par Rédaction | Mar 20, 2015 | Analyses, Économie, International
Par Simon Bernier
Ceux qui contrôlent le pétrole, contrôlent beaucoup plus que le pétrole. – John McCain, sénateur américain de l’Arizona, 17 juin 2008
Depuis la dernière période estivale, les consommateurs ont pu profiter d’une forte baisse du prix de l’essence. En effet, pour la première fois depuis l’été 2010, le prix à la pompe au Québec est descendu en dessous du seuil d’un dollar. Cette diminution bénéficie aux propriétaires de véhicules motorisés ainsi qu’à l’économie mondiale, dépendante du pétrole pour le transport des marchandises et des personnes. Phénomène éphémère ou tendance lourde ? Les analystes s’interrogent sur les causes et conséquences de cette chute drastique. Est-ce une guerre économique entre pays producteurs, une résultante d’une surproduction pétrolière ou encore le début de la fin d’une économie mondiale moribonde ? Les réponses varient et si aucune d’entre elles n’expliquent à elles seules le phénomène, elles sont toutes une composante du casse-tête qui, une fois reconstruit, nous permet d’avoir un portait global de la situation et de dégager la complexité des jeux d’intérêts entre les différents acteurs de cette industrie.
Trop de producteurs, pas assez d’acheteurs
Il est possible d’expliquer la baisse initiale du prix du pétrole ainsi : l’offre est plus forte que la demande. Cette dernière demeure faible, en raison d’une économie mondiale sans grande vigueur depuis la crise financière de 2008. Malgré tout, le prix du baril de pétrole s’est envolé depuis cette date, attirant les investisseurs dans un secteur considéré comme fiable et lucratif. Ceux-ci ont massivement aidés à l’accroissement de l’exploitation du pétrole par la fracturation hydraulique aux États-Unis. Conséquemment, la production interne de pétrole est en voie de doubler. Alors qu’en 2008, ce pays produisait environ 6,7 millions de barils par jour, il en a produit cette année 11,6 millions : une augmentation de près de 5 millions de barils par jour de plus sur le marché mondial (1). Ceci a poussé l’offre sur le marché à de nouveaux sommets. Dès le premier trimestre de 2014, la production mondiale de combustible liquide (essence, diésel, kérosène etc.) a dépassé la demande mondiale, provoquant une chute des prix. De plus, l’Agence d’Information sur l’Énergie américaine s’attend à ce que « les réserves mondiales de pétrole continuent d’augmenter en 2015, maintenant une pression vers le bas sur le prix du baril ». (2) Nous pourrions nous limiter à l’analyse économique et se satisfaire de ces explications. Mais le portrait de la situation serait incomplet. Nous ferions abstraction de la force politique du pétrole et des opportunités qui se présente pour certains pays d’utiliser la baisse du prix du pétrole comme une force pour déstabiliser un adversaire.
Une guerre de prix contre les nouveaux producteurs américains ?
La baisse du prix du pétrole est souvent suivie d’une baisse de production afin de stabiliser le prix, particulièrement lorsque les réserves mondiales sont à la hausse. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole, cartel regroupant douze pays, et 40% de la production mondiale) a réagi ainsi dans le passé lorsque le prix du baril tendait vers la baisse. Pourtant en novembre 2014, l’organisation a plutôt décidé de maintenir les niveaux de production, ce qui contribua à accentuer la chute du prix. Le ministre Saoudien du pétrole a justifié cette politique, expliquant que le marché allait se corriger par lui-même. Selon Olivier Jakob, directeur chez Petromatrix et analyste de marchés, la stratégie défendue par l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe (Koweït, Émirats Arabes Unis, Qatar) est d’accepter que le prix du baril doit « à court terme continuer de descendre, avec un plancher de 60$ le baril, afin d’avoir plus de stabilité dans les années à venir avec un baril autours de 80$ ». (3) Pourtant, l’Arabie Saoudite a ouvertement appelé l’OPEP à combattre les producteurs nord-américains, ce qui pousse certains à douter du discours officiel des pays du Golfe persique (incluant l’Arabie Saoudite, le Koweit, les Émirats Arabes Unis et le Qatar mais excluant l’Iran et l’Iraq). (4)
En effet, afin de maximiser leurs parts de marché, ces pays ont besoin que le prix du baril reste entre un prix plancher, où l’exploitation de la ressource est rentable, et un prix plafond. Si le prix du baril dépasse ce prix plafond, d’autres formes de production deviennent rentables (pétrole de schiste, sables bitumineux) et peuvent ainsi concurrencer la production conventionnelle de pétrole. *
Ainsi, lorsque le prix du pétrole est élevé, l’exploitation non conventionnelle devient plus intéressante. C’est ce qui explique le récent boom dans l’industrie de l’exploitation par fragmentation hydraulique aux États-Unis, dont les puits se sont multipliés ces dernières années. Cette nouvelle forme d’exploitation offre une possibilité unique aux Américains de se détacher graduellement de leur dépendance au marché mondial, diminuant la sortie de capitaux vers l’étranger et offrant aussi un meilleur contrôle de ce marché. Il s’agit ici d’un gain économique et politique non négligeable.
