Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

Par Émile Duchesne

« C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. »

            -Adam Smith

             Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)

« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre; c’est refuser l’alliance et la communion. Ensuite, on donne parce qu’on y est forcé[-e], parce que le [ou la] donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur [ou à la donatrice]. »

            -Marcel Mauss

             Essai sur le don (1924)

L’oeuvre phare d’Adam Smith Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations se présente comme un moment fondateur de l’économie classique tout comme un projet normatif du libéralisme. Dans cet ouvrage, Adam Smith postule la naturalité de la faculté d’échange chez l’être humain et ce pour expliquer et légitimer l’émergence de la société marchande et libérale. Aujourd’hui, ce « mythe du troc » est érigé en véritable mythe fondateur de nos sociétés de marché par les économistes néoclassiques. Or, les preuves ethnographiques nous montrent qu’aucune société n’a structuré ses échanges autour du principe du troc (par exemple, j’échange mon poulet contre une douzaine de tes œufs) (1). Cette façon de penser la vie économique, propre à la société marchande européenne, a structuré les interactions entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s et a considérablement transformé le mode de vie de ces derniers et de ces dernières. Cette transformation amena son lot de mutations à l’intérieur de la vie symbolique et économique amérindienne tout comme elle stimula l’émergence de mécanismes de protection envers le marché.

L’argument d’Adam Smith

Pour Smith, la division du travail est le résultat d’un « penchant naturel » des êtres humains au troc et à l’échange. Cette propension naturelle trouve son fondement dans une sphère non économique, c’est-à-dire dans la faculté langagière et l’échange de parole. L’échange est une faculté typiquement humaine dans la pensée de Smith : aucun animal n’est capable d’une telle chose. L’animal est l’exemple privilégié de l’indépendance individuelle; il n’a pas besoin de l’aide de ses semblables. En revanche, l’être humain a continuellement besoin de ses confrères et consœurs pour assurer sa subsistance. Pour ce faire, il doit cependant s’adresser à leur « intérêt personnel » afin de mobiliser leur aide.

Chez Smith, la coopération humaine n’est pas gage d’humanité mais bel et bien d’un certain égoïsme; la plupart des besoins humains sont comblés par traité, échange ou achat. Ce modus operandi est à l’origine de la division du travail. Par « calcul d’intérêt », l’être humain se spécialiserait naturellement. En se généralisant, cette spécialisation finit par donner à l’échange une certaine certitude : savoir que l’on peut écouler facilement le surplus de son travail contre le surplus du travail d’un autre spécialiste encourage chaque personne à se spécialiser davantage. Ceci jette les bases d’une division du travail complexe comme celle connue dans les sociétés que Smith désigne comme « civilisées ».

Par contre, pour Adam Smith, la division du travail n’est pas le résultat de prédispositions naturelles des individus à certaines activités productives. Elle serait plutôt le fruit de l’habitude et de l’éducation. La propension à l’échange chez l’être humain reste la cause fondamentale de la division du travail. Sans ce penchant naturel à l’échange, les produits de la division du travail ne peuvent être mis en commun pour contribuer à la « commodité commune » des êtres humains.

Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

La façon dont Adam Smith décrit le troc chez les sociétés dites « primitives » renvoie très clairement aux sociétés amérindiennes du Nouveau Monde. Ses exemples comprennent des chasseurs, des arcs, des flèches, des castors, des cerfs, etc. On peut excuser certaines lacunes de Smith par le fait qu’il ne possédait à l’époque pas beaucoup de données de qualité sur la vie économique des sociétés amérindiennes. Mais même les témoignages d’explorateurs allaient dans le sens de Smith. Lahontan, lieutenant du régiment de Bourbon qui séjourna 10 ans en Nouvelle-France de 1683 à 1693, écrivait alors : « Il n’y a que les marchands qui trouvent leur compte, car les Sauvages des Grands Lacs du Canada descendent ici presque tous les ans, avec une quantité prodigieuse de castors qu’ils échangent pour des armes, des chaudières, des haches, des couteaux et milles autres marchandises » (2).

Il va sans dire que le témoignage de Lahontan va dans le sens des propos de Smith. Ce que Lahontan décrit est littéralement une économie de type « j’échange ton poulet contre une douzaine de mes œufs ». Par contre, on peut voir les choses d’un autre oeil: les Européen-ne-s utilisaient le système monétaire pour mener à bien leurs échanges, contrairement aux Amérindien-ne-s. Or, les Européen-ne-s voyaient les échanges économiques d’un point de vue strictement marchand. Il est raisonnable de penser que ce mode d’échange a été imposé, consciemment ou non, aux Amérindien-ne-s ou qu’il a tout simplement structuré les relations économiques entre les deux peuples d’une façon plus ou moins naturelle.

Comment, alors, les sociétés amérindiennes voyaient-elles ces échanges? Comment était organisée leur vie économique ? Entre autres auteur-e-s, Denys Delâge s’est penché sur les relations entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s en Nouvelle-France en axant son travail sur la Huronie. Dans la société huronne telle qu’elle existait au moment du contact avec les Français-es, il n’existait pas de marché : « Les biens circulent exclusivement à l’intérieur des réseaux de partage et de redistribution […] C’est dire qu’il n’y a pas de transactions commerciales » (3). Delâge reprend ici la théorie de Marcel Mauss pour décrire la vie économique des Huron-ne-s. Le don y prend une place centrale et constitue un élément structurant des relations sociales. « Le [ou la] donataire est redevable à l’esprit du donateur [ou de la donatrice] » (4).

La société huronne était au centre d’un réseau d’échanges qui mettait en contact des sociétés allant de l’Arctique jusqu’au golfe du Mexique. Ainsi, les Huron-ne-s échangeaient leurs propres produits et servaient également d’intermédiaires d’échange entre différentes sociétés. Fait important, lorsqu’un-e Huron-ne découvrait une nouvelle route permettant de mener des échanges, le droit d’usage de cette route lui était assuré à elle ou lui et à son lignage. Les échanges extérieurs étaient à la fois matériels et symboliques tout comme ils consistaient en des activités économiques et politiques. Par ailleurs, on ne faisait des échanges qu’avec les groupes avec qui l’on était en paix. Ces alliances étaient réitérées rituellement avant que tout échange ait lieu. Lors de ces transactions économiques, ce sont « des représentant[-e]s d’une collectivité qui se rencontrent et non des individus » (5).

L’arrivée des Européen-ne-s et l’implantation du commerce des fourrures vint déstabiliser les réseaux d’échange amérindiens. Delâge problématise la question par le concept d’échange inégal. Les deux sociétés qui se font face possèdent des moyens de production inégaux : on a d’un côté des sociétés qui vivent de chasse et d’agriculture avec une division du travail relativement simple et de l’autre, des sociétés manufacturières où la division du travail atteint un degré de complexité élevé. En bref, « quand de part et d’autre la productivité est inégale, l’échange est lui aussi inégal » (6). De plus, la finalité des échanges n’est pas la même. Les sociétés amérindiennes recherchaient strictement des valeurs d’usage pouvant faciliter leur travail de tous les jours (fusil, hache, pelle, farine, etc.). Les Européen-ne-s, de leur côté, agissaient dans une logique stricte de capitalisation : le fameux A-M-A’ de Marx (échange d’Argent contre Marchandise et ensuite échange de la même Marchandise contre plus d’Argent) (7).

La convoitise pour les produits européens fut telle qu’elle bouleversa complètement l’organisation de la vie économique des sociétés amérindiennes. Chez les Huron-ne-s, la règle du droit d’usage d’un lignage sur une route de commerce fut abolie car elle mettait trop de pouvoir aux mains d’une minorité d’individus. Désormais, les routes commerciales seraient supervisées par les chefs et tou-te-s les Huron-ne-s y auraient accès. Pour contrer l’émergence d’un pouvoir trop grand aux mains des chefs, on renforça les normes de redistribution et de partage. D’autre part, la traite des fourrures eut pour effet d’accroître la division du travail entre peuples amérindiens. Les Amérindien-ne-s délaissèrent ainsi certaines activités productives comme l’horticulture, la cueillette et la pêche au profit de la chasse et de la trappe afin de s’assurer un approvisionnement en marchandises européennes. Ces marchandises étaient alors inconditionnelles à la vie en Amérique. Par elles se gagnaient les guerres et s’assuraient une partie de la subsistance. « Plus les sociétés amérindiennes produisent pour le marché, plus elles se spécialisent et plus elles réduisent leur autarcie » (8).

Clastres, Polanyi et le combat contre l’émergence de l’Un

« Dans le pays du non-Un, où s’abolit le malheur, le maïs pousse tout seul, la flèche rapporte le gibier à ceux [et celles] qui n’ont plus besoin de chasser, le flux réglé des mariages est inconnu, les [humains], éternellement jeunes, vivent éternellement. […] Le Mal, c’est l’Un ».

            -Pierre Clastres

            La société contre l’État (1974)

Dans La société contre l’État, Pierre Clastres démontre avec brio comment les Guaranis du Paraguay sont des sociétés contre l’État, c’est-à-dire qu’elles et ils refusent l’unification politique autour d’une figure unique. Clastres parle littéralement d’un processus constant de « conjuration de l’Un, de l’État » (9). L’Un est un élément important des croyances religieuses des Guaranis et représente la source créatrice du Mal. Cette conception de l’Un s’oppose à celle qu’en avaient les Grec-que-s ancien-ne-s : « On trouve chez les premiers [et premières] insurrection active contre l’empire de l’Un, chez les autres au contraire nostalgie contemplative de l’Un » (10). Il y a donc un conflit fondamental entre les conceptions occidentales et amérindiennes du monde. La relation métaphysique qui relie l’Un au Mal chez les Guaranis en cacherait une autre plus subtile selon Clastres : l’Un serait l’État.

Comprendre que les conceptions de l’Un des sociétés amérindiennes et de l’Occident sont en conflit fondamental amène à élargir le constat de Clastres à la sphère économique. Les sociétés amérindiennes pourraient-elles être, en plus d’être des sociétés contre l’État, des sociétés contre le marché? Il faut néanmoins revenir à la société libérale de marché pour éclairer cette hypothèse. L’encastrement de la société dans le marché représente pour la société libérale l’émergence de l’Un : c’est-à-dire qu’en retirant de la société les modalités d’institutionnalisation économique que sont la réciprocité et la redistribution, le marché se trouve à subsumer toutes les relations sociales en son sein.

Supprimer ces modalités d’institutionnalisation représente une attaque en règle contre les procès économiques traditionnels des sociétés amérindiennes; procès qui sont encastrés par le biais de mythes et de pratiques sociales institutionnalisées. Il est inévitable qu’un processus cherchant à structurer l’ensemble des rapports sociaux par une seule modalité d’institutionnalisation de l’économie crée de l’instabilité. L’introduction de rapports marchands dans les sociétés amérindiennes avec l’arrivée des Européen-ne-s a, on le sait, bouleversé leur mode de vie. Par contre, les sociétés amérindiennes ont déployé des pratiques sociales et un discours leur permettant de contrer l’influence des rapports marchands au sein de leurs propres sociétés. Certaines de ces pratiques pourraient faire d’elles des « sociétés contre le marché ».

Comme il a été dit plus tôt, les sociétés amérindiennes n’avaient pas une propension « naturelle » à troquer et à faire des échanges sur le modèle du marché. Si aujourd’hui elles participent au marché, on ne peut pas dire qu’il y a eu encastrement total de la société amérindienne au sein du marché. Les sociétés amérindiennes ont refusé et ont modifié certains éléments du marché tout comme elles ont accepté plusieurs de ses facettes par choix ou par imposition. L’exemple des Huron-ne-s, qui ont renforcé leurs normes de redistribution et de partage suite à l’arrivée des Européen-ne-s, en représente un bon exemple. Les sociétés amérindiennes ont aussi su conserver une certaine distance par rapport au marché à travers des justifications symboliques et mythologiques.

