Casino en ligne : le Québec, un exemple à suivre ?

Casino en ligne : le Québec, un exemple à suivre ?

Alors qu’en France, le gouvernement envisage de légaliser le casino en ligne, les professionnel·les en dépendance s’interrogent sur la portée préventive d’une telle mesure. Au Québec, ces jeux sont légaux et encadrés par l’État depuis 2010. Une occasion de voir ce qui a fonctionné, ou non.

Au début, c’était le poker. Puis les machines à sous. Mais c’est avec les jeux de casino en ligne que Jonathan*, résidant en Abitibi-Témiscamingue, a développé une addiction au jeu : « C’est vraiment là que je me suis fait le plus de mal », raconte-t-il. La différence, c’est que le casino en ligne était accessible 24h/24 sur son cellulaire. « Je n’avais pas besoin d’aller nulle part, je restais chez nous. » Il se met alors à jouer dans la cuisine, aux toilettes, et en présence de sa famille.

« Les jeux de casino sont ceux qui génèrent le plus de problèmes pour les joueurs », rapporte Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Lorsqu’ils sont en ligne, ces jeux sont d’autant plus addictifs qu’ils sont disponibles en tout temps et dénués de contrôle social. « Les joueurs se promènent avec le casino dans leur poche », illustre Mme Kairouz.

Face au risque élevé de dépendance au casino en ligne, les États choisissent de l’interdire ou de le réguler. Au Québec, ces jeux sont légaux et régis par le gouvernement provincial, par l’entremise de Loto-Québec. En France, ils restent interdits, mais le gouvernement a annoncé cet automne son intention de les légaliser. Pour évaluer si la légalisation peut permettre un encadrement plus efficace, L’Esprit Libre s’est entretenu avec des expert·es en prévention des deux côtés de l’Atlantique.

France : légaliser pour encadrer

« On sait bien que c’est mieux de réguler que de prohiber », soutient Emmanuel Benoit, directeur général de l’Association de recherche et de prévention des excès du jeu (Arpej). Pour lui, la légalisation des jeux de casino virtuels en France serait un moyen d’encadrer les pratiques des joueurs, qui ont déjà accès à une offre illégale. Selon l’Autorité nationale du jeu (ANJ), entre trois et quatre millions de Français jouent chaque année à des jeux de casino en ligne sur des sites illégaux[1]. Le problème, c’est que « ces sites illicites ne prennent pas soin du joueur, il n’y a pas de prévention ni de réduction des risques », alerte le directeur de l’Arpej.

La création de plateformes agrées par l’État permettrait la mise en œuvre de mesures préventives, comme l’interdiction de jeu aux moins de 25 ans, des sessions qui ne dépassent pas deux heures, ou la possibilité de s’auto-exclure, propose M. Benoit. Des « niveaux de sécurisation », selon ses termes, qui favoriseraient une pratique de jeu plus responsable.

Ces dispositions ne sauront être véritablement efficaces si les plateformes illégales, dénuées de tout contrôle, demeurent. « L’idée, c’est aussi de faire en sorte que ces sites illicites ne puissent plus exercer, en luttant de manière encore plus forte [contre eux] », réclame le directeur de l’Arpej, qui reconnaît néanmoins qu’il sera difficile de les supprimer complètement. « Ce qui est important, c’est que la partie congrue soit la plus faible possible », estime-t-il.

Malgré la persistance très certaine d’une offre illégale, M. Benoit espère que les joueur·ses seront attiré·es par les garanties de sécurité de l’offre légale. Contrairement à leurs concurrents illicites, les sites légaux assurent aux client·es la sécurité de leur compte, de leur identité et du paiement. « Quand un opérateur a une image de fiabilité, ça marche beaucoup mieux qu’un opérateur dont on pense qu’il peut tricher », soutient le Français.

Légaliser sans précipiter

Seul pays de l’Union Européenne, avec Chypre, à interdire les jeux de casino en ligne, la France est allée de l’avant à l’automne dernier, en déposant un amendement en vue de les légaliser. Le gouvernement s’est toutefois heurté à la résistance des organismes en prévention. « C’était un peu la stupéfaction et la colère, parce que si vous voulez, ça a été fait sans préparation », raconte M. Benoit. S’ils sont plutôt favorables à une légalisation, les professionnel·les français de l’addictologie estiment néanmoins que la décision ne peut « s’ouvrir par un simple décret qui tombe comme cela pour faire de l’argent », comme le dénonce le directeur de l’Arpej. Une légalisation pourrait en effet rapporter près d’un milliard d’euros à l’État[2].

À l’image de ses confrères et consœurs en addictologie, M. Benoit appelle à « un temps de préparation, de concertation et d’équipement. » Légaliser une pratique aussi addictive nécessite de mettre la protection du joueur au centre des débats, demandent les organismes et les expert·es. Sans véritable plan d’encadrement, l’ouverture des jeux de casino en ligne risque de renforcer davantage l’addiction plutôt que de la prévenir.

Québec : une légalisation d’abord économique

Si les organismes français en prévention réclament aujourd’hui un processus de consultation, celui-ci n’a pas eu lieu au Québec, lorsque le casino en ligne était légalisé en 2010. « Il n’y en a pas eu, ils faisaient juste élargir leur offre », se souvient Anne Élizabeth Lapointe, directrice générale de la Maison Jean Lapointe, qui traite les dépendances. À l’époque, plusieurs acteur·rices de la société civile critiquent le manque de considérations du gouvernement pour les impacts sur la santé publique, réclamant l’implication d’expert·es dans la mise en œuvre de la politique[3].

Pour la chercheuse à l’Université Concordia Sylvia Kairouz, l’État québécois a offert ces jeux en ligne « pour des raisons économiques. » N’ayant aucun contrôle sur l’offre illégale, la société d’État Loto-Québec a développé sa propre plateforme pour « récupérer une partie de ce marché », estime-t-elle. Le casino en ligne intègre ainsi la gamme des jeux d’argent et de hasard régulés par l’État, comme le loto, les paris sportifs ou les casinos terrestres.

Un manque d’encadrement

L’autre enjeu, la santé publique, a été relégué au second plan par la légalisation québécoise, qui ne s’est pas accompagnée d’une stratégie d’encadrement suffisante, selon les expertes rencontrées. « Au Québec, on a une offre, c’est tout », regrette Mme Kairouz. 

Encadrer des pratiques aussi addictives, « ça prend une autorité indépendante », plaide la chercheuse. Contrairement à la France, qui dispose de l’Autorité nationale des jeux, la Belle Province ne s’appuie sur aucune institution indépendante pour réguler l’offre de jeu. Ici, les décisions sont entre les mains de la plateforme elle-même, soit Loto-Québec. Pour illustrer cette situation, Mme Kairouz reprend la métaphore d’une collègue : « Laisser Loto-Québec décider, c’est comme demander à Dracula de surveiller la banque de sang. » 

La société d’État affirme toutefois « offrir aux joueurs un environnement de jeu à la fois intègre, divertissant et sécuritaire », grâce à des mesures de commercialisation responsable et des programmes de sensibilisation. Si Mme Lapointe reconnaît les efforts fournis par Loto-Québec pour inciter au jeu responsable, elle estime qu’ils « pourraient en faire plus, évidemment. » Pour Mme Kairouz, ces mesures servent juste « l’image corporative » de la société d’État. De son côté, Loto-Québec n’a pas donné suite aux sollicitations d’entrevue de L’Esprit Libre.

Une offre illégale persistante

En parallèle, les sites de jeux illégaux sont toujours aussi nombreux qu’en 2010, tout comme les joueur·ses qui les fréquentent[4]. « C’est une suite infinie de jeux, il y en a de toutes les sortes, toutes les semaines », témoigne Jonathan, ancien joueur de casino en ligne. Loto-Québec estime capter 50% du jeu en ligne dans la province. L’autre moitié des joueur·ses continue de fréquenter les sites illicites, qui représentent une concurrence importante pour les services de l’État. Gérées par des sociétés privées souvent déclarées à l’étranger, ces plateformes échappent encore majoritairement aux tentatives de blocage.

En présence de ces deux offres, Jonathan admet préférer les sites illicites à Loto-Québec, car plus attractifs. Ces plateformes ne sont en effet soumises à aucune limite, et peuvent inciter les joueurs autant qu’elles le veulent. « Tu reçois des promotions à tout bout de champ, on te dit “Hey, t’as pas joué depuis longtemps, reviens on va te donner de l’argent”», raconte le joueur désormais abstinent. 

Finalement, en rendant le casino en ligne légal au Québec, Mme Kairouz ne sait pas « si on a vraiment protégé la population. » L’offre est simplement plus grande, tout comme le nombre de joueur·ses, qui connaît une ascension exponentielle depuis 10 ans[5].

Le Québec, un contre-exemple ?

Si les expertes rencontrées à Montréal ne sont pas défavorables en théorie à la légalisation du casino en ligne, elles estiment qu’au niveau de l’encadrement, « le Québec est l’exemple à ne pas suivre », pour reprendre les termes employés par Mme Kairouz. La Belle Province devrait même selon elle « regarder vers la France », qui dispose d’une autorité indépendante pour réguler le jeu, et qui laisse davantage place au débat dans le cadre de la légalisation.

De son côté, Mme Lapointe appelle le législateur français à « s’assurer qu’il n’y aura pas de débordement et que les gens ne laisseront pas leur peau. Parce que finalement, c’est un peu ça qu’on voit ici, malheureusement. »

*Le prénom a été modifié pour préserver l’identité du témoin.


[1] https://anj.fr/casinos-en-ligne-lanj-lance-une-campagne-dinformation  

[2] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-brief-eco/casinos-en-ligne-le-gouvernement-suspend-leur-legalisation_6835988.html

[3] https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-91/index.html

[4] chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/finances/publications-adm/AUTFR_69_Analyse_jeux_en_ligne.pdf

[5] https://www.ledevoir.com/societe/786288/explosion-de-l-engouement-pour-les-jeux-d-argent-en-ligne-pendant-la-pandemie?

Se faire payer à tous les jours : une tendance à l’horizon?

Se faire payer à tous les jours : une tendance à l’horizon?

Par Félix Beauchemin

Dans un contexte de pénurie de main d’œuvre croissante, certaines entreprises étatsuniennes révolutionnent la fameuse paie aux deux semaines. Les employé‧e‧s qui le désirent peuvent maintenant se faire payer directement après un quart de travail. Une tendance qui gagne en popularité, et qui pourrait même faire son apparition l’autre côté de la frontière, au Canada.

« On peut penser qu’effectivement, il y a des gens qui attendent le chèque du jeudi, et donc les deux-trois jours avant [sont plus difficiles] », mentionne Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’école des sciences de l’administration de l’université TELUQ. Selon un sondage de 2019 de l’Association canadienne de la paie, ce serait bel et bien 43% des Canadien‧e‧s qui sont considérés comme « vivant d’un chèque de paie à l’autre »[i]. Aux États-Unis, cette proportion grimpe à près de 54%[ii]. En réponse à ces données inquiétantes, plusieurs observateur‧trice‧s cherchent des moyens de permettre aux travailleurs et travailleuses d’avoir accès à leur paie avant la fin du cycle de 2 semaines. Parmi ces observateurs·trice·s, il y a Kevin Falk, cofondateur et directeur de l’innovation (CIO) de Instant Financial, une entreprise qui se veut un « fournisseur d’accès au salaire gagné », permettant « essentiellement de redonner aux employé‧e‧s le contrôle de leur salaire ».  