C’est ce pour quoi plusieurs expliquent le refus de l’OPEP d’augmenter sa production par une tentative des pays du Golfe de nuire à cette industrie croissante qui volerait leurs parts de marchés. En diminuant sa production, l’OPEP stabiliserait ou augmenterait le prix du baril, ce qui profiterait aux producteurs américains en maintenant le prix du baril à un niveau de rentabilité acceptable et leur permettrait donc d’augmenter leur production ainsi que leurs parts de marchés. Bref, l’Arabie Saoudite aurait décidé d’accentuer la tendance à la baisse du prix du pétrole afin de nuire aux industries nord-américaines d’exploitation de pétrole non conventionnel. (5)
Car après tout, l’Arabie Saoudite peut compter sur une grande marge de manœuvre financière afin de combler la diminution de revenus pétroliers. Le pays n’a pratiquement pas de dette, possède d’énormes réserves financières et a une excellente cote de crédit. Le pays est dans une situation financière très favorable et pourrait supporter une perte de revenus pendant plusieurs années afin de conserver, voire d’augmenter, sa part de marché mondial.
Le pétrole au cœur du conflit chiite-sunnite
Ce qui, par contre, n’est pas le cas d’autres pays producteurs membres de l’OPEP, dont le pouvoir à l’intérieur de l’organisation est moindre. Ces pays, comme le Nigeria, l’Algérie, l’Équateur, le Venezuela sont tous des pays dont les budgets nationaux sont grandement dépendants des revenus tirés de l’exploitation pétrolière. Le maintien du niveau actuel de production contribue à la dépréciation de la valeur du baril et équivaut à une perte de revenus importante pour ces pays. Cet écart entre le « Gulf Three » (Émirats Arabes Unis, Koweit, Arabie Saoudite), parmi les pays les plus financièrement confortables sur le globe, et les autres membres de l’OPEP démontre que l’organisation est divisée entre ceux qui veulent diminuer la production et ceux qui préfèrent maintenir les quotas actuels. (6) (7) (8)
Notons que l’Iran et l’Irak font partie de ces pays qui tirent une partie importante de leurs revenus de la vente du pétrole. Ce produit représente entre 80 et 95% des exportations totales pour ces deux pays. Ainsi, certains analystes avancent que l’Arabie Saoudite ne craint pas réellement le développement du secteur pétrolier nord-américain. Cette baisse de prix cacherait plutôt une tactique politique, car dans cette région du monde, deux forces se disputent une guerre pour le contrôle du Moyen-Orient (9): l’Iran, berceau moderne du chiisme, branche minoritaire dans le monde musulman et l’Arabie Saoudite, lieu d’origine de l’Islam et pays à écrasante majorité sunnite. Ces deux forces s’affrontent souvent par partenaires interposés. La politique de l’Arabie Saoudite s’inscrit dans une longue confrontation avec l’Iran : ils supportent les leaders sunnites locaux dans des zones de guerre en Syrie et en Iraq, tandis que l’Iran fait de même avec les leaders chiites. L’Iran tente de solidifier sa zone d’influence en Irak, dont les champs pétroliers sont principalement exploités par la majorité chiite, ainsi qu’en Syrie où le régime Al-Assad (un régime chiite dans un pays à majorité sunnite) peut compter sur son soutien dans la guerre civile qui a débuté en mars 2011. De son côté, l’Arabie Saoudite voit d’un mauvais œil la création d’un état irakien contrôlé par un gouvernement chiite et qui a activement soutenu la rébellion syrienne depuis le début de la guerre civile. L’Arabie Saoudite voit donc dans la baisse du prix du pétrole une opportunité pour nuire à son ennemi direct et limiter sa zone d’influence en lui coupant les revenus provenant de la vente.