Autre exemple, dans le film Le goût de la farine de Pierre Perrault, un aîné innu chante une chanson pour deux hommes effectuant le rituel de matutishan (soit les tentes à suer). Dans la chanson, l’aîné appelle à l’abondance de viande de caribou et à ce que rien ne brime les Innus à l’intérieur des terres (c.-à-d. dans la forêt). Dans l’univers symbolique des Innu-e-s, la forêt est associée à l’abondance et à la liberté en opposition à la côte (où ont été installées les réserves) qui est associée à la privation de liberté et à la pauvreté. Certains mythes innus, comme celui de Carcajou (11), structurent les relations entre Autochtones et Europée-ne-ns : les premiers et premières continueront de poursuivre leur nourriture tandis que les second-e-s la produiront. Carcajou confiera aux Européen-ne-s la responsabilité de donner de la nourriture aux Innu-e-s lorsque celles-ci et ceux-ci seront affamé-e-s. Ce mythe est une justification symbolique de l’assistance gouvernementale (qui auparavant était donnée aux Innu-e-s sous forme matérielle, souvent de la farine) et représente une façon pour les Innu-e-s d’échapper à un encastrement au marché. De l’avis de Josée Mailhot (12), aujourd’hui, les principes de partage et de réciprocité sont encore bien vivants dans les communautés innues : « Les différences de richesses entre les individus sont d’ailleurs peu visibles à Sheshatshit, car le vieux principe innu qui oblige à partager assure à la famille élargie une certaine participation aux avantages matériels dont jouit un[-e] de ses membres et cela, avec ou sans l’accord de l’intéressé[-e]. »

Conclusion

L’idée d’Adam Smith selon laquelle le troc et l’échange marchand feraient partie intégrante de la nature humaine et qu’ils structureraient l’agir économique de toutes les sociétés humaines se révèle très tendancieuse. Nulle part dans le monde il n’a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait strictement sur ces bases (13). À travers l’exemple des sociétés amérindiennes, il a été possible de prouver que le troc et l’échange marchand n’y étaient pas présents avant l’arrivée des Européen-ne-s. Mais encore, ces sociétés ont déployé diverses pratiques sociales et justifications symboliques afin de réduire l’incidence des rapports marchands dans leur organisation sociale et ce avant, pendant et après la colonisation européenne. L’entreprise de Smith se révèle donc être un projet normatif issu de la société marchande libérale. Encore aujourd’hui, cette position naturalisante fait autorité dans les sciences économiques et dans la conscience collective. Un renversement de cette position serait souhaitable et permettrait d’élargir l’univers des possibles pour nos sociétés marchandes occidentales.

(1) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.

(2) Lahontan (1983). Lahontan : nouveaux voyages en amérique septentrionale. L’Hexagone, Montréal : p. 82

(3) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 64

(4) Ibid p. 65

(5) Ibid p. 68

(6) Ibid p. 91

(7) Marx, Karl (2014). Le capital. Presses universitaires de France, Paris : chapitre IV.

(8) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 130

(9) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 186.

(10) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 147

(11) Savard, Rémi (1971). Carcajou et le sens du monde : récits montagnais-naskapi. Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi : p. 120.

(12) Mailhot, Josée (1993). Au pays des Innus : les gens de Sheshatshit. Recherches amérindiennes au Québec, Montréal : p. 93.

(13) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.

Travailleur, travailleuse autonome recherche protection législative

Travailleur, travailleuse autonome recherche protection législative

Par Alexandra Bahary

En 2013, Statistique Canada recensait plus d’un demi-million de travailleurs-euses autonomes au Québec, témoin de l’augmentation du travail atypique. Il s’agit en principe de personnes qui ne sont pas soumises à un lien de subordination avec un employeur et qui contrôlent leur propre travail. Or, ce statut d’emploi est exclu de l’application de la Loi sur les normes du travail, qui confère les protections minimales en matière d’emploi, notamment le salaire minimum ainsi que les congés payés.

Lorsque l’on s’insurge contre les conditions de travail d’antan ou celles auxquelles font face les travailleurs et travailleuses d’autres régions du globe, à l’occasion d’un cours d’histoire ou d’une anecdote de famille par exemple, c’est souvent avec complaisance que nous encensons l’état actuel de notre droit en matière de protection des droits de la main d’œuvre. Or, celui-ci est-il réellement adapté à notre réalité contemporaine du travail ?

La Loi sur les normes du travail[1] (ci-après « LNT »), adoptée en 1979 et ayant subi des réformes majeures en 1999 et en 2002, a pour objectif d’offrir une protection s’appliquant à l’ensemble des salarié-e-s du Québec, syndiqué-e-s ou non. Elle fixe notamment les normes minimales acceptables en matière de salaire, de durée de la semaine de travail, de congé et de congédiement. Incidemment, les entreprises sont libres d’octroyer des conditions de travail plus avantageuses que celles prévues à la LNT, mais non moindres. Il s’agit d’une béquille face à la logique du déséquilibre que consacre la subordination inhérente au rapport de travail salarié[2]. C’est la Commission des normes du travail (« CNT ») qui est chargée de son application ; cet organisme traite les plaintes des salarié-e-s et informe les employeurs et les salarié-e-s des droits et obligations prévues à la LNT. Notons qu’en cas de non-application de cette loi sur un certain type de rapport de travail, c’est uniquement le droit commun qui s’applique, soit les dispositions du Code civil du Québec en matière de contrat.

Dans un contexte de foisonnement des formes ou des statuts d’emplois dits « atypiques », il convient de réfléchir à la façon dont les lois du travail, à commencer par la LNT, protègent certaines catégories de travailleurs et de travailleuses. Or, en dépit de son ambition chevaleresque d’inclusivité de l’ensemble de la main d’œuvre sur le marché du travail, il appert que la LNT a été conçue en prenant comme référent les emplois plus traditionnels. Ceux-ci peuvent se définir comme stables, à temps plein, sous la gouverne d’un seul employeur et demeurent les mêmes pour l’employé-e tout au long de sa vie active.

Par conséquent, la LNT prévoit l’exclusion formelle d’une partie importante de cette main d’œuvre atypique, à commencer par les travailleurs-euses autonomes qu’elle ne considère pas comme des salarié-e-s au sens de la loi[3]. Cette absence de protection juridique est d’autant plus préoccupante à l’heure où le travail atypique – et particulièrement le travail autonome – est si répandu qu’il en devient pratiquement la norme.

Qu’est-ce qu’un-e travailleur-euse autonome ?

Le critère principal qui détermine ce qui constitue du travail autonome est celui de réaliser un travail qui n’est pas sous la direction et le contrôle d’un-e employeur : le ou la travailleur-euse autonome, aussi qualifié-e d’entrepreneur indépendant-e, n’est alors pas considéré-e comme salarié-e ou employé-e par la loi et est plutôt son ou sa propre patron-ne. Afin de l’illustrer par des exemples concrets, il peut s’agir d’individus qui pratiquent leur métier à leur propre compte et qui appartiennent à un ordre professionnel ou qui sont des spécialistes dans un domaine technique, tels que les psychologues, les notaires ou les plombiers. On peut aussi penser aux personnes qui vivent de leurs produits artistiques comme les chorégraphes et les peintres.

Plus récemment, les tribunaux sont venus préciser certains critères afin de distinguer un-e salarié-e d’un-e travailleur-euse autonome[4]. À ce titre, ce dernier ou cette dernière est considéré-e comme tel-le si il ou elle contrôle son travail, si il ou elle fournit ses propres outils et si il ou elle peut faire des profits ou des pertes. Plus le risque financier est important, plus ce dernier critère est déterminant. En vertu du Code civil du Québec, le travail salarié est régi par un contrat de travail où la personne accomplit ses tâches sous la direction ou le contrôle d’un employeur[5]. À l’inverse, le travail autonome est régi par un contrat d’entreprise ou de service où la personne exerce ses tâches sans lien de subordination avec le client, qui n’est donc pas son employeur à proprement parler[6], et est libre de choisir ses moyens d’exécution. On parle de subordination juridique lorsque la personne est soumise à l’autorité, le contrôle et la direction d’une personne dans l’exercice de son travail. Incidemment, le ou la travailleur-euse ne sera salarié-e au sens de la LNT que si il ou elle exécute sa prestation dans le cadre et selon les méthodes et moyens que détermine l’employeur ; l’autonome, dépourvu-e de subordination avec le ou la cliente qui est partie au contrat, en est donc exclu.

Bien qu’il puisse être séduisant de détenir une définition dépourvue d’ambiguïté du statut d’autonome, certaines nuances sont nécessaires et la démarcation est parfois, précisément, ambiguë. Il est essentiel de tenir compte de l’indépendance économique de la personne. Ainsi, les travailleurs-euses dits « dépendant-e-s » sont salarié-e-s même lorsqu’ils et elles détiennent un certain contrôle sur l’exécution de leurs tâches et qu’ils et elles possèdent leurs propres outils nécessaires à la prestation de leur travail. L’obligation d’exécuter personnellement le travail, et l’intégration ou non de la personne à l’entreprise de celui ou celle qui fournit le travail, sont également des facteurs à considérer. La jurisprudence récente a tenté d’élargir la notion de subordination du ou de la travailleur-euse. Il est donc tout à fait possible d’être salarié-e et de disposer d’une certaine autonomie dans son travail, voir de ne pas être régi par un contrat de travail au sens du Code civil : le contrôle de l’employeur peut être indirect. Ainsi, le fait de faire du télétravail n’équivaut pas à être qualifié-e de facto d’autonome puisque le lieu d’exécution du travail n’est pas un critère pertinent pour déterminer le statut d’emploi.

De surcroît, le mode de paiement par commission ou au rendement ne dépouille pas non plus la personne salariée de son statut. Ce n’est qu’un mode de rémunération différent qui, selon la LNT, est considéré comme du salaire. Également, on ne tient pas compte du nombre de client-e-s avec qui la personne détient des contrats. Finalement, travailler sur une base contractuelle, donc pour exercer un travail temporaire plutôt que permanent, ne fait pas du ou de la prestataire de travail un-e autonome : cela est sans incidence sur la nature du contrat, qui peut tant être de travail que de service.

« Faux » travail autonome, ou employeurs désirant modifier le statut d’emploi

À la lumière de ces considérations, il est important de noter que c’est la situation concrète plutôt que le titre de la personne qui effectue le travail qui détermine le statut d’emploi. Or, un nombre important d’employeurs modifient, à tort, ce titre dans l’optique de métamorphoser la relation contractuelle avec la personne qui exécute des tâches contre rémunération. Cette tendance s’apparente à celle du « faux » travail autonome, où le ou la donneur-euse d’ouvrage continue à contrôler et diriger le travail, et qui vise particulièrement les personnes plus vulnérables et précaires[7]. Afin de contrer cette problématique, la réforme de 2002 de la LNT a octroyé le droit d’exercer un recours pour le maintien du statut de salarié-e à titre de protection, dans l’éventualité où l’employeur tente de changer le statut de ce-tte salarié-e en cours d’emploi. Néanmoins, aucune protection n’est prévue pour ceux et celles qui se font attribuer un faux statut d’autonome au moment de l’embauche. Dans ce cas, le ou la travailleur-euse autonome devra déposer une plainte pécuniaire à la Commission des normes du travail (« CNT ») pour réclamer une indemnité, tel un congé payé. Or, le processus est plus long et complexe, puisque la CNT devra déterminer son statut d’emploi préalablement au traitement du fond de la plainte et il faudra que l’employeur conteste la décision pour que la plainte se dirige vers un tribunal de droit commun. Ajoutons qu’il n’y a pas d’exigence de confidentialité du ou de la plaignant-e, ce qui n’exclut pas la possibilité de renvoi par l’employeur au cours de l’enquête : la protection à court terme est inexistante.

Les conséquences reliées au statut de travailleur-euse autonome

Cette volonté de certain-e-s employeurs d’annihiler le lien d’emploi avec son employé-e n’est pas circonstancielle. La protection de la LNT a un lien direct avec l’octroi de certaines conditions d’emploi et le paiement de charges sociales qui sont destinées au ou à la salarié-e. Notons qu’à moins d’être inscrit pour une protection personnelle auprès de la Commission de la santé et de la sécurité au travail, qui gère les affaires en matière de santé et d’accident au travail, les autonomes ne sont pas couvert-e-s par la Commission. Dès lors, contrairement au ou à la salariée, les autonomes n’auront pas automatiquement droit à des prestations en cas de maladie ou d’accident découlant de leur travail et devront assumer les risques de perte financière. Il en va de même pour les charges reliées à la Régie des rentes du Québec ou encore du Régime québécois d’assurance parentale. En cas de non-paiement pour le travail exercé, ces travailleurs-euses devront entreprendre un recours civil à leurs frais et devront assumer eux et elles-mêmes une police d’assurance de responsabilité et les risques de poursuite en cas d’erreur ou de faute reliée à leur travail.

Au niveau des normes du travail, les travailleurs-euses autonomes sont exclu-e-s des protections en matière de congédiement, qui permettent d’ordinaire un recours à la CNT en cas de congédiement sans cause juste et suffisante, à condition de cumuler deux ans de service continu[8]. La loi définit celui-ci comme « la durée ininterrompue pendant laquelle le salarié est lié à l’employeur par un contrat de travail, même si l’exécution du travail a été interrompue sans qu’il y ait résiliation du contrat, et la période pendant laquelle se succèdent des contrats à durée déterminée sans une interruption qui, dans les circonstances, permette de conclure à un non-renouvellement de contrat »[9]. Par exemple, par opposition au salariat « typique », une travailleuse autonome ne peut avoir un recours si elle a été congédiée parce qu’elle a refusé de travailler au-delà de ses heures habituelles – qui est un motif de congédiement illégal au sens de la LNT –, et ce, même si elle travaille pour le même employeur depuis plus de deux ans. Ils et elles ne disposent donc d’aucun recours en cas de non-renouvellement de contrat sans motif valable. Quant aux périodes d’inactivités, elle n’a pas droit à deux semaines de congé annuel payé lorsqu’elle cumule un an de service au sein de l’entreprise et devra assumer ses risques de perte en cas de congé férié ou de vacances. Puis, le droit au salaire minimum – qui est de 10,55 $ de l’heure depuis mai – n’est pas garanti à ces personnes.  Ces dernières sont donc subsidiairement encadrées par les dispositions du Code civil du Québec qui tiennent compte de façon considérablement moindre du rapport de force déséquilibré entre les parties au contrat de travail ou de service.

De plus, les travailleur-euses autonomes n’ont pas de garantie de recours en cas de harcèlement au travail, qui est issu de la réforme de 2002, ainsi qu’au droit aux absences parentales et familiales. Finalement, la « semaine normale de travail » ne s’applique pas à cette catégorie de travailleurs-euses, qui ne verront donc par leur rémunération majorée au-delà de 40 heures[10]. Une travailleuse autonome ne pourra exiger d’être payée plus que son salaire ordinaire pour ses heures supplémentaires, soit le fameux « temps et demi ». Or, un nombre important de ces personnes, tout comme les autres types d’emploi négligés par la LNT, connaissent, en sus, des conditions de travail particulièrement précaires, d’où une incompréhension d’autant plus substantielle face à la négligence du législateur à leur égard. À ce titre, au niveau de l’emploi non-syndiqué, le salaire moyen d’un emploi permanent était en 2005 de 17,51 $ de l’heure par opposition au salaire moyen d’un emploi temporaire qui était de 13,32 $, ce qui constitue un écart de 24 %[11].

Conclusion et pistes de solution

Il apparait que le traitement réservé aux travailleur-euses autonomes par rapport aux salarié-e-s typiques constitue indubitablement un traitement différentiel, voire de la discrimination salariale. À la lumière de ces observations, la LNT et les autres lois du travail doivent inéluctablement être modifiées de façon à refléter adéquatement la réalité du nouveau rapport salarial et de l’hétérogénéité des formes d’emplois, particulièrement celle des autonomes. Des améliorations pressantes, particulièrement au niveau de la LNT considérant les raisons derrière son existence, sont indispensables au niveau de l’encadrement juridique de certaines catégories de main d’œuvre atypiques et précaires. Autrement, cette loi deviendra un outil archaïque, incapable d’assurer l’atteinte de son objectif, soit la protection de l’ensemble des salarié-e-s, celui de socle minimal garanti à toutes et tous.

Dans cet ordre d’idées, l’organisme à but non-lucratif Au bas de l’échelle, qui est un groupe de défense des droits des travailleurs-euses non syndiqué-e-s, propose des améliorations à la LNT afin qu’elle n’encadre plus uniquement les normes du travail typique et à temps plein. Il s’agit d’octroyer les mêmes conditions de travail à toutes et tous, sans égard à leur statut d’emploi en respectant le principe d’égalité de traitement[12]. Pour ce faire, l’organisme propose notamment que soit établie dans la loi une présomption simple de salariat. En cas d’ambiguïté par rapport au statut d’emploi, le fardeau de preuve reposerait sur la partie pour laquelle est exercée le travail et qui veut prouver que la personne qui l’a exercé n’est pas salariée au sens de la LNT, ce qui n’est pas le cas dans la jurisprudence actuelle. Les travailleurs-euses à domicile, pour qui la détermination du statut est plutôt ardue, seraient les premières bénéficiaires de cette mesure législative[13].

[1] Loi sur les normes du travail, RLRQ c N-1.1 [LNT].

[2] R c Advance Cutting & Coring Ltd, 2001 CSC 70 au para 212, [2001] 3 RCS 209.

[3] LNT supra note 1, art 1 au para 10.

[4] Voir notamment l’arrêt Bermex international inc. c L’Agence du revenu du Québec 2013 QCCA 1379.

[5] Code civil du Québec, RLRQ c C-1991, art 2085.

[6] Ibid, art 2098 et 2099.

[7] Esther Paquet, Pour des normes du travail à la hauteur!, Au bas de l’échelle, 2007 à la p 20 [Au bas de l’échelle].

[8] LNT, supra note 1, art 124.

[9] LNT, supra note 1, art 1 au para 12.

[10] LNT, supra note 1, art 52.

[11] Enquête sur la population active (EPA), estimations du salaire des employés selon la permanence de l’emploi, la couverture syndicale, le sexe et le groupe d’âge, données annuelles (dollars), données pour le Québec, 2005, Cansim, Tableau 282-0074, dans Au bas de l’échelle supra note 8 à la p 10. Ces données excluent les heures supplémentaires.

[12] Au bas de l’échelle supra note 8 à la p 9.

[13] Ibid à la p 20.

Notes provisoires sur la question grecque

Notes provisoires sur la question grecque

Mise en contexte

La question grecque est éminemment complexe. Si les yeux de l’Europe sont rivés sur la Grèce depuis l’élection retentissante de la coalition de gauche radicale Syriza le 25 janvier 2015, c’est pour voir si ce nouveau joueur pourra changer la donne en luttant contre l’austérité à l’intérieur du cadre européen par un plan de relance économique basé sur la restructuration de la dette publique grecque. Bien qu’il soit impossible de résumer ici l’histoire et les antécédents ayant mené à la plus importante crise de la dette souveraine d’un État européen (crise économique de 2008, fort endettement lors de l’entrée dans la zone euro masqué par des instruments financiers développés par la banque d’investissement Goldman Sachs, corruption des élites économiques et politiques, difficulté à prélever l’impôt, budget militaire surdimensionné, dépendance aux fonds structurels européens, explosion des intérêts de la dette sous l’influence des agences de notation, etc.), il faut rappeler que le remède concocté pour assurer la « soutenabilité » de la dette grecque n’a pas aidé la situation du pays, au contraire: il l’a plutôt aggravée de manière dramatique.

Depuis le printemps 2010, les gouvernements successifs de l’État grec tentent d’éviter la noyade en négociant à répétition avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel », qui associent des prêts de centaines de milliards d’euros à des mesures d’austérité drastiques: baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, privatisations tous azimut, augmentation de la taxe de vente, coupures massives dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc. Ce remède toxique a non seulement étouffé l’économie du pays (contraction du PIB de 25% depuis 2008), mais causé une véritable « crise humanitaire »: bond de 20% du taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance et de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

Après les gouvernements de gauche (Pasok) comme de droite (Nouvelle démocratie) qui ont été contraints de gérer ce désastre financier et humain, la question est de savoir si Syriza pourra éviter le sort de ses prédécesseurs en renversant la situation de dépendance extrême de l’État grec vis-à-vis de ses créanciers. La victoire électorale de Syriza s’explique d’abord par le succès initial de son hypothèse stratégique, qui répondait de manière habile aux contradictions de la situation grecque: opposition ferme aux mesures d’austérité, insistance sur le maintien de la Grèce dans la zone euro, discours « radical-pragmatique » soutenant un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne (augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc.) basé sur des négociations de bonne foi avec les « partenaires européens » en vue d’une restructuration substantielle de la dette souveraine.

Or, cette stratégie électorale s’avérait initialement un pari risqué en cas d’échec des négociations avec les bailleurs de fonds et les autres pays de la zone euro qui ne sont pas prêts à accepter des concessions. En effet, tout le plan de Syriza consiste à faire reposer son projet de développement économique et social sur le scénario d’un accord « gagnant-gagnant » entre la Grèce et la Troïka, la ligne majoritaire du parti refusant catégoriquement d’envisager un plan B si cette hypothèse se révèle infructueuse. Il s’agit de la position classique de l’« européisme de gauche », perspective qui suppose le caractère réformable du cadre européen; derrière la construction néolibérale des institutions européennes actuelles se cacherait la possibilité d’une Europe sociale et solidaire, un « bon euro » qui pourrait permettre d’associer prospérité économique et justice sociale par la volonté politique commune des gouvernements de gauche. La rupture avec l’ordre européen est à proscrire à tout prix, celle-ci étant synonyme de « repli national » et d’illusion protectionniste prêtant le flanc aux dérives nationalistes, populistes et d’extrême droite. Le retour à la drachme représentant une voie assurée vers la catastrophe économique, l’effondrement bancaire et l’inflation extrême.

Cette orientation idéologique dissimule évidemment des considérations stratégiques; sur le plan politique, il est clair que Syriza n’aurait jamais pu prendre le pouvoir avec une ligne eurosceptique, alors que de nombreux sondages indiquent qu’environ 80% de la population s’oppose au Grexit, c’est-à-dire à la sortie de la Grèce de la zone euro. Mais la question demeure de savoir si la crise de la dette publique grecque peut être résorbée dans le cadre européen, c’est-à-dire si le maintien à tout prix dans la zone euro est viable du point de vue économique, étant donné que la Grèce se retrouve prisonnière d’une trappe d’austérité-récession et assujettie aux contraintes des élites financières de l’union monétaire. Cette dernière est-elle d’abord le fruit de négociations politiques –et donc une structure malléable qui admet une certaine marge de manœuvre pour trouver un terrain d’entente– ou plutôt une « cage de fer » construite sur une logique monétariste enchâssée dans des traités quasi-constitutionnels et dominée par des institutions technocratiques non redevables (Commission européenne, BCE)? Telle est la nature de la question grecque.

Si la réalité, toujours complexe, est déterminée par un ensemble de contraintes économiques et de perceptions politiques, d’objectivité et de subjectivité, de structures et d’acteurs, de nécessité et de liberté, il reste que tout cadre impose un certain degré de rigidité qui définit le contexte à partir duquel seront interprétées les règles du jeu. Une perspective macroéconomique et historique insistera davantage sur la construction antidémocratique de l’Union européenne au service de la financiarisation capitaliste, des banques et des élites allemandes qui imposent des règles budgétaires, fiscales et économiques très strictes aux États membres, alors qu’une analyse davantage micro et interactionniste attirera l’attention sur la mauvaise foi de la chancelière allemande Angela Merkel, la fougue de l’économiste hétérodoxe et ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis, et sur le style pragmatique d’Alexis Tsipras. Comme les négociations houleuses des derniers mois ont braqué les projecteurs sur le jeu des acteurs, il est nécessaire de prendre du recul pour analyser la situation d’un point de vue global et historique. Bien qu’on ne puisse pas trancher a priori du caractère réformable ou non des institutions européennes, l’expérience de Syriza constitue un véritable « benchmark », un test ultime de la flexibilité du cadre européen.

Un dénouement inattendu

C’est à partir de cet horizon qu’il faut comprendre les péripéties des négociations entre Tsipras et l’Eurogroupe ces dernières semaines, dont le référendum du 5 juillet sur le projet d’accord de la Troïka. Tout d’abord, plusieurs commentateurs politiques ont souligné à juste titre le tour de force de Tsipras, qui convoqua un référendum sur un accord arraché in extremis dans un contexte d’asphyxie bancaire. Ce faisant, il montrait qu’il avait négocié de bonne foi avec ses partenaires européens tout en respectant son mandat anti-austérité et en assurant l’unité de son parti, son invitation à voter contre ce énième plan d’austérité devant théoriquement lui permettre de renverser le rapport de force vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. La victoire du Non avec une forte majorité des voix (61,31 %) envoya un signal d’espoir marquant l’opposition populaire à l’austérité. Malheureusement, Tsipras se retrouve à signer huit jours plus tard un plan de sauvetage pire que l’accord précédent, avec des mesures d’austérité drastiques qui vont directement à l’encontre du programme de relance économique et sociale de Syriza et du Non référendaire. Comment un tel revirement de situation est-il possible ?

D’une part, Tsipras a interprété le résultat du référendum comme le refus d’un accord injuste à l’endroit du peuple grec, celui-ci lui demandant de négocier un nouveau plan plus acceptable sur le plan social. Or, le premier ministre a aussitôt écarté le spectre du Grexit en insistant sur le fait qu’il avait le devoir impératif de trouver une nouvelle entente dans le cadre de la zone euro. Cependant, tout ce contexte de pression extrême –l’asphyxie du système financier, la Banque centrale européenne tenant l’économie grecque à un fil, la fermeture des guichets, le contrôle des capitaux– ne permet pas à Syriza de négocier d’égal à égal avec l’Eurogroupe et ce, malgré la division apparente entre l’attitude conciliante de la France et la ligne dure de l’Allemagne. En somme, si la Grèce veut rester dans la zone euro, elle devra troquer de nouveaux prêts contre des mesures d’austérité. Il ne s’agit pas ici d’un manque de jugement de Tsipras ou d’une erreur tactique, mais de la conséquence logique d’une stratégie qui montre ici ses limites: il s’avère impossible de forger un véritable rapport de force à l’intérieur du carcan européen dominé par les élites financières.

Devant cette situation paradoxale dans laquelle il devait endosser un plan d’austérité[i] après le Non clair du référendum, Tsipras décida de soumettre celui-ci à l’approbation du parlement grec pour renforcer sa légitimité et relancer les négociations et ce, au risque de fissurer son parti. Des 251 députés sur 300 qui ont voté en faveur de l’accord le vendredi 10 juillet dernier, il faut compter huit abstentions, deux votes contre et sept absences au sein de Syriza. Après une interminable fin de semaine de négociations intenses qui s’apparentait, pour certains, à un exercice de torture psychologique[ii], Tsipras craque. Ce n’est pas l’Allemagne qui perd la face mais la Grèce, qui se réveille avec un dur lendemain de veille. Le spectre du Grexit a permis de durcir le plan d’austérité que la gauche radicale devra servir à son peuple malgré un Non référendaire catégorique.

L’ouverture d’un nouveau plan d’aide ne pourra avoir lieu qu’une fois que la Grèce aura abandonné sa souveraineté fiscale et adopté une série de réformes toxiques: augmentations de taxes, coupures dans les retraites, privatisations massives, transferts d’actifs vers un fonds géré par les Européens. En contrepartie, la Troïka propose non pas la restructuration ou l’annulation d’une partie de la dette, mais un rééchelonnement hypothétique et quelques dizaines de milliards d’euros sur trois ans en échange d’une mise sous tutelle de la Grèce. L’histoire se répète. La question qui se pose maintenant est de savoir si le parlement grec acceptera un tel plan odieux mercredi: si oui, c’est le début de la fin, sinon, c’est l’hypothèse d’un « Grexit provisoire » tel que mentionné à la fin du texte de l’Eurogroupe. L’alternative simple est donc la suivante: austérité ou sortie de la zone euro. S’il est encore trop tôt pour prédire un avenir hautement incertain dans ces moments de bifurcation historique, il est tout de même possible et utile, voire nécessaire d’envisager tous les scénarios possibles afin d’être à la hauteur des circonstances et de mieux préparer la suite des choses.

Éloge du souverainisme de gauche

Le Grexit agit présentement comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de tout gouvernement le moindrement contestataire qui voudrait remettre en question la logique intransigeante de la zone euro. Pour renverser la donne et faire du Grexit une arme politique au service du « parti des débiteurs » contre le « parti des créanciers », il faut d’abord regarder ce que renferme la possibilité du national contre l’idéologie européiste qui exclut systématiquement cette alternative. D’une part, il suffit de regarder l’architecture institutionnelle de l’Union européenne (dont le traité de Maastricht, l’orthodoxie monétariste de la BCE, la composition technocratique de la Commission européenne et le traité de Lisbonne) pour constater que le néolibéralisme européen n’est pas un accident de parcours qui pourrait être corrigé par un simple changement des gouvernements des États membres et du Parlement européen. Comme le résume le philosophe et économiste français Frédéric Lordon, « l’Europe n’est pas conjoncturellement de droite, elle l’est bel et bien constitutionnellement »[iii].

Toute une série de politiques publiques, budgétaires, fiscales et économiques sont ainsi exclues a priori par des règles rigides enchâssées dans des traités fondateurs qui ne peuvent être réformés que par l’unanimité des 28 pays membres de l’Union européenne. C’est pourquoi la souveraineté politique et économique des États membres est largement limitée par un cadre qui demeure largement hors de la portée du contrôle démocratique des peuples. Bien que le « retour au national » ne soit pas une fin en soi, il :

« a pour immense vertu de « déconstitutionnaliser le problème », c’est-à-dire, envoyant promener les traités, de rapatrier instantanément dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire les questions stratégiques –banque centrale, place des marchés de capitaux, formes du financement des déficits et des dettes– qui en sont exclues. Du jour au lendemain, on peut à nouveau parler de choses qui avaient été soustraites à la discussion et figées en règles intangibles! Qui ne voit l’effet politique par soi extraordinaire de cette rupture-là ? Évidemment, nul ne peut préjuger du résultat de la discussion, mais que la discussion puisse de nouveau avoir lieu, c’est ça l’événement! […] Le capital, qui aura été le premier militant de l’ »éloignement », sait très bien qu’il serait alors la première victime de ce « rapatriement », et ceci du seul fait qu’il serait de nouveau possible de parler de tout ce qu’il pensait avoir conjuré. »[iv]

La question sociale et la question nationale sont donc intimement liées, en Europe comme au Québec. La première question renvoie aux contradictions du système économique et monétaire, tandis que la seconde concerne la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes. Si « l’européisme de gauche » correspond ici à la gauche fédéraliste qui croit à la réforme du cadre canadien malgré quelques égarements néolibéraux et conservateurs des gouvernements fédéraux, le « souverainisme de gauche » considère que le cadre constitutionnel n’est pas démocratique et réformable, que l’indépendance politique et économique constitue un moment essentiel d’une lutte internationale et qu’il faut donc refonder des alliances entre les peuples sur de nouvelles bases.

Il faut également distinguer le souverainisme de droite du souverainisme de gauche, le premier insistant davantage sur le rôle central de la nation  le second étant basé sur les exigences de la souveraineté populaire :

« Les tenants de la « souveraineté nationale », en effet, ne se posent guère la question de savoir qui est l’incarnation de cette souveraineté, ou plutôt, une fois les évocations filandreuses du corps mystique de la nation mises de côté, ils y répondent « tout naturellement » en tournant leurs regards vers le grand homme, l’homme providentiel –l’imaginaire de la souveraineté nationale, dans la droite française, par exemple, n’étant toujours pas décollé de la figure de De Gaulle. L’homme providentiel donc, ou ses possibles succédanés: comités de sages, de savants, de compétents ou de quelque autre qualité, avant-gardes qualifiés, etc., c’est-à-dire le petit nombre des aristoi (« les meilleurs ») à qui revient « légitimement » de conduire le grand nombre.

La souveraineté de gauche, elle, n’a d’autre sens que la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’association aussi large que possible de tous les intéressés à la prise des décisions qui les intéressent. En vérité, il ne devrait pas y avoir lieu conceptuellement de faire cette différence de la nation et du peuple […], mais les habitudes lexicales ont été ainsi prises dans le débat politique que le premier terme renvoie bel et bien à tout un univers de droite et qu’il n’est pas autre chose en son fond qu’un souverainisme gouvernemental, quand le second est de gauche en tant qu’il n’efface pas les mandants derrière les mandataires, et se pose par là comme souverainisme démocratique. Le souverainisme de droite n’est donc rien d’autre que le désir d’une restauration (légitime) des moyens de gouverner, mais exclusivement rendus à des gouvernants qualifiés en lesquels la « nation » est invitée à se reconnaître –et à s’abandonner. Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant. »[v]

Ces distinctions mettent en évidence le fait que le jeu politique n’est réductible ni à l’axe gauche/droite, ni au clivage souverainisme/fédéralisme. Derrière le problème central de l’austérité, la question grecque révèle un antagonisme plus profond entre la souveraineté populaire et nationale d’une part et la globalisation financière de l’autre, soit la démocratie contre le « parti de Wall Street », selon les termes de David Harvey. Malgré tout, le présent gouvernement de coalition en Grèce admet une certaine diversité idéologique, la position majoritaire de Syriza endossant l’européisme de gauche, les treize députés du parti des Grecs indépendants (ANEL) le souverainisme de droite, et l’aile gauche de Syriza le souverainisme de gauche.

Misère et richesse du Grexit

Si la ligne de parti de Syriza n’est pas eurosceptique, son aile gauche affirme que l’alternative à l’austérité exige toutefois de sortir des sentiers battus en proposant un plan de transition hors de la zone euro. Elle se rapproche à ce titre du parti anticapitaliste, communiste et écologiste Antarsya (qui signifie « mutinerie » en grec), lequel soutient le Grexit, l’annulation de la dette, la nationalisation sans compensation des banques et des grandes industries et un plan de transition écosocialiste pour relancer l’économie. Il s’avère que la majorité du peuple grec n’est pas en faveur du Grexit, raison de plus pour exposer clairement ce qui en ressortirait en ouvrant un réel débat public sur le sujet et en lui présentant un plan de transition désirable, viable et réaliste. L’échec de la stratégie de Tsipras consiste moins à avoir tenté de négocier avec les « partenaires européens » (ce qui est légitime) que d’avoir écarté systématiquement l’éventualité du Grexit et la nécessité d’élaborer un plan B en cas d’échec de l’hypothèse initiale. Il est clair que Syriza n’aurait pas pu prendre le pouvoir avec un programme ouvertement eurosceptique, mais cela ne dispense pas la gauche d’adopter une stratégie flexible en fonction des scénarios possibles. Ce n’est pas le Grexit qui est catastrophique, mais le fait de ne pas s’y préparer alors que les circonstances historiques l’exigent.

Cela nous ramène à la question stratégique suivante: comment faire du Grexit non pas un épouvantail à faire avaler des mesures d’austérité mais une arme politique au service d’un projet de transformation sociale? La ligne de crête entre réformisme radical et pragmatisme gestionnaire peut être résumée par cette maxime de Benoît Malon: « Sachons être révolutionnaires quand les circonstances l’exigent, mais soyons réformistes toujours ». Être révolutionnaire signifie ici renoncer à l’austérité en échange d’un rééchelonnement de la dette pour sauver du temps et préparer le saut hors de la zone euro dans une perspective de « démondialisation internationaliste ». Cette stratégie est préconisée par divers économistes, philosophes, militants et théoriciens comme Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvelakis et Costas Lapavitsas[vi]. Un retour planifié à la drachme, laquelle serait d’abord réintroduite sous forme de monnaie virtuelle, permettrait de redonner à la Grèce la maîtrise de ses politiques monétaires, fiscales et économiques, la dévaluation de cette monnaie rendant son économie plus compétitive pour l’industrie touristique et les exportations. Malgré tout, il ne faut pas oublier de mentionner la baisse importante du pouvoir d’achat pour les produits de base importés, ainsi que des perturbations économiques importantes à court terme.

« Il va de soi également, et ce serait malhonnête de le cacher ou de le minimiser, qu’un bouleversement de cette ampleur a plus que sa part de chaos, de difficulté économique, probablement de régression transitoire du niveau de vie matériel. De cela il faudra avertir et ré-avertir: il n’y a pas de promesse de prospérité instantanément restaurée dans cette trajectoire-là, plutôt le contraire même, mais, comme il sied à une promesse d’une autre nature, celle d’une souveraineté politique et économique reconquise, cette dernière n’étant pas la moindre, on devrait même dire qu’elle est à conquérir tout court, et qui mieux est au cœur du « réacteur » –la finance et la banque!– condition préalable à son extension à toutes les sphères économiques productives. »[vii]

Un « creux de transition » est donc à prévoir, c’est-à-dire que les intérêts matériels des classes moyennes et populaires seront assurément affectés durant une certaine période de temps, avant que l’économie grecque soit relancée sur de nouvelles bases, améliorant substantiellement les conditions de vie de la majorité sociale. Toute la question est de savoir quelle sera la durée et l’ampleur de cette période de transition, laquelle dépend à son tour de la forme que prendra le Grexit et de nombreux autres facteurs difficiles à cerner. L’idéal serait une sortie ordonnée de la zone euro, voie privilégiée par certains économistes comme Lapovitsas et Durand : « Une sortie négociée est le scénario le plus probable, et le plus souhaitable. Pour les premiers mois au moins, il faudrait que la BCE s’engage à maintenir une parité précise entre l’euro et la nouvelle devise. Une monnaie dévaluée de 30 % devrait être un niveau juste et soutenable. Ce serait le compromis le plus raisonnable pour tous les Européens. »[viii]

Or, le manque de préparation de Syriza conduit tout droit à la possibilité d’une sortie désordonnée de la zone euro (« Grexident »), laquelle pourrait être beaucoup plus violente et imprévisible. Si certains y voient l’effondrement potentiel de l’économie grecque, laquelle est déjà largement en panne, d’autres y perçoivent plutôt une occasion historique à ne pas louper, notamment en faisant du défaut complet sur la dette souveraine une arme politique redoutable. S’agit-il d’une logique du pire? Sans doute, mais si ce scénario devient inévitable, il sera nécessaire d’agir en conséquence pour transformer cette crise financière en opportunité de changement radical. Comme le souligne Lordon avec un ton mordant :

« C’est le propre de la domination que le désastre est le plus souvent la meilleure chance des dominés. La fenêtre de ce désastre-là, à l’inverse de celle de 2008, il ne faudra pas la manquer. Une fois de plus, il faudra rappeler les effrayés à la conséquence. En situation de surendettement historique, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur ruine. […]

Au prix sans doute d’attrister le Parti de la Concorde Universelle, il faut donc rappeler qu’un ordre de domination ne cède que renversé de vive force. Ce peut être d’abord, dans l’ordre d’un arsenal de riposte bien graduée, la force de la ruine financière. C’est précisément ce dont il est question dans le projet de faire du défaut une arme politique. Tous ces messieurs de la finance et leurs imposantes institutions y finiraient immanquablement en guenilles. C’est-à-dire adéquatement « préparés » pour être aussitôt ramassés à la pelle et au petit balai. Rappelons que les banques faillies sont par définition des banques qui ne valent plus rien, des entreprises dont la valeur financière est tombée à zéro. C’est précisément à ce prix que la puissance publique se proposera alors de les récupérer –et voilà que l’indispensable nationalisation, premier pas (et sûrement pas le dernier!) pour mettre enfin un terme au désordre de la finance libéralisée, ne nous coûtera même pas le taxi pour renvoyer les banquiers à une retraite précoce, sans chapeau, bonus ni stock-options, faut-il le dire. »[ix]

La morale de l’histoire

Pour Lordon, il s’agit de renverser la stratégie du choc et la logique d’austérité des banquiers en faisant de la sortie de l’euro notre stratégie du choc et amorcer la sortie du capitalisme. Cela représente sans doute une forme d’optimisme révolutionnaire (ou de catastrophisme éclairé!), mais il n’en demeure pas moins que les ruptures sont possibles dans l’histoire et que nous devons étudier leur fonctionnement lorsque celles-ci surgissent afin de ne pas manquer le bateau. D’où la pertinence de cette célèbre maxime de Rahm Emanuel repopularisée par Philip Mirowki dans son livre sur la crise financière de 2008: « Never let a serious crisis go to waste »[x].

Par ailleurs, il faut surtout éviter le piège de la nécessité historique, c’est-à-dire une vision mécaniste de l’histoire qui exclut le rôle des acteurs, de la contingence et des bifurcations imprévisibles. Le meilleur exemple du rôle clé des décisions politiques –qui peuvent parfois changer le cours de l’histoire– se trouve dans les récentes confessions de l’ex-ministre des Finances Yánis Varoufákis qui explique les raisons de sa démission surprise le lendemain du référendum grec. Quel scénario aurait vécu la Grèce si le réformisme radical de Varoufákis avait supplanté le pragmatisme gestionnaire de Tsipras? Une décision de cabinet peut tout changer. La sortie stratégique de l’euro étant écartée, ce sera l’austérité ou la sortie involontaire (Grexident) qui décidera de la suite de l’histoire.

« L’ancien ministre grec des Finances a révélé avoir démissionné après avoir été mis en minorité sur sa ligne dure prévue face à la BCE. […] Il a révélé lundi avoir en fait perdu à quatre contre deux lors d’une réunion de cabinet après la victoire du non au cours de laquelle il prônait une ligne dure. Yánis Varoufákis a également affirmé au magazine britannique qu’il avait prévu « un triptyque » d’actions pour répondre à la situation que connaît la Grèce aujourd’hui, et notamment à la fermeture des banques, pour éviter une hémorragie de l’épargne: « émettre des IOUs » (phonétiquement « I owe you » je vous dois », des reconnaissances de dettes en euros); « appliquer une décote sur les obligations grecques » détenues par la BCE depuis 2012 pour réduire d’autant la dette, et « prendre le contrôle de la Banque de Grèce des mains de la BCE ». Cela laissait, selon lui, entrevoir une possible sortie de la Grèce de leuro, mais avec la certitude, explique-t-il, qu’il n’y avait de toute façon aucun moyen légal de la pousser dehors. Le tout pour faire peur et obtenir un meilleur accord des créanciers, selon lui. « Mais ce soir-là, regrette-t-il, le gouvernement a décidé que la volonté du peuple, ce ‘non’ retentissant, ne devait pas être le déclencheur de cette approche énergique (…) au contraire cela allait mener à des concessions majeures à l’autre camp ». »[xi]

Cette simple anecdote témoigne d’une vérité essentielle de l’action politique: si nous ne maîtrisons pas l’ensemble des circonstances historiques, la stratégie et la vertu (sagacité) comptent pour beaucoup. Plusieurs seront sans doute désenchantés par l’action politique, la capitulation du gouvernement grec envoyant un message comme quoi peu importe le parti au pouvoir, celui-ci sera toujours récupéré par le système, y compris la gauche radicale. On pourrait donc tirer la conclusion facile que ce ne sont pas nos gouvernements qui dirigent mais la finance internationale, même la victoire écrasante d’un « Non » référendaire n’étant pas en mesure de changer le cours des choses. Cela n’est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus: l’échec de Syriza s’explique notamment par la pression extrême de l’oligarchie financière et de la caste politique européenne, mais également par une erreur stratégique sur la question de l’euro et les mauvaises décisions qui en ont découlé.

Somme toute, s’il est exagéré d’affirmer, comme le Parti communiste grec (KKE), que Syriza représente « la réserve de gauche du capitalisme », il est sans doute vrai que la ligne stratégique de Tsipras représente « la réserve de gauche de l’européisme » et que le parti devra envisager un plan B très prochainement. Paradoxalement, le pari qui aura permis à Syriza de prendre le pouvoir sera également celui qui fera probablement tomber le gouvernement de gauche radicale, comme quoi la quadrature du cercle est un atout dans la joute électorale, mais un handicap dans l’exercice effectif du pouvoir. Chassez les contradictions et elles reviennent au galop.

Dernier fait intéressant à noter: le « programme Thessalonique » de Syriza garde toute sa pertinence sur le plan social et économique, celui-ci se fourvoyant seulement sur l’hypothèse d’une restructuration de la dette grecque au sein de la zone euro. Cela confirme une fois de plus le fait que la gauche n’est pas généralement habile pour jongler avec la question nationale, la souveraineté sur le plan politique, fiscal et monétaire étant pourtant un élément crucial pour lutter efficacement contre l’austérité. À l’inverse, le sort de Syriza devrait intéresser davantage le mouvement souverainiste québécois, qui reste étonnamment peu bavard sur la question grecque, son regard étant davantage tourné vers l’Écosse ou la Catalogne. Or, ces trois expériences historiques mêlent étroitement la question sociale et nationale, chacune à leur façon. Toutes ces luttes pour l’émancipation expriment la nécessité d’articuler une véritable souveraineté populaire et nationale en faveur d’un projet de société fondé sur les valeurs de justice sociale, de liberté politique et de démocratie.

[i] Ce plan prévoyait un taux de TVA unifié à 23 % sauf pour les produits alimentaires de base (13  %) et 6  % sur les médicaments, les livres et le théâtre; la mise en place d’organes indépendants de supervision de la politique budgétaire; 0,5 points de PIB d’économie sur les services de santé; des économies de 0,25 à 0,5 % du PIB sur les retraites dès 2015 et 1 % à partir de 2016; des ajustement des salaires et de l’emploi public de manière à diminuer la masse salariale en proportion du PIB tout en décompressant la distribution des salaires; une libéralisation tous azimuts du marché des produits (lignes de bus, etc.) et des professions « protégées » (notaires, ingénieurs, etc.); les privatisations acceptées en 2014 sous le précédent gouvernement étant arrivées à leur terme.

[ii] http://www.theguardian.com/business/2015/jul/12/greek-crisis-surrender-f…

[iii] Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent, Paris, 2014, p.44

[iv] Ibid., p.148-149

[v] Ibid., p.229-230

[vi] Cédric Durand, (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, Paris, 2013.

[vii] La malfaçon, p.126-127

[viii] http://www.mediapart.fr/journal/economie/090715/les-voies-du-grexit

[ix] La malfaçon, p.115-116

[x] Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso, New York, 2013

[xi] « Grèce: Yánis Varoufákis révèle les raisons de sa démission surprise », Libération, 13 juillet 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/07/13/varoufakis-revele-les-raiso…

Entrevue avec Docteure Diana Craciunescu : une voix contre le projet de loi 20 du ministre Barrette

Entrevue avec Docteure Diana Craciunescu : une voix contre le projet de loi 20 du ministre Barrette

En quelques mois seulement, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Monsieur Gaétan Barrette, a profondément modifié le système de santé québécois. D’abord en abolissant 18 agences de santé et services sociaux et en fusionnant 182 centres de santé et services sociaux pour n’en compter plus que 13 aujourd’hui; ensuite, en déposant le projet de loi 20, lequel propose d’imposer des quotas minimaux de patients aux médecins, ainsi que d’ajouter de nouvelles restrictions au programme de procréation assisté. Abondamment critiquées, ces lois promettant un meilleur accès aux services de santé semblent trouver plusieurs opposants, dont particulièrement les médecins omnipraticiens.iennes. Afin de mieux comprendre le point de vue de ces derniers, nous nous sommes entretenus avec Docteure Diana Craciunescu, médecin généraliste au centre hospitalier Lakeshore de Montréal.

Docteure Craciunescu a complété sa résidence en 2011, elle a donc quatre années de pratique exclusive en centre hospitalier. Elle fait de la médecine d’urgence à temps plein, soit à raison de 14 quarts de travail par mois. Il est à noté que son point de vue sur la question ne peut représenter celui de tous les médecins québécois.es.

Q. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce qu’est le projet de loi 20?  

R. Le projet de loi 20 promet à tous les Québécois et Québécoises l’accès à un médecin de famille en augmentant les quotas des patients.es de chaque médecin à une moyenne de 1000 patients.es. Il [le projet de loi 20] ne réglemente nullement de quels patients il s’agit ni la fréquence des visites avec ce médecin. Par contre, la loi 20 introduit une nouvelle règle, celle de l’assiduité d’un patient envers son médecin, ou sa loyauté. Un médecin de famille doit voir tous ses patients.es à 80% de leurs besoins. Ainsi, lorsqu’un médecin prend Monsieur Tremblay [nom fictif] dans sa pratique, un homme de 57 ans, fumeur et coronarien, ce dernier doit lui être fidèle et ne consulter que son médecin pour tous ses problèmes médicaux, nonobstant l’urgence de sa condition. Disons qu’il voit son médecin une fois par année, s’il s’avérait que ce patient ait des douleurs rétro-sternales, il devra appeler son médecin qui devra libérer une place d’urgence pour voir Monsieur Tremblay afin que celui-ci ne consulte pas à l’urgence. Évidemment, ce scénario ne fait aucun sens; pour ce genre de douleur, le meilleur endroit où aller est l’urgence afin d’éliminer la possibilité d’infarctus. Par contre, si ce dernier se rend à l’urgence, il n’est plus fidèle à son médecin et celui-ci  se voit amputé de 30% son salaire trimestriel. De plus, la loi 20 traite aussi de la procréation assistée en limitant énormément son accès à la population générale et en rendant illégale toute fécondation in vitro chez les femmes de moins de 18 ans ou de plus de 42 ans. Elle impose aussi des évaluations psychologiques à certains couples, surtout les couples homosexuels, à leurs frais, avant de subventionner un nombre restreint de tentatives.

Q. Croyez-vous que la loi 20 devrait être scindée en deux afin de traiter du sujet de la procréation assistée individuellement et non pas en même temps que la question des quotas minimaux de patients par médecin?

R. Évidemment! Une loi ayant des répercussions aussi majeures sur deux volets complètement différents en santé ne devrait pas traiter des deux questions en même temps! Ce faisant, le ministre s’assure que l’attention se trouve sur la question de l’accessibilité à un médecin et que peu de revendications seront faites sur le volet de la procréation assistée.  

Q. Quelles sont les principales revendications des médecins contre ce projet de loi?

R. Elles sont multiples. Premièrement, le projet de loi 20 n’améliorera nullement l’accessibilité à un médecin de famille, ce qui est l’argument du ministre pour avoir tenté de l’implanter. Et le pire est que ce dernier est tout à fait conscient qu’il ne pourra tenir sa promesse «d’un médecin par Québécois avant 2016», étant donné que les médecins ne pourront pas se conformer à ces exigences. Selon le ministre Barrette, 1000 patients.es par médecin équivaut à 20 minutes par patient, quatre jours par semaine, toutes les semaines de l’année! C’est ainsi qu’il l’a présenté, de façon extrêmement simpliste, durant ses entrevues en ondes. Il est clair et évident que M. Barrette ne connait pas la réalité de la pratique générale en cabinet. Si les patients.es étaient tous des hommes et des femmes dans la vingtaine venant consulter leur médecin pour un problème unique et simple, alors en 20 minutes on peut faire le tour et résoudre le problème. La réalité est qu’une très large proportion des patients.es est âgée entre 50 et 90 ans, qui ont en moyenne cinq problèmes médicaux et huit médicaments à leur actif et viennent rarement pour un problème unique. En fait, en moyenne, ils et elles consultent pour trois, quatre problèmes par visite et doivent être vus au moins deux fois par année! C’est impossible de pratiquer de la médecine de qualité en voyant 1000 patients.es de cette catégorie. Alors ce seront les patients.es les plus vulnérables qui vont perdre leur médecin, tout le contraire de ce que leur promet M. Barrette. Il y a aussi plusieurs effets pervers de la loi 20 : 1) prise en charge de patients.es jeunes et moins malades prioritairement aux patients vulnérables sans suivi; 2) départ prématuré à la retraite des médecins ayant plus de 25 à 30 ans de pratique, plutôt que de choisir le travail à temps partiel qui serait amputé de 30% [du salaire]; 3) exode dans les autres provinces ou aux États-Unis des médecins de famille; 4) virage vers la médecine privée qui n’impose aucun quota et qui permet une médecine de qualité à une population plus aisée et motivée; 5) diminution de la qualité de la médecine pratiquée : début de l’ère «médecine fast food»; 6) désintéressement de la médecine familiale par les étudiants en médecine qui vont plutôt choisir de se spécialiser pour échapper au joug de Barrette; 7) diminution de la formation des médecins de famille au profit de la spécialité, plus coûteuse pour la société, conséquence directe du point précédent; 8) diminution du nombre de médecin intéressés à faire de l’enseignement aux résidents et aux étudiants ce qui se traduit par une diminution de l’exposition clinique et hospitalière des externes et résidents qui seront inévitablement moins bien formés; 9) augmentation du coût de la santé au Québec : conséquence directe de la prescription d’analyses sanguines, davantage d’examens de radiologie et de plus de consultations en spécialité; 10) diminution ou extinction de la prévention de la santé : avec trop de patients à voir et plus de feux à éteindre, qui aura le temps de promouvoir de saines habitudes de vie?; 11) diminution de l’implication des médecins de famille dans des cliniques sous-spécialisées, où ils sont pourtant nécessaires, telles les cliniques santé-voyage, clinique de contraception, cabinet de médecine sportive, clinique de toxicomanie, santé des immigrants, etc.; 12) pénalisation salariale préférentielle pour les femmes médecins qui choisissent déjà de travailler moins d’heures pour pouvoir faire une conciliation travail-famille, elles travaillent en moyenne 40 heures par semaine, soit l’équivalent d’un temps partiel en cabinet.

Q. Quelle est votre position dans ce débat?

R. Je suis évidemment totalement contre l’implantation de la loi 20 qui, selon moi, aura bien plus d’effets pervers que d’effets positifs, surtout en ce qui a trait à la «médecine fast food»; c’est une dérive très dangereuse qui nous rapprochera des États-Unis en terme de santé de la population. Et il s’agit là du dernier pays sur lequel prendre exemple.

Q. Croyez-vous que les pénalités données aux médecins qui ne veulent pas respecter les quotas seront suffisantes pour motiver les médecins à travailler plus d’heures ou au contraire, croyez-vous que ces pénalités seront assez sévères pour décourager les médecins à ne pas respecter les quotas?

R. Je pense que l’on verra les deux cas de figure. Certains jeunes médecins, surtout, vont accélérer la cadence et tenter de se conformer au mieux de leurs habiletés. S’ils le font en établissement de santé, ils ne pourront être pénalisés par la règle de l’assiduité car ils ne feront pas de suivi des patients.es. La majorité des médecins accepteront de se faire amputer 30% de salaire, et pour compenser, vont changer leur pratique en faisant plus d’hospitalier, moins de cabinet et moins de cliniques sous-spécialisées. Donc, on assistera plutôt à un regain d’intérêt pour la pratique hospitalière plutôt qu’une prise en charge plus grande de patients.es en cabinet, tout le contraire de ce qui est promis!  

Q. Un Québécois sur quatre n’a pas de médecin de famille. Dans ce contexte, croyez-vous que l’imposition de quotas soit une solution? Si non, pourquoi?

R. Je suis consciente qu’au Québec il y a un manque important en ce qui a trait à la première ligne. Beaucoup n’ont pas de médecin de famille et c’est facile de sauter aux conclusions et de justifier cette remarque par le fait que les médecins sont «paresseux» et qu’ils ne prennent pas en charge un nombre suffisant de patients.es ; bref il est facile de mettre la faute sur les omnipraticiens. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la prise en charge de chaque patient.e est une tâche complexe et qui nécessite beaucoup de temps et de ressources. Un médecin seul n’est pas capable de tout faire pour un patient, il doit être encadré par une équipe de support : une infirmière clinicienne qui puisse faire de l’enseignement et faire des suivis faciles, une secrétaire qui puisse non seulement prendre des rendez-vous, mais en plus s’assurer que certains tests soient faits dans des délais raisonnables, par exemple pour les CT scan urgents qui doivent parfois être faits dans moins d’une semaine et non pas dans trois mois, un corridor de références en spécialité pour faire voir le patient rapidement, l’accès à un psychologue qui œuvre au public pour offrir des psychothérapies, etc. Les omnipraticiens.ennes ne sont ni formés.es ni qualifiés.es pour l’offrir, pourtant ils le font régulièrement, sinon le patient serait laissé à lui-même. Je pourrais élaborer plus en profondeur mais je voulais vous dresser un portrait de la réalité en cabinet afin que vous puissiez comprendre qu’avec toute la bonne volonté du monde, un médecin ne peut pas voir plus de patients qu’il n’y a d’heures dans la journée. La Fédération des médecins omnipraticiens du Québec [FMOQ] n’a cessé de faire des demandes auprès du gouvernement : ordonnances collectives, accès à un système informatisé panquébécois qui remplacerait les dossiers papiers désuets et difficiles d’accès, l’accès adapté, l’accès aux plateaux techniques tels la radiologie sans avoir à passer par l’urgence, le partage d’activités avec d’autres professionnels, etc. Pour l’instant, la réplique du gouvernement c’est de faire la sourde oreille et d’augmenter les quotas. Il règne ainsi un climat d’austérité et de méfiance plutôt qu’un climat d’entente et de négociations.

Q. Selon le ministre Barrette, 60% des omnipraticiens travaillent en moyenne 117 jours par année, ce qui signifie que 40% seulement travaillent à temps plein. Comment expliquez-vous cela?

R. Par une manipulation statistique astucieuse du ministre. On peut faire dire aux chiffres n’importe quoi, il s’agit juste de changer notre angle de vue sur la question. Selon M. Barrette, 59% des médecins de famille travaillent moins de 175 jours par an pour une moyenne de 117, de ces 59%! Ce qui inclut les congés de maternité, les congés de maladie, les retraites progressives. Il a tout simplement pris la part inférieure de la courbe de Bell et voici son interprétation. Par contre, si on prend sa part supérieure, on peut dire que 80% des médecins de famille travaillent en moyenne 216 jours [par an], soit la même moyenne que les spécialistes.

Q. Le Conseil du statut de la femme s’est inscrit en faveur du projet de loi 20. Les femmes espéraient ainsi avoir enfin un meilleur accès à un médecin de famille. Quelle réponse leur donnez-vous?

R. Pour cette question, j’aimerais vous référer à la réponse du Dr. Louis Godin, président de la FMOQ, qui a écrit une lettre publique à Mme Julie Miville-Dechêne (1). Je vais me permettre d’accuser Mme Miville-Dechêne de naïveté puisque dans sa présentation des raisons motivant son support pour la loi 20 elle invoque l’accessibilité aux soins médicaux pour les femmes. Si elle est en effet sous le charme du ministre et croit que cette loi apporte réellement l’accessibilité, alors elle est d’une grande naïveté et représente mal l’intérêt de toutes les femmes, d’autant plus qu’elle contribue à dénigrer le travail des médecins de famille femmes en supportant une loi misogyne à leur égard. Voici d’ailleurs ce qu’en pensent les femmes médecins [dit-elle en nous présentant une page web] (2).

Q. Quelle autre solution auriez-vous pour parvenir à faire en sorte que davantage de médecins travaillent à temps plein ou du moins que plus de citoyens et citoyennes aient accès à un médecin?

R. Entendons-nous pour définir les termes d’abord. Un temps plein en médecine c’est 55 à 60 heures par semaine alors qu’un temps partiel c’est 35 à 40 heures par semaine, soit un temps plein dans n’importe quelle autre profession. Donc des « temps plein », selon la définition de la société, plus de 80% des médecins le travaillent déjà! Pour augmenter l’accès à la médecine familiale, comme je l’ai mentionné plus tôt, il s’agit pour le gouvernement d’ouvrir une discussion avec les représentants de la FMOQ, d’écouter leurs revendications et de les autoriser à obtenir le support nécessaire pour une pratique médicale en cabinet de qualité et de volume.

Q. Que ne savons-nous pas de la réalité des médecins de famille?

R. Tout simplement qu’être médecin de famille ce n’est pas un boulot comme un autre et qu’on ne peut pas tout simplement rentrer à la maison et oublier le travail. On vit des drames à tous les jours à travers les maladies de nos patients, leur combat avec la dépendance, la perte d’un être cher, la maladie. À chaque jour on donne un petit peu de nous à ces patients, à part les soins bien sûr, on donne un peu de notre bonne humeur, de notre moral, de notre empathie. Comment rester neutre en annonçant un cancer incurable à une femme du même âge que vous? Comment ne pas être outré de l’injustice de la mort d’un jeune père de famille d’un infarctus qu’on n’a pas pu sauver, et annoncer cette nouvelle à sa femme et ses deux enfants d’âge préscolaire? Comment expliquer en termes neutres et d’un ton détaché à une famille que les meilleurs soins pour leur mère âgée, démente et très malade, c’est de l’extuber et de lui offrir des soins de confort? Personne ne nous apprend comment annoncer ces mauvaises nouvelles ni comment vivre avec les réactions des familles ou nos propres réactions. Pratiquer la médecine est un art plus qu’une science. Il faut être compétent, soit, mais aussi et avant tout, humain. Et pour continuer à être humaine, j’ai besoin de récupérer de ces longues gardes qui consomment tellement d’énergie émotive et j’ai besoin de recharger mes batteries. Ce n’est certainement pas quelque chose que je peux faire en travaillant encore plus.  


(1) Pour lire cette lettre, Mme Craciunescu nous réfère à ce lien http://www.fmoq.org/fr/union/president/letters/media/Lists/Billets/Post.aspx?ID=17 (2) Voici le lien vers la page web en question : httpps://www.change.org/p/conseil-du-statut-de-la-femme-du-québec-démission-de-la-présidente-mme-julie-miville-dechêne recruiter=40557584&utm_source=share_petition&utm_medium=facebook&utm_campaign=autopublish&utm_term=mob-xs-share_petition-no_msg&fb_ref=Default

Comité printemps 2015: Entrevue avec Fannie Poirier

Comité printemps 2015: Entrevue avec Fannie Poirier

L’Esprit libre a rencontré Fannie Poirier, étudiante à la majeure en science politique à l’Université du Québec à Montréal et militante active au sein du comité printemps 2015. Il faut savoir que ce mouvement n’a pas de porte-parole, mais madame Poirier nous a été désignée par les gestionnaires des réseaux sociaux du mouvement comme pouvant répondre à nos questions sur le comité printemps 2015.

Q. Vous êtes impliquée sur le comité printemps 2015 depuis le début?

R. Oui, depuis début septembre. J’ai assisté à toutes les réunions « larges », aux réunions du comité information, puis j’ai participé avec mes collègues, mes camarades, à l’élaboration de nos lignes politiques.

Q. Comment est née l’idée de créer le « printemps 2015 » ?

R. C’était ambiant. C’était quelque chose qui existait avant nous. Avec toutes les mesures qui ont été annoncées depuis l’arrivée au pouvoir de Philippe Couillard, les gens attendaient cela. On n’a pas poussé quelque chose, je pense qu’on a plutôt répondu à quelque chose.

Q. Vous avez donc commencé par convoquer une première réunion ?

R. Il y a eu une première réunion qui a été annoncée et puis la réponse était vraiment grande. Dès le début, les réunions ont été peuplées d’au moins 150-200 personnes. Il y avait énormément de gens qui étaient intéressés et très vite, ça s’est répandu comme une trainée de poudre à travers la province. On sait qu’en région, la réponse est très forte. Cela n’a pas tardé avant que les comités « printemps 2015 » se créént et soient vraiment très participatifs à l’extérieur de Montréal aussi.

Q. Diriez-vous que les « comités printemps 2015 » sont plus mobilisés à l’extérieur de Montréal en ce moment ?

R. Je ne serais pas prête à hiérarchiser. La concentration des richesses, ça se fait malheureusement aussi en ville. À Montréal, on a un avantage politique puisqu’on a une base militante déjà mobilisée. Par contre, ce qui est flagrant dans les régions c’est que les mesures d’austérité ainsi que l’économie du pétrole les frappent de plein fouet. On n’a pas à faire le même effort de mobilisation. Ces gens-là sont comme nous, extrêmement mobilisés et puis inquiets de ce qui se passe parce que ça les concerne directement. Oui, on a fait une mobilisation, on est allés parler aux gens, mais c’était plus pour voir comment ils s’organisaient; comment ça se passe de leur côté. En Gaspésie c’est actif, en Montérégie, en Estrie, en Outaouais… Partout ça brasse!

Q. Combien de personnes s’impliquent activement dans les comités de « printemps 2015 » ?

R. C’est vraiment difficile à dire parce que « printemps 2015 », c’est des étudiants-es, des travailleurs-euses. La taille des réunions varie. Les gens viennent prendre des idées, vont l’appliquer dans leurs milieux à eux. Donc ce n’est pas chiffrable et je pense que c’est à notre avantage. Je pense qu’il y a des gens partout en ce moment qui sont en train de s’organiser sur leurs propres bases de manière autonome. Le fait qu’on ne soit pas relié à une centrale, à un leader politique, à un porte-parole, ça fait en sorte qu’il y a une diversité du mouvement de contestation en ce moment.

Q. Comment fonctionne la coordination du mouvement ? Est-ce qu’il y a un conseil exécutif?

R. Non, il n’y a pas d’instance décisive. En fait, tout marche par table de travail et puis par concertation. On a une façon de fonctionner qui est complètement horizontale. On se base vraiment sur l’initiative personnelle.

