par Jessica Céré | Oct 13, 2016 | Opinions
Le dossier du logement social sera à l’avant-scène durant le mois d’octobre, durant lequel le Canada participe à la conférence de l’ONU Habitat III, qui porte sur le développement urbain et durable. La population canadienne est par ailleurs en attente d’informations supplémentaires sur la stratégie nationale « Parlons logement » du gouvernement fédéral. C’est dans ce contexte social que le FRAPRU organise une manifestation le 13 octobre à Ottawa, afin de demander au gouvernement Trudeau de confirmer ses engagements en matière de logement social et de reconnaître les droits de la personne dans sa stratégie. Nous tenterons dans cet article de décortiquer brièvement l’argumentaire de cet organisme.
Le mois d’octobre est assez mouvementé pour la question du logement. Le 3 octobre était la journée mondiale de l’habitat et le 17 octobre sera la journée où commence la conférence Habitat III, en Équateur, où différents pays du monde étudieront la question du développement urbain et durable. Cette conférence, à laquelle le Canada prendra part, est organisée par les Nations Unies et se concentrera notamment sur la mise en œuvre du nouvel agenda urbain qui sera un guide pour le développement urbain dans le monde pour les deux prochaines décennies (1). Le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) a ainsi organisé le 13 octobre 2016 une manifestation à Ottawa pour demander à Justin Trudeau de prendre en compte les droits de la personne dans sa prochaine stratégie nationale sur le logement. Le FRAPRU souhaite rappeler que le logement n’est pas une marchandise mais un droit dont chaque personne devrait bénéficier. Justin Trudeau s’est engagé lors de la dernière campagne électorale à mettre de l’avant une stratégie nationale globale sur le logement s’il était élu. Il a confirmé cet engagement à quelques reprises, notamment dans le budget de mars 2016 et en créant sa stratégie nationale nommée « Parlons logement », qui appelle à la consultation et à la coopération des différents acteurs du logement. C’est dans le cadre de cette stratégie nationale que l’organisme FRAPRU souhaite rappeler certains points importants au gouvernement Trudeau. Il demande notamment (2):
- que le gouvernement fédéral confirme, sans plus tarder, la poursuite des subventions à long terme versées à tous les logements sociaux existants et adopte une stratégie sur le logement permettant le financement massif de nouveaux logements sociaux;
- que le gouvernement québécois finance la construction de 50 000 nouveaux logements sociaux en 5 ans (HLM, coopératives et OSBL d’habitation).
- Que le gouvernement fédéral confirme la poursuite des subventions à long terme versées à tous les logements sociaux existants
Le gouvernement fédéral accorde des subventions à long terme à l’échelle du Canada pour les logements sociaux. Elles sont une partie importante du financement de ces logements. Leur retrait pourrait avoir des conséquences très importantes sur l’avenir de ces logements, et ainsi, pourrait socialement nuire aux locataires de ces habitations. Voici quelques chiffres concernant ces subventions :
-Le gouvernement fédéral verse des subventions à long terme de 1,7 milliard de dollars pour les logements sociaux existants partout au Canada;
-Normalement, ces subventions se terminent lorsque les hypothèques, qui ont généralement une durée de 35 ans, prennent fin (3);
-Le gouvernement Trudeau s’est engagé à prolonger cette aide financière pour deux ans afin de trouver une solution à plus long terme (4).
Il est aussi bon de se rappeler que le budget fédéral pour le logement social de 2016 est passé de 57 millions de dollars à 154 millions de dollars entre 2015 et 2016 (5). Il sera donc intéressant de suivre la portée de cette annonce de très près afin de voir comment seront répartis ces fonds.
Le FRAPRU soutient qu’il est important de continuer ces subventions à long terme pour les personnes qui habitent les logements sociaux. Les bâtiments sont vieux; il faut les rénover. Il ne suffit pas de subventionner la mise en place de logements sociaux, il faut aussi assurer leur salubrité et leur utilité à long terme. L’avenir de ces bâtiments peut avoir des conséquences sur les personnes qui y vivent.
Par ailleurs, lorsqu’une personne doit utiliser 50% ou même 80% de son revenu pour se loger, il ne lui reste qu’une somme minime pour subvenir à ses besoins et aux besoins de sa famille.
- Que le gouvernement fédéral adopte une stratégie sur le logement permettant le financement massif de nouveaux logements sociaux
Le FRAPRU souhaite que le gouvernement fédéral adopte une stratégie sur le logement pour permettre le financement de nouveaux logements sociaux. D’un autre côté, l’organisme revendique la création de 50 000 nouveaux logements sociaux en cinq ans par le gouvernement québécois. Ainsi, l’aide financière apportée par le fédéral appuierait la réalisation de leur deuxième revendication générale sur le logement social, soit la construction de nouveaux logements sociaux.
Le droit au logement au Canada et au Québec.
Le droit au logement n’est pas directement protégé par la Charte canadienne des droits et libertés au Canada ni par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. À l’occasion des 25 ans de la Charte québécoise des droits et libertés, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a réalisé un bilan sur celle-ci. Elle recommandait que « le droit à un logement suffisant soit explicitement reconnu comme faisant partie du droit, garanti par l’article 45 de la Charte, à des mesures sociales et financières, susceptibles d’assurer un niveau de vie décent » (6). La Commission attendait toujours ces changements lors des 40 ans de la Charte, l’an dernier (7). Les changements en matière de droit au logement sont toujours attendus au Québec, mais aussi au Canada. De telles modifications pourraient éventuellement imposer un fardeau plus important aux gouvernements et ainsi pousser nos décideurs et décideuses à intervenir de façon plus sérieuse dans la question. Avec une obligation quasi constitutionnelle sur le droit au logement décent dans la Charte québécoise ou une obligation constitutionnelle dans la Charte canadienne, on pourra se demander si nos gouvernements seront à ce moment obligés de prendre des mesures positives afin de permettre l’accès à ces logements aux personnes qui en ont besoin. À ce moment, ils n’auront pas d’autre choix que de mettre en premier plan les droits de la personne. D’ici là, les demandes du FRAPRU concernant la prise en considération des droits de la personne dans la discussion vont de soi puisqu’une société ayant ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels s’engage, sur le plan international, à prendre des mesures appropriées pour assurer la réalisation du droit au logement. À l’article 11 de ce Pacte, les États parties du Pacte reconnaissent non seulement le droit de toute personne à un logement suffisant, mais s’engagent aussi à prendre les mesures nécessaires pour y parvenir (8). Il reste à voir si le gouvernement fédéral intégrera cette obligation dans le droit positif canadien.
Le gouvernement fédéral a donc une responsabilité importante dans la question du logement social au pays. Même s’il a pris certains engagements qui augurent bonne nouvelle, nous devrons rester attentifs et attentives aux développements de cette question En terminant, la manifestation du 13 octobre est la première action que le FRAPRU a décidé d’organiser à la suite de son assemblée générale de septembre 2016. Plusieurs autres événements sont déjà organisés pour 2016-2017 tels qu’une action régionale le 22 novembre 2016 et une action d’occupation le 22 mai 2017. De plus, les détails du plan d’action du gouvernement fédéral sont toujours attendus. Nous continuerons donc d’entendre parler de ces revendications dans les mois à venir.
CRÉDIT PHOTO: Marc-André Lepage
(1) Conseil international des monuments et des sites. http://www.icomos.org/fr/177-articles-en-francais/actualites/7674-document-de-positionnement-de-la-campagne-culture2015goal-sur-l-ebauche-zero-du-nouvel-agenda-urbain-de-l-onu-habitat-iii, 18 juillet 2016.
(2) http://www.frapru.qc.ca/logementundroit2/
(3) http://www.frapru.qc.ca/ottawa/defendons/
(4) http://www.frapru.qc.ca/ottawa/defendons/
(5) http://ici.radio-canada.ca/regions/saguenay-lac/2016/08/26/003-sonia-cot…
(6) http://www.cdpdj.qc.ca/publications/bilan_charte.pdf
(7) http://www.ledevoir.com/politique/quebec/443752/la-charte-quebecoise-des…
(8) Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx
par Benjamin Pillet | Avr 19, 2016 | Canada, Opinions
La décolonisation prenant aujourd’hui une place grandissante (bien qu’encore restreinte) dans le discours public canadien, elle impose une redéfinition des termes. À commencer par une réévaluation du rôle de la justice et de son administration dans la poursuite du colonialisme canadien.
La promesse du Premier ministre Trudeau d’engager des relations de nation-à-nation entre le Canada et les Premières nations, puis le subséquent lancement de la première étape d’une enquête nationale portant sur les femmes autochtones disparues et assassinées annoncé par la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould ont de quoi raviver les espoirs de beaucoup. Ces promesses et ce premier pas en avant viennent clore presque dix ans de marasme quant aux questions autochtones; un marasme initié par le refus des Conservateurs d’appliquer les accords de Kelowna en 2005, et que des excuses officielles quant aux pensionnats ou encore la commission Vérité et Réconciliation n’auront pas permis de résoudre.
Des éléments fondamentaux pour la mise en place d’une nouvelle relation désirée par un grand nombre de personnes autochtones semblent donc être aujourd’hui mis en place. Le terme de « décolonisation », réservé il y a peu encore aux franges minoritaires d’une pensée autochtone militante et universitaire, se trouve ceint d’une nouvelle légitimité. Pour autant, si un changement de vocabulaire peut s’avérer être un signe positif, encore faut-il s’assurer que la réalité que ces mots décrivent est bel et bien, elle aussi, soumise au changement.