La paie aux deux semaines et ses difficultés

Le cycle de paie aux deux semaines est « avantageux pour l’employeur‧euse parce qu’il simplifie le processus de paie, mais il ne l’est pas pour les employé‧e‧s. Si vous avez besoin d’accéder à votre [salaire] à mi-chemin de votre cycle de paie, vous n’avez pas vraiment beaucoup de choix en ce moment, » explique Kevin Falk.

Pour une personne aux prises avec une situation financière précaire, les solutions offertes sont donc peu nombreuses : l’utilisation d’une marge de crédit, le recours aux fameux « prêteurs sur salaire » ou encore le paiement de différents frais d’insuffisance de fonds. Ces frais d’insuffisance tournent d’ailleurs aux alentours de 45$ dans les banques canadiennes[iii]. Ainsi, dans une situation fictive où il ne reste que 50$ dans un compte chèques et qu’il faut payer une épicerie de 100$, le remboursement total ne sera pas d’uniquement 50$, mais plutôt de 95$ si l’on considère ce frais.  Dans un rapport de 2020 publié par la Financial Health Network, on découvrait que les consommateur‧trice‧s étatsunien‧e‧s avaient payé un total de 12,4 milliards $ en frais d’insuffisance de fonds aux banques[iv]. Parmi ces 12,4 milliards $, c’est 95%, soit 11,8 milliards $, qui ont été déboursés par des personnes qui sont considérées vulnérables sur le plan financier[v]. Il va donc sans dire qu’une solution permettant d’avoir accès à son argent à peu de frais bénéficierait à cette tranche de population qui débourse déjà beaucoup d’argent en frais bancaires.

Des services comme Instant Financial sont donc apparus, majoritairement aux États-Unis, permettant de déposer directement le salaire gagné dans un compte en banque dès la fin d’un quart de travail. Tout dépendant des servicesil se peut qu’un frais d’environ 3$ soit exigé à chaque retrait d’une partie de salaire, comme le demande l’application DailyPay. Sur ce sujet, Diane-Gabrielle Tremblay y voit un problème : « Ça semble beaucoup s’adresser aux bas salarié‧e‧s. Je trouve ça un peu problématique qu’on leur demande de payer pour ça et que ce soit des frais pour accéder à leur propre salaire. » À ce sujet, Kevin Falk n’hésite pas à vanter la gratuité du service Instant : « Ce qui nous rend uniques, c’est que nous avons décidé de ne pas faire payer les gens pour être payés. »

Ces services permettent également des avantages importants pour les employeur‧euse‧s. « Quand nous avons créé l’entreprise, nos client‧e‧s mettaient des affiches dans leurs vitrines disant « vous êtes embauché aujourd’hui, vous êtes payé aujourd’hui », et de l’autre côté de la rue, [quelqu’un d’autre offrait le] même salaire [mais sans ce service]. Pour qui pensez-vous qu’ils allaient travailler ? » illustre Kevin Falk. Dans un marché de main-d’œuvre très compétitif, la paie quotidienne se veut donc un avantage social intéressant.

Pourquoi deux semaines?

Dans ce débat, certain‧e‧s spécialistes, dont Mary Childs et Sarah Gonzalez de NPR, n’hésitent pas à présenter le cycle de paie de deux semaines comme un « prêt de son labeur à son patron », et ce, à un taux d’intérêt nul[vi]. Cette théorie part du fait que l’argent acquis après un quart de travail n’est remis que plusieurs jours plus tard. Dans certains cas, ce délai de deux semaines pourrait alors être trop long pour le paiement de dépenses courantes. Ceci soulève donc la question : pourquoi sommes-nous payés aux deux semaines plutôt que quotidiennement?

Pour Diane-Gabrielle Tremblay, « c’est lié au fait qu’au début on remettait de l’argent cash dans une enveloppe. On est dans un État-providence, on a donc un certain nombre de déductions, alors ça paraissait plus simple de regrouper le tout [à chaque deux semaines] ». Mais, comme l’explique cette dernière, il s’agit avant tout d’« une norme sociale ».

Il est donc possible de se demander si les entreprises sont en mesure de mettre en place un système permettant de payer leurs employé‧e‧s directement après un quart de travail. Pour Mme Tremblay, « sur le plan technique, il n’y a rien qui empêcherait ça, avec l’électronique, on pourrait très bien avoir des versements d’une entreprise vers tous ses salarié‧e‧s chaque jour ». Pourtant, Kevin Falk, qui est d’avis que ce changement serait trop difficile en termes de gestion, voit la situation bien différemment : « Les entreprises devraient changer tout leur processus technologique. Le service de rémunération ne veut pas traiter la paie tous les jours, ils sont déjà surchargés de travail, c’est déjà un processus compliqué, s’assurer que les impôts sont calculés correctement, s’assurer que toutes les déductions ont été traitées de manière appropriée. » C’est d’ailleurs pour cette raison que certaines grandes entreprises américaines, dont McDonaldsKFC et Six Flags font affaire avec des services comme Instant ou DailyPay, s’évitant du même coup de gérer la lourdeur administrative d’une gestion de paie journalière.

D’autres solutions possibles?

Pour les travailleurs et travailleuses à faible revenu, Mme Tremblay de la TÉLUQ voit toutefois d’autres solutions importantes pour ceux et celles vivant d’une paie à l’autre. « J’aurais tendance à dire que si le problème c’est l’accès à la rémunération, il y a quand même, et déjà beaucoup de gens utilisent cette stratégie, les cartes de crédit. Si on paie chaque mois, c’est quand même une bonne affaire. On se retrouve à se faire « avancer » l’argent » ajoute-t-elle. Or, les taux d’intérêt pour les cartes de crédits non payées peuvent grimper jusqu’à 20%[vii]. Selon une étude de Prosper Canada, les ménages canadiens à faible revenu utiliseraient en moyenne 31% de leurs revenus dans le paiement de leurs dettes[viii]. Parmi les formes les plus communes de ses dettes, la carte de crédit arrive au sommet. Ainsi, une gestion saine de cet outil est donc de mise pour les personnes déjà précaires.

Mme Tremblay y voit aussi une opportunité pour les employeur‧euse‧s de travailler main dans la main avec les banques ou coopératives de crédit comme Desjardins : « Ce serait peut-être aux coopératives de crédit, qui s’intéressent à ces populations-là, les bas salarié‧e‧s, d’essayer de trouver des formules qui ne seraient pas problématiques. » Ce serait pour elle une occasion d’abaisser les frais d’insuffisances de fonds pour les travailleurs à revenus modiques : « Une institution financière, surtout une coopérative, avec une entente avec l’employeur‧euse de la personne [accordant une garantie] que l’argent s’en vient, pourrait effectivement permettre un découvert sans trop de frais. » La possibilité de frais bancaires préférentiels pour personnes financièrement vulnérables est d’ailleurs fréquemment discutée depuis des années, notamment dans un rapport d’Option Consommateurs de 2018 qui mentionnait que « la façon dont les forfaits sont conçus et expliqués aux consommateur‧trice‧s favorise l’explosion des frais bancaires variables, même pour ceux et celles qui disposent d’un compte à frais modiques » [ix].

***

Malgré la popularité du service de paie quotidienne aux États-Unis, entre autres à travers des applications comme Instant ou DailyPay, cette tendance n’a pas encore véritablement vue le jour au Canada. « Nous pensons qu’il y a une énorme demande au Canada. Je dirais que ce nombre est proche de 6 millions [de travailleurs et travailleuses], avec probablement un million et demi au Québec seulement, peut-être même 2 millions » mentionne Kevin Falk de Instant. Ceux-ci se disent donc « prêts » à une entrée progressive dans le marché canadien. Il ne reste qu’à voir si ce service aura le même impact au Canada qu’aux États-Unis.

Crédit photo : flickr/Tina Franklin


[i] Association canadienne de la paie, « Sondage de recherche 2019 de la SNP auprès des employés, Communiqué de presse national des résultats, » 2019. https://paie.ca/PDF/NPW/2019/Media/CPA-2019-NPW-Employee-French.aspx

[ii] Reality check : the paycheck-to-paycheck report,  PYMNTS et LendingClub, 2021, https://www.prnewswire.com/news-releases/nearly-40-percent-of-americans-with-annual-incomes-over-100-000-live-paycheck-to-paycheck-301312281.html.  

[iii] « Frais d’insuffisance de fonds des comptes chèques, » 2021, https://www.ratehub.ca/comptes-cheques/frais-d-insuffisance-de-fonds-des-comptes-cheques.

[iv] Meghan Greene et al., The FinHealth Spend Report 2021 : What Financially Coping and Vulnerable Americans

Pay for Everyday Financial Services, Financial Health Network, 2021. https://s3.amazonaws.com/cfsi-innovation-files-2018/wp-content/uploads/2021/04/19180204/FinHealth_Spend_Report_2021.pdf

[v] Ibid.

[vi] Sarah Gonzalez et Marie Childs, « You’re Giving Your Boss A Loan », NPR: Planet Money, 22:02, 13 décembre 2019. https://www.npr.org/2019/12/13/787996422/episode-957-youre-giving-your-boss-a-loan.  

[vii] Stéphanie Grammond, « Baissons les taux des cartes de crédit » La Presse, 31 mars 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/finances-personnelles/2020-03-31/baissons-les-taux-des-cartes-de-credit

[viii] Prosper Canada, « Low-income households spend 31 per cent of their incomes on debt repayment », 10 novembre 2020, https://prospercanada.org/News-Media/Media-Releases/Low-income-households-spend-31-per-cent-of-their-i.aspx.

[ix] Olivier Bourgeois, Frais bancaires et personnes à faible revenu : portrait de la situation, Option consommateurs, juin 2017. https://option-consommateurs.org/wp-content/uploads/2018/04/oc-809261-frais-bancaires-rapport-final-fr.pdf

Le vin québécois, un milieu de passion en pleine croissance

Le vin québécois, un milieu de passion en pleine croissance

Autrefois victime de nombreux préjugés de la part de ses consommateur‧trice‧s, le vin québécois est de plus en plus respecté dans le milieu. La croissance des ventes est fulgurante, les tablettes se vident rapidement et les magasins spécialisés en alcool du Québec se multiplient telle une trainée de poudre. Portrait d’un milieu qui gagne à se faire connaitre.

