Casino en ligne : le Québec, un exemple à suivre ?

Casino en ligne : le Québec, un exemple à suivre ?

Alors qu’en France, le gouvernement envisage de légaliser le casino en ligne, les professionnel·les en dépendance s’interrogent sur la portée préventive d’une telle mesure. Au Québec, ces jeux sont légaux et encadrés par l’État depuis 2010. Une occasion de voir ce qui a fonctionné, ou non.

Au début, c’était le poker. Puis les machines à sous. Mais c’est avec les jeux de casino en ligne que Jonathan*, résidant en Abitibi-Témiscamingue, a développé une addiction au jeu : « C’est vraiment là que je me suis fait le plus de mal », raconte-t-il. La différence, c’est que le casino en ligne était accessible 24h/24 sur son cellulaire. « Je n’avais pas besoin d’aller nulle part, je restais chez nous. » Il se met alors à jouer dans la cuisine, aux toilettes, et en présence de sa famille.

« Les jeux de casino sont ceux qui génèrent le plus de problèmes pour les joueurs », rapporte Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Lorsqu’ils sont en ligne, ces jeux sont d’autant plus addictifs qu’ils sont disponibles en tout temps et dénués de contrôle social. « Les joueurs se promènent avec le casino dans leur poche », illustre Mme Kairouz.

Face au risque élevé de dépendance au casino en ligne, les États choisissent de l’interdire ou de le réguler. Au Québec, ces jeux sont légaux et régis par le gouvernement provincial, par l’entremise de Loto-Québec. En France, ils restent interdits, mais le gouvernement a annoncé cet automne son intention de les légaliser. Pour évaluer si la légalisation peut permettre un encadrement plus efficace, L’Esprit Libre s’est entretenu avec des expert·es en prévention des deux côtés de l’Atlantique.

France : légaliser pour encadrer

« On sait bien que c’est mieux de réguler que de prohiber », soutient Emmanuel Benoit, directeur général de l’Association de recherche et de prévention des excès du jeu (Arpej). Pour lui, la légalisation des jeux de casino virtuels en France serait un moyen d’encadrer les pratiques des joueurs, qui ont déjà accès à une offre illégale. Selon l’Autorité nationale du jeu (ANJ), entre trois et quatre millions de Français jouent chaque année à des jeux de casino en ligne sur des sites illégaux[1]. Le problème, c’est que « ces sites illicites ne prennent pas soin du joueur, il n’y a pas de prévention ni de réduction des risques », alerte le directeur de l’Arpej.

La création de plateformes agrées par l’État permettrait la mise en œuvre de mesures préventives, comme l’interdiction de jeu aux moins de 25 ans, des sessions qui ne dépassent pas deux heures, ou la possibilité de s’auto-exclure, propose M. Benoit. Des « niveaux de sécurisation », selon ses termes, qui favoriseraient une pratique de jeu plus responsable.

Ces dispositions ne sauront être véritablement efficaces si les plateformes illégales, dénuées de tout contrôle, demeurent. « L’idée, c’est aussi de faire en sorte que ces sites illicites ne puissent plus exercer, en luttant de manière encore plus forte [contre eux] », réclame le directeur de l’Arpej, qui reconnaît néanmoins qu’il sera difficile de les supprimer complètement. « Ce qui est important, c’est que la partie congrue soit la plus faible possible », estime-t-il.

Malgré la persistance très certaine d’une offre illégale, M. Benoit espère que les joueur·ses seront attiré·es par les garanties de sécurité de l’offre légale. Contrairement à leurs concurrents illicites, les sites légaux assurent aux client·es la sécurité de leur compte, de leur identité et du paiement. « Quand un opérateur a une image de fiabilité, ça marche beaucoup mieux qu’un opérateur dont on pense qu’il peut tricher », soutient le Français.

Légaliser sans précipiter

Seul pays de l’Union Européenne, avec Chypre, à interdire les jeux de casino en ligne, la France est allée de l’avant à l’automne dernier, en déposant un amendement en vue de les légaliser. Le gouvernement s’est toutefois heurté à la résistance des organismes en prévention. « C’était un peu la stupéfaction et la colère, parce que si vous voulez, ça a été fait sans préparation », raconte M. Benoit. S’ils sont plutôt favorables à une légalisation, les professionnel·les français de l’addictologie estiment néanmoins que la décision ne peut « s’ouvrir par un simple décret qui tombe comme cela pour faire de l’argent », comme le dénonce le directeur de l’Arpej. Une légalisation pourrait en effet rapporter près d’un milliard d’euros à l’État[2].

À l’image de ses confrères et consœurs en addictologie, M. Benoit appelle à « un temps de préparation, de concertation et d’équipement. » Légaliser une pratique aussi addictive nécessite de mettre la protection du joueur au centre des débats, demandent les organismes et les expert·es. Sans véritable plan d’encadrement, l’ouverture des jeux de casino en ligne risque de renforcer davantage l’addiction plutôt que de la prévenir.

Québec : une légalisation d’abord économique

Si les organismes français en prévention réclament aujourd’hui un processus de consultation, celui-ci n’a pas eu lieu au Québec, lorsque le casino en ligne était légalisé en 2010. « Il n’y en a pas eu, ils faisaient juste élargir leur offre », se souvient Anne Élizabeth Lapointe, directrice générale de la Maison Jean Lapointe, qui traite les dépendances. À l’époque, plusieurs acteur·rices de la société civile critiquent le manque de considérations du gouvernement pour les impacts sur la santé publique, réclamant l’implication d’expert·es dans la mise en œuvre de la politique[3].

Pour la chercheuse à l’Université Concordia Sylvia Kairouz, l’État québécois a offert ces jeux en ligne « pour des raisons économiques. » N’ayant aucun contrôle sur l’offre illégale, la société d’État Loto-Québec a développé sa propre plateforme pour « récupérer une partie de ce marché », estime-t-elle. Le casino en ligne intègre ainsi la gamme des jeux d’argent et de hasard régulés par l’État, comme le loto, les paris sportifs ou les casinos terrestres.

Un manque d’encadrement

L’autre enjeu, la santé publique, a été relégué au second plan par la légalisation québécoise, qui ne s’est pas accompagnée d’une stratégie d’encadrement suffisante, selon les expertes rencontrées. « Au Québec, on a une offre, c’est tout », regrette Mme Kairouz. 

Encadrer des pratiques aussi addictives, « ça prend une autorité indépendante », plaide la chercheuse. Contrairement à la France, qui dispose de l’Autorité nationale des jeux, la Belle Province ne s’appuie sur aucune institution indépendante pour réguler l’offre de jeu. Ici, les décisions sont entre les mains de la plateforme elle-même, soit Loto-Québec. Pour illustrer cette situation, Mme Kairouz reprend la métaphore d’une collègue : « Laisser Loto-Québec décider, c’est comme demander à Dracula de surveiller la banque de sang. » 

La société d’État affirme toutefois « offrir aux joueurs un environnement de jeu à la fois intègre, divertissant et sécuritaire », grâce à des mesures de commercialisation responsable et des programmes de sensibilisation. Si Mme Lapointe reconnaît les efforts fournis par Loto-Québec pour inciter au jeu responsable, elle estime qu’ils « pourraient en faire plus, évidemment. » Pour Mme Kairouz, ces mesures servent juste « l’image corporative » de la société d’État. De son côté, Loto-Québec n’a pas donné suite aux sollicitations d’entrevue de L’Esprit Libre.

Une offre illégale persistante

En parallèle, les sites de jeux illégaux sont toujours aussi nombreux qu’en 2010, tout comme les joueur·ses qui les fréquentent[4]. « C’est une suite infinie de jeux, il y en a de toutes les sortes, toutes les semaines », témoigne Jonathan, ancien joueur de casino en ligne. Loto-Québec estime capter 50% du jeu en ligne dans la province. L’autre moitié des joueur·ses continue de fréquenter les sites illicites, qui représentent une concurrence importante pour les services de l’État. Gérées par des sociétés privées souvent déclarées à l’étranger, ces plateformes échappent encore majoritairement aux tentatives de blocage.

En présence de ces deux offres, Jonathan admet préférer les sites illicites à Loto-Québec, car plus attractifs. Ces plateformes ne sont en effet soumises à aucune limite, et peuvent inciter les joueurs autant qu’elles le veulent. « Tu reçois des promotions à tout bout de champ, on te dit “Hey, t’as pas joué depuis longtemps, reviens on va te donner de l’argent”», raconte le joueur désormais abstinent. 

Finalement, en rendant le casino en ligne légal au Québec, Mme Kairouz ne sait pas « si on a vraiment protégé la population. » L’offre est simplement plus grande, tout comme le nombre de joueur·ses, qui connaît une ascension exponentielle depuis 10 ans[5].

Le Québec, un contre-exemple ?

Si les expertes rencontrées à Montréal ne sont pas défavorables en théorie à la légalisation du casino en ligne, elles estiment qu’au niveau de l’encadrement, « le Québec est l’exemple à ne pas suivre », pour reprendre les termes employés par Mme Kairouz. La Belle Province devrait même selon elle « regarder vers la France », qui dispose d’une autorité indépendante pour réguler le jeu, et qui laisse davantage place au débat dans le cadre de la légalisation.

De son côté, Mme Lapointe appelle le législateur français à « s’assurer qu’il n’y aura pas de débordement et que les gens ne laisseront pas leur peau. Parce que finalement, c’est un peu ça qu’on voit ici, malheureusement. »

*Le prénom a été modifié pour préserver l’identité du témoin.


[1] https://anj.fr/casinos-en-ligne-lanj-lance-une-campagne-dinformation  

[2] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-brief-eco/casinos-en-ligne-le-gouvernement-suspend-leur-legalisation_6835988.html

[3] https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-91/index.html

[4] chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/finances/publications-adm/AUTFR_69_Analyse_jeux_en_ligne.pdf

[5] https://www.ledevoir.com/societe/786288/explosion-de-l-engouement-pour-les-jeux-d-argent-en-ligne-pendant-la-pandemie?

Se faire payer à tous les jours : une tendance à l’horizon?

Se faire payer à tous les jours : une tendance à l’horizon?

Par Félix Beauchemin

Dans un contexte de pénurie de main d’œuvre croissante, certaines entreprises étatsuniennes révolutionnent la fameuse paie aux deux semaines. Les employé‧e‧s qui le désirent peuvent maintenant se faire payer directement après un quart de travail. Une tendance qui gagne en popularité, et qui pourrait même faire son apparition l’autre côté de la frontière, au Canada.

« On peut penser qu’effectivement, il y a des gens qui attendent le chèque du jeudi, et donc les deux-trois jours avant [sont plus difficiles] », mentionne Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’école des sciences de l’administration de l’université TELUQ. Selon un sondage de 2019 de l’Association canadienne de la paie, ce serait bel et bien 43% des Canadien‧e‧s qui sont considérés comme « vivant d’un chèque de paie à l’autre »[i]. Aux États-Unis, cette proportion grimpe à près de 54%[ii]. En réponse à ces données inquiétantes, plusieurs observateur‧trice‧s cherchent des moyens de permettre aux travailleurs et travailleuses d’avoir accès à leur paie avant la fin du cycle de 2 semaines. Parmi ces observateurs·trice·s, il y a Kevin Falk, cofondateur et directeur de l’innovation (CIO) de Instant Financial, une entreprise qui se veut un « fournisseur d’accès au salaire gagné », permettant « essentiellement de redonner aux employé‧e‧s le contrôle de leur salaire ».  

La paie aux deux semaines et ses difficultés

Le cycle de paie aux deux semaines est « avantageux pour l’employeur‧euse parce qu’il simplifie le processus de paie, mais il ne l’est pas pour les employé‧e‧s. Si vous avez besoin d’accéder à votre [salaire] à mi-chemin de votre cycle de paie, vous n’avez pas vraiment beaucoup de choix en ce moment, » explique Kevin Falk.

Pour une personne aux prises avec une situation financière précaire, les solutions offertes sont donc peu nombreuses : l’utilisation d’une marge de crédit, le recours aux fameux « prêteurs sur salaire » ou encore le paiement de différents frais d’insuffisance de fonds. Ces frais d’insuffisance tournent d’ailleurs aux alentours de 45$ dans les banques canadiennes[iii]. Ainsi, dans une situation fictive où il ne reste que 50$ dans un compte chèques et qu’il faut payer une épicerie de 100$, le remboursement total ne sera pas d’uniquement 50$, mais plutôt de 95$ si l’on considère ce frais.  Dans un rapport de 2020 publié par la Financial Health Network, on découvrait que les consommateur‧trice‧s étatsunien‧e‧s avaient payé un total de 12,4 milliards $ en frais d’insuffisance de fonds aux banques[iv]. Parmi ces 12,4 milliards $, c’est 95%, soit 11,8 milliards $, qui ont été déboursés par des personnes qui sont considérées vulnérables sur le plan financier[v]. Il va donc sans dire qu’une solution permettant d’avoir accès à son argent à peu de frais bénéficierait à cette tranche de population qui débourse déjà beaucoup d’argent en frais bancaires.

Des services comme Instant Financial sont donc apparus, majoritairement aux États-Unis, permettant de déposer directement le salaire gagné dans un compte en banque dès la fin d’un quart de travail. Tout dépendant des servicesil se peut qu’un frais d’environ 3$ soit exigé à chaque retrait d’une partie de salaire, comme le demande l’application DailyPay. Sur ce sujet, Diane-Gabrielle Tremblay y voit un problème : « Ça semble beaucoup s’adresser aux bas salarié‧e‧s. Je trouve ça un peu problématique qu’on leur demande de payer pour ça et que ce soit des frais pour accéder à leur propre salaire. » À ce sujet, Kevin Falk n’hésite pas à vanter la gratuité du service Instant : « Ce qui nous rend uniques, c’est que nous avons décidé de ne pas faire payer les gens pour être payés. »

Ces services permettent également des avantages importants pour les employeur‧euse‧s. « Quand nous avons créé l’entreprise, nos client‧e‧s mettaient des affiches dans leurs vitrines disant « vous êtes embauché aujourd’hui, vous êtes payé aujourd’hui », et de l’autre côté de la rue, [quelqu’un d’autre offrait le] même salaire [mais sans ce service]. Pour qui pensez-vous qu’ils allaient travailler ? » illustre Kevin Falk. Dans un marché de main-d’œuvre très compétitif, la paie quotidienne se veut donc un avantage social intéressant.

Pourquoi deux semaines?

Dans ce débat, certain‧e‧s spécialistes, dont Mary Childs et Sarah Gonzalez de NPR, n’hésitent pas à présenter le cycle de paie de deux semaines comme un « prêt de son labeur à son patron », et ce, à un taux d’intérêt nul[vi]. Cette théorie part du fait que l’argent acquis après un quart de travail n’est remis que plusieurs jours plus tard. Dans certains cas, ce délai de deux semaines pourrait alors être trop long pour le paiement de dépenses courantes. Ceci soulève donc la question : pourquoi sommes-nous payés aux deux semaines plutôt que quotidiennement?

Pour Diane-Gabrielle Tremblay, « c’est lié au fait qu’au début on remettait de l’argent cash dans une enveloppe. On est dans un État-providence, on a donc un certain nombre de déductions, alors ça paraissait plus simple de regrouper le tout [à chaque deux semaines] ». Mais, comme l’explique cette dernière, il s’agit avant tout d’« une norme sociale ».

Il est donc possible de se demander si les entreprises sont en mesure de mettre en place un système permettant de payer leurs employé‧e‧s directement après un quart de travail. Pour Mme Tremblay, « sur le plan technique, il n’y a rien qui empêcherait ça, avec l’électronique, on pourrait très bien avoir des versements d’une entreprise vers tous ses salarié‧e‧s chaque jour ». Pourtant, Kevin Falk, qui est d’avis que ce changement serait trop difficile en termes de gestion, voit la situation bien différemment : « Les entreprises devraient changer tout leur processus technologique. Le service de rémunération ne veut pas traiter la paie tous les jours, ils sont déjà surchargés de travail, c’est déjà un processus compliqué, s’assurer que les impôts sont calculés correctement, s’assurer que toutes les déductions ont été traitées de manière appropriée. » C’est d’ailleurs pour cette raison que certaines grandes entreprises américaines, dont McDonaldsKFC et Six Flags font affaire avec des services comme Instant ou DailyPay, s’évitant du même coup de gérer la lourdeur administrative d’une gestion de paie journalière.