Colonialisme canadien et centralité de l’État
Le processus colonial – ce qu’on désigne généralement par le terme « colonisation » – s’attarde avant tout à la maîtrise d’un territoire et à la fixation de frontières au sein desquelles un corps politique d’origine étrangère cherche à imposer sa souveraineté. Dans le cas du colonialisme de peuplement (1) s’ajoute la nécessité du remplacement des populations autochtones par une société de colons allochtones à partir de laquelle se développent une identité politique propre ainsi qu’un modèle de citoyenneté spécifique, permettant de légitimer l’ancrage d’une souveraineté puisant ses racines à l’étranger. Tous les éléments nécessaires à la constitution d’un État sont donc réunis. Et force est de constater qu’un regard historique révèle parfaitement la progression parallèle de la colonisation et de la construction étatique canadiennes, l’une servant de tremplin à l’autre et inversement. En effet, si la colonisation canadienne s’est opérée, dans un premier temps et en l’absence de structures étatiques autres qu’embryonnaires, par le biais d’un capitalisme impérialiste organisé par les compagnies de colonisation, celle-ci se retrouve subsumée dans l’État à mesure que les infrastructures publiques canadiennes se voient implantées sur l’ensemble du territoire. La place prépondérante qu’occupera par exemple le Canadien Pacifique dans les politiques de construction nationale élaborées par l’État fédéral sous le leadership de John A. Macdonald dans le dernier quart du 19ème siècle est en ce sens révélatrice : projet capitaliste fou et exemple majeur s’il en est des liens entre le monde politique et celui du commerce dans le Commonwealth victorien, il viendra confirmer les rêves de grandeurs d’un État en expansion autant par les pertes humaines et les scandales qu’il engendrera, que par sa capacité à faire du Canada un monde s’étendant a mari usque ad mare, d’une mer à l’autre
Mais encore, la centralité du rôle de l’État dans l’élaboration d’une identité nationale canadienne ne se réduit pas qu’à des investissements structurels. Elle participe également, plus tardivement mais également plus proche de nous, à l’élaboration d’une société civile qui se veut ouverte, multiculturelle et juste, à tout le moins tant qu’elle adhère aux principes de justice imbriqués dans un carcan idéologique issu du libéralisme anglo-saxon. Depuis les années 1970, cette participation se révèle en grande partie par le financement public d’organisations de la société civile à l’origine de mouvements sociaux progressistes, le tout dénué de droit de regard dans le contenu idéologique des groupes ainsi financés (ne serait-ce qu’officiellement) (2).
L’autre pendant de cette structuration d’un espace civique libéral par l’État canadien est le fruit d’un travail judiciaire. En d’autres termes, les cours du justice canadiennes se sont révélées être des acteurs de premier plan dans la justification, le raffinement, l’amendement, mais aussi et surtout dans la continuation du colonialisme canadien.
L’ambivalence des cours canadiennes
Ni tout noir, ni tout blanc, le rôle des cours de justice se dénote néanmoins dans l’histoire canadienne comme ayant soutenu, et soutenant encore aujourd’hui de manière continue le colonialisme canadien. Ce colonialisme, fondé sur un double mouvement d’exclusion et d’assimilation, s’illustre avant tout par l’objectif de faire disparaître toute prétention à une souveraineté autochtone concurrente à la souveraineté canadienne. Si cet objectif a pu prendre les atours d’un génocide culturel (3) au cours de l’histoire (dont on peut s’interroger s’il est aujourd’hui révolu), rien n’indique qu’il doive s’incarner de cette manière pour appuyer une assimilation légale.
En ce sens, il serait erroné de croire que les cours ont sans cesse servi à la négation brute de toute légitimité aux revendications autochtones. Bien au contraire, si les discriminations légales à l’égard des Premières Nations ont connu une évolution dans leur nature et leur intensité, force est de constater que cette évolution trouve souvent son origine dans les cours de justice (et particulièrement la Cour Suprême). De l’arrêt Calder (4) au récent arrêt Tsilhqot’in, les exemples sont nombreux, et l’on ne peut que se réjouir d’un certain progrès dans la reconnaissance des droits ancestraux et issue de traités des Premières Nations. À moins, évidemment, de constater que derrière cette apparente évolution, un fil rouge traverse de part en part ces multiples décisions, aussi positives puissent-elles paraître à l’œil néophyte : l’affirmation continue et réitérée du caractère dominant de la souveraineté canadienne au sein des frontières du Canada, et la possibilité légale subséquente d’éteindre tout droit ancestral ou issu de traité, aussi légitimes et constitutionnellement reconnus soient-ils, si le besoin (juridiquement encadré) s’en faisait sentir (5). Dit plus simplement, le droit de la conquête, c’est-à-dire du plus fort, reste encore et toujours le plus légitime aux yeux de l’État. Il est donc quelque peu imprécis, voire simplificateur, de présenter, comme ce fut le cas lors d’une récente conférence organisée à Montréal par la Ligue des Droits et Libertés (sur le thème « Décolonisation et solidarité… quelles perspectives? »), les cours de justice canadiennes comme les défenderesses des droits autochtones, elles qui bon an mal an jouent un rôle prééminent dans la poursuite actuelle d’un colonialisme canadien se voulant bienveillant, à tout le moins dans l’ordre du discours.
Les droits contre la décolonisation?
Ce type d’imprécision est d’autant plus dommageable qu’il constitue un sérieux obstacle aux tentatives de décolonisation de l’Amérique du Nord. Par là, il faut entendre bien évidemment non pas un irrédentisme qui viserait purement et simplement à renvoyer les descendants de colons dans les régions du monde dont ils sont issus, mais plutôt un renversement de vapeur (6). Il s’agit en réalité d’abolir le colonialisme canadien et de participer à un changement de société en profondeur, autant institutionnel que dans les mentalités. Il ne s’agit de rien de moins qu’une révolution culturelle. Les voies sont nombreuses, mais l’objectif, unique : redonner aux souverainetés autochtones la place qui leur est due.
On comprend donc immédiatement que ce processus de décolonisation peinerait à passer par le biais d’un appel à l’État tant et aussi longtemps qu’il restera assis sur les fondations de la conquête. État dont, aux dernières nouvelles, les cours de justice sont un rouage essentiel. Au nom de considérations stratégiques véhiculées par l’impératif éthique de la diversité des tactiques (qu’elles soient grassroots ou institutionnelles), il ne s’agit toutefois pas de nier la nécessité d’un travail juridique permettant de soulager les maux les plus urgents (7). Mais le colonialisme canadien s’ancrant avant tout dans l’imposition d’un rapport à l’État, un processus réflexif quant à la nécessité du droit dans l’atteinte des objectifs de justice semble aujourd’hui de mise si l’objectif de décolonisation fait réellement l’objet d’une volonté franche de la part de plus en plus de Canadiens et Canadiennes.
(1) http://globalsocialtheory.org/concepts/settler-colonialism/?utm_source=R…
(2) Corrigall-Brown, Catherine, Ho, Mabel, How the State Shapes Social Movements : An Examination of the Environmental Movement in Canada, dans Ramos, Howard, Rodgers, Kathleen, Protest and Politics : The Promise of Social Movement Societies, UBC Press, Vancouver.
(3) http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/national/2015/05/29/001-genocide-cu…
(4) http://www.barreau.qc.ca/pdf/journal/vol35/no7/autochtone.html
(5) http://www.newsocialist.org/782-the-tsilhqot-in-decision-and-canada-s-fi…
(6) Alfred, Taiaiake, Colonial Stains on Our Existence, dans Cannon, Martin J. et Sunseri, Lina (ed.), Racism, Colonialism, and Indigeneity in Canada : A Reader, Oxford University Press, Toronto, 2011.
(7) Kiera L. Ladner, “Colonialism Isn’t the Only Answer: Indigenous Peoples and Multilevel Governance in Canada,” in Federalism, Feminism and Multilevel Governance, ed. Melissa Haussman, Ashgate Publishing (Farnham, 2010), 67–82.
par Rédaction | Juil 24, 2015 | Analyses, Économie, Québec, Societé
Par Alexandra Bahary
En 2013, Statistique Canada recensait plus d’un demi-million de travailleurs-euses autonomes au Québec, témoin de l’augmentation du travail atypique. Il s’agit en principe de personnes qui ne sont pas soumises à un lien de subordination avec un employeur et qui contrôlent leur propre travail. Or, ce statut d’emploi est exclu de l’application de la Loi sur les normes du travail, qui confère les protections minimales en matière d’emploi, notamment le salaire minimum ainsi que les congés payés.
Lorsque l’on s’insurge contre les conditions de travail d’antan ou celles auxquelles font face les travailleurs et travailleuses d’autres régions du globe, à l’occasion d’un cours d’histoire ou d’une anecdote de famille par exemple, c’est souvent avec complaisance que nous encensons l’état actuel de notre droit en matière de protection des droits de la main d’œuvre. Or, celui-ci est-il réellement adapté à notre réalité contemporaine du travail ?
La Loi sur les normes du travail[1] (ci-après « LNT »), adoptée en 1979 et ayant subi des réformes majeures en 1999 et en 2002, a pour objectif d’offrir une protection s’appliquant à l’ensemble des salarié-e-s du Québec, syndiqué-e-s ou non. Elle fixe notamment les normes minimales acceptables en matière de salaire, de durée de la semaine de travail, de congé et de congédiement. Incidemment, les entreprises sont libres d’octroyer des conditions de travail plus avantageuses que celles prévues à la LNT, mais non moindres. Il s’agit d’une béquille face à la logique du déséquilibre que consacre la subordination inhérente au rapport de travail salarié[2]. C’est la Commission des normes du travail (« CNT ») qui est chargée de son application ; cet organisme traite les plaintes des salarié-e-s et informe les employeurs et les salarié-e-s des droits et obligations prévues à la LNT. Notons qu’en cas de non-application de cette loi sur un certain type de rapport de travail, c’est uniquement le droit commun qui s’applique, soit les dispositions du Code civil du Québec en matière de contrat.