La filière russe
Une autre explication possible serait l’alliance stratégique entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite afin de nuire à la Russie, premier producteur pétrolier mondial. Depuis l’annexion de la Crimée à la Russie et le début du conflit entre séparatistes pro-russes et le gouvernement ukrainien, l’Occident a déployé un grand nombre de sanctions économiques punitives envers la Russie. Le maintien des niveaux de production défendu par l’Arabie Saoudite permettrait aux États-Unis et à leurs alliés de priver la Russie de revenus importants, menaçant l’économie du pays d’une récession. (10) De plus, la Russie est un allié de l’Iran et de la Syrie. D’ailleurs, la seule base navale russe en Méditerranée se situe dans la région syrienne, plus précisément à Tartous. Ainsi, il pourrait exister un consensus entre l’Arabie Saoudite et l’Occident afin d’attaquer économiquement la Russie.
Certes à première vue, les États-Unis joueraient un jeu dangereux, car la baisse du prix risque de nuire à son florissant secteur de l’exploitation pétrolière. Mais l’industrie peut se transformer afin de s’adapter à un pétrole de moindre valeur. Les compagnies indépendantes, rendues vulnérables par la difficulté à rentabiliser leurs opérations, pourraient être acquises par des géants pétroliers qui peuvent absorber des opérations moins rentables, voire déficitaires et considérer la transaction comme un investissement à long terme. Selon William Arnold, ancien cadre chez Royal Dutch Shell, les acheteurs potentiels s’intéressent particulièrement aux réserves contrôlées par ces compagnies indépendantes. La valeur des producteurs de gaz de schiste ayant chuté d’environ 25% en un an, les opportunités pour les ExxonMobill, Shell et autres multinationales se multiplient. Cette transformation de l’industrie éliminerait les producteurs les plus faibles en plus de forcer l’industrie à utiliser les profits accumulés afin d’investir dans la recherche et le développement de procédés et de technologies plus efficaces, toujours dans l’optique d’assurer un retour en capitaux intéressant pour les investisseurs. (11) (12) (13) Autrement dit, le défi que représente la chute des prix devient une opportunité afin de solidifier l’industrie et la rendre plus efficace.
Ainsi, si les causes de ce phénomène sont multiples et complexes les conséquences le sont aussi. Les réalités économiques et politiques s’entrecroisent : la baisse du prix du pétrole devient une arme politique. Les consommateurs de pétrole, que ce soit les particuliers ou les entreprises, profitent présentement d’une accalmie dans ce marché crucial, leur permettant de faire des économies. Pourtant, ce marché du pétrole n’en est pas à ses premières variations. Il est probable que le prix du baril reparte éventuellement à la hausse, notamment par la diminution mondiale éventuelle possible de l’offre de la part des producteurs. Les réjouissances prendront fatalement fin un jour.
N’oublions pas que le pétrole n’est pas une simple marchandise commerciale. Son importance capitale dans l’économie mondiale la transforme en une arme utilisée entre les nations. Chaque dollar dépensé à la pompe devient une munition dans une guerre économique complexe. Peut-être serons-nous les prochaines victimes de celle-ci, les pays producteurs ayant prouvé qu’ils n’hésiteront pas à fluctuer descendre le prix de cette commodité selon leurs intérêts géopolitiques. Dans ce contexte, il serait plus sage de continuer nos efforts afin de développer une indépendance économique et politique envers ce produit, dont la consommation est l’une des principales causes du réchauffement climatique, du smog dans les villes, sans compter les impacts des incidents liés à l’exploitation et au transport.Cette guerre économique démontre encore une fois l’urgence de nous débarrasser de notre surconsommation pétrolière au plus vite.