Q. Il y a certains étudiants qui ont critiqué le fait que les revendications n’étaient pas assez claires, que c’était peut-être trop « lousse ». Qu’est-ce que vous répondez à cela?

R. Je ne serais pas d’accord pour dire que les revendications ne sont pas claires ou « lousses ». Je pense qu’on a un problème au niveau de la couverture médiatique. On s’attend à ce qu’un porte-parole fixe puisse personnaliser le conflit alors que le conflit est multiple et large. Nos revendications ne sont pas compliquées. On est contre la privatisation de nos biens collectifs essentiels. Cela passe par l’eau potable, par l’air respirable, par l’accès à l’éducation, par l’accès à nos services de santé et aux CPE, par les services sociaux, par nos conditions de travail. Tout cela, ça relève de la propriété collective. C’est ce que notre gouvernement est sensé nous assurer, ce sont des conditions de vie décentes et dignes en échange de notre consentement à son pouvoir puis à la levée de nos impôts. Ce qu’on est en train de voir plutôt, c’est notre argent collectif en train d’aller directement à l’entreprise privée au détriment de l’intérêt commun. Donc, nos revendications, je pense qu’elles ne sont pas lousses, elles ne sont pas floues. Je pense qu’elles sont seulement difficiles à résumer autour d’un seul chiffre. Ça demande un peu plus d’effort de politisation, puis de réflexion. Les gens se disent donc : « Ah c’est pas comme un chiffre, on n’a pas comme 1625$ à réclamer ». C’est parce qu’on est attaqué frontalement de tous les côtés. Donc, ce qu’on décrit, c’est la privatisation de nos propriétés collectives.

Q. Cette grève a été lancée il y a moins d’une semaine. L’objectif est-il de rester en grève le plus longtemps possible? Qu’est-ce qui pourrait mettre fin à cette grève?

R. Il y a trois choses importantes qui se passent ce printemps. Il y a le premier dépôt du budget libéral qui va être décrié. C’est le premier point tournant du printemps qui marque notre momentum. Ensuite, il y a le dépôt pour évaluation ministérielle des projets de Enbridge et de Transcanada, qui va être déposé au Ministère de l’environnement pour évaluation. Ce qu’il faut savoir, c’est que le Ministère de l’environnement compte 1% du budget ministériel, puis pendant ce temps, on continue de couper dans la recherche scientifique et dans tout ce qui concerne la recherche environnementale. Ce que nous disons, c’est qu’il n’y a aucune réelle intention d’évaluer ces projets-là qui sont, de toute façon, déjà en cours. Ce printemps, c’est ce qu’on veut souligner. C’est qu’on est en train de passer des projets pétroliers qui sont néfastes contre la volonté réelle démocratique au Québec. Puis, il y a 400 000 employés de la fonction publique, dont la convention collective arrive à échéance le premier avril. Ce qu’on risque de voir dans les prochains mois, jusqu’au premier mai, c’est énormément de mouvement et d’agitation dans ces milieux. Notre grève a comme premier but d’accueillir un climat de contestation pour que dès le début, on puisse arriver à politiser ce qui se passe pour éviter que les syndicats reprennent cette opportunité de juste négocier leur propre convention collective. Ce n’est pas une question de  quel pourcentage tu vas prendre ton augmentation de salaire mais plutôt de déterminer qu’est-ce qu’on veut pour les prochaines générations. C’est ça le rôle des étudiants-tes, c’est de revendiquer pour l’avenir. On se rend compte en ce moment qu’on se fait vendre un futur qui n’est absolument pas viable.

Q. Espériez-vous que les syndicats soient en grève en même temps que les étudiants-es?

R. Non. On savait que ce ne serait pas possible. On sait qu’il y une marge à la fin des conventions collectives, que les syndicats doivent négocier etc. Ils sont strictement encadrés par le code du travail. C’est donc très compliqué de déclencher une grève. Je pense que c’est d’ailleurs tout à fait néfaste pour la santé de la démocratie au Québec. On enlève, par ces mesures-là, le seul moyen de pression réelle à la classe travaillante, c’est-à-dire, faire la grève. Ce ne sont pas des manifestations gentilles, des parades, puis des pétitions qui vont faire plier un gouvernement. Ce qu’il faut, c’est lui retirer notre consentement et bloquer les rouages de ce système qui ne nous avantage pas. Considérant cela, nous savions que ce serait compliqué d’accueillir les travailleurs-euses dans la rue au même moment que les étudiants-tes. Ce qu’on veut faire, c’est créer un précédent en attendant que les mandats de grève se déclenchent – parce que les travailleurs-euses sont en train de voter des mandats de grève, principalement dans les milieux de l’éducation et de la santé. Ce qu’on veut leur dire, c’est qu’on est solidaires et qu’on ira dans la rue quand ils sortiront aussi. Il n’y a pas de mal à faire des grèves cycliques dans le milieu social.

Q. Un article La Presse laissait sous-entendre que le mouvement printemps 2015 misait beaucoup sur l’entrée en grève des syndicats. Est-ce que les journaux vous ont questionné à ce sujet? Pourquoi ont-ils écrit cela? N’était-ce pas votre objectif dès le début ?

R. Il y a deux choses en jeu ici. Il y a d’abord la réelle capacité des centrales syndicales à représenter l’intérêt des travailleurs et des travailleuses. Personnellement, je me demande dans quelle mesure les centrales corporatives de type syndical comme cela sont en mesure de véritablement prendre la défense des conditions de travail des travailleurs et des travailleuses. Généralement, là où ça brasse, c’est dans les syndicats locaux. Puis, si les centrales syndicales écoutaient leurs syndicats locaux, leurs représentants se rendraient compte qu’il faut bouger beaucoup plus vite. Après, pour ce qui est de la couverture médiatique, en 2012, le Conseil de Presse du Québec a fait une recherche sur l’analyse de fond qui avait été faite par la couverture médiatique pendant le conflit étudiant. Cela allait de 1% au Journal de Montréal, à 7% dans La presse, puis à 13% au Devoir. Ça c’est l’analyse de fond sur le conflit. On peut donc se demander qu’est-ce qui a changé en 2015. Est-ce que la presse cherche plus le sensationnalisme et le Showbizz, qu’autre chose? Nous étions 8 000 manifestants dans les rues il y a quelques jours, mais on a seulement parlé de vitres cassées. S’il y a des individus isolés qui cassent de vitres, il y en a des milliers d’autres qui risquent leur intégrité physique et juridique en sortant dans la rue pour décrier un système qui est injuste. Donc, à quel moment est-ce que la presse fait vraiment son travail et nous offre une tribune qui est égalitaire et réaliste? On part d’emblée avec un désavantage. Ils vont de toute façon remâcher un discours qui lui est déjà connu : les casseurs, les agitateurs, les méchants étudiants. Le Journal de Montréal a sorti cette semaine : « les enfants gâtés ». On s’entend que c’est du déjà-vu. Est-ce que les gens dans les médias réfléchissent à ce qu’ils disent et écrivent? Est-ce qu’ils font vraiment de l’analyse sur ce qui se passe sur le terrain? Moi j’en doute fortement.

Q. Certaines centrales syndicales ont laissé entendre qu’ils pourraient organiser un mouvement de grève à l’automne. Est-ce que vous y croyez?

R. Oui tout à fait. Moi je crois à la contestation tout le temps. Ce gouvernement-là est très entêté et est probablement là pour rester. Nous voulons lui lancer comme message, dès le dépôt de son premier budget que nous aussi on est là pour rester, que nous ne sommes pas dupes, que nous savons nous organiser. On veut lui montrer qu’on est encore capables de grogner bien comme il faut. L’ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) est déjà prête à faire une campagne de mobilisation pour l’automne prochain. Nous serons prêts-tes après l’été, fraîchement reposé-e-s afin de continuer.

Q. Ne sera-t-il pas difficile de relancer le mouvement de grève à l’automne?  

R. C’est vrai qu’il faut se méfier du « Backlash », qu’il faut faire attention à l’épuisement militant. Cela dit, les longues luttes sont de longue haleine. Présentement,  ce qu’on est en train de décrier c’est un paradigme dominant qui est mis en place depuis les années 1980 et qui est en train de complètement gagner la palme. Nos élus sont en train de finir leur projet idéologique, de complètement privatiser les services publics pour revenir 50-60 ans en arrière. On est en train de faire face à une répression policière et étatique démesurée et je pense que d’ici quelques mois, une réflexion d’autant plus profonde aura eu le temps de se faire. Je ne peux pas prédire l’avenir. Tout dépend de l’effort militant et de l’entêtement des gens à défendre leurs idéaux, mais je pense qu’il y a un mouvement qui est bien solide et qui est là pour rester. On savait depuis le début que ce printemps, on ne pouvait pas espérer faire tomber le gouvernement, mais on veut lancer un message clair à la population et au gouvernement, leur dire qu’ils n’ont pas fini d’en découdre avec nous s’ils veulent démanteler l’État providence comme cela, comme si de rien était.

Q. Diriez-vous qu’après quelques jours de grève, le travail de politisation est en quelque sorte accompli? Les médias ont abondamment utilisé l’appellation « grève sociale » qui est traditionnellement davantage utilisée dans les milieux militants. Diriez-vous qu’il y a un travail qui est déjà fait et qu’il aura un impact durable ?

R. Je pense que si on a commencé à utiliser le mot « grève sociale », c’est un gain, mais minime. Le travail ne fait que commencer, c’est un travail d’envergure. Il va falloir qu’on s’entête très longtemps avant que les gens comprennent, premièrement, c’est quoi l’utilité d’une grève. Donc on est juste en train de mettre sur pieds les chantiers pour que ça se passe. Nous travaillons à établir un dialogue entre nous et à montrer ces espaces politique et créatif que nous concevons en faisant la grève, en prenant une pause, puis en se donnant le droit en tant que collectivité de discuter de ce qui nous concerne directement. Comme dirait Hannah Arendt, quand un peuple n’a pas assez d’espace politique  pour appliquer sa politique, pour vivre son politique, on doit forcer ces espaces-là à s’ouvrir. C’est ce qu’on est en train de faire en ce moment, c’est dévoiler aux gens autour de nous la nécessité d’ouvrir les espaces politiques qui nous sont propres.

Q. Est-ce qu’il y a un changement dans les stratégies policières? Est-ce qu’il y a un durcissement depuis la grève de 2012? Qu’avez-vous observé?

R. Je pense que la police reprend son travail exactement là où elle avait laissé il y a trois ans. Au même niveau de répression, puis au même niveau de violence. Moi j’en tire deux conclusions. Les policiers ont appris de 2012 qu’ils avaient le droit de tout faire et ils en prennent largement avantage. Ils se permettent effectivement de faire tout ce qu’ils veulent avec nous dans la rue parce qu’ils ont appris qu’ils ne se font pas taper sur les doigts après. Il y a eu la Commission parent, mais qu’est-ce qu’il y a eu vraiment comme sanction auprès du SPVM après 2012? Ça fait depuis 2005 que le SPVM est sur la liste noire et se fait réprimander par la commission des ligues des droits et libertés du Québec. Aucun changement d’attitude, c’est même pire. Nous avons une police qui n’est pas prête à prendre ses responsabilités sociales puis qu’y endosse pleinement son rôle de police politique. Elle est là pour défendre un État qui, visiblement, ne veut absolument pas faire face à un deuxième printemps étudiant. Donc, ce qu’on voit c’est de la répression d’autant plus forte dans les universités, dans les cégeps, mais dans la rue aussi.

Q. Pensez-vous qu’il y aurait un mot d’ordre du gouvernement?

R. Je pense que le gouvernement est vraiment nerveux, mais sûr de lui. C’est-à-dire qu’il  est en train de mener un projet de société qui lui est propre et qu’il est déterminé à mener, même s’il sait que la majorité de population s’y oppose. D’après moi il a préparé son coup et s’attendait à ce que la contestation soit forte. Il était donc prêt à la réprimer, à la juste valeur de ce à quoi il s’attendait. Il est déterminé à nous l’enfoncer dans la gorge et à faire taire la contestation politique.

Le commerce mondial du pétrole, une arme économique ?

Le commerce mondial du pétrole, une arme économique ?

Par Simon Bernier

Ceux qui contrôlent le pétrole, contrôlent beaucoup plus que le pétrole. – John McCain, sénateur américain de l’Arizona, 17 juin 2008

Depuis la dernière période estivale, les consommateurs ont pu profiter d’une forte baisse du prix de l’essence. En effet, pour la première fois depuis l’été 2010, le prix à la pompe au Québec est descendu en dessous du seuil d’un dollar. Cette diminution bénéficie aux propriétaires de véhicules motorisés ainsi qu’à l’économie mondiale, dépendante du pétrole pour le transport des marchandises et des personnes. Phénomène éphémère ou tendance lourde ? Les analystes s’interrogent sur les causes et conséquences de cette chute drastique. Est-ce une guerre économique entre pays producteurs, une résultante d’une surproduction pétrolière ou encore le début de la fin d’une économie mondiale moribonde ? Les réponses varient et si aucune d’entre elles n’expliquent à elles seules le phénomène, elles sont toutes une composante du casse-tête qui, une fois reconstruit, nous permet d’avoir un portait global de la situation et de dégager la complexité des jeux d’intérêts entre les différents acteurs de cette industrie.