Par une belle journée tempérée, Charles-Henri de Coussergues, vigneron et copropriétaire du Vignoble de l’Orpailleur, me reçoit à son vignoble de Dunham, dans les Cantons de l’Est. La passion qu’il porte à ce milieu est bien visible, celui-ci ayant cofondé le vignoble en 1982, il y a de cela près de 40 ans. Parti de la France à l’âge de 21 ans, il est tombé en amour avec l’aventure qu’était l’Orpailleur : « Moi, j’avais étudié dans la vigne, je voulais rester 3 ou 4 ans et repartir sur la propriété familiale. Finalement, l’aventure a commencé ici et je ne suis jamais reparti. »

L’idée d’ouvrir un vignoble au Québec, là où le climat est très peu favorable, pouvait sembler inimaginable à l’époque. Pourtant, malgré ses débuts modestes et difficiles, M. de Coussergues se réjouit de la vague de popularité récente des vins québécois, ce dernier ayant défriché le terrain avant les autres et pavé le développement du milieu. Pour lui, c’est avant tout une grande fierté.

Croissance fulgurante

Stéphane Denis, gestionnaire du développement des affaires pour le programme Origine Québec à la SAQ, ne cache pas son enthousiasme face à la hausse des ventes de vins québécois. Celui-ci spécifie d’ailleurs que pour l’année financière commençant le 1er avril 2020, le taux de croissance du vin blanc, rouge et rosé québécois a été de 46,5 %, ce qu’il désigne comme étant une « très bonne année ». Quant à lui, Louis-Phillipe Mercier, sommelier, copropriétaire et fondateur de la Boîte à vins, commerce se spécialisant dans la vente, la promotion et la distribution de vins locaux, qualifie ses ventes d’« exponentielles ». « L’année 2020 a été une année exceptionnelle, pour nous à la Boîte à Vins, mais pour les vins du Québec en général », renchérit-il.

Louis-Philippe Mercier voit deux causes principales à cette croissance. Tout d’abord, il parle des initiatives mises en place par le gouvernement provincial afin d’encourager l’achat local pendant la pandémie, qui ont causé une « explosion » des ventes. Puis, il y a la loi 88. Cette loi, officiellement adoptée en 2016 par le gouvernement de Philippe Couillard, « autorise le [producteur] à vendre et à livrer des boissons alcooliques qu’il fabrique, autres que les alcools et spiritueux, au titulaire d’un permis d’épicerie »[i]. Ainsi, les vins québécois ne sont plus contraints d’être vendus sous le monopole de la SAQ, contrairement aux vins étrangers. « La loi 88 a permis d’avoir un autre canal de vente pour les vigneron‧ne‧s. Avant la loi 88, le vignoble était obligé de passer par le réseau de la SAQ, qui exige un volume de production, et ça, il n’y a pas beaucoup de vigneron‧ne‧s au Québec qui ont un volume de production assez intéressant pour être là » ajoute M. Mercier.

Ça goute quoi, un vin du Québec?

Charles-Henri de Coussergues se permet de rigoler des préjugés qu’il entend envers les vins québécois : « On me dit “Ah ouais, j’ai gouté à un vin l’autre jour, et donc on n’a pas aimé les vins québécois”. Mais attendez, quand vous achetez un vin italien, vous ne dites pas que vous détestez tous les vins italiens. Mais là, vous faites un X sur tout le Québec? » Ayant connu les débuts difficiles de la production viticole québécoise, celui-ci y voit aujourd’hui un développement phénoménal influencé par deux facteurs : le climat et l’encadrement.

« C’est énorme la différence de température [comparé à il y a 40 ans]. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui il y a plus de vignobles, plus de cépages, plus de vins », mentionne ce dernier.

La mesure du degré-jour en production viticole, qui se veut une addition quotidienne des différences de température entre 10 °C et la véritable température, est une indication fiable de la capacité des vigneron·ne·s à produire pour la période estivale. Ainsi, entre 1980 et 2020, la valeur en degrés-jour est passée d’environ 950 à 1200[ii]. Quant à lui, le nombre de jours de gel est passé de 145 à 120 pour la même période[iii]. Compte tenu de l’accélération du réchauffement climatique, les périodes de production sont donc plus longues et plus chaudes.

Outre le climat québécois parfois difficile, l’encadrement du milieu par l’expérience de certain·e·s vigneron·ne·s et par des œnologues permet au secteur de s’améliorer constamment. « Il y a un virage qui s’est pris : de l’encadrement autour de l’industrie, explique M. de Coussergues. On a de jeunes agronomes, d’ailleurs majoritairement des filles, qui se sont spécialisé‧e‧s dans la vigne. Donc, on est mieux conseillé·e·s qu’avant. »

Les sommelier‧ère‧s du Québec ont également eu la tâche difficile de caractériser ce vin québécois, tel que le ferait un‧e sommelier‧ère en Alsace ou en Californie. Pour Louis-Philippe Mercier, le vin blanc québécois se distingue par son côté « très sec, léger, fruité, avec des arômes de pomme verte et d’agrumes ». Pour ce qui est du vin rouge, ce sont des vins « qu’on dit “de soif”, donc légers, fruités, avec des arômes de petits fruits ». Pourtant, ce qui distingue avant tout le vin du Québec, c’est son aspect artisanal; il est généralement fabriqué par des gens passionnés, et en petites productions. Cela le différencie de certains vins français ou italiens qui sont produits en grandes industries, parfois très polluantes[iv].

L’IGP « Vin du Québec », un coup de pouce pour la crédibilité

Une indication géographique protégée, ou IGP, est définie, selon le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV), comme « une appellation réservée [qui] reconnait des produits alimentaires dont les étapes de production et de transformation sont réalisées au Québec »[v]. Depuis 2018, ce conseil a officialisé l’IGP « Vin du Québec », permettant à l’industrie d’avoir un gage de qualité, comme c’est le cas dans plusieurs pays producteurs de vins. Charles-Henri de Coussergues voit en l’implantation de cet IGP un long parcours : « [L’industrie] n’avait pas beaucoup de notoriété, et beaucoup de préjugés. Il se faisait un peu n’importe quoi, donc on a monté un cahier des charges et on a donné ça au gouvernement. » Selon Stéphane Denis de la SAQ, c’est maintenant « 80 % de nos ventes de vin qui sont des produits IGP », alors que plus de 35 vignobles et 270 produits au Québec sont certifiés selon ces critères stricts[vi].

Pourtant, l’enjeu des IGP suscite tout de même une part d’exaspération chez les producteur‧trice‧s. « L’IGP, je suis personnellement très déçu, on a mis beaucoup de travail, souligne le copropriétaire de l’Orpailleur, mais, si tu demandes dans la rue c’est quoi une IGP, rien. » Celui-ci réclame donc davantage d’information pour le public, comme c’est le cas en Ontario, là où des affiches mettent en évidence les produits Vintners Quality Alliance (VQA), l’équivalent ontarien d’une IGP.

Les prochains défis

Stéphane Denis voit les prochaines années comme un défi en ce qui concerne la gestion de l’offre et de la demande pour les viticulteur‧trice‧s, ceux-ci et celles-ci peinant à suffire à la demande croissante. Quant à elle, la SAQ, tel que l’explique M. Denis, s’engage à suivre le taux de croissance : « Nous, on va s’adapter à la croissance des ventes : si le·la consommateur‧trice est là, on va agrandir notre offre. »

Pourtant, pour Louis-Philippe Mercier, le problème ne réside pas au niveau de la gestion, mais plutôt au niveau de la capacité de production.

« Il manque d’la vigne, d’la vigne, d’la vigne, d’la vigne! C’est le gros problème », mentionne-t-il avec entrain. « On manque de raisins, on manque de ressources premières. »

Pour régler ce problème, M. Mercier ne voit qu’une solution : « Les vigneron‧ne‧s ont réussi à prouver qu’ils et elles sont capables de faire de bons vins au Québec. La seule chose qu’il manque, c’est d’avoir des subventions et de l’aide du gouvernement. »

Charles-Henri de Coussergues est, quant à lui, « usé » par les relations difficiles avec le gouvernement du Québec. Actuellement, « le Québec consomme 240 millions de bouteilles de vin par année. Là-dessus, tous·tes les vigneron‧ne‧s québécois·e·s confondu·e·s, on en a fait 2,3 millions »[vii]. Linda Bouchard, agente d’information à la SAQ, confirme ces données, précisant que le marché québécois correspond à moins de 1 % de tout le marché du vin au Québec.

« On s’était fixé une cible de 5 % de la consommation, donc il faudrait vendre 10 millions de bouteilles, souligne M. de Coussergues. Je ne vois pas le jour où ça pourrait arriver. Il manque une volonté de la part de l’État de bâtir une filière. »

Cette filière, M. de Coussergues la compare à celle du porc du Québec : « Depuis 30 ans, on a bâti l’industrie du porc au Québec, avec les retombées économiques et la création d’emplois. J’ai connu l’explosion des fromages au Québec. Maintenant on voudrait que [le gouvernement] se positionne : voulons-nous une vraie viticulture au Québec? » En 2020, le gouvernement de François Legault annonçait une bonification des allocations financières destinées à Aliments du Québec de 2,5 millions $, s’ajoutant aux 7,15 millions $ déjà en place[viii]. Pourtant, les IGP québécoises reçoivent « des miettes, des broutilles », affirme M. de Coussergues.

À cet égard, ce dernier ne cherche pas à se comparer aux industries viticoles européennes, mais plutôt à celles des autres provinces canadiennes. « On n’arrive malheureusement pas à monter le même système qui a été monté dans d’autres provinces, comme la Nouvelle-Écosse, l’Ontario ou la Colombie-Britannique », explique-t-il. Entre autres, dans ces provinces, plusieurs mesures sont mises en place pour valoriser la VQA. L’Ontario, par exemple, subventionne l’équivalent de 35 % du prix d’une bouteille vendue en LCBO, l’équivalent ontarien de la SAQ, mais uniquement sous la condition que celle-ci se conforme aux critères de la VQA[ix]. En plus, le gouvernement ontarien a récemment annoncé la mise en place d’un budget de 10 millions $ pour venir en aide aux vigneron·ne·s impacté·e·s par la COVID-19, notamment ceux et celles qui vendent à même le vignoble[x]. Au Québec, c’est 2 $ par bouteille vendue en SAQ qui est accordé à un produit IGP, en plus du 18 % remis à tout producteur, IGP ou non[xi]. Des différences qui, comme l’explique Charles-Henri de Coussergues, se veulent importantes.

***

Avant de quitter son vignoble, Charles-Henri de Coussergues n’hésite pas à pointer en direction des autres vignobles à proximité, tel Union Libre, Gagliano et Château de Cartes. Sans prétention, il m’explique qu’au fond, la ville de Dunham a été bâtie grâce au vin : « Le milieu viticole, c’est générateur d’emplois, c’est une richesse régionale! »


Crédit photo : Félix Beauchemin

[i] Assemblée Nationale, Projet de loi no 88 : Loi sur le développement de l’industrie des boissons alcooliques artisanales, Québec : Assemblée Nationale, 2016, http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=5&file=2016C9F.PDF

[ii] Données climatiques Canada, Degrés-jours de croissance (10 °C), Dunham, selon une fréquence annuelle (consulté le 26 juillet 2021). https://donneesclimatiques.ca/telechargement/?var=gddgrow_10.