* Le pétrole conventionnel réfère à l’exploitation par des techniques conventionnelles d’extraction, c’est-à-dire en siphonnant la nappe de pétrole qui se situe sous terre. Le pétrole non-conventionnel réfère à l’exploitation par des nouvelles techniques d’extractions, comme le pétrole de schiste, les sables bitumineux, etc.
(1) http://www.eia.gov/totalenergy/data/monthly/#petroleum
(2) http://www.eia.gov/forecasts/steo/report/global_oil.cfm
(3) http://uk.reuters.com/article/2014/11/27/uk-opec-meeting-idUKKCN0JB0M420141127
(4) http://www.reuters.com/article/2014/11/28/us-opec-meeting-shale-idUSKCN0JC1GK20141128
(5) http://www.ft.com/cms/s/0/0668b928-83d7-11e4-9a9a-00144feabdc0.html#axzz3OYq5Emgi
(6) http://www.bbc.com/news/business-30876920
(7) http://www.bloomberg.com/news/articles/2014-12-02/saudi-venezuela-opec-split-plays-out-behind-closed-doors
(8) http://www.hellenicshippingnews.com/a-guide-to-the-inner-workings-of-opec/
(9) http://foreignpolicy.com/2014/12/23/is-saudi-arabia-trying-to-cripple-american-fracking-oil-iran/
(10) http://www.reuters.com/article/2014/12/22/us-russia-crisis-economy-poll-idUSKBN0K01LT20141222
(11) http://www.reuters.com/article/2014/12/10/oil-ma-idUSL6N0TT2SG20141210
(12) http://www.mcall.com/news/local/mc-marcellus-shale-wells-for-sale-20141123-story.html
(13) http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-03-11/get-ready-for-oil-deals-shale-is-going-on-sale
par Rédaction | Juil 27, 2014 | Analyses, Économie, Environnement, Québec
Par Thomas Deshaies
Depuis quelques années, le phénomène de l’accaparement des terres sème la controverse. Au Québec, plusieurs intervenant-es se sont également demandés si nous étions vulnérables devant ce phénomène. Le problème semble cependant se poser différemment ici, mais il provoque autant d’inquiétude chez les agriculteurs-trices.
Préoccupation mondiale : l’accaparement des terres
Depuis la crise alimentaire de 2008, nous avons pu observer une nouvelle vague d’intérêt de la part des pays caractérisés comme « développés » pour les terres arables à l’étranger. Celle-ci vient répondre à un besoin de trouver de nouvelles terres pour y pratiquer l’agriculture. En fait, les gouvernements de certains États considèrent que les terres sur leurs propres territoires ne sont plus disponibles ou sont en quantité insuffisante pour répondre à leurs besoins (1). En contrepartie, l’International Institute for Environment and Development (IIED) estime que les trois quarts des 800 millions d’hectares disponibles en Afrique ne sont pas exploités (2). C’est donc le continent africain qui fait l’objet des plus grandes convoitises, mais aussi l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est.
L’expression « location de terres à grande échelle » est le terme plus objectif pour désigner le phénomène d’accaparement. On parle de location puisque dans la plupart des États, on ne peut à proprement dit acheter une terre. Le gouvernement national peut cependant généralement « louer » ces terres à une entreprise étrangère. On parle donc de baux pouvant aller de quelques années à 75 ans et plus.
Il est également important de mentionner que la manière d’effectuer ces investissements respecte une certaine logique et une vision commune du rôle de l’agriculture et des techniques agricoles dans nos sociétés. La productivité et la rentabilité sont au cœur des préoccupations, ce qui implique généralement que ces locations de terre soient effectuées selon les méthodes de l’agrobusiness. Par exemple, on cherchera à favoriser la monoculture pour des raisons productivistes et comme étant la manière logique de pratiquer l’agriculture suite à la libéralisation du rôle de la production alimentaire au cours des années 1960-1970. Il faut savoir que le nouveau paradigme considère la terre comme un bien d’échange faisant partie des circuits commerciaux (3). C’est une marchandise comme une autre.
