C’est la consigne de sécurité que pratiquement toutes les compagnies d’aviation donnent à leurs passagers au décollage d’un avion. Curieusement, la stratégie des États-Unis dans la gestion de la Covid-19 semble suivre cette consigne au pied de la lettre. En avril, la surenchère des masques destinés à d’autres pays et l’interdiction au producteur 3M d’exporter au Canada et ailleurs en témoigne. Et avec le retrait total de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui suit peu après, c’est à se demander si la deuxième étape de la consigne, « aider les autres », suivra la première. De cette comparaison, il faut y voir la politique « America First » du président Donald Trump qui s’impose une fois de plus sur la scène internationale, et viendra-t-elle radicalement changer le visage américain en temps de crise mondiale?
Après bientôt quatre ans de présidence, le désintérêt que porte Donald Trump envers le reste du monde ne surprend plus. Il devient difficile de compter le nombre d’organisations et de traités internationaux desquels les États-Unis se sont retirés depuis 2017 (UNESCO, accord de Paris sur le climat, accord sur le nucléaire iranien, etc.). À cela, s’ajoute leur effort à peine voilé d’entraver le travail des institutions desquelles ils font encore partie : blocage de la nomination de juges à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), absentéisme lors de rencontres internationales sur le climat et dernièrement l’échec de la création d’un communiqué conjoint au G7 par obstination des États-Unis à vouloir désigner le coronavirus comme le « virus chinois »[i].
Pourtant, ce genre de désengagement constitue une rupture fondamentale avec plusieurs décennies de politique étrangère américaine. Jamais une administration – démocrate ou républicaine – n’a osé remettre en cause les vertus stratégiques de l’interventionnisme depuis la Deuxième Guerre mondiale[ii]. Le débat résidait uniquement dans le degré de légitimité à acquérir auprès de la communauté internationale pour justifier une intervention armée. Aux interventions multilatérales appuyées par l’OTAN ou l’ONU dans les années 90 dans les Balkans, ont succédé les invasions rapides et unilatérales de l’Afghanistan et de l’Iraq dans les années 2000, pour ensuite revenir au multilatéralisme dans la gestion du Printemps arabe et les conflits subséquents au Moyen-Orient dans les années 2010.
Outre le côté militaire, le consensus interventionniste américain se traduisait dans la promotion d’une économie mondialisée et inclusive. De Reagan à Obama, les États-Unis ont signé une quinzaine de traités de libre-échange[iii], ont fait accéder la Chine à l’OMC et étaient sur le point d’implanter deux mégas traités régionaux – le Partenariat transpacifique et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement – qui à eux deux réunissaient 90% du PIB mondial[iv], avant que l’arrivée de Trump à la Maison blanche n’empêche leur réalisation.
La participation active des États-Unis dans les institutions multilatérales et dans les conflits régionaux a longtemps été perçue comme un outil essentiel pour la défense de leur intérêt national. Qu’est-ce qui motive ce changement de cap si soudain et que l’on voit s’exacerber avec la gestion de la crise actuelle?
La logique derrière l’isolement
Il serait précipité d’expliquer le revirement de la stratégie internationale américaine sur la simple incompétence présumée du président. Il est vrai que l’extraordinaire volatilité de son équipe – quatre conseillers à la sécurité nationale et deux secrétaires d’État se sont succédés en moins d’un mandat – et sa propension à favoriser son propre instinct plutôt que les conseils de son administration laissent croire que le président peine à élaborer une stratégie cohérente[v]. Malgré tout, le choix de l’isolement n’est pas dénué de sens, mais il répond en partie à des considérations autres que celles géopolitiques.
Dans le cas spécifique de la COVID-19, les critiques virulentes que lance Trump à l’OMS – une organisation multilatérale – sont d’abord un excellent moyen pour lui de s’affranchir de toute responsabilité en cas d’aggravation de la situation[vi], selon Victor Bardou-Bourgeois, chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis dans une entrevue avec L’Esprit libre. Le président sous-estimait encore la gravité de la crise quand plusieurs pays d’Europe étaient déjà durement affectés. Talonné sur la question par des journalistes une fois que le virus eut frappé les États-Unis, il accusa la lenteur de l’OMS à déclarer l’urgence de santé mondiale pour justifier sa propre réponse. Si la crise n’avait pas été prise au sérieux assez rapidement, ce n’était pas la faute de son insouciance, mais celle d’une organisation qui « travaille pour la Chine »[vii].
D’un regard plus général, M. Bardou-Bourgeois affirme que « l’abandon de l’interventionnisme et du multilatéralisme est […] guidé par des impératifs domestiques et électoraux »[viii]. Ainsi, l’intérêt national derrière « America first » semble être en fait l’intérêt du président, qui donne l’impression de ne chercher qu’à assurer sa réélection en 2020. Le directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface partage ce point de vue. Dans ses capsules Comprendre le monde, il explique qu’à travers le saccage des institutions internationales, Donald Trump s’adresse plus à sa propre population qu’à la communauté internationale. M. Boniface précise que les « électeurs [et électrices] détestent les institutions internationales [parce qu’ils·elles] ont le sentiment qu’elles viennent entraver la souveraineté américaine »[ix].
D’une certaine façon, elles et ils ont raison sur ce point, mais c’est la nature même du concept de multilatéralisme : concéder une partie de sa souveraineté pour mieux traiter les problématiques vécues par les autres États[x], comme les changements climatiques, le terrorisme et, évidemment, les pandémies. Pourquoi alors cette perception si négative des institutions internationales ?
Entre multilatéralisme et mondialisation
Puisque la perception du déclin de la puissance américaine pèse lourd sur la conscience de plusieurs aux États-Unis, Donald Trump a misé sur la promesse de restaurer cette puissance dans sa campagne électorale en 2016. Pour ce faire, il fallait identifier la cause de ce déclin. Outre « l’État profond », la cible choisie fut le multilatéralisme – ou la mondialisation, qui sont utilisés pratiquement comme synonymes. La réalité est qu’il n’a pas totalement tort.
L’idée de déclin de la puissance américaine peut se traduire par la montée en puissance du reste du monde. Le mot déclin fait uniquement référence à l’écart réduit entre les États-Unis et les autres pays, avec la Chine en tête de troupeau. De 40% en 1960, la part du PIB américain dans le monde n’est qu’à 22% en 2016[xi]. Cette réduction d’écart a été permise en très grande partie grâce à l’établissement d’un ordre mondial multilatéral et libéral, un projet continuellement mis de l’avant par les États-Unis, on s’en souvient, durant plus de 70 ans.
Avec la mondialisation de l’économie, les grandes entreprises américaines peuvent réduire leurs coûts de production en exportant leurs activités dans les pays en développement. Cela grâce à leur main-d’œuvre abondante et abordable, l’absence de normes contraignantes et des taxes plus faibles, voire inexistantes. Résultat, la main d’œuvre aux États-Unis ne rivalise pas et le secteur manufacturier a perdu le tiers de ses effectifs entre 2000 et 2010[xii]. À noter que la Chine intègre l’OMC en 2001 et s’élève au deuxième rang des économies mondiales en 2010[xiii]. Une corrélation qui n’est pas une coïncidence. C’est là que le bât blesse. Dans une discussion avec L’Esprit libre, Vincent Fauque, professeur en sciences historiques de l’Université Laval, explique que le projet de création d’une « économie mondiale ouverte » aurait joué « un vilain tour à la puissance américaine », qui l’avait conçue pour assurer le maintien de sa suprématie économique, et non pour la réduire. Or, une fois qu’un pays comme la Chine « joue le jeu, [il] remet en cause la prééminence américaine »[xiv]. De par la taille de son économie – et de son infrastructure militaire – toujours croissante.
Lorsque la pire crise financière depuis 1929 secoue les États-Unis et le monde entier en 2008, une prise de conscience s’amorce. D’un côté, les décideurs américains se rendent compte que la Chine constitue une menace à leur suprématie; l’interdépendance économique dérange une grande partie de la classe politique qui critique le déficit commercial important qui s’est installé entre les deux pays. Aussi, les changements structurels – démocratisation de son système politique et alignement avec les valeurs « universelles » de droits humains et de libertés individuelles – qui étaient anticipés en Chine alors que le pays s’ouvrait au capitalisme dans les années 80 ne sont finalement pas au rendez-vous.
Du côté de la population américaine, une remise en question des vertus de la mondialisation jaillit parmi les deux côtés du spectre politique. À droite, une classe ouvrière dépossédée qui a l’impression de se faire voler ses emplois ; à gauche, des écologistes qui voient dans l’augmentation des échanges commerciaux un accroissement de la pollution et des défenseurs·euses des droits humains qui voient dans la délocalisation des entreprises une forme de néocolonialisme économique[xv]. On constate aussi que les fruits du projet d’économie mondiale ouverte n’auront pas profité à tous et à toutes puisque la répartition de la richesse est de plus en plus inégalitaire. Finalement, les aventures militaires interminables deviennent un fardeau économique et humanitaire de moins en moins justifiable. Mais la gauche et la droite ne s’unissent pas pour autant et il faut ici bien séparer les concepts de multilatéralisme, lequel désigne un mode d’organisation des relations entre pays, et de mondialisation, lequel porte sur un processus de construction d’un système international[xvi].
À gauche, la notion de citoyenneté mondiale se substitue aux logiques nationalistes. On conçoit le monde comme une grande famille où tout est interrelié : les problèmes des uns sont les problèmes des autres. Le multilatéralisme, en tant que processus impliquant le plus grand nombre d’acteurs dans la recherche de solutions aux problèmes communs, apparaît comme essentiel. La critique de la gauche à l’endroit du multilatéralisme réside ici dans la lenteur et l’insuffisance du processus, non dans sa nature. Les manifestations durant les négociations menant à l’Accord de Paris en ont donné un bon exemple.
À droite, le multilatéralisme est perçu comme une contrainte. Devant les menaces à la sécurité nationale, le droit international restreint la marge de manœuvre américaine dans l’exercice de sa politique étrangère. L’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, par exemple, limitait les sanctions économiques imposées par les États-Unis[xvii] pour faire pression sur le régime qu’ils souhaitent voir tomber depuis 1979. Empreint d’un sentiment nationaliste fort, tout ce qui implique un compromis avec d’autres nations agit comme une pression illégitime sur le libre arbitre, comme le font les cibles de réductions d’émission de CO2 de l’Accord de Paris. Le destin des États-Unis doit se décider par et pour des Américains·es uniquement, sans subir l’influence de forces extérieure et sans considération des problèmes d’autrui – une idée sur laquelle Trump s’est appuyé pour mettre de l’avant son America First. On reproche aussi au multilatéralisme de drainer des fonds publics qui ne devraient être utilisés qu’à l’intention du peuple américain. OTAN, ONU, OMC, OMS et l’aide humanitaire en général ne servent pas, selon leur point de vue, l’intérêt national et les ressources qui leur sont octroyées devraient servir à régler les problèmes internes. Donc, pour la droite, le multilatéralisme s’ajoute à la mondialisation pour alimenter le sentiment de frustration envers les élites politiques et économiques – soit le fameux « establishment ».
En somme, alors que des partisans de la droite et de la gauche s’entendent sur le fait que la mondialisation a jusqu’ici été néfaste pour la société américaine; ce sont les causes et les conséquences identifiées qui divergent d’un côté à l’autre du spectre politique. Or, lors des élections présidentielles de 2016, c’est la voix de l’anti-mondialisme nationaliste – la droite – qui l’emporte. Donald Trump a le champ libre pour mener sa guerre contre la mondialisation et le multilatéralisme.
D’ailleurs, le président n’est pas seul à critiquer les institutions multilatérales, le cas du Brexit parle par lui-même, et ses attaques ne sont pas complètement infondées. Si elles sont perçues comme un frein à la souveraineté dans les pays riches comme les États-Unis, on les critique d’être à la solde des grandes puissances dans pays « faibles ». Investie de la mission d’assurer le maintien de la paix dans le monde, l’ONU s’est fréquemment montrée trop lente, voire absente de plusieurs crises humanitaires et conflits armés. Les négociations à l’OMC sont en dormance depuis 2001 et, pour la deuxième fois en moins de 5 ans, l’OMS a réagi beaucoup trop lentement à l’éclosion d’un virus contagieux. De plus, la COVID-19 expose de façon évidente les risques liés au flux démesuré de personnes et de marchandise entre les pays, que la mondialisation a engendrés. D’autant plus que les bienfaits que cette pause forcée apporte à l’environnement ont été instantanés, en ce qui a trait à la qualité de l’air du moins.
Certes, les excès de la mondialisation auront causé des dommages sociaux, environnementaux et économiques importants, mais comment adresser ces problèmes qui touchent le monde entier, sans impliquer tous les acteurs qui le composent? Comment assurer la coordination avec les États, les entreprises transnationales et les organisations non-gouvernementales si ce n’est par le biais de forums où chacun peut s’exprimer et faire valoir ses idées (ou intérêts). Ces forums, si imparfaits soient-ils, sont incarnés par les institutions multilatérales.
À l’image des situations de crises peuvent pousser les individus à agir de façon à favoriser leur propre intérêt sans considération du bien commun, pour la politique « America first », la pandémie de la COVID-19 constitue une aubaine. L’occasion est idéale pour justifier et accentuer le retrait de la présence américaine sur la scène internationale et satisfaire ses électeurs. Cette attitude respecte le principe de la consigne de sécurité en avion – de penser à soi-même avant de penser aux autres – et prend d’autant plus de légitimité aux yeux de la population dans un contexte de crise mondiale. D’autant plus que, comme le rappelle Pascal Boniface dans L’Année stratégique 2020, si la situation « peut apparaître comme une rupture […], ce sont davantage les soixante-dix dernières années qui apparaissent comme une exception, les États-Unis ayant une tradition isolationniste »[xviii]. Le slogan même d’« America First » fait écho à une organisation sociale nationale dans les années 40 qui s’opposait à l’intervention des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale. Donald Trump n’a rien inventé avec sa posture isolationniste et unilatéraliste, car elle est en fin de compte inscrite dans l’ADN du pays.
Mais le monde pré-Guerre mondiale n’est pas celui d’aujourd’hui. L’interconnexion tout azimut est une réalité qu’aucun discours nationaliste ne peut altérer. Avec ou sans l’engagement des États-Unis, les crises climatiques, économique ou sanitaires n’épargnent personne. De Clinton à Obama, les États-Unis se targuaient d’être la “nation indispensable” pour assurer la paix et la sécurité dans le monde[xix]. La politique “America First” de Donald Trump a abandonné cette idée. Elle donne un coup dur au multilatéralisme, dans un contexte où celui-ci devient plus que jamais utile. La question est de savoir jusqu’à quel point les États-Unis se retireront de la scène internationale à l’issue de cette pandémie et si le multilatéralisme peut survivre à l’absence de la plus grande puissance mondiale.
[iv] Daniel S. Hamilton, « America’s Mega-Regional Trade Diplomacy: Comparing TPP and TTIP », The International Spectator, vol. 49, no 1, 2014 : 81-97. doi.org/10.1080/03932729.2014.877223.
[vi] Victor Bardou-Bourgeois, propos recueillis par Frédéric Aubé le 29 avril 2020.
[vii] Golden State Times, « THE WHO WORKS FOR CHINA: Trump says MAJOR Investigation Underway on the World Health Organization », Youtube, 2:55, 29 avril 2020. https://www.youtube.com/watch?v=la5r6wTpWZQ.
[viii] Victor Bardou-Bourgeois, propos recueillis par Frédéric Aubé le 29 avril 2020.
À l’ère du progrès sanitaire, il n’a fallu qu’un virus grippal de la ville chinoise de Wuhan pour que vacille la civilisation libérale, vieille d’au moins 400 ans. Les deux principales institutions qui donnent sa stabilité au libéralisme, le droit et le marché, ont été mises sur respirateur artificiel. Et il n’est absolument pas certain qu’une fois la crise passée, le vent libéral balaie du même souffle qu’auparavant le monde occidental. La COVID-19 vient bouleverser un rapport au monde érigé par un Occident qui pensait avoir évacué la moralité du champ politique.
La formation historique de l’unité libérale
Pour saisir la nature ce que l’année 2020 a vu se désarticuler, le rappel historique des racines de la civilisation libérale est nécessaire. La longue trajectoire qui a permis d’instaurer les institutions libérales nous éclaire, par contraste, sur le choc produit par la pandémie sur les sociétés qui ont adopté le modèle libéral. Tout d’abord, cette civilisation naquit, à la sortie du Moyen-Âge, des guerres de religions européennes. C’est un point fondamental, puisque c’est en réponse à cette situation que l’État moderne du XVIe siècle mit en place des dispositifs politico-juridiques pour pacifier la société. Le schisme entre catholicisme et protestantisme avait rompu l’équilibre si durement trouvé par l’Occident quant au « problème théologico-politique » si bien décrit par le philosophe Pierre Manent[i]. Selon cet équilibre, l’Église, mère de l’unité chrétienne, façonnait les esprits, tandis que la monarchie, en organisant la vie sociale des divers royaumes européens, prenait en charge le pouvoir terrestre, qui est le champ proprement politique. Le compromis théologico-politique n’était possible qu’à condition que soit assurée l’unité religieuse. Et sans compromis, sans entente sur la morale religieuse globale, ce système devenait intenable.
Comme le précise le critique du libéralisme Jean-Claude Michéa, ce sont les acteurs centraux des États européens de l’époque, les « politiques », qui, à partir de cette conjoncture, poseront les fondements matériels du libéralisme[ii]. C’est dans l’objectif de trouver une nouvelle unité civilisationnelle que le libéralisme se présentera comme une nécessité historique. Le problème central qui occupe l’esprit des politiques en est un pratique : dans un contexte de morcellement des référents religieux, l’imposition d’une morale collective devient source de discorde dégénérant potentiellement en guerre civile ou interétatique. Il devient donc primordial de construire un appareil institutionnel qui empêche quiconque d’imposer sa moralité aux individus, principalement via l’État. Le droit, se restreignant à la protection des droits et libertés des personnes, devient alors l’institution cohérente d’une certaine Europe qui ne veut plus se définir moralement par les voies politiques.
Évincer la morale de l’action collective constitue le moteur fondamental du libéralisme. Cynique, le libéralisme croit les sociétés modernes incapables de s’organiser moralement par le haut, par l’intermédiaire de l’autorité, sans commettre le mal. Dans cette perspective, c’est l’égo individuel qui vient structurer les forces organisant la société. C’est de cette façon que se référer à la neutralité du droit pour y défendre les droits individuels devient le socle des sociétés libérales. La préservation des individus est son assise.
Mais les droits des gens ne s’équilibrent pas naturellement entre eux. Ils se font compétition, et c’est là le problème pratique rencontré par la logique d’une extension des droits. Le tribunal devient cette institution qui, dans un fin jeu d’équilibrage, octroie des droits et immunités au détriment de ces mêmes droits et immunités pour d’autres individus ou groupes[iii]. Neutre, le tribunal suit la cadence de cette dynamique conflictuelle. Et rapidement, la guerre sociale tant redoutée par les politiques a tout le potentiel de se reproduire sous la forme d’un affrontement des droits multiples[iv]. Comment alors pacifier la société sans réintroduire politiquement la morale publique? Comment empêcher l’affrontement sans retomber dans les travers qui en premier lieu ont fait naître le libéralisme?