D’autres solutions possibles?

Pour les travailleurs et travailleuses à faible revenu, Mme Tremblay de la TÉLUQ voit toutefois d’autres solutions importantes pour ceux et celles vivant d’une paie à l’autre. « J’aurais tendance à dire que si le problème c’est l’accès à la rémunération, il y a quand même, et déjà beaucoup de gens utilisent cette stratégie, les cartes de crédit. Si on paie chaque mois, c’est quand même une bonne affaire. On se retrouve à se faire « avancer » l’argent » ajoute-t-elle. Or, les taux d’intérêt pour les cartes de crédits non payées peuvent grimper jusqu’à 20%[vii]. Selon une étude de Prosper Canada, les ménages canadiens à faible revenu utiliseraient en moyenne 31% de leurs revenus dans le paiement de leurs dettes[viii]. Parmi les formes les plus communes de ses dettes, la carte de crédit arrive au sommet. Ainsi, une gestion saine de cet outil est donc de mise pour les personnes déjà précaires.

Mme Tremblay y voit aussi une opportunité pour les employeur‧euse‧s de travailler main dans la main avec les banques ou coopératives de crédit comme Desjardins : « Ce serait peut-être aux coopératives de crédit, qui s’intéressent à ces populations-là, les bas salarié‧e‧s, d’essayer de trouver des formules qui ne seraient pas problématiques. » Ce serait pour elle une occasion d’abaisser les frais d’insuffisances de fonds pour les travailleurs à revenus modiques : « Une institution financière, surtout une coopérative, avec une entente avec l’employeur‧euse de la personne [accordant une garantie] que l’argent s’en vient, pourrait effectivement permettre un découvert sans trop de frais. » La possibilité de frais bancaires préférentiels pour personnes financièrement vulnérables est d’ailleurs fréquemment discutée depuis des années, notamment dans un rapport d’Option Consommateurs de 2018 qui mentionnait que « la façon dont les forfaits sont conçus et expliqués aux consommateur‧trice‧s favorise l’explosion des frais bancaires variables, même pour ceux et celles qui disposent d’un compte à frais modiques » [ix].

***

Malgré la popularité du service de paie quotidienne aux États-Unis, entre autres à travers des applications comme Instant ou DailyPay, cette tendance n’a pas encore véritablement vue le jour au Canada. « Nous pensons qu’il y a une énorme demande au Canada. Je dirais que ce nombre est proche de 6 millions [de travailleurs et travailleuses], avec probablement un million et demi au Québec seulement, peut-être même 2 millions » mentionne Kevin Falk de Instant. Ceux-ci se disent donc « prêts » à une entrée progressive dans le marché canadien. Il ne reste qu’à voir si ce service aura le même impact au Canada qu’aux États-Unis.

Crédit photo : flickr/Tina Franklin


[i] Association canadienne de la paie, « Sondage de recherche 2019 de la SNP auprès des employés, Communiqué de presse national des résultats, » 2019. https://paie.ca/PDF/NPW/2019/Media/CPA-2019-NPW-Employee-French.aspx

[ii] Reality check : the paycheck-to-paycheck report,  PYMNTS et LendingClub, 2021, https://www.prnewswire.com/news-releases/nearly-40-percent-of-americans-with-annual-incomes-over-100-000-live-paycheck-to-paycheck-301312281.html.  

[iii] « Frais d’insuffisance de fonds des comptes chèques, » 2021, https://www.ratehub.ca/comptes-cheques/frais-d-insuffisance-de-fonds-des-comptes-cheques.

[iv] Meghan Greene et al., The FinHealth Spend Report 2021 : What Financially Coping and Vulnerable Americans

Pay for Everyday Financial Services, Financial Health Network, 2021. https://s3.amazonaws.com/cfsi-innovation-files-2018/wp-content/uploads/2021/04/19180204/FinHealth_Spend_Report_2021.pdf

[v] Ibid.

[vi] Sarah Gonzalez et Marie Childs, « You’re Giving Your Boss A Loan », NPR: Planet Money, 22:02, 13 décembre 2019. https://www.npr.org/2019/12/13/787996422/episode-957-youre-giving-your-boss-a-loan.  

[vii] Stéphanie Grammond, « Baissons les taux des cartes de crédit » La Presse, 31 mars 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/finances-personnelles/2020-03-31/baissons-les-taux-des-cartes-de-credit

[viii] Prosper Canada, « Low-income households spend 31 per cent of their incomes on debt repayment », 10 novembre 2020, https://prospercanada.org/News-Media/Media-Releases/Low-income-households-spend-31-per-cent-of-their-i.aspx.

[ix] Olivier Bourgeois, Frais bancaires et personnes à faible revenu : portrait de la situation, Option consommateurs, juin 2017. https://option-consommateurs.org/wp-content/uploads/2018/04/oc-809261-frais-bancaires-rapport-final-fr.pdf

Allemagne, Malaisie, Colombie : conjuguer travail, migration et pandémie

Allemagne, Malaisie, Colombie : conjuguer travail, migration et pandémie

Par Adèle Surprenant

La pandémie de la COVID-19, les mesures de confinement et la popularisation du télétravail ont propulsé une réflexion sur le marché du travail et la précarité croissante qu’il connait. Les restructurations dont il fait l’objet pour s’adapter à la crise sanitaire mondiale frappent aussi les secteurs d’activités dits peu qualifiés; des emplois occupés en grande partie, en Occident et ailleurs dans le monde, par des personnes migrantes. Regard sur la situation des travailleur·se·s migrant·e·s en 2020 sur trois continents.  

La migration économique est le déplacement d’une « personne qui change de pays afin d’entreprendre un travail ou afin d’avoir un meilleur futur économique », selon le Conseil canadien pour les réfugiés, qui met en garde contre l’utilisation à l’emporte-pièce du terme, puisque « les motivations des migrant[·e·]s sont généralement très complexes et ne sont pas nécessairement immédiatement identifiables »i. Plusieurs demandeur·se·s d’asile et réfugié·e·s obtiennent un permis de travail dans leur pays d’accueil, devenant alors des travailleur·se·s migrant·e·s. Environ 90 % de la population mondiale dépend des remises d’argent des travailleur·se·s migrant·e·s, qui comptent pour plus d’un dixième du Produit intérieur brut (PIB) d’une trentaine de paysii. Ces revenus essentiels ont chuté de 20 % au cours de l’année 2020, d’après la Banque mondialeiii. Les effets du ralentissement économique provoqué par la pandémie sur les 164 millions de travailleur·se·s migrant·e·siv et leurs familles — bien souvent dépendantes de leur revenu généré en devises étrangères — ne sont pas uniquement économiques : de nombreux rapports font par exemple état d’une augmentation de la xénophobie, des discriminations, de détérioration de leurs conditions de travail ou encore de retours forcés dans leurs pays d’originev. « Les travailleurs migrants [et les travailleuses migrantes] sont souvent les premiers [et les premières] à être licencié[·e·]s, mais les derniers [et les dernières] à avoir accès à des tests ou à des traitements équivalents aux citoyens du pays d’accueil », s‘inquiète l’Organisation internationale du travail (OIT), qui souligne que l’exclusion des travailleur·se·s migrant·e·s de la plupart des politiques gouvernementales de support financier a entraîné une précarisation globale de cette catégorie de travailleur·se·s, déjà vulnérablevi. Une précarisation que n’a fait qu’accélérer la pandémie, dont les racines semblent remonter aux fondements du marché du travail globalisé. La main-d’œuvre bon marché y est souvent priorisée au détriment des droits et conditions de travail des employé·e·s. Préexistants à la COVID-19, donc, les systèmes d’exploitation de la main-d’œuvre migrante se déclinent en plusieurs variantes légales et empiriques. Penchons-nous sur le cas de l’Allemagne, de la Colombie et de la Malaisie.  

Dépendance et démographie en Allemagne  

L’Allemagne est souvent érigée en exemple d’accueil en Europe de l’Ouest, après avoir ouvert ses portes à 1,1 million de réfugié·e·s en 2015vii. Son hospitalité précède la fameuse vague migratoire, avec par exemple l’installation d’une population turque importante à partir des années 1960, ou encore l’introduction de contrats saisonniers temporaires pour l’agriculture et le secteur du BTPviii, vingt ans plus tardix. Avant la pandémie, 300 000 travailleur·se·s en provenance des pays d’Europe de l’Est se rendaient annuellement dans les camps et sur les chantiers allemandsx. La demande de main-d’œuvre étrangère se fait elle aussi croissante pour les emplois hautement qualifiés comme l’ingénierie, la pharmacie, la plomberie ou les soins infirmiersxi. D’après le ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie de l’Allemagne, plus de 60 % des employeurs disaient connaitre une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Cette réalité ne tend pas à s’améliorer, alors que la population âgée de 20 à 65 ans devrait diminuer de 3,9 millions au courant de la décennie, et de plus de 10 millions d’ici 2060xii. En mars 2020, la fermeture des frontières a fait craindre un débalancement du marché du travail allemand, dont certains secteurs sont dépendants de la mobilité des travailleur·se·s saisonnier·ère·s. Des fermier·ère·s ont même averti que cela poserait une possible menace à la sécurité alimentaire nationale, rapporte le New York Timesxiii. En réponse à ces préoccupations, le gouvernement a fait entrave aux mesures sanitaires et a autorisé les fermier·ère·s à faire venir par avion des travailleur·se·s de Bulgarie et de Roumanie, à hauteur de 40 000 personnes par mois, pour avril et mai exclusivementxiv. En date du 18 mai, seulement 28 000 travailleur·se·s avaient atterri en sol allemand, un chiffre à la baisse qui s’explique par le coût important et les défis logistiques qu’impliquait une telle opérationxv, le transport n’étant normalement pas pris en charge par les employeurs. 

Pour les quelques dizaines de milliers de personnes qui ont traversé les frontières pour trouver un emploi, la réalité est loin d’être simple. À la suite du trajet, de nombreuses plaintes ont été recensées quant au manque de mesures sanitaires dans les transports, des critiques réitérées au sujet des logements attribués aux travailleur·se·s, souvent surpeuplésxvi. Sur les lieux de travail, les conditions ne sont souvent pas meilleures : fin juin, plus de 1 500 ouvrier·ère·s — la plupart originaires de Bulgarie, de Roumanie et de Pologne — ont reçu un résultat positif à la COVID-19 dans une usine de traitement de la viande, malgré les avertissements des épidémiologistes visant spécifiquement les abattoirsxvii. Bien que les travailleur·se·s étrangers soient exposés à des risques sanitaires importants, les salaires, eux, sont restés les mêmes. Au salaire minimum de 9,35 €/heure (environ 15 $ CAD) sont souvent soustraits les frais de transport, d’hébergement et d’alimentation, parfois sans que les salarié·e·s en soient informé·e·sxviii. Durant la pandémie, la période durant laquelle les migrant·e·s peuvent travailler légalement sans que leurs employeurs et employeuses soient contraint·e·s à cotiser à la sécurité sociale est passée de 70 à 115 joursxix, faisant croître la précarité des travailleur·se·s tout en favorisant le profit du patronat localxx. Pour beaucoup de travailleur·se·s en provenance d’Europe de l’Est, les conditions de travail précaires et les risques de contamination au virus sont le prix à payer pour survivre, le travail saisonnier étant leur principale source de revenuxxi. L’économie allemande semble dépendre elle aussi de leur contribution, même si la récente Loi sur l’immigration (« Fachkräftezuwanderungsgesetz »), entrée en vigueur le 1er mars 2020, est destinée à favoriser le travail migrant qualifié uniquementxxii. Un choix politique qui ne fait pas l’unanimité, alors que certain·e·s militant·e·s des droits du travail critiquent l’aggravation des inégalités qui touchent la main-d’œuvre peu qualifiée dans le contexte de la pandémiexxiii.  

Malaisie : quand le salaire du travail est l’abus  

En Malaisie, la demande en main-d’œuvre peu qualifiée au sein de l’industrie privée est en constante augmentation depuis les années 1970, favorisant l’entrée de migrant·e·s sur le marché du travailxxiv. Le pays d’Asie du Sud-Est compte aujourd’hui trois millions de travailleur·se·s étranger·ère·s, d’après la Banque mondiale, dont la moitié serait en situation irrégulièrexxv. La Malaisie n’est pas signataire de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, mais elle s’est engagée à protéger leurs droits en vertu de plusieurs standards de l’OITxxvi. Plusieurs expert·e·s soutiennent cependant que l’État a manqué à ses obligations depuis le déclenchement de la pandémiexxvii. Les critiques de négligences et d’abus précèdent la crise sanitaire et s’inscrivent dans un mouvement anti-migratoire plus large, comme l’écrit Pamungkas A. Dewanto : « politiquement, la forte demande en travailleurs [et travailleuses] peu ou moyennement qualifié[·e·]s a inspiré des discours populistes, qui incitent à considérer les travailleurs étrangers [et travailleuses étrangères] comme une nouvelle menace socio-économique pour la société d’accueil. En réponse aux campagnes populistes contre les travailleurs étrangers [et les travailleuses étrangères], les autorités locales ont entamé la « titrisation » de l’afflux de travailleurs migrants [et de travailleuses migrantes] depuis la fin 1991 en imposant des mesures migratoires et des pratiques policières plus fortes à l’encontre des migrant[·e·]s […] xxviii». La gestion gouvernementale des travailleur·se·s étranger·ère·s durant la crise sanitaire témoigne de cette tendance. Depuis mai, près de 20 000 ouvrier·ère·s ont été arrêté·e·s sur leurs lieux de travail respectifs et placé·e·s en centres de détentions surpeuplés, incubateurs du virusxxix. Une descente qui survient après l’annonce que l’accès aux tests serait étendu aux migrant·e·s en situation irrégulière, sans qu’ils et elles aient à craindre de répercussions légalesxxx. Le nombre de travailleur·se·s étranger·ère·s en situation irrégulière a lui-même bondi, même si les chiffres restent imprécis. Le confinement a été accompagné de nombreux licenciements, invalidant les permis de travail de ressortissant·e·s à majorité indonésien·ne·s, népalais·e·s ou bangladais·e·s et les plongeant dans l’illégalitéxxxi. Mohamed Rayhan Kabir, travailleur bangladais de 25 ans, a été arrêté pour enquête le 24 juillet 2020. Peu de temps avant, il aurait critiqué le traitement des migrant·e·s par les autorités malaisiennes dans un documentaire de la chaîne al-Jazeera. Son permis de travail a été révoqué et il a été menacé d’expulsion, malgré l’opposition d’associations comme Human Rights Watch, qui rappelle que « la protection internationale des droits humains s’applique normalement aux non-nationaux aussi bien qu’aux citoyen[·ne·]s, incluant les droits à la liberté d’expression et à une procédure judiciaire régulièrexxxii». Même si certaines industries se portent bien depuis le début de la pandémie, notamment celle des gants en caoutchouc jetablesxxxiii, le Fonds monétaire international (FMI) estime que l’économie malaisienne pourrait se contracter de 6 % en 2020xxxiv. Si l’économie dépend fortement de l’apport du travail migrant, le contexte sanitaire a permis la résurgence de discours anti-migratoires, comme un peu partout sur la planète. Un rapport de la Banque mondiale de 2015 indique cependant que la présence de travailleur·se·s étranger·ère·s en Malaisie a contribué à créer plus d’emplois moyennement ou très qualifiés pour les locaux, faisant mentir la conception répandue selon laquelle les migrant·e·s les en priveraientxxxv. Pour chaque augmentation de 10 % du nombre de travailleur·se·s migrant·e·s, l’économie malaisienne verrait son PIB augmenter de 1,1 %xxxvi

En Colombie, la pandémie nuit à la cohésion sociale  

En Colombie, le statut des travailleur·se·s migrant·e·s est différent : sur les 5,5 millions de personnes ayant fui les troubles politiques et l’effondrement économique au Venezuela depuis 2015, le tiers de ces personnes se sont réfugiées chez leur voisin colombienxxxvii. Bien qu’elles bénéficient pour beaucoup du statut de réfugié·e, elles ne bénéficient pas de protection supplémentaire sur le marché du travail. Avant la COVID-19, les frontières colombiennes étaient ouvertes aux familles vénézuéliennes et plus de 700 000 personnes ont reçu un permis de résidence et de travail, en plus d’avoir accès à l’aide humanitairexxxviii. « Historiquement, la relation entre les deux pays est tissée serrée. La frontière limitrophe est poreuse, il y a toujours eu une migration circulaire, des échanges et des intégrations dans les régions frontalières », explique en entrevue Martha Guerrero Ble de l’ONG Refugees International. Elle rappelle aussi qu’à une époque, de nombreuses et nombreux Colombien·ne·s fuyant la guerre civile se sont installé·e·s au Venezuela, ce qui peut expliquer leur relative hospitalité aujourd’hui.  