Bien qu’une majorité des contrats de location soit effectuée par des entreprises et non par des gouvernements, plusieurs entreprises nationales et privées bénéficient de mesures incitatives de la part de leur gouvernement afin d’investir à l’étranger (4). Ce qu’il faut comprendre, c’est que de nombreux États mettent en place des politiques afin d’externaliser une partie de leur production alimentaire. Il y a donc une volonté politique claire derrière cet enjeu et il ne faut pas en faire abstraction. Les gouvernements des pays « d’accueil » sont également, de manière générale, en faveur de ces investissements. Ils y voient la possibilité de se servir de cet engouement et des capitaux ensuite injectés comme un outil de développement national (5). D’ailleurs, plusieurs États africains vont placer l’agriculture au centre de leur stratégie pour sortir de la pauvreté (6). Ces politiques semblent avoir un impact notable depuis plusieurs années puisque ce n’est pas moins de 35 millions d’hectares qui ont été loués depuis 2009. C’est l’équivalent de quatre fois la superficie du Portugal (7).
L’une des premières organisations à avoir considéré comme problématiques les investissements massifs est l’ONG Grain. Celle-ci publia le rapport « main basse » en 2008 afin de dénoncer ce qu’elle qualifie comme du « néo-colonialisme » (8). Il s’agirait selon l’auteur du rapport de pratiques tout à fait semblable à celles qui ont eu lieu à l’époque de la colonisation. Elles consistent en la prise de contrôle des ressources naturelles d’un pays afin de répondre aux besoins de sa propre population sans se soucier des impacts locaux de sa présence. Le problème réside également, selon lui, dans le développement agroindustriel, qu’il considère comme étant destructeur pour l’économie locale. Depuis la publication de ce rapport, plusieurs ONGs prirent elles aussi position contre les locations de terres à grande échelle. Finalement, certains groupes financiers acquièrent de grandes superficies de terres afin d’effectuer de la spéculation foncière. Des ONGs paysannes comme Via campesina ont mis sur pied une campagne de mobilisation internationale. Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, a par ailleurs publié un rapport conseillant aux États de prendre les mesures nécessaires pour contrer les impacts négatifs des locations de terres à grande échelle.
Pas de risques significatifs d’accaparement étranger pour le moment au Québec
Au Québec, il semble que les risques que nous assistions à un accaparement massif des terres agricoles par des entreprises étrangères soit pour le moment minimes. C’est d’ailleurs la conclusion de plusieurs récents rapports comme celui du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (9), qui affirme qu’il n’y a qu’une infime partie des terres qui est possédée par des non-agriculteurs au Québec. Selon Jean-Pierre Juneau, conseiller en Affaires publiques à l’Union des Producteurs Agricoles du Québec (UPA) et rejoint en entrevue, le problème se pose davantage dans l’Ouest canadien qu’au Québec. D’ailleurs, selon lui, plus de 95% des terres québécoises sont possédées par des agriculteurs.
Le gouvernement du parti québécois de 2012 a par ailleurs procédé à l’adoption du projet de loi 46 visant à prévenir un tel accaparement étranger en imposant des balises et en obligeant les possibles acheteurs à avoir l’intention de résider pendant au moins trois ans au Québec. Monsieur Juneau considère que cette nouvelle loi est un pas dans la bonne direction, mais que le véritable problème n’est pas étranger, mais local. En fait, depuis seulement quelques années, des hommes d’affaires québécois ont mis sur pied de nouvelles sociétés d’investissement agricole visant à acquérir des terres arables au Québec. Ce sont ces sociétés qui constituent une menace selon lui.
Les nouvelles sociétés privées d’investissement agricole au Québec
Il existe plusieurs sociétés d’investissement agricole au Québec dont PANGEA, qui a bénéficié d’une importante exposition médiatique puisque son fondateur est nul autre que Charles Sirois, codirigeant de la Coalition pour l’avenir du Québec, ancêtre de la CAQ. Leur mission officielle est « d’assurer la pérennité des fermes familiales tout en contribuant à la revitalisation du secteur agricole ». Mais que proposent-ils vraiment? En fait, PANGEA propose d’acquérir la moitié (49%) d’une terre agricole en partenariat avec un-e agriculteur-trice afin de l’aider à augmenter le nombre d’hectares cultivés. En investissant des capitaux, PANGEA affirme donc pouvoir aider des agriculteurs qui n’en auraient autrement pas les moyens.