Historiquement, le projet libéral a trouvé une voie de sortie dans cette institution politiquement neutre qu’est le marché. L’économiste Friedrich Hayek a très bien su saisir l’essence de cette institution prisée par le libéralisme. Le marché est une « cattalaxie », selon le terme grec cattalaxia, qui signifie « rendre ami » par l’échange. Le marché, comme « cattalaxie », est un ordre social spontané dont l’organisation dépend d’un ajustement mutuel des acteurs qui y participent[v]. Contrairement à tout acte de commandement d’une institution politique, le marché n’impose aucune morale par le haut. Dans un marché, aucun individu ou groupe, en principe, ne décide des comportements collectifs qui sont adéquats. La morale, en constante dynamique, y émerge plutôt des multiples interactions des acteurs du marché. Elle s’autorégule.
C’est le lieu idéal pour un système qui veut à la fois éviter la guerre entre tous et toutes, et en même temps éviter de produire une morale publique par la voie des institutions politiques. C’est ainsi que le droit « sous-traite » — l’expression est de Michéa — la morale au marché. On peut ainsi résumer le libéralisme à la formule suivante : « […] le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et le Marché le contenu […] »[vi]. Il s’agit d’un acte civilisationnel qui vient neutraliser la morale publique.
La pandémie : un choc pour l’unité du libéralisme
Au contraire de ce qu’impose le libéralisme, la COVID-19 structure une crise planétaire qui neutralise le droit et le marché. Il s’agit a priori d’une neutralisation temporaire dans un contexte d’urgence. Le marché, de son côté, a démontré à maintes reprises durant l’histoire du capitalisme sa capacité à se réinventer, à prendre des formes nouvelles lorsqu’il subit un choc. Le dynamisme du capital le porte à s’accommoder d’une pluralité de contextes. La relation passive-agressive qu’il entretient avec l’État-providence en est l’exemple flagrant. Le marché capitaliste a également su se relever de bouleversements majeurs comme le krach de 1929 et la crise financière de 2007-2008. Le capital a aussi cette capacité à se dégager de nouveaux pôles d’accumulation lorsqu’il décline dans certains secteurs ou qu’il y a atteint le maximum de son potentiel de croissance[vii]. Ne proclamons pas de facto une crise assurément structurelle et permanente du libéralisme.
D’un autre côté, le choc produit par la pandémie est sans commune mesure. Aucune crise précédemment traversée par le libéralisme ne permet de jauger adéquatement ce qui assaille actuellement nos sociétés. De façon à saisir la singulière ampleur de cette crise, l’intellectuel libéral et avocat Nicolas Baverez fait le constat d’un triple choc : sanitaire, économique et financier. Pour lui, c’est un peu comme si nous devions faire face à un « […] mélange de la grippe espagnole de 1918 […], du krach de 1929 et […] de l’effondrement du crédit de 2008 »[viii]. Le libéralisme a beau avoir un sens inné pour l’adaptation, il existe un certain point de rupture à partir duquel il n’est plus possible de maintenir sa forme traditionnelle grâce à la suprématie du droit et du marché. Dans un passé rapproché, le libéralisme s’est effectivement effondré. La jonction de la première guerre mondiale et de la crise économique de 1929 a eu raison de lui. Le libéralisme n’a pu se refaire une santé qu’après la Deuxième Guerre mondiale, au prix d’une alliance contre-nature avec l’État-providence moderne qui impose son pouvoir moral sur des strates importantes de la société civile.
Et la question du caractère exceptionnel de l’urgence sanitaire pose problème. L’« exception » n’a de valeur que dans un espace-temps circonscrit. À partir du moment où c’est l’humanité entière qui est touchée et que la crise se prolonge, le caractère exceptionnel de la situation perd justement de son « exceptionnalité ». La science politique et l’histoire nous enseignent à cet égard une leçon importante : les crises historiques structurent des séquences institutionnelles dans lesquelles il est difficile de ne pas s’empêtrer une fois que lesdites séquences sont enclenchées. Peu importe les intentions de l’État et autres acteurs centraux d’un système institutionnel, plus une voie institutionnelle est empruntée, plus grands sont les incitatifs pour continuer à agir dans ce sens, et plus cher est le coût à payer pour agir autrement. Il s’agit d’un véritable engrenage dans lequel la main se coince. C’est là la fameuse notion de la « dépendance au sentier » (path dependancy)[ix]. Plus nos sociétés emprunteront une trajectoire hors du droit et du marché, plus il sera difficile d’assumer le projet civilisationnel du libéralisme de neutralisation morale.
Tout est donc une question de timing. Afin d’imager cette trajectoire hors du libéralisme que nous impose la pandémie, l’ingénieur et analyste américain Tomas Pueyo utilisait dès les débuts de la crise les métaphores de « marteau » et de « danse »[x]. Le « marteau » consiste en cette stratégie de choc contre le coronavirus qui vise à aplanir la fameuse courbe de progression de la propagation de la COVID-19. La majorité des États développés, excepté certains comme la Suède ou la Corée du Sud, ont opté pour le confinement généralisé des populations. De la durée et de la dureté de ce confinement dépend la viabilité à court et moyen terme du libéralisme. La deuxième phase, la « danse » avec le virus, correspond au juste degré de déconfinement compatible avec le ralentissement épidémiologique voulu. Cette phase est nettement plus longue et perverse, puisque la ligne de démarcation entre état d’urgence et vie normale en société civile devient poreuse. Les peuples enclenchent alors une valse macabre avec la mort, un pas devant, un pas derrière, qui, chaque jour, enfonce un peu plus les sociétés libérales dans un chemin obscur où l’incertitude est la norme. Au moment d’écrire ces lignes, les populations occidentales se déconfinent lentement d’une première vague de la pandémie.
L’impuissance du droit
Le « marteau » a ainsi imposé le confinement à la moitié de l’humanité[xi]. En prenant le contrôle total de l’espace public devenu interdit, les États du monde entier ont transformé objectivement les sociétés en tyrannies. L’interdiction d’occuper l’espace public ne concerne pas que l’organisation politique de la Cité, mais bien les activités socio-économiques du quotidien qui permettent aux gens de se préserver, bref, de vivre. C’est que le fléau subi et anticipé est tel qu’il rend logique cette drôle de moralité publique qui dicte comme bonne façon de vivre le fait de lutter contre soi. Lorsque la camarde rôde, on retient son souffle.
Cette volonté de toute puissance paternelle évoque une forme de gouvernement que le libéralisme a toujours cherché à annihiler. Dans l’Angleterre du XVIIe siècle aux prises avec la guerre civile, l’un des premiers auteurs libéraux à faire de la préservation individuelle le socle de sa pensée politique, Thomas Hobbes, trouva une solution anti-libérale au problème de l’affrontement des moralités multiples. Pour Hobbes, l’intuition libérale de sauvegarde de la vie des gens était destinée à se nier elle-même si elle voulait atteindre son objectif d’assurer la sécurité individuelle. En fait, cette intuition libérale ne parviendrait jamais à concrètement protéger les gens si son modèle, qui se restreint aux droits individuels, entrave les institutions publiques dans leurs capacités à faire régner l’ordre, seule garantie pour la sécurité individuelle et collective. Dans ces conditions (libérales), il ne peut exister de préservation individuelle concrète. Hobbes était d’avis que la seule façon de neutraliser les morales particulières qui s’affrontent était de fonder un pôle de puissance si immense qu’il neutralise les capacités d’action de toute forme de prétention morale extérieure à ce pôle de puissance. Cette exigence d’un pouvoir absolu est à trouver dans l’État souverain, qui ne saurait supporter de limites à son champ d’action ni être remis en question[xii]. Hobbes voulait ainsi vider la moralité publique de sa substance en la soumettant à la froide domination de la loi. C’est ici la puissance de l’État qui vient neutraliser toute prétention à la moralité publique, plutôt que strictement le droit et le marché, comme le préconise le libéralisme.
La pandémie n’est évidemment pas une guerre civile, mais elle constitue un mal qui nécessite une réponse rapide, unidirectionnelle, coercitive et mesurée dans sa brutalité. La gestion de crise peut très difficilement s’accommoder d’une trop grande compétition quant à savoir ce qui constitue la juste prise en charge de la population. Dans ce contexte, le droit se résume, pour reprendre l’expression du juriste John Austin, à un « acte de commandement »[xiii]. Ce qui pose la loi et fait de l’individu un sujet du droit se limite alors à ce qui est proclamé par l’État, ni plus ni moins. L’écrit s’impose aux personnes sous la menace de peines si ce qu’il prescrit n’est pas respecté.
Cette façon de concevoir et d’appliquer la loi fait violence à la façon dont le libéralisme conçoit le droit. Une société libérale bien réglée ne se contente pas d’actes de commandements dictés par le pouvoir. Ces exhortations écrites ne constituent, comme l’exprime le philosophe du droit Herbert Hart, que les « règles primaires » du droit, cet aspect externe du droit qui pose des effets de contrainte sur les populations[xiv]. Mais au-delà de ce commandement de la loi, il existe au sein du droit des « règles secondaires » qui s’intéressent à la juste configuration des règles primaires, à leur application adéquate, à leur intégration dans un système juridique cohérent et aux façons dont ces règles peuvent être modifiées. Les « règles secondaires », partie interne du droit que les peuples intériorisent comme pratique légitime du vivre-ensemble, encadrent toute décision législative. Ces règles secondaires forment le socle de toute constitution et de toute jurisprudence.
Durant la crise sanitaire, le libéralisme doit faire face à une grande contradiction. Ce pilier fondamental du droit, qui transforme l’acte de commandement en loi, est censé protéger la vie des gens, surtout contre le pouvoir arbitraire de l’État. Or, dans un contexte où une pandémie nous assaille, il fait l’inverse de son objectif de préservation de l’individu, puisqu’il nuit aux capacités d’action rapide de l’État. Et chaque fois que l’acte de commandement de l’État est contraint ou ralenti dans son application, c’est une voie d’opportunité pour que le virus se propage. C’est là une belle contradiction. L’acte de commandement nie à l’individu son statut de sujet autonome. Mais en agissant de la sorte, il le protège.
Le même type de contradiction s’impose à un autre des principes fondamentaux du droit libéral : les droits de la personne[xv]. Cet étrange moment d’histoire vient mettre le libéralisme dans une position délicate. S’il veut préserver la vie des êtres humains, il doit tout faire pour que ces droits n’entravent en rien la gouverne de l’État. La libre auto-organisation de la société civile transforme les droits de la personne en armes bactériologiques, elle en fait les bras de la faucheuse. Le libéralisme se voit dans l’obligation de se suspendre juridiquement.
L’acte de commandement, d’un pays à l’autre
Au début de cette crise, toute forme d’application d’idéologie des droits de la personne s’est montrée impuissante, voire dangereuse en contexte de pandémie. En fait état, par exemple, l’acharnement avec lequel l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tenté de maintenir le principe de libre circulation des personnes. Dans les premières semaines de la crise sanitaire, l’OMS agissait comme si le monde continuait de suivre la valse radieuse de l’humanitaire libéral. Reprenant les recommandations de l’appareil central du Parti communiste chinois (PCC), l’OMS a, durant des semaines, déconseillé aux États de restreindre les flux migratoires en provenance d’Asie. Pendant que les États occidentaux continuaient d’agir selon les paramètres ordinaires du libéralisme, le coronavirus se disséminait de façon fulgurante, passant d’épidémie à pandémie[xvi].
Les États représentatifs occidentaux qui, initialement, ont réagi le plus promptement à l’encontre du droit libéral sont ceux qui avaient à leur tête des gouvernements qui n’étaient pas particulièrement attachés au libéralisme politique classique. Les circonstances rendaient pragmatiques des décisions autrement jugées odieuses. Le 11 mars 2020, le président américain Donald Trump bloquait unilatéralement toute immigration en provenance d’Europe, après qu’il l’eut fait plus tôt pour l’immigration en provenance de Chine[xvii]. De son côté, le premier ministre canadien Justin Trudeau a gaspillé des journées critiques à tergiverser selon ses œillères libérales. Cette inaction força François Legault à envoyer des forces policières sécuriser l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau, outrepassant par le fait même ses champs de compétences provinciaux[xviii].
Mais le libéralisme s’est finalement adapté, défigurant de la sorte son projet civilisationnel. Ce qui aurait été une hérésie il y a peu a été poussé à son maximum, de sorte que les territoires nationaux, les quartiers, les rues, l’enceinte de la sphère privée ont été interdites à la circulation normale des populations. La chape de plombs d’une certaine morale publique a posé son voile sur la vie des gens. Et voilà Justin Trudeau, que The Economist qualifiait il y a peu de l’un des « derniers libéraux »[xix] au monde, qui refuse la réouverture de la frontière canado-américaine au « populiste » et autoritaire Donald Trump[xx].
L’acte de commandement par lequel le droit libéral est bafoué passe par une suprématie du pouvoir exécutif qui agit par décrets. À mesure que se disséminait le coronavirus, l’exécutif de la majorité des gouvernements du monde étalait sa sphère d’action, jusqu’à englober la quasi-totalité du processus décisionnel par lequel l’État actualise sa puissance sur la société. Sa forme ultime est le confinement policier. L’État autoritaire semble le plus à même de prendre en charge cette tâche ingrate. Si la norme chez les États occidentaux est de distribuer aux gens des amendes dissuasives très élevées et de mettre en accusation pénale certains comportements jugés dangereux, le modèle d’un État autoritaire ne s’exclut aucune limite pour abattre la menace. L’individu devient un objet dans la trajectoire de l’acte de commandement. Le président des Philippines Rodrigo Duterte fut explicite. S’adressant aux forces policières du pays et à l’armée, il leur ordonnait dès avril « d’abattre » toute personne ne respectant pas les règles de confinement et de contrôle social. À l’endroit des récalcitrant∙e∙s, il s’élança : « Je vous enverrai au cimetière… N’essayez pas de défier le gouvernement. »[xxi]
C’est là l’exemple extrême d’une excroissance du pouvoir exécutif et de tout l’arsenal policier qui l’accompagne. Mais nul besoin de se plonger dans l’observation d’une dictature assumée pour prendre acte d’un tel phénomène. Plus près de ce que l’on est habitué d’observer en Occident, les régimes représentatifs dit « ilibéraux »[xxii] d’Europe de l’Est, comme en Hongrie ou en Pologne, accusent une radicalisation d’un pouvoir autoritaire qui fait sortir ces régimes du cadre parlementaire. En Hongrie, le parlement a ratifié une « loi coronavirus » qui décrète l’état d’urgence dans tout le pays et octroie les pleins pouvoirs au premier ministre Viktor Orban et ce, sans limite de temps. Le seul moyen pour qu’Orban perde son statut de chef suprême de l’État est que le parlement entièrement acquis à son parti, le Fidesz, lui retire ce statut spécial[xxiii]. Comme nous le savons, les démocraties représentatives, elles non plus, n’en sont pas sorties indemnes. La pandémie de COVID-19 a forcé la suspension du travail parlementaire de la majorité des pays du monde, durant des semaines, voire des mois. Tout fut mis en place pour que le pouvoir exécutif ait le champ libre dans sa capacité à imposer ses actes de commandement.
À l’heure du déconfinement des populations, l’urgence de la relance économique offre de nouvelles justifications pour une extension du pouvoir exécutif en contexte démocratique. Au Québec, la CAQ en fait la parfaite démonstration avec son projet de loi 61. Avant que l’adoption du projet de loi ne soit reléguée à l’automne 2020, la loi proposée visait à donner, durant deux ans, des pouvoirs d’exception au premier ministre François Legault, qui permettent au pouvoir exécutif de contourner des lois de l’Assemblée nationale ou de ne pas la consulter, de remodeler les relations contractuelles qui lient certaines entreprises à l’État québécois et de doter le gouvernement d’un pouvoir d’expropriation[xxiv].
La crise produit donc mécaniquement des modèles de gouverne étatique en rupture avec ce que préconise le libéralisme. Au moment où la pandémie atteignait les portes de l’Occident, l’État chinois se prétendait le modèle d’un État fort bien huilé qui est capable de réagir efficacement face à un fléau qui n’a que faire de la douce discussion libérale berçant la modernité occidentale. Contrairement au capitalisme libéral, la Chine assume, comme le précisait récemment l’économiste Branko Milanovic, un « capitalisme politique » entièrement inféodé à son État central[xxv]. Ce système est le fruit d’un Parti communiste chinois (PCC) qui a écrasé toute forme d’opposition sociale et idéologique à la domination de l’État lors de la récente révolution culturelle et économique. Le capitalisme chinois, qui vise l’exportation de son modèle, se distingue par deux aspects lorsque comparé au capitalisme libéral. Dans un premier temps, la croissance économique est entièrement prise en charge par une bureaucratie centrale qui encadre les acteurs du marché selon une planification de l’économie. Dans un deuxième temps, la loi, en pleine contravention du droit libéral, s’applique arbitrairement selon les volontés du PCC.
Avant même que l’histoire n’exige des sociétés l’urgence sanitaire, le peuple chinois était donc déjà habitué de fonctionner au pas d’un État qui impose ses actes de commandements en vue d’une juste moralité publique. La propagande chinoise n’a pas tardé, dès janvier, à faire montre de son tour de force contre la pandémie, tandis que l’Occident hésitera un moment avant d’imposer le « marteau » : isolation rapide par l’armée de la ville de Wuhan, confinement généralisé de la province de Hubei, couvre-feu, construction d’immenses hôpitaux, dont l’un supposément en dix jours, érection de murs en béton autour de résidences et de quartiers accusant d’importants foyers d’éclosion du virus, occupation des villes par l’armée, fermeture des aéroports[xxvi]. En prenant pour acquis la validité des données chinoises quant à la comptabilisation de leurs victimes de COVID-19, la Chine offre un portrait reluisant de la situation lorsque comparé à des pays occidentaux comme l’Italie ou les États-Unis où l’épidémie a dégénéré. Durant les mois de mars et avril, au pic de la propagation en Occident, le gouvernement chinois, qui assurait avoir maîtrisé la situation, accusait l’Occident d’être la source d’une importation de nouveaux cas de COVID-19[xxvii], puisque considérée incapable avec ses mœurs libérales d’endiguer le fléau[xxviii].
En Occident, il est facile de ne pas se rendre compte de la nature de cet acte de commandement qui s’est imposé. Le consentement consensuel quant aux justifications sanitaires de cette affirmation autoritaire d’une moralité publique renforce cette illusion. Dans les démocraties occidentales, l’épaisseur de ce voile se mesure à l’ampleur des taux d’approbation à l’endroit des gouvernements. Pourtant, du moment où il est perçu que l’État n’agit pas simplement pour de justes raisons de santé publique, et que l’imposition d’une façon de vivre n’est plus en phase avec ce qu’une masse critique de la population est prête à assumer, le calme plat du confinement se trouve assaillit d’importantes magnitudes.