Dans un contexte de foisonnement des formes ou des statuts d’emplois dits « atypiques », il convient de réfléchir à la façon dont les lois du travail, à commencer par la LNT, protègent certaines catégories de travailleurs et de travailleuses. Or, en dépit de son ambition chevaleresque d’inclusivité de l’ensemble de la main d’œuvre sur le marché du travail, il appert que la LNT a été conçue en prenant comme référent les emplois plus traditionnels. Ceux-ci peuvent se définir comme stables, à temps plein, sous la gouverne d’un seul employeur et demeurent les mêmes pour l’employé-e tout au long de sa vie active.
Par conséquent, la LNT prévoit l’exclusion formelle d’une partie importante de cette main d’œuvre atypique, à commencer par les travailleurs-euses autonomes qu’elle ne considère pas comme des salarié-e-s au sens de la loi[3]. Cette absence de protection juridique est d’autant plus préoccupante à l’heure où le travail atypique – et particulièrement le travail autonome – est si répandu qu’il en devient pratiquement la norme.
Qu’est-ce qu’un-e travailleur-euse autonome ?
Le critère principal qui détermine ce qui constitue du travail autonome est celui de réaliser un travail qui n’est pas sous la direction et le contrôle d’un-e employeur : le ou la travailleur-euse autonome, aussi qualifié-e d’entrepreneur indépendant-e, n’est alors pas considéré-e comme salarié-e ou employé-e par la loi et est plutôt son ou sa propre patron-ne. Afin de l’illustrer par des exemples concrets, il peut s’agir d’individus qui pratiquent leur métier à leur propre compte et qui appartiennent à un ordre professionnel ou qui sont des spécialistes dans un domaine technique, tels que les psychologues, les notaires ou les plombiers. On peut aussi penser aux personnes qui vivent de leurs produits artistiques comme les chorégraphes et les peintres.
Plus récemment, les tribunaux sont venus préciser certains critères afin de distinguer un-e salarié-e d’un-e travailleur-euse autonome[4]. À ce titre, ce dernier ou cette dernière est considéré-e comme tel-le si il ou elle contrôle son travail, si il ou elle fournit ses propres outils et si il ou elle peut faire des profits ou des pertes. Plus le risque financier est important, plus ce dernier critère est déterminant. En vertu du Code civil du Québec, le travail salarié est régi par un contrat de travail où la personne accomplit ses tâches sous la direction ou le contrôle d’un employeur[5]. À l’inverse, le travail autonome est régi par un contrat d’entreprise ou de service où la personne exerce ses tâches sans lien de subordination avec le client, qui n’est donc pas son employeur à proprement parler[6], et est libre de choisir ses moyens d’exécution. On parle de subordination juridique lorsque la personne est soumise à l’autorité, le contrôle et la direction d’une personne dans l’exercice de son travail. Incidemment, le ou la travailleur-euse ne sera salarié-e au sens de la LNT que si il ou elle exécute sa prestation dans le cadre et selon les méthodes et moyens que détermine l’employeur ; l’autonome, dépourvu-e de subordination avec le ou la cliente qui est partie au contrat, en est donc exclu.
Bien qu’il puisse être séduisant de détenir une définition dépourvue d’ambiguïté du statut d’autonome, certaines nuances sont nécessaires et la démarcation est parfois, précisément, ambiguë. Il est essentiel de tenir compte de l’indépendance économique de la personne. Ainsi, les travailleurs-euses dits « dépendant-e-s » sont salarié-e-s même lorsqu’ils et elles détiennent un certain contrôle sur l’exécution de leurs tâches et qu’ils et elles possèdent leurs propres outils nécessaires à la prestation de leur travail. L’obligation d’exécuter personnellement le travail, et l’intégration ou non de la personne à l’entreprise de celui ou celle qui fournit le travail, sont également des facteurs à considérer. La jurisprudence récente a tenté d’élargir la notion de subordination du ou de la travailleur-euse. Il est donc tout à fait possible d’être salarié-e et de disposer d’une certaine autonomie dans son travail, voir de ne pas être régi par un contrat de travail au sens du Code civil : le contrôle de l’employeur peut être indirect. Ainsi, le fait de faire du télétravail n’équivaut pas à être qualifié-e de facto d’autonome puisque le lieu d’exécution du travail n’est pas un critère pertinent pour déterminer le statut d’emploi.
De surcroît, le mode de paiement par commission ou au rendement ne dépouille pas non plus la personne salariée de son statut. Ce n’est qu’un mode de rémunération différent qui, selon la LNT, est considéré comme du salaire. Également, on ne tient pas compte du nombre de client-e-s avec qui la personne détient des contrats. Finalement, travailler sur une base contractuelle, donc pour exercer un travail temporaire plutôt que permanent, ne fait pas du ou de la prestataire de travail un-e autonome : cela est sans incidence sur la nature du contrat, qui peut tant être de travail que de service.
« Faux » travail autonome, ou employeurs désirant modifier le statut d’emploi
À la lumière de ces considérations, il est important de noter que c’est la situation concrète plutôt que le titre de la personne qui effectue le travail qui détermine le statut d’emploi. Or, un nombre important d’employeurs modifient, à tort, ce titre dans l’optique de métamorphoser la relation contractuelle avec la personne qui exécute des tâches contre rémunération. Cette tendance s’apparente à celle du « faux » travail autonome, où le ou la donneur-euse d’ouvrage continue à contrôler et diriger le travail, et qui vise particulièrement les personnes plus vulnérables et précaires[7]. Afin de contrer cette problématique, la réforme de 2002 de la LNT a octroyé le droit d’exercer un recours pour le maintien du statut de salarié-e à titre de protection, dans l’éventualité où l’employeur tente de changer le statut de ce-tte salarié-e en cours d’emploi. Néanmoins, aucune protection n’est prévue pour ceux et celles qui se font attribuer un faux statut d’autonome au moment de l’embauche. Dans ce cas, le ou la travailleur-euse autonome devra déposer une plainte pécuniaire à la Commission des normes du travail (« CNT ») pour réclamer une indemnité, tel un congé payé. Or, le processus est plus long et complexe, puisque la CNT devra déterminer son statut d’emploi préalablement au traitement du fond de la plainte et il faudra que l’employeur conteste la décision pour que la plainte se dirige vers un tribunal de droit commun. Ajoutons qu’il n’y a pas d’exigence de confidentialité du ou de la plaignant-e, ce qui n’exclut pas la possibilité de renvoi par l’employeur au cours de l’enquête : la protection à court terme est inexistante.
Les conséquences reliées au statut de travailleur-euse autonome
Cette volonté de certain-e-s employeurs d’annihiler le lien d’emploi avec son employé-e n’est pas circonstancielle. La protection de la LNT a un lien direct avec l’octroi de certaines conditions d’emploi et le paiement de charges sociales qui sont destinées au ou à la salarié-e. Notons qu’à moins d’être inscrit pour une protection personnelle auprès de la Commission de la santé et de la sécurité au travail, qui gère les affaires en matière de santé et d’accident au travail, les autonomes ne sont pas couvert-e-s par la Commission. Dès lors, contrairement au ou à la salariée, les autonomes n’auront pas automatiquement droit à des prestations en cas de maladie ou d’accident découlant de leur travail et devront assumer les risques de perte financière. Il en va de même pour les charges reliées à la Régie des rentes du Québec ou encore du Régime québécois d’assurance parentale. En cas de non-paiement pour le travail exercé, ces travailleurs-euses devront entreprendre un recours civil à leurs frais et devront assumer eux et elles-mêmes une police d’assurance de responsabilité et les risques de poursuite en cas d’erreur ou de faute reliée à leur travail.
Au niveau des normes du travail, les travailleurs-euses autonomes sont exclu-e-s des protections en matière de congédiement, qui permettent d’ordinaire un recours à la CNT en cas de congédiement sans cause juste et suffisante, à condition de cumuler deux ans de service continu[8]. La loi définit celui-ci comme « la durée ininterrompue pendant laquelle le salarié est lié à l’employeur par un contrat de travail, même si l’exécution du travail a été interrompue sans qu’il y ait résiliation du contrat, et la période pendant laquelle se succèdent des contrats à durée déterminée sans une interruption qui, dans les circonstances, permette de conclure à un non-renouvellement de contrat »[9]. Par exemple, par opposition au salariat « typique », une travailleuse autonome ne peut avoir un recours si elle a été congédiée parce qu’elle a refusé de travailler au-delà de ses heures habituelles – qui est un motif de congédiement illégal au sens de la LNT –, et ce, même si elle travaille pour le même employeur depuis plus de deux ans. Ils et elles ne disposent donc d’aucun recours en cas de non-renouvellement de contrat sans motif valable. Quant aux périodes d’inactivités, elle n’a pas droit à deux semaines de congé annuel payé lorsqu’elle cumule un an de service au sein de l’entreprise et devra assumer ses risques de perte en cas de congé férié ou de vacances. Puis, le droit au salaire minimum – qui est de 10,55 $ de l’heure depuis mai – n’est pas garanti à ces personnes. Ces dernières sont donc subsidiairement encadrées par les dispositions du Code civil du Québec qui tiennent compte de façon considérablement moindre du rapport de force déséquilibré entre les parties au contrat de travail ou de service.