Trop de producteurs, pas assez d’acheteurs

Il est possible d’expliquer la baisse initiale du prix du pétrole ainsi : l’offre est plus forte que la demande. Cette dernière demeure faible, en raison d’une économie mondiale sans grande vigueur depuis la crise financière de 2008. Malgré tout, le prix du baril de pétrole s’est envolé depuis cette date, attirant les investisseurs dans un secteur considéré comme fiable et lucratif. Ceux-ci ont massivement aidés à l’accroissement de l’exploitation du pétrole par la fracturation hydraulique aux États-Unis. Conséquemment, la production interne de pétrole est en voie de doubler. Alors qu’en 2008, ce pays produisait environ 6,7 millions de barils par jour, il en a produit cette année 11,6 millions : une augmentation de près de 5 millions de barils par jour de plus sur le marché mondial (1). Ceci a poussé l’offre sur le marché à de nouveaux sommets. Dès le premier trimestre de 2014, la production mondiale de combustible liquide (essence, diésel, kérosène etc.) a dépassé la demande mondiale, provoquant une chute des prix. De plus, l’Agence d’Information sur l’Énergie américaine s’attend à ce que « les réserves mondiales de pétrole continuent d’augmenter en 2015, maintenant une pression vers le bas sur le prix du baril ». (2) Nous pourrions nous limiter à l’analyse économique et se satisfaire de ces explications. Mais le portrait de la situation serait incomplet. Nous ferions abstraction de la force politique du pétrole et des opportunités qui se présente pour certains pays d’utiliser la baisse du prix du pétrole comme une force pour déstabiliser un adversaire.

Une guerre de prix contre les nouveaux producteurs américains ?

La baisse du prix du pétrole est souvent suivie d’une baisse de production afin de stabiliser le prix, particulièrement lorsque les réserves mondiales sont à la hausse. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole, cartel regroupant douze pays, et 40% de la production mondiale) a réagi ainsi dans le passé lorsque le prix du baril tendait vers la baisse. Pourtant en novembre 2014, l’organisation a plutôt décidé de maintenir les niveaux de production, ce qui contribua à accentuer la chute du prix. Le ministre Saoudien du pétrole a justifié cette politique, expliquant que le marché allait se corriger par lui-même. Selon Olivier Jakob, directeur chez Petromatrix et analyste de marchés, la stratégie défendue par l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe (Koweït, Émirats Arabes Unis, Qatar) est d’accepter que le prix du baril doit « à court terme continuer de descendre, avec un plancher de 60$ le baril, afin d’avoir plus de stabilité dans les années à venir avec un baril autours de 80$ ». (3) Pourtant, l’Arabie Saoudite a ouvertement appelé l’OPEP à combattre les producteurs nord-américains, ce qui pousse certains à douter du discours officiel des pays du Golfe persique (incluant l’Arabie Saoudite, le Koweit, les Émirats Arabes Unis et le Qatar mais excluant l’Iran et l’Iraq). (4)

En effet, afin de maximiser leurs parts de marché, ces pays ont besoin que le prix du baril reste entre un prix plancher, où l’exploitation de la ressource est rentable, et un prix plafond. Si le prix du baril dépasse ce prix plafond, d’autres formes de production deviennent rentables (pétrole de schiste, sables bitumineux) et peuvent ainsi concurrencer la production conventionnelle de pétrole. *

Ainsi, lorsque le prix du pétrole est élevé, l’exploitation non conventionnelle devient plus intéressante. C’est ce qui explique le récent boom dans l’industrie de l’exploitation par fragmentation hydraulique aux États-Unis, dont les puits se sont multipliés ces dernières années. Cette nouvelle forme d’exploitation offre une possibilité unique aux Américains de se détacher graduellement de leur dépendance au marché mondial, diminuant la sortie de capitaux vers l’étranger et offrant aussi un meilleur contrôle de ce marché. Il s’agit ici d’un gain économique et politique non négligeable.

C’est ce pour quoi plusieurs expliquent le refus de l’OPEP d’augmenter sa production par une tentative des pays du Golfe de nuire à cette industrie croissante qui volerait leurs parts de marchés. En diminuant sa production, l’OPEP stabiliserait ou augmenterait le prix du baril, ce qui profiterait aux producteurs américains en maintenant le prix du baril à un niveau de rentabilité acceptable et leur permettrait donc d’augmenter leur production ainsi que leurs parts de marchés. Bref, l’Arabie Saoudite aurait décidé d’accentuer la tendance à la baisse du prix du pétrole afin de nuire aux industries nord-américaines d’exploitation de pétrole non conventionnel. (5)

Car après tout, l’Arabie Saoudite peut compter sur une grande marge de manœuvre financière afin de combler la diminution de revenus pétroliers. Le pays n’a pratiquement pas de dette, possède d’énormes réserves financières et a une excellente cote de crédit. Le pays est dans une situation financière très favorable et pourrait supporter une perte de revenus pendant plusieurs années afin de conserver, voire d’augmenter, sa part de marché mondial.

Le pétrole au cœur du conflit chiite-sunnite

Ce qui, par contre, n’est pas le cas d’autres pays producteurs membres de l’OPEP, dont le pouvoir à l’intérieur de l’organisation est moindre. Ces pays, comme le Nigeria, l’Algérie, l’Équateur, le Venezuela sont tous des pays dont les budgets nationaux sont grandement dépendants des revenus tirés de l’exploitation pétrolière. Le maintien du niveau actuel de production contribue à la dépréciation de la valeur du baril et équivaut à une perte de revenus importante pour ces pays. Cet écart entre le « Gulf Three » (Émirats Arabes Unis, Koweit, Arabie Saoudite), parmi les pays les plus financièrement confortables sur le globe, et les autres membres de l’OPEP démontre que l’organisation est divisée entre ceux qui veulent diminuer la production et ceux qui préfèrent maintenir les quotas actuels. (6) (7) (8)

Notons que l’Iran et l’Irak font partie de ces pays qui tirent une partie importante de leurs revenus de la vente du pétrole. Ce produit représente entre 80 et 95% des exportations totales pour ces deux pays. Ainsi, certains analystes avancent que l’Arabie Saoudite ne craint pas réellement le développement du secteur pétrolier nord-américain. Cette baisse de prix cacherait plutôt une tactique politique, car dans cette région du monde, deux forces se disputent une guerre pour le contrôle du Moyen-Orient (9): l’Iran, berceau moderne du chiisme, branche minoritaire dans le monde musulman et l’Arabie Saoudite, lieu d’origine de l’Islam et pays à écrasante majorité sunnite. Ces deux forces s’affrontent souvent par partenaires interposés. La politique de l’Arabie Saoudite s’inscrit dans une longue confrontation avec l’Iran : ils supportent les leaders sunnites locaux dans des zones de guerre en Syrie et en Iraq, tandis que l’Iran fait de même avec les leaders chiites. L’Iran tente de solidifier sa zone d’influence en Irak, dont les champs pétroliers sont principalement exploités par la majorité chiite, ainsi qu’en Syrie où le régime Al-Assad (un régime chiite dans un pays à majorité sunnite) peut compter sur son soutien dans la guerre civile qui a débuté en mars 2011. De son côté, l’Arabie Saoudite voit d’un mauvais œil la création d’un état irakien contrôlé par un gouvernement chiite et qui a activement soutenu la rébellion syrienne depuis le début de la guerre civile. L’Arabie Saoudite voit donc dans la baisse du prix du pétrole une opportunité pour nuire à son ennemi direct et limiter sa zone d’influence en lui coupant les revenus provenant de la vente.

La filière russe

Une autre explication possible serait l’alliance stratégique entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite afin de nuire à la Russie, premier producteur pétrolier mondial. Depuis l’annexion de la Crimée à la Russie et le début du conflit entre séparatistes pro-russes et le gouvernement ukrainien, l’Occident a déployé un grand nombre de sanctions économiques punitives envers la Russie. Le maintien des niveaux de production défendu par l’Arabie Saoudite permettrait aux États-Unis et à leurs alliés de priver la Russie de revenus importants, menaçant l’économie du pays d’une récession. (10) De plus, la Russie est un allié de l’Iran et de la Syrie. D’ailleurs, la seule base navale russe en Méditerranée se situe dans la région syrienne, plus précisément à Tartous. Ainsi, il pourrait exister un consensus entre l’Arabie Saoudite et l’Occident afin d’attaquer économiquement la Russie.

Certes à première vue, les États-Unis joueraient un jeu dangereux, car la baisse du prix risque de nuire à son florissant secteur de l’exploitation pétrolière. Mais l’industrie peut se transformer afin de s’adapter à un pétrole de moindre valeur. Les compagnies indépendantes, rendues vulnérables par la difficulté à rentabiliser leurs opérations, pourraient être acquises par des géants pétroliers qui peuvent absorber des opérations moins rentables, voire déficitaires et considérer la transaction comme un investissement à long terme. Selon William Arnold, ancien cadre chez Royal Dutch Shell, les acheteurs potentiels s’intéressent particulièrement aux réserves contrôlées par ces compagnies indépendantes. La valeur des producteurs de gaz de schiste ayant chuté d’environ 25% en un an, les opportunités pour les ExxonMobill, Shell et autres multinationales se multiplient. Cette transformation de l’industrie éliminerait les producteurs les plus faibles en plus de forcer l’industrie à utiliser les profits accumulés afin d’investir dans la recherche et le développement de procédés et de technologies plus efficaces, toujours dans l’optique d’assurer un retour en capitaux intéressant pour les investisseurs. (11) (12) (13) Autrement dit, le défi que représente la chute des prix devient une opportunité afin de solidifier l’industrie et la rendre plus efficace.

Ainsi, si les causes de ce phénomène sont multiples et complexes les conséquences le sont aussi. Les réalités économiques et politiques s’entrecroisent : la baisse du prix du pétrole devient une arme politique. Les consommateurs de pétrole, que ce soit les particuliers ou les entreprises, profitent présentement d’une accalmie dans ce marché crucial, leur permettant de faire des économies. Pourtant, ce marché du pétrole n’en est pas à ses premières variations. Il est probable que le prix du baril reparte éventuellement à la hausse, notamment par la diminution mondiale éventuelle possible de l’offre de la part des producteurs. Les réjouissances prendront fatalement fin un jour.

N’oublions pas que le pétrole n’est pas une simple marchandise commerciale. Son importance capitale dans l’économie mondiale la transforme en une arme utilisée entre les nations. Chaque dollar dépensé à la pompe devient une munition dans une guerre économique complexe. Peut-être serons-nous les prochaines victimes de celle-ci, les pays producteurs ayant prouvé qu’ils n’hésiteront pas à fluctuer descendre le prix de cette commodité selon leurs intérêts géopolitiques. Dans ce contexte, il serait plus sage de continuer nos efforts afin de développer une indépendance économique et politique envers ce produit, dont la consommation est l’une des principales causes du réchauffement climatique, du smog dans les villes, sans compter les impacts des incidents liés à l’exploitation et au transport.Cette guerre économique démontre encore une fois l’urgence de nous débarrasser de notre surconsommation pétrolière au plus vite.

* Le pétrole conventionnel réfère à l’exploitation par des techniques conventionnelles d’extraction, c’est-à-dire en siphonnant la nappe de pétrole qui se situe sous terre. Le pétrole non-conventionnel réfère à l’exploitation par des nouvelles techniques d’extractions, comme le pétrole de schiste, les sables bitumineux, etc.

(1) http://www.eia.gov/totalenergy/data/monthly/#petroleum
(2) http://www.eia.gov/forecasts/steo/report/global_oil.cfm
(3) http://uk.reuters.com/article/2014/11/27/uk-opec-meeting-idUKKCN0JB0M420141127
(4) http://www.reuters.com/article/2014/11/28/us-opec-meeting-shale-idUSKCN0JC1GK20141128
(5) http://www.ft.com/cms/s/0/0668b928-83d7-11e4-9a9a-00144feabdc0.html#axzz3OYq5Emgi
(6) http://www.bbc.com/news/business-30876920
(7) http://www.bloomberg.com/news/articles/2014-12-02/saudi-venezuela-opec-split-plays-out-behind-closed-doors
(8) http://www.hellenicshippingnews.com/a-guide-to-the-inner-workings-of-opec/
(9) http://foreignpolicy.com/2014/12/23/is-saudi-arabia-trying-to-cripple-american-fracking-oil-iran/
(10) http://www.reuters.com/article/2014/12/22/us-russia-crisis-economy-poll-idUSKBN0K01LT20141222
(11) http://www.reuters.com/article/2014/12/10/oil-ma-idUSL6N0TT2SG20141210
(12) http://www.mcall.com/news/local/mc-marcellus-shale-wells-for-sale-20141123-story.html
(13) http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-03-11/get-ready-for-oil-deals-shale-is-going-on-sale