Littérature jeunesse : entre super-héros et princesses, quelle place pour la diversité?

Littérature jeunesse : entre super-héros et princesses, quelle place pour la diversité?

Cet article a été publié dans notre recueil Paroles de femmes, inclusions politiques. Vous pouvez vous le procurer via notre boutique en ligne. 

Alors que la littérature jeunesse compose une part importante de l’éducation de nos enfants, elle s’insère également comme élément-clé d’une culture en représentant différentes normes sociales d’un lieu et d’une époque donnée. Pourtant, une consultation de celle-ci nous permet de nous questionner : de quelles manières sont représentés les genres et quels modèles cela présente-t-il aux jeunes lecteurs et lectrices? Entrevues avec Émilie Rivard, auteure jeunesse, et Line Boily, agente de développement pour le projet Kaléidoscope du YWCA.

Les attentes sociales face aux femmes et aux hommes varient énormément. Alors que « […] la société attend des femmes qu’elles soient émotives, sensibles, attentionnées, dépendantes et non violentes […] »1, les attitudes et comportements attendus chez les hommes sont, bien souvent, liés à quatre injonctions principales présentées par Pollack : les hommes devraient, selon les exigences sociales, être forts, autant mentalement que physiquement, affirmés, en contrôle et ne devraient, en aucune situation, s’exprimer sous un mode « féminin »2.

Ces injonctions sociales s’observent dans diverses sphères, telles que l’employabilité, les choix quant aux activités ou encore les rôles sociaux occupés. Notamment, on s’attendra à ce qu’une femme choisisse un métier dans lequel elle pourra prendre soin des autres ou démontrer de la douceur. D’un autre côté, on s’attendra à ce qu’un homme occupe des emplois liés au pouvoir ou à la force physique.

Ces exigences sociales se fondent sur divers stéréotypes sexués et genrés étant véhiculés dans notre société occidentale actuelle. Selon Dionne et al., « [c]ertains auteurs [et autrices] (Gooden et Gooden, 2001; Montarde, 2003; von Stockar-Bridel, 2005), sont d’avis qu’en tant que produits culturels, les livres destinés aux jeunes lecteurs [et lectrices] sont le reflet de la société. C’est donc dire qu’un examen attentif de la littérature jeunesse devrait permettre de rendre compte de certaines valeurs culturelles ou de certaines idéologies qui sont valorisées par la société »3

Pourtant, alors que les gouvernements québécois et canadien affirment valoriser l’équité et la parité femmes-hommes, plusieurs stéréotypes de genre inquiétants s’insèrent toujours dans notre littérature jeunesse. Selon une étude sur les livres jeunesse québécois publiée dans la revue Lurelu, « […] le déséquilibre persiste encore quant à la représentation des personnages féminins et masculins » 4. Un autre constat réalisé dans cette étude est que « […] certains traits [demeurent] cantonnés à l’un ou l’autre sexe, comme si l’intériorité était une caractéristique surtout féminine et que d’être énergique et tout autre qualificatif de ce genre était surtout un trait masculin »4

Selon un article d’Évelyne Daréoux paru en 2007, on assisterait à une dévalorisation du féminin par rapport au masculin, notamment en ce qui a trait à la présence et à la visibilité. Alors que les personnages masculins se retrouvaient dans 78 % des titres, ceux féminins n’occupaient que 25 % de ceux-ci. Daréoux mentionne également qu’au niveau des représentations parentales, «  […] 83 % des pères occupent le rôle du héros contre 17 % des mères »5.

Dans les livres pour enfants, les filles et les femmes seront fréquemment représentées comme secondaires. En plus de ne pas participer activement à l’action, on insistera fréquemment sur leur beauté, sur leur douceur ou sur leur coquetterie5. Selon Serge Chaumier, les filles seront confinées à trois rôles principaux : la séduction, la maternité et le domestique. À l’opposé, on présentera des garçons ou des hommes confiants, ambitieux et forts6. Cela ne laisse que très peu d’espace pour les femmes fortes ou pour les hommes sensibles, par exemple, et encore moins pour les jeunes trans. Cela peut conduire à ce que Michèle Babillot aborde comme de l’auto-censure : « Les garçons et les filles s’interdissent certaines activités, certains jeux sans qu’il n’y ait jamais rien de dit mais [cela est dit] de manière complètement implicite »7.

À ce sujet, une rencontre avec Émilie Rivard, autrice jeunesse, nous permet d’en apprendre davantage sur les réalités associées à ce métier et ce, spécifiquement par rapport aux stéréotypes de genre.

Rencontre avec Émilie Rivard

Comme le souligne Émilie Rivard, le fait de questionner les stéréotypes de genre ne signifie pas  d’éliminer toutes différences entre les garçons et les filles :

Ça prend un équilibre, aussi. Les livres de princesses, c’est parfait. Je pense que ça prend de tout, en fait. […] Les histoires d’amour, ce n’est pas problématique en soi. C’est d’avoir une majorité de livres qui sont comme ça, de n’avoir que ça, en fait [qui est problématique]. Le message que je veux passer serait le suivant : si tu as envie d’être une princesse, vas-y. Si c’est vraiment ça que tu veux, vas-y. Aucun problème! Mais l’autre fille qui veut être scientifique, elle aussi devrait pouvoir avoir ce modèle-là. C’est aussi ça, le défi8.

Selon l’autrice jeunesse, le défi consiste à préserver une diversité dans les personnages présentés aux jeunes et ce, notamment, « pour montrer aux petits gars qu’une fille, ce n’est pas juste une princesse à sauver, ce n’est pas juste rose et girly. Ça peut être beaucoup de choses aussi. » 8 L’auteure aborde tout de même la part de défi liée au fait d’écrire des livres non-stéréotypés :

C’est sûr que le livre genré, ça vend. C’est plate, mais de parler directement aux filles ou de parler directement aux gars, c’est très efficace encore aujourd’hui. […] Donc ça, je pense que c’est un gros défi, d’y aller de différentes façons, [pour rejoindre les jeunes sans créer des personnages stéréotypés]. Avoir un cover de livre super rose, mais de passer un autre message à l’intérieur, c’est une autre façon de faire, d’y aller comme on peut8

C’est d’ailleurs ce que l’autrice observe par rapport aux ventes de son livre Mimi Moustache. Sur la couverture, on peut y apercevoir Mimi, coquette, avec un fond rose. Alors que la popularité de ce livre est très forte chez les jeunes filles, Mme Rivard explique que, dans ce livre destiné aux 6-10 ans, on assiste aux péripéties de Mimi, une jeune fille qui n’en peut plus de devoir participer à des concours de beauté comme sa mère le souhaite :