En regard du traitement des Vénézuélien·ne·s, la Colombie se distingue des autres pays de la région. Le Pérou, le Chili et l’Équateur se sont désolidarisés bien avant la crise sanitaire et malgré la déclaration de Quito (2018), adoptée afin d’assurer l’accès aux migrant·e·s à une régularisation des statuts, à l’éducation, à la santé et au travailxxxix. Ces pays, où les Vénézuélien·ne·s pouvaient entrer sans passeport en 2019, réclament maintenant pour certains des visas : un moyen de restreindre leur entrée sur le territoire que Bogota n’a pas instauré, un filet social pour accueillir les réfugié·e·s étant déjà en place à cause de l’histoire du pays, qui comptait quatre millions de déplacé·e·s internes en 2012xl. En octobre 2019, les Vénézuélien·ne·s en Colombie gagnaient toutefois en moyenne 30 % de moins que leurs hôtes et étaient pour beaucoup confiné·e·s au secteur informelxli. D’après l’OIT, 46 % des Vénézuélien·ne·s travaillent dans le secteur informel, contre 35 % de Colombien·ne·sxlii, un secteur plus affecté par les restrictions liées à la pandémie. 

Les pressions économiques qui affligent désormais la Colombie, aux prises avec un des confinements les plus stricts au monde, n’ont fait qu’accroitre ces inégalités et alimenter la xénophobie, jusque-là restée un phénomène marginalxliii. « La récession économique n’aide pas du tout à améliorer la cohésion sociale », souligne Mme Guerrero, qui ajoute que « le gouvernement national a vraiment fait tout en son pouvoir pour intégrer les Vénézuéliens à l’économie du pays, mais chaque région a un mode de gestion différent ». Rejointe au téléphone parL’Esprit libre, elle explique comment, outre la capitale et les métropoles comme Medellin ou Cali, de nombreux·ses réfugié·e·s s’installent dans les régions où le marché du travail est déjà saturé en temps normal et se retrouvent donc sans emploi ou avec des emplois encore plus précaires. xliv 

Plus de 100 000 réfugié·e·s sont entré·e·s au Venezuela entre mars et octobre 2020, à défaut de pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches en Colombie. Des 69 % de familles qui consommaient trois repas par jour avant le confinement, seulement 26 % d’entre elles peuvent aujourd’hui se le permettre, parmi celles restées en Colombiexlv.  « Il ne s’agit pas que d’une question économique mais d’une question de survie », commente Mme Guerrero, pour qui il est sans équivoque que les Vénézuélien·ne·s ne travaillent pas en Colombie par choix, mais parce que le salaire minimum mensuel dans leur pays d’origine ne dépasse pas deux dollars américainsxlvi.  

Pourtant, le statut de réfugié·e octroyé aux Vénézuélien·ne·s les protège sur le plan professionnel également, comme l’explique Mme Guerrero : « La plupart des migrant[·e·]s économiques sont invisibles. Pour [celles et] ceux qui n’ont pas accès à la régularisation de leur statut ou à un permis de travail, c’est facile pour les gouvernements de s’en laver les mains. Les Vénézuélien[·e·]s en Colombie subissent des discriminations et des abus sur le marché du travail, mais leur reconnaissance légale et la protection internationale dont [elles et] ils font l’objet est un avantage, parce qu’elles permettent aux institutions de faire pression sur le gouvernement et de prendre action pour améliorer les conditions de vie et de travail des plus précaires ».  

Comme dans le cas des millions de travailleur·e·s migrant·e·s dans le monde, la pandémie a mis en lumière une précarité et des inégalités préexistantes en Colombie. Elle a également contraint une partie de la classe politique à prendre conscience de l’ampleur de la dépendance au travail migrant, et les bénéfices que peut avoir l’intégration au marché du travail formel des migrant·e·s, pour elles et eux comme pour l’économie et les travailleur·e·s locauxxlvii.  

Révision de fond : Catherine Paquette et Any-Pier Dionne

Révision linguistique : Simone Laflamme

i Conseil canadien pour les réfugiés, « À propos des réfugiés et des immigrants : Un glossaire terminologique ». https://ccrweb.ca/files/glossaire.pdf

iiUN News, « Uncertain future for migrant workers, in a post-pandemic world », 19 septembre 2020. https://news.un.org/en/story/2020/09/1072562

iii Ibid.

iv Organisation internationale du travail (OIT), « Protéger les travailleurs migrants pendant la pandémie de COVID-19. Recommandations aux décideurs politiques et aux mandants », mai 2020. https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_protect/—protrav/—migrant/documents/publication/wcms_745197.pdf

v Ibid.  

vi Ibid.  

vii Marcus Kahmann et Adelheid Hege, « Allemagne. Employeurs et réfugiés : l’intégration au service d’une stratégie de long terme », Chronique internationale de l’Institut de recherches Économiques et Sociales (IRES), n.154, 2016. http://www.ires.fr/publications/chronique-internationale-de-l-ires/item/4399-allemagne-employeurs-et-refugies-l-integration-au-service-d-une-strategie-de-long-terme

viii Bâtiment et travaux publics.  

ix Ibid.  

x Melissa Eddy, « Farm Workers Airlifted Into Germany Provide Solutions and Pose New Risks », The New York Times, 18 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/18/world/europe/coronavirus-german-farms-migrant-workers-airlift.html

xi Danya Bobrovskaya et Olga Gulina, « Is Germany Encouraging Migrants in Skilled Labour? », Legal Dialogue, 20 janvier 2020. https://legal-dialogue.org/is-germany-inviting-new-labor-migrants

xii Ibid.  

xiii Melissa Eddy, op.cit.  

xiv Ibid.  

xv Ibid.  

xvi Maxim Edwards, « Fruit picking in a pandemic : Europe’s precarious migrant workers », Global Voices, 14 juillet 2020. https://globalvoices.org/2020/07/14/fruit-picking-in-a-pandemic-europes-precarious-migrant-workers/.  

xvii Ibid.  

xviii Ibid. 

xix Ibid. 

xx Paula Erizanu, « Stranded or shunned : Europe’s migrant workers caught in no-man’s land », The Guardian, 16 avril 2020. https://www.theguardian.com/world/2020/apr/16/stranded-or-shunned-europes-migrant-workers-caught-in-no-mans-land.  

xxi Maxim Edwards, op.cit. 

xxii Sertan Sanderson, « Allemagne : une nouvelle loi sur l‘immigration pour pallier le manque de main d‘œuvre », Infomigrants, 28 février 2020. https://www.infomigrants.net/fr/post/23077/allemagne-une-nouvelle-loi-sur-l-immigration-pour-pallier-le-manque-de-main-d-oeuvre.  

xxiii Maxim Edwards, op.cit.  

xxiv Pamungkas A. Dewanto, « Labouring Situations and Protection among Foreign Workers in Malaysia », Henrich Böll-Stiftung, 20 aout 2020. https://th.boell.org/en/2020/08/20/labouring-situations-malaysia.  

xxv Ibid. 

xxvi Eric Paulson, « The need to value, not vilify, migrant workers », FMT News, 3 août 2020. https://www.freemalaysiatoday.com/category/opinion/2020/08/03/the-need-to-value-not-vilify-migrant-workers/.  

xxvii Yen Nee Lee, « Neglect of migrant workers could hurt Malaysia’s economic recovery », CNBC, 4 novembre 2020. https://www.cnbc.com/2020/11/05/covid-19-migrant-worker-neglect-may-hurt-malaysia-economic-recovery.html.  

xxviii Citation originale : « Yet, politically, the high demand for foreign low-to-medium skilled worker has inspired populist claim which considers foreign workers the new social-economic threat for the host society. In response to the populist campaign against foreign labourers, local authorities have been “securitizing” the inflow of foreign workers since late 1991 by imposing stronger immigration and policing practice against irregular migrants […] » (notre traduction). Pamungkas A. Dewanto, op.cit.  

xxix Tan Theng Theng et Jarud Romadan, « The Economic case against the Marginalisation of Migrant Workers in Malaysia », The London School of Economics and Political Science, 1er octobre 2020. https://blogs.lse.ac.uk/seac/2020/10/01/the-economic-case-against-the-marginalisation-of-migrant-workers-in-malaysia/.  

xxx Yen Nee Lee, op.cit.  

xxxiIbid. 

xxxiiCitation originale : « International human rights protections normally apply to non-nationals as well as citizans, including the rights of freedom of expression and due process. » (notre traduction). Human rights watch, « Malaysia : Free Outspoken Migrant Worker », 29 juillet 2020. https://www.hrw.org/news/2020/07/29/malaysia-free-outspoken-migrant-worker

xxxiii Ushar Daniele, « Malaysian employers shocked, angry over fines ruling for overcrowded migrant workers’ lodgings », Arab News, 30 novembre 2020. https://www.arabnews.com/node/1770666/world

xxxiv Yen Nee Lee, op.cit.  

xxxv Pamungkas A. Dewanto, op.cit.  

xxxvi Ibid. 

xxxvii Jennifer Bitterly, « Venezuelan migrants left in the lurch as COVID-19 stalls regional reforms », The New Humanitarian, 15 octobre 2020. https://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2020/10/15/Venezuela-Colombia-migrants-legislation-documents

xxxviii Jimmy Graham et Martha Guerrero, « The Effect of COVID-19 on the Economic Inclusion of Venezuelans in Colombia », Refugees International and Center for Global development, 28 octobre 2020. https://www.refugeesinternational.org/reports/2020/10/26/the-effect-of-covid-19-on-the-economic-inclusion-of-venezuelans-in-colombia.  

xxxix Bitterly, op.cit.  

xl UNHCR, « Colombie », 2012.  https://www.unhcr.org/fr/51efd16d0.pdf.  

xli Ibid.  

xlii Jimmy Graham et Martha Guerrero Ble, op.cit.  

xliii Ibid.  

xliv 

xlv Ibid.

xlvi Mariana Palau et Manuel Reda, « Venezuelans once again fleeing on foot as troubles mount », Associated Press, 9 octobre 2020. https://apnews.com/article/virus-outbreak-transportation-medellin-immigration-colombia-98d010ec0c97c02ec7682250b14a50e0.  

xlvii Jimmy Graham et Helen Dempster, « Improving Venezuelans’ Economic Inclusion in Colombia Could Contribute 1$ Billion Every Year », Center for Global Development, 2 octobre 2020. https://www.cgdev.org/blog/improving-venezuelans-economic-inclusion-colombia-could-contribute-1-billion-every-year.  

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Par Jonathan Durand-Folco

L’hostilité de Donald Trump envers la Chine semble devenue une nouvelle habitude du président américain. Mais les dernières réactions des États-Unis à l’endroit de l’application TikTok, les débats sur l’infrastructure 5G, et la montée des inquiétudes face à la domination monopolistique des GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Microsoft), démontrent les tensions de l’économie numérique qui ébranle la plus grande puissance du monde. Et si les récentes manifestations du capitalisme contemporain, notamment dans sa version états-unienne, étaient l’incarnation la plus récente de l’impérialisme américain? Avant d’étayer cette hypothèse, voici quelques éléments de définition.

Qu’est-ce que le capitalisme algorithmique?

Par capitalisme algorithmique1, j’entends un nouveau stade du capitalisme qui a émergé dans la première décennie du XXIe siècle. Si l’expression « capitalisme numérique » est plutôt floue et remonte aux années 1980-1990 (avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, l’Internet et la « société en réseaux »), l’émergence du « capitalisme algorithmique » coïncide avec l’arrivée des médias sociaux, les téléphones intelligents, l’économie de plateforme, le big data, la diffusion des algorithmes et le machine learning. Shoshana Zuboff utilise l’expression « capitalisme de surveillance » pour désigner cette reconfiguration du capitalisme, mais l’adjectif « algorithmique » permet de mettre l’accent sur l’extraction des données (data is the new oil), le développement accéléré de l’intelligence artificielle (IA) et la généralisation du « pouvoir algorithmique » comme mode de régulation des pratiques sociales. Alors que plusieurs théories critiques considèrent que nous sommes encore au stade du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé, l’hypothèse du capitalisme algorithmique considère qu’une nouvelle configuration du capitalisme a déjà pris le relais, en intégrant la rationalité néolibérale dans une dynamique encore plus englobante : la logique algorithmique.

Les manifestations concrètes de ce nouveau régime d’accumulation sont nombreuses: hégémonie des GAFAM sur les marchés boursiers et l’économie mondiale, apparition du digital labor (microtravail, travail à la demande dans léconomie collaborative, travail social en réseau), technologies addictives, surveillance de masse, « 4e révolution industrielle », automatisation des inégalités sociales par les algorithmes, renforcement de l’extractivisme et de la consommation énergétique par les infrastructures numériques, dont la 5G qui vise à propulser l’Internet des objets3, l’IA et le cloud computing.

Reconfigurations de l’impérialisme américain

Par « impérialisme américain », je reprends ici par commodité la définition de Wikipédia : « L’impérialisme américain est une expression utilisée pour désigner, de manière critique et polémique, l’influence des États-Unis dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels à l’échelle mondiale. »4 Quel est le lien entre l’impérialisme et le capitalisme algorithmique? Mon hypothèse est que pour comprendre la forme particulière que prend l’impérialisme américain depuis les années 2000-2010, il ne faut pas seulement regarder du côté du Pentagone, Wall Street ou encore Hollywood, mais nous tourner vers la Silicon Valley, Google, Apple, Facebook, Instagram, YouTube, Uber, Airbnb, Netflix et compagnie, qui sont aujourd’hui devenus les vecteurs d’une nouvelle « culture globale ».

Alors que « l’américanisation du monde » dans la deuxième moitié du XXe siècle s’est diffusée par les industries culturelles (musique, films) et l’exportation de grandes marques (McDonalds, Coca-Cola, Nike, etc.), le XXIe siècle est davantage marqué par la diffusion de « styles de vie » basés sur les médias sociaux, le iPhone, les influenceurs, les valeurs, codes et références culturelles du web 2.0,  qui peuvent se décliner en une variété de langues et particularités nationales, régionales et locales. C’est donc la « siliconisation du monde »5 qui représente aujourd’hui l’archétype de l’impérialisme culturel, c’est-à-dire la suprématie d’un mode de vie particulier sur le reste du globe.

Cette analyse de l’aspect culturel du capitalisme algorithmique ne doit pas être négligée, ou considérée comme une simple « superstructure » qui émanerait de « l’infrastructure » numérique capitaliste. Elle est l’incarnation d’une forme de vie particulière qui peut être analysée comme telle, bien qu’elle soit toujours liée à des dimensions technologique, économique et politique qui l’influencent de façon dynamique. Cet impérialisme culturel est représenté par l’hégémonie de la Silicon Valley sur la « culture digitale » de notre époque.

La « nouvelle guerre froide »

Cela dit, qu’en est-il de la relation entre l’impérialisme militaire, politique et économique des États-Unis et le capitalisme algorithmique? Disons d’emblée que c’est l’impérialisme technologique qui peut avoir diverses ramifications sur les plans militaire, politique et économique. À mon avis (ce n’est qu’une simple hypothèse, car je suis relativement profane en matière de relations internationales), l’impérialismepolitique des États-Unis est sans doute l’aspect le plus éloigné du capitalisme algorithmique. Avec l’arrivée de Donald Trump, il semble même y avoir un clash complet entre le « néolibéralisme progressiste » de la Silicon Valley, lequel désigne un mélange de valeurs progressistes (diversité, ouverture, écologie, etc.) et de logique économique individualiste, puis le « populisme réactionnaire » du président6. Mais cette contradiction sur le plan politique se combine à une convergence d’intérêts sur le plan économique et militaire, le développement des algorithmes, la robotique et l’intelligence artificielle étant particulièrement utiles pour assurer la suprématie militaire et économique des États-Unis sur l’échiquier mondial. Si les États-Unis sont actuellement en train de perdre leur « leadership moral » à cause des errances débiles du président Trump, ils demeurent encore en position dominante sur les autres plans… pour le moment.

Or, c’est aujourd’hui la Chine qui apparaît comme le prochain hégémon potentiel sur la scène internationale. Si son influence économique comme « grande puissance industrielle » n’est plus à démontrer, c’est maintenant sur le plan technologique que la Chine pourrait dépasser les États-Unis dans la prochaine décennie. Notons ici que la Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lorsque AlphaGo a battu le joueur Lee Sedol 4 à 1 dans une partie de Go. Dans son livre I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire (2019), l’investisseur chinois Kai-Fu Lee raconte comment la Chine a décidé de se lancer à pleine vitesse dans la course à l’intelligence artificielle.

« Les capital-risqueurs, les géants de la technologie et le gouvernement ont brusquement inondé les start-up de capitaux, provoquant une accélération sans précédent de la recherche et des créations d’entreprises. […] Quant au gouvernement central, moins de deux mois après que Ke Jie eut déclaré forfait dans la dernière partie qui l’opposait à AlphaGo, il a présenté un plan ambitieux visant à développer le savoir-faire en intelligence artificielle. […] L’ambition avouée est de faire du pays, d’ici à 2030, le leader mondial de l’innovation en intelligence artificielle sur le plan de la recherche, des technologies et de leurs applications. »7

Rappelons ici que le capitalisme algorithmique existe actuellement sous deux principales formes: le capitalisme de surveillance mâtiné de libéralisme culturel de la Silicon Valley, puis le capitalisme autoritaire à la chinoise, lequel combine le système totalitaire du crédit social et le capitalisme d’État. Alors que l’impérialisme technologique américain est représenté par l’acronyme GAFAM, la Chine a aussi son BATX pour désigner ses Géants du numérique qui sont entrés dans le palmarès mondial des plus grandes entreprises: Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

Cette « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine ne prend plus la forme de la course à l’espace ou de la course aux armements nucléaires qui opposa les Russes aux Américains jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique; la compétition féroce pour la supériorité technologique entre grandes puissances est aujourd’hui centrée sur le développement des machines algorithmiques. Cette tension grandissante entre les États-Unis et la Chine se manifeste par différents incidents impliquant des compagnies technologiques, à l’instar de Huawei (lutte pour le contrôle de l’infrastructure 5G), ou encore TikTok, un média social de propriété chinoise qui est devenu hyper populaire auprès des jeunes depuis son lancement en septembre 2016. Le fait que les États-Unis ont annoncé vouloir bannir TikTok dans la semaine du 3 août 20208, pour empêcher une potentielle collecte de données personnelles par Pékin, alors que les éants de la Silicon Valley font de même depuis une décennie, démontre qu’il s’agit avant tout d’un enjeu géopolitique.

Dimensions de l’impérialisme algorithmique

C’est pourquoi, en résumé, nous devrions analyser les enjeux entourant le bannissement de TikTok à travers la lunette de l’impérialisme américain, qui tente de garder son hégémonie à l’ère du capitalisme algorithmique. L’analyse critique du capitalisme algorithmique comme système économique, ou encore comme moteur de l’hégémonie culturelle, doit ainsi être combinée à une analyse plus globale des nouvelles formes de l’impérialisme au tournant des années 2020. À ce titre, la définition classique de l’impérialisme formulée par Lénine en 1917 offre un bon point de départ un siècle plus tard :

« Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé quelle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », dune oligarchie financière; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »9

Pour actualiser cette définition, nous pouvons dire que l’impérialisme du XXIe siècle, comme « stade suprême du capitalisme algorithmique », repose sur les cinq piliers : 1) domination des monopoles numériques (GAFAM-BATX) sur l’ensemble de la vie économique; 2) fusion du capital industriel, financier et numérique, et création, sur la base du « capital algorithmique », fondé sur l’accumulation de données et de la puissance algorithmique; 3) exportation d’applications et d’algorithmes (au lieu de la production de simples marchandises) comme moteur d’accumulation; 4) formation de réseaux transnationaux de plateformes numériques se partageant le monde; 5) fin du partage territorial du globe et des sphères de l’existence humaine (y compris la vie quotidienne)10 entre les plus grandes puissances capitalistes.

Le procès des GAFAM

Cette définition provisoire de l’impérialisme algorithmique devra être approfondie, nuancée et modifiée au besoin, mais elle permet tout de même de mettre en lumière certains événements de l’actualité. Par exemple, la récente audition des PDG de Apple, Google, Amazon et Facebook devant la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants américaine visait à condamner les pratiques anticoncurrentielles de ces compagnies. L’hégémonie des GAFAM est à la fois l’expression de l’impérialisme américain, mais aussi une menace pour le principe sacro-saint de la libre concurrence capitaliste. 

Comme le note un article du Devoir : « Les patrons ont pu faire valoir leurs arguments, surtout lors des propos liminaires, les parlementaires ne leur laissant qu’assez peu la parole lors de la séance de questions et réponses. Tous en appellent à la fibre patriotique des élus. Leurs sociétés, « fièrement américaines », dixit Mark Zuckerberg, doivent leur succès aux valeurs et lois du pays — démocratie, liberté, innovation, etc. « Il n’y a pas de garanties que nos valeurs vont gagner. La Chine, par exemple, construit sa propre version d’Internet sur des idées très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays », insiste le jeune milliardaire. Les GAFA mettent aussi en avant leurs investissements, les créations d’emplois aux États-Unis, et assurent favoriser la concurrence et faire face à une concurrence féroce. »11

Bien sûr, les membres de la commission ont mis en évidence le fait que Mark Zuckerberg et autres dirigeants des GAFAM enfreignent les lois antitrust12 de différentes façons. La stratégie qui consiste à faire vibrer la fibre patriotique des États-Unis, pour que les élus sceptiques expriment de la compassion face à la « concurrence féroce » à laquelle sont soumis les géants du numérique, montre ici que la Chine apparaît comme le grand ennemi aux valeurs anti-américaines qui pourrait un jour dominer le monde. Doit-on pour autant penser que les États-Unis sont sur le point d’appliquer les lois antitrust pour démanteler les GAFAM? Nul ne le sait encore, mais il faut garder en tête que les États-Unis sont confrontés à leur potentiel déclin face à la Chine, et que des actions trop robustes du côté des GAFAM pourraient nuire à leurs intérêts économiques, géopolitiques et militaires à moyen et long terme. Jean-Robert Sansfaçon montre bien ce dilemme dans sa dernière chronique :

« Cela dit, à l’exception de quelques élus plus sensibles à l’importance d’une réelle concurrence et du respect des droits des usagers, la majorité des représentants au Congrès restent fermement solidaires de leurs entreprises à succès malgré la critique. Et même si le président Trump promet de les mettre au pas après avoir lui-même vu ses fausses nouvelles censurées, il n’en reste pas moins leur plus grand défenseur lorsqu’elles font l’objet de poursuites judiciaires ou fiscales à l’étranger. Combien de milliards ces multinationales ont-elles pu rapatrier à taux d’imposition réduit grâce à la réforme fiscale de Donald Trump, en 2017? Malgré des critiques bien senties, les élus américains sont d’abord soucieux de l’importance pour l’Amérique de maintenir sa domination sur le monde numérique face au concurrent chinois menaçant, tant sur le plan économique que militaire. »13

Démanteler l’oligarchie

Somme toute, l’impérialisme américain basé sur l’hégémonie des grandes plateformes du capitalisme algorithmique représente l’un des principaux enjeux de notre époque. La lutte contre l’impérialisme algorithmique devrait être une priorité tant pour la gauche, soucieuse de justice sociale et économique, que pour le mouvement indépendantiste, qui milite pour la souveraineté populaire et nationale. 

Cela dit, des réformettes sociales-démocrates ou la simple souveraineté politico-juridique d’un État indépendant ne sauraient faire le poids face à l’oligarchie des GAFAM, l’impérialisme américain et la montée rapide du capitalisme autoritaire chinois. Seule une perspective internationaliste et résolument anticapitaliste peut orienter nos réflexions, actions collectives et réformes radicales pour viser le démantèlement du capitalisme algorithmique. 

L’expression « capitalisme algorithmique » a été utilisée pour la première fois par Michael A. Peters dans son texte Algorithmic capitalism in the Epoch of Digital Reason (2017). http://www.uta.edu/huma/agger/fastcapitalism/14_1/Peters-Algorithmic-Capitalism-Epoch.htm. Moi et mon collègue Jonathan Martineau sommes en train d’écrire un livre qui propose une théorisation plus complète de cette reconfiguration du capitalisme, lequel devrait être publié en 2021. Notre conception du capitalisme algorithmique recoupe celle du AI-capitalism analysé par Nick Dyer-Whitehford, Atle Mikkla Kjøsen et James Steinhoff dans Inhuman Power. Artificial Intelligence and the Future of Capitalism, Pluto Press, London : 2019.

Pour une analyse détaillée du digital labor, voir Antonio Casilli. En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil : Paris, 2020.

L’Internet des objets désigne l’interconnexion croissante entre l’Internet, les objets physiques (électroménagers, voitures, etc.) et les environnements humains (maisons intelligentes, villes intelligentes), laquelle accélère la circulation de données entre le monde matériel et le monde numérique. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%A9rialisme_am%C3%A9ricain

Éric Sadin, La siliconisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris : L’échappée, 2016.

Pour une analyse plus détaillée du néolibéralisme progressiste et du populaire réactionnaire dans la sphère politique américaine, voir Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Revue Esprit, septembre 2018. https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672

Kai Fu-Lee, I.A. La plus grande mutation de l’histoire. Paris : Les Arènes, 2019, p. 20-21.

8 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/08/03/tiktok-interdit-aux-etats-unis-les-reponses-a-vos-questions_6048058_4408996.html

Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917. Disponible en ligne sur : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp7.htm

10 Les plateformes numériques et les algorithmes prennent une place toujours plus grande dans nos vies de tous les jours, notamment pour communiquer avec nos ami·e·s via les médias sociaux, ordinateurs et téléphones intelligents. De plus, l’arrivée de l’Internet des objets multipliant les biens physiques branchés sur le réseau (lits, brosses à dents, réfrigérateurs, voitures, etc.) fait en sorte que la logique algorithmique se déplace du « monde en ligne » vers le « monde réel », en faisant sauter la distinction entre les deux.

11 Chris Lefkow, Julie Jammot, « Les patrons des GAFA devant le Congrès américain », Le Devoir, 30 juillet 2020. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/583250/les-patrons-des-gafa-en-audition-devant-le-congres-americain

12 Les lois antitrust, apparues vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, sont des lois visant à réduire la concentration du pouvoir économique de trusts ou monopoles, comme les empires de John Rockefeller et Andrew Carnegie dans les domaines du pétrole et de l’acier par exemple. Microsoft a fait l’objet d’une poursuite judiciaire et d’une application de loi antitrust en 2001.

13 Jean-Robert Sansfaçon, « Le patriotisme avant les principes », Le Devoir, 5 août 2020. https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/583576/geants-du-numerique-le-patriotisme-avant-les-principes

CRÉDIT PHOTO: Giuseppe Milo / FLICKR

« Mettez votre propre masque avant d’aider les autres »

« Mettez votre propre masque avant d’aider les autres »

Par Frédéric Aubé

C’est la consigne de sécurité que pratiquement toutes les compagnies d’aviation donnent à leurs passagers au décollage d’un avion. Curieusement, la stratégie des États-Unis dans la gestion de la Covid-19 semble suivre cette consigne au pied de la lettre. En avril, la surenchère des masques destinés à d’autres pays et l’interdiction au producteur 3M d’exporter au Canada et ailleurs en témoigne. Et avec le retrait total de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui suit peu après, c’est à se demander si la deuxième étape de la consigne, « aider les autres », suivra la première. De cette comparaison, il faut y voir la politique « America First » du président Donald Trump qui s’impose une fois de plus sur la scène internationale, et viendra-t-elle radicalement changer le visage américain en temps de crise mondiale?

Après bientôt quatre ans de présidence, le désintérêt que porte Donald Trump envers le reste du monde ne surprend plus.  Il devient difficile de compter le nombre d’organisations et de traités internationaux desquels les États-Unis se sont retirés depuis 2017 (UNESCO, accord de Paris sur le climat, accord sur le nucléaire iranien, etc.). À cela, s’ajoute leur effort à peine voilé d’entraver le travail des institutions desquelles ils font encore partie : blocage de la nomination de juges à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), absentéisme lors de rencontres internationales sur le climat et dernièrement l’échec de la création d’un communiqué conjoint au G7 par obstination des États-Unis à vouloir désigner le coronavirus comme le « virus chinois »[i].

Pourtant, ce genre de désengagement constitue une rupture fondamentale avec plusieurs décennies de politique étrangère américaine. Jamais une administration – démocrate ou républicaine – n’a osé remettre en cause les vertus stratégiques de l’interventionnisme depuis la Deuxième Guerre mondiale[ii]. Le débat résidait uniquement dans le degré de légitimité à acquérir auprès de la communauté internationale pour justifier une intervention armée. Aux interventions multilatérales appuyées par l’OTAN ou l’ONU dans les années 90 dans les Balkans, ont succédé les invasions rapides et unilatérales de l’Afghanistan et de l’Iraq dans les années 2000, pour ensuite revenir au multilatéralisme dans la gestion du Printemps arabe et les conflits subséquents au Moyen-Orient dans les années 2010.

Outre le côté militaire, le consensus interventionniste américain se traduisait dans la promotion d’une économie mondialisée et inclusive. De Reagan à Obama, les États-Unis ont signé une quinzaine de traités de libre-échange[iii], ont fait accéder la Chine à l’OMC et étaient sur le point d’implanter deux mégas traités régionaux – le Partenariat transpacifique et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement – qui à eux deux réunissaient 90% du PIB mondial[iv], avant que l’arrivée de Trump à la Maison blanche n’empêche leur réalisation.

La participation active des États-Unis dans les institutions multilatérales et dans les conflits régionaux a longtemps été perçue comme un outil essentiel pour la défense de leur intérêt national. Qu’est-ce qui motive ce changement de cap si soudain et que l’on voit s’exacerber avec la gestion de la crise actuelle?

La logique derrière l’isolement

Il serait précipité d’expliquer le revirement de la stratégie internationale américaine sur la simple incompétence présumée du président. Il est vrai que l’extraordinaire volatilité de son équipe – quatre conseillers à la sécurité nationale et deux secrétaires d’État se sont succédés en moins d’un mandat – et sa propension à favoriser son propre instinct plutôt que les conseils de son administration laissent croire que le président peine à élaborer une stratégie cohérente[v]. Malgré tout, le choix de l’isolement n’est pas dénué de sens, mais il répond en partie à des considérations autres que celles géopolitiques.

Dans le cas spécifique de la COVID-19, les critiques virulentes que lance Trump à l’OMS – une organisation multilatérale – sont d’abord un excellent moyen pour lui de s’affranchir de toute responsabilité en cas d’aggravation de la situation[vi], selon Victor Bardou-Bourgeois, chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis dans une entrevue avec L’Esprit libre. Le président sous-estimait encore la gravité de la crise quand plusieurs pays d’Europe étaient déjà durement affectés. Talonné sur la question par des journalistes une fois que le virus eut frappé les États-Unis, il accusa la lenteur de l’OMS à déclarer l’urgence de santé mondiale pour justifier sa propre réponse. Si la crise n’avait pas été prise au sérieux assez rapidement, ce n’était pas la faute de son insouciance, mais celle d’une organisation qui « travaille pour la Chine »[vii].

D’un regard plus général, M. Bardou-Bourgeois affirme que « l’abandon de l’interventionnisme et du multilatéralisme est […] guidé par des impératifs domestiques et électoraux »[viii]. Ainsi, l’intérêt national derrière « America first » semble être en fait l’intérêt du président, qui donne l’impression de ne chercher qu’à assurer sa réélection en 2020. Le directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface partage ce point de vue. Dans ses capsules Comprendre le monde, il explique qu’à travers le saccage des institutions internationales, Donald Trump s’adresse plus à sa propre population qu’à la communauté internationale. M. Boniface précise que les « électeurs [et électrices] détestent les institutions internationales [parce qu’ils·elles] ont le sentiment qu’elles viennent entraver la souveraineté américaine »[ix].

D’une certaine façon, elles et ils ont raison sur ce point, mais c’est la nature même du concept de multilatéralisme : concéder une partie de sa souveraineté pour mieux traiter les problématiques vécues par les autres États[x], comme les changements climatiques, le terrorisme et, évidemment, les pandémies. Pourquoi alors cette perception si négative des institutions internationales ?

Entre multilatéralisme et mondialisation

Puisque la perception du déclin de la puissance américaine pèse lourd sur la conscience de plusieurs aux États-Unis, Donald Trump a misé sur la promesse de restaurer cette puissance dans sa campagne électorale en 2016. Pour ce faire, il fallait identifier la cause de ce déclin. Outre « l’État profond », la cible choisie fut le multilatéralisme – ou la mondialisation, qui sont utilisés pratiquement comme synonymes. La réalité est qu’il n’a pas totalement tort.

L’idée de déclin de la puissance américaine peut se traduire par la montée en puissance du reste du monde. Le mot déclin fait uniquement référence à l’écart réduit entre les États-Unis et les autres pays, avec la Chine en tête de troupeau. De 40% en 1960, la part du PIB américain dans le monde n’est qu’à 22% en 2016[xi]. Cette réduction d’écart a été permise en très grande partie grâce à l’établissement d’un ordre mondial multilatéral et libéral, un projet continuellement mis de l’avant par les États-Unis, on s’en souvient, durant plus de 70 ans.

Avec la mondialisation de l’économie, les grandes entreprises américaines peuvent réduire leurs coûts de production en exportant leurs activités dans les pays en développement. Cela grâce à leur main-d’œuvre abondante et abordable, l’absence de normes contraignantes et des taxes plus faibles, voire inexistantes. Résultat, la main d’œuvre aux États-Unis ne rivalise pas et le secteur manufacturier a perdu le tiers de ses effectifs entre 2000 et 2010[xii]. À noter que la Chine intègre l’OMC en 2001 et s’élève au deuxième rang des économies mondiales en 2010[xiii]. Une corrélation qui n’est pas une coïncidence. C’est là que le bât blesse. Dans une discussion avec L’Esprit libre, Vincent Fauque, professeur en sciences historiques de l’Université Laval, explique que le projet de création d’une « économie mondiale ouverte » aurait joué « un vilain tour à la puissance américaine », qui l’avait conçue pour assurer le maintien de sa suprématie économique, et non pour la réduire. Or, une fois qu’un pays comme la Chine « joue le jeu, [il] remet en cause la prééminence américaine »[xiv]. De par la taille de son économie – et de son infrastructure militaire – toujours croissante.

Lorsque la pire crise financière depuis 1929 secoue les États-Unis et le monde entier en 2008, une prise de conscience s’amorce. D’un côté, les décideurs américains se rendent compte que la Chine constitue une menace à leur suprématie; l’interdépendance économique dérange une grande partie de la classe politique qui critique le déficit commercial important qui s’est installé entre les deux pays. Aussi, les changements structurels – démocratisation de son système politique et alignement avec les valeurs « universelles » de droits humains et de libertés individuelles – qui étaient anticipés en Chine alors que le pays s’ouvrait au capitalisme dans les années 80 ne sont finalement pas au rendez-vous.

Du côté de la population américaine, une remise en question des vertus de la mondialisation jaillit parmi les deux côtés du spectre politique. À droite, une classe ouvrière dépossédée qui a l’impression de se faire voler ses emplois ; à gauche, des écologistes qui voient dans l’augmentation des échanges commerciaux un accroissement de la pollution et des défenseurs·euses des droits humains qui voient dans la délocalisation des entreprises une forme de néocolonialisme économique[xv]. On constate aussi que les fruits du projet d’économie mondiale ouverte n’auront pas profité à tous et à toutes puisque la répartition de la richesse est de plus en plus inégalitaire. Finalement, les aventures militaires interminables deviennent un fardeau économique et humanitaire de moins en moins justifiable. Mais la gauche et la droite ne s’unissent pas pour autant et il faut ici bien séparer les concepts de multilatéralisme, lequel désigne un mode d’organisation des relations entre pays, et de mondialisation, lequel porte sur un processus de construction d’un système international[xvi].

À gauche, la notion de citoyenneté mondiale se substitue aux logiques nationalistes. On conçoit le monde comme une grande famille où tout est interrelié : les problèmes des uns sont les problèmes des autres. Le multilatéralisme, en tant que processus impliquant le plus grand nombre d’acteurs dans la recherche de solutions aux problèmes communs, apparaît comme essentiel. La critique de la gauche à l’endroit du multilatéralisme réside ici dans la lenteur et l’insuffisance du processus, non dans sa nature. Les manifestations durant les négociations menant à l’Accord de Paris en ont donné un bon exemple.

À droite, le multilatéralisme est perçu comme une contrainte. Devant les menaces à la sécurité nationale, le droit international restreint la marge de manœuvre américaine dans l’exercice de sa politique étrangère. L’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, par exemple, limitait les sanctions économiques imposées par les États-Unis[xvii] pour faire pression sur le régime qu’ils souhaitent voir tomber depuis 1979. Empreint d’un sentiment nationaliste fort, tout ce qui implique un compromis avec d’autres nations agit comme une pression illégitime sur le libre arbitre, comme le font les cibles de réductions d’émission de CO2 de l’Accord de Paris. Le destin des États-Unis doit se décider par et pour des Américains·es uniquement, sans subir l’influence de forces extérieure et sans considération des problèmes d’autrui – une idée sur laquelle Trump s’est appuyé pour mettre de l’avant son America First. On reproche aussi au multilatéralisme de drainer des fonds publics qui ne devraient être utilisés qu’à l’intention du peuple américain. OTAN, ONU, OMC, OMS et l’aide humanitaire en général ne servent pas, selon leur point de vue, l’intérêt national et les ressources qui leur sont octroyées devraient servir à régler les problèmes internes. Donc, pour la droite, le multilatéralisme s’ajoute à la mondialisation pour alimenter le sentiment de frustration envers les élites politiques et économiques – soit le fameux « establishment ».

En somme, alors que des partisans de la droite et de la gauche s’entendent sur le fait que la mondialisation a jusqu’ici été néfaste pour la société américaine; ce sont les causes et les conséquences identifiées qui divergent d’un côté à l’autre du spectre politique. Or, lors des élections présidentielles de 2016, c’est la voix de l’anti-mondialisme nationaliste – la droite – qui l’emporte. Donald Trump a le champ libre pour mener sa guerre contre la mondialisation et le multilatéralisme.

D’ailleurs, le président n’est pas seul à critiquer les institutions multilatérales, le cas du Brexit parle par lui-même, et ses attaques ne sont pas complètement infondées. Si elles sont perçues comme un frein à la souveraineté dans les pays riches comme les États-Unis, on les critique d’être à la solde des grandes puissances dans pays « faibles ». Investie de la mission d’assurer le maintien de la paix dans le monde, l’ONU s’est fréquemment montrée trop lente, voire absente de plusieurs crises humanitaires et conflits armés. Les négociations à l’OMC sont en dormance depuis 2001 et, pour la deuxième fois en moins de 5 ans, l’OMS a réagi beaucoup trop lentement à l’éclosion d’un virus contagieux. De plus, la COVID-19 expose de façon évidente les risques liés au flux démesuré de personnes et de marchandise entre les pays, que la mondialisation a engendrés. D’autant plus que les bienfaits que cette pause forcée apporte à l’environnement ont été instantanés, en ce qui a trait à la qualité de l’air du moins.

Certes, les excès de la mondialisation auront causé des dommages sociaux, environnementaux et économiques importants, mais comment adresser ces problèmes qui touchent le monde entier, sans impliquer tous les acteurs qui le composent? Comment assurer la coordination avec les États, les entreprises transnationales et les organisations non-gouvernementales si ce n’est par le biais de forums où chacun peut s’exprimer et faire valoir ses idées (ou intérêts). Ces forums, si imparfaits soient-ils, sont incarnés par les institutions multilatérales.

À l’image des situations de crises peuvent pousser les individus à agir de façon à favoriser leur propre intérêt sans considération du bien commun, pour la politique « America first », la pandémie de la COVID-19 constitue une aubaine. L’occasion est idéale pour justifier et accentuer le retrait de la présence américaine sur la scène internationale et satisfaire ses électeurs. Cette attitude respecte le principe de la consigne de sécurité en avion – de penser à soi-même avant de penser aux autres – et prend d’autant plus de légitimité aux yeux de la population dans un contexte de crise mondiale.  D’autant plus que, comme le rappelle Pascal Boniface dans L’Année stratégique 2020, si la situation « peut apparaître comme une rupture […], ce sont davantage les soixante-dix dernières années qui apparaissent comme une exception, les États-Unis ayant une tradition isolationniste »[xviii]. Le slogan même d’« America First » fait écho à une organisation sociale nationale dans les années 40 qui s’opposait à l’intervention des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale.  Donald Trump n’a rien inventé avec sa posture isolationniste et unilatéraliste, car elle est en fin de compte inscrite dans l’ADN du pays.

Mais le monde pré-Guerre mondiale n’est pas celui d’aujourd’hui. L’interconnexion tout azimut est une réalité qu’aucun discours nationaliste ne peut altérer. Avec ou sans l’engagement des États-Unis, les crises climatiques, économique ou sanitaires n’épargnent personne. De Clinton à Obama, les États-Unis se targuaient d’être la “nation indispensable” pour assurer la paix et la sécurité dans le monde[xix]. La politique “America First” de Donald Trump a abandonné cette idée. Elle donne un coup dur au multilatéralisme, dans un contexte où celui-ci devient plus que jamais utile. La question est de savoir jusqu’à quel point les États-Unis se retireront de la scène internationale à l’issue de cette pandémie et si le multilatéralisme peut survivre à l’absence de la plus grande puissance mondiale.

CRÉDIT PHOTO: Flickr/New York National Guard


[i] Katie Rogers, Lara Jakes et Ana Swanson. 2020. « Trump Defends Using ‘Chinese Virus’ Label, Ignoring Growing Criticism. » The New York Times, 18 mars, sect. U.S. https://www.nytimes.com/2020/03/18/us/politics/china-virus.html.

[ii] Andrew J. Bacevich, « Saving “America First”, »  Foreign Affairs, 2017. https://www.foreignaffairs.com/articles/2017-08-15/saving-america-first

[iii] Cathleen Cimino-Isaacs, « PIIE Chart: Political Timetables for US Free Trade Agreements », 10 décembre 2014, https://www.piie.com/research/piie-charts/piie-chart-political-timetable….

[iv] Daniel S. Hamilton, « America’s Mega-Regional Trade Diplomacy: Comparing TPP and TTIP », The International Spectator, vol. 49, n1, 2014 : 81-97. doi.org/10.1080/03932729.2014.877223.

[v] Ivo H. Daalder et I. M. Destler, « Why National Security Advisor Is the Hardest Post for Trump to Fill », Foreign Affairs, 11 septembre 2019. https://www.foreignaffairs.com/articles/2019-09-11/why-national-security….

[vi] Victor Bardou-Bourgeois, propos recueillis par Frédéric Aubé le 29 avril 2020.

[vii] Golden State Times, « THE WHO WORKS FOR CHINA: Trump says MAJOR Investigation Underway on the World Health Organization », Youtube, 2:55, 29 avril 2020. https://www.youtube.com/watch?v=la5r6wTpWZQ.

[viii] Victor Bardou-Bourgeois, propos recueillis par Frédéric Aubé le 29 avril 2020.

[ix] Pascal Boniface, « Trump : Make China great again », Youtube, 4:39, 24 avril 2020. https://www.youtube.com/watch?v=LR5Yk2jkSUg.

[x] Vincent Fauque, propos recueillis par Frédéric Aubé le 6 mai 2020.

[xi] Mike Patton, “U.S Role in Global Economy Declines Nearly 50%”, Forbes,29 février 2016. https://www.forbes.com/sites/mikepatton/2016/02/29/u-s-role-in-global-ec….

[xii] William B. Bonvillian, « Le déclin du secteur manufacturier américain et l’avènement des nouveaux modèles de production », Forum de l’OCDE, 2017. https://www.oecd.org/fr/forum/annuel-ocde/le-declin-du-secteur-manufactu….

[xiii] David Barboza, « China Passes Japan as Second-Largest Economy », The New York Times, 15 août 2010.

[xiv] Vincent Fauque, propos recueillis par Frédéric Aubé le 6 mai 2020.

[xv] Jacques Austruy, « Le néo-colonialisme économique », Encyclopédie Universalis, consultée le 10 mai 2020. https://www.universalis.fr/encyclopedie/neo-colonialisme/1-le-neo-coloni….

[xvi] « Glossaire », Perspective Monde, École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/BMEncyclopedie/BMGlossaire.jsp

[xvii] Yves-Michel Riols, « Accord historique sur le nucléaire iranien », Le Monde, 13 juillet 2015. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/07/14/un-accord-sur-le….
 

[xviii] Pascal Boniface, L’Année stratégique 2020 : Analyse des enjeux internationaux, Paris : Armand Colin, 2019.

[xix] Micah Zenko, “The Myth of the Indispensable Nation”, Foreign Policy, 6 novembre 2014. https://foreignpolicy.com/2014/11/06/the-myth-of-the-indispensable-nation/

La crise du libéralisme à l’heure de la COVID-19

La crise du libéralisme à l’heure de la COVID-19

Par Léandre St-Laurent

À l’ère du progrès sanitaire, il n’a fallu qu’un virus grippal de la ville chinoise de Wuhan pour que vacille la civilisation libérale, vieille d’au moins 400 ans. Les deux principales institutions qui donnent sa stabilité au libéralisme, le droit et le marché, ont été mises sur respirateur artificiel. Et il n’est absolument pas certain qu’une fois la crise passée, le vent libéral balaie du même souffle qu’auparavant le monde occidental. La COVID-19 vient bouleverser un rapport au monde érigé par un Occident qui pensait avoir évacué la moralité du champ politique.

La formation historique de l’unité libérale

Pour saisir la nature ce que l’année 2020 a vu se désarticuler, le rappel historique des racines de la civilisation libérale est nécessaire. La longue trajectoire qui a permis d’instaurer les institutions libérales nous éclaire, par contraste, sur le choc produit par la pandémie sur les sociétés qui ont adopté le modèle libéral. Tout d’abord, cette civilisation naquit, à la sortie du Moyen-Âge, des guerres de religions européennes. C’est un point fondamental, puisque c’est en réponse à cette situation que l’État moderne du XVIe siècle mit en place des dispositifs politico-juridiques pour pacifier la société. Le schisme entre catholicisme et protestantisme avait rompu l’équilibre si durement trouvé par l’Occident quant au « problème théologico-politique » si bien décrit par le philosophe Pierre Manent[i]. Selon cet équilibre, l’Église, mère de l’unité chrétienne, façonnait les esprits, tandis que la monarchie, en organisant la vie sociale des divers royaumes européens, prenait en charge le pouvoir terrestre, qui est le champ proprement politique. Le compromis théologico-politique n’était possible qu’à condition que soit assurée l’unité religieuse. Et sans compromis, sans entente sur la morale religieuse globale, ce système devenait intenable.

Comme le précise le critique du libéralisme Jean-Claude Michéa, ce sont les acteurs centraux des États européens de l’époque, les « politiques », qui, à partir de cette conjoncture, poseront les fondements matériels du libéralisme[ii]. C’est dans l’objectif de trouver une nouvelle unité civilisationnelle que le libéralisme se présentera comme une nécessité historique. Le problème central qui occupe l’esprit des politiques en est un pratique : dans un contexte de morcellement des référents religieux, l’imposition d’une morale collective devient source de discorde dégénérant potentiellement en guerre civile ou interétatique. Il devient donc primordial de construire un appareil institutionnel qui empêche quiconque d’imposer sa moralité aux individus, principalement via l’État. Le droit, se restreignant à la protection des droits et libertés des personnes, devient alors l’institution cohérente d’une certaine Europe qui ne veut plus se définir moralement par les voies politiques.