[iii] Données climatiques Canada, Jours de gel, Dunham, selon une fréquence annuelle (consulté le 26 juillet 2021). https://donneesclimatiques.ca/telechargement/?var=gddgrow_10.

[iv] Euronews, L’impact environnemental de la production de vin en chiffres, Euronews, 22 février 2016, https://fr.euronews.com/2016/02/22/l-impact-environnemental-de-la-production-de-vin-en-chiffres

[v] Conseil des appellations réservées et des termes valorisants, « Qu’est-ce qu’une appellation réservée? », 2021,  

https://cartv.gouv.qc.ca/outils-et-ressources/information-au-public-et-aux-entreprises/quest-ce-quune-appellation-reservee/.

[vi] Conseil des appellations réservées et des termes valorisants, Rapport d’Activités 2020, 2020, https://cartv.gouv.qc.ca/app/uploads/2020/05/cartv_rapportactivites_2019.pdf.  

[vii] Société des Alcools du Québec, Rapport annuel 2021, 2021, https://saqblobmktg.blob.core.windows.net/documents/Communications/Rapports_Financiers/SAQ_RA21_v14_FINAL.pdf.

[viii] La Presse canadienne, « Le gouvernement injecte 2,5 millions de plus dans la promotion des aliments du Québec », Radio-Canada.ca, 14 octobre 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1741087/subvention-aide-financiere-conseil-promotion-agroalimentaire-quebecois

[ix] Ontario Ministry of Agriculture, Food and Rural Affairs, VQA Wine Support Program, Ontario: Ministry of Agriculture, Food and Rural Affairs, https://www.agricorp.com/SiteCollectionDocuments/VQA-ProgramGuidelines-en.pdf.

[x] Ontario, Ontario Supporting Wineries, Cideries and Agri-Tourism Industry with Relief Initiative, Ontario: Ministry of Agriculture, Food and Rural Affairs, 2021 https://news.ontario.ca/en/backgrounder/1000553/ontario-supporting-wineries-cideries-and-agri-tourism-industry-with-relief-initiative.

[xi] Ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec, Programme d’appui au positionnement des alcools québécois dans le réseau de la Société des alcools du Québec 2020‑2021 (PAPAQ), Québec : Ministère de l’Économie et de l’Innovation, 2021, https://www.economie.gouv.qc.ca/fr/bibliotheques/programmes/aide-financiere/papaq/.

Allemagne, Malaisie, Colombie : conjuguer travail, migration et pandémie

Allemagne, Malaisie, Colombie : conjuguer travail, migration et pandémie

Par Adèle Surprenant

La pandémie de la COVID-19, les mesures de confinement et la popularisation du télétravail ont propulsé une réflexion sur le marché du travail et la précarité croissante qu’il connait. Les restructurations dont il fait l’objet pour s’adapter à la crise sanitaire mondiale frappent aussi les secteurs d’activités dits peu qualifiés; des emplois occupés en grande partie, en Occident et ailleurs dans le monde, par des personnes migrantes. Regard sur la situation des travailleur·se·s migrant·e·s en 2020 sur trois continents.  

La migration économique est le déplacement d’une « personne qui change de pays afin d’entreprendre un travail ou afin d’avoir un meilleur futur économique », selon le Conseil canadien pour les réfugiés, qui met en garde contre l’utilisation à l’emporte-pièce du terme, puisque « les motivations des migrant[·e·]s sont généralement très complexes et ne sont pas nécessairement immédiatement identifiables »i. Plusieurs demandeur·se·s d’asile et réfugié·e·s obtiennent un permis de travail dans leur pays d’accueil, devenant alors des travailleur·se·s migrant·e·s. Environ 90 % de la population mondiale dépend des remises d’argent des travailleur·se·s migrant·e·s, qui comptent pour plus d’un dixième du Produit intérieur brut (PIB) d’une trentaine de paysii. Ces revenus essentiels ont chuté de 20 % au cours de l’année 2020, d’après la Banque mondialeiii. Les effets du ralentissement économique provoqué par la pandémie sur les 164 millions de travailleur·se·s migrant·e·siv et leurs familles — bien souvent dépendantes de leur revenu généré en devises étrangères — ne sont pas uniquement économiques : de nombreux rapports font par exemple état d’une augmentation de la xénophobie, des discriminations, de détérioration de leurs conditions de travail ou encore de retours forcés dans leurs pays d’originev. « Les travailleurs migrants [et les travailleuses migrantes] sont souvent les premiers [et les premières] à être licencié[·e·]s, mais les derniers [et les dernières] à avoir accès à des tests ou à des traitements équivalents aux citoyens du pays d’accueil », s‘inquiète l’Organisation internationale du travail (OIT), qui souligne que l’exclusion des travailleur·se·s migrant·e·s de la plupart des politiques gouvernementales de support financier a entraîné une précarisation globale de cette catégorie de travailleur·se·s, déjà vulnérablevi. Une précarisation que n’a fait qu’accélérer la pandémie, dont les racines semblent remonter aux fondements du marché du travail globalisé. La main-d’œuvre bon marché y est souvent priorisée au détriment des droits et conditions de travail des employé·e·s. Préexistants à la COVID-19, donc, les systèmes d’exploitation de la main-d’œuvre migrante se déclinent en plusieurs variantes légales et empiriques. Penchons-nous sur le cas de l’Allemagne, de la Colombie et de la Malaisie.  

Dépendance et démographie en Allemagne  

L’Allemagne est souvent érigée en exemple d’accueil en Europe de l’Ouest, après avoir ouvert ses portes à 1,1 million de réfugié·e·s en 2015vii. Son hospitalité précède la fameuse vague migratoire, avec par exemple l’installation d’une population turque importante à partir des années 1960, ou encore l’introduction de contrats saisonniers temporaires pour l’agriculture et le secteur du BTPviii, vingt ans plus tardix. Avant la pandémie, 300 000 travailleur·se·s en provenance des pays d’Europe de l’Est se rendaient annuellement dans les camps et sur les chantiers allemandsx. La demande de main-d’œuvre étrangère se fait elle aussi croissante pour les emplois hautement qualifiés comme l’ingénierie, la pharmacie, la plomberie ou les soins infirmiersxi. D’après le ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie de l’Allemagne, plus de 60 % des employeurs disaient connaitre une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Cette réalité ne tend pas à s’améliorer, alors que la population âgée de 20 à 65 ans devrait diminuer de 3,9 millions au courant de la décennie, et de plus de 10 millions d’ici 2060xii. En mars 2020, la fermeture des frontières a fait craindre un débalancement du marché du travail allemand, dont certains secteurs sont dépendants de la mobilité des travailleur·se·s saisonnier·ère·s. Des fermier·ère·s ont même averti que cela poserait une possible menace à la sécurité alimentaire nationale, rapporte le New York Timesxiii. En réponse à ces préoccupations, le gouvernement a fait entrave aux mesures sanitaires et a autorisé les fermier·ère·s à faire venir par avion des travailleur·se·s de Bulgarie et de Roumanie, à hauteur de 40 000 personnes par mois, pour avril et mai exclusivementxiv. En date du 18 mai, seulement 28 000 travailleur·se·s avaient atterri en sol allemand, un chiffre à la baisse qui s’explique par le coût important et les défis logistiques qu’impliquait une telle opérationxv, le transport n’étant normalement pas pris en charge par les employeurs. 

Pour les quelques dizaines de milliers de personnes qui ont traversé les frontières pour trouver un emploi, la réalité est loin d’être simple. À la suite du trajet, de nombreuses plaintes ont été recensées quant au manque de mesures sanitaires dans les transports, des critiques réitérées au sujet des logements attribués aux travailleur·se·s, souvent surpeuplésxvi. Sur les lieux de travail, les conditions ne sont souvent pas meilleures : fin juin, plus de 1 500 ouvrier·ère·s — la plupart originaires de Bulgarie, de Roumanie et de Pologne — ont reçu un résultat positif à la COVID-19 dans une usine de traitement de la viande, malgré les avertissements des épidémiologistes visant spécifiquement les abattoirsxvii. Bien que les travailleur·se·s étrangers soient exposés à des risques sanitaires importants, les salaires, eux, sont restés les mêmes. Au salaire minimum de 9,35 €/heure (environ 15 $ CAD) sont souvent soustraits les frais de transport, d’hébergement et d’alimentation, parfois sans que les salarié·e·s en soient informé·e·sxviii. Durant la pandémie, la période durant laquelle les migrant·e·s peuvent travailler légalement sans que leurs employeurs et employeuses soient contraint·e·s à cotiser à la sécurité sociale est passée de 70 à 115 joursxix, faisant croître la précarité des travailleur·se·s tout en favorisant le profit du patronat localxx. Pour beaucoup de travailleur·se·s en provenance d’Europe de l’Est, les conditions de travail précaires et les risques de contamination au virus sont le prix à payer pour survivre, le travail saisonnier étant leur principale source de revenuxxi. L’économie allemande semble dépendre elle aussi de leur contribution, même si la récente Loi sur l’immigration (« Fachkräftezuwanderungsgesetz »), entrée en vigueur le 1er mars 2020, est destinée à favoriser le travail migrant qualifié uniquementxxii. Un choix politique qui ne fait pas l’unanimité, alors que certain·e·s militant·e·s des droits du travail critiquent l’aggravation des inégalités qui touchent la main-d’œuvre peu qualifiée dans le contexte de la pandémiexxiii.  