Les États-Unis constituent probablement l’exemple type d’un pays démocratique où l’urgence sanitaire a pris l’apparence d’un pur acte de commandement qui dépasse ses prérogatives de santé publique. La polarisation de l’espace public étatsunien et son tribalisme politique sont tels[xxix] que l’imposition du confinement y a pris les allures d’une continuation brutale de la politique partisane. Durant la crise, le New York Times faisait le constat que l’affirmation des mesures de contrôle social avait pour effet une dégénérescence de la guerre culturelle sévissant entre progressistes (liberals) et conservateurs[xxx].
Dans certains États sous contrôle du Parti républicain, comme le Texas, l’Ohio ou l’Alabama, l’urgence sanitaire a été l’occasion d’exclure l’avortement de la liste des services médicaux essentiels et d’en criminaliser la pratique. La mécanique électorale fut également repensée sans consultation publique, en vue d’adopter le vote électronique. À l’opposé, lorsque les tenants du conservatisme subissaient l’urgence sanitaire, les mesures de contrôle social furent perçues comme la consécration d’un « État profond » qui bafoue les libertés civiles. Ainsi en fut-il de la liberté de conscience face à la fermeture d’églises, de la liberté d’entreprendre face à l’arrêt de l’économie ou du deuxième amendement de la constitution américaine (le droit de porter des armes) face à la décision de certains États comme celui de New York de ne pas considérer les magasins d’armement comme services essentiels. Dès le 17 avril, le président Donald Trump appelait la population, dans une forme de proto guerre civile, à « libérer » les États, la plupart gouvernés par des démocrates, où les mesures de confinement furent les plus strictes[xxxi]. Durant des semaines, des manifestations anti-confinement se sont multipliées. Le 30 avril, des hommes armés de fusils d’assauts, qualifiés par Trump de « très bonnes personnes », entraient dans le capitole de l’État du Michigan afin de faire pression sur les élue∙es[xxxii]. Cette hostilité à l’endroit de l’autoritarisme sanitaire peut potentiellement s’actualiser dans maintes sphères des sociétés en cause. Par exemple, suite au meurtre policier de George Floyd, il n’est pas difficile de s’imaginer l’indignation massive qui découlerait d’une décision des États de réprimer, sous couvert de raisons de santé publique, les manifestations antiracistes qui déferlent sur l’Occident.
Du commandement à la prise en charge sanitaire
Bien évidemment, le « marteau » concerne un espace-temps circonscrit. Le pari des sociétés libérales est qu’une fois l’exceptionnalité de l’urgence sanitaire assumée, un juste retour au droit libéral est possible. À cet égard, ce sera probablement du cas par cas, et tout dépendra des capacités de chaque société à faire rentrer dans sa bouteille le génie du pouvoir exécutif. Mais cette hypothèse reste aveugle sur un point crucial. Contrairement à son moment d’instauration, l’urgence sanitaire ne s’arrête pas du jour au lendemain par décrets. La forme qu’elle revêt suit plutôt la tendance de dissémination du virus. C’est là la « danse » avec le virus, moment où les sociétés tentent de lentement désactualiser la puissance d’un pouvoir exécutif devenu global. En déconfinant l’économie et les autres relations sociales, l’urgence sanitaire passe d’un acte de commandement explicite, et donc visible, à une dissémination subtile de la moralité publique à l’intérieur de la société civile. C’est là un aspect important qui vient mettre à mal le libéralisme qui croyait justement faire l’économie de la morale par le droit. Une forme de biopolitique[xxxiii], dictée par les spécialistes de la santé publique, s’instaure et vient modeler le corps dans ses actes et l’esprit dans ses épanchements. Pour que la bonne hygiène publique s’affirme, toute personne citoyenne devient une reproduction microscopique du pouvoir exécutif bienveillant. La norme est alors à la rectitude morale et à la délation.
Encore une fois, c’est la Chine qui montre la voie à suivre. Depuis plusieurs années, le PCC a instauré un « crédit social » qui permet à la salubrité morale d’organiser l’activité sociale des gens. Semblable à un épisode dystopique de la série Black Mirror[xxxiv], le crédit social instaure un système de points qui récompense les comportements sociaux jugés sains, le point octroyant ou réduisant les droits et services à la mesure du niveau cumulé par tout individu obligatoirement soumis à ce régime. Les technologies de la surveillance, comme la vidéo-surveillance, la géolocalisation et le bluetooth, forment le socle d’un régime devenu la première « dictature numérique » de l’histoire[xxxv]. Ce sont des mécanismes de contrôle social qui ont été radicalisés par l’État chinois durant la sortie de crise[xxxvi]. Pour l’Occident, en contexte de déconfinement, une utilisation plus modérée de ces technologies constitue la solution logique d’un pouvoir exécutif qui se retire graduellement. Elles visent à implanter le traçage numérique des gens actuellement ou antérieurement atteints par la COVID-19 ou de toute personne ayant croisé leur route, à l’image de certains pays qui ont appliqué plus modérément le confinement, comme la Corée du Sud[xxxvii]. En Occident, l’ampleur de ce phénomène dépendra des pas de danse avec le virus et, surtout, de la présence ou non d’une deuxième vague importante du virus.
L’impuissance du marché
En principe, une telle trituration du libéralisme n’est pas totalement incompatible avec une certaine forme d’autogestion de la moralité publique au sein de la société civile. On peut imaginer, une fois le déconfinement consommé, une société ayant suffisamment intériorisé les règles sanitaires nécessaires à la lutte contre la pandémie pour continuer son train quotidien, sans que l’État soit dans l’obligation d’appliquer un acte de commandement par décret. On peut également imaginer que l’État ne s’impose pas de manière trop forte comme force morale qui dicte ou structure une juste façon de vivre. Bref, que le libéralisme maintienne cet « […] État qui ne pense pas »[xxxviii].
C’est supposer que les mécanismes neutres d’autorégulation morale que sont ceux du marché capitaliste fonctionnent toujours. Pour qu’une telle chose soit possible, il aurait fallu que les règles qui encadrent l’ajustement mutuel des acteurs du marché, et qui rendent possible les lois de l’offre et la demande, soient maintenues. Comme nous le savons, la même logique qui faisait de certains droits fondamentaux des armes pour la propagation du virus s’applique de façon analogue à la compétition des activités économiques et à la libre circulation des marchandises. C’est de cette façon que le gros de l’économie planétaire a été mis à l’arrêt. L’autorégulation morale fut ainsi remplacée par la moralité publique de l’urgence sanitaire.
Mais ce n’est pas tout. Pour que cette catallaxie décrite par Hayek, cette dynamique où l’autre est « l’ami » avec qui l’on échange, puisse se déployer, il est nécessaire que cette autorégulation morale trouve un point d’appui concret dans la réalité sociale. Ce point d’appui, qui donne les informations nécessaires aux acteurs du marché pour adapter rationnellement leurs comportements, c’est le prix des marchandises. L’autorégulation du marché s’affirme à partir du moment où l’offre et la demande se joignent sous un prix d’équilibre. Ce prix correspond toujours à sa possible transposition en un accès à des ressources matérielles. C’est pourquoi le marché, s’il veut exister, dépend de la croissance économique associée à celle de la population et de ses besoins, ainsi qu’à la croissance du capital.
Or, ce sont justement les racines matérielles du marché que l’arrêt de l’activité économique a arrachées de terre. Ces mois de confinement ont vu se concrétiser l’effondrement de la production mondiale. L’historien et économiste Adam Tooze s’alarmait dès avril des effets déjà hautement perceptibles de la politique de confinement sur l’économie planétaire. Pour lui, si la stagnation de l’activité économique se perpétuait trop longtemps, il n’aurait suffi qu’un an s’écoule pour que le PIB mondial s’effondre du tiers par rapport à son niveau du début de l’année 2020. Ce serait alors assumer « […] un niveau de contraction quatre fois plus rapide que celui de la Grande dépression des années 1930 »[xxxix]. Ça, c’est si la tendance de confinement s’était maintenue au-delà du mois de juin. La « danse » a depuis imposé son rythme lugubre.
Le présage de Tooze nous donne toutefois une idée de la violence de la dépression économique qu’ont produite les mois de mars, avril et mai. À cet égard, le Fond monétaire international (FMI) anticipe une chute du PIB mondial de 3 %, 6 % pour les pays développés, donc en deçà de la dépression de 1929 (-10 %), mais infiniment plus importante que la crise financière de 2007-2008 (-0,1 % en 2009)[xl]. La Banque mondiale a depuis revu ces prédictions à la hausse : -5,2 % pour l’économie mondiale et -7 % pour les économies développées[xli]. Il n’a suffi que de quelques semaines pour que les États-Unis perdent l’équivalent de l’ensemble des gains économiques attribués à la croissance des années 2010[xlii]. Et la Chine, pour la première fois depuis qu’elle émet des cibles de croissance économique (en 1994), a suspendu cette pratique pour l’année 2020[xliii]. À une ère où le progrès humain a pour condition une croissance au minimum entre 1 % et 2 % du PIB par année[xliv], c’est une catastrophe monumentale. Nous sommes dans une situation où les sociétés, avec leurs moyens actuels et, surtout, selon les paramètres normaux du marché, n’ont pas les capacités minimales de reproduction matérielle du bien-être humain, tel que le logement ou l’accès à des biens de première nécessité, des services essentiels et des loisirs.
La mise à mal du libéralisme économique
Le marché peut très difficilement continuer à se déployer librement sans contrevenir à l’esprit du libéralisme. La solution du marché au problème de la pandémie aurait normalement dû être celle qui n’a pas été appliquée : le laissez-faire. La stratégie de santé publique compatible avec ce dogme de l’autorégulation est celle de l’immunité collective à travers laquelle, dans une forme de darwinisme social, les plus faibles et les plus âgé∙e∙s succombent, et les mieux adapté∙e∙s, ayant contracté le virus, développent ladite immunité. C’est la stratégie de départ que le premier ministre britannique Boris Johnson voulait appliquer pour son pays, au contraire des objectifs de la santé publique[xlv], jusqu’à ce que l’éclosion du virus ne prenne des proportions monstre et qu’elle envoie aux soins intensifs un Johnson lui-même contaminé par la COVID-19[xlvi].
Encore une fois, Michéa est très utile pour cerner les acrobaties effectuées par le libéralisme lorsque confronté à une réalité qui entre en contradiction avec la vision du monde supposée par son projet civilisationnel. Plutôt que d’intégrer ces contradictions et de se transformer, le libéralisme maintient sa forme pure dans une « […] fuite en avant, avec son inévitable cortège de catastrophes et de régressions humaines »[xlvii]. Le libéralisme prend alors une forme qui réalise l’exact opposé de ce qui justifie son existence : il empêche la préservation de soi. Il n’y a pas meilleure démonstration de ce retournement funeste du libéralisme que les propos du lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, qui affirmait fin mars que « les personnes âgées de ce pays sont prêtes à se sacrifier pour sauver l’économie »[xlviii]. Une société qui ferait ce genre de choix en est une qui préfère le libéralisme à la vie des personnes qui l’habitent. Belle contradiction que ce libéralisme qui se choisit lui-même plutôt que la sauvegarde du bien-être de l’individu, son but initial.
Une autre fuite en avant possible de la civilisation libérale est le maintien du marché dans une forme peu éloignée de celle qui prévalait avant la crise. Ce maintien des conditions de l’autorégulation économique nécessite toutefois, pour y parvenir, de faire violence au libéralisme en renflouant le marché à l’aide d’un État qui assume pleinement son pouvoir moral sur la société. C’est déjà ce qui s’est passé durant la crise financière de la fin des années 2000, lorsque l’État américain a injecté au-delà de 700 milliards de dollars dans la grande entreprise et les banques[xlix], assumant de la sorte un drôle de socialisme sélect pour capitalistes. Dans le contexte actuel, la Réserve fédérale américaine (FED) prévoit l’injection de 4000 milliards de dollars dans l’économie américaine, l’équivalent d’un cinquième de la richesse annuelle du pays[l]. L’Union européenne, de son côté, a déjà mis en place le 9 avril un projet d’injection de 540 milliards d’euros dans l’économie européenne[li]. Le duo franco-allemand souhaite, depuis fin mai, un plan de relance pour l’Europe de 500 milliards d’euros venant s’ajouter à l’argent déjà investi[lii]. La Commission européenne renchérit en proposant une injection de 750 milliards d’euros, dont 500 milliards en subventions et le reste en prêts[liii]. Cette fuite en avant dans la relance économique selon les paramètres du marché pourrait prendre la forme d’un raidissement des conditions de vie des gens. Pour exemple, en France, le président Emmanuel Macron envisage de contourner le droit du travail français, qui impose la semaine de 35 heures, pour exiger les 60 heures dans certains secteurs clé de l’économie[liv].
Le compromis moral du libéralisme
Mais ce qui semble plus concrètement se dessiner est une intégration par le libéralisme des contradictions auxquelles il fait face. Dans ces conditions, le libéralisme ne peut plus se contenter de la forme pure d’une union du droit et du marché. À cet effet, le XXe siècle nous éclaire quant à l’exemple d’une trajectoire libérale qui a assumé un compromis avec l’affirmation du pouvoir moral de l’État-providence, suite au krach de 1929 et à la Deuxième Guerre mondiale. La situation actuelle est le fruit d’un monde occidental qui a essayé, depuis les années 1980, et au contraire de ce qui a été fait en période d’après-guerre, de se désengager de cette voie de compromis. La rupture des années 1980 s’affirma par la lente réaffirmation de la toute-puissance du marché. Cette consécration du néolibéralisme nous a placé dans la conjoncture actuelle[lv].
La pandémie structure une séquence historique qui exige le retour d’un compromis, à moins d’une fuite en avant catastrophique du libéralisme. La désindustrialisation de l’Occident, la délocalisation de son activité économique et l’affirmation d’une division internationale du travail selon les paramètres d’une économie libérale globalisée sont des effets des mécanismes du marché qui se sont avérés funestes durant la crise sanitaire. L’idée que la distribution des ressources passe par une optimisation naturelle du capital s’est fracassée à la dure réalité d’une pandémie qui annihilait les capacités usuelles d’accumulation du capital.
Et la division internationale du travail, plutôt que d’assurer une harmonie organique des avantages comparatifs de chaque pays, a prouvé qu’en temps de crise, les États-nations s’accaparent les ressources stratégiques qu’ils ont accumulé. C’est exactement ce qui est arrivé avec la production de masques médicaux que les pays asiatiques ont dirigé vers la sauvegarde de leurs populations. Il s’en est suivi une compétition existentielle des États occidentaux pour l’approvisionnement en masques. L’on se rappelle tous et toutes de cet épisode du début avril où les États-Unis ont détourné, pour leur propre approvisionnement, une cargaison de masques chinois destinés au Canada[lvi]. Une autre calamité de la suprématie du marché fut également l’affaiblissement des systèmes de santé en Occident suite à des vagues successives de mesures d’austérité dans les dernières années et de réorientation de ressources vers le marché plutôt que dans les structures de l’État-providence.
Durant l’urgence sanitaire, le retour en force de l’État-providence a, dans l’immédiat, pris la forme d’une aide économique directe aux ménages et aux particuliers pour répondre à la massification du chômage[lvii]. Jointe aux plans de relance nationaux, cette aide a signifié l’explosion massive de la dette publique de la grande majorité des États. C’est là une entorse majeure à un dogme fondamental du néolibéralisme qui condamne toute forme de déficit public. Pour cause, l’Union européenne a suspendu ses règles budgétaires qui empêchent tout État d’assumer un déficit annuel au-delà de 3 % ou une dette dépassant 60 % de son PIB[lviii]. La Banque centrale européenne (BCE) avait même pour objectif d’organiser un programme de rachat des dettes des États européens, jusqu’à ce que l’Allemagne, économie dominante de la zone euro, impose unilatéralement un arrêt juridique contre la BCE par l’intermédiaire de sa Cour constitutionnelle[lix]. On a là l’exemple d’une fuite en avant contradictoire de la civilisation libérale où un État tente de sauver le libéralisme en imposant son pouvoir moral sur la neutralité du droit européen.
Bien que la relance économique se déploie dans l’optique d’un redémarrage du grand commerce capitaliste, les États organisent déjà en parallèle certaines solutions qui font violence aux paramètres du marché. C’est le cas, par exemple, de la France[lx], mais également des Pays-Bas, du Royaume-Unis et même des États-Unis[lxi], qui envisagent des nationalisations d’entreprises privées et de certains secteurs de l’économie, en sens contraire de la trajectoire que plusieurs de ces pays suivaient depuis plusieurs années. Il reste à voir si ces intentions seront suivies d’actions conséquentes.
Certains pays adoptent même des solutions innovatrices. Pensons aux Pays-Bas, qui s’imaginent un modèle de développement nommé le « Beigne d’Amsterdam »[lxii], visant à assumer une croissance économique en phase avec les besoins des peuples et les capacités de la nature à essuyer ses contrecoups. L’Union européenne, de son côté, envisage un plan de relance écologiste avec son « Pacte vert »[lxiii]. Pensons aussi à la Nouvelle-Zélande qui veut instaurer la semaine de quatre jours comme solution au chômage de masse[lxiv]. Globalement, avec le caractère systémique de la massification des mesures d’aide économique en réponse au chômage, l’idée d’un revenu universel garanti par l’État, dans maints pays, plane sur les esprits[lxv].
Tous ces coups de semonce du réel montrent que les capacités du libéralisme à neutraliser la morale, sous une forme tendant à imposer cette union historique du droit et du marché, sont pour le moment radicalement mises à mal. Face à ces catastrophes qui se jettent sur la civilisation libérale, le retour à une moralité publique forte semble inévitable. S’il est possible que l’humanité emprunte une trajectoire morale qui ne soit pas incompatible avec une forme renouvelée de libéralisme, donc en rupture du néolibéralisme, ce n’est pas une certitude assurée. Il est important de se rappeler que, si de l’effondrement du libéralisme du XXe siècle est née la social-démocratie, cette séquence trouble a également engendré le marxisme-léninisme et ses variantes, le fascisme ainsi que le nazisme[lxvi]. Il est pour le moment assez difficile de bien scruter la pénombre qui se dresse devant nous. Ce que le regard arrive à scruter à travers ce jeu d’ombres, c’est le dragon chinois qui veut se dresser hors de l’abîme. Et l’aigle américain, qui tente de toujours voler plus haut.
CRÉDIT PHOTO: Flickr/Silvision
[i]Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris : Pluriel, 2012.
[ii]Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, France : Champs essais, 2010.
[iii]Wesley Newcomb Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, Yale University Press, 1966.
[vii]David Harvey, The New Imperialism, Royaume-Uni: Oxford University Press, 2005.
[viii]RT France, «Interdit d’interdire- Nicolas Baverez et Juliette Duquesne sur les conséquences du coronavirus», diffusé sur Youtube, 31 mars 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=f-2fj0GYi0E&t=630s (Pour la révision, à partir de 2min).
[ix]Paul Pierson, Politics in Time: History, Institutions and Social Analysis, États-Unis: Princeton University Press, 2004.
[xi]Le figaro avec AFP, «Coronavirus : la moitié de l’humanité appelé à se confiner», Le figaro, 2 avril 2020.
[xii]Thomas Hobbes, Léviathan, Folio, France, 2000 (1651).
[xiii]John Austin, « The Providence of Jurisprudence Determined», extraits traduits dans CHAMPEIL-DESPLATS, Véronique, GRZEGORCYK, Christophe, TROPER, Michel, Dir., Théorie des contraintes juridiques, LGDJ, France, 2005.
[xiv]«Le droit conçu comme l’union des règles primaires et secondaires» dans Herbert Hart, Le concept de droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, France, 2006.
[xv]Ces droits de la personne sont au cœur de ce qui constitue le «droit naturel» en complément du droit positif écrit (règles primaires et secondaires). Voir « La doctrine du droit de saint Thomas» dans Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, France, 2013.
[xvi]Le 11 mars 2020, l’OMS déclare la COVID-19 pandémie mondiale.
[xvii]Sophie-Hélène Lebeuf, «Coronavirus : Trump ferme les frontières aux voyageurs en provenance d’Europe», Radio-Canada, 11 mars 2020.
[xviii]Marie-Michèle Sioui & Guillaume Lepage, «Désaccord sur les frontières entre Legault et Trudeau», Le Devoir, 16 mars 2020.
[xix]The Economist, «The last liberals: Why Canada is still at ease with openness», The Economist, 29 octobre 2016.
[xxvii]France 24, «Chine : record de nouveaux cas importés de Covid-19», France 24, 12 avril 2020.
[xxviii]Valeurs actuelles, «Coronavirus : l’ambassade de Chine se paye l’Occident dans une tribune assassine», Valeurs actuelles, 14 avril 2020.
[xxix]Déjà dès 2016, la division de l’espace public américain en tribus politiques, souvent sur une base raciale, se confirmait électoralement durant l’élection de Donald Trump, tendance déjà radicalisée sous la présidence Obama. Voir John Sides, Michael Tesler et Lynn Vavreck. 2018. «The Electoral Landscape of 2016». The Annals of the American Academy of Political Science. Septembre: 50-71.
[xxx]Jeremy W. Peters, «How Abortion, Guns and Church Closings Made Coronavirus a Cultural War», The New York Times, 20 avril 2020.
[xxxi]Chantal Da Silva, «Trump’s « Liberate« Tweets Incite Insurrection and Flout Federal Law Against Overthrow of Government: Ex-DOJ Official», Newsweek, 19 avril 2020.
[xxxii]Josh K. Elliott, «« Very good people« : Trump backs armed effort to storm Michigan capitol over coronavirus rules», Global News, 1er mai 2020.
[xxxiii]Cette expression de Michel Foucault fut reprise par certain-e-s analystes comme par exemple le journaliste François Bousquet qui en a fait un dossier étoffé. Voir «Biopolitique du coronavirus (1). La leçon de Michel Foucault», Éléments, 2 avril 2020. Et ses suites : repéré sur https://www.revue-elements.com/author/francois2019/
[xxxiv]Plus spécifiquement de l’épisode «Nosedive», Black Mirror saison 3, réalisé par Joe Wright & Carl Tibbetts, House Of Tomorrow & Moonlighting Films, 2016.
[xxxv]La littérature allant dans ce sens est plutôt dense. Peu avant l’éclosion de la pandémie, Arte menait une enquête sur le sujet, qui constitue une bonne entrée en matière : Tous surveillés : 7 milliards de suspects, réalisé par Sylvain Louvet, ARTE France & Capa Presse, 2020.
[xxxvi]Dominique André, «Covid-19 : quand « Big Brother« déconfine la Chine», France culture, 14 avril 2020.
[xlii]AFP, «La COVID-19 met fin à 10 ans de croissance aux États-Unis», Les Affaires, 29 avril 2020.
[xliii]Jonathan Cheng, «Beijing Scraps GDP Target, a Bad Sign for World Reliant on China Growth», The Wall Street Journal, 22 mai 2020.
[xliv]Du moins depuis les années 1950. Voir «La croissance : illusions et réalité» dans Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, France : Seuil, 2013.
[xlv]Cristina Gallardo, «Herd immunity was never UK’s corona strategy, chief scientific adviser says», Politico, 5 mai 2020.
[xlvi]Jonathan Calvert, George Arbuthnott & Jonathan Leake, «Coronavirus: 38 days when Britain sleepwalked into disaster», The Times, 19 avril 2020.
[xlviii]Adrianna Rodriguez, «Texas’ lieutenant gorvernor suggests grandparents are willing to die for US economy», USA Today, 24 mars 2020. (Traduction libre)
[xlix]Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, France : Babel, 2010.
[lLe Figaro avec AFP, «Plan de relance aux États-Unis : 4000 milliards de dollars pour les entreprises», Le Figaro, 22 mars 2020.
[li]Virginie Malingre, «Alors que l’UE s’enfonce dans une récession sans précédent, le plan de relance à nouveau discuté», Le Monde, 21 avril 2020.
[lii]Thomas Wieder & Virginie Malingre, «La France et l’Allemagne jettent les bases d’une relance européenne», Le Monde, 19 mai 2020.
[liii] Ulrich Ladurner, «Une si puissante union européenne», Die Zeit, 27 mai 2020, dans Courrier international, no.1544 du 4 au 10 juin 2020.
[liv] AFP, «La durée du travail portée jusqu’à 60 heures par semaine dans certains secteurs», La tribune, 24 mars 2020.
[lv]David Harvey, Une brève histoire du néolibéralisme, Paris : Les prairies ordinaires, 2014.
[lvi]Thomas Gerbet, «Des masques destinés au Canada détournés vers d’autres pays?», Radio-Canada, 2 avril 2020.
Cette entrevue réalisée en octobre 2017 vise à éclairer le phénomène de l’émergence des monnaies virtuelles, en accordant une attention particulière aux prémisses idéologiques qui ont favorisé le développement du bitcoin en tant que devise mondiale, détachée de toute affiliation gouvernementale et destinée à demeurer disponible en quantité limitée. Jamie Robinson, qui a fondé en 2012 la compagnie QuickBT Processing Inc. afin de faciliter l’acquisition sécuritaire de cette monnaie sur le marché canadien, explique ici les difficultés auxquelles font face les promoteurs du bitcoin dans leur tentative de s’implémenter sur le marché canadien.
Plus généralement, les campagnes d’intimidation dont il a fait l’objet de la part des banques avec lesquelles il a fait affaire nous invitent à nous interroger sur les limites auxquelles se heurtent les tentatives de renouvellement du système économique lui-même, dont les grands conglomérats sont peu susceptibles de favoriser l’émergence de véritables compétiteurs. Son intervention laisse peu de doutes quant à la capacité que pourraient avoir les cryptomonnaies de remplacer les institutions bancaires actuelles dans un avenir rapproché.
Miruna Craciunescu : En quoi consistent tes activités et comment es-tu entré sur le marché du bitcoin?
Jamie Robinson : Cela faisait plusieurs années que je créais des compagnies en ligne. J’ai découvert les bitcoins autour de 2012-2013, et je me suis rapidement aperçu qu’il était très difficile d’en acheter. J’ai décidé de créer un site web permettant de faciliter le processus d’achat partout au Canada, principalement pour initier les Canadien·ne·s au marché des bitcoins pour la première fois. La limite d’achat est basse, elle est fixée à un maximum de 200 $ par personne par jour. Ce compromis nous permet de faire en sorte que l’achat des bitcoins est beaucoup plus facile. Depuis 2013, la compagnie fonctionne très bien, même si les institutions financières en place ne nous ont pas facilité la vie… Mais le gouvernement canadien a manifesté son soutien à ce secteur d’activités à plusieurs reprises, en produisant des communications officielles, à propos du système d’imposition du bitcoin par exemple. Il importe d’avoir des règles d’imposition claires pour s’assurer de la légalité d’un commerce, pour qu’il soit officiellement reconnu.
MC : Si j’ai bien compris, ton site web est seulement accessible aux Canadien·ne·s?
JR : On peut y accéder partout dans le monde, mais pour effectuer un achat, les utilisateurs et utilisatrices doivent donner un numéro de téléphone canadien sur lequel ils reçoivent un code de confirmation sous la forme d’un message texte. Cela permet de vérifier qu’ils et elles se trouvent bien au Canada.
MC : Mais vous ne demandez pas un numéro de passeport qui confirme la citoyenneté canadienne?
JR : Non. Nous avons suivi les recommandations prodiguées par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada. Ces règlements font en sorte qu’il est difficile d’effectuer des transactions en ligne de plus de 1000 $. En fixant la limite d’achat à 200 $, nous n’avons pas besoin de vérifier l’identité des utilisateurs et utilisatrices du site web, et cela facilite le processus d’achat. Cela permet également de rassurer ceux et celles qui ne voudraient pas inscrire des informations confidentielles à ce type de plateformes financières, comme leur numéro de passeport ou une copie de leur permis de conduire.
MC : Tu as dit que le gouvernement du Canada a manifesté son soutien aux entreprises Bitcoin? De quelle manière?
JR : Cela s’est surtout effectué à travers des rapports officiels, de la part de l’Agence de revenu du Canada par exemple. Les bitcoins sont des investissements comme les autres, soumis à un taux d’imposition semblable à celui de n’importe quelle transaction boursière, ce que le gouvernement a clarifié dans les dernières années. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, qui est chargé d’investiguer les transactions douteuses et de combattre les réseaux financiers illicites servant par exemple à financer des activités terroristes ou le commerce de drogues, surveille également l’activité de commerces comme le nôtre, c’est-à-dire spécialisés dans l’achat ou dans la vente de devises, d’argent ou de monnaies. On appelle cela des entreprises de services monétaires (EMS), un terme qui regroupe plusieurs activités telles que les opérations de change, les transferts de fonds, l’encaissement ou la vente de mandats. Toutes les EMS canadiennes doivent s’enregistrer auprès de cet organisme. Le problème, c’est que les trois catégories existantes d’EMS ne prévoyaient pas l’existence de cryptomonnaies, ou de commerces spécialisés dans la vente ou dans l’achat d’argent virtuel. Dans le budget de 2015, le gouvernement fédéral a inclus une quatrième catégorie qui correspond à ces activités. Dans l’ensemble, ces deux actions ont grandement contribué à rassurer les investisseurs et investisseuses sur la légalité de ce commerce.
MC : Tu as également mentionné que le gouvernement a protégé ton site web des activités d’un pirate informatique?
JR : Il s’agissait en vérité du FBI. Notre site web a été protégé contre un vol et la personne en question a été arrêtée.
MC : Tu mentionnes que les institutions financières existantes ne voient pas d’un bon œil des commerces comme le tien, à la différence du gouvernement fédéral, qui est plus ouvert à l’existence d’un marché de monnaies virtuelles sur le territoire canadien. J’imagine que les banques canadiennes te voient comme un compétiteur et qu’elles sont réticentes à t’offrir leurs services. Y a-t-il une loi au Canada qui obligerait les banques à offrir leurs services à tout le monde?
JR : Le gouvernement n’est pas encore intervenu à ce niveau. Tu as raison pour ce qui est de la réticence des banques à faire affaire avec des EMS spécialisées dans la vente et dans l’achat de cryptomonnaies : nous sommes des concurrents. Et, comme tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin, j’ai beaucoup de difficulté à maintenir un compte personnel ou un compte d’entreprise. Les banques canadiennes ont décidé, de façon unilatérale, qu’elles n’allaient pas faire affaire avec les compagnies de cryptomonnaies. Il n’y a aucune information publique à ce sujet. Chez Desjardins, une note à l’interne le disait très clairement en octobre 2017, informant toutes les succursales : ne faites pas affaire avec les investisseurs et investisseuses Bitcoin. Aussitôt que la banque soupçonne qu’un client ou une cliente possède un commerce Bitcoin, une lettre lui est envoyée l’informant que son compte sera fermé et qu’il ou elle doit transférer l’ensemble de ses avoirs dans une autre institution bancaire.
MC : Si j’ai bien compris, Desjardins n’est pas la seule institution bancaire à adopter cette politique?
JR : Non. Ça m’est arrivé avec beaucoup de banques. Parfois, la décision intervient très rapidement, dans l’espace de quelques semaines. D’autres fois, ça prend plus de temps. Par exemple, je suis parvenu à garder un compte TD pendant trois ans. Puis, sans prévenir, un département haut placé décide qu’ils ne veulent plus m’offrir leurs services à l’avenir, et depuis, j’ai été banni de TD à vie, ce qui est une forme d’intimidation particulièrement efficace pour les commerces de petite et moyenne taille. En adoptant cette stratégie, les banques contribuent naturellement à dissuader ceux et celles qui veulent investir dans les cryptomonnaies, dans la mesure où tous les entrepreneurs qui s’occupent de la vente et de l’achat de ces devises risquent de se faire exiler personnellement de toutes les banques canadiennes. C’est un comportement anti-compétitif qui ralentit considérablement l’entrée du Canada dans le marché des cryptomonnaies.
MC : Tu as essayé d’entrer en communication avec ces banques?
JR : Oui. Elles sont complètement fermées au dialogue. La fermeture du compte est finale et sans appel. Elles ne fournissent aucune explication.
MC : À ton avis, quelle est l’explication officielle que les banques pourraient donner pour justifier ce type de comportements?
JR : La Loi sur les banques (1991) soumet les institutions bancaires à un ensemble de régulations qui les oblige à surveiller les activités de leurs clients et clientes pour s’assurer qu’ils et elles ne se livrent pas à des commerces illicites. La circulation de cryptomonnaies génère souvent des craintes à ce sujet – à tort dans le cas des bitcoins, dont les transactions sont retraçables en tout temps. La volatilité des cryptomonnaies constitue un autre motif qui est souvent évoqué. Étant donné qu’il s’agit d’un secteur d’activité à haut risque, les banques ne veulent pas compromettre leur licence bancaire en faisant affaire avec des clients spécialisés dans ce type de commerce.
MC : Et d’un point de vue légal, tu as dit que le gouvernement n’a pas encore adopté de mesures pour prévenir ce type de comportement de la part des institutions bancaires?
JR : J’ai contacté le Bureau du surintendant des institutions financières de l’Ontario pour l’informer de ces problèmes, je n’ai pas encore reçu de réponse. Mais je crois que le gouvernement pourrait intervenir pour protéger les entreprises de cryptomonnaie un peu comme il protège les caisses populaires avec la Loi sur les caisses d’épargne et de crédit de 1988. Il devrait modifier la Loi sur les banques de 1991 pour garantir un accès équitable aux services bancaires à tout le monde. Autrement, étant donné qu’elles détiennent le monopole des activités financières, les banques peuvent décider d’éliminer leurs compétiteurs.
MC : Et j’imagine qu’une compagnie comme la tienne a besoin d’un compte bancaire traditionnel pour poursuivre ses activités?
JR : Lorsqu’ils achètent des bitcoins à partir de notre plateforme, nos client·e·s paient avec leur carte débit, et la somme est transférée de leur compte chèques ou de leur compte épargne jusqu’à notre compte d’entreprise. Les institutions bancaires traditionnelles constituent donc un intermédiaire d’un côté comme de l’autre.
MC : Il n’y aurait pas de possibilité de contourner cet intermédiaire?
JR : Pour l’instant, non. Interac est un système direct et décentralisé, ouvert aux cryptomonnaies, mais il faut quand même déposer l’argent dans un compte chèques, même si les transactions ne s’effectuent pas à travers un réseau bancaire.
MC : Et tu crois que les banques exploitent cet avantage pour freiner la croissance du marché des monnaies virtuelles?
JR : Leurs décisions manquent de transparence, mais il s’agit évidemment d’une spéculation de ma part lorsque je dis que leur mode de fonctionnement reflète une attitude hostile à la compétition. Mais elles se trouvent dans une situation de conflit d’intérêts, et si ces institutions voulaient réellement s’assurer de respecter la Loi sur les banques, au lieu de fermer systématiquement tous les comptes des investisseurs et investisseuses Bitcoin, elles ouvriraient un rapport d’enquête sur leurs activités, elles ne seraient pas aussi hostiles au dialogue…
MC : C’est pour cela que tu considères qu’il s’agit de tactiques d’intimidation. Le gouvernement devrait intervenir pour protéger les entrepreneurs.
JR : Cette attitude de la part des banques est aussi dommageable pour l’économie canadienne. L’indice boursier de Toronto est une référence sur le plan international, et son marché financier peut entrer en compétition avec celui de la Bourse de New York par exemple, mais pour maintenir cette avance, le Canada doit être ouvert à l’innovation et au développement de nouvelles ressources financières. Le pire, c’est que les banques canadiennes ont des départements entiers consacrés à la recherche et au développement de cryptomonnaies comme les bitcoins : cette recherche existe, et il est probable que les banques se mettent à offrir ces services d’investissement très bientôt. Seulement, si c’est le cas, au lieu de constituer une solution de rechange aux plateformes financières traditionnelles, les cryptomonnaies seront simplement intégrées au système monétaire actuel.
MC : Mis à part Desjardins et TD, ça t’est arrivé avec combien de banques?
JR : La première a été la Banque de Montréal. En 2014, j’ai ouvert un second compte à la CIBC parce que certain·e·s de mes client·e·s avaient des problèmes avec leur banque : on menaçait de fermer leur compte bancaire s’ils continuaient à acheter des bitcoins. À la CIBC, je me suis renseigné. J’ai été très transparent dans mes démarches, j’ai même parlé à la vice-présidente responsable des petites compagnies pour m’assurer que cette banque n’avait aucun problème avec les bitcoins. Les employés n’avaient pas l’air de comprendre pourquoi il pourrait y avoir un problème… J’avais déjà commencé à effectuer une transition vers la CIBC quand la Banque de Montréal m’a envoyé une lettre pour m’annoncer qu’ils allaient fermer mon compte d’entreprise. Une semaine plus tard, la CIBC m’a annoncé que j’avais soixante jours pour fermer mon compte, et c’est là que je me suis tourné vers TD Canada Trust. À TD, j’ai adopté une autre stratégie, j’avais seulement un compte chèques, je ne me suis pas manifesté d’aucune manière pour éviter d’attirer l’attention. Trois ans plus tard, j’ai reçu la même lettre m’annonçant qu’« après une enquête approfondie » [careful review], ils avaient décidé de fermer mon compte. Mais il n’y a pas eu d’enquête, du moins à ma connaissance, ils n’ont jamais essayé d’entrer en communication avec moi…
MC : Crois-tu que les cryptomonnaies pourraient en venir à remplacer entièrement les institutions bancaires?
JR : La poste n’a pas disparu depuis la création des courriels, mais son fonctionnement a dû s’adapter aux nouvelles réalités imposées par l’explosion du marché des télécommunications. Ce serait la même chose pour les banques. Elles perdraient potentiellement une grande partie de leurs profits si leur clientèle se tournait massivement vers les cryptomonnaies. Les frais de transaction, les frais annuels… tout cela, ça n’existe pas dans le marché des bitcoins.
MC : Cela m’amène à une question que je voulais te poser un peu plus tôt. De manière générale, quel est l’avantage des bitcoins par rapport aux institutions financières traditionnelles? Pour l’instant, l’insertion dans ce marché peut comporter des risques importants auxquels on ne s’expose pas en ayant un compte chèques en devises canadiennes, par exemple. Les gens qui possèdent des bitcoins n’ont aucune garantie que le prix auquel ils et elles les ont achetés demeurera stable. Aucun gouvernement ne régule leur valeur ou leur fluctuation.
JR : Pour moi, l’avantage quand j’investi, c’est que je sais combien de bitcoins sont en circulation, et combien il y en aura à l’avenir. La production des bitcoins est régulée par des calculs mathématiques fixes. En ce moment, leur nombre s’élève à peu près à 16 millions, et il y aura, en tout, environ 21 millions de bitcoins en circulation dans le monde. Le chiffre lui-même est arbitraire, mais en ce moment, on ne sait pas combien d’argent canadien est en circulation dans le monde, comme cette information n’est plus accessible au public, et je n’ai aucune idée combien de trillions de dollars seront imprimés dans ma vie.
MC : Donc le marché des bitcoins est plus transparent.
JR : Oui, et une fois que tu es déjà dans le marché des bitcoins, c’est comme avoir une adresse courriel : il n’y a plus d’intermédiaire. Tu peux envoyer des courriels à qui tu veux, et il n’y a pas de coûts ou de limite associés au nombre de courriels que tu peux envoyer. Ce n’est pas le cas actuellement avec les transactions monétaires à travers le monde.
MC : La possession de bitcoins peut soulever des problèmes de sécurité par contre. Sur un plan personnel, en pouvant y accéder aussi rapidement et de manière directe, c’est comme si un·e millionnaire se promenait toujours avec tout son argent sur lui ou sur elle. Il y a aussi des problèmes de piratage, on peut potentiellement s’exposer à des vols virtuels, et aucune assurance ne permet de récupérer son argent.
JR : Il faut conserver ses codes d’accès quelque part pour avoir accès à ses bitcoins, et le premier problème qui se pose concerne évidemment l’endroit où on entrepose ces codes. S’ils sont sur des réseaux informatiques, il faut savoir les protéger des pirates; s’ils sont imprimés quelque part sur une feuille, il faut la conserver dans un coffre-fort, ou dans une banque… Tu peux diviser les codes d’accès en sept et les entreposer dans des endroits différents, et décider par exemple qu’il t’en faut quatre sur sept, ou bien sept sur sept, pour avoir accès à ton compte. Mais même quelqu’un·e qui prend toutes les précautions nécessaires pour sécuriser ses codes peut potentiellement s’exposer à des attaques personnelles de la part d’un criminel, ou d’un groupe criminel, qui chercherait à extorquer ces fonds.
MC : Autrement dit, ceux et celles qui achètent sur ton site web sont responsables de protéger leurs propres bitcoins. Une fois la transaction effectuée, tu n’assumes aucune responsabilité de ce côté-là.
JR : Exact. Personnellement, je ne garde presque aucun bitcoin sur QuickBT, parce que des pirates informatiques tentent constamment de craquer mes codes. Pour procéder à la transaction, les acheteurs et acheteuses doivent d’abord télécharger leur portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui est exempt de virus, ou sur un téléphone intelligent. Les iPhones constituent une option excellente, ils permettent de générer un numéro de compte Bitcoin, et on peut l’inscrire quelque part sur une feuille de papier, c’est sécuritaire.
MC : Ça, ce sont des problèmes qui concernent plutôt les investisseurs et investisseuses qui possèdent beaucoup de bitcoins ou les client·e·s de ton site?
JR : Sur mon site, c’est arrivé très rarement, peut-être une fois ou deux fois, que des clients ou des clientes se soient créé·e·s un portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui avait un virus. Lorsque QuickBT a transféré les bitcoins sur leurs ordinateurs, ils et elles ont immédiatement perdu ce qu’on leur avait transféré, et contrairement à une banque, on ne peut pas les rembourser en cas de fraude. Les clients et clientes peuvent toujours décider d’entreposer leurs bitcoins dans des banques, car il y a des banques qui offrent ces services, mais on perd dans ce cas une grande partie des avantages liés aux cryptomonnaies.
MC : Est-ce que tous les bitcoins possèdent la même valeur? Ou y a-t-il des fluctuations à l’intérieur de ce système? Tu as mentionné que tous les bitcoins conservent en mémoire l’ensemble des transactions qu’ils ont effectué. Si jamais on entre en possession d’un bitcoin qui a servi précédemment à des transactions illégales, ou qui a été piraté, est-ce que cela contribue à le dévaluer?
JR : Toutes les transactions sont du domaine public et sont liées les unes aux autres à travers la cryptographie. Mais il y a plusieurs moyens d’obscurcir ces voies. Les acheteurs et acheteuses acquièrent seulement la dernière partie d’un bitcoin, celui qui lie les deux dernières transactions les unes aux autres. Ils et elles ne possèdent pas de numéro de série de leur bitcoin en particulier. Les bitcoins peuvent se mélanger les uns aux autres. Par exemple, si dix individus envoient un bitcoin ou une partie d’un bitcoin dans le même compte presque en même temps, et qu’après le propriétaire du compte effectue un transfert, on ne sait pas lequel de ces dix bitcoins a été transféré à ce moment-là. C’est un moyen de « blanchir » les bitcoins en quelque sorte, comme un blanchiment d’argent. La différence, c’est que ça fonctionne uniquement avec des petites sommes. Les grosses sommes sont faciles à retracer : si 100 bitcoins sont envoyés dans un compte en même temps et qu’ils repartent rapidement, cela se remarque. La police peut interroger les propriétaires de ces plateformes Bitcoin et leur demander le numéro du compte qui a effectué ce genre de transactions.
MC : Donc c’est comme ça que les pirates informatiques peuvent profiter du système Bitcoin, même si en théorie, les bitcoins sont entièrement retraçables.
JR : Oui, quelqu’un·e peut transférer un bitcoin volé dans plusieurs comptes, puis le retirer à un distributeur automatique. Mais encore une fois, tout est retraçable, donc si une enquête est en cours sur une activité de piratage informatique, ou sur une transaction illégale, ce n’est pas le meilleur moyen d’échapper à des poursuites judiciaires. Et cela vaut aussi pour l’évasion fiscale.
MC : Parfait. Y a-t-il quelque chose d’autre que tu aimerais dire au lectorat, à propos de cette industrie?
JR : Cette technologie est extrêmement complexe, mais d’une certaine façon, miraculeuse. Il ne faut pas sous-estimer les possibilités sur lesquelles elle peut déboucher. On ne devrait pas chercher à mettre un terme à cette technologie parce que les cryptomonnaies peuvent déstabiliser notre système financier actuel. C’est un système beaucoup plus égalitaire. En général, les gens qui paient le plus de frais bancaires annuels sont aussi ceux et celles qui ont les plus faibles revenus : 20 $ à 30 $ par mois, c’est un montant élevé pour les familles en situation financière précaire.
MC : Et il n’est pas nécessaire d’acheter un bitcoin entier pour entrer dans ce marché?
JR : Non, en effet. Le prix des bitcoins s’élève en ce moment à 5500 $ CA [le 5 octobre 2017], mais tu peux acheter 5 $ de bitcoins par exemple. Tout ce dont tu as besoin pour entrer dans le marché, c’est un téléphone intelligent et un accès à Internet. Ce n’est pas un système basé sur la permission ou l’obligation de l’utiliser…
MC : Et il semblerait que les économies émergentes soient les premières à profiter de ce système?
JR : Ici, on tient pour acquis que l’on peut posséder un compte bancaire, que nos investissements ou nos avoirs sont sécurisés, mais ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays où la devise locale est extrêmement volatile ou pour beaucoup de gens qui n’ont pas d’identité à proprement parler. Il faut être en règle avec ses papiers pour pouvoir ouvrir un compte bancaire, il faut posséder des documents légaux… cela empêche toute une couche de population issue de milieux défavorisés de sécuriser leurs avoirs, d’épargner ou d’investir pour ouvrir une petite entreprise, parce que cela les oblige à utiliser uniquement de l’argent comptant. Quelqu’un·e qui connaîtrait les codes d’accès à son compte Bitcoin aurait accès à de l’argent virtuel en tout temps, qui serait difficile à voler.
MC : Et plusieurs devises étrangères sont plus volatiles que les cryptomonnaies.
JR : Le Zimbabwe est un très bon exemple. En 2008, l’hyperinflation avait atteint des niveaux astronomiques parce que le gouvernement n’arrêtait pas d’imprimer de la monnaie, qui ne valait plus rien. Mais pour les personnes à faible revenu, les cryptomonnaies constituent également une plateforme financière intéressante dans un pays stable comme le Canada, où les clients et clientes bancaires qui paient proportionnellement les frais les plus élevés sont précisément ceux et celles qui souffrent de précarité économique.
MC : Mais il n’y a pas de carte de crédit dans le système Bitcoin.
JR : Bitcoin est un système ouvert. Pour l’instant, personne n’a encore créé la technologie ou les institutions qui permettraient de lier des bitcoins à un système de crédit, mais théoriquement, n’importe qui pourrait l’ajouter au protocole existant. Les nouveaux services bancaires qui seront créés dans les prochaines années devront pouvoir rivaliser avec le marché des cryptomonnaies. Si les banques décident de charger des frais mensuels pour sécuriser des bitcoins, comme c’est le cas en Suisse par exemple pour une banque fédérale qui génère elle-même les numéros de compte Bitcoin de ses clients, ces institutions financières devront offrir des services supplémentaires à leur clientèle, qu’elle ne pourrait pas se procurer par elle-même.
MC : Seulement, il faut que les utilisateurs et utilisatrices aient confiance dans la valeur intrinsèque des cryptomonnaies pour investir dans ce secteur financier.
JR : C’est aussi le cas avec le système actuel. En elle-même, notre devise n’a pas davantage de valeur intrinsèque que l’or ou tout autre objet qui ferait office de monnaie.
MC : L’étymologie du mot « crédit » illustre bien ce concept. Credo : je crois…
JR : Toutes les institutions bancaires fonctionnent selon un système de confiance. La valeur du dollar canadien provient essentiellement du fait que les Canadiens et Canadiennes utilisent leur devise nationale sur une base quotidienne, ce qui est normal, puisqu’il n’y a pas vraiment de solution de rechange sur notre territoire… Si notre devise commençait à se dévaluer, comme ça peut arriver avec toutes les monnaies – on prédit depuis longtemps l’arrivée d’un nouvel effondrement des marchés boursiers, on n’est jamais vraiment sortis de la crise de 2008 –, alors il est probable que les Canadiens et Canadiennes se mettent à investir massivement dans les cryptomonnaies.
MC : Et en théorie, les bitcoins pourraient remplacer les devises nationales, même si la limite supérieure des bitcoins est fixée à 21 millions d’unités?
JR : Ces unités peuvent elles-mêmes être séparées en un système à 8 décimales. C’est un peu comme l’argent en espèces. Si tu effectues un retrait à la banque, tu peux demander de le recevoir en billets de 5, 10, 20, 100 $… Actuellement, la plus petite unité s’appelle le satoshi. Elle porte le nom de l’inventeur du bitcoin, et sa valeur équivaut à 0,000 000 01 bitcoin. Au jour le jour, si la plupart des transactions s’effectuaient en bitcoins, on calculerait en bitcents (cBTC). Sur mon site, actuellement on peut acheter au maximum 37 000 « bits », ce qui équivaut à 220 $.
MC : Mais le prix fluctue énormément.
JR : Durant les 52 dernières semaines, le prix du bitcoin a plafonné à 6300 $, alors qu’au plus bas, il était à 800 $.
MC : En une même année?
JR : Oui. C’est basé uniquement sur l’offre et la demande. Il n’y a aucun organisme qui régule le prix du bitcoin. Théoriquement, si tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin décidaient de vendre leurs devises, le prix pourrait chuter à 0.
MC : Donc ce n’est pas le meilleur moyen d’épargner dans l’immédiat.
JR : Pour minimiser le risque de perdre de l’argent, il vaut mieux avoir un horizon d’investissement de plusieurs années. Mais dans les dernières années, sa valeur a augmenté considérablement, beaucoup plus que celle de n’importe quelle devise nationale. C’est comparable à des actions cotées en cents [penny stock] pour ce qui est de la volatilité.
MC : Si une compagnie voulait effectuer ses transactions uniquement en bitcoins, cette volatilité constitue également un risque important…
JR : Oui, une compagnie chinoise qui achèterait 1000 machines à laver en utilisant des bitcoins évalués à 6300 $ perdrait de l’argent si, au moment de vendre les machines à laver, le prix des bitcoins avait chuté à 5500 $. C’est un des risques des cryptomonnaies. Mais il y a beaucoup d’avantages. En Chine justement, la circulation des devises est soumise à un contrôle très strict, et les citoyens et citoyennes ne peuvent pas choisir de transférer leurs avoirs en-dehors de la Chine, ou d’échanger leurs yuans pour des dollars américains. Beaucoup de personnes choisissent d’investir dans le marché immobilier à l’étranger – par exemple à Toronto ou à Vancouver – pour sortir leur argent du pays. Le système Bitcoin n’est pas lié à un territoire physique : on ne peut pas en bloquer la circulation. En réalité, en ce moment, peu de gens utilisent des bitcoins en guise de monnaie. Environ 15 millions de bitcoins sont détenus par des investisseurs et investisseuses à long terme.
MC : Et il y a des ATM qui permettent d’échanger les bitcoins contre des devises nationales?
JR : Oui, il y en a à peu près 1000 au Canada, dont plusieurs à Montréal. Il suffit de montrer un code-barres à la caméra du distributeur automatique, qui va le lier à ton portefeuille Bitcoin, et ton téléphone peut calculer à combien s’élèverait la transaction. Le coût du service peut être assez cher. De l’ordre de 40 $ pour un retrait de 800 $, par exemple… Il y a des plateformes en ligne qui offrent des prix beaucoup plus compétitifs.
MC : Mais on ne peut pas vendre de bitcoins à partir de ton site web.
JR : Non. C’est un moyen pour moi de protéger ma compagnie, qui ne permet à personne d’échanger des bitcoins qui auraient été volés ou qui auraient servi à blanchir de l’argent par exemple, contre des dollars canadiens… Mais j’ai aussi fait ce choix parce que je voulais faciliter l’accès à ce marché pour les Canadiens et Canadiennes.
La timidité des contestations citoyennes entourant le G7 de Charlevoix (2018), comparativement au G20 de Toronto (2010) ou au Sommet des Amériques de Québec (2001) est-elle attribuable, comme plusieurs commentateurs ont affirmé, à l’effet dissuasif du dispositif sécuritaire et à la tenue des G7/G8 loin des grands centres ? Les résidents locaux avaient-ils peur du grabuge au point où l’ont rapporté certains médias ? Voici quelques pistes de réponses en photoreportage (toutes les photos ici).
396 millions en sécurité
Pour ce Sommet du G7, dont près des deux tiers du budget de 605 millions furent consacrés à la sécurité[i], les autorités ont annoncé mobiliser entre 8 000 et 9 000 policiers, sans compter les militaires[ii]. Il s’agit de l’un des plus importants budgets de l’histoire pour un événement du genre, 2e au Canada derrière le G20 de Toronto en 2010[iii]. Promptement, les autorités se sont félicitées du bon déroulement des opérations, peu après que le Premier ministre Trudeau se soit défendu d’en avoir peut-être fait « un peu plus » que le nécessaire :
« Je pense que ça s’est passé dans l’ordre, dans la sécurité et on peut en être fier. Je pense que c’est important dans une démocratie que les gens sentent la capacité de s’exprimer, de manifester. Je pense qu’en même temps nous nous basons toujours sur ce qui est le plus important, c’est-à-dire d’assurer la sécurité des participants, des citoyens et des manifestants. Si on est pour nous reprocher qu’on a peut-être fait un peu plus que ce dont on allait avoir besoin de faire, je pense que c’est le moindre des malheurs. Si on était plutôt dans une situation où on nous reprochait de ne pas avoir fait assez, [s’il y avait] eu des excès, je pense qu’on aurait une bien différente conversation. (…) Mais je pense que c’est difficile de dire que ce qu’on a fait n’a pas été un succès pour ce qu’on voulait d’abord et avant tout : c’est d’assurer un G7 réussi, d’assurer la tranquillité et la sécurité pour les citoyens qui faisaient cet accueil, et aussi la capacité que les gens puissent s’exprimer quand ils sont en désaccord. »
— Justin Trudeau
Conférence de clôture du Sommet 9 juin 2018, La Malbaie
Aéroports occupés, routes patrouillées
Les forces de l’ordre ont occupé quatre aéroports durant le Sommet : Jean-Lesage à Québec, Bagotville au Saguenay, Rivière-du-Loup et Saint-Irénée dans Charlevoix. Les dignitaires arrivaient à Bagotville ou Québec, puis étaient escortés par les airs ou par la route jusqu’au Manoir Richelieu, dans la région de Charlevoix. Des tours cellulaires[iv] et des radars[v] furent installés pour fiabiliser les communications et contrôler l’espace aérien dans un rayon de 50 à 60 km autour du Manoir.
L’aéroport de Rivière-du-Loup fut essentiellement utilisé pour ravitailler 3 appareils de surveillance de la GRC, nous apprend son directeur Martin Hivon, quelque peu amer de son expérience : « Je suis déçu du niveau d’utilisation qu’ils ont fait de notre aéroport par rapport à ce qu’on nous avait laissé croire. » Pour 3 jours et demi sans le trafic habituel, et donc sans les ventes de carburant et de services, il évalue les pertes financières entre 6 000 et 10 000 dollars, et à 3 jours de paperasse : « On nous a promis un remboursement avec Affaires mondiales Canada, mais le processus est très compliqué. Le document fait 25 pages, et ils demandent les états financiers des 5 dernières années. » M. Hivon, qui a servi 28 ans dans l’armée, a finalement décidé de laisser tomber la serviette pour éponger lui-même les pertes, la tête haute. « S’ils ont besoin de nos services pour une autre occasion, ça nous fera plaisir de les recevoir. »
3 Griffon et un radar à Saint-Irénée
Plus près du Manoir, le petit aéroport civil de Saint-Irénée fut temporairement converti en base militaire. Un radar et plusieurs hélicoptères, dont trois Griffon, ont été aperçus (photos).
* * *
Air Force One, Trump, Marine One et Marine Two
23 minutes au Saguenay
Vendredi 8 juin, le très attendu avion présidentiel de Donald Trump, Air Force One, se pose en retard à 10 h 45 à l’aéroport de Bagotville, sous un déploiement sécuritaire varié et abondant. La nuit précédente, des gyrophares scintillaient dans tout le secteur, déjà sur le qui-vive. Le matin de l’arrivée, vers 9 h, des policiers du Saguenay bouclent le périmètre à moto, tandis que d’autres, en camions ou en voitures, bloquent les accès ; des militaires casqués et vêtus de camouflage font le guet, perchés ou cachés dans des abris de toile, pendant que leurs camarades sillonnent la forêt de l’aéroport en tout-terrains, mitraillette en bandoulière. Quelques minutes avant l’arrivée de Trump, des chasseurs CF-18 décollent, dans un grondement bien distinctif.
Il n’est permis de prendre des photos que depuis la « zone de libre expression », les policiers motards interceptant promptement et invitant à circuler tout véhicule immobilisé, avec ou sans accréditation. La seule autre option autorisée pour les journalistes était l’autobus sécurisé Québec-Bagotville partant du Centre international des médias à 4 h 30. Le président américain quitte ensuite à 11 h 08 en direction du Manoir Richelieu dans son hélicoptère Marine One, accompagné d’un White Hawk identique, suivis d’un V-22 et d’un Chinook.
Barrages et patrouilles à Bagotville ; policiers à motos, en voitures et en camions
Charlevoix… sans voix
À La Malbaie, hormis la forte présence policière sur les routes, peu d’indices laissent voir l’éminente visite à 2 km. Le Manoir Richelieu est bien caché derrière la côte, près de la falaise donnant sur le fleuve. Les commerces sont ouverts sur la route 362, les gens circulent normalement, quoique ce soit plus tranquille qu’à l’habitude. Un auditeur à la radio locale est du même avis, et il tente de se faire rassurant pour les touristes. Un simple passage sur la 138 entre Québec et Saint-Siméon s’effectue rapidement et sans trop de soucis ; l’on y croise quelques locaux, des vacanciers, des agents de la SQ ou des Suburban noirs banalisés[vi].
Camion de la SQ garé et vue du Manoir, près de Cap-à-l’Aigle | Entrée de la « zone rouge »
C’est à Pointe-au-Pic, à la frontière de la « zone rouge », que la réalité est chamboulée pour les résidents. D’abord, il est difficile de ne pas apercevoir la clôture recyclée du grand prix de formule E, formant une grande « zone de libre expression » en entonnoir, nous dirigeant en réalité tout droit vers un immense (et effrayant) enclos vide sous surveillance, dont une paroi officielle affiche : « Zone de libre expression — Transmission en direct au Manoir Richelieu ». Des convois entrent et sortent de la zone rouge, sous le regard des quelques curieux présents. Plus rares, les arrivées ou départs de notables se font depuis l’héliport temporaire (le stationnement du Manoir) ; on les entend ou les voit parfois, au loin. Pendant ce temps, un hélicoptère de la GRC survole continuellement le site, créant l’atmosphère en bruit de fond.
Blindé Navistar non identifié | Mur de la « libre expression » | Hélicoptère de la GRC survolant le Manoir
En croisant des journalistes, tous discutent de l’ambiance étrangement calme, surpris qu’il n’y ait personne (ou à peu près) pour manifester. Elizabeth, observatrice internationale rencontrée dans la zone, commente : « Charlevoix, ou pas de voix ? » Le seul manifestant aperçu lors du passage est Toyoshige Sekigushi, ce moine japonais en mission de paix contre les armes nucléaires[vii].
Rappelons que depuis 2002, les G7/G8 se tiennent à peu près tous loin des grandes villes. L’année 2001 fut sans doute décisive à cet égard. On se souvient comment le Sommet des Amériques de Québec marqua les esprits en avril, la ville arborant des allures de guerre civile[viii] ; à Gênes, en juillet, le mort et les centaines de blessés mirent assurément les organisateurs en état d’alerte[ix] ; or, on le sait, une « guerre au terrorisme » enchâssée dans le Patriot Act fut lancée par George W. Bush suite aux attentats du 11 septembre. Depuis lors en occident, l’état d’exception se confond peu à peu, paradoxalement, à l’état normal des choses. Certains parlent d’un « paradigme sécuritaire »[x].
Garde côtière canadienne près du Manoir | Le moine Toyoshige Sekigushi | Des autobus de location au ministère des Transports
Ce qui caractérise donc les « manifestations » de Charlevoix durant ce G7 est peut-être simplement qu’en définitive, il n’y en a eu que très peu, voire pas du tout. En fait, tout dépend si l’on tient compte de la marche du 3 juin (les médias chiffraient entre 40 et 50 personnes[xi]), des revendications plus diverses[xii] et autres regroupements d’« une quinzaine de manifestants »[xiii]. Car en règle générale, près du Manoir durant le Sommet, il y avait plus de policiers que de journalistes, et plus de journalistes que de manifestants !
Le Centre international des médias de Québec
À Québec, des manifs et des médias
Un jeu timide de chats et souris s’est déroulé à Québec du 7 au 9 juin, entre les policiers et la poignée de manifestants déclarés « illégaux ».
Rappelons le contexte législatif : depuis le « Printemps érable », en cas de non-remise d’un itinéraire à la police, toute manifestation est considérée comme illégale à Québec, la ville ayant modifié son règlement municipal en 2012[xiv]. Sur le même enjeu d’itinéraire à Montréal, la croisade d’Anarchopanda contre le règlement P-6 porte fruit, la Cour d’appel ayant invalidé l’article 2.1 de P-6 en mars dernier[xv], s’appuyant sur l’argument du jugement de 2016 de la Cour supérieure concernant l’article 3.2 (sur l’obligation de manifester à visage découvert) : « parce que de portée excessive, étant déraisonnable et arbitraire au sens du droit administratif et inconstitutionnel parce que portant atteinte aux libertés d’expression et de réunion de manière injustifiée »[xvi]. L’administration Plante appuie cette décision, et il est envisageable que la ville de Québec soit confrontée à la jurisprudence.
Le rapport des 3 observateurs mandatés par le gouvernement Couillard pour ce G7 2018, tout juste publié (2 août), fait d’ailleurs état d’un « très faible nombre de manifestants », encadré de manière disproportionnée et injustifiée par un « dispositif hypersécuritaire » (on évoque la « militarisation » du travail policier), venant rompre l’équilibre entre « les impératifs de sécurité et la jouissance des droits fondamentaux » d’une société libre et démocratique[xvii]. Amnistie internationale et la Ligue des droits et libertés ont dépêché ensemble plus de 40 observatrices et observateurs ; leur bilan préliminaire fait mention d’un « climat de peur »[xviii], et un rapport est attendu incessamment.
La crainte de perturbations et de confrontations était donc légitime et bien réelle à Québec, la hantise du Sommet des Amériques aidant, mais elle fut sans doute exagérée par les nombreux reportages lui étant consacrés. En effet, une autre chasse était perceptible chez les médias en quête de sensations fortes — la chasse aux images, orientée de questions graves et insistantes. Le ton est familier, presque banal : c’est celui de la campagne de peur ou de l’éloge du sécuritaire. Mais ce fut si tranquille à Québec que les journalistes attitrés aux manifs semblaient déçus, car ils devaient livrer la nouvelle malgré tout, avec si peu.
Alex, propriétaire de l’Épicerie Scott, située à quelques pas de la rue Saint-Jean à Québec, fut interviewé en mai pour un reportage de TVA prédisant une « ruée vers les masques à gaz »[xix]. Le journaliste aurait insisté pour savoir si Alex avait peur que ça dégénère, mais ce dernier lui aurait calmement répondu non, car tout comme d’autres résidents, il sentait que rien n’allait se passer cette fois-ci. « J’suis pas stupide, j’ai déjà fait du marketing », ironise-t-il, lui qui n’en est pas à sa première expérience avec les médias. Agacé, il avoue s’être résigné à céder un oui timide en entrevue : « C’est sûr qu’on sait jamais. C’est la seule fois où j’ai exprimé un mini doute… et c’est la seule chose qu’on m’entend dire ! »
En avril 2017, s’étant déplacé pour une histoire de pétition d’expropriation[xx], Alex fut appelé à témoigner aux différents médias présents, et dit y avoir subi le même stratagème, comparable à de la vente sous pression. « Le but est de faire dire oui au client. » La journaliste de TVA lui aurait d’ailleurs suggéré de gesticuler durant l’interview, pour les besoins de la télé. Seulement, peut-être fut-il jugé trop tranquille et posé cette fois, car il confirme avoir été coupé au montage.
Commerces barricadés sur la rue Saint-Jean à Québec
Quelques autres commerçants ont tout de même choisi, dans l’incertitude face aux tergiversations gouvernementales sur les garanties en cas de dommage, de barricader leur commerce préventivement (photos).
Une grande manif plutôt modeste
C’est donc à Québec, le 9 juin après 15 h, qu’a eu lieu pacifiquement la plus grande manifestation de ce G7. Or, celle-ci ne rassemblait que 1 000 à 3 000 manifestant·e·s environ[xxi], et elle fut suivie de très près par l’antiémeute. Roger Rashi, de l’organisme Alternatives — l’un des groupes organisateurs, unis pour l’occasion en une Coalition pour un Forum Alternatif au G7[xxii], ralliant syndicats, groupes citoyens et communautaires —, s’explique ainsi :
« Je pense que le contexte de peur et d’intimidation en général a fait que les manifs étaient relativement moins nombreuses qu’elles auraient dû être. (…) [Deuxièmement,] je pense que le fait qu’il n’y a pas eu de désordre particulièrement grave ni jeudi ni vendredi a fait en sorte que plus de gens sortent aujourd’hui. Puis aussi, le fait qu’on a clairement dit que cette manif allait être une manif pacifique, unitaire, et que nous voulions avoir un volet d’éducation populaire et non pas de confrontation directe avec la police, je pense que ça aussi ça a cadré les choses un peu. »
Manifestation du 9 juin à Québec, surveillée de près par l’antiémeute
M. Rashi poursuit son analyse : « Les protestations et les mouvements sociaux semblent se concentrer de plus en plus sur le cap national. Macron arrive de France, tout le mois de mai a été parsemé de multiples manifestations en France contre ses politiques d’austérité. » Les mouvements sociaux, pense-t-il, sont ponctués de cycles, et en guise d’exemples, il cite les manifestations en Espagne qui durent depuis des années, et la récente mobilisation au Brésil contre l’emprisonnement de Lula. L’administrateur d’Alternatives et membre fondateur de Québec solidaire a l’intuition que les prochaines années seront à suivre :
« Y’a toute une jeunesse depuis 2007-2008, depuis la crise financière, qui a pâti sérieusement de la crise. (…) En fait, l’arrivée de Trump a remobilisé une gauche américaine et une gauche sociale et une gauche politique et je pense que l’on commence à voir le résultat. (…) Je parlais avec des gens un peu partout aux États-Unis, puis y’a des résistances au niveau des municipalités, au niveau des États, au niveau des universités, au niveau des communautés. Elles sont éparses, mais elles gagnent en puissance. Mais là on rentre dans la question du rapport de force relatif. »
Manifestation du 9 juin à Québec, près du Parlement
* * *
Conclusion
Comme plusieurs commentateurs l’ont fait remarquer, il est plausible que le mouvement altermondialiste délaisse le G7 pour se réorienter vers sa version élargie du G20. Les raisons sont simples : les G20 prennent encore place dans de grandes villes, et ces réunions gagnent en influence, surtout depuis que les chefs d’État y participent (2008 à Washington, en pleine crise financière), en plus d’inclure aujourd’hui des puissances émergentes incontournables telles la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, l’Arabie Saoudite et la Turquie, notamment.
N’en demeure pas moins que les discussions et décisions prises à huis clos lors des G7/G8 sur les sujets d’environnement, d’économie, de politique et de diplomatie sont dignes d’intérêt planétaire — même si les ententes ne sont pas contraignantes juridiquement, comme le soulignait au passage Marc Semo du journal Le Monde dans sa question au président français lors de sa conférence de clôture, qui le confirma à demi-mot dans une longue défense du travail de l’institution :
« (…) il faut aussi être réaliste. Ce sont des déclarations, j’attends de voir les actes qui viennent. (…) même s’il est non contraignant, [on a] eu une discussion et cosigné un texte. Ce ne sont pas les prédécesseurs qui l’ont signé ; nous avons cosigné un texte qui reconnaît l’existence de règles commerciales internationales, l’importance de les moderniser, mais notre engagement pour avoir un commerce juste, et nous coordonner. Donc je veux bien [qu’on] décide dans quelques semaines de faire le contraire de [ce qu’on] vient de déclarer ensemble aujourd’hui, mais, si on croit quelque peu que ce soit à la crédibilité de la parole publique et de nos engagements, même si ce n’est pas juridiquement contraignant, c’est une avancée et ça a une valeur. Et donc je pense que dans cette stratégie de tenir tout le monde ensemble, d’essayer, dans des moments où il peut y avoir des divergences, de recréer de la convergence, c’est utile. »
— Emmanuel Macron
Conférence de clôture du Sommet 9 juin 2018, La Malbaie
Seulement, quelle valeur donner au premier G7 où, quelques heures plus tard, le président américain annonce qu’il retire son appui à la déclaration commune via Twitter, en regardant la télévision à bord de son avion, parti expressément vers Singapour en quête d’un accord nucléaire avec Kim Jong-un ?[xxiii] Isolé, boudant le système international, Trump a-t-il donné raison aux journaux titrant « G6 + 1 » ? Avons-nous assisté à Charlevoix au dernier G7 de l’histoire ? Pour tenter de répondre à ces questions, L’Esprit libre prépare une analyse du contenu de ce G7 2018 de Charlevoix et de ses répercussions sur les scènes nationale et mondiale.
Au final, ce G7 laisse sur un sentiment d’inquiétante étrangeté, le même vécu à La Malbaie. Comme si l’obsession sécuritaire était maintenant coutume pour ce genre d’événement, et que le retrait provisoire des droits fondamentaux devenait banal ou ordinaire, ne soulevant plus l’ire de la multitude. En silence, les gardes dressées, la défense latente, avec ce bruit d’hélicoptère sourd, mais strident… le calme avant la tempête ?
[iii] Voir le tableau comparatif « Coût total de quelques G7/G8/G20 et du Sommet des Amériques », selon les données de John Kirton & al., « G8 and G20 Summit Costs« , Munk School of Global Affairs, Université de Toronto, 5 juillet 2010 (de 1981 à 2010), et les données publiques disponibles (2011 à 2018).
Cet article fait suite à une première partie sur le même sujet. Voir : «Le combat pour un salaire minimum à 15 dollars au Québec – Partie 1 : La nécessité d’un seuil minimum substantiel»
Le stade où en est le combat visant l’instauration d’un seuil salarial minimum à 15 dollars pour le Québec impose que le discours qui assume cette lutte se restructure, puisque c’est principalement dans le champ médiatique que la conquête des esprits reste à faire. Le salaire minimum est suffisamment ancré dans les pratiques économiques du Québec pour qu’il constitue un acquis historique inattaquable. Ainsi, le problème que rencontre la campagne pour le salaire minimum à 15 dollars ne se trouve ni dans l’existence même d’un tel seuil, ni dans les principes humanistes qui justifient le salaire minimum, mais plutôt dans l’aspect pratique d’une augmentation du salaire minimum au seuil de 15$. Par-delà l’aspect moral de la question, c’est l’enjeu pragmatique de la viabilité économique d’une trop forte augmentation du salaire minimum qui freine l’élan d’une telle campagne. Jusqu’à maintenant, ce sont les tenants d’une certaine droite économiques qui tiennent les rênes de l’argumentaire dominant sur le salaire minimum. Bien que principiellement louable, un tel seuil pour le salaire minimum est encore perçu au Québec comme une lubie dangereuse. Une chimère pour le marché du travail.
C’est que l’époque actuelle impose férocement le fait économique. Démontrer qu’un manque du marché quant à la satisfaction de certains besoins vitaux existe n’est malheureusement pas suffisant pour qu’une quelconque tentative de solution soit jugée recevable par les tenants de l’idéologie officieuse. Le discours ambiant exige de toute mesure qui tente de régler ce genre de problème -ici l’augmentation substantielle du salaire minimum- qu’elle soit cohérente avec la façon dont le système économique actuel est configuré. Après tout, «15 dollars» n’est qu’un chiffre, en phase symboliquement avec la campagne entamée aux États-Unis. Il vise à imposer un seuil qui réduise l’écart entre l’échelon salarial le plus bas et l’échelon moyen, et, par le fait même, qui assure une meilleure qualité de vie pour les personnes à faible revenu. Dans notre contexte, relever de la sorte le salaire minimum semble a priori remplir cet objectif, en assurant un salaire annuel décent. En imposant un revenu annuel (brut) minimum d’environ 28 800$, cet acte assurerait pour tous un écart raisonnable par rapport au Seuil de faible revenu (22 505$) et à la Mesure du panier de consommation (environ 17 000$), tout en rendant possible pour tous un salaire viable qui tende à se rapprocher du confort économique. Or, si une augmentation à 15 dollars est à ce point incompatible avec le marché qu’elle le déstabilise suffisamment pour qu’une telle chose ne soit pas possible, et qu’ainsi elle nuise aux conditions de vie des travailleurs et travailleuses du Québec, cette mesure ferait l’inverse de ce qu’elle est sensée accomplir : elle s’attaquerait aux plus démunis, voir même à la classe moyenne, du fait de mettre à mal l’économie nationale. Si tel était le cas, l’exigence coûte que coûte de «15 dollars» serait stérile. Au-delà des justifications morales, c’est une exigence pratique que le capitalisme contemporain, du moins sous sa forme québécoise, impose.
Une «bombe atomique»
C’est justement sur cet aspect du problème que l’argumentaire de la droite économique séduit. Selon cette droite, une augmentation si prononcée du salaire minimum constitue une telle contradiction avec le développement actuel de l’économie québécoise qu’elle mettrait une foule d’acteurs économiques, principalement les gestionnaires d’entreprise, dans une situation si délicate qu’ils seraient «forcés», rationalité économique oblige, à faire des choix difficiles qui plomberaient le marché national. Les opposants à la mesure n’y vont absolument pas de main morte pour férir ce clou, jusqu’à ce qu’il s’enfonce définitivement dans la conscience collective. L’économiste Pierre Fortin parle du salaire minimum comme d’une véritable «bombe atomique» pour le Québec. (1) Suivant la métaphore, une telle transformation dans l’octroi du salaire minimum rayerait de la carte québécoise tout habitus autorégulateur qui rend viable le marché du travail. Depuis des mois, du journal Les Affaires en passant par L’actualité, divers économistes de tendance plus ou moins néolibérale investissent les journaux et revues d’intérêt général pour nous faire part de leur documentation de cette fameuse «bombe atomique». Il y a plusieurs mois dans les pages du Journal de Montréal, Geloso, en reprenant entre autre les thèses des économistes Neumark et Wascher, concoctait un dossier de six articles sur les méfaits de cette mesure. (2)
Bien qu’il ne s’agisse pas ici d’analyser dans ses moindres détails cette myriade d’arguments déployée contre le mouvement en faveur du salaire minimum à 15 dollars, il est néanmoins possible d’en cerner les principaux points d’ancrage. Nous pouvons les ranger sous trois angles. Premièrement, un seuil trop élevé du salaire minimum favoriserait le décrochage scolaire du fait de proposer des avenues économiquement satisfaisantes qui ne nécessitent pas les sacrifices imposés par un long parcours académique. C’est notamment la position de Fortin. Deuxièmement, les producteurs de biens et les fournisseurs de services, suite à une telle augmentation, vont écouler leur produit à un prix plus élevé qu’auparavant afin de compenser les pertes occasionnées par la hausse à 15$, ce qui, par l’augmentation inflationniste de l’Indice du prix à la consommation (IPC), viendrait annuler les effets bénéfiques de l’augmentation salariale et nuirait à l’ensemble des consommateurs qui paieraient désormais plus cher les biens et services qu’ils achètent. Troisièmement, point le plus marquant, plusieurs entreprises, du fait d’être maintenant aux prises avec un coût d’intrants (3) plus élevé – le ou la salarié(e) étant ici un intrant-, vont couper dans les postes qu’elles offrent. Pour maints travailleurs et travailleuses, l’augmentation du salaire minimum les mettrait dans une situation pire que la précarité initiale : ils seraient littéralement en situation de chômage!
En ce qui concerne le décrochage scolaire, ne nous attardons pas trop sur le sujet. Cet argumentaire semble se baser sur une anticipation assez aléatoire des comportements économiques de la jeunesse québécoise, et, surtout, il surévalue les avantages d’un salaire minimum à 15 dollars l’heure : ce taux horaire n’est pas non plus une panacée, pas au point, du moins, qu’il soit rationnel pour beaucoup de se contenter d’un diplôme d’études secondaire. Plus profondément, quand bien même ce constat serait vrai, le problème ne serait pas ici le montant du salaire minimum, mais plutôt le rôle que l’éducation joue dans une société malade au point où certains jugeraient rationnel de troquer leurs études supérieures et leur formation citoyenne pour un 15 dollars l’heure.
La force de la position des opposants à l’augmentation salariale souhaitée se trouve plutôt dans l’explication de l’impact délétère de cette augmentation sur certains mécanismes du marché, impact qui occasionnerait une diminution de l’emploi et une hausse du coût de la vie. Nier que ces phénomènes économiques existent ne les fera pas pour autant disparaître, et tenter d’expliquer qu’une telle hausse n’aurait aucun impact économique négatif, et que tout irait mieux dans le meilleur des mondes, ne constitue pas une posture adéquate pour convaincre quiconque qui, inquiet de son propre sort économique, pourrait trouver crédible les arguments actuellement mobilisés par la droite néolibérale. Il faut donc prendre ces arguments au sérieux, et les contrer méthodiquement, un peu comme le faisait récemment Simon-Tremblay Pépin de l’IRIS, et maintenant de QS, en débat chez Mario Dumont contre le porte-parole économique du PQ, Alain Therrien. (4)
Pour cerner en quoi ces deux critiques mettent le doigt sur une certaine réalité économique, il est primordial de comprendre que ce même type d’argument peut être utilisé contre l’existence même du salaire minimum. En fait, à une époque où un tel seuil n’existait pas- pour le Québec, cette période va jusqu’en 1937 (5)-, le salaire minimum a toujours été vu comme un désastre économique pour les marchés capitalistes modernes, en remettant en cause le moteur de son développement économique : l’accumulation du capital par la classe dirigeante. Des économistes contemporains comme Milton Friedman ont, dans la deuxième moitié du XXe siècle, réactualisé, dans le monde des idées, la délégitimation de la conception même d’un salaire minimum de base. Pour Friedman, un seuil minimal, au contraire de la bonne volonté qui le justifie, accroît la pauvreté. À un taux obligatoire donné, le patronat emploiera toujours moins de travailleurs et travailleuses qu’à un taux plus bas qu’il se fixerait lui-même. Sont ainsi condamnés au chômage les plus pauvres, c’est-à-dire «(…) précisément ceux qui peuvent le moins se permettre de renoncer au revenu qui leur était auparavant assuré (…)» (6). Voici une description qui rappelle les désastres de la fameuse «bombe atomiques» décriée par Fortin. Les arguments actuels de la droite économique québécoise contre une hausse du salaire minimum à 15 dollars, si on pousse leur logique à leur juste aboutissement, permettent de justifier l’abolition du salaire minimum. De façon charitable, ce n’est pas tout à fait la position des commentateurs et commentatrices québécois-e-s qui s’opposent à une telle augmentation salariale. Pour eux, un argumentaire à la Friedman n’a de valeur que lorsque le salaire minimum augmente trop intensément. C’est notamment la position de Geloso, qui considère que l’impact de l’augmentation du salaire minimum sur l’emploi n’est pas linéaire, mais qu’il augmente par sauts drastiques une fois que le salaire a dépassé le seuil compatible avec un marché du travail donné. Une fois ce seuil atteint, c’est toutefois la même logique argumentative qui est en jeu.
Ce qui est important de comprendre ici, c’est que, qu’il s’agisse de sa nature même ou de l’ampleur qu’elle peut prendre, la notion de salaire minimum fait violence à la façon dont le marché capitaliste se dote de ses propres règles de fonctionnement. Le salaire minimum a toujours été une mesure révolutionnaire qui vise à établir des règles du jeu interdisant aux acteurs économiques de s’enrichir selon certaines pratiques jugées odieuses. Ici, la pratique odieuse qui est contrainte est celle qui correspond à la volonté usuelle des détenteurs des moyens de production (ou ceux qui en ont la charge) de réduire à tout prix le coût de leurs intrants pour augmenter le profit d’une production donnée: selon les règles que nous nous donnons en société, cette réduction des coûts ne pourra jamais s’imposer au prix d’un bien-être humain fondamental. Il s’agit d’imposer dans le marché une organisation élémentaire de la répartition des ressources au sein de l’entreprise. En ce sens, le salaire minimum nuit au capital, ou, du moins, empêche le capital qu’il assure lui-même la redistribution des ressources. Nier qu’il le fait, c’est nier l’objectif même du salaire minimum. Dans le cas qui nous occupe, la question n’est pas de savoir si l’augmentation du salaire minimum va occasionner des maux économiques pour la circulation du capital (c’est son but), mais si ces maux vont faire mal ou non aux travailleurs et travailleuses. Si tel est le cas, il est primordial de définir les mesures qui peuvent être adoptées de façon à ce que la hausse du salaire minimum favorise réellement le développement sain de la vie des salariés du plus bas échelon, et non pas qu’elle déstabilise le marché de façon à les nuire.
Une réalité toute en nuances
Pour savoir si certaines mesures correctrices doivent accompagner l’hypothétique augmentation du salaire minimum à 15 dollars, il importe de dresser un portrait adéquat des potentiels effets économiques indésirables qu’implique une telle hausse. Comme nous l’avons vu, l’objection principale est double : une augmentation du chômage et une hausse du coût de la vie. Si l’on se base sur un modèle économique d’un marché pur où l’offre et la demande tendent à s’équilibrer- ce qui exclut l’existence d’interventions publiques dans le marché venant affecter les lois de l’offre et la demande- une hausse significative du salaire minimum viendra évidemment nuire de façon importante à l’emploi et à la consommation. Voir le problème sous cet angle est problématique. Le marché pur n’est qu’une vue de l’esprit analytique qui permet de répondre à certains problèmes circonscrits. Le marché du travail réel est beaucoup plus complexe. Comme le rappelait récemment l’économiste Alan Manning dans le Foreign Affairs (7), lorsque l’on introduit des variables issues de l’empirie qui ne relèvent pas du strict échange de marchandises, nous nous rendons compte que le travail ne circule pas aussi facilement que ne le laissent supposer les modèles de pure compétition; des modèles construits avec plus de finesse nous mènent à adopter un regard économique plus complexe qui prend en compte un plus grand nombre de variables comme, par exemple, celles relatives au rôle attractif que jouent les salaires plus élevés pour les travailleurs et travailleuses, venant ainsi augmenter l’offre de main d’œuvre, ou la corrélation entre salaire plus élevé et plus grand pouvoir d’achat. Lorsque l’on confronte plusieurs modèles théoriques, ce qui nous permet de rendre compte d’un plus grand nombre de variables, nous sommes forcés de reconnaître qu’une augmentation du salaire minimum, même substantielle, ne mène pas nécessairement à des impacts néfastes très prononcés pour le marché national, bien que le chiffre d’affaire de certaines firmes ou PME puisse s’en trouver réduit.
Comme l’affirme Manning, et comme l’affirme à peu près tout économiste qui ne voue pas un culte exagéré à l’orthodoxie du marché libéral, l’enjeu du salaire minimum n’est pas son existence elle-même, mais le seuil critique à partir duquel le montant d’un salaire minimum peut devenir problématique, et ne se borne pas non plus à une relation fondamentalement linéaire entre augmentation du salaire minimum et calamités économiques. Tout dépendamment d’un seuil donné selon un contexte économique particulier, il n’y a pas nécessairement de lien de cause à effet drastique entre une telle augmentation et la hausse du chômage et/ou l’augmentation du prix des biens et services. En ce sens, la position de Geloso, qui, tel que mentionné plus haut, parle d’une relation économique non-linéaire, est plus nuancée qu’un économiste comme Pierre Fortin avec sa «bombe atomique». En fait, si l’expression de Fortin vise à imager une situation plus nuancée qu’une relation radicalement linéaire entre salaire minimum et variables mentionnées, la métaphore manque sa cible; soit la métaphore est commise par erreur, et est inadéquate, véritable ineptie conceptuelle, soit Fortin en fait un usage démagogique (peut-être idéologique?). La question est donc de savoir si le seuil de 15$, lorsque considéré à l’extérieur d’un modèle théorique de pure compétition, serait une telle calamité pour l’économie québécoise que la drôle de métaphore de Fortin serait appropriée.
Il y a peu, la Banque du Canada produisait une étude selon un modèle d’analyse équilibré, visant à anticiper, à l’échelle canadienne, l’impact des augmentations du salaire minimum annoncées par les provinces pour une période s’échelonnant jusqu’en 2019 (8), projections qui rendent compte de l’augmentation à 15 dollars pour l’Ontario et l’Alberta. (9) Les prédictions vont comme suit : une perte de 60 000 emplois dans l’ensemble du Canada, et une inflation de 0,1% selon l’IPC. En quoi alors le cri de terreur lancé par certains orthodoxes du marché est-il justifié? L’impact net du salaire à 15$ sur le coût de la vie apparaît comme plutôt modeste, d’autant plus qu’il s’accompagne d’une augmentation salariale globale de 0,7% (salaires agrégés). (10) Pas non plus de désert (nucléaire!) de l’emploi: 60 000 emplois perdus pour une population de 37 millions de personnes (dont une vingtaine de millions sont en âge de travailler pour un nombre très légèrement en deçà en ce qui concerne la population active) reste un nombre marginal. Ce nombre se situe plutôt dans les normes de ce que la Banque du Canada observe par trimestre pour le même genre d’exercice, c’est-à-dire entre 30 000 et 140 000 emplois perdus. (11) Ces données pourraient s’en trouver transformer si l’on considère que Dough Ford, nouvellement élu à la tête du gouvernement ontarien, refuse d’hausser le salaire minimum de 14$ à 15$.
Bien évidemment, si le Québec augmentait son seuil à 15$, le portrait global s’en trouverait changé. Les effets de l’augmentation pourraient même prendre la forme d’un problème si l’analyse sortait d’un cadre pancanadien pour se concentrer uniquement sur les États provinciaux qui ont imposé les plus fortes augmentations du salaire minimum. À cet égard, on peut s’attendre à des effets plus prononcés dans le marché national de l’Ontario et de l’Alberta que dans le reste du Canada, et de façon similaire dans le marché d’un Québec hypothétique où le salaire minimum serait statué à 15$ l’heure. Ce portrait de l’augmentation salariale a cela d’intéressant qu’il en faut des détails et des nuances pour réussir à déceler une quelconque catastrophe économique imminente. Ces prévisions statistiques offrent des résultats si modestes que, pour constater un désastre économique pour le Québec, il faudrait absolument qu’il existe un écart immense entre les capacités de l’économie québécoise à assumer les contrecoups d’une augmentation du salaire minimum et les capacités de celles des autres provinces. Est-il raisonnable de penser qu’un tel écart existe? De penser que l’Ontario se trouverait avec des niveaux d’activité économique pratiquement inchangés tandis que le Québec sombrerait dans la déchéance collective? Peut-on sérieusement envisager l’apocalypse sans avoir recours à la démagogie ou à une idéologie dans laquelle le marché capitaliste fait office de cantique religieux? Si la réponse est non, et que ce «non» prend forme dans le discours public, un double exploit serait accompli. Non seulement la valorisation d’un seuil humaniste minimal réussirait, grâce au travail de ses défenseurs et défenderesses, à devenir de plus en plus concret, mais serait également démontré la compatibilité d’un salaire minimum à 15 dollars avec le marché du travail québécois. D’une pierre deux coups.
L’intervention publique à la rescousse
Reste un dernier point d’achoppement. Les pertes d’emploi auraient beau être modestes, il n’en demeure pas moins qu’il pourrait y avoir diminution de l’emploi. Une vie altérée par la perte de revenu en est toujours une de trop. En ces termes concrets, l’objection est tout à fait recevable. Elle constitue en fait la réaction normale de tout individu qui aime son peuple. Il faut absolument que ceux et celles qui luttent pour le salaire à 15$ puissent y répondre. Ceci nous force à sortir du salaire minimum comme strict enjeu du corporatisme syndical pour prendre à bras le corps le problème global du salariat. Comme le salaire minimum s’inscrit dans une vision du monde où les milieux de travail sont organisés de façon humaine, il devient essentiel, si l’on veut respecter ce regard sur le monde, de se doter de mécanismes qui assurent le respect de cette échelle humaine pour les situations où le salaire minimum à lui seul a pour conséquence des effets indirects mettant à mal le bien-être de certain-e-s travailleurs et travailleuses. Pour ce type de scénario, il est crucial que le monde syndical tout comme les partis politique défendant ce type de mesure s’assurent d’avoir en main la documentation de ces mécanismes correctifs. Pour s’assurer que le salaire minimum joue bel et bien son rôle (améliorer la vie des gens), nous pouvons, par exemple, nous imaginer que l’État québécois alloue une enveloppe budgétaire à certaines PME (ou autres organisations dont les ressources servent avant tout à faire fonctionner leurs propres structures plutôt qu’à l’accumulation du capital) dont les revenus sont insuffisants pour assumer une augmentation trop importante du salaire minimum. (12) Une telle mesure permettrait d’amoindrir l’effet néfaste des quelques emplois perdus.
En ce qui concerne la crainte d’une hausse – modeste, rappelons-le – du coût de la vie, venant de la sorte annuler les effets de l’augmentation salariale, nous pourrions faire comme l’Ontario et indexer le salaire minimum à l’inflation (13), plutôt que de se contenter, comme on le fait au Québec, d’une réévaluation saisonnière d’un seuil acceptable par le gouvernement selon la masse salariale moyenne, évaluation vulnérable aux aléas des conflits de l’arène politique et du point de vue du parti au pouvoir. Ceci impliquerait de revoir la forme que prend actuellement le régime de la Loi sur les normes du travail (14). Avec un tel dispositif, écouler les marchandises à un prix plus élevé ne constituerait donc plus une stratégie adéquate pour les firmes qui visent à pallier les pertes occasionnées par l’augmentation salariale. Vendre de façon répétée et répandue un bien ou un service à un prix plus élevé impliquerait de payer ultérieurement un salaire minimum plus élevé.
Saisir l’enjeu du salaire minimum en ces termes implique le refus de considérer le minimum de salaire comme un conflit strictement sectoriel. Il constitue un projet politique majeur qui ne concerne pas seulement les plus bas salarié-e-s. Si la campagne pour un salaire minimum à 15 dollars se veut efficace, elle se doit d’entraîner avec elle une foule d’acteurs de la société civile dans un mouvement d’envergure. Avec en tête les mécanismes corrigeant les maux involontaires d’une hausse prononcée du salaire minimum, un front commun entre centrales syndicales, PME et OSBL demandant une intervention directe de l’État devient envisageable. Un tel front suppose que le syndicalisme québécois s’active au-delà du corporatisme ordinaire qui organise ses activités quotidiennes, pour assumer un syndicalisme politique et combatif. Du côté de l’État, une politique cohérente sur le salaire minimum entraîne nécessairement une remise en cause de ce qui se fait politiquement depuis les dernières décennies. Organiser le travail de façon humaniste ne peut se faire dans une économie capitaliste laissée à elle-même. L’État doit assumer son rôle d’acteur économique à titre d’égalisateur des conditions sociales, et non pas de simple arbitre. (15) On ne peut pas vouloir une politique décente du salaire minimum et en même temps souhaiter que les pouvoirs publics se désinvestissent lentement de leur rôle, que l’État social soit subtilement démantelé, et que le calcul froid de l’austérité budgétaire frigorifie toute forme de dynamisme dans la fonction publique.
Le néolibéralisme ou l’humain. À nous de choisir.
CRÉDIT PHOTO: Fred / Flickr
(1) Radio-Canada. 17 octobre 2016. « Le salaire minimum à 15$, “ une bombe atomique”, selon Pierre Fortin». Radio-Canada.
(2) Vincent Geloso. 4 mai 2016. «Le salaire minimum à 15$ : Comment faire mal aux pauvres (Partie 1 : les effets sur l’emploi)». Le Journal de Montréal. … et ses suites.
(3) Intrants : «(…) les biens et services qui servent à la production d’autres biens ou services.» Dans Daron Acemoglu, David Laibson & John A. List. Microéconomie. Montréal : Pearson ERPI, 2016, p.79-80
(6) Milton Friedman. Capitalisme et liberté. France: Flammarion, 2010, p.226
(7) Alan Manning. «The Truth about the Minimum Wage: Neither Job Killer Nor Cure-All». Foreign Affairs. Volume 97, no.1. Janvier-Février 2018.
(8) Dany Brouillette, Calista Cheung, Daniel Gao & Olivier Gervais. The Impacts of Minimum Wage Increases on the Canadian Economy, Note analytique du personnel. Ottawa: Banque du Canada, 2017.
(9) Les décisions publiques du Québec ont rapidement bougées depuis. Au moment de l’étude, la hausse à 12$ l’heure pour le Québec n’était pas encore anticipée.
(10) Ibid., p.4-5
(11) Ibid., p.1
(12) Ce type d’aide de l’État pour les PME fait déjà parti des affaires courantes de nos institutions, avec notamment Investissement Québec.
(13) Radio-Canada. 6 novembre 2014. «Le salaire minimum sera indexé au coût de la vie en Ontario». Radio-Canada.
(14) Denis Ledoux. L’histoire du salaire minimum au Québec.
(15) Bien évidemment, l’État-providence existe encore au Québec. Il est même fort. La direction prise par les pouvoirs publics ces dernières années entraînent toutefois une remise en cause, ou du moins une délégitimation, d’une certaine façon de faire intervenir cet État social dans la société, ces capacités de stratification sociale s’en trouvant réduites.
La campagne au Québec pour une hausse du salaire minimum à 15 dollars l’heure est à la croisée des chemins. De prime abord, elle tend à s’inscrire dans un rapport de force favorable. Les grandes centrales syndicales de la belle province, tout comme celles d’ailleurs au Canada, mènent une lutte de longue haleine, méthodique, pour l’opinion publique.
Sans avoir eu besoin d’user de grands actes de perturbation économique de la part des masses sous-salariées, elles ont recouru à des actes symboliques et à un discours fédérateur suffisamment convaincants pour imposer l’enjeu du salaire minimum dans l’espace public et même dans l’agenda des politiques publiques de certains gouvernements. L’Ontario, sous la gouverne de Kathleen Wynne, a fait passer le salaire minimum à 14 dollars et compte l’augmenter à 15 d’ici janvier 2019, si bien sûr l’administration Ford nouvellement élue le permet. Les néodémocrates de l’Alberta s’apprêtent à faire de même (1), et le salaire y est pour l’instant à 13,60 $ (2). Dans le cas du Québec, l’adoption du salaire minimum à 15 dollars dépasse désormais les promesses électorales de Québec Solidaire et fait maintenant parti des objectifs du Parti Québécois (3). L’augmentation modeste à 12 dollars, décidée par le PLQ (4), reste insuffisante pour freiner la pression.
D’un autre côté, cet allant est très fragile. Le Québec reste étanche face à ces revendications. Si un certain rapport de force syndical semble s’installer, il en est tout autre en ce qui concerne le discours public québécois concernant cette possible augmentation. Les opposant·e·s à cette mesure sont fort volubiles. Pour l’instant, leur argumentaire impose le respect. Il affirme qu’une augmentation abusive – 15 dollars l’heure étant ici jugé abusif – aurait pour conséquence de nuire aux travailleurs et travailleuses autant qu’à l’économie québécoise en termes d’efficacité. Ainsi donc, une telle augmentation du salaire minimum mènerait à concrétiser, pour les moins fortuné·e·s, le contraire des nobles intentions qui justifient cette mesure. Ce qui fait la force de cette position, c’est qu’elle met le doigt sur une certaine réalité de l’économie capitaliste. Le salaire minimum constitue une mesure qui entrave la libre circulation des marchandises du fait qu’il impose une augmentation des coûts de production des entreprises qui investissent leur capital. Tant et aussi longtemps que celles et ceux qui luttent pour une augmentation substantielle du salaire minimum nieront ce constat et, qu’à la place de se le réapproprier dans le discours, le caricatureront comme une lubie du patronat et du monde des affaires, il ne sera pas possible de rassurer une masse critique de travailleurs et travailleuses face à des enjeux matériels bien réels et, par le fait même, ces dernières et derniers pourraient ne pas être convaincu·e·s du bien-fondé d’une hausse du salaire minimum à 15 dollars. Dans une société du spectacle comme la nôtre, le discours médiatique jugé majoritaire prime trop souvent sur l’intérêt public. Une lutte sociale ne peut se résoudre sans conquête de ce discours. Cette constatation est d’autant plus vraie que le prochain gouvernement risque d’être incarné par la droite économique, que ce soit avec le PLQ ou la CAQ. Dans ces conditions, l’augmentation substantielle du salaire minimum, si elle doit être, ne sera pas le fruit d’une mise à l’agenda par le parti au pouvoir, mais bien le résultat d’une lutte populaire, unie sous un même discours cohérent, faisant pression sur le gouvernement, jusqu’à ce qu’il cède. Et si cette lutte ne s’inscrit pas dans un message qui saura répondre adéquatement aux objections actuelles, elle pourrait malheureusement échouer.
Des raisons d’un salaire minimum substantiel
Les défenseurs et défenderesses d’un certain libéralisme économique ont habituellement le derme très sensible lorsqu’une mesure politique vient modifier les relations économiques entre producteurs et productrices, détenteurs et détentrices de capitaux et consommateurs et consommatrices. C’est d’autant vrai lorsqu’il s’agit de toucher au salaire minimum. Selon une perspective libérale de l’économie, l’intervention des pouvoirs publics dans le marché, si elle n’est pas qu’épisodique et strictement balisée par les règles de ce même marché, a des effets dévastateurs sur l’allocation des ressources en économie capitaliste. Cette intervention de l’État vient altérer le mécanisme de transmission de l’information concernant la rareté et l’accessibilité des ressources qu’est le prix du marché – seul dispositif qui permette aux acteurs économiques imparfaits de comprendre, du moins minimalement, les aléas d’une économie infiniment complexe. Le système de prix équivaut à la mise en commun des informations partielles que chaque acteur détient. Avec en tête ce type de regard économique, l’intervention publique de grande ampleur équivaut à un acte de commandement, en l’occurrence celui de l’État, qui se base sur l’information imparfaite d’un seul pôle de la société, celui de l’arène politique par laquelle l’État prend acte de sa gouverne. De ce problème d’accès à l’information de la part de l’État, joint à une déstabilisation du système de prix, s’ensuit une réduction de l’efficacité économique, en ce sens que des acteurs économiques se trouvent désavantagés par rapport à la situation qui prévalait avant l’intervention publique. Deux scénarios s’offrent alors à l’État : soit il recule, ce qui constitue une dépense de ressources inutile et un grand désaveu quant à sa capacité à s’imposer comme acteur économique; soit il accroît le contrôle qu’il peut exercer sur l’économie pour rectifier les problèmes qui s’imposent, ce qui fait glisser l’État dans une spirale autoritaire, une accumulation de problèmes générant toujours plus de problèmes. Il s’agit là d’un discours néolibéral commun (5). C’est souvent à partir de cette vision du monde que la droite économique s’insurge lorsqu’elle est face à des mesures gouvernementales qu’elle juge « abusives », comme c’est le cas pour l’augmentation substantielle du salaire minimum.
Dresser ce portrait ne vise pas à définir un état de fait. Bien que ce regard ait le mérite de mettre le doigt sur certaines configurations de l’économie de marché capitaliste, elle se base sur un argumentaire fallacieux de la pente glissante de l’action publique vers l’inefficacité ou l’autoritarisme, pente qui, trop souvent, ne se vérifie pas sur le plan empirique. L’existence d’États-providence forts, que justement les néolibéraux tentent d’escamoter, à elle seule, met à mal l’idéologie dominante (6). L’intérêt pour ce regard économiciste se trouve plutôt dans le fait qu’il nous permet de comprendre l’état d’esprit des tenant·e·s du néolibéralisme, et par quelle façon cette posture permet de s’opposer à une augmentation importante du salaire minimum. Cependant, puisque le marché pur n’est qu’une abstraction, voir une utopie, les défenseurs et défenderesses de ce dernier, dans la pratique, n’excluent pas totalement l’intervention étatique. L’État joue le rôle de maintien de l’ordre et d’arbitre, et est légitimé à intervenir économiquement dans un nombre restreint de cas. Même pour les néolibéraux les plus durs, « (…) il n’y a pas moyen [, pour reprendre les propos du grand économiste néolibéral Milton Friedman,] d’éviter la nécessité d’un certain degré de paternalisme (7) ». À l’heure actuelle, où l’on tend à restreindre l’ampleur du rôle économique de l’État social, ce «paternalisme» public se doit, dans ces conditions, d’avoir de solides justifications, de faire la démonstration que le marché n’arrive pas à satisfaire certains besoins, ce qui justifie l’intervention gouvernementale. Autre condition fondamentale : l’intervention doit être compatible avec le marché. Voir le problème de l’action publique en ces termes nous permet d’intérioriser plus facilement la façon dont s’articule intellectuellement l’hostilité usuelle des élites politico-économiques actuelles à l’encontre d’interventions publiques comme la forte légifération sur le salaire minimum.
Qu’en est-t-il donc de la hausse de notre salaire minimum? Est-il avisé que l’État interfère sur le prix minimum de la main d’œuvre en l’augmentant à 15 dollars l’heure? Relativement à la satisfaction ou non d’un bien-être social minimal – les économistes parlent de « surplus social » –, une configuration de la production et des capitaux qui permet, dans les conditions économiques actuelles, un salaire de l’heure à 12 $, comme c’est le cas actuellement, ne permet pas de subvenir adéquatement aux besoins vitaux d’une masse considérable de travailleurs et travailleuses. Au Québec, c’est environ 450 000 personnes qui travaillent au salaire minimum (8). Aux vues de la place à prendre dans la société compétitive et consumériste qu’est la nôtre, la somme de 12 $ l’heure, même si elle constitue un progrès par rapport au précédent 11,25 $, reste dérisoire. Pour évaluer le niveau de pauvreté selon le revenu, Statistique Canada et l’Institut de la statistique du Québec emploient la mesure du seuil de faible revenu (SFR). Le seuil se définit relativement au salaire moyen comme point de référence. Il est établi qu’un individu ou ménage dépensant 20% de son revenu de plus que la moyenne pour ses besoins de subsistance de base est en situation de précarité, qu’il subit de la misère économique (9). Imaginons maintenant le meilleur scénario (ou le pire, selon la perspective) pour un individu gagnant 12 $ de l’heure : chaque semaine, durant une année, cet individu travaille 40 heures et ce, en ayant seulement droit comme congé à ses journées fériées payées (10). Cette personne se trouve alors avec un salaire annuel brut de plus ou moins 23 040 $. Or, selon les données de 2015, tout citoyen canadien ayant un salaire brut en deçà de 22 505 $ vit sous le SFR (11). En maintenant les bas·se·s salarié·e·s à un tel salaire annuel brut, nous acceptons collectivement qu’une masse critique de québécois et québécoises aient un niveau de vie se confondant avec un tel seuil. Cette donnée est d’autant plus affligeante lorsqu’on la met en relation avec la mesure qui permet de cerner le coût moyen annuel de la consommation de biens et services pour satisfaire une subsistance minimale, ce qu’on appelle la mesure du panier de consommation (MPC). En 2015, la MPC oscillait entre 16 854 $ et 17 275 $ pour une personne seule (12). Une fois le panier de consommation considéré, il reste peu de place à la satisfaction d’autre chose que des besoins élémentaires, nettement insuffisants pour une vie contemporaine digne.
À ces mesures doit s’ajouter un autre indice : celui du salaire viable, développé par l’Institut en recherches socio-économiques (IRIS), c’est-à-dire le « salaire horaire qui permettrait à un·e salarié·e à temps complet de non seulement couvrir ses besoins de base, mais [de] se doter d’une marge de manœuvre pour sortir de la pauvreté (13) ». Pour une personne seule habitant Montréal ou Québec, le salaire viable oscille autour du 25 000 $ annuel, ce qui nous éloigne de l’actuel salaire minimum, trop bas (14). Rappelons-nous que nous nous basons ici sur un scénario idéal où 40 heures de la semaine sont comblées par le travail salarié. Bon nombre d’emplois dépassent à peine le 30 heures semaine, ce qui pousse à la baisse les données évoquées. À 35 heures semaines, l’IRIS employant ce taux horaire pour établir son seuil de salaire viable (tout comme l’Institut de Statistique du Québec, d’ailleurs), le salaire viable équivaut à environ 15 $ l’heure dans la plupart des cas. Ces statistiques nous donnent une bonne idée de ce que trop de québécois et québécoises sous-payé·e·s subissent, soit du surtravail qu’elles et ils doivent endurer pour espérer mieux, soit du manque. Trop occupé·e·s à survivre pour se permettre de vivre.
Ces conditions dans lesquelles le marché laisse les québécois et québécoises du bas de l’échelle salariale justifient une hausse substantielle du salaire minimum. Ce constat n’est bien sûr valide que si l’on suppose qu’il soit souhaitable que notre société soit organisée selon les principes d’un humanisme élémentaire. Il s’agit ici d’affirmer qu’un être humain est en droit de vivre une existence digne, et que cette dignité n’est possible que si ses besoins de base sont satisfaits, l’accès à une gamme de biens premiers étant nécessaire (15). Il est évidement possible de se doter d’une autre vision du monde justifiant une telle situation, qui, par exemple, impose une inégalité naturelle, une méritocratie dure ou le primat de l’efficacité économique sur l’humain. Il faudrait alors relever le défi de nous expliquer en quoi ce genre de société est désirable.
Dans une perspective humaniste donc, un marché qui maintient des salaires aussi bas, selon le seuil minimal actuel, est inacceptable. Au regard de cette perspective, l’État intervient principalement parce que le travail que les travailleurs et travailleuses vendent à leur patrons n’est pas une marchandise comme une autre. Le travail n’est pas qu’un objet détaché qu’un·e dirigeant·e d’entreprise s’offre candidement, selon les lois du marché, au plus vil prix. Il constitue la vie elle-même pour nous tous. Il est notre rapport quotidien au monde. Chaque fois que le prix de la main d’œuvre est abaissé ou maintenu dans des conditions économiques difficiles, comme dans le cas qui nous intéresse, c’est une attaque sur les conditions de vie elles-mêmes de cette main d’œuvre qui se concrétise. Affirmer une telle chose, c’est faire le constat, comme Marx, que « le salaire n’est […] que le nom spécifique donné au prix du travail, au prix de cette marchandise particulière dont l’unique réservoir est la chair et le sang de l’homme [et de la femme] (16) ».
Contre les excès de la marchandise-travail, un seuil salarial de base qualitativement satisfaisant s’impose, d’autant plus que nous vivons dans une société d’abondance qui nous permet d’assumer un seuil relativement élevé et qui nous conditionne toutes et tous à l’atteinte de hauts standards de vie comme constitutive du bonheur. Que certain·e·s commentateurs et commentatrices de l’actualité économique nient cette réalité et qu’elles et ils se contentent d’une interprétation forte de ce qu’est la pauvreté, comme s’il fallait nécessairement être sur le point de mourir de faim ou de n’avoir littéralement aucun loisir pour être pauvre – pensons à l’économiste Vincent Geloso qui, récemment, tentait de nous convaincre que les pauvres selon le Seuil de faible revenu n’étaient au fond pas vraiment « pauvres » (17) –, tout cela ne change rien à l’affaire. La pauvreté est toujours relative (18). Et dans le contexte québécois, relativement à la façon dont s’y évalue le bien-être et la viabilité économique, les gens vivant sous ce seuil sont précaires. C’est cette précarité que la hausse du salaire minimum vise à éliminer.
Justifier qu’un seuil salarial substantiel s’affirme en bonne et due forme n’est qu’une facette du problème qui se pose pour l’instant dans l’espace médiatique québécois. Contrairement à nos voisins du sud, il n’existe ici pratiquement pas d’économiste niant la nécessité d’un salaire minimum qui soit actuellement pris au sérieux au sein de notre discours public. Le débat autour du salaire minimum se porte surtout sur le seuil à adopter, et lorsque le débat est orienté selon cette perspective, ce sont des considérations d’ordre pragmatique qui prennent le pas sur les principes. À la vue du combat pour le discours, c’est ici qu’un blocage prend forme pour la campagne en faveur du salaire minimum à 15 dollars. Ses opposant·e·s réussissent pour le moment à faire la « démonstration » d’une incompatibilité entre un tel seuil (15 $) et la façon dont l’économie québécoise est configurée, que les grands principes ne valent rien s’ils ne peuvent pas être convenablement confrontés aux pratiques économiques d’usage. Si cet aspect du problème – non dépourvu d’une certaine réalité économique – n’est pas abordé de plein fouet, et que ceux et celles qui luttent pour l’augmentation salariale font l’erreur de se draper d’une vertu de principes qui les empêchent de confronter la droite sur ses propres arguments, tous ces gens opposés à une telle augmentation qui tentent de nous amadouer par la peur gagneront le monopole du discours sur des enjeux économiques concrets qu’expérimente une foule d’acteurs économiques du marché du travail québécois. Dans ces conditions, difficile d’imaginer comment rendre possible la conquête du salaire minimum à 15 dollars. Au-delà de la défense d’un humanisme élémentaire qui suppose une allocation de ressources minimale (ici sous la forme de salaire), c’est la question économique qui doit être confrontée à bras le corps.
C’est cette deuxième facette du problème d’un salaire minimum à 15 dollars qui sera traitée dans l’article qui fait suite au présent texte : Voir, dans L’Esprit libre, « Le combat pour un salaire minimum à 15 dollars au Québec – Partie 2 : le seuil minimum à l’assaut du marché.»
(1) La Presse canadienne. 3 janvier 2018. « La hausse du salaire minimum éliminera 60 000 emplois, croit la Banque du Canada ». Le Soleil.
(2) Radio-Canada. 1er octobre 2017. « Le salaire minimum atteint 13,60 $ l’heure en Alberta ». Radio-Canada.
(3) Marie-Renée Grondin. 19 mai 2016. « Le PQ appuie finalement la hausse du salaire minimum à 15 $ ». Le Journal de Québec.
(4) Radio-Canada. 1er mai 2018. « Le salaire minimum passe à 12$ l’heure au Québec ». Radio-Canada
(5) C’est essentiellement la position de l’un des pionniers du néolibéralisme, Friedrich Hayek. En guise d’introduction, voir son essai critique sur la planification économique : Friedrich A. Hayek. La route de la servitude. France : Les Presses universitaires de France, 2014.
(6) La littérature sur le phénomène institutionnel d’État-providence, et sur sa fonction non capitaliste, est abondante. Les travaux du politologue Gosta Esping‑Andersen constituent une bonne piste : Gosta Esping‑Andersen. The Three Worlds of Welfare Capitalism. Princeton : Princeton University Press, 1998.
(7) Milton Friedman. Capitalisme et liberté. France : Flammarion, 2010.
(8) Québec. Marc-André Demers. « Plus de 450 000 Québécois et Québécoises sont rémunérés au salaire minimum… ou presque ». Québec : Institut de la Statistique du Québec, 2015.
(9) Pour simplifier l’exposé, nous prendrons ici pour acquis que nous sommes face au salaire avant impôt d’un individu seul. Le SFR après impôt constitue une mesure plus fine. Il nécessite toutefois de multiples considérations relatives au retour d’impôt ou non qui feraient nettement déborder le texte de son objet et, surtout, de son format. Pour une explication introductive des mesures de calcul du seuil de pauvreté, consulter : https://www.statcan.gc.ca/pub/75f0002m/2009002/s2-fra.htm, repéré le 23 mai 2018.
(10) Bien évidemment, le scénario se dévoile sous un jour plus charitable si l’on considère les vacances obligatoirement payées par l’employeur relativement à l’ancienneté cumulée. Malgré ces nuances, le constat sur les conditions de vie des plus bas salarié-e-s ne s’en trouve toutefois pas radicalement transformé.
(13) Philippe Hurteau & Minh Nguyen. « Les conditions d’un salaire viable au Québec en 2017 : Calculs pour Montréal, Québec, Trois-Rivières, Saguenay, Sept-Îles, Gatineau et Sherbrooke ». Institut de recherche et d’information socio-économiques (IRIS), 2017, p.1
(14) Ibid., p.4
(15) L’expression « bien premier » est du philosophe John Rawls. Le terme « humanisme » est ici employé à titre générique. Rawls emploie le terme, plus spécifique, d’« égalité démocratique » pour désigner une société bien ordonnée, selon les principes d’une justice comme équité; système idéal qui, en pratique, se rapproche de ce que, dans le langage commun, nous nommons «social-démocratie». Voir John Rawls. Théorie de la justice. France : Points.
(16) Karl Marx. Travail salarié et capital. Pékin : Éditions en langues étrangères, 1996, p.2
(17) Vincent Geloso. 30 octobre 2016. «Quelle ligne de pauvreté?». Le Journal de Montréal.
(18) Nous voyons ici toute la pertinence du Seuil de faible revenu développé par l’IRIS.