Évincer la morale de l’action collective constitue le moteur fondamental du libéralisme. Cynique, le libéralisme croit les sociétés modernes incapables de s’organiser moralement par le haut, par l’intermédiaire de l’autorité, sans commettre le mal. Dans cette perspective, c’est l’égo individuel qui vient structurer les forces organisant la société. C’est de cette façon que se référer à la neutralité du droit pour y défendre les droits individuels devient le socle des sociétés libérales. La préservation des individus est son assise.

Mais les droits des gens ne s’équilibrent pas naturellement entre eux. Ils se font compétition, et c’est là le problème pratique rencontré par la logique d’une extension des droits. Le tribunal devient cette institution qui, dans un fin jeu d’équilibrage, octroie des droits et immunités au détriment de ces mêmes droits et immunités pour d’autres individus ou groupes[iii]. Neutre, le tribunal suit la cadence de cette dynamique conflictuelle. Et rapidement, la guerre sociale tant redoutée par les politiques a tout le potentiel de se reproduire sous la forme d’un affrontement des droits multiples[iv]. Comment alors pacifier la société sans réintroduire politiquement la morale publique? Comment empêcher l’affrontement sans retomber dans les travers qui en premier lieu ont fait naître le libéralisme?

Historiquement, le projet libéral a trouvé une voie de sortie dans cette institution politiquement neutre qu’est le marché. L’économiste Friedrich Hayek a très bien su saisir l’essence de cette institution prisée par le libéralisme. Le marché est une « cattalaxie », selon le terme grec cattalaxia, qui signifie « rendre ami » par l’échange. Le marché, comme « cattalaxie », est un ordre social spontané dont l’organisation dépend d’un ajustement mutuel des acteurs qui y participent[v]. Contrairement à tout acte de commandement d’une institution politique, le marché n’impose aucune morale par le haut. Dans un marché, aucun individu ou groupe, en principe, ne décide des comportements collectifs qui sont adéquats. La morale, en constante dynamique, y émerge plutôt des multiples interactions des acteurs du marché. Elle s’autorégule.

C’est le lieu idéal pour un système qui veut à la fois éviter la guerre entre tous et toutes, et en même temps éviter de produire une morale publique par la voie des institutions politiques. C’est ainsi que le droit « sous-traite » — l’expression est de Michéa — la morale au marché. On peut ainsi résumer le libéralisme à la formule suivante : « […] le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et le Marché le contenu […] »[vi]. Il s’agit d’un acte civilisationnel qui vient neutraliser la morale publique.

La pandémie : un choc pour l’unité du libéralisme

Au contraire de ce qu’impose le libéralisme, la COVID-19 structure une crise planétaire qui neutralise le droit et le marché. Il s’agit a priori d’une neutralisation temporaire dans un contexte d’urgence. Le marché, de son côté, a démontré à maintes reprises durant l’histoire du capitalisme sa capacité à se réinventer, à prendre des formes nouvelles lorsqu’il subit un choc. Le dynamisme du capital le porte à s’accommoder d’une pluralité de contextes. La relation passive-agressive qu’il entretient avec l’État-providence en est l’exemple flagrant. Le marché capitaliste a également su se relever de bouleversements majeurs comme le krach de 1929 et la crise financière de 2007-2008. Le capital a aussi cette capacité à se dégager de nouveaux pôles d’accumulation lorsqu’il décline dans certains secteurs ou qu’il y a atteint le maximum de son potentiel de croissance[vii]. Ne proclamons pas de facto une crise assurément structurelle et permanente du libéralisme.

D’un autre côté, le choc produit par la pandémie est sans commune mesure. Aucune crise précédemment traversée par le libéralisme ne permet de jauger adéquatement ce qui assaille actuellement nos sociétés. De façon à saisir la singulière ampleur de cette crise, l’intellectuel libéral et avocat Nicolas Baverez fait le constat d’un triple choc : sanitaire, économique et financier. Pour lui, c’est un peu comme si nous devions faire face à un « […] mélange de la grippe espagnole de 1918 […], du krach de 1929 et […] de l’effondrement du crédit de 2008 »[viii]. Le libéralisme a beau avoir un sens inné pour l’adaptation, il existe un certain point de rupture à partir duquel il n’est plus possible de maintenir sa forme traditionnelle grâce à la suprématie du droit et du marché. Dans un passé rapproché, le libéralisme s’est effectivement effondré. La jonction de la première guerre mondiale et de la crise économique de 1929 a eu raison de lui. Le libéralisme n’a pu se refaire une santé qu’après la Deuxième Guerre mondiale, au prix d’une alliance contre-nature avec l’État-providence moderne qui impose son pouvoir moral sur des strates importantes de la société civile.

Et la question du caractère exceptionnel de l’urgence sanitaire pose problème. L’« exception » n’a de valeur que dans un espace-temps circonscrit. À partir du moment où c’est l’humanité entière qui est touchée et que la crise se prolonge, le caractère exceptionnel de la situation perd justement de son « exceptionnalité ». La science politique et l’histoire nous enseignent à cet égard une leçon importante : les crises historiques structurent des séquences institutionnelles dans lesquelles il est difficile de ne pas s’empêtrer une fois que lesdites séquences sont enclenchées. Peu importe les intentions de l’État et autres acteurs centraux d’un système institutionnel, plus une voie institutionnelle est empruntée, plus grands sont les incitatifs pour continuer à agir dans ce sens, et plus cher est le coût à payer pour agir autrement. Il s’agit d’un véritable engrenage dans lequel la main se coince. C’est là la fameuse notion de la « dépendance au sentier » (path dependancy)[ix]. Plus nos sociétés emprunteront une trajectoire hors du droit et du marché, plus il sera difficile d’assumer le projet civilisationnel du libéralisme de neutralisation morale.

Tout est donc une question de timing. Afin d’imager cette trajectoire hors du libéralisme que nous impose la pandémie, l’ingénieur et analyste américain Tomas Pueyo utilisait dès les débuts de la crise les métaphores de « marteau » et de « danse »[x]. Le « marteau » consiste en cette stratégie de choc contre le coronavirus qui vise à aplanir la fameuse courbe de progression de la propagation de la COVID-19. La majorité des États développés, excepté certains comme la Suède ou la Corée du Sud, ont opté pour le confinement généralisé des populations. De la durée et de la dureté de ce confinement dépend la viabilité à court et moyen terme du libéralisme. La deuxième phase, la « danse » avec le virus, correspond au juste degré de déconfinement compatible avec le ralentissement épidémiologique voulu. Cette phase est nettement plus longue et perverse, puisque la ligne de démarcation entre état d’urgence et vie normale en société civile devient poreuse. Les peuples enclenchent alors une valse macabre avec la mort, un pas devant, un pas derrière, qui, chaque jour, enfonce un peu plus les sociétés libérales dans un chemin obscur où l’incertitude est la norme. Au moment d’écrire ces lignes, les populations occidentales se déconfinent lentement d’une première vague de la pandémie.  

L’impuissance du droit

Le « marteau » a ainsi imposé le confinement à la moitié de l’humanité[xi]. En prenant le contrôle total de l’espace public devenu interdit, les États du monde entier ont transformé objectivement les sociétés en tyrannies. L’interdiction d’occuper l’espace public ne concerne pas que l’organisation politique de la Cité, mais bien les activités socio-économiques du quotidien qui permettent aux gens de se préserver, bref, de vivre. C’est que le fléau subi et anticipé est tel qu’il rend logique cette drôle de moralité publique qui dicte comme bonne façon de vivre le fait de lutter contre soi. Lorsque la camarde rôde, on retient son souffle.

Cette volonté de toute puissance paternelle évoque une forme de gouvernement que le libéralisme a toujours cherché à annihiler. Dans l’Angleterre du XVIIe siècle aux prises avec la guerre civile, l’un des premiers auteurs libéraux à faire de la préservation individuelle le socle de sa pensée politique, Thomas Hobbes, trouva une solution anti-libérale au problème de l’affrontement des moralités multiples. Pour Hobbes, l’intuition libérale de sauvegarde de la vie des gens était destinée à se nier elle-même si elle voulait atteindre son objectif d’assurer la sécurité individuelle. En fait, cette intuition libérale ne parviendrait jamais à concrètement protéger les gens si son modèle, qui se restreint aux droits individuels, entrave les institutions publiques dans leurs capacités à faire régner l’ordre, seule garantie pour la sécurité individuelle et collective. Dans ces conditions (libérales), il ne peut exister de préservation individuelle concrète. Hobbes était d’avis que la seule façon de neutraliser les morales particulières qui s’affrontent était de fonder un pôle de puissance si immense qu’il neutralise les capacités d’action de toute forme de prétention morale extérieure à ce pôle de puissance. Cette exigence d’un pouvoir absolu est à trouver dans l’État souverain, qui ne saurait supporter de limites à son champ d’action ni être remis en question[xii]. Hobbes voulait ainsi vider la moralité publique de sa substance en la soumettant à la froide domination de la loi. C’est ici la puissance de l’État qui vient neutraliser toute prétention à la moralité publique, plutôt que strictement le droit et le marché, comme le préconise le libéralisme.

La pandémie n’est évidemment pas une guerre civile, mais elle constitue un mal qui nécessite une réponse rapide, unidirectionnelle, coercitive et mesurée dans sa brutalité. La gestion de crise peut très difficilement s’accommoder d’une trop grande compétition quant à savoir ce qui constitue la juste prise en charge de la population. Dans ce contexte, le droit se résume, pour reprendre l’expression du juriste John Austin, à un « acte de commandement »[xiii]. Ce qui pose la loi et fait de l’individu un sujet du droit se limite alors à ce qui est proclamé par l’État, ni plus ni moins. L’écrit s’impose aux personnes sous la menace de peines si ce qu’il prescrit n’est pas respecté.

Cette façon de concevoir et d’appliquer la loi fait violence à la façon dont le libéralisme conçoit le droit. Une société libérale bien réglée ne se contente pas d’actes de commandements dictés par le pouvoir. Ces exhortations écrites ne constituent, comme l’exprime le philosophe du droit Herbert Hart, que les « règles primaires » du droit, cet aspect externe du droit qui pose des effets de contrainte sur les populations[xiv]. Mais au-delà de ce commandement de la loi, il existe au sein du droit des « règles secondaires » qui s’intéressent à la juste configuration des règles primaires, à leur application adéquate, à leur intégration dans un système juridique cohérent et aux façons dont ces règles peuvent être modifiées. Les « règles secondaires », partie interne du droit que les peuples intériorisent comme pratique légitime du vivre-ensemble, encadrent toute décision législative. Ces règles secondaires forment le socle de toute constitution et de toute jurisprudence.

Durant la crise sanitaire, le libéralisme doit faire face à une grande contradiction. Ce pilier fondamental du droit, qui transforme l’acte de commandement en loi, est censé protéger la vie des gens, surtout contre le pouvoir arbitraire de l’État. Or, dans un contexte où une pandémie nous assaille, il fait l’inverse de son objectif de préservation de l’individu, puisqu’il nuit aux capacités d’action rapide de l’État. Et chaque fois que l’acte de commandement de l’État est contraint ou ralenti dans son application, c’est une voie d’opportunité pour que le virus se propage. C’est là une belle contradiction. L’acte de commandement nie à l’individu son statut de sujet autonome. Mais en agissant de la sorte, il le protège.

Le même type de contradiction s’impose à un autre des principes fondamentaux du droit libéral : les droits de la personne[xv]. Cet étrange moment d’histoire vient mettre le libéralisme dans une position délicate. S’il veut préserver la vie des êtres humains, il doit tout faire pour que ces droits n’entravent en rien la gouverne de l’État. La libre auto-organisation de la société civile transforme les droits de la personne en armes bactériologiques, elle en fait les bras de la faucheuse. Le libéralisme se voit dans l’obligation de se suspendre juridiquement.

L’acte de commandement, d’un pays à l’autre

Au début de cette crise, toute forme d’application d’idéologie des droits de la personne s’est montrée impuissante, voire dangereuse en contexte de pandémie. En fait état, par exemple, l’acharnement avec lequel l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tenté de maintenir le principe de libre circulation des personnes. Dans les premières semaines de la crise sanitaire, l’OMS agissait comme si le monde continuait de suivre la valse radieuse de l’humanitaire libéral. Reprenant les recommandations de l’appareil central du Parti communiste chinois (PCC), l’OMS a, durant des semaines, déconseillé aux États de restreindre les flux migratoires en provenance d’Asie. Pendant que les États occidentaux continuaient d’agir selon les paramètres ordinaires du libéralisme, le coronavirus se disséminait de façon fulgurante, passant d’épidémie à pandémie[xvi].

Les États représentatifs occidentaux qui, initialement, ont réagi le plus promptement à l’encontre du droit libéral sont ceux qui avaient à leur tête des gouvernements qui n’étaient pas particulièrement attachés au libéralisme politique classique. Les circonstances rendaient pragmatiques des décisions autrement jugées odieuses. Le 11 mars 2020, le président américain Donald Trump bloquait unilatéralement toute immigration en provenance d’Europe, après qu’il l’eut fait plus tôt pour l’immigration en provenance de Chine[xvii]. De son côté, le premier ministre canadien Justin Trudeau a gaspillé des journées critiques à tergiverser selon ses œillères libérales. Cette inaction força François Legault à envoyer des forces policières sécuriser l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau, outrepassant par le fait même ses champs de compétences provinciaux[xviii].

Mais le libéralisme s’est finalement adapté, défigurant de la sorte son projet civilisationnel. Ce qui aurait été une hérésie il y a peu a été poussé à son maximum, de sorte que les territoires nationaux, les quartiers, les rues, l’enceinte de la sphère privée ont été interdites à la circulation normale des populations. La chape de plombs d’une certaine morale publique a posé son voile sur la vie des gens. Et voilà Justin Trudeau, que The Economist qualifiait il y a peu de l’un des « derniers libéraux »[xix] au monde, qui refuse la réouverture de la frontière canado-américaine au « populiste » et autoritaire Donald Trump[xx].

L’acte de commandement par lequel le droit libéral est bafoué passe par une suprématie du pouvoir exécutif qui agit par décrets. À mesure que se disséminait le coronavirus, l’exécutif de la majorité des gouvernements du monde étalait sa sphère d’action, jusqu’à englober la quasi-totalité du processus décisionnel par lequel l’État actualise sa puissance sur la société. Sa forme ultime est le confinement policier. L’État autoritaire semble le plus à même de prendre en charge cette tâche ingrate. Si la norme chez les États occidentaux est de distribuer aux gens des amendes dissuasives très élevées et de mettre en accusation pénale certains comportements jugés dangereux, le modèle d’un État autoritaire ne s’exclut aucune limite pour abattre la menace. L’individu devient un objet dans la trajectoire de l’acte de commandement. Le président des Philippines Rodrigo Duterte fut explicite. S’adressant aux forces policières du pays et à l’armée, il leur ordonnait dès avril « d’abattre » toute personne ne respectant pas les règles de confinement et de contrôle social. À l’endroit des récalcitrant∙e∙s, il s’élança : « Je vous enverrai au cimetière… N’essayez pas de défier le gouvernement. »[xxi]

C’est là l’exemple extrême d’une excroissance du pouvoir exécutif et de tout l’arsenal policier qui l’accompagne. Mais nul besoin de se plonger dans l’observation d’une dictature assumée pour prendre acte d’un tel phénomène. Plus près de ce que l’on est habitué d’observer en Occident, les régimes représentatifs dit « ilibéraux »[xxii] d’Europe de l’Est, comme en Hongrie ou en Pologne, accusent une radicalisation d’un pouvoir autoritaire qui fait sortir ces régimes du cadre parlementaire. En Hongrie, le parlement a ratifié une « loi coronavirus » qui décrète l’état d’urgence dans tout le pays et octroie les pleins pouvoirs au premier ministre Viktor Orban et ce, sans limite de temps. Le seul moyen pour qu’Orban perde son statut de chef suprême de l’État est que le parlement entièrement acquis à son parti, le Fidesz, lui retire ce statut spécial[xxiii]. Comme nous le savons, les démocraties représentatives, elles non plus, n’en sont pas sorties indemnes. La pandémie de COVID-19 a forcé la suspension du travail parlementaire de la majorité des pays du monde, durant des semaines, voire des mois. Tout fut mis en place pour que le pouvoir exécutif ait le champ libre dans sa capacité à imposer ses actes de commandement.