De plus, les travailleur-euses autonomes n’ont pas de garantie de recours en cas de harcèlement au travail, qui est issu de la réforme de 2002, ainsi qu’au droit aux absences parentales et familiales. Finalement, la « semaine normale de travail » ne s’applique pas à cette catégorie de travailleurs-euses, qui ne verront donc par leur rémunération majorée au-delà de 40 heures[10]. Une travailleuse autonome ne pourra exiger d’être payée plus que son salaire ordinaire pour ses heures supplémentaires, soit le fameux « temps et demi ». Or, un nombre important de ces personnes, tout comme les autres types d’emploi négligés par la LNT, connaissent, en sus, des conditions de travail particulièrement précaires, d’où une incompréhension d’autant plus substantielle face à la négligence du législateur à leur égard. À ce titre, au niveau de l’emploi non-syndiqué, le salaire moyen d’un emploi permanent était en 2005 de 17,51 $ de l’heure par opposition au salaire moyen d’un emploi temporaire qui était de 13,32 $, ce qui constitue un écart de 24 %[11].
Conclusion et pistes de solution
Il apparait que le traitement réservé aux travailleur-euses autonomes par rapport aux salarié-e-s typiques constitue indubitablement un traitement différentiel, voire de la discrimination salariale. À la lumière de ces observations, la LNT et les autres lois du travail doivent inéluctablement être modifiées de façon à refléter adéquatement la réalité du nouveau rapport salarial et de l’hétérogénéité des formes d’emplois, particulièrement celle des autonomes. Des améliorations pressantes, particulièrement au niveau de la LNT considérant les raisons derrière son existence, sont indispensables au niveau de l’encadrement juridique de certaines catégories de main d’œuvre atypiques et précaires. Autrement, cette loi deviendra un outil archaïque, incapable d’assurer l’atteinte de son objectif, soit la protection de l’ensemble des salarié-e-s, celui de socle minimal garanti à toutes et tous.
Dans cet ordre d’idées, l’organisme à but non-lucratif Au bas de l’échelle, qui est un groupe de défense des droits des travailleurs-euses non syndiqué-e-s, propose des améliorations à la LNT afin qu’elle n’encadre plus uniquement les normes du travail typique et à temps plein. Il s’agit d’octroyer les mêmes conditions de travail à toutes et tous, sans égard à leur statut d’emploi en respectant le principe d’égalité de traitement[12]. Pour ce faire, l’organisme propose notamment que soit établie dans la loi une présomption simple de salariat. En cas d’ambiguïté par rapport au statut d’emploi, le fardeau de preuve reposerait sur la partie pour laquelle est exercée le travail et qui veut prouver que la personne qui l’a exercé n’est pas salariée au sens de la LNT, ce qui n’est pas le cas dans la jurisprudence actuelle. Les travailleurs-euses à domicile, pour qui la détermination du statut est plutôt ardue, seraient les premières bénéficiaires de cette mesure législative[13].
[1] Loi sur les normes du travail, RLRQ c N-1.1 [LNT].
[2] R c Advance Cutting & Coring Ltd, 2001 CSC 70 au para 212, [2001] 3 RCS 209.
[3] LNT supra note 1, art 1 au para 10.
[4] Voir notamment l’arrêt Bermex international inc. c L’Agence du revenu du Québec 2013 QCCA 1379.
[5] Code civil du Québec, RLRQ c C-1991, art 2085.
[6] Ibid, art 2098 et 2099.
[7] Esther Paquet, Pour des normes du travail à la hauteur!, Au bas de l’échelle, 2007 à la p 20 [Au bas de l’échelle].
[8] LNT, supra note 1, art 124.
[9] LNT, supra note 1, art 1 au para 12.
[10] LNT, supra note 1, art 52.
[11] Enquête sur la population active (EPA), estimations du salaire des employés selon la permanence de l’emploi, la couverture syndicale, le sexe et le groupe d’âge, données annuelles (dollars), données pour le Québec, 2005, Cansim, Tableau 282-0074, dans Au bas de l’échelle supra note 8 à la p 10. Ces données excluent les heures supplémentaires.
[12] Au bas de l’échelle supra note 8 à la p 9.
[13] Ibid à la p 20.
par Rédaction | Juil 24, 2015 | Entrevues, Québec, Societé
L’Esprit libre a rencontré trois jeunes professionnel-le-s qui auraient été considéré-e-s comme des travailleurs-euses autonomes par leur employeur sans leur consentement. Les trois personnes interviewées ont décidé de préserver leur anonymat. Les noms utilisés sont donc fictifs. Nous avons retranscrit presque intégralement les entretiens. Les propos exprimés n’engagent que les personnes interviewés. Nous n’avons pas cherché à vérifier leurs propos auprès de leurs employeurs, l’objectif étant de simplement leur donner la parole. Cependant, leurs témoigagnes ont été jugés comme suffisamment crédibles, selon nos vérifications, pour être publiés. Nous suggérons aux lecteurs-trices de d’abord lire cet article: http://www.revuelespritlibre.org/travailleur-travailleuse-autonome-recherche-protection-legislative
« J’ai perdu mon emploi parce que je voulais être reconnu comme un salarié. »
Vincent a été embauché pour récolter des fonds pour le Mouvement Québec français, qui a pour mission de défendre la langue française au Québec. Il avait accepté un statut de travailleur autonome à condition que son statut soit régularisé, ce qui n’est jamais arrivé selon lui.
Q. Était-ce clair avec l’employeur que vous obtiendriez un statut de salarié avec tous les avantages et protections qui en découlent ?
R. Oui, dès le début. On nous a dit que ça se ferait, que ça s’en venait bientôt et ça n’est jamais arrivé.
Q. Est-ce vous qui faisiez vos horaires, négociiez votre salaire et travailliez avec votre matériel comme le ferait un travailleur autonome ?
R. Le matériel de travail était fourni par l’employeur. On avait un horaire assez fixe et on avait une bonne discipline de travail qui faisait en sorte qu’on devait arriver à l’heure quand on était assigné. Tout cela était tout de même organisé de manière assez collégiale avec la responsable du financement qui était elle aussi travailleuse autonome.
Q. Comment récupériez-vous votre paye ?
R. Nous faisions une feuille de temps ; nous ne payions pas d’impôts à la source. Nous n’avons pas eu de T4, rien d’officiel. Il n’y avait rien qui était régi par la loi de ce côté-là. Il fallait mettre notre revenu dans “Autre revenu” dans la déclaration d’impôts du gouvernement.
Q. Quelle était la réponse de votre employeur face à votre désir d’être reconnu comme salarié ?
R. Je pense qu’à un moment donné, on s’est fait dire qu’on en demandait un peu trop. Qu’on devrait juste recommencer à récolter des fonds sans trop se poser de questions. On m’a reproché d’imposer des conditions à mon travail, ce qui, je crois, est normal. On veut simplement des conditions de travail. Comme on n’avait aucun réel statut d’employé, et bien ils ont juste réussi à fermer le programme temporairement. Je crois que c’était pour ne pas nous dire officiellement qu’on était renvoyé. Les gens qui sont restés solidaires ont perdu leur emploi.
Q. D’un point de vue personnel, vous sentiez-vous dans un certain état de précarité ?
R. Cette précarité était très difficile. En plus, nous étions payés le même salaire horaire que des salariés conventionnels. Pourtant, il y a des frais supplémentaires à payer en tant « qu’entreprise individuelle ». C’est la raison pour laquelle les vrais travailleurs autonomes demandent beaucoup plus que les salariés.
Q. Avez-vous fait une plainte aux normes du travail ?
R. Oui, l’employeur a été contraint de nous verser une paye de vacances ainsi que pour les jours fériés. Il y a des lois pour définir ce qu’est un travailleur autonome ou pas et nous n’étions clairement pas des travailleurs autonomes aux yeux de la loi.
Q. Il s’agissait d’une organisation à but non lucratif. Était-ce parce qu’ils étaient dans une situation financière difficile qu’ils ont agi de la sorte à votre avis ?
R. Parce qu’ils représentent une cause, ils demandent à leurs employés des sacrifices importants qui représentent des reculs graves sur les droits des travailleurs. Ils pensent que si tu crois en la cause, tu dois accepter de mettre ta situation financière en danger. Si tu oses te plaindre, tu es un ingrat parce que l’organisme qui a déjà une situation précaire t’offre la magnifique opportunité d’avoir une job. Le respect du statut d’employé n’existe pas parce que ceux-ci sont tous pris à la gorge. La seule façon qu’ils trouvent pour survivre est de se pervertir et d’exploiter du monde. Je crois qu’il y a matière à réflexion.
« On m’a imposé un statut de travailleuse autonome dans un milieu de travail dangereux. En cas d’accident de travail, je n’aurais eu aucun recours. »
Amélie a travaillé pour une firme de sous-traitance de technicien de scène du nom de Prodigium. Elle aurait appris après son premier contrat qu’elle était considérée comme une travailleuse autonome.
Q. Comment s’est passé votre processus d’embauche pour Prodigium ?
R. Une offre d’emploi a été diffusée. J’ai appliqué sans me faire dire qu’il s’agissait d’un salaire de travailleur autonome. C’est une fois qu’on est engagé et qu’on sait qu’on doit produire une facture si on veut être payé.
Q. Donc, il n’était pas indiqué que vous seriez une travailleuse autonome ?
R. Non, aucunement.
Q. Avez-vous déjà rencontré votre employeur en personne ?
R. Jamais. Je n’ai rencontré que des techniciens « upgradés » qui agissaient comme sous-traitants pour le boss. C’est ces superviseurs-là qui donnent un feedback sur notre travail à l’employeur.
Q. Décidiez-vous de votre horaire de travail ?
R. Quand le patron se considère comme un client, il peut faire ce qu’il veut. Il n’est pas obligé de te donner un horaire fixe. Il peut t’appeler la veille et tu dois être là sinon tu n’es plus sur la liste d’appel. Ce n’est pas qu’on est obligé, mais si on veut être rappelé, on l’est en quelque sorte.
Q. Avez-vous négocié votre salaire ?
R. Dans mon cas, on m’a dit que ça commençait à 16 $ de l’heure. Mais, une fois sur le terrain, je me suis rendu compte que certains de mes collègues avaient commencé à 13 ou 14 $ de l’heure. Je me suis rendu compte qu’ils décidaient un peu de ce qu’était le salaire de base pour chacun de leurs employés, au gré de leur humeur..
Q. Il se produit parfois des accidents durant le montage et le démontage de scène. Aviez-vous une quelconque forme de protection ?
R. Le problème, effectivement, c’est que d’installer des équipements de scènes, c’est dangereux. Parfois, on nous faisait transporter de lourdes charges sans sécurité. On me faisait monter sans harnais de sécurité à 10 mètres de haut. C’étaient des conditions de travail qui me rappelaient celles des années 30. Je me suis dit: « ça y est, ils ont trouvé la façon de se débarrasser des syndicats et des normes coûteuses : – ils n’ont qu’à nous donner un statut de travailleur autonome. – Ils peuvent recommencer à exploiter les employés sans répercussions légales. » S’il arrive un accident, personne n’est responsable sauf le travailleur autonome considéré à tort comme une entreprise individuelle. C’est inacceptable.
Q. Était-ce votre emploi principal ?
R. C’était censé le devenir, du moins c’était ce que je croyais. Quand j’ai vu l’exploitation sur place, je me suis dit que je ne voulais pas participer à cela. Je constate avec beaucoup de désolation que c’est de plus en plus partout pareil. Mon conjoint aussi travaille pour une autre compagnie du genre et c’est la même chose. J’ai l’impression que, de plus en plus, la droite parle fort et nous dit qu’on devrait se considérer chanceux d’avoir une job, mais à quel prix ?
« Mon collègue s’est fait renvoyer parce qu’il a exigé de recevoir sa paye. »
Arnaud travaillait au Musée Dufresne-Nincheri situé dans Hochelaga-Maisonneuve. Il a appris par la bouche d’un collègue qu’il n’était pas considéré comme un salarié par son employeur.
Q. Comment s’est passé votre processus d’embauche ?
R. J’ai vu une offre d’emploi du Musée Dufresne-Nincheri pour être responsable aux événements. J’ai passé l’entrevue et j’ai ensuite été embauché ainsi que cinq autres personnes. J’ai appris par la suite que mes tâches seraient diverses, allant de l’entretien aux visites guidées. La nouvelle description de tâches ne me fut transmise que verbalement.
Q. Travaillez-vous avez votre propre matériel et aviez-vous un lien de subordination avec l’employeur ?
R. Non.Je ne travaillais pas avec mon matériel. Ce n’est pas moi qui faisais mes horaires et je n’ai jamais négocié mon salaire. Je me considérais clairement comme un employé et non un travailleur autonome.
Q. Comment avez-vous appris que vous étiez en fin de compte un travailleur autonome ?
R. Je me suis informé concernant le fonctionnement pour les payes puisqu’on ne m’avait jamais demandé un spécimen de chèque. Finalement, on m’a simplement dit qu’il fallait que je produise une facture. Je ne comprenais pas trop pourquoi, mais c’est ce que j’ai fait. Par la suite, un salarié permanent m’a dit que les autres nouveaux et moi-même étions considérés comme des travailleurs autonomes. Jamais mon statut ne m’a été annoncé par mon supérieur immédiat. J’ai su, par ce permanent-là, qu’ils nous considéraient comme des travailleurs autonomes pour se simplifier la paperasse.
Q. Qu’en pensaient les cinq nouveaux employés ?
R. On a commencé à en discuter entre nous et on s’est rendus compte que ça n’avait pas d’allure. Il y a ensuite eu quelques incidents. On a reçu une lettre par courriel nous disant qu’on ne serait pas payé durant un mois dû aux difficultés financières du musée. La lettre nous a été envoyée signée de la main du patron, mais par la vice-directrice, par courriel, et ce, sans explications. On a été payé pour nos heures seulement un mois et demi plus tard. Nous, on était stressé parce qu’on ne voulait pas travailler pour rien.
Q. Avez-vous essayé d’en discuter avec votre patron ?
R. Le deuxième permanent et salarié à temps partiel est allé voir le patron à ce moment-là et il s’est plaint de la situation concernant le retard dans les payes. Nous avons appris par la suite, qu’il avait été renvoyé pour des raisons de “conflit de personnalités.” Plus tard, j’ai que le su patron voulait changer son statut de salarié à celui de travailleur autonome. Il aurait refusé puisqu’il savait que c’était illégal. De mon côté, on m’a fait savoir très clairement que si je refusais la situation de travailleur autonome, c’était terminé, je n’avais plus d’emploi. Comme on est tous dans une situation de précarité, on n’avait pas vraiment le choix d’accepter.
Q. Le Musée Dufresne-Nincheri reçoit des subventions de la ville. N’y a-t-il pas également une vérification de l’administration municipale concernant le fonctionnement de l’institution ?
R. Justement. La problématique avec tout cela, c’est que nous, on pense que notre salaire n’est pas nécessairement comptabilisé. Ils reçoivent des subventions, qui doivent probablement servir aussi à payer des employés. Alors, détournent-ils les fonds ? Je m’avance un peu et je n’ai aucune preuve à l’appui. Par contre, ce qui est sûr, c’est que je trouve cela très frustrant que le musée investisse énormément dans du matériel depuis la dernière année, mais nous oblige à être dans cette situation de précarité.
Q. Avez-vous contacté les normes du travail ?
R. Oui, mais je n’ai pas été agréablement surpris par l’accueil que j’ai reçu. On m’a dit qu’il y avait effectivement une problématique. On m’a dit que si je faisais une plainte officielle, je risquais de perdre mon emploi, mais que j’obtiendrais probablement mes congés fériés, etc. On m’a suggéré d’aller voir Revenu Québec également pour faire une plainte. Bref, je ne me sentais pas très bien soutenu. Avec les autres, on a pensé à se syndiquer, mais ce n’est pas possible puisqu’on est des travailleurs autonomes. Récemment, on a appris qu’ils ont engagé un nouveau travailleur étudiant, considéré comme salarié. En fait, son salaire est subventionné par un programme gouvernemental. Ils ont donc trouvé une nouvelle façon de faire des économies. L’équipe était en colère parce que les cinq travailleurs autonomes n’ont presque plus d’heures. Le musée économise des fonds ainsi et n’a aucun compte à nous rendre puisqu’il ne nous considère pas comme des salariés. C’est très frustrant.
par Marie-Claude Belzile | Avr 28, 2014 | Opinions
Les codes moraux judéo-chrétiens propres à une certaine époque de notre société nord-américaine ont progressivement été codifiés au fil du temps par un système de lois et de normes, et ce, de par la volonté d’une majorité de dirigeants, prospères entrepreneurs et politiciens. Ces derniers, parmi lesquels des avocats, notaires et autres petits-bourgeois influents du Bas-Canada de l’an 1859, ont été les acteurs de cette réforme dont le Code civil du Québec est aujourd’hui tributaire. Ce passage d’un état moral à un état légal de vivre en société est le fruit gâté du déclin social ayant divisé en nous les notions de corps et d’esprit. Cet avènement a contribué à la perte du sens de l’holisme individuel. Ce que nous souhaitons décrire par ce concept c’est l’idée que chaque être humain est une entité dont chacune de ses parties, même additionnées, ne suffisent pas pour saisir l’ampleur de son intégrité : ses composantes biologiques et culturelles comprises dans un contexte temporel et géographique précis, tout à la fois. Devrions-nous insister sur l’importance de revoir l’étymologie du mot individu signifiant «qui est indivisible»?
Il est ici important de spécifier que nous ne prêchons pas en faveur des églises et des hypocrites institutions religieuses. Nous ne serions pas plus disposés à faire l’éloge de celles-ci que de louanger nombre d’institutions politiques auxquels plusieurs accordent une foi similaire à celle vouée à une (ou plusieurs) entité divine. La spiritualité que nous évoquons ici est celle de la fonction créatrice de nos cerveaux (esprits), notre potentiel d’innovation et d’action stimulé par l’interaction de nos neurones. Dans notre langue française, nous disons « avoir de l’esprit, être spirituel» lorsque nous décrivons un individu qui use brillamment de ses neurones.
Être un individu, c’est prendre dans son ensemble la part de soi qui est biologique avec celle qui est spirituelle; c’est aussi la conscience qu’a un individu de sa place dans son environnement socioculturel et géographique. Plus encore, c’est être apte à reconnaître le sens des interactions de ces éléments dans les différentes sphères de sa société.
Cependant, dans une société telle la nôtre, trois éléments cruciaux à cette reconnaissance ont été soustraits de notre libre-arbitre : le temps, l’espace et la conscience. La liberté de pouvoir décider de la façon dont nous occupons notre temps (restreint ici dans la durée du jour) ne dépend plus de nos besoins ni de nos envies mais de choix arbitrairement imposés à chacun d’entre nous au profit des sphères économiques et politiques de ce monde. Qu’ils s’agisse d’horaires bureaucratiques, de l’industrie alimentaire basée sur la surproduction, des plans d’urbanisation et des parcours routiers (la distance est un facteur temps) à réaliser quotidiennement entre les métropoles et les régions rurales ouvrières produisant pour elles matières premières, énergies et ressources alimentaires, on contrôle pour nous le paramètre temps. L’espace, constitué notamment des lieux auxquels nous avons accès ou au contraire de ceux que nous sommes contraints d’éviter, est un paramètre régulé autant à l’échelle microscopique que macroscopique. Nous donnons en exemple les types d’habitation, l’appartenance à une ville, à un pays, à tout aire géographique dessinée au moyen de frontières géopolitiques instables et sujettes à de multiples changements. La variabilité observée est tributaire des ententes et conflits éprouvés par les élites dirigeantes de chaque unité d’espace déterminée. Nos corps sont aussi sujets de ces paramètres, constamment soumis à des codes de normalisation qui nous obligent à transformer apparence, posture et potentiel d’action pour modifier le corps social selon les diktats contemporains. Et de la conscience, finalement, nous a été enlevé la capacité de poser des jugements critiques au même instant où la notion de confiance en l’autre a été supplantée par la notion de méfiance envers l’autre. Lorsque nous sommes éduqués à «lutter pour vivre» et que ce crédo est transmis de génération en génération afin de préparer les uns à craindre les autres par peur qu’ils soient meilleurs ou plus forts que nous, l’instinct acquis ne peut que nous pousser à l’abaisser, sans remise en question.
Dans une telle société régie par une minorité fortunée, le pouvoir de manipuler ces trois paramètres du temps, de l’espace et de la conscience permet un contrôle puissant des options de vie possibles et des actions de la majorité. L’éducation, la religion, la politique, l’économie, l’esthétisme et d’autres valeurs dites morales que valorisent un État sont autant de paramètres imposés qui «doivent» être préservés, transmis et reproduits par les individus nés dans l’espace-temps de cet État. Ainsi, puisque nous les énièmes arrières-arrières-petits-enfants des premiers Homos sapiens sapiens, nous pouvons admettre le fait que le processus de production culturelle est, comme toute donnée provenant de notre environnement social, un élément influent sur nos biographies. De ce constat, nous pouvons dire que la culture est aussi assujettie aux principes de l’évolution, comme tout élément naturel, et que par ce fait même elle est un élément de notre environnement qui a un potentiel d’impact sur nous. Nous soulignons ici que bien que nous soutenons la préservation des diversités culturelles, nous ne pouvons demeurer muets devant l’abus de pouvoir que certains États se sont octroyés au nom de la culture, de la nation, de la race ou de toute autre étiquette que nous avons apposée sur nos têtes en couronne d’ignorance. C’est de ce type de société, établie et maintenue depuis des siècles par des mécanismes corrodés mais fermement implantés, que nous abordons dans ces lignes.
Cette élite est habilitée à décider pour nous de l’orientation que prennent nos vies via la programmation de médiateurs culturels, parmi lesquels l’argent figure au premier plan, et la religion, ex aequo avec le système légal, au second. Ce qui leur confère le pouvoir de déterminer en partie nos chemins de vie est leur capacité à agir sur tous les paramètres constituant la société. Trois de ces actions propres à la performance de notre société sont particulièrement intéressantes à observer : 1) le pouvoir de produire des lois et de les appliquer, 2) le pouvoir de définir la valeur arbitraire du coût de chaque conséquence qu’un individu aura à payer pour une action commise hors des barèmes de ces lois imposées et 3) le pouvoir de décider de la valeur du coût de la vie en manipulant la donnée artificielle qu’est l’argent, intermédiaire de premier plan entre les individus et leur accès à la vie sociale normalisée. Si ces lois sont établies pour le bien de la protection et de la liberté collective, elles ne sont pas créées pour être adaptables au continuum de la diversité des humains qui assure le fonctionnement du système social. La question qui s’immisce dans la trame de cette réflexion est inconfortable : «pourquoi devrions-nous suivre ces lois élaborées pour la protection collective (la maintenance de la société établie) si nous ne sommes pas ceux qui en bénéficient?» Selon l’ordre actuel des choses, nous sommes une variable de l’équation. Mais nous en sommes le problème et non pas la solution. Nous sommes le maillon faible d’un engrenage rouillé par la sueur de nos fronts. Pourquoi déjà? Parce que nous suivons inconsciemment ces lois.
Ces lois, nommées droit pour la plupart, sont souvent reçues telles des directives sacrées sur lesquelles nous bâtissons vies et identités. Néanmoins, bien que nous conformant aisément aux lois de l’État (aller à l’école, voter, suivre la chaîne alimentaire de l’argent qui régit notre quotidien), nous abandonnons notre accès au libre-arbitre, à notre jugement. Les lois nous exemptent de notre autonomie dès que nous sommes nés, enregistrés par un acte de naissance nous déclarant exister au yeux de l’État. Sans cette déclaration obligatoire, nous ne sommes pas citoyens mais hors-la-loi. Aucun service, aucune protection civile ne nous seraient accessibles sans cette formalité.
Nous glorifions des actions outrageantes et des événements injustes au nom de la liberté et des droits, mais en quelque part, nos sociétés occidentales sont bien des choses mais non pas libres. En anglais, les mots freedom et free sont porteurs de sens dans cette affirmation : «There is no such thing as free». Dans cette langue, free exprime à la fois «libre de» et «gratuit». En effet, dans notre société, il n’y a rien qui soit gratuit ou libre d’action. Entendons-nous, cette affirmation n’exclut pas la possibilité d’accéder à un état d’être qui soit celle de la liberté, mais il est vrai de dire qu’il est difficile d’exister librement dans notre société, puisque le concept même de la liberté a subi d’importants bouleversements au cours de l’histoire. L’idée de liberté nous est parvenue de par le temps comme un concept abstrait et flou de quelque chose «à atteindre dans notre lutte pour la survie».
Notre culture nous enseigne que la liberté est un état réservé aux individus âgés d’au moins 18 ans, légalement adultes, et ce, peu importe l’expérience de vie ou l’environnement socioculturel et physique dans lequel ils auront grandi. D’une part, on nous répète que nous évoluons dans un monde «froid et cruel», que nous devons travailler dur et longtemps afin d’accéder à une certaine liberté économique (nourriture, toit, soins de santé, etc.). D’autre part cependant, les écrits officiels (lois, manuels scolaires, programmes télévisuels, journaux), les valeurs patriotiques et nationales, les pratiques sociales et comportements acceptables sont adroitement mis en circulation afin de nous faire croire que nous sommes tous nés égaux et libres dans une société de justice. Mais au fur et à mesure que nous grandissons, et malgré le fait que peu d’entre nous savent le nommer ou en prendre conscience (plusieurs systèmes sont mis en place afin d’assurer la pérennité du statu quo), le fossé qui distancie entre eux l’expérience de la vie et les attentes entretenues par la société est devenu si vaste et si profond qu’un sentiment réel de vide est vécu en chacun d’entre nous. Cet espace expansé ne peut que devenir intolérable et laisse en chacun de nous un indéterminable mais réel vertige de vivre. Peu de sens est à extraire de la faillite de notre système social actuel. Lorsque, après de nombreuses années à anticiper la terre promise de la liberté (incarnée par la mythique Amérique, là où il faut «live free or die»), éprouvant l’épuisement causée par l’énergie donnée dans notre marche vers l’accès à celle-ci, il n’est pas rare que l’unique sensation recherchée soit alors l’engourdissement. Les dépendances, le suicide, l’évasion de l’esprit sont des formes empruntées de cette quête d’insensibilisation. Nous rendre insensible à cette liberté restreinte, insensible à la peur de l’autre, de l’étranger, de la différence, du dehors, de la marginalité, de l’anormalité, et bien plus encore.
Nul parmi notre société ne peut prétendre être insoumis à l’une ou l’autre forme de ces obsessions.
Dans ce monde qui est nôtre, on nous a montré à agir pareillement et à faire tout notre possible pour préserver l’ordre établi, aucune place n’a été gardée ni même conçue pour la différence, et encore moins pour l’usage du libre-arbitre, notre conscience et la performance du jugement. Et il en va ainsi pour celui ou celle d’entre nous qui ose viser haut, qui cherche à réduire les intermédiaires arbitraires (argent, loi), qui essai d’utiliser son sens critique, qui souhaite penser au-delà des cadres établis ou qui simplement ne se sent pas adéquat à valoriser les habiletés de son cerveau. Et lorsqu’un de nous tente naturellement de vivre par sa différence (ses moyens, ses capacités, ses idées) il rencontre le sentiment d’être inadéquat dans sa société, et est perçu souvent comme une menace à la stabilité de celle-ci.
Pourtant, l’évolution de la nature humaine nous a léguée un trait particulier à notre espèce : la capacité d’adapter l’environnement à nos besoins afin de survivre dans un monde à ressources épuisables et au nombre fini. De ce fait, nous devrions peut-être considérer la volonté de préserver la société établie comme un acte s’inscrivant à l’encontre de l’évolution. Si la vie a besoin de stabilité pour se régénérer, elle ne peut s’épanouir dans la maintenance d’un perpétuel statu quo. Notre société actuelle a soigneusement mis en place des mécanismes socioéconomiques qui nous mobilisent et nous préservent dans pourtant dans celui-ci. À chaque fois qu’on définit notre mode de gouvernance par le mot démocratie, nous oublions que seule une poignée d’options s’offrent à nous. C’est dans le cadre très bien défini de ces options sélectionnées, trop souvent polarisées de façon binaire, qu’est générée la tension sociale, nous donnant l’impression du choix.
C’est sur les épaules des citoyens que ce poids est porté et de moins en moins d’entre eux reçoivent aisément l’aide sociale qui leur est nécessaire pour bien continuer. Au contraire, de plus en plus sont laissés-pour-compte, ignorés, rejetés, aliénés ou marginalisés. En exemple, nous citons les ainés, les enfants, les handicapés, les toxicomanes, les malades mentaux, les blessés, les pauvres, les excentriques, les intellectuels, les homosexuels, les transgenres, les habitants de communautés éloignées, les minorités ethnoculturelles, et enfin tous ceux qui ne peuvent se conformer aux normes établies et reçues comme seules acceptables.
Quel moyen reste-t-il alors à un individu pour vivre dans notre société s’il ne peut pas s’en échapper? Il utilisera le seul outil de contrôle qu’il possède encore : transformer son corps pour circuler et vivre en subissant le moins de conséquences néfastes chemin faisant. Tristement et à long terme, le devoir de transformer nos corps afin de devenir non plus un individu mais une personne incorporée à la société se transforme en travail nocif et autodestructeur. Seule une société malade peut produire autant d’individus malades. Au Québec, malgré la baisse du nombre de suicides enregistrés, il y a encore deux fois plus de personnes qui se suicident à chaque année que de décès constatés suite à un accident de la route. Depuis le nombre record de 1620 suicides survenu en 1999, nous en sommes toujours au-dessus de 1100 par année aujourd’hui (Institut national de la santé publique, 2014. Nous sommes aussi l’une des sociétés les plus gourmandes en médicaments régulateurs d’humeur, parce que notre médecine est prescriptive et diagnostique sans retenue, en bas âge, des troubles divers du comportement et de l’humeur. La pharmacologie et la génétique ont un monopole bien développé dans notre province, il ne suffit pas d’aller bien loin pour constater l’ouverture croissante de cliniques médicales en association avec les différentes franchises de pharmacie. Nous pouvons aussi nous rappeler que désormais plus de la moitié du budget provincial est directement destiné à notre système médicale, à la fine pointe de la technologie certes, mais victime du clientélisme universitaire, de l’exode des cerveaux compétents et d’une gérance capitaliste au sein de centres médicaux engorgés. On guérit à outrance, on ne prévient pas et on accuse les répercussions croissantes d’une négligence poignante de l’entretien d’un système éducatif qui nourrit l’ignorance au profit d’une main d’oeuvre bon marché. L’alternative de proposer une médecine holistique et préventive est encore bien loin de se voir attribuer le titre de pratique courante au Québec. Pourtant, étrangement, le vieil adage disant qu’il vaut mieux prévenir que guérir demeure encore une phrase empruntée par plusieurs d’entre nous sans toutefois jamais parvenir à s’introduire comme donnée évidente et réfléchie dans nos actions au présent.
Dans notre société de lois où on nous apprend à faire les choses selon un ordre prédéfini qui assure la stabilité du système établi, nous avons tendance à ne pas remettre en question ce qui est dicté par la loi de la normalité et à agir inconsciemment, sans égard pour ce qui est sensé, bon ou logique. Nous faisons ce qui doit être fait, parce que «c’est ainsi». Cette rhétorique de la fatalité, du destin, de la vie prédéterminée n’est que la face grimaçante que veulent bien nous laisser voir ceux qui ont un pouvoir de contrôle dans notre hiérarchie sociale. Ne pas faire comme autrui est aussi répréhensible que de ne pas être comme autrui, car l’un et l’autre brisent l’ordre social et risque de déstabiliser le statu quo.
Ceci justifie et explique pourquoi il y a tant d’injustice et de disparité sociale, et aussi pourquoi la majorité bien normalisée ne se soucie guère de les rétablir. Mieux vaut souligner à grand titre les problèmes, et surtout, les oublier par la suite. Le problème des sans-abris, le problème des baby-boomers, le problème des toxicomanes, le problème des assistés sociaux, le problème de la question autochtone, le problème du décrochage scolaire, le problème de la dette, et quels autres encore? Mais puisque «rien n’est gratuit et que tout s’achète», des sommes d’argent sont données ici et là pour palier au manque, sinon pour faire taire les conflits, temporairement, jusqu’à ce que d’eux-mêmes les dits problèmes s’anéantissent silencieusement.
De l’échelle macroscopique à l’ère de la mondialisation, ces entités que nous appelons État et Nation sont qualifiées de poreuses ou de perméables. D’un autre point de vue cependant, elles sont hermétiques aux individus qui éprouvent au quotidien les conditions bien définies des devoirs à remplir pour continuer à vivre en société. Ceux qui profitent du labeur de la masse éduquée à devenir de bons citoyens (et non pas des individus épanouis) sont ceux qui, riches et libérés des contraintes temporelles, peuvent planifier des stratégies politiques qui maintiendront la lucrative division de notre société stratifiée.
En grandissant, certains parmi nous subiront des conflits internes qui parfois mèneront au désespoir et à l’abandon. Par chance, des gens plus résilients se traceront un parcours de vie basé sur l’espoir et la persévérance, considérant que comme tout être humain le droit à la une vie juste est pour tous et chacun. Encore une fois, une partie d’eux tentera en vain de modeler et remodeler leur personne afin de l’intégrer à la norme demandée, comme s’il y avait un devoir de se modifier constamment jusqu’à ce qu’ils deviennent la norme. Cependant, entre les lois naturelles immuables s’inscrivent les variables continues de la diversité inhérente à la vie, et les humains ne pouvant pas plus y échapper, ce travail de modification ne pourra qu’être incessant et vain. La normalité, armée de ses statistiques, est le produit nocif avec lequel notre société nous paralyse et nous aiguille. Cette arme est inquiétante, puisque les chiffres manipulés par des stastisticiens peuvent aisément donner forme à de fausses corrélations, qui elles créent de toute pièces des données erronées, sur lesquelles pourtant certains baseront leur chemin de vie. L’inquiétude dont nous parlons ici réside dans l’interprétation qu’en feront les individus ne possédant pas les outils nécessaires à déchiffrer ces données. Devons-nous rappeler que dans notre société où le système d’éducation encourage la spécialisation et même la surspécialisation des individus, seule une fraction minime d’entre nous saura extraire des statistiques leur réelle signification?
Dans la masse ainsi normalisée, une multitude d’entre nous devenus acculturés poursuivront le cours de leur vie sans contrainte majeure et parviendront plutôt aisément à trouver un sentiment de confort à pratiquer la marche à suivre paisiblement jusqu’au vénérable âge de la retraite, du moins, pour les quelques derniers bénéficiaires du régime de rentes dispensé par l’État. La retraite, précisons-nous, est l’acte de se retirer de notre société, et ce, vers un âge arbitrairement désigné par des lois ou des articles de lois. Se retirer est synonyme d’être considéré comme un agent passif pour la dynamique socioéconomique. En d’autres mots, être retraité est être devenu un élément non-profitable pour qui dirige. Cela signifie qu’il faut subvenir à nos besoins alors même que notre corps et notre esprit se détériorent progressivement jusqu’à la mort. Rappelons ici «le problème social» que sont les individus âgés, de plus en plus nombreux, selon ce que nous annonce depuis au moins une décennie les porte-paroles s’afférant aux questions relatives à la santé publique. Nous devons aussi souligner que l’on parle de ces présents et futurs retraités comme d’une tare publique, bien qu’ils aient été une des générations les plus dévouées au travail. Quand l’un de nous devient un rouage usagé, peu importe son apport au succès de notre société, il est considéré comme un maillon faible du système établi et c’est pourquoi il convient de le retirer. Cet état de fait est un exemple des plus évocateurs de la part de liberté à laquelle nul d’entre nous n’aura jamais droit.
Sournoisement, on nous apprend qu’il n’est pas bien vu d’aspirer à quelque chose de plus ou de mieux. Parmi la majorité aussi, sont peu encouragées les études supérieures sous prétexte qu’elles sont inutiles et trop dispendieuses pour les frais demandés. À quel point est-ce mal et peine perdue de souhaiter améliorer et accroître ses capacités cognitives? Mais comme le sens commun semble le croire, les études supérieures n’apportent pas rapidement du pain sur la table. Comment la dévaluation d’une si importante fonction du cerveau humain a pu se produire et être réduite à une action futile? Peut-être au moment où l’un des dirigeants politiques de notre histoire sont parvenu à nous faire croire que nous étions nés pour un p’tit pain. Lorsqu’un dicton de la sorte se voit être répété constamment et partout par les médias, nous sommes portés à croire que payer pour enrichir notre cerveau est une perte (de temps et d’argent) puisque le seul fait d’être vivant nous oblige à être un individu insolvable. Nous nous demandons sincèrement comment, dans notre société, il est devenu normal de payer très cher (argent, temps, santé) pour avoir accès aux connaissances et avoir droit de les explorer et de les exploiter une fois acquises. C’est une autre forme de contrôle institutionnalisé qui a aujourd’hui fait du savoir une marchandise capitalisable, mais de l’ignorance et du nivellement à la baisse un programme approuvé et lucratif.
Il est intéressant de constater que pour ceux d’entre nous qui ont été poussés aux limites de leur société, derrière les portes closes du dehors, la société établie a été vécue comme une menace concrète à leur droit d’exister. Qui n’est pas en santé, hétérosexuel, compétitif, homme et «blanc» sera toujours un peu moins près de l’accès à la liberté. Ceci a été la dynamique de bien des civilisations ayant peuplé cette planète depuis des millénaires avant nous, mais ce n’est que très récemment dans l’histoire que le contrôle de milliards d’individus, garanti par des paramètres sociaux plus efficaces, a atteint ce point de non-retour, passant d’un état moral d’être à un état légal d’être.