La société Partenaires agricoles propose aussi cette formule, mais achète (ou rachète) également de nouvelles terres et en assure elle-même la gestion. Selon son fondateur Clément C. Gagnon, rejoint en entrevue téléphonique par l’équipe de l’Esprit libre, il y a beaucoup de terres arables qui ne sont pas allouées dans la province, menant donc à une sous-utilisation des terres. D’un point de vue économique, Monsieur Gagnon rappelle par ailleurs le côté lucratif de l’agriculture au Québec et son rôle important dans l’économie québécoise. Il considère que sa société propose un nouveau modèle révolutionnaire. Il nous a par ailleurs confié avoir rencontré l’ambassadeur du Bénin qui souhaite exporter ce modèle sur son territoire.
Ces sociétés d’investissement affirment être essentielles pour augmenter et sécuriser notre production alimentaire. Selon elles, la conjoncture fait en sorte que les agriculteurs-trices ont besoin d’aide de manière urgente. Il y a, dans un premier temps, un déficit clair de relève agricole et le vieillissement de la population ne fait qu’aggraver la situation. Il y a donc un risque que notre production alimentaire perde de sa vigueur. De plus, ce sont les agriculteurs-trices québéois-es qui sont les plus endettés au Canada. Ces sociétés d’investissement prétendent donc pouvoir supporter le développement de l’agriculture au Québec en palliant au déficit de relève et au manque de fonds en injectant massivement des capitaux
Risque de dérives
À première vue, l’émergence de ces nouvelles sociétés d’investissement agricoles au Québec semble une heureuse nouvelle. Qui peut être contre la vertu? En entrevue téléphonique, l’enthousiasme de Clément Gagnon et l’importance qu’il accorde au rôle de l’agriculture semblait véritable et sincère. Cependant, quelques voix s’élèvent contre ce nouveau modèle et d’autres demeurent sceptiques quant aux résultats. Les critiques ne portent pas sur l’intention des fondateurs de ces sociétés, mais bien sur la vision du modèle d’agriculture qui y est préconisé et sur les effets de ce modèle à long terme.
De son côté, Patrice Juneau est très clair et rejette ces initiatives privées: « (…) avec des groupes comme PANGEA, on retourne un peu à l’époque féodale, ce ne sont plus des propriétaires (agriculteurs), mais de simples locataires! ». Pour l’UPA, bien que 95% des terres soient possédées actuellement par des familles d’agriculteurs, il demeure important d’œuvrer à la préservation de ce modèle. Ces sociétés sont une menace à l’agriculture familiale puisqu’elles tendent à augmenter le nombre d’hectares possédés par un seul groupe ou bien à carrément empêcher la gestion de certains hectares par des familles, car ils seraient dorénavant entre les mains de la société d’investissement. Ceux qui accepteraient un partenariat ne pourraient d’ailleurs plus exercer pleinement le contrôle sur leurs terres puisqu’ils devraient se soumettre aux impératifs des investisseurs.
Ces impératifs peuvent également diverger de ceux de la ferme familiale. Après tout, l’objectif de ces hommes d’affaires est également de faire du profit. À quel point sont-ils prêts à augmenter la productivité des terres au détriment de la diversité des aliments ou de la qualité de ceux-ci? L’exemple des cas d’accaparement des terres en Afrique où l’agro-industrie a préféré pratiquer une monoculture pour des questions de rentabilité tout en sachant qu’elle « assècherait » la terre nous montre que la maximisation des profits peut occasionner certaines dérives. Est-ce que ce sera également le cas ici? Quelles garanties avons-nous, autres que les bonnes intentions des sociétés d’investissement?