Malaisie : quand le salaire du travail est l’abus  

En Malaisie, la demande en main-d’œuvre peu qualifiée au sein de l’industrie privée est en constante augmentation depuis les années 1970, favorisant l’entrée de migrant·e·s sur le marché du travailxxiv. Le pays d’Asie du Sud-Est compte aujourd’hui trois millions de travailleur·se·s étranger·ère·s, d’après la Banque mondiale, dont la moitié serait en situation irrégulièrexxv. La Malaisie n’est pas signataire de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, mais elle s’est engagée à protéger leurs droits en vertu de plusieurs standards de l’OITxxvi. Plusieurs expert·e·s soutiennent cependant que l’État a manqué à ses obligations depuis le déclenchement de la pandémiexxvii. Les critiques de négligences et d’abus précèdent la crise sanitaire et s’inscrivent dans un mouvement anti-migratoire plus large, comme l’écrit Pamungkas A. Dewanto : « politiquement, la forte demande en travailleurs [et travailleuses] peu ou moyennement qualifié[·e·]s a inspiré des discours populistes, qui incitent à considérer les travailleurs étrangers [et travailleuses étrangères] comme une nouvelle menace socio-économique pour la société d’accueil. En réponse aux campagnes populistes contre les travailleurs étrangers [et les travailleuses étrangères], les autorités locales ont entamé la « titrisation » de l’afflux de travailleurs migrants [et de travailleuses migrantes] depuis la fin 1991 en imposant des mesures migratoires et des pratiques policières plus fortes à l’encontre des migrant[·e·]s […] xxviii». La gestion gouvernementale des travailleur·se·s étranger·ère·s durant la crise sanitaire témoigne de cette tendance. Depuis mai, près de 20 000 ouvrier·ère·s ont été arrêté·e·s sur leurs lieux de travail respectifs et placé·e·s en centres de détentions surpeuplés, incubateurs du virusxxix. Une descente qui survient après l’annonce que l’accès aux tests serait étendu aux migrant·e·s en situation irrégulière, sans qu’ils et elles aient à craindre de répercussions légalesxxx. Le nombre de travailleur·se·s étranger·ère·s en situation irrégulière a lui-même bondi, même si les chiffres restent imprécis. Le confinement a été accompagné de nombreux licenciements, invalidant les permis de travail de ressortissant·e·s à majorité indonésien·ne·s, népalais·e·s ou bangladais·e·s et les plongeant dans l’illégalitéxxxi. Mohamed Rayhan Kabir, travailleur bangladais de 25 ans, a été arrêté pour enquête le 24 juillet 2020. Peu de temps avant, il aurait critiqué le traitement des migrant·e·s par les autorités malaisiennes dans un documentaire de la chaîne al-Jazeera. Son permis de travail a été révoqué et il a été menacé d’expulsion, malgré l’opposition d’associations comme Human Rights Watch, qui rappelle que « la protection internationale des droits humains s’applique normalement aux non-nationaux aussi bien qu’aux citoyen[·ne·]s, incluant les droits à la liberté d’expression et à une procédure judiciaire régulièrexxxii». Même si certaines industries se portent bien depuis le début de la pandémie, notamment celle des gants en caoutchouc jetablesxxxiii, le Fonds monétaire international (FMI) estime que l’économie malaisienne pourrait se contracter de 6 % en 2020xxxiv. Si l’économie dépend fortement de l’apport du travail migrant, le contexte sanitaire a permis la résurgence de discours anti-migratoires, comme un peu partout sur la planète. Un rapport de la Banque mondiale de 2015 indique cependant que la présence de travailleur·se·s étranger·ère·s en Malaisie a contribué à créer plus d’emplois moyennement ou très qualifiés pour les locaux, faisant mentir la conception répandue selon laquelle les migrant·e·s les en priveraientxxxv. Pour chaque augmentation de 10 % du nombre de travailleur·se·s migrant·e·s, l’économie malaisienne verrait son PIB augmenter de 1,1 %xxxvi

En Colombie, la pandémie nuit à la cohésion sociale  

En Colombie, le statut des travailleur·se·s migrant·e·s est différent : sur les 5,5 millions de personnes ayant fui les troubles politiques et l’effondrement économique au Venezuela depuis 2015, le tiers de ces personnes se sont réfugiées chez leur voisin colombienxxxvii. Bien qu’elles bénéficient pour beaucoup du statut de réfugié·e, elles ne bénéficient pas de protection supplémentaire sur le marché du travail. Avant la COVID-19, les frontières colombiennes étaient ouvertes aux familles vénézuéliennes et plus de 700 000 personnes ont reçu un permis de résidence et de travail, en plus d’avoir accès à l’aide humanitairexxxviii. « Historiquement, la relation entre les deux pays est tissée serrée. La frontière limitrophe est poreuse, il y a toujours eu une migration circulaire, des échanges et des intégrations dans les régions frontalières », explique en entrevue Martha Guerrero Ble de l’ONG Refugees International. Elle rappelle aussi qu’à une époque, de nombreuses et nombreux Colombien·ne·s fuyant la guerre civile se sont installé·e·s au Venezuela, ce qui peut expliquer leur relative hospitalité aujourd’hui.  

En regard du traitement des Vénézuélien·ne·s, la Colombie se distingue des autres pays de la région. Le Pérou, le Chili et l’Équateur se sont désolidarisés bien avant la crise sanitaire et malgré la déclaration de Quito (2018), adoptée afin d’assurer l’accès aux migrant·e·s à une régularisation des statuts, à l’éducation, à la santé et au travailxxxix. Ces pays, où les Vénézuélien·ne·s pouvaient entrer sans passeport en 2019, réclament maintenant pour certains des visas : un moyen de restreindre leur entrée sur le territoire que Bogota n’a pas instauré, un filet social pour accueillir les réfugié·e·s étant déjà en place à cause de l’histoire du pays, qui comptait quatre millions de déplacé·e·s internes en 2012xl. En octobre 2019, les Vénézuélien·ne·s en Colombie gagnaient toutefois en moyenne 30 % de moins que leurs hôtes et étaient pour beaucoup confiné·e·s au secteur informelxli. D’après l’OIT, 46 % des Vénézuélien·ne·s travaillent dans le secteur informel, contre 35 % de Colombien·ne·sxlii, un secteur plus affecté par les restrictions liées à la pandémie. 

Les pressions économiques qui affligent désormais la Colombie, aux prises avec un des confinements les plus stricts au monde, n’ont fait qu’accroitre ces inégalités et alimenter la xénophobie, jusque-là restée un phénomène marginalxliii. « La récession économique n’aide pas du tout à améliorer la cohésion sociale », souligne Mme Guerrero, qui ajoute que « le gouvernement national a vraiment fait tout en son pouvoir pour intégrer les Vénézuéliens à l’économie du pays, mais chaque région a un mode de gestion différent ». Rejointe au téléphone parL’Esprit libre, elle explique comment, outre la capitale et les métropoles comme Medellin ou Cali, de nombreux·ses réfugié·e·s s’installent dans les régions où le marché du travail est déjà saturé en temps normal et se retrouvent donc sans emploi ou avec des emplois encore plus précaires. xliv 

Plus de 100 000 réfugié·e·s sont entré·e·s au Venezuela entre mars et octobre 2020, à défaut de pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches en Colombie. Des 69 % de familles qui consommaient trois repas par jour avant le confinement, seulement 26 % d’entre elles peuvent aujourd’hui se le permettre, parmi celles restées en Colombiexlv.  « Il ne s’agit pas que d’une question économique mais d’une question de survie », commente Mme Guerrero, pour qui il est sans équivoque que les Vénézuélien·ne·s ne travaillent pas en Colombie par choix, mais parce que le salaire minimum mensuel dans leur pays d’origine ne dépasse pas deux dollars américainsxlvi.  

Pourtant, le statut de réfugié·e octroyé aux Vénézuélien·ne·s les protège sur le plan professionnel également, comme l’explique Mme Guerrero : « La plupart des migrant[·e·]s économiques sont invisibles. Pour [celles et] ceux qui n’ont pas accès à la régularisation de leur statut ou à un permis de travail, c’est facile pour les gouvernements de s’en laver les mains. Les Vénézuélien[·e·]s en Colombie subissent des discriminations et des abus sur le marché du travail, mais leur reconnaissance légale et la protection internationale dont [elles et] ils font l’objet est un avantage, parce qu’elles permettent aux institutions de faire pression sur le gouvernement et de prendre action pour améliorer les conditions de vie et de travail des plus précaires ».  

Comme dans le cas des millions de travailleur·e·s migrant·e·s dans le monde, la pandémie a mis en lumière une précarité et des inégalités préexistantes en Colombie. Elle a également contraint une partie de la classe politique à prendre conscience de l’ampleur de la dépendance au travail migrant, et les bénéfices que peut avoir l’intégration au marché du travail formel des migrant·e·s, pour elles et eux comme pour l’économie et les travailleur·e·s locauxxlvii.  

Révision de fond : Catherine Paquette et Any-Pier Dionne

Révision linguistique : Simone Laflamme

i Conseil canadien pour les réfugiés, « À propos des réfugiés et des immigrants : Un glossaire terminologique ». https://ccrweb.ca/files/glossaire.pdf

iiUN News, « Uncertain future for migrant workers, in a post-pandemic world », 19 septembre 2020. https://news.un.org/en/story/2020/09/1072562

iii Ibid.

iv Organisation internationale du travail (OIT), « Protéger les travailleurs migrants pendant la pandémie de COVID-19. Recommandations aux décideurs politiques et aux mandants », mai 2020. https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_protect/—protrav/—migrant/documents/publication/wcms_745197.pdf

v Ibid.  

vi Ibid.  

vii Marcus Kahmann et Adelheid Hege, « Allemagne. Employeurs et réfugiés : l’intégration au service d’une stratégie de long terme », Chronique internationale de l’Institut de recherches Économiques et Sociales (IRES), n.154, 2016. http://www.ires.fr/publications/chronique-internationale-de-l-ires/item/4399-allemagne-employeurs-et-refugies-l-integration-au-service-d-une-strategie-de-long-terme

viii Bâtiment et travaux publics.  

ix Ibid.  

x Melissa Eddy, « Farm Workers Airlifted Into Germany Provide Solutions and Pose New Risks », The New York Times, 18 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/18/world/europe/coronavirus-german-farms-migrant-workers-airlift.html

xi Danya Bobrovskaya et Olga Gulina, « Is Germany Encouraging Migrants in Skilled Labour? », Legal Dialogue, 20 janvier 2020. https://legal-dialogue.org/is-germany-inviting-new-labor-migrants

xii Ibid.  

xiii Melissa Eddy, op.cit.  

xiv Ibid.  

xv Ibid.  

xvi Maxim Edwards, « Fruit picking in a pandemic : Europe’s precarious migrant workers », Global Voices, 14 juillet 2020. https://globalvoices.org/2020/07/14/fruit-picking-in-a-pandemic-europes-precarious-migrant-workers/.  

xvii Ibid.  

xviii Ibid. 

xix Ibid. 

xx Paula Erizanu, « Stranded or shunned : Europe’s migrant workers caught in no-man’s land », The Guardian, 16 avril 2020. https://www.theguardian.com/world/2020/apr/16/stranded-or-shunned-europes-migrant-workers-caught-in-no-mans-land.  

xxi Maxim Edwards, op.cit. 

xxii Sertan Sanderson, « Allemagne : une nouvelle loi sur l‘immigration pour pallier le manque de main d‘œuvre », Infomigrants, 28 février 2020. https://www.infomigrants.net/fr/post/23077/allemagne-une-nouvelle-loi-sur-l-immigration-pour-pallier-le-manque-de-main-d-oeuvre.  

xxiii Maxim Edwards, op.cit.  

xxiv Pamungkas A. Dewanto, « Labouring Situations and Protection among Foreign Workers in Malaysia », Henrich Böll-Stiftung, 20 aout 2020. https://th.boell.org/en/2020/08/20/labouring-situations-malaysia.  

xxv Ibid. 

xxvi Eric Paulson, « The need to value, not vilify, migrant workers », FMT News, 3 août 2020. https://www.freemalaysiatoday.com/category/opinion/2020/08/03/the-need-to-value-not-vilify-migrant-workers/.  

xxvii Yen Nee Lee, « Neglect of migrant workers could hurt Malaysia’s economic recovery », CNBC, 4 novembre 2020. https://www.cnbc.com/2020/11/05/covid-19-migrant-worker-neglect-may-hurt-malaysia-economic-recovery.html.  

xxviii Citation originale : « Yet, politically, the high demand for foreign low-to-medium skilled worker has inspired populist claim which considers foreign workers the new social-economic threat for the host society. In response to the populist campaign against foreign labourers, local authorities have been “securitizing” the inflow of foreign workers since late 1991 by imposing stronger immigration and policing practice against irregular migrants […] » (notre traduction). Pamungkas A. Dewanto, op.cit.  

xxix Tan Theng Theng et Jarud Romadan, « The Economic case against the Marginalisation of Migrant Workers in Malaysia », The London School of Economics and Political Science, 1er octobre 2020. https://blogs.lse.ac.uk/seac/2020/10/01/the-economic-case-against-the-marginalisation-of-migrant-workers-in-malaysia/.  

xxx Yen Nee Lee, op.cit.  

xxxiIbid. 

xxxiiCitation originale : « International human rights protections normally apply to non-nationals as well as citizans, including the rights of freedom of expression and due process. » (notre traduction). Human rights watch, « Malaysia : Free Outspoken Migrant Worker », 29 juillet 2020. https://www.hrw.org/news/2020/07/29/malaysia-free-outspoken-migrant-worker

xxxiii Ushar Daniele, « Malaysian employers shocked, angry over fines ruling for overcrowded migrant workers’ lodgings », Arab News, 30 novembre 2020. https://www.arabnews.com/node/1770666/world

xxxiv Yen Nee Lee, op.cit.  

xxxv Pamungkas A. Dewanto, op.cit.  

xxxvi Ibid. 

xxxvii Jennifer Bitterly, « Venezuelan migrants left in the lurch as COVID-19 stalls regional reforms », The New Humanitarian, 15 octobre 2020. https://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2020/10/15/Venezuela-Colombia-migrants-legislation-documents

xxxviii Jimmy Graham et Martha Guerrero, « The Effect of COVID-19 on the Economic Inclusion of Venezuelans in Colombia », Refugees International and Center for Global development, 28 octobre 2020. https://www.refugeesinternational.org/reports/2020/10/26/the-effect-of-covid-19-on-the-economic-inclusion-of-venezuelans-in-colombia.  

xxxix Bitterly, op.cit.  

xl UNHCR, « Colombie », 2012.  https://www.unhcr.org/fr/51efd16d0.pdf.  

xli Ibid.  

xlii Jimmy Graham et Martha Guerrero Ble, op.cit.  

xliii Ibid.  

xliv 

xlv Ibid.

xlvi Mariana Palau et Manuel Reda, « Venezuelans once again fleeing on foot as troubles mount », Associated Press, 9 octobre 2020. https://apnews.com/article/virus-outbreak-transportation-medellin-immigration-colombia-98d010ec0c97c02ec7682250b14a50e0.  

xlvii Jimmy Graham et Helen Dempster, « Improving Venezuelans’ Economic Inclusion in Colombia Could Contribute 1$ Billion Every Year », Center for Global Development, 2 octobre 2020. https://www.cgdev.org/blog/improving-venezuelans-economic-inclusion-colombia-could-contribute-1-billion-every-year.  

Cryptomonnaies, promesses et inquiétudes

Cryptomonnaies, promesses et inquiétudes

Grâce au faible coût de l’électricité et aux températures froides, le Québec est un endroit de choix pour accueillir les puissants serveurs nécessaires au bon fonctionnement de bitcoin, ethereum, ripple et autres monnaies numériques. Alors que les cryptomonnaies ont d’abord été conçues pour court-circuiter les banques, les acteurs de la finance traditionnelle leur font aujourd’hui de l’œil. 

Entre deux quarts de travail, Victor Chevalier a rencontré L’Esprit libre dans une brasserie branchée du Plateau Mont-Royal. À seulement 26 ans, le Montréalais d’origine française se prépare à la retraite : après avoir complété un diplôme en génie mécanique à l’École de technologie supérieure (ETS), il multiplie les emplois dans le but d’atteindre l’autonomie financière avant de souffler sa 30e bougie. Mais il n’y a pas que son salaire qui remplit ses coffres. 

Victor fait partie des millions d’utilisateurs et d’utilisatrices ayant fait la transition de la finance traditionnelle vers les cryptomonnaies, dont la célèbre Bitcoin, créée en 2009 par Satoshi Nakamoto. « J’ai trouvé dans les cryptomonnaies un moyen de faire travailler l’argent pour moi », raconte Victor, qui a commencé à investir il y a environ trois ans, encouragé par la « bulle Bitcoin » durant laquelle la valeur de cette monnaie numérique a atteint près de 20 000 dollars canadiens l’unité1

Celui qui a commencé à «trader » avec des sommes variant entre 10 et 100 dollars canadiens peut désormais passer de six à huit heures par jour sur les différentes plateformes de transactions, sur lesquelles s’échangent plus de 6 500 cryptomonnaies actuellement en circulation2. Mais au-delà de son profit personnel, Victor investit aussi dans un projet de société : celui de la finance décentralisée. 

Projet ou utopie? 

La cryptomonnaie est une sorte de monnaie numérique, mise en circulation sur les chaînes de blocs (« blockchains » en anglais), c’est-à-dire « [des] base[s] de données, où les transactions sont validées et stockées de manière sûre3 », sans instance centrale pour assurer la validation des transactions et la maintenance de la chaîne. Le bon fonctionnement du système des cryptomonnaies est donc pris en charge par les ordinateurs des utilisateurs et utilisatrices, sans intermédiaires, ce qui serait équivalent à priver les banques de leur rôle dans une transaction financière traditionnelle. 

La technologie de la chaîne de blocs permet aux échanges de capitaux de se faire à moindre coût, plus rapidement, de manière plus sécuritaire et en tout anonymat4. Les transactions ne peuvent donc être retracées par les appareils de surveillance étatique, et c’est le code lui-même qui fait autorité, entamant la privatisation et la décentralisation de la finance en brisant le monopole étatique sur la création et la réglementation de la monnaie5.

Un monopole qui n’a pas toujours existé, puisque les banques centrales n’ont vu le jour qu’au XIXe siècle, après une série de crises financières6

C’est l’économiste libéral Friedrich Hayek qui, dans les années 1970, popularise l’idée d’un marché monétaire sans contrôle étatique, partant du principe que « les principales entraves à la concurrence proviennent de l’État et de ses réglementations7 ». Or, la concurrence est essentielle au libre-marché dans un système capitaliste globalisé, tel que souhaite le maintenir Hayek et ses collègues de l’école autrichienne. Pour les libéraux, l’inflation est également à éviter : la perte de pouvoir d’achat et l’augmentation des prix qu’elle entraîne découlent, selon eux, d’une émission monétaire trop importante8. Le bon fonctionnement du marché implique donc une monnaie au volume limité… comme dans le cas des cryptomonnaies, dont la valeur découle justement de leur rareté. 

À l’avant-garde du mouvement, le bitcoin naît juste après la crise des prêts à haut risque de 2008-2009, et « s’affiche clairement comme une alternative au capitalisme contemporain, dont la dynamique est portée par une collusion Banques-Gouvernements9 ». Il ne s’agit donc pas de dépasser le capitalisme, mais de le reconfigurer, en « démocratisant » la finance et en restituant le contrôle de la monnaie, considérée comme un « bien commun », aux individus10.

La cryptomonnaie est « une manne alimentée par la méfiance du consommateur [ou de la consommatrice] à l’égard du système financier11 », appétissante pour les startups de la Silicon Valley comme pour certain·e·s gauchistes et anticapitalistes. Elle rappelle d’ailleurs à l’historien Edward Castelton le Freigeld (« argent libre » en allemand) du négociant socialiste Silvio Gesell qui, au début du XXe siècle, crée une monnaie déflationniste dans le but de faire « baisser les taux d’intérêt et, par conséquent, les revenus des détenteurs [et détentrices] de capitaux12 ». Cela a pour effet de limiter la thésaurisation, c’est-à-dire l’accumulation de capital qui ne soit pas utilisé à des fins de placement ou de circulation, et de freiner la concentration des richesses. Le Freigeld sort de la circulation après la Grande Dépression, les banques centrales craignant sa popularité croissante, de l’Europe jusqu’aux États-Unis13.

À l’image de « l’argent libre », les monnaies numériques permettent théoriquement à leurs instigateurs et instigatrices de leur attribuer toutes les caractéristiques qu’iels souhaitent et d’avoir prise sur le marché. En pratique, les cryptomonnaies semblent pourtant aussi loin des ambitions de Gesell que de celles d’Hayek. 

La réalité du numérique

Une étude de Cornestone Advisers révèle que 15 % des Américain·e·s possèdent de la cryptomonnaie, dont plus de la moitié l’ont acquise au cours des six premiers mois de 202014. Les transactions de cryptomonnaies ont d’ailleurs connu une hausse importante à compter de février, soit dès le début de la pandémie de COVID-1915

« Les cryptomonnaies demeurent tout de même un phénomène relativement marginal », d’après le chercheur et professeur à la Toulouse School of Economics (TSE) Matthieu Bouvard. Un phénomène qui a tout de même retenu l’attention du Fonds monétaire international (FMI) qui, dans une vidéo mise en ligne sur Twitter, vantait les mérites des cryptomonnaies et concédait même qu’elles « sont peut-être la prochaine étape dans l’évolution de la monnaie16 ». Le G7 s’est aussi intéressé à la question lors de sa rencontre de juillet 2019, affirmant dans sa déclaration officielle que certains projets de monnaies numériques « soulèvent de sérieuses inquiétudes systémiques et de réglementation, qui doivent toutes être traitées avant que ces projets puissent être mis en œuvre17 », faisant notamment référence à la libra. 

Annoncé par le réseau social Facebook en 2019, la création d’une nouvelle cryptomonnaie, la libra, a créé une onde de choc au sein de la communauté internationale : à la différence de monnaies comme le Bitcoin, « il y a une vraie crainte que soit créé [avec la libra] un système de paiement parallèle avec possibilité d’entraîner des problèmes pour les banques centrales, la stabilité financière, etc. », commente M. Bouvard, qui s’est intéressé aux cryptomonnaies dans le cadre de ses recherches. En entrevue à L’Esprit libre, il explique que la monnaie numérique de Facebook, parce qu’en lien avec des entreprises commerciales, pourrait concurrencer les monnaies locales, tout particulièrement dans les petits pays, et les moins riches d’entre eux. L’objectif principal de Facebook demeure pour l’instant de faciliter le commerce en ligne18.

Fin juin 2020, le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux (BRI), sorte de banque centrale des banques centrales, énonçait que « la crise du COVID-19, et l’essor des paiements électroniques qui l’accompagne, est susceptible de doper le développement des monnaies numériques de banque centrale19 », témoignant des interactions de plus en plus intriquées entre les cryptomonnaies et la finance traditionnelle. 

Une monnaie numérique comme Ripple a par exemple été conçue « pour faciliter les transferts d’argent à l’intérieur du système bancaire, dit M. Bouvard. C’est une monnaie qui a été construite pour être parfaitement intégrée au sein du système », utilisant la technologie de la chaîne de blocs pour servir des fins quasi opposées à celles auxquelles aspiraient les créateurs du Bitcoin. 

Le projet bitcoin n’est pas non plus ce qu’il était : la validation des transactions s’opère toujours grâce à un consensus entre les utilisateurs et utilisatrices (consensus appelé « proof of walk » en anglais), mais demande des ordinateurs ultrapuissants, d’après M. Bouvard, puisqu’« il repose sur le fait qu’il y a des gens qui soient capables de résoudre des problèmes cryptographiques très compliqués ». Il y a donc une concentration des acteurs et actrices responsables de la « proof of walk » : il y a aujourd’hui dix entreprises de « minage » qui représenteraient entre 90 et 95 % du processus de validation des transactions, d’après le professeur de la TSE. 

La cryptomonnaie est aussi pointée du doigt pour être très polluante : une transaction bancaire génère 0,0045 gramme de déchets électroniques par transaction, contre 134,5 grammes pour les bitcoins20.

Prise entre les régulations étatiques, la convoitise des géants du numérique et les collaborations potentielles avec les acteurs financiers traditionnels, il est difficile d’estimer la place que prendront les cryptomonnaies dans les prochaines années. 

Pour Victor, une chose est évidente, et c’est qu’il continuera d’investir. Une pinte à la main, il réaffirme sa confiance envers les promesses incarnées par la chaîne de blocs et la cryptographie : « Quand tu regardes des vidéos de micros-trottoirs dans les années 1970, où les journalistes demandent aux passant·e·s c’est quoi internet, personne ne sait quoi répondre. […] Les cryptomonnaies, c’est pareil, soutient-il. Bientôt, tout le monde va en utiliser sans même le savoir. » 

Agence France Presse. 15 novembre 2018. « Le bitcoin retombe à ses niveaux d’avant la bulle » dans La Presse. [En ligne]. https://www.lapresse.ca/affaires/marches/201811/15/01-5204287-le-bitcoin-retombe-a-ses-niveaux-davant-la-bulle.php (page consultée le 9 septembre 2020)

Dréan, Gérard. 2 septembre 2020. « Le FMI face aux cryptomonnaies » dans Contrepoints. [En ligne] https://www.contrepoints.org/2020/09/02/379303-le-fmi-face-aux-cryptomonnaies (page consultée le 4 septembre 2020)

Castleton, Edward. Mars 2016. « Le banquier, l’anarchiste et le bitcoin » dans Le monde diplomatique. [En ligne] https://www.monde-diplomatique.fr/2016/03/CASTLETON/54957 (page consultée le 5 septembre 2020)

Telegraph Reporters. 17 août 2018. « What is cryptocurrency, how does it work and why do we use it? » dans The Telegraphhttps://www.telegraph.co.uk/technology/0/cryptocurrency/ (page consultée le 6 septembre 2020)

Klein, Olivier. 7 octobre 2018. « Les crypto-monnaies, une utopie anarcho-capitaliste » dans Les Échos. [En ligne]. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-cryptomonnaies-une-utopie-anarcho-capitaliste-141086 (page consultée le 6 septembre 2020)

Ibid.

El Idrissi, Abdelhak. 11 janvier 2018. « Bitcoin : la réalisation d’une utopie anarcho-capitaliste » dans France Culture. [En ligne]. https://www.franceculture.fr/economie/bitcoin-la-realisation-dune-utopie-anarcho-capitaliste (page consultée le 6 septembre 2020)

El Idrissi. Op.cit.

Desmedt, Ludovic et Lakomski-Laguerre, Odile. Automne 2015. « L’alternative monétaire Bitcoin : une perspective institutionnaliste » dans Revue de la régulation. [En ligne] https://journals.openedition.org/regulation/11489#ftn23 (page consultée le 8 septembre 2020)

10 Ibid.

11 Castelton, Op.cit.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Shevlin, Ron. 27 juillet 2020. « Coronavirus Cryptocurrency Craze : Who‘s Behind the Bitcoin Buying Bindge? » dans Forbes. [En ligne]. https://www.forbes.com/sites/ronshevlin/2020/07/27/the-coronavirus-cryptocurrency-craze-whos-behind-the-bitcoin-buying-binge/#451bac512abf (page consultée le 5 septembre 2020)

15 Ibid.

16 Fonds monétaire international (FMI). « What are cryptocurrencies? » sur Twitter. [En ligne] https://twitter.com/IMFNews/status/1297640002604527621 (page consultée le 8 septembre 2020)

17 Dréan, Op.cit.

18 Moutot, Anaïs. 18 juin 2019. « La cryptomonnaie de Facebook, une menace pour les autres Gafa » dans Les Échos. [En ligne] https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/la-cryptomonnaie-de-facebook-une-menace-pour-les-autres-gafa-1030191 (page consultée le 9 septembre 2020)

19 Agence France Presse (AFP). 24 juin 2020. « La pandémie accélère la réflexion sur les monnaies numériques de la banque centrale » dans La Tribune. [En ligne] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/cryptomonnaie-la-pandemie-accelere-la-reflexion-sur-les-monnaies-numeriques-de-banque-centrale-851093.html (page consultée le 8 septembre 2020)

20 An Vu Van, Binh. 4 avril 2019. « Le bitcoin génère plus de déchets électroniques que le système bancaire » dans Radio-Canada. [En ligne]. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1161743/bitcoin-pollution-banques-etude-vries-alex-energie-environnement (page consultée le 6 septembre 2020)

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Par Jonathan Durand-Folco

L’hostilité de Donald Trump envers la Chine semble devenue une nouvelle habitude du président américain. Mais les dernières réactions des États-Unis à l’endroit de l’application TikTok, les débats sur l’infrastructure 5G, et la montée des inquiétudes face à la domination monopolistique des GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Microsoft), démontrent les tensions de l’économie numérique qui ébranle la plus grande puissance du monde. Et si les récentes manifestations du capitalisme contemporain, notamment dans sa version états-unienne, étaient l’incarnation la plus récente de l’impérialisme américain? Avant d’étayer cette hypothèse, voici quelques éléments de définition.

Qu’est-ce que le capitalisme algorithmique?

Par capitalisme algorithmique1, j’entends un nouveau stade du capitalisme qui a émergé dans la première décennie du XXIe siècle. Si l’expression « capitalisme numérique » est plutôt floue et remonte aux années 1980-1990 (avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, l’Internet et la « société en réseaux »), l’émergence du « capitalisme algorithmique » coïncide avec l’arrivée des médias sociaux, les téléphones intelligents, l’économie de plateforme, le big data, la diffusion des algorithmes et le machine learning. Shoshana Zuboff utilise l’expression « capitalisme de surveillance » pour désigner cette reconfiguration du capitalisme, mais l’adjectif « algorithmique » permet de mettre l’accent sur l’extraction des données (data is the new oil), le développement accéléré de l’intelligence artificielle (IA) et la généralisation du « pouvoir algorithmique » comme mode de régulation des pratiques sociales. Alors que plusieurs théories critiques considèrent que nous sommes encore au stade du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé, l’hypothèse du capitalisme algorithmique considère qu’une nouvelle configuration du capitalisme a déjà pris le relais, en intégrant la rationalité néolibérale dans une dynamique encore plus englobante : la logique algorithmique.

Les manifestations concrètes de ce nouveau régime d’accumulation sont nombreuses: hégémonie des GAFAM sur les marchés boursiers et l’économie mondiale, apparition du digital labor (microtravail, travail à la demande dans léconomie collaborative, travail social en réseau), technologies addictives, surveillance de masse, « 4e révolution industrielle », automatisation des inégalités sociales par les algorithmes, renforcement de l’extractivisme et de la consommation énergétique par les infrastructures numériques, dont la 5G qui vise à propulser l’Internet des objets3, l’IA et le cloud computing.

Reconfigurations de l’impérialisme américain

Par « impérialisme américain », je reprends ici par commodité la définition de Wikipédia : « L’impérialisme américain est une expression utilisée pour désigner, de manière critique et polémique, l’influence des États-Unis dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels à l’échelle mondiale. »4 Quel est le lien entre l’impérialisme et le capitalisme algorithmique? Mon hypothèse est que pour comprendre la forme particulière que prend l’impérialisme américain depuis les années 2000-2010, il ne faut pas seulement regarder du côté du Pentagone, Wall Street ou encore Hollywood, mais nous tourner vers la Silicon Valley, Google, Apple, Facebook, Instagram, YouTube, Uber, Airbnb, Netflix et compagnie, qui sont aujourd’hui devenus les vecteurs d’une nouvelle « culture globale ».

Alors que « l’américanisation du monde » dans la deuxième moitié du XXe siècle s’est diffusée par les industries culturelles (musique, films) et l’exportation de grandes marques (McDonalds, Coca-Cola, Nike, etc.), le XXIe siècle est davantage marqué par la diffusion de « styles de vie » basés sur les médias sociaux, le iPhone, les influenceurs, les valeurs, codes et références culturelles du web 2.0,  qui peuvent se décliner en une variété de langues et particularités nationales, régionales et locales. C’est donc la « siliconisation du monde »5 qui représente aujourd’hui l’archétype de l’impérialisme culturel, c’est-à-dire la suprématie d’un mode de vie particulier sur le reste du globe.

Cette analyse de l’aspect culturel du capitalisme algorithmique ne doit pas être négligée, ou considérée comme une simple « superstructure » qui émanerait de « l’infrastructure » numérique capitaliste. Elle est l’incarnation d’une forme de vie particulière qui peut être analysée comme telle, bien qu’elle soit toujours liée à des dimensions technologique, économique et politique qui l’influencent de façon dynamique. Cet impérialisme culturel est représenté par l’hégémonie de la Silicon Valley sur la « culture digitale » de notre époque.

La « nouvelle guerre froide »

Cela dit, qu’en est-il de la relation entre l’impérialisme militaire, politique et économique des États-Unis et le capitalisme algorithmique? Disons d’emblée que c’est l’impérialisme technologique qui peut avoir diverses ramifications sur les plans militaire, politique et économique. À mon avis (ce n’est qu’une simple hypothèse, car je suis relativement profane en matière de relations internationales), l’impérialismepolitique des États-Unis est sans doute l’aspect le plus éloigné du capitalisme algorithmique. Avec l’arrivée de Donald Trump, il semble même y avoir un clash complet entre le « néolibéralisme progressiste » de la Silicon Valley, lequel désigne un mélange de valeurs progressistes (diversité, ouverture, écologie, etc.) et de logique économique individualiste, puis le « populisme réactionnaire » du président6. Mais cette contradiction sur le plan politique se combine à une convergence d’intérêts sur le plan économique et militaire, le développement des algorithmes, la robotique et l’intelligence artificielle étant particulièrement utiles pour assurer la suprématie militaire et économique des États-Unis sur l’échiquier mondial. Si les États-Unis sont actuellement en train de perdre leur « leadership moral » à cause des errances débiles du président Trump, ils demeurent encore en position dominante sur les autres plans… pour le moment.

Or, c’est aujourd’hui la Chine qui apparaît comme le prochain hégémon potentiel sur la scène internationale. Si son influence économique comme « grande puissance industrielle » n’est plus à démontrer, c’est maintenant sur le plan technologique que la Chine pourrait dépasser les États-Unis dans la prochaine décennie. Notons ici que la Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lorsque AlphaGo a battu le joueur Lee Sedol 4 à 1 dans une partie de Go. Dans son livre I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire (2019), l’investisseur chinois Kai-Fu Lee raconte comment la Chine a décidé de se lancer à pleine vitesse dans la course à l’intelligence artificielle.

« Les capital-risqueurs, les géants de la technologie et le gouvernement ont brusquement inondé les start-up de capitaux, provoquant une accélération sans précédent de la recherche et des créations d’entreprises. […] Quant au gouvernement central, moins de deux mois après que Ke Jie eut déclaré forfait dans la dernière partie qui l’opposait à AlphaGo, il a présenté un plan ambitieux visant à développer le savoir-faire en intelligence artificielle. […] L’ambition avouée est de faire du pays, d’ici à 2030, le leader mondial de l’innovation en intelligence artificielle sur le plan de la recherche, des technologies et de leurs applications. »7

Rappelons ici que le capitalisme algorithmique existe actuellement sous deux principales formes: le capitalisme de surveillance mâtiné de libéralisme culturel de la Silicon Valley, puis le capitalisme autoritaire à la chinoise, lequel combine le système totalitaire du crédit social et le capitalisme d’État. Alors que l’impérialisme technologique américain est représenté par l’acronyme GAFAM, la Chine a aussi son BATX pour désigner ses Géants du numérique qui sont entrés dans le palmarès mondial des plus grandes entreprises: Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

Cette « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine ne prend plus la forme de la course à l’espace ou de la course aux armements nucléaires qui opposa les Russes aux Américains jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique; la compétition féroce pour la supériorité technologique entre grandes puissances est aujourd’hui centrée sur le développement des machines algorithmiques. Cette tension grandissante entre les États-Unis et la Chine se manifeste par différents incidents impliquant des compagnies technologiques, à l’instar de Huawei (lutte pour le contrôle de l’infrastructure 5G), ou encore TikTok, un média social de propriété chinoise qui est devenu hyper populaire auprès des jeunes depuis son lancement en septembre 2016. Le fait que les États-Unis ont annoncé vouloir bannir TikTok dans la semaine du 3 août 20208, pour empêcher une potentielle collecte de données personnelles par Pékin, alors que les éants de la Silicon Valley font de même depuis une décennie, démontre qu’il s’agit avant tout d’un enjeu géopolitique.

Dimensions de l’impérialisme algorithmique

C’est pourquoi, en résumé, nous devrions analyser les enjeux entourant le bannissement de TikTok à travers la lunette de l’impérialisme américain, qui tente de garder son hégémonie à l’ère du capitalisme algorithmique. L’analyse critique du capitalisme algorithmique comme système économique, ou encore comme moteur de l’hégémonie culturelle, doit ainsi être combinée à une analyse plus globale des nouvelles formes de l’impérialisme au tournant des années 2020. À ce titre, la définition classique de l’impérialisme formulée par Lénine en 1917 offre un bon point de départ un siècle plus tard :

« Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé quelle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », dune oligarchie financière; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »9

Pour actualiser cette définition, nous pouvons dire que l’impérialisme du XXIe siècle, comme « stade suprême du capitalisme algorithmique », repose sur les cinq piliers : 1) domination des monopoles numériques (GAFAM-BATX) sur l’ensemble de la vie économique; 2) fusion du capital industriel, financier et numérique, et création, sur la base du « capital algorithmique », fondé sur l’accumulation de données et de la puissance algorithmique; 3) exportation d’applications et d’algorithmes (au lieu de la production de simples marchandises) comme moteur d’accumulation; 4) formation de réseaux transnationaux de plateformes numériques se partageant le monde; 5) fin du partage territorial du globe et des sphères de l’existence humaine (y compris la vie quotidienne)10 entre les plus grandes puissances capitalistes.

Le procès des GAFAM

Cette définition provisoire de l’impérialisme algorithmique devra être approfondie, nuancée et modifiée au besoin, mais elle permet tout de même de mettre en lumière certains événements de l’actualité. Par exemple, la récente audition des PDG de Apple, Google, Amazon et Facebook devant la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants américaine visait à condamner les pratiques anticoncurrentielles de ces compagnies. L’hégémonie des GAFAM est à la fois l’expression de l’impérialisme américain, mais aussi une menace pour le principe sacro-saint de la libre concurrence capitaliste. 

Comme le note un article du Devoir : « Les patrons ont pu faire valoir leurs arguments, surtout lors des propos liminaires, les parlementaires ne leur laissant qu’assez peu la parole lors de la séance de questions et réponses. Tous en appellent à la fibre patriotique des élus. Leurs sociétés, « fièrement américaines », dixit Mark Zuckerberg, doivent leur succès aux valeurs et lois du pays — démocratie, liberté, innovation, etc. « Il n’y a pas de garanties que nos valeurs vont gagner. La Chine, par exemple, construit sa propre version d’Internet sur des idées très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays », insiste le jeune milliardaire. Les GAFA mettent aussi en avant leurs investissements, les créations d’emplois aux États-Unis, et assurent favoriser la concurrence et faire face à une concurrence féroce. »11

Bien sûr, les membres de la commission ont mis en évidence le fait que Mark Zuckerberg et autres dirigeants des GAFAM enfreignent les lois antitrust12 de différentes façons. La stratégie qui consiste à faire vibrer la fibre patriotique des États-Unis, pour que les élus sceptiques expriment de la compassion face à la « concurrence féroce » à laquelle sont soumis les géants du numérique, montre ici que la Chine apparaît comme le grand ennemi aux valeurs anti-américaines qui pourrait un jour dominer le monde. Doit-on pour autant penser que les États-Unis sont sur le point d’appliquer les lois antitrust pour démanteler les GAFAM? Nul ne le sait encore, mais il faut garder en tête que les États-Unis sont confrontés à leur potentiel déclin face à la Chine, et que des actions trop robustes du côté des GAFAM pourraient nuire à leurs intérêts économiques, géopolitiques et militaires à moyen et long terme. Jean-Robert Sansfaçon montre bien ce dilemme dans sa dernière chronique :

« Cela dit, à l’exception de quelques élus plus sensibles à l’importance d’une réelle concurrence et du respect des droits des usagers, la majorité des représentants au Congrès restent fermement solidaires de leurs entreprises à succès malgré la critique. Et même si le président Trump promet de les mettre au pas après avoir lui-même vu ses fausses nouvelles censurées, il n’en reste pas moins leur plus grand défenseur lorsqu’elles font l’objet de poursuites judiciaires ou fiscales à l’étranger. Combien de milliards ces multinationales ont-elles pu rapatrier à taux d’imposition réduit grâce à la réforme fiscale de Donald Trump, en 2017? Malgré des critiques bien senties, les élus américains sont d’abord soucieux de l’importance pour l’Amérique de maintenir sa domination sur le monde numérique face au concurrent chinois menaçant, tant sur le plan économique que militaire. »13

Démanteler l’oligarchie

Somme toute, l’impérialisme américain basé sur l’hégémonie des grandes plateformes du capitalisme algorithmique représente l’un des principaux enjeux de notre époque. La lutte contre l’impérialisme algorithmique devrait être une priorité tant pour la gauche, soucieuse de justice sociale et économique, que pour le mouvement indépendantiste, qui milite pour la souveraineté populaire et nationale. 

Cela dit, des réformettes sociales-démocrates ou la simple souveraineté politico-juridique d’un État indépendant ne sauraient faire le poids face à l’oligarchie des GAFAM, l’impérialisme américain et la montée rapide du capitalisme autoritaire chinois. Seule une perspective internationaliste et résolument anticapitaliste peut orienter nos réflexions, actions collectives et réformes radicales pour viser le démantèlement du capitalisme algorithmique. 

L’expression « capitalisme algorithmique » a été utilisée pour la première fois par Michael A. Peters dans son texte Algorithmic capitalism in the Epoch of Digital Reason (2017). http://www.uta.edu/huma/agger/fastcapitalism/14_1/Peters-Algorithmic-Capitalism-Epoch.htm. Moi et mon collègue Jonathan Martineau sommes en train d’écrire un livre qui propose une théorisation plus complète de cette reconfiguration du capitalisme, lequel devrait être publié en 2021. Notre conception du capitalisme algorithmique recoupe celle du AI-capitalism analysé par Nick Dyer-Whitehford, Atle Mikkla Kjøsen et James Steinhoff dans Inhuman Power. Artificial Intelligence and the Future of Capitalism, Pluto Press, London : 2019.

Pour une analyse détaillée du digital labor, voir Antonio Casilli. En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil : Paris, 2020.

L’Internet des objets désigne l’interconnexion croissante entre l’Internet, les objets physiques (électroménagers, voitures, etc.) et les environnements humains (maisons intelligentes, villes intelligentes), laquelle accélère la circulation de données entre le monde matériel et le monde numérique. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%A9rialisme_am%C3%A9ricain

Éric Sadin, La siliconisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris : L’échappée, 2016.

Pour une analyse plus détaillée du néolibéralisme progressiste et du populaire réactionnaire dans la sphère politique américaine, voir Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Revue Esprit, septembre 2018. https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672

Kai Fu-Lee, I.A. La plus grande mutation de l’histoire. Paris : Les Arènes, 2019, p. 20-21.

8 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/08/03/tiktok-interdit-aux-etats-unis-les-reponses-a-vos-questions_6048058_4408996.html

Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917. Disponible en ligne sur : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp7.htm

10 Les plateformes numériques et les algorithmes prennent une place toujours plus grande dans nos vies de tous les jours, notamment pour communiquer avec nos ami·e·s via les médias sociaux, ordinateurs et téléphones intelligents. De plus, l’arrivée de l’Internet des objets multipliant les biens physiques branchés sur le réseau (lits, brosses à dents, réfrigérateurs, voitures, etc.) fait en sorte que la logique algorithmique se déplace du « monde en ligne » vers le « monde réel », en faisant sauter la distinction entre les deux.

11 Chris Lefkow, Julie Jammot, « Les patrons des GAFA devant le Congrès américain », Le Devoir, 30 juillet 2020. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/583250/les-patrons-des-gafa-en-audition-devant-le-congres-americain

12 Les lois antitrust, apparues vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, sont des lois visant à réduire la concentration du pouvoir économique de trusts ou monopoles, comme les empires de John Rockefeller et Andrew Carnegie dans les domaines du pétrole et de l’acier par exemple. Microsoft a fait l’objet d’une poursuite judiciaire et d’une application de loi antitrust en 2001.

13 Jean-Robert Sansfaçon, « Le patriotisme avant les principes », Le Devoir, 5 août 2020. https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/583576/geants-du-numerique-le-patriotisme-avant-les-principes

CRÉDIT PHOTO: Giuseppe Milo / FLICKR