titres de la collection Kizuna de quoi nourrir sa curiosité et son imaginaire ! »
Conséquemment, l’objectif de Ki-oon, en plus de se distancer des différences d’âge, est de développer un type de manga non genré. Les raisons de ce projet sont donc de se débarrasser des codes existants, question de produire un environnement plus moderne pour le lectorat des mangas d’aujourd’hui. Deux des titres de cette catégorie, Reine d’Égypte et Isabella Bird, femme exploratrice, mettent en avant des personnalités féminines fortes, sans que celles-ci soient nécessairement liées à des thématiques féminines. Dès lors, c’est bien à la fois aux femmes et aux hommes que s’adressent ces œuvres. Dans toute société sexiste et patriarcale, les domaines traditionnellement masculins sont difficiles d’accès pour les femmes. La création de mangas n’échappe pas à la règle. L’un des cas les plus marquants concerne la créatrice du manga shōnen Full Metal Alchemist, Hiromu Arakawa. Le site Mega-Force donne plus de détails à ce sujet : « De son vrai nom Hiromi Arakawa, la raison de son changement de prénom avait été dans le but que ses lecteurs ne sachent pas qu’elle est une femme, elle avait peur que ceux-ci ne lisent pas ses mangas s’ils l’apprenaient. » Cette dessinatrice a commencé le métier de mangaka en 2001. Il faut savoir qu’il y a de cela 20 ans la situation des dessinatrices de manga était encore moins bonne que maintenant. On peut imaginer qu’Hiromi Arakawa a dû faire face à bien des difficultés au début de sa carrière. Pour résumer la situation actuelle, l’univers des mangas est moins sexiste qu’auparavant en ce qui concerne le nombre de dessinatrices par rapport à celui de dessinateurs : de plus en plus d’autrices s’affichent, notamment dans la catégorie des shōnen. On peut par exemple citer Demizu Posoka pour The Promised Neverland ou Kazue Kato pour Blue Exorcist. C’est aussi surtout chez les shōjo que les figures féminines sont présentes : il faut dire qu’elles sont dans cette catégorie depuis les années 1960, alors que c’étaient paradoxalement les hommes qui figuraient autrefois auteurs dans ce genre. Malgré ces changements, il reste encore du chemin à parcourir pour les femmes créatrices de mangas, car elles doivent déconstruire le modèle patriarcal qui prédomine dans ce domaine.
Des mangas plus égalitaires à l’avenir
Question de bien récapituler l’état des choses, la situation de la femme dans les bandes dessinées japonaises actuelles n’est pas très reluisante. Cette problématique prend forme dans toutes les catégories du manga, allant du shōnen au josei. De nombreux clichés sexistes persistent encore. Des avancées sont aperçues, notamment à travers la représentation notoire d’autrices et dessinatrices de mangas, lesquelles vont non seulement déconstruire les genres, mais également s’imposer progressivement dans un monde dominé par les hommes. Après tout, le même phénomène se produit dans la vie quotidienne des femmes de la société japonaise. Le Japon a beau figurer parmi les pays ayant la plus faible égalité des genres dans les statistiques, il existe tout de même des revendications féministes qui font avancer les choses. De nos jours, en 2023, la façon d’écrire les femmes dans la fiction devrait prendre un tournant plus progressiste. La présence de plus en plus imposante de dessinatrices de mangas est la preuve que la situation peut changer. Il suffirait que les maisons d’édition japonaises de mangas s’inspirent de ces femmes pour qu’à l’avenir les clichés sexistes ne se retrouvent plus dans les bandes dessinées japonaises. Il se verrait alors une figure beaucoup plus moderne de la femme.
CRÉDIT IMAGE: JSK/ Pixabay
[1] nippon.com. Classement mondial 2022 sur l’égalité des sexes : le Japon très loin derrière la France et le Canada [https://www.nippon.com/fr/japan-data/h01385/] (consulté le 9 février 2023)
[11] Kinko Ito, « The World of Japanese Ladies’ Comics : From Romantic Fantasy to Lustful Perversion », The Journal of Popular Culture, Wiley-Blackwell, vol. 36, no 1, août 2002 (consulté le 23 février 2023)