L’état moral doit être vu comme un état d’une société où les individus, guidés par des valeurs altruistes, agissent ensemble pour offrir sécurité et entraide aux plus démunis. L’état légal est celui d’une société établie (groupe d’individus influents et fortunés) qui soustrait des individus des «personnes» et qui extrait, lors du processus, une constitution stable. Ce qui a été nommé le libéralisme des mentalités est aujourd’hui devenu le système économique légal dans lequel nous vivons, se mouvant sans cesse, toujours plus rapide, plus massif, droit vers le ciel là où aucune limite ne se rencontre (the sky is the limit), là où l’on mise tout ce que nous possédons sur nos corps impénétrables, déconnectés de leur esprit, dans l’unique but de nous intégrer, et ce, à tout prix. Nous ne devons pas questionner ou juger la nature de ce coût cependant, tant et aussi longtemps que nous poursuivons notre but de s’intégrer, rien d’autre ne peut avoir d’importance. N’est-ce pas?
Nous devons nous rappeler qu’en tant qu’humains, nous possédons une conscience, un pouvoir de jugement, de libre-arbitre sur ce que l’on considère acceptable et inacceptable. Mais parce que la société de loi a semblé bien fonctionner jusqu’à tout récemment, nous tendons à oublier ce pouvoir individuel. Sans l’approbation d’un pair, d’un être familier; sans la transmission des valeurs de la confiance et de l’altruisme dans la construction de nos relations interpersonnelles, un individu ne parviendra jamais à combler le vide interne ressenti. Le terrorisme médiatique, la division sociale, la normalisation et la mise en standard des pratiques et des cultures sont les outils bien connus qu’emploient les dirigeants occidentaux contre nos «dangereuses» armes intellectuelles. Dangereuses pour le statu quo.
Ce sentiment poignant du manque est le reflet de la perte de relations interpersonnelles significatives additionné à l’énorme lacune sociale de ne pas encourager (stimuler, valoriser) le développement neuronal et l’importance d’être connecté à ses émotions. Toutes les institutions sociales desquelles nous croyons dépendre occasionnent l’isolement individuel et enlèvent à la plupart d’entre nous la capacité de choisir un parcours de vie adapté à notre unicité. Ceci nous conduit au besoin pressant de trouver une impression de contrôle dans notre société qui a échangé ce pouvoir contre des lois et des droits. Peu importe l’ampleur du poids social, la simple existence de ce poids est la cause principale de nos dépressions et de l’usage de nos corps comme les seuls objets encore libres du pouvoir des lois. Libre en ce sens que nous disposons ultimement du droit de prendre soin de soi ou non, de se soustraire à la vie ou non, de s’exclure des contraintes sociales ou non, mais évidemment, au prix de sacrifices que peu reconnaissent comme préférables. Il est souvent et malheureusement plus simple de s’engourdir sous les paradis artificiels, de s’abandonner aux normes, de suivre le mouvement des masses. Notre société l’a bien saisi : l’instinct de celui qui a peur de perdre la sécurité (physique, sociale, mentale) promise par les services institutionnels ne déviera pas de l’ordre établi et reproduira et transmettra cette façon de faire, favorable au maintient du statu quo.
Nous n’omettons pas dans cette analyse tous ces individus qui s’évertuent tant bien que mal à suivre la norme invariablement changeante dans l’espoir puéril de parvenir à la liberté. L’obsession du devoir de convenir aux normes imposées n’offre pas un parcours plus glorieux dans notre société où l’on porte son corps telle une figure de proue qui nous fait surface. Quand l’apparence devient la seule ressource individuelle sur laquelle baser notre valeur en tant qu’être humain, l’espace publique devient l’arène hostile où les personnes s’entrechoquent et ne peuvent jamais se rencontrer : l’essence de l’identité, des multiples facettes biopsychologiques qui nous composent sont limitées à l’unique portrait accessible à l’autre. Il s’agit de notre apparence, notre style vestimentaire, notre posture, nos accessoires, nos façons de suivre les suggestions recommandées du «prêt-à-porter, prêt-à-jeter». L’exercice de se soumettre à ces standards, qui ne seront d’ailleurs que toujours instantanés et périssables, mènera à un épuisement général physique et psychologique, puisque le rythme auquel les individus ont à se soumettre n’ouvre pas l’espace temporel nécessaire à l’accomplissement durable.Il n’y a rien dans le monde naturel qui ne réponde exclusivement, chez chaque individu, à cette notion que nous appelons norme. Aucun succès ne peut découler d’une telle poursuite, peu importe à quel point l’on encense pour la recherche et l’atteinte d’un statut de normalité. L’acceptation sociale de la norme comme synonyme de liberté est aussi l’acceptation sociale que la liberté contemporaine n’a de place qu’entre le cadre légal, politique et normatif d’une gérance élitiste. L’énergie motrice par laquelle elle assure sa pérennité est extraite de notre incapacité à répondre en tant qu’individu à tous ces codes simultanément. Puisque l’on ne peut être normaux en tout point, de sérieuses luttes interpersonnelles surgissent des sphères sociales et, les dirigeants profitent de l’énergie engendrée par l’effort que nous dépensons (temps et argent) à vouloir viscéralement l’être. Puisque nous sommes fondamentalement tous différents, l’idée de devenir normal est une ressource inépuisable sur laquelle on pourra éternellement compter et de laquelle on pourra toujours tirer profit, autant monétairement que par l’action de nous transformer en ressource capitalisable et reproductible.
Mobilisés par les horaires, contraints à devoir être normaux pour ne pas être exclus, éduqués à préjuger la surface de l’autre au contraire de juger la valeur entière de l’autre, on affaiblit un grand potentiel d’empathie. La tension est palpable et son nœud réside dans ces fossés divisant de plus en plus les uns et les autres, et entre l’ensemble populaire et l’état. Quel élément peut alors reproduire la cohésion nécessaire à la construction et la préservation des sociétés? Quelle compétence observons-nous dans notre lorsque même un-e élu-e premier ministre prétend bâtir son projet de nation sous la proposition d’une charte de valeurs communes (séculariser la fonction publique, laïciser) qui, dans les faits, est maladroitement discriminante? Une société ne peut devenir une nation si nous la construisons sur les principes de l’exclusion. Le seul lien de cohésion perceptible, outre la langue française, est la mise en vase clos. Un vase étroit, friable et étanche, de chacun d’entre nous. Comment unir ensemble un si grand potentiel de fracture? Comment unir les uns et les autres si la rencontre risque à chaque fois de nous éclater? Comment faire sens des relations interpersonnelles si pour se comprendre il faut à chaque fois se casser? C’est ça la dépression : le chaos individuel nécessaire que traverse et traversera une majorité d’entre nous afin de renouer avec nous-mêmes, ce que nous sommes, ce que nous avons négligé des liens avec notre propre conscience et des liens à créer avec l’autre. La dépression est une maladie sociale d’une société occidentale qui a misé sur la division pour mieux régner. La stratégie n’est pas nouvelle, mais son ampleur contemporaine l’est peut-être.
C’est ainsi que nous proposons un autre concept de la liberté, celui qui suggère simplement d’utiliser l’outil commun que nous possédons tous : nos cerveaux. User de notre potentiel créatif pour mettre en place des systèmes alternatifs du vivre ensemble. Nous devrions entretenir comme principe de base l’encouragement à user de nos capacités à percevoir l’information, les données environnantes, à partir de nos cinq sens et non pas à partir de diktats sociaux. Nous devrions juger chacune des données reçues par le processus de l’apprentissage et de la comparaison, et finalement faire de ce moyen gratuit un outil d’innovation, de progression ou même de transgression. Progresser, réussir par le biais de décisions mûrement réfléchies, parce qu’il est faux de croire que nous n’avons pas le temps de le faire. L’individu qui use de ses capacités cognitives pour prendre le temps de comprendre, d’analyser, d’interpréter les données possèdera la capacité de saisir le contexte dans lequel il vit et donc de déterminer quel est son potentiel parmi celui-ci. Cet individu aura aussi une meilleure chance de comprendre les faits de la vie et d’interagir respectueusement avec tout ce qu’elle offre de matériel et d’immatériel, de vivant et d’inerte. Et il le fera davantage que celui qui aura été durement gardé dans la sphère hermétique de l’ordre et de la loi, qu’elle soit religieuse ou légale.
Tout ce qui ne participe pas à la préservation des étiquettes et des normes sera éventuellement défini comme mauvais, mal, dangereux, risqué, effrayant ou encore à éviter. Ces étiquettes sont données par une élite qui ne nous considère pas et entretenues par la partie inconsciente en nous qui les prendront comme vraies et seront connotées plus fortement via la machine médiatique si chère à notre société. Remise avec force dans la production et la culture de consommation de masse, cette stratégie circulaire est favorable à la société, puisqu’elle assure que toute contre-culture ne pourra librement se diffuser, absorbée aussitôt par l’économie capitaliste. C’est l’incorporation du statu quo pour tous. Dilatée à ses extrémités les plus fantasques, ce qui est considéré contre-culturel sera une nouvelle menace à la société établie et sera instinctivement dénaturé afin d’éviter l’ébranlement. À l’échelle macroscopique, les sociétés entre elles procèdent à la même parade dans l’espoir commun de protéger leur pécuniaire attirance pour le statu quo. D’où le nombre croissant de frontières géopolitiques, de soif de souveraineté, d’indépendance et de nationalisme.
Liberté? Si c’est bel et bien le cas, peut-être serait-il le moment d’aller examiner l’espace vacant dérivant de l’abyssal fossé éloignant nos individualités de notre corps social. Aller voir, parmi tout ce lieu de vide, comment nous pourrions y vivre, peut-être autrement.
Bibliographie
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