À l’heure du déconfinement des populations, l’urgence de la relance économique offre de nouvelles justifications pour une extension du pouvoir exécutif en contexte démocratique. Au Québec, la CAQ en fait la parfaite démonstration avec son projet de loi 61. Avant que l’adoption du projet de loi ne soit reléguée à l’automne 2020, la loi proposée visait à donner, durant deux ans, des pouvoirs d’exception au premier ministre François Legault, qui permettent au pouvoir exécutif de contourner des lois de l’Assemblée nationale ou de ne pas la consulter, de remodeler les relations contractuelles qui lient certaines entreprises à l’État québécois et de doter le gouvernement d’un pouvoir d’expropriation[xxiv].

La crise produit donc mécaniquement des modèles de gouverne étatique en rupture avec ce que préconise le libéralisme. Au moment où la pandémie atteignait les portes de l’Occident, l’État chinois se prétendait le modèle d’un État fort bien huilé qui est capable de réagir efficacement face à un fléau qui n’a que faire de la douce discussion libérale berçant la modernité occidentale. Contrairement au capitalisme libéral, la Chine assume, comme le précisait récemment l’économiste Branko Milanovic, un « capitalisme politique » entièrement inféodé à son État central[xxv]. Ce système est le fruit d’un Parti communiste chinois (PCC) qui a écrasé toute forme d’opposition sociale et idéologique à la domination de l’État lors de la récente révolution culturelle et économique. Le capitalisme chinois, qui vise l’exportation de son modèle, se distingue par deux aspects lorsque comparé au capitalisme libéral. Dans un premier temps, la croissance économique est entièrement prise en charge par une bureaucratie centrale qui encadre les acteurs du marché selon une planification de l’économie. Dans un deuxième temps, la loi, en pleine contravention du droit libéral, s’applique arbitrairement selon les volontés du PCC.

Avant même que l’histoire n’exige des sociétés l’urgence sanitaire, le peuple chinois était donc déjà habitué de fonctionner au pas d’un État qui impose ses actes de commandements en vue d’une juste moralité publique. La propagande chinoise n’a pas tardé, dès janvier, à faire montre de son tour de force contre la pandémie, tandis que l’Occident hésitera un moment avant d’imposer le « marteau » : isolation rapide par l’armée de la ville de Wuhan, confinement généralisé de la province de Hubei, couvre-feu, construction d’immenses hôpitaux, dont l’un supposément en dix jours, érection de murs en béton autour de résidences et de quartiers accusant d’importants foyers d’éclosion du virus, occupation des villes par l’armée, fermeture des aéroports[xxvi]. En prenant pour acquis la validité des données chinoises quant à la comptabilisation de leurs victimes de COVID-19, la Chine offre un portrait reluisant de la situation lorsque comparé à des pays occidentaux comme l’Italie ou les États-Unis où l’épidémie a dégénéré. Durant les mois de mars et avril, au pic de la propagation en Occident, le gouvernement chinois, qui assurait avoir maîtrisé la situation, accusait l’Occident d’être la source d’une importation de nouveaux cas de COVID-19[xxvii], puisque considérée incapable avec ses mœurs libérales d’endiguer le fléau[xxviii].

En Occident, il est facile de ne pas se rendre compte de la nature de cet acte de commandement qui s’est imposé. Le consentement consensuel quant aux justifications sanitaires de cette affirmation autoritaire d’une moralité publique renforce cette illusion. Dans les démocraties occidentales, l’épaisseur de ce voile se mesure à l’ampleur des taux d’approbation à l’endroit des gouvernements. Pourtant, du moment où il est perçu que l’État n’agit pas simplement pour de justes raisons de santé publique, et que l’imposition d’une façon de vivre n’est plus en phase avec ce qu’une masse critique de la population est prête à assumer, le calme plat du confinement se trouve assaillit d’importantes magnitudes.

Les États-Unis constituent probablement l’exemple type d’un pays démocratique où l’urgence sanitaire a pris l’apparence d’un pur acte de commandement qui dépasse ses prérogatives de santé publique. La polarisation de l’espace public étatsunien et son tribalisme politique sont tels[xxix] que l’imposition du confinement y a pris les allures d’une continuation brutale de la politique partisane. Durant la crise, le New York Times faisait le constat que l’affirmation des mesures de contrôle social avait pour effet une dégénérescence de la guerre culturelle sévissant entre progressistes (liberals) et conservateurs[xxx].

Dans certains États sous contrôle du Parti républicain, comme le Texas, l’Ohio ou l’Alabama, l’urgence sanitaire a été l’occasion d’exclure l’avortement de la liste des services médicaux essentiels et d’en criminaliser la pratique. La mécanique électorale fut également repensée sans consultation publique, en vue d’adopter le vote électronique. À l’opposé, lorsque les tenants du conservatisme subissaient l’urgence sanitaire, les mesures de contrôle social furent perçues comme la consécration d’un « État profond » qui bafoue les libertés civiles. Ainsi en fut-il de la liberté de conscience face à la fermeture d’églises, de la liberté d’entreprendre face à l’arrêt de l’économie ou du deuxième amendement de la constitution américaine (le droit de porter des armes) face à la décision de certains États comme celui de New York de ne pas considérer les magasins d’armement comme services essentiels. Dès le 17 avril, le président Donald Trump appelait la population, dans une forme de proto guerre civile, à « libérer » les États, la plupart gouvernés par des démocrates, où les mesures de confinement furent les plus strictes[xxxi]. Durant des semaines, des manifestations anti-confinement se sont multipliées. Le 30 avril, des hommes armés de fusils d’assauts, qualifiés par Trump de « très bonnes personnes », entraient dans le capitole de l’État du Michigan afin de faire pression sur les élue∙es[xxxii]. Cette hostilité à l’endroit de l’autoritarisme sanitaire peut potentiellement s’actualiser dans maintes sphères des sociétés en cause. Par exemple, suite au meurtre policier de George Floyd, il n’est pas difficile de s’imaginer l’indignation massive qui découlerait d’une décision des États de réprimer, sous couvert de raisons de santé publique, les manifestations antiracistes qui déferlent sur l’Occident.

Du commandement à la prise en charge sanitaire           

Bien évidemment, le « marteau » concerne un espace-temps circonscrit. Le pari des sociétés libérales est qu’une fois l’exceptionnalité de l’urgence sanitaire assumée, un juste retour au droit libéral est possible. À cet égard, ce sera probablement du cas par cas, et tout dépendra des capacités de chaque société à faire rentrer dans sa bouteille le génie du pouvoir exécutif. Mais cette hypothèse reste aveugle sur un point crucial. Contrairement à son moment d’instauration, l’urgence sanitaire ne s’arrête pas du jour au lendemain par décrets. La forme qu’elle revêt suit plutôt la tendance de dissémination du virus. C’est là la « danse » avec le virus, moment où les sociétés tentent de lentement désactualiser la puissance d’un pouvoir exécutif devenu global. En déconfinant l’économie et les autres relations sociales, l’urgence sanitaire passe d’un acte de commandement explicite, et donc visible, à une dissémination subtile de la moralité publique à l’intérieur de la société civile. C’est là un aspect important qui vient mettre à mal le libéralisme qui croyait justement faire l’économie de la morale par le droit. Une forme de biopolitique[xxxiii], dictée par les spécialistes de la santé publique, s’instaure et vient modeler le corps dans ses actes et l’esprit dans ses épanchements. Pour que la bonne hygiène publique s’affirme, toute personne citoyenne devient une reproduction microscopique du pouvoir exécutif bienveillant. La norme est alors à la rectitude morale et à la délation.

Encore une fois, c’est la Chine qui montre la voie à suivre. Depuis plusieurs années, le PCC a instauré un « crédit social » qui permet à la salubrité morale d’organiser l’activité sociale des gens. Semblable à un épisode dystopique de la série Black Mirror[xxxiv], le crédit social instaure un système de points qui récompense les comportements sociaux jugés sains, le point octroyant ou réduisant les droits et services à la mesure du niveau cumulé par tout individu obligatoirement soumis à ce régime. Les technologies de la surveillance, comme la vidéo-surveillance, la géolocalisation et le bluetooth, forment le socle d’un régime devenu la première « dictature numérique » de l’histoire[xxxv]. Ce sont des mécanismes de contrôle social qui ont été radicalisés par l’État chinois durant la sortie de crise[xxxvi]. Pour l’Occident, en contexte de déconfinement, une utilisation plus modérée de ces technologies  constitue la solution logique d’un pouvoir exécutif qui se retire graduellement. Elles visent à implanter le traçage numérique des gens actuellement ou antérieurement atteints par la COVID-19 ou de toute personne ayant croisé leur route, à l’image de certains pays qui ont appliqué plus modérément le confinement, comme la Corée du Sud[xxxvii]. En Occident, l’ampleur de ce phénomène dépendra des pas de danse avec le virus et, surtout, de la présence ou non d’une deuxième vague importante du virus.

L’impuissance du marché

En principe, une telle trituration du libéralisme n’est pas totalement incompatible avec une certaine forme d’autogestion de la moralité publique au sein de la société civile. On peut imaginer, une fois le déconfinement consommé, une société ayant suffisamment intériorisé les règles sanitaires nécessaires à la lutte contre la pandémie pour continuer son train quotidien, sans que l’État soit dans l’obligation d’appliquer un acte de commandement par décret. On peut également imaginer que l’État ne s’impose pas de manière trop forte comme force morale qui dicte ou structure une juste façon de vivre. Bref, que le libéralisme maintienne cet « […] État qui ne pense pas »[xxxviii].

C’est supposer que les mécanismes neutres d’autorégulation morale que sont ceux du marché capitaliste fonctionnent toujours. Pour qu’une telle chose soit possible, il aurait fallu que les règles qui encadrent l’ajustement mutuel des acteurs du marché, et qui rendent possible les lois de l’offre et la demande, soient maintenues. Comme nous le savons, la même logique qui faisait de certains droits fondamentaux des armes pour la propagation du virus s’applique de façon analogue à la compétition des activités économiques et à la libre circulation des marchandises. C’est de cette façon que le gros de l’économie planétaire a été mis à l’arrêt. L’autorégulation morale fut ainsi remplacée par la moralité publique de l’urgence sanitaire.

Mais ce n’est pas tout. Pour que cette catallaxie décrite par Hayek, cette dynamique où l’autre est « l’ami » avec qui l’on échange, puisse se déployer, il est nécessaire que cette autorégulation morale trouve un point d’appui concret dans la réalité sociale. Ce point d’appui, qui donne les informations nécessaires aux acteurs du marché pour adapter rationnellement leurs comportements, c’est le prix des marchandises. L’autorégulation du marché s’affirme à partir du moment où l’offre et la demande se joignent sous un prix d’équilibre. Ce prix correspond toujours à sa possible transposition en un accès à des ressources matérielles. C’est pourquoi le marché, s’il veut exister, dépend de la croissance économique associée à celle de la population et de ses besoins, ainsi qu’à la croissance du capital.

Or, ce sont justement les racines matérielles du marché que l’arrêt de l’activité économique a arrachées de terre. Ces mois de confinement ont vu se concrétiser l’effondrement de la production mondiale. L’historien et économiste Adam Tooze s’alarmait dès avril des effets déjà hautement perceptibles de la politique de confinement sur l’économie planétaire. Pour lui, si la stagnation de l’activité économique se perpétuait trop longtemps, il n’aurait suffi qu’un an s’écoule pour que le PIB mondial s’effondre du tiers par rapport à son niveau du début de l’année 2020. Ce serait alors assumer « […] un niveau de contraction quatre fois plus rapide que celui de la Grande dépression des années 1930 »[xxxix]. Ça, c’est si la tendance de confinement s’était maintenue au-delà du mois de juin. La « danse » a depuis imposé son rythme lugubre.

Le présage de Tooze nous donne toutefois une idée de la violence de la dépression économique qu’ont produite les mois de mars, avril et mai. À cet égard, le Fond monétaire international (FMI) anticipe une chute du PIB mondial de 3 %, 6 % pour les pays développés, donc en deçà de la dépression de 1929 (-10 %), mais infiniment plus importante que la crise financière de 2007-2008 (-0,1 % en 2009)[xl]. La Banque mondiale a depuis revu ces prédictions à la hausse : -5,2 % pour l’économie mondiale et -7 % pour les économies développées[xli]. Il n’a suffi que de quelques semaines pour que les États-Unis perdent l’équivalent de l’ensemble des gains économiques attribués à la croissance des années 2010[xlii]. Et la Chine, pour la première fois depuis qu’elle émet des cibles de croissance économique (en 1994), a suspendu cette pratique pour l’année 2020[xliii]. À une ère où le progrès humain a pour condition une croissance au minimum entre 1 % et 2 % du PIB par année[xliv], c’est une catastrophe monumentale. Nous sommes dans une situation où les sociétés, avec leurs moyens actuels et, surtout, selon les paramètres normaux du marché, n’ont pas les capacités minimales de reproduction matérielle du bien-être humain, tel que le logement ou l’accès à des biens de première nécessité, des services essentiels et des loisirs.

La mise à mal du libéralisme économique

Le marché peut très difficilement continuer à se déployer librement sans contrevenir à l’esprit du libéralisme. La solution du marché au problème de la pandémie aurait normalement dû être celle qui n’a pas été appliquée : le laissez-faire. La stratégie de santé publique compatible avec ce dogme de l’autorégulation est celle de l’immunité collective à travers laquelle, dans une forme de darwinisme social, les plus faibles et les plus âgé∙e∙s succombent, et les mieux adapté∙e∙s, ayant contracté le virus, développent ladite immunité. C’est la stratégie de départ que le premier ministre britannique Boris Johnson voulait appliquer pour son pays, au contraire des objectifs de la santé publique[xlv], jusqu’à ce que l’éclosion du virus ne prenne des proportions monstre et qu’elle envoie aux soins intensifs un Johnson lui-même contaminé par la COVID-19[xlvi].

Encore une fois, Michéa est très utile pour cerner les acrobaties effectuées par le libéralisme lorsque confronté à une réalité qui entre en contradiction avec la vision du monde supposée par son projet civilisationnel. Plutôt que d’intégrer ces contradictions et de se transformer, le libéralisme maintient sa forme pure dans une « […] fuite en avant, avec son inévitable cortège de catastrophes et de régressions humaines »[xlvii]. Le libéralisme prend alors une forme qui réalise l’exact opposé de ce qui justifie son existence : il empêche la préservation de soi. Il n’y a pas meilleure démonstration de ce retournement funeste du libéralisme que les propos du lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, qui affirmait fin mars que « les personnes âgées de ce pays sont prêtes à se sacrifier pour sauver l’économie »[xlviii]. Une société qui ferait ce genre de choix en est une qui préfère le libéralisme à la vie des personnes qui l’habitent. Belle contradiction que ce libéralisme qui se choisit lui-même plutôt que la sauvegarde du bien-être de l’individu, son but initial.

Une autre fuite en avant possible de la civilisation libérale est le maintien du marché dans une forme peu éloignée de celle qui prévalait avant la crise. Ce maintien des conditions de l’autorégulation économique nécessite toutefois, pour y parvenir, de faire violence au libéralisme en renflouant le marché à l’aide d’un État qui assume pleinement son pouvoir moral sur la société. C’est déjà ce qui s’est passé durant la crise financière de la fin des années 2000, lorsque l’État américain a injecté au-delà de 700 milliards de dollars dans la grande entreprise et les banques[xlix], assumant de la sorte un drôle de socialisme sélect pour capitalistes. Dans le contexte actuel, la Réserve fédérale américaine (FED) prévoit l’injection de 4000 milliards de dollars dans l’économie américaine, l’équivalent d’un cinquième de la richesse annuelle du pays[l]. L’Union européenne, de son côté, a déjà mis en place le 9 avril un projet d’injection de 540 milliards d’euros dans l’économie européenne[li]. Le duo franco-allemand souhaite, depuis fin mai, un plan de relance pour l’Europe de 500 milliards d’euros venant s’ajouter à l’argent déjà investi[lii]. La Commission européenne renchérit en proposant une injection de 750 milliards d’euros, dont 500 milliards en subventions et le reste en prêts[liii]. Cette fuite en avant dans la relance économique selon les paramètres du marché pourrait prendre la forme d’un raidissement des conditions de vie des gens. Pour exemple, en France, le président Emmanuel Macron envisage de contourner le droit du travail français, qui impose la semaine de 35 heures, pour exiger les 60 heures dans certains secteurs clé de l’économie[liv].