Bien que PANGEA se soit publiquement défendu d’avoir occasionné une augmentation du prix des terres après l’achat de lots en Abitibi-Témiscamingue, l’UPA persiste à affirmer qu’ils en sont la cause. C’est-à-dire que puisqu’ils possèdent plus de moyens, ils ont pu acheter des terres à un prix beaucoup plus élevé que la normale, occasionnant une augmentation généralisée aux alentours. Cette augmentation restreindrait l’accès à la propriété foncière pour les petits agriculteurs. La crainte chez l’UPA concerne également les risques de spéculation foncière. Elle consisterait en une prise de possession des terres par des individus malintentionnés ne cherchant pas à les cultiver, mais à en faire croitre la valeur pour ensuite les revendre. Partenaires agricoles de même que PANGEA affirment ouvertement lutter contre la spéculation. Cependant, il n’en demeure pas moins que dans certains projets, ce sont des non-agriculteurs qui s’occupent de la gestion des terres. En connaissant moins le travail d’agriculteurs, certaines de leurs décisions pourraient être défavorables à la production de denrées alimentaires de qualité et abordables.
Alternatives
Un rapport de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) paru il y a un mois affirme que le surendettement des agriculteurs-trices au Québec que l’on brandit comme une menace n’est peut-être pas si alarmant (10). En effet, selon les chercheurs-euses de l’IRÉC, les agriculteurs-trices sont plus endettés, mais parce qu’ils investissent massivement pour acquérir du nouveau matériel à la fine pointe de la technologie. Le fait qu’ils investissent plus que leurs confrères et consœurs de l’Ouest canadien s’explique par la bonne santé du marché québécois et par la confiance qu’ils ont en celui-ci. Ils et elles sont donc davantage confiants de pouvoir rentabiliser leur production et donc investissent à long terme quitte à s’endetter.
C’est d’ailleurs pourquoi Patrice Juneau affirme que les sociétés comme PANGEA ne sont pas essentielles au développement des fermes agricoles et que sans leurs capitaux, les agriculteurs-trices peuvent tout de même acquérir du matériel de qualité. Par ailleurs, chez l’UPA, on préconise la création d’une Société d’investissement et d’aménagement au Québec (SADAQ). Inspiré du modèle français, cet organisme d’État veillerait à gérer les nouvelles acquisitions de terres par des non-agriculteurs et à supporter financièrement les agriculteurs. Ils ne s’ingéreraient pas dans les transactions de terres entre producteurs agricoles. Selon Monsieur Juneau, ce serait une initiative formidable afin d’empêcher tout accaparement étranger et de mettre un frein aux investisseurs privés locaux comme PANGEA et Partenaires agricoles. Clément Gagnon croit quant à lui que personne ne veut de cette société chez les agriculteurs-trices.
Menace pour l’agriculture familiale?
Il est encore trop tôt pour avoir l’heure juste sur le travail de ces sociétés privées d’investissement agricole. Ce qui est cependant clair, c’est qu’elles suscitent beaucoup d’inquiétude dans le milieu agricole. Mais le plus important à noter, c’est que le modèle traditionnel familial d’agriculture est remis en question par ces hommes d’affaires. Leurs initiatives ont la possibilité de changer radicalement le visage de l’agriculture québécoise, pour le meilleur ou pour le pire.
(1) Polack, E., Cotula, L. et Côte, M. Reddition de comptes dans la ruée sur les terres d’Afrique : quel rôle pour l’autonomisation juridique ? IIED/CRDI, Londres/Ottawa. 2013, p.8
(2) International Institute for Environment and Development (IIED), Projet Claims. 2006. Modes d’accès à la terre, marchés fonciers, gouvernance et politique foncières en Afrique de l’Ouest. Union Européenne. Rédigé par Jean-Pierre Chauveau et al. 97p.
(3) Paquette, Romain. Rapaysannisation dans les pays en développement, prolongement de l’expérience vécue. Cahiers de géographie du Québec, volume 54, numéro 151, 2010, p.154
(4) Brondeau, Florence. Les investisseurs étrangers à l’assaut des terres agricoles africaines. EchoGéo, Volume 14, 2010. 12p.
(5) IBID
(6) Action for Large-scale Land Acquisition (ALLAT), 2013. Who is beniffiting ? Freetown. Rédigé par Joan Baxter. P.32
(7) Land Matrix. 2013. GRAIN. En ligne. « http://www.landmatrix.org/en/ » . Consulté le 1er avril 2014.
(8) Grain, 2008. Mais basses sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière. Espagne. p.2
(9) CIRANO, Meloche, Jean-Philippe. Acquisitions des terres agricoles par des non-agriculteurs au Québec. (10) http://www.irec.net/index.jsp?p=120