C’est un mardi soir pluvieux, et la rue Jean-Talon Ouest est quasi déserte, si ce n’est quelques voitures et des passant·es pressé·es de rentrer chez eux. Après une succession de commerces fermés et de bars vides, une vitrine illuminée attire le regard. Derrière les grandes fenêtres d’une brasserie, une foule animée, majoritairement féminine, s’affaire autour des tables.
En poussant la porte, un joyeux brouhaha nous enveloppe. Les tintements des verres se mêlent aux éclats de voix, recouverts par la chanson Flowers de Miley Cyrus. La salle est presque pleine, et les dernier·ères arrivé·es patientent pour être placé·es. Des groupes d’ami·es, des couples et des personnes seules occupent les tables et le comptoir, jetant un œil à l’un des cinq écrans de télévision accrochés au mur. Certain·es arborent un chandail de hockey rouge.
Pourtant, ici, ce n’est pas un bar sportif comme les autres. Le Nadia est un espace entièrement dédié à la diffusion du sport féminin. Créé il y a un an par Catherine D. Lapointe et Caroline Côté, le projet, encore nomade, investit différents bars montréalais pour organiser des soirées de diffusion de hockey, de soccer ou encore de basketball féminin. Leur objectif : rendre visible des sports encore « trop souvent marginalisés, sous-financés et invisibles », comme le présentent les fondatrices.
Ce soir, c’est à la Brasserie Harricana que le Nadia prend place pour un match de la nouvelle Ligue professionnelle de hockey féminin (LPHF) : la Victoire de Montréal affronte les Sceptres de Toronto, respectivement premières et deuxièmes du classement.
Il est 19 h passées quand les écrans s’animent, dévoilant l’entrée des joueuses sur la glace. Assise entre ses parents, une petite fille pointe l’écran du doigt, les yeux pétillants d’excitation. Le coup de sifflet retentit, et la musique s’interrompt pour laisser place aux commentaires. Le public porte alors son attention sur le match, tout en continuant à jaser.
Le sport féminin peu accessible au public
Aujourd’hui, « aucun espace à Montréal ne garantit un accès constant au sport féminin », déplorent les fondatrices du Nadia. Alors que les matchs des Canadiens, l’équipe masculine, sont retransmis « à chaque pâté de maison », il est bien plus ardu de suivre la Victoire de Montréal, regrette Catherine D. Lapointe. Et pourtant, la demande est là. « Il y a un imaginaire collectif qui ne prend pas en compte le sport féminin, mais sur le terrain, le public est bien présent », relate Caroline Côté, qui rappelle en toute logique que « si l’offre n’est pas disponible, on ne peut pas la consommer ».
Attablée au comptoir, Valérie, une trentenaire au hoodie rouge, attend le début du match un verre à la main. Elle confie ne pas pouvoir suivre la LPHF depuis chez elle, n’ayant pas de télé. Le Nadia lui permet ainsi de suivre le match de ce soir dans une ambiance conviviale, alors qu’aucun bar ne le diffusait à sa connaissance.
Un espace inclusif
Le Nadia ne vise pas seulement à accroître le sport féminin, mais également le public féminin, encore minoritaire dans les espaces de diffusion. Les bars sportifs traditionnels sont souvent des lieux de rassemblements masculins, dans lesquels la présence de femmes est parfois remise en question. Habituées de ces endroits, Catherine D. Lapointe a « toujours été la fille qu’on cruise parce qu’elle est dans un bar », tandis que Caroline Côté s’est souvent fait dire que ses connaissances sportives étaient insuffisantes.
Au-delà d’être un « simple » bar sportif, le Nadia se veut un « espace inclusif et sécuritaire » où tous·tes les amateur·ices de sport pourraient se réunir « sans complexe », comme le décrivent les fondatrices. L’ambiance est « full relax et inclusive », témoigne Valérie, qui ne se reconnaît pas dans l’atmosphère des bars sportifs traditionnels : « Ce n’est pas tant ma vibe. »
Que ce soit sur le plan du genre, de l’âge, ou du niveau de d’expertise, le public du Nadia est « vraiment diversifié », affirment fièrement ses entrepreneuses. Cette mixité contribue à une atmosphère plus détendue et bienveillante. Lorsque des problèmes techniques interrompent la diffusion, Catherine D. Lapointe était étonnée que le public reste calme. Et lorsque l’équipe locale perd, les clients quittent dans la bonne humeur.
Ce soir-là, la Victoire de Montréal semble toutefois bien partie pour l’emporter. Après avoir concédé un premier but, l’équipe montréalaise égalise avant de prendre l’avantage grâce à un tir en pleine lucarne de Marie-Philip Poulin. La salle du Nadia exulte, applaudissant et s’exclamant entre deux bouchées de burger.
Inspirer les spectacteur·ices
Assister à de tels moments de joie et de communion dans leur bar ne laisse pas Catherine D. Lapointe et Caroline Côté insensibles. « On pleure beaucoup », avouent-elles en riant. « Le Nadia, c’est un projet qui porte une mission, celle de faire rayonner les femmes à travers le sport », explique l’une d’entre elles. Constater que cela fonctionne semble toucher profondément les fondatrices du projet.
Les répercussions sur le public semblent d’autant plus grandes lorsque celui est jeune. Toujours aux côtés de ses parents, la petite fille a les yeux rivés sur le match. Son père Jean-François nous explique partager la passion pour le hockey avec sa fille de cinq ans, qui « pense d’ailleurs que le hockey est seulement un sport de femmes ». Son jeune âge l’empêchant de se rendre à l’aréna trop souvent, le Nadia s’est avéré être une belle opportunité pour suivre leur équipe préférée.
Caroline Côté dit « ne pas avoir de mots » face à de tels récits. « À partir de maintenant, [cette petite fille] a le droit de devenir une Marie-Philip Poulin », se réjouit-elle, les yeux humides. Regrettant le manque de représentation dans son enfance, la co-fondatrice se réjouit de l’impact que peut avoir le Nadia sur les jeunes générations.
Quand le bar définitif ouvrira, dès que possible l’espèrent les fondatrices, Jean-François et sa fille s’y rendront « tous les jours ». En attendant, la soirée au Nadia continue, et le troisième but de la Victoire ne tardera pas à faire chavirer la salle une dernière fois.
CRÉDIT PHOTO: Des spectatrices devant le match Montréal VS Toronto dans le bar du Nadia – Charline Caro