Le compromis moral du libéralisme

Mais ce qui semble plus concrètement se dessiner est une intégration par le libéralisme des contradictions auxquelles il fait face. Dans ces conditions, le libéralisme ne peut plus se contenter de la forme pure d’une union du droit et du marché. À cet effet, le XXe siècle nous éclaire quant à l’exemple d’une trajectoire libérale qui a assumé un compromis avec l’affirmation du pouvoir moral de l’État-providence, suite au krach de 1929 et à la Deuxième Guerre mondiale. La situation actuelle est le fruit d’un monde occidental qui a essayé, depuis les années 1980, et au contraire de ce qui a été fait en période d’après-guerre, de se désengager de cette voie de compromis. La rupture des années 1980 s’affirma par la lente réaffirmation de la toute-puissance du marché. Cette consécration du néolibéralisme nous a placé dans la conjoncture actuelle[lv].

La pandémie structure une séquence historique qui exige le retour d’un compromis, à moins d’une fuite en avant catastrophique du libéralisme. La désindustrialisation de l’Occident, la délocalisation de son activité économique et l’affirmation d’une division internationale du travail selon les paramètres d’une économie libérale globalisée sont des effets des mécanismes du marché qui se sont avérés funestes durant la crise sanitaire. L’idée que la distribution des ressources passe par une optimisation naturelle du capital s’est fracassée à la dure réalité d’une pandémie qui annihilait les capacités usuelles d’accumulation du capital.

Et la division internationale du travail, plutôt que d’assurer une harmonie organique des avantages comparatifs de chaque pays, a prouvé qu’en temps de crise, les États-nations s’accaparent les ressources stratégiques qu’ils ont accumulé. C’est exactement ce qui est arrivé avec la production de masques médicaux que les pays asiatiques ont dirigé vers la sauvegarde de leurs populations. Il s’en est suivi une compétition existentielle des États occidentaux pour l’approvisionnement en masques. L’on se rappelle tous et toutes de cet épisode du début avril où les États-Unis ont détourné, pour leur propre approvisionnement, une cargaison de masques chinois destinés au Canada[lvi]. Une autre calamité de la suprématie du marché fut également l’affaiblissement des systèmes de santé en Occident suite à des vagues successives de mesures d’austérité dans les dernières années et de réorientation de ressources vers le marché plutôt que dans les structures de l’État-providence.

Durant l’urgence sanitaire, le retour en force de l’État-providence a, dans l’immédiat, pris la forme d’une aide économique directe aux ménages et aux particuliers pour répondre à la massification du chômage[lvii]. Jointe aux plans de relance nationaux, cette aide a signifié l’explosion massive de la dette publique de la grande majorité des États. C’est là une entorse majeure à un dogme fondamental du néolibéralisme qui condamne toute forme de déficit public. Pour cause, l’Union européenne a suspendu ses règles budgétaires qui empêchent tout État d’assumer un déficit annuel au-delà de 3 % ou une dette dépassant 60 % de son PIB[lviii]. La Banque centrale européenne (BCE) avait même pour objectif d’organiser un programme de rachat des dettes des États européens, jusqu’à ce que l’Allemagne, économie dominante de la zone euro, impose unilatéralement un arrêt juridique contre la BCE par l’intermédiaire de sa Cour constitutionnelle[lix]. On a là l’exemple d’une fuite en avant contradictoire de la civilisation libérale où un État tente de sauver le libéralisme en imposant son pouvoir moral sur la neutralité du droit européen.

Bien que la relance économique se déploie dans l’optique d’un redémarrage du grand commerce capitaliste, les États organisent déjà en parallèle certaines solutions qui font violence aux paramètres du marché. C’est le cas, par exemple, de la France[lx], mais également des Pays-Bas, du Royaume-Unis et même des États-Unis[lxi], qui envisagent des nationalisations d’entreprises privées et de certains secteurs de l’économie, en sens contraire de la trajectoire que plusieurs de ces pays suivaient depuis plusieurs années. Il reste à voir si ces intentions seront suivies d’actions conséquentes.

Certains pays adoptent même des solutions innovatrices. Pensons aux Pays-Bas, qui s’imaginent un modèle de développement nommé le « Beigne d’Amsterdam »[lxii], visant à assumer une croissance économique en phase avec les besoins des peuples et les capacités de la nature à essuyer ses contrecoups. L’Union européenne, de son côté, envisage un plan de relance écologiste avec son « Pacte vert »[lxiii]. Pensons aussi à la Nouvelle-Zélande qui veut instaurer la semaine de quatre jours comme solution au chômage de masse[lxiv]. Globalement, avec le caractère systémique de la massification des mesures d’aide économique en réponse au chômage, l’idée d’un revenu universel garanti par l’État, dans maints pays, plane sur les esprits[lxv].

Tous ces coups de semonce du réel montrent que les capacités du libéralisme à neutraliser la morale, sous une forme tendant à imposer cette union historique du droit et du marché, sont pour le moment radicalement mises à mal. Face à ces catastrophes qui se jettent sur la civilisation libérale, le retour à une moralité publique forte semble inévitable. S’il est possible que l’humanité emprunte une trajectoire morale qui ne soit pas incompatible avec une forme renouvelée de libéralisme, donc en rupture du néolibéralisme, ce n’est pas une certitude assurée. Il est important de se rappeler que, si de l’effondrement du libéralisme du XXe siècle est née la social-démocratie, cette séquence trouble a également engendré le marxisme-léninisme et ses variantes, le fascisme ainsi que le nazisme[lxvi]. Il est pour le moment assez difficile de bien scruter la pénombre qui se dresse devant nous. Ce que le regard arrive à scruter à travers ce jeu d’ombres, c’est le dragon chinois qui veut se dresser hors de l’abîme. Et l’aigle américain, qui tente de toujours voler plus haut.

CRÉDIT PHOTO: Flickr/Silvision


[i] Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris : Pluriel, 2012.

[ii] Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, France : Champs essais, 2010.

[iii] Wesley Newcomb Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, Yale University Press, 1966.

[iv] L’empire du moindre mal, op.cit.

[v] Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, France : Presses universitaires de France (PUF), 2008.

[vi] L’empire du moindre mal, op.cit., p.75

[vii] David Harvey, The New Imperialism, Royaume-Uni: Oxford University Press, 2005.

[viii] RT France, «Interdit d’interdire- Nicolas Baverez et Juliette Duquesne sur les conséquences du coronavirus», diffusé sur Youtube, 31 mars 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=f-2fj0GYi0E&t=630s (Pour la révision, à partir de 2min).

[ix] Paul Pierson, Politics in Time: History, Institutions and Social Analysis, États-Unis: Princeton University Press, 2004.

[x] Tomas Pueyo, «Coronavirus : The Hammer and the Dance», Medium, 19 mars 2020. Repéré sur https://medium.com/@tomaspueyo/coronavirus-the-hammer-and-the-dance-be9337092b56

[xi] Le figaro avec AFP, «Coronavirus : la moitié de l’humanité appelé à se confiner», Le figaro, 2 avril 2020.

[xii]Thomas Hobbes, Léviathan, Folio, France, 2000 (1651).

[xiii] John Austin, « The Providence of Jurisprudence Determined», extraits traduits dans CHAMPEIL-DESPLATS, Véronique, GRZEGORCYK, Christophe, TROPER, Michel, Dir., Théorie des contraintes juridiques, LGDJ, France, 2005.

[xiv] «Le droit conçu comme l’union des règles primaires et secondaires» dans Herbert Hart, Le concept de droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, France, 2006.

[xv] Ces droits de la personne sont au cœur de ce qui constitue le «droit naturel» en complément du droit positif écrit (règles primaires et secondaires). Voir « La doctrine du droit de saint Thomas» dans Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, France, 2013.

[xvi] Le 11 mars 2020, l’OMS déclare la COVID-19 pandémie mondiale.

[xvii] Sophie-Hélène Lebeuf, «Coronavirus : Trump ferme les frontières aux voyageurs en provenance d’Europe», Radio-Canada, 11 mars 2020. 

[xviii] Marie-Michèle Sioui & Guillaume Lepage, «Désaccord sur les frontières entre Legault et Trudeau», Le Devoir, 16 mars 2020.

[xix] The Economist, «The last liberals: Why Canada is still at ease with openness», The Economist, 29 octobre 2016.

[xx] Émilie Bergeron (Agence QMI), «La frontière canado-américaine fermée jusqu’à nouvel ordre», TVA Nouvelles, 18 mars 2020.

[xxi] Liny Billing, «Duterte’s Response to the Coronavirus: « Shoot Them Dead« », Foreign Policy, 16 avril 2020. (Traduction libre)

[xxii] Ivan Krastev, «Eastern Europe’s Illiberal Revolution: The Long Road to Democratic Decline», Foreign Affairs, mai/juin 2018.

[xxiii] The Economist, «Protection Racket: Would-be autocrats are using covid-19 as an excuse to grab more power», The Economist, 23 avril 2020.

[xxiv] Michel C. Auger, «Projet de loi 61 : la première grande défait de la CAQ», Radio-Canada, 13 juin 2020.

[xxv] Branko Milanovic, «The Clash of Capitalisms», Foreign Affairs, Janvier/Février 2020.

[xxvi] Bernadette Arnaud, «Coronavirus : chronologie de l’épidémie en Chine et émergence des théories complotistes», Sciences et Avenir, 19 mars 2020. Repéré sur https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-comment-rumeurs-et-theories-du-complot-se-sont-mises-en-place-en-chine-une-chronologie-des-evenements_142502

[xxvii] France 24, «Chine : record de nouveaux cas importés de Covid-19», France 24, 12 avril 2020.

[xxviii] Valeurs actuelles, «Coronavirus : l’ambassade de Chine se paye l’Occident dans une tribune assassine», Valeurs actuelles, 14 avril 2020.

[xxix] Déjà dès 2016, la division de l’espace public américain en tribus politiques, souvent sur une base raciale, se confirmait électoralement durant l’élection de Donald Trump, tendance déjà radicalisée sous la présidence Obama. Voir John Sides, Michael Tesler et Lynn Vavreck. 2018. «The Electoral Landscape of 2016». The Annals of the American Academy of Political Science. Septembre: 50-71.

[xxx] Jeremy W. Peters, «How Abortion, Guns and Church Closings Made Coronavirus a Cultural War», The New York Times, 20 avril 2020.

[xxxi] Chantal Da Silva, «Trump’s « Liberate«  Tweets Incite Insurrection and Flout Federal Law Against Overthrow of Government: Ex-DOJ Official», Newsweek, 19 avril 2020.

[xxxii]Josh K. Elliott, «« Very good people« : Trump backs armed effort to storm Michigan capitol over coronavirus rules», Global News, 1er mai 2020.

[xxxiii] Cette expression de Michel Foucault fut reprise par certain-e-s analystes comme par exemple le journaliste François Bousquet qui en a fait un dossier étoffé. Voir «Biopolitique du coronavirus (1). La leçon de Michel Foucault», Éléments, 2 avril 2020. Et ses suites : repéré sur https://www.revue-elements.com/author/francois2019/

[xxxiv] Plus spécifiquement de l’épisode «Nosedive», Black Mirror saison 3, réalisé par Joe Wright & Carl Tibbetts, House Of Tomorrow & Moonlighting Films, 2016.

[xxxv] La littérature allant dans ce sens est plutôt dense. Peu avant l’éclosion de la pandémie, Arte menait une enquête sur le sujet, qui constitue une bonne entrée en matière : Tous surveillés : 7 milliards de suspects, réalisé par Sylvain Louvet, ARTE France & Capa Presse, 2020.

[xxxvi] Dominique André, «Covid-19 : quand « Big Brother«  déconfine la Chine», France culture, 14 avril 2020.

[xxxvii] Human Rights Watch, «Données de localisation mobile et Covid-19 : Questions-réponses», Human Rights Watch, 26 mai 2020. Repéré sur https://www.hrw.org/fr/news/2020/05/26/donnees-de-localisation-mobile-et-covid-19-questions-reponses

[xxxviii] L’empire du moindre mal, op.cit., p.36

[xxxix] Adam Tooze, «The Normal Economy Is Never Coming Back», Foreign Policy, 9 avril 2020. (Traduction libre)

[xl] Delphine Toitou (AFP), «« Cette crise ne ressemble à aucune autre«  : le FMI prévoit une récession mondiale en 2020», Le Devoir, 14 avril 2020.

[xli] Banque mondiale, «Perspectives économiques mondiales», Banque mondiale. Repéré le 12 juin 2020 : https://www.banquemondiale.org/fr/publication/global-economic-prospects#overview

[xlii] AFP, «La COVID-19 met fin à 10 ans de croissance aux États-Unis», Les Affaires, 29 avril 2020.

[xliii] Jonathan Cheng, «Beijing Scraps GDP Target, a Bad Sign for World Reliant on China Growth», The Wall Street Journal, 22 mai 2020.

[xliv] Du moins depuis les années 1950. Voir «La croissance : illusions et réalité» dans Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, France : Seuil, 2013.

[xlv] Cristina Gallardo, «Herd immunity was never UK’s corona strategy, chief scientific adviser says», Politico, 5 mai 2020.

[xlvi] Jonathan Calvert, George Arbuthnott & Jonathan Leake, «Coronavirus: 38 days when Britain sleepwalked into disaster», The Times, 19 avril 2020.

[xlvii] L’empire du moindre mal, op.cit., p.197

[xlviii] Adrianna Rodriguez, «Texas’ lieutenant gorvernor suggests grandparents are willing to die for US economy», USA Today, 24 mars 2020. (Traduction libre)

[xlix] Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, France : Babel, 2010.

[l Le Figaro avec AFP, «Plan de relance aux États-Unis : 4000 milliards de dollars pour les entreprises», Le Figaro, 22 mars 2020.

[li] Virginie Malingre, «Alors que l’UE s’enfonce dans une récession sans précédent, le plan de relance à nouveau discuté», Le Monde, 21 avril 2020.

[lii] Thomas Wieder & Virginie Malingre, «La France et l’Allemagne jettent les bases d’une relance européenne», Le Monde, 19 mai 2020.

[liii] Ulrich Ladurner, «Une si puissante union européenne», Die Zeit, 27 mai 2020, dans Courrier international, no.1544 du 4 au 10 juin 2020.

[liv] AFP, «La durée du travail portée jusqu’à 60 heures par semaine dans certains secteurs», La tribune, 24 mars 2020.

[lv] David Harvey, Une brève histoire du néolibéralisme, Paris : Les prairies ordinaires, 2014.

[lvi] Thomas Gerbet, «Des masques destinés au Canada détournés vers d’autres pays?», Radio-Canada, 2 avril 2020.

[lvii]  Adam Tooze, op.cit. 

[lviii] Julien Da Sois, «La crise du coronavirus pousse l’Europe à assouplir la règles des 3%», C News, 18 mars 2020.

[lix] Jean Quatremer, «La Cour constitutionnelle allemande s’érige en juge de la BCE», Libération, 5 mai 2020.

[lx] Ali Laidi, «Avec le coronavirus, le retour des nationalisations en France?», France 24, 27 mars 2020.

[lxi] BFM Business, «Le grand retour de l’État interventionniste dans l’économie mondiale», BFM Business, 2 mai 2020.

[lxii] Daniel Boffey, «Amsterdam to embrace « doughnut«  model to mend post-coronavirus economy», The Guardian, 8 avril 2020. 

[lxiii]                 

[lxiv] Radio France, «En Nouvelle-Zélande, la semaine de quatre jours à l’étude pour relancer l’économie», Franceinfo, 20 mai 2020. Repéré sur https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/en-nouvelle-zelande-la-semaine-de-quatre-jours-a-l-etude-pour-relancer-l-economie_3950745.html

[lxv] Nicolas Massol, «Le revenu universel, panacée du monde d’après?», Libération, 21 mai 2020.

[lxvi] Karl Polanyi, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard, 2009 (1944).