« Sois belle et tais-toi. ». Mimi a l’impression que ce dicton a été inventé juste pour elle. Et maintenant, elle en a assez! Elle ne veut plus participer à ces stupides concours de beauté, mais sa mère ne l’écoute jamais! Si seulement elle pouvait s’enlaidir… […]9

Dans ce livre, la jeune fille parvient donc, grâce à la magie, à se faire pousser une moustache. Cet acte pourrait donc être interprété comme un désir de la jeune fille de se défaire de certains stéréotypes de beauté, lui permettant ainsi de se retirer des concours de beauté qu’elle trouve stupides. En questionnant l’autrice sur l’importance de montrer des modèles non-stéréotypés aux jeunes, Mme Rivard explique que, selon elle, il y a un manque de ces modèles auprès des jeunes : « Dans la culture populaire, on ne voit pas tant que ça de modèles qui ne sont pas stéréotypés. […] Ce n’est pas notre mandat, du tout, mais je pense que si on peut montrer une plus grande palette de personnages, de montrer plus de diversité dans les personnages qu’on montre et dans les héros qu’on présente, ça peut juste être sain. » 8

L’autrice aborde également l’importance de créer des personnages aux facettes multiples : «  C’est de montrer que la fille n’est pas juste romantique et amoureuse, qu’elle est avant tout persévérante, passionnée ou fonceuse, tout dépendant. » 8. Elle poursuit en affirmant que, selon elle, pour qu’un·e personnage soit intéressant·e, il ou elle doit avoir l’air réel en ayant plusieurs façades : « Que la fille soit juste belle, ça ne marche pas. Que le garçon soit juste fort, ça ne marche pas non plus » 8.

Finalement, l’autrice suggère qu’une plus grande diversité permettrait à la fois de créer des personnages intéressant·e·s tout en permettant à un plus grand nombre de jeunes de se reconnaître dans les héros et héroïnes qui se trouvent dans leurs livres. Mme Rivard, autant dans son rôle de mère que dans son rôle d’écrivaine, suggère toutefois de proposer des livres aux jeunes plutôt que d’en interdire certains : « À partir du moment où ils ont un livre dans les mains, peu importe quoi, c’est gagné. C’est un pas de plus. » 8

Rencontre avec Line Boily, du projet Kaléidoscope

Afin d’en apprendre davantage sur les rapports égalitaires véhiculés dans la littérature jeunesse, nous avons également rencontré Line Boily, agente de développement au projet Kaléidoscope.  

Initié par l’équipe du Centre filles du YWCA Québec en 2016, le projet Kaléidoscope cherche à « […] favoriser des représentations d’enfants non-stéréotypées et, du même coup, participer à la construction d’un monde plus égalitaire et inclusif »10.

Ce projet consiste en une sélection de 200 livres pour les 0-12 ans faisant la promotion de rapports et de rôles sociaux plus égalitaires : « Très tôt dans leur vie, on assigne aux enfants des rôles sociaux distinctifs reliés au fait d’être un garçon ou une fille, d’être d’une origine culturelle ou d’une autre, de provenir d’une famille hétérosexuelle ou non, de répondre aux standards de beauté ou pas. Certains comportements, souvent transmis ou adoptés de façon inconsciente, sont l’expression de discriminations et d’inégalités. » 10 Le recueil, autant dans sa version papier qu’informatisée10, est divisé en huit catégories, soit Égalité des sexes, Affirmation de soi, Diversité corporelle, Diversité culturelle, Diversité familiale, Diversité fonctionnelle, Diversité sexuelle et de genre et Sociétés. 

Line Boily, agente de développement de Kaléidoscope depuis la mi-juin, m’explique les actions prévues pour la deuxième phase du projet, financée par le Secrétariat à la condition féminine :

Notre intention c’est vraiment de faire connaître notre sélection de livres et d’y intégrer davantage d’œuvres québécoises. Nous souhaitons qu’elle reflète la réalité culturelle des jeunes et qu’elle devienne une référence pour les adultes qui travaillent auprès des enfants, que ce soit le personnel enseignant, les éducateurs/éducatrices en petite enfance, les bibliothécaires, les animateurs[·trices] en lecture11.

Pour permettre la diffusion de cette sélection, Kaléidoscope a une entente avec l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) pour les régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches pour que les livres faisant partie de la sélection soient identifiés par un autocollant et que 30 à 40 livres phares soient mis en valeur dans une étagère imprimée au visuel de Kaléidoscope et exprimant leurs valeurs. C’est un important processus d’implantation qui vise à faciliter l’accès aux livres ayant des contenus égalitaires et non-stéréotypés :

D’ailleurs, un comité consultatif composé de six bibliothécaires se réunira vers la fin du mois de septembre afin de valider le choix du modèle d’étagère. De plus, les membres du comité participeront à la planification des outils promotionnels de Kaléidoscope. Il nous apparaît important de travailler de concert avec les gens du milieu puisqu’ils connaissent bien les besoins de leur clientèle et les meilleures pratiques de communication pour les rejoindre. Dans une première étape et d’ici la fin de l’année, ce sera une vingtaine de bibliothèques des régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches qui accueilleront cette étagère offerte gracieusement. En deuxième année, nous nous développerons sur ce même modèle dans la région de Montréal et en troisième année dans les régions du Québec qui se montreront intéressées.11

Pour marquer encore plus le coup, Mme Boily souligne qu’il est nécessaire de sensibiliser les futur·es intervenant·es et de les outiller davantage. En questionnant celle-ci sur la responsabilité que peuvent avoir les enseignant·es et les parents dans les choix de livres que font les enfants, Mme Boily souligne qu’ils et elles ont un rôle de premier plan puisqu’ils et elles sont des modèles : « Il est possible qu’un adulte ne pense pas naturellement à présenter des œuvres littéraires aux contenus égalitaires et non-stéréotypés si, dans son enfance, il ou elle n’a pas été en contact avec celles-ci. » 11. Pour ce faire, Mme Boily prévoit une prise de contact avec divers départements des cégeps et des universités afin de présenter, dans un esprit de collaboration et de sensibilisation, la sélection aux futur·es enseignant·es ainsi qu’aux futur·es éducateur·trices :

On veut […] les soutenir et encourager le développement de leurs compétences à choisir les œuvres littéraires qu’ils [et elles] pourront exploiter auprès des jeunes; les éveiller à l’importance de présenter des personnages variés, provenant de diverses réalités sociales et culturelles. À se poser des questions telles que : est-ce qu’on donne des chances égales aux filles et aux garçons en leur présentant ces histoires-là, en leur présentant ces contenus-là? Est-ce qu’on fait attention que les personnages principaux soient des filles ou que s’ils sont en personnages secondaires, qu’elles ne soient pas juste passives, mais qu’elles participent à l’action? […] Montrer des filles volontaires, des modèles féminins qui sont plus actuels pour les encourager à développer leur plein potentiel et rappeler aux garçons qu’ils ont le droit de ressentir des émotions, à comprendre qu’il n’y a pas de rôles fixes dédiés aux filles et d’autres aux garçons11.   

En contactant les futur·es intervenant·es, Mme Boily affirme vouloir éduquer celles et ceux qui éduquent :

Nous, comme organisme, on ne peut pas rejoindre les dizaines, centaines de milliers d’enfants, mais je pense que si on sensibilise et qu’on forme les adultes qui les côtoient, […] ils [et elles] deviendront des agent[·e·]s multiplicateur[·trice·]s, des ambassadeur[·e·]s. Je considère aussi que ces rencontres seront des occasions enrichissantes de partager des pratiques éducatives, ce qui ouvrira des pistes de réflexions communes11.

Tout de même, Mme Boily dresse un portrait assez positif de la littérature jeunesse québécoise des dernières années :

Je trouve que, dans les dix dernières années, il y a plus d’éditeurs québécois qui n’hésitent pas à publier les auteur[·trices] qui abordent des sujets plus sensibles, comme l’homosexualité, la diversité familiale, l’intimidation. Cela se faisait moins dans les années 90 lorsque j’ai commencé comme animatrice littéraire11.

Vers davantage de diversité

En consultant des livres destinés aux jeunes, plusieurs études témoignent de différences marquées quant aux rôles et aux attitudes des personnages féminins et masculins :

Les recherches démontrent qu’au cours des ans, malgré quelques fluctuations en ce qui a trait à la représentation de rapports égalitaires entre les personnages des deux genres dans la littérature jeunesse, des asymétries importantes persistent toujours (Hamilton, Anderson, Broaddus et Young, 2005; Ly Kok et Findlay, 2006; Turner-Bowker, 1996). De façon générale, on constate que les personnages féminins sont sous-représentés dans les histoires, les titres, les rôles centraux et les illustrations et que les images du masculin et du féminin qui sont offertes au lecteur [ou à la lectrice] sont stéréotypées (Daréoux, 2007; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003) 3.

Alors que d’importants stéréotypes persistent dans la littérature jeunesse, ceux-ci contribuent à de nombreuses inégalités de genre en perpétuant des préjugés et des contraintes sociales. Selon Line Boily, une plus grande égalité dans la littérature jeunesse pourrait permettre de diminuer celles-ci :

Je pense que [plus d’égalité dans la littérature jeunesse] va modifier les rapports entre les garçons et les filles. Ça va également favoriser le fait que les filles vont choisir des carrières qui leur ressemblent vraiment, mais qui ne seront pas dictées par ce qu’on attend d’elles. Je pense que ça pourrait éventuellement aider à une plus grande parité dans tous les domaines9.

Nos discussions avec Line Boily et Émilie Rivard ainsi que quelques recherches nous permirent d’identifier certains livres jeunesse démontrant une belle diversité. Parmi ceux-ci, voici différents coups de cœur :

  • Tu peux d’Élise Gravel : dans ce livre pour les enfants entre 4 et 9 ans, Élise Gravel présente différents droits que les enfants ont, sans différenciation selon leur genre. « Que tu sois une fille ou un garçon, tu peux être toi-même. »12
  • Assignée garçon de Sophie Labelle : cette bande dessinée en ligne présente, pour les enfants âgés entre 6 et 12 ans, le quotidien et l’histoire de Stéphie, une jeune trans de 11 ans13.
  • L’enfant mascara de Simon Boulerice : Ce livre pour adolescent·e·s et pour adultes présente l’histoire d’amour à sens unique de Larry/Léticia, une jeune trans qui choisit de se maquiller pour se rendre à l’école secondaire. On peut y découvrir son quotidien et ses difficultés, mais également rencontrer un personnage fort de détermination et de ténacité. Ce récit s’inspire d’un meurtre transphobe survenu aux États-Unis en 200814.

Outre les livres jeunesse favorisant la diversité, d’autres lieux et maisons d’édition peuvent avoir à cœur de promouvoir une littérature moins discriminatoire entre les individus. Notamment, la librairie féministe L’Euguélionne propose une large sélection de livres usagés et neufs appartenant à la littérature des femmes, mais également des ouvrages « […] féministes, queer, lesbiens, gais, bisexuels, trans, intersexe, […], etc. ». Cette coopérative de solidarité à but non-lucratif se trouve à Montréal et organise également des événements variés promouvant la diversité15. Également, la nouvelle maison d’édition Dent-de-lion favorise des valeurs féministes et promeut les personnages non-stéréotypés. Son premier livre, Derrière les yeux de Billy, sortira le 6 octobre 201916.

CRÉDIT PHOTO: Vincent Fuh – Flicr

1   Francine Descarries, Marie Mathieu et Marie-Andrée Allard, 2010, Étude : Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin, Conseil du statut de la femme, Gouvernement du Québec. www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/etude-entre-le-rose-et-le-bleu.pdf

2   William S. Pollack, 2001, De vrais gars : sauvons nos fils des mythes de la masculinité, Éditions AdA, Varennes, Québec.

3   Patricia Balcon, Aïcha Benimmas, Yasmina Bouchamma et Anne-Marie Dionne, 2007, « Étude des stéréotypes sexistes à l’égard des parents dans la littérature jeunesse canadienne », Revue de l’Université de Moncton, vol.38, no.2., pp.111-143. doi.org/10.7202/038493ar

4   Danièle Courchesne et Rachel Roy-Ringuette, 2018, « Filles et garçons : égaux ou pas? »,  LURELU, vol.40, no.3, pp.15-19, Montréal. id.erudit.org/iderudit/87396ac

5   Évelyne Daréoux, 2007, « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants ». Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089

6   Serge Chaumier, cité dans Évelyne Daréoux, 2007. « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants », Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089

7   Michèle Babillot, citée dans Évelyne Daréoux, 2007. « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants », Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089

8   Échanges avec Émilie Rivard, communication personnelle, 27 juillet 2018.

9   Émilie Rivard, 2018, Mimi moustache, Éditions Andara, Blainville. www.leslibraires.ca/livres/mimi-moustache-emilie-rivard-9782924146743.html

1   0     Kaléidoscope, 2018. « Kaléidoscope : Livres jeunesse pour un monde égalitaire », Centre filles YWCA Québec, Québec. kaleidoscope.quebec/

1   1     Échanges avec Line Boily, communication personnelle, 25 juillet 2018.

1   2     Élise Gravel, 2018, Tu peux, Éditions La courte échelle, Montréal.
elisegravel.com/wp-content/uploads/2017/07/tupeuxfin2.pdf

1   3     Sophie Labelle, 2014. Assignée garçon, Tumblr, assigneegarcon.tumblr.com/

1   4     Simon Boulerice, 2016, L’enfant mascara, Édition Leméac Jeunesse, Montréal. www.leslibraires.ca/livres/l-enfant-mascara-simon-boulerice-978276094226…

1   5     Pour plus d’informations sur la Librairie féministe L’Euguélionne, librairieleuguelionne.com/

1   6     Pour plus d’informations sur Dent-de-lion, éditions jeunesse. www.editionsdentdelion.com/

Le cinéma politique : une autre forme de lutte? (2/2)

Le cinéma politique : une autre forme de lutte? (2/2)

Dans ce deuxième article sur le cinéma politique, nous aborderons les manifestations québécoises qui ont émergé après le déménagement de l’Office national du film (ONF) à Montréal et tout au long de la Révolution tranquille. Pour ce faire, nous traiterons des Rencontres internationales pour un nouveau cinéma de 1974 et du cinéma direct. Nous ferons aussi des parallèles entre l’ONF et l’Institut cubain d’Art et d’industrie cinématographique et entre le cinéma de Pierre Perrault et celui du Brésilien Glauber Rocha. Enfin, notre article présentera aussi des discussions avec le réalisateur québécois Mathieu Denis, auteur, avec Simon Lavoie, du film Ceux qui ne font la révolution qu’à moitié ne font que creuser leur tombeau et avec Stéphane-Albert Boulais, professeur de cinéma retraité au Cégep de l’Outaouais et ancien collaborateur du cinéaste Pierre Perrault pour le film La bête lumineuse.

Les Rencontres pour un nouveau cinéma

Dans un article publié dans le Canadian Journal of Film Studies, Vincent Bouchard aborde le sujet du troisième cinéma au Québec avec, justement, ces rencontres pour un nouveau cinéma qui ont eu lieu en 1974. Il explique comment, dans les années 1970, le mouvement de la contre-culture et de l’art engagé se voyait divisé et radicalisé[i]. Depuis les années 1960, les artistes s’étaient en quelque sorte réuni·e·s autour d’un engagement qui s’inscrivait dans la continuité du Refus global de 1948. Au cours des années 1970, le soutien de l’Office national du film (ONF) qui avait été essentiel aux artistes des années 1960 commençait à être perçu comme une forme de censure et de contrôle. Ces rencontres visaient alors à remédier à cette situation[ii].

Plusieurs cinéastes latino-américain·e·s se sont rassemblé·e·s à Montréal du 2 au 8 juin 1974, dans le cadre des Rencontres internationales pour un nouveau cinéma, où environ 250 cinéastes de près de 250 pays étaient présents. L’objectif de ces rencontres, inspirées par le troisième cinéma et les événements de mai 68, était la socialisation du cinéma, c’est-à-dire la réappropriation des moyens d’expression qui se trouvaient aux mains de l’hégémonie capitaliste, de façon à transformer la manière dont les films sont produits et distribués, mais aussi, de faire un cinéma d’« intervention », contre l’impérialisme et pour la décolonisation. Étaient présents Julio García Espinosa, Fernando Solanas et Jorge Sanjnés, mais aussi Pierre Vallières, le Tunisien Ferid Boughedir, le Mauritanien Med Hondo et plusieurs autres[iii]. Cela nous permet de souligner que le Québec n’est pas sans avoir connu son cinéma militant, avec le cinéma direct et des artistes comme Anne Claire Poirier, Pierre Perrault, Michel Brault et Gilles Groulx.

À cette époque, les milieux de la gauche radicale fréquentaient ceux du cinéma. Robert Daudelin, du groupe En lutte!, était présent. Vallières, bien que rallié à ce moment au Parti québécois, y était aussi, de même que Gilles Groulx, sans doute le cinéaste le plus radical de l’ONF. On s’y rassemblait pour défendre un cinéma « national » contre les menaces que posait l’hégémonie étatsunienne. Le cinéma québécois était alors encore fragile et dépendant du financement fédéral de la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (SDICC). Par la même occasion, le cinéma d’intervention sociale se voyait menacé par l’expansion du cinéma local à vocation commerciale et même par la sexploitation, avec des films comme Valérie ou L’initiation de Denis Héroux, des films de « plus-value » ou des films « objets de consommation », pour employer les termes de Solanas et Getino.

Par conséquent, les cinéastes étaient à la recherche de nouvelles manières de financer leur cinéma. Gilles Groulx, Pierre Perrault et Denys Arcand avaient subi, à l’époque, la censure de l’ONF. Lors des Rencontres, Gilles Groulx, marxiste, mettait de l’avant un cinéma porteur d’un engagement plus vaste afin de « provoquer une pise de conscience sociale » auprès, idéalement, de toute la population, ou, à tout le moins, auprès « des forces susceptibles de changer le cours de l’histoire[iv] ». Enfin, vers la fin des années 1960, on commençait aussi à remettre en question les acquis de la révolution tranquille et l’entrée dans la société de consommation[v]. Gilles Groulx lui-même avait posé la question suivante : « Pourquoi avoir fait la Révolution tranquille, si c’était pour s’engouffrer tête baissée dans la société de consommation? » Deys Arcand, de son côté avait affirmé que « les Québécois[·es] sont toujours exploité[·e·]s économiquement par les Américain[·e·]s et politiquement par le gouvernement fédéral, tout cela avec l’approbation du gouvernement provincial[vi] ». Aussi, sous l’influence de Solanas, qui était présent aux Rencontres, et de bon nombre de cinéastes africain·e·s, le nationalisme québécois a pris de l’importance pour s’ériger en  bannière commune, et ce, en dépit des divisons qui régnaient à ce moment-là parmi la gauche et au sein de toute la société québécoise. Il restera de ces rencontres un engagement des cinéastes dans une certaine lutte pour la justice sociale et des rapprochements qui donneront lieu à certains réseaux de collaboration entre les cinéastes de l’Occident et celles ceux de l’Afrique et de l’Amérique latine[vii]. Il y a également eu des collaborations entre le Chili, le Québec et le Mexique. C’est le cas de Première question sur le bonheur de Gilles Groulx, portant sur la réforme agraire et tourné au Mexique en 1977. Enfin, une dénonciation de l’impérialisme américain et canadien a été signée par une vingtaine de participant·e·s à la fin des échanges[viii].

La révolution des cinéastes de l’ONF

La National Film Board of Canada (Office national du film en français) a été créé en 1939 par l’Écossais John Grierson, dans le but de produire des films de propagande lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont d’abord des cinéastes européens, et des hommes, qui y réalisent des films : Stuart Legg, Alberto Cavalcanti, Basil Wright, Raymond Spottiswood, puis Irving Jacoby, Stanley Hawes, Joris Ivens, Boris Kaufman et Norman McLaren. Le Canada était encore culturellement très dépendant de l’Europe à cette époque[ix].

Au moment des réformes des années 1960, le cinéma des jeunes auteurs francophones et un peu plus tard, celui des femmes au sein de l’ONF, qui venait de déménager au Québec en 1956, a grandement participé aux remous intellectuels et artistiques dont cette époque a été le théâtre, engendrant une rupture avec les milieux plus traditionnels et participant ainsi à une profonde recherche identitaire. Les cinéastes de l’ONF affichaient alors de plus en plus d’indépendance et se sont fait·e·s en quelque sorte les porte-paroles (ou porte-images) de ces changements. En 1963, l’Association professionnelle des cinéastes est fondée par Claude Jutra; celle-ci sera d’ailleurs présente aux Rencontres pour un nouveau cinéma. Cette organisation mettait de l’avant l’importance de faire plus de films au Québec et l’importance, pour l’État, de les financer davantage. En effet, à l’époque, avec les changements mis en œuvre par l’État de concert avec les mouvements sociaux, on croyait que l’État providence pouvait merveilleusement offrir une solution à bien des problèmes. Une désillusion s’ensuivra quelques années plus tard. Quoi qu’il en soit, le cinéma devenait à cette époque un instrument culturel, permettant à la fois la construction de la « conscience nationale » mais aussi de l’« ouverture sur le monde ». Déjà, ces films parlaient de l’indépendance. Pierre Perrault, plus particulièrement, utilisera le cinéma pour prendre la parole et briser la domination économique et culturelle de l’Amérique du Nord anglophone et de la France. « Ni Étatsunien[·e·]s ni Français[·es] », ces cinéastes cherchaient à définir le Québec[x].

L’ONF est donc très vite devenu un foyer de contestation du conservatisme canadien. Ainsi les artisan·e·s de ce qui deviendra le cinéma-direct seront inspiré·e·s, entre autres, par les pratiques de Jean Rouch avec la caméra synchrone, novatrices à l’époque, car elles permettaient de capter à la fois le son et l’image de manière synchronisée. Cette nouvelle avancée technique a permis l’émergence d’une nouvelle façon de faire du cinéma. Même si la critique n’appréciait pas toujours les documentaires et le parti pris des cinéastes onéfien·ne·s, ces dernier·ère·s continuaient de se poser des questions afin d’établir l’approche à adopter, de connaître la « voix » à prendre, de savoir jusqu’à quel point il fallait satisfaire aux attentes du public, même si elles diffèrent des intentions artistiques, et enfin, si on était vraiment tenu d’adhérer aux normes mises en place par les institutions et les distributeurs de calibre international[xi]. Le cinéma québécois proposait alors un projet clair : un Québec indépendant et socialiste[xii].

L’historien Marc-André Robert parle du cinéma direct (ou cinéma-vérité) comme une représentation « vivante et saignante » de la réalité, dans laquelle la « spontanéité et le naturel de l’interprétation de personnages réels vivant des événements ou des drames réels » constituent les fondements. Ainsi, seul avec sa caméra, « le cinéaste part […] à la rencontre du réel, sans scénario si ce n’est que la problématique qui l’intéresse, mais surtout sans idée préconçue » [xiii]. À l’origine du cinéma-direct, il y a aussi la rencontre d’Hubert Aquin, de Michel Brault et de Claude Jutra avec Roland Barthes. En effet, en 1960, Aquin demande à Barthes de rédiger un texte parlé pour son film Le sport et les hommes, qui se situait par ailleurs dans l’esprit de Mythologies, que Barthes venait de signer. Ce dernier s’était donc déplacé au Canada et, par la même occasion, avait fait la rencontre de Claude Jutra, qui travaillait avec Michel Brault et Marcel Carrière sur un film intitulé La lutte sur les combats. Barthes a alors donné le conseil à ces derniers de « ne pas chercher à révéler les ficelles de théâtre de marionnettes, mais de filmer le « théâtre populaire d’un peuple » »[xiv]. Il y a un parallèle à faire avec la rupture des rapports de pouvoir abordée par Solanas et Getino. L’approche insufflée à ce deuxième film par la recommandation de Roland Barthes a participé à l’élaboration du cinéma-direct québécois. Dans cette deuxième œuvre, contrairement au film d’Aquin, les images tournées n’accompagnaient pas un texte déjà rédigé; ce sont les images elles-mêmes qui, d’une certaine manière, sont devenues le texte ou le discours. L’approche relevait moins d’une planification rigoureuse que de la capture sur pellicule de personnages tels qu’ils agissent dans leur environnement. La structure n’avait donc pas été dictée par un texte rédigé indépendamment du film. Vincent Bouchard souligne cependant que, dans les deux cas, comme dans le cas du « discours indirect libre » de Pier Paolo Pasolini[xv], dont Gilles Deleuze soulignait l’importance, le discours de ce métrage, sa structure, résultait du montage, de l’assemblage du son et des images, et non de la réalisation d’un scénario, comme le fait le cinéma hollywoodien. Il s’agissait de films-essais comme ceux qu’allait réaliser Godard, qui rejetait aussi les contraintes posées par le scénario[xvi].

Les femmes au sein de la révolution onéfienne

Il est déplorable de constater que l’ONF, comme de nombreuses manifestations politiques de cette époque, a été dominé par des figures masculines. Cela ne veut pas nécessairement dire, selon nous, que les cinéastes dont nous avons traité rejetaient ou méconnaissaient la question de la libération de la femme et le renversement de la phallocratie. Cependant, cela nous montre à quel point le patriarcat est solidement ancré dans notre société et quelle profondeur doit avoir une révolution pour le déloger, profondeur que ne semblent pas avoir eue la Révolution tranquille ou le cinéma politique au Québec, du moins à cette époque. Malgré tout, en dépit de ces conditions défavorables, et du fait que les femmes occupaient d’abord des postes « féminins » au sein de l’ONF, comme ceux de maquilleuses ou habilleuses, certaines cinéastes ont pu émerger et paver la voie à un cinéma féminin. On dénombre parmi ces femmes Paule Baillargeon, Aimée Danis, Micheline Lanctôt, Mireille Dansereau et Anne Caire Poirier, qui sera d’ailleurs considérée comme une cheffe de file du cinéma féministe par l’ONF[xvii].

Anne Caire Poirier réalise en 1967 le film De mère en fille, qui attaque un sujet alors peu abordé par les hommes cinéastes, c’est-à-dire la grossesse, mais elle cherche aussi, grâce au langage cinématographique, à montrer le corps de la femme non sexualisé, par opposition au cinéma d’homme qui découpe la femme pour faire des différentes parties de son corps des objets aux fonctions érotiques[xviii]. Le film Mourir à tue-tête restera cependant l’un des plus mémorables d’Anne Claire Poirier. Ce film traite du viol, ou de ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture du viol. La réalisatrice présente d’abord différents types de viols, dont les mutilations génitales qui ont cours en Asie et en Afrique. Ensuite, elle introduit l’acteur Germain Houde, incarnant tous les agresseurs potentiels, du mari qui s’en prend à sa conjointe jusqu’au guru spirituel qui dirige une secte. Le film enchaîne ensuite avec une longue scène de viol dans une camionnette. La réalisatrice apparaît dans son film pour expliquer comment elle a tenté de montrer l’acte dans toute sa laideur et pourquoi elle nous force à le regarder. Il y a certainement un parallèle à faire avec Salò, qui cherchait à nous faire voir le fasciste en chacun·e de nous. Poirier chercherait donc à nous faire voir le violeur en chacun de nous. Avec une approche habituelle du cinéma direct, qui nous rappelle, entre autres, celle du film Les ordres, de Michel Brault, la réalisatrice continue de se donner la parole tout au long du film pour poser la question suivante : Est-ce que le viol fait partie de la nature masculine? Elle n’offre pas de réponse claire de ce côté, mais propose de concevoir le viol comme un vol d’identité et un crime politique de domination sexuelle. Le film se termine avec une scène devant un juge, qui se veut une attaque contre notre système patriarcal, une critique malheureusement toujours d’actualité[xix]. Heureusement, le combat se poursuit, avec des initiatives qui sont nées en parallèle et qui existent toujours, parmi lesquelles le Groupe d’intervention vidéo, fondé en 1975, à Montréal, en vue de distribuer et de valoriser le cinéma fait par des femmes[xx].

L’héritage de la révolution cubaine

Les cinéastes cubains, impliqués dans la révolution de 1959, se sont aussi intéressés à la décolonisation du cinéma. La révolution cubaine a certainement inspiré les révolutionnaires québécois·es et il est possible de comparer les activités de l’ONF et celles de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographique, fondé par Santiago Álvarez, Tomas Gutierrez Alea et Julio García Espinosa. Nous pourrions aussi faire le parallèle entre Gilles Groulx et Santiago Álvarez, qui se définit lui-même comme un journaliste-cinéaste et un révolutionnaire, fait ce qu’il appelle du « cinéma de l’urgence », c’est-à-dire un cinéma de collage, effectué avec les moyens limités disponibles au lendemain de la révolution castriste. Selon lui, l’« usage des structures de montage permet que l’actualité originalement filmée se réélabore, s’analyse et se situe dans le contexte qui la produit en lui conférant une plus grande capacité et une permanence quasi illimitée »[xxi]. À l’aide d’images d’archives, d’animations ou de reportages filmés ici et là, Santiago Álvarez travaillait essentiellement dans la salle de montage. Ces méthodes et ces objectifs sont très similaires à ceux du cinéma direct qui a fait son apparition au Québec avec un objectif semblable : une nation indépendante et socialiste.

Julio García Espinosa, de son côté, a fourni un apport théorique considérable en 1965 en rédigeant son manifeste Pour un cinéma imparfait, précédant de quelques années le « troisième cinéma » de Solanas et Getino. Dans le même esprit anticapitaliste que les deux Argentins, Espinosa affirme : « Le cinéma imparfait n’a pas à lutter pour construire un « public ». Au contraire. On pourrait dire que, actuellement, il y a plus de public pour un cinéma de cette nature que de cinéastes pour ce public. (…) Le cinéma imparfait est une réponse[xxii] » à un besoin du peuple pour un cinéma qui lui parle plutôt qu’il ne l’aliène. Espinosa rejette ainsi la primauté de la qualité technique, le vedettariat comme la critique, et tout autre intermédiaire entre les films et le peuple. C’est peut-être aussi ce que Barthes entendait par le « théâtre populaire d’un peuple », par opposition à celui de la bourgeoisie. Pour Espinosa, les cinéastes doivent travailler en étroite collaboration avec les chercheurs et chercheuses en sociologie, en économie ou en politique ainsi qu’avec les meneurs et meneuses révolutionnaires ou avec les mouvements sociaux[xxiii]. C’est d’ailleurs ce que Gilles Groulx a fait, en collaborant avec le sociologue de l’UQAM Jean-Marc Piotte, pour son film 24 heures ou plus.  Enfin, pour abolir ces barrières érigées par la bourgeoisie, associée, sans doute, si nous revenons encore au propos de Solanas et Getino, au deuxième cinéma, les cinéastes de la révolution cubaine ont innové à cet égard, en développant de nouveaux moyens techniques dans le but de projeter des films dans les campagnes de l’île. Ce pèlerinage du cinéma, dans les campagnes, parallèlement aux opérations d’alphabétisation, a participé à la « démocratisation » du 7e art, en permettant à des gens qui n’avaient jamais vu de films auparavant d’assister aux représentations[xxiv].

L’esthétique de la faim

Au cours de nos recherches sur ces réalisateurs et réalisatrices de l’ONF, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Stéphane-Albert Boulais. Originaire de Maniwaki, ce dernier a été professeur de cinéma au Cégep de l’Outaouais de 1973 à 2009. Il est aussi auteur et sa passion pour le cinéma lui a permis de collaborer avec Pierre Perrault pour le film La bête lumineuse. C’est aussi sur Perrault qu’il a rédigé son mémoire de maîtrise, publié sous le titre Le cinéma vécu de l’intérieur, ainsi que sa thèse de doctorat. Il a entamé notre conversation en décrivant ce qui l’intéresse du cinéma : l’aspect langagier du cinéma et comment les textes sont adaptés à l’écran. Nous avons parlé de Gilles Groulx et de Pierre Perrault. Il a décrit Perrault en disant que ce dernier était contre toute forme d’impérialisme, en réaction à la grande noirceur et à la mainmise par le clergé sur le quotidien des Québécois·es. Perrault était aussi contre la fiction, synonyme pour lui de l’hégémonie étatsunienne. Il disait : « Est-ce qu’on peut se dire nous-même? » Il s’agissait pour lui de « reconquérir notre âme », reconquérir ce que nous sommes, ne pas avoir honte de notre histoire et de ce que nous sommes. Pour lui, comme pour Gilles Deleuze, dont nous avons fait état des propos à cet égard dans notre premier article, la fiction est subornée au modèle narratif de l’impérialisme américain. Pour Boulais, Perrault cherchait à produire une réalité « contre toute forme d’aliénation », un cinéma qui nous soit propre. Stéphane-Albert Boulais nous fait aussi remarquer qu’aujourd’hui, au Québec, « des films comme Bon cop, Bad cop n’ont de québécois que les acteurs qui jouent dedans. Tout le reste est calqué sur Hollywood ».

Comme nous l’avions signalé dans notre premier article, Gilles Deleuze, dans L’Image-temps[xxv], soulignait l’importance du cinéma de Pierre Perrault et celui de Glauber Rocha en avançant que le cinéaste ne doit pas faire de la fiction qui raconte l’histoire personnelle de personnages, ce qui serait faire le cinéma des colonisateurs. Il avance aussi que Rocha dévorait les mythes de l’intérieur[xxvi], ce que le Québécois Pierre Perrault faisait en refusant toute fiction. Toujours selon Deleuze, il « reste à l’auteur la possibilité de se donner des “intercesseurs”, c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de “fictionner”, de “légender”, de “fabuler”[xxvii] ».

 Rocha, dans son cinéma, a mis de l’avant le concept d’« esthétique de la faim », qui a aussi fait l’objet d’un manifeste, qui deviendra celui du cinema novo. Dans son texte, il décrit comment les arts au Brésil ont été mal compris, réduits à un « exotisme qui vulgarise les problèmes sociaux », un cinéma qui comme pour celui du reste du monde sous-développé, ne représente pour les Européen·ne·s et les Nord-Américain·e·s qu’un objet de satisfaction d’une « nostalgie de primitivisme »[xxviii]. En effet, le décor brésilien, à la Black Orpheus, film réalisé en 1959 par Marcel Camus, les images du festival de Rio, les couleurs tropicales et une ambiance festive participent à la construction d’une esthétique trompeuse, pas celle de la faim, mais celle du « bon sauvage ». Nous faisons remarquer ici que la situation n’est pas si différente au Québec, si on prend en considération les premières adaptations d’Un homme et son péché (en 1949 et en 1950, sans compter les téléséries) ou de Maria Chapdelaine (en 1934 et en 1950). Glauber Rocha traite aussi de l’endoctrinement politico-économique qui découle du néocolonialisme comme ayant mené à une « faiblesse philosophique et une impotence qui engendre la stérilité lorsque consciente et l’hystérie, lorsque qu’inconsciente ». Pour lui, ce qui distingue l’Amérique latine est la faim et leur « plus grande misère est que cette faim est ressentie sans être comprise »[xxix]. Ce propos sur le néocolonialisme pourrait, dans une certaine mesure, rappeler des propos de Pierre Vallières, dans Nègres blancs d’Amérique, qui parle de cette misère que les Québécoises et les Québécois subissaient sans comprendre pourquoi, vivant dans la résignation[xxx].

Quoi qu’il en soit, Rocha poursuit en affirmant que, tandis que pour les Européen·ne·s, la faim est un « étrange surréalisme tropical », elle est, pour les Brésilien·ne·s, « une honte nationale[xxxi] ». Pour Rocha, cette faim dont les Brésilien·ne·s ne connaissent pas l’origine n’aura pas de solution dans les réformes du gouvernement et la misère du peuple ne pourra être enjolivée par le technicolor. En fait, ces réformes et ces tentatives d’esthétisation techniques ne feront que rendre la situation encore plus grave. Par conséquent, « seule une culture de la faim qui affaiblit ses propres structures peut se surpasser en qualité [xxxii] ». Enfin, pour Glauber Rocha, la violence des images est la plus noble traduction de cette faim au sein des manifestations culturelles. Cette violence est révolutionnaire parce qu’elle constitue « le seul moyen de faire comprendre au colonisateur, par l’horreur, la force de la culture qu’il exploite »[xxxiii]. Dans le cas contraire, les colonisé·e·s sont condamné·e·s à être maintenu·e·s à l’état d’esclavage. Ainsi, il affirme, en faisait peut-être référence à La Bataille d’Alger, qu’un « policier devait mourir pour que les Français[·es] prennent conscience de l’existence des Algérien[·ne·]s[xxxiv] ». Encore une fois, si nous voulons poursuivre ce parallèle, nous pouvons aussi parler de la « honte nationale » du Québec, qui, pour Perrault, si on en croit ce qu’en disait Stéphane-Albert Boulais au cours de notre entrevue, se trouve dans le parler des Québécois·es, cette langue « imparfaite » subordonnée à la fois au joug culturel anglo-saxon et au « modèle » imposé par la France. C’est ce qui a d’ailleurs donné naissance, au Québec, dans les doublages de films américains, entre autres, à un français international qui n’est, au fond, la langue de personne[xxxv]. C’est pourquoi, comme le disait Boulais, la parole est extrêmement importante dans le cinéma de Perrault, parole naturelle qui est capturée grâce aux méthodes du cinéma direct. Enfin, dans son manifeste, Rocha avance que le « cinéma novo libère du délire de la faim. […] Il s’oppose à l’hypocrisie et à la répression de la censure intellectuelle[xxxvi] ». Il cherche à conscientiser l’Amérique latine aux raisons pour lesquelles ce continent a faim, comme le cinéma engagé des onéfien·ne·s.

Gilles Deleuze, dans L’image-temps, aborde les films de Glauber Rocha comme un exemple du cinéma politique moderne[xxxvii], ce que souligne d’ailleurs le philosophe Jean-Christophe Goddard[xxxviii]. Cette analyse s’applique moins directement, selon nous, aux films de Perrault, mais donne des pistes de réflexion intéressantes en ce qui concerne l’impasse à laquelle le cinéma politique québécois faisait face et qui a été justement discutée lors des Rencontres de 1974, sans parler de la gauche. En effet, Goddard explique que, pour Gilles Deleuze, les divers mouvements révolutionnaires et de libération qui ont été très actifs dans les années 1960 et 1970, le Black Liberation Front, le Weather Underground, le Front de libération du Québec, le Front de libération nationale algérien, pour ne citer que quelques exemples, ont agi en acceptant le « présupposé classique de l’existence d’un peuple susceptible d’accéder à la conscience sous le guidage de l’intellectuel révolutionnaire et de renverser l’ordre établi[xxxix] ». C’est ce que Deleuze appelle une conception politique établie sur des « possibilités », ce à quoi « le cinéma politique moderne [dont celui de Glauber Rocha] oppose des impossibilités »[xl]. Pour lui, dans une conception classique de la politique, l’opposition à une injustice ou à un « inacceptable » justifie l’ordre qui sera établi par cette force d’opposition alors que « l’impossible » abordé par Rocha permet l’émergence de « formes d’existences politiques irréductibles à la forme classique du politique[xli] ». En d’autres mots, ces formes d’existences politiques échappent à l’hégémonie qui a fini par avoir raison des mouvements de résistance susmentionnés, précisément parce qu’elle combattait sans remettre en question les présupposés de l’ordre établi. Ainsi, Deleuze souligne les particularités de cette « étrange positivité »[xlii] que Rocha attribue à la faim et à la misère parce que, comme « impouvoir de la pensée unificatrice »[xliii], elle se trouve dotée d’une véritable « puissance de genèse »[xliv]. Cette puissance consiste à donner lieu à une création qui ne soit pas ancrée dans les régimes et les contraintes du passé, car, selon Deleuze, c’est « l’impossibilité politique, l’effondrement central du peuple dans la crise politique moderne […] qui force à inventer un peuple nouveau et lui garantit sa nécessité[xlv] ».

Rocha veut représenter, dans son cinéma, des personnages habitant la violence de leur misère, qui tuent et qui volent pour subvenir à leurs besoins, des êtres sordides qui habitent des taudis répugnants[xlvi]. Rocha rejettemême sur le plan esthétique, la dépendance aux normes et à la culture des puissances coloniales, préférant un film « hurlé » qu’une esthétique bien léchée des films de l’Amérique du Nord et de l’Europe[xlvii]. Il renvoie ainsi au colonisateur « la violence capitaliste[xlviii] ». Dans ses films, Rocha évoque une transe qui fait appel à une violence de prophètes, de saints et des truands du Nord-Est brésilien des années 1960[xlix]. Des films comme Terre en transe et Antonio Das Mortes offrent une fresque hérétique du folklore brésilien arraché à cette esthétique hégémonique et exotisante pour reprendre vie au sein de l’esthétique de la faim, brutale et sans compromis.

Selon Deleuze, cette prise de position de Glauber Rocha traduirait donc une volonté de pallier l’ambiguïté que présente le concept de révolution, qui serait, dans sa conception occidentale, le changement du mode de gouvernement, sa responsabilisation envers la société et, dans sa conception orientale, la destruction et l’abolition de cet État. Deleuze ajoute que lorsque « le fonctionnaire de la révolution, attaché à la forme-État de la pensée politique »[l] se pose la question de savoir comment mobiliser un soulèvement populaire afin de renverser l’ordre établi, il ne fait que reproduire les fonctions régulatrices de l’État et sanctionne ainsi la violence du « prolétariat nomade »[li], trahissant le peuple en établissant d’autres institutions. Ce serait le cas de la plupart des révolutions : à Cuba, au Mexique, au Québec, en Russie, à l’occasion desquelles, au bout du compte, une classe dirigeante a fini par en remplacer une autre. Par conséquent, cette esthétique de la faim, cet « impossible » dont se revendique Glauber Rocha, représenterait à merveille cette « irréductibilité de la violence nomade-orientale à la forme-État de l’action révolutionnaire occidentale[lii] ». C’est ainsi dire que des conceptions occidentales de la révolution ne trouvent d’écho dans les peuples colonisés d’Amérique que dans « un prolétariat aliéné ». En effet, un véritable contre-pouvoir révolutionnaire se trouverait chez un « prolétariat nomade », qui fait appel à la violence de la faim, au « meurtre sacré de l’enfant par le prêtre [qui] communique dans une agitation confuse avec le massacre des paysan[·ne·]s par le tueur à gages à la solde de l’État et avec la terreur que fait régner une horde de rebelles »[liii] dans Le Dieu noir et le Diable blond[liv]. Cependant, il faudra reconnaître que, même s’il a connu un certain succès, gagnant, pour son film Terre en transe, un prix de la Fédération internationale de la presse cinématographique, dans le contexte tout à fait bourgeois et occidental du Festival de Cannes, en 1967, et un autre prix du Festival du film de Locarno, les films de Rocha n’ont jamais la portée que voulait leur conférer leur auteur ou le potentiel que voulait y voir Deleuze. Malgré la reconnaissance de la bourgeoisie, il devra quand même fuir la dictature de son pays en 1971 pour ne revenir qu’y mourir, à peine dix ans plus tard, à l’âge de 42 ans[lv].   

Le cinéma québécois de nos jours

Par le présent article, nous avons aussi voulu mettre en relation tout le cinéma politique dont nous avons parlé, qu’il soit en Europe, en Amérique latine ou au Québec dans les années 1960 et 1970 avec le cinéma québécois plus récent. Pour ce faire, nous avons discuté avec Mathieu Denis, co-réalisateur avec Simon Lavoie de Ceux qui  font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, un film engagé qui raconte l’histoire de quatre militant·e·s du printemps érable qui refusent d’abandonner la lutte[lvi]. Ces auteurs s’inscrivent, selon nous, en continuité des œuvres réalisées par les cinéastes francophones de l’ONF en pleine révolution tranquille. Ils sont aussi parmi les rares cinéastes qui s’intéressent encore à la question de l’identité québécoise. Dans une entrevue avec Ciné-bulle, les réalisateurs soulignent l’importance de ce thème dans leur œuvre.

Dans cette entrevue, Mathieu Denis affirme que la question de l’identité est essentielle dans la lutte contre l’hégémonie capitaliste et il ajoute : « Quand on fait des révolutions, elles sont tranquilles. Quand on fait des référendums, on vote non. Quand on se soulève pour refuser ce qui nous est proposé comme au Printemps érable, on se rassoit trois mois après. […] Et toute l’histoire du Québec semble bâtie comme ça. »[lvii] Enfin, pour une fois, selon lui, il faudrait aller jusqu’au bout. L’esprit qui les habite ressemble beaucoup à celui des autres cinéastes que nous avons antérieurement abordés. Qui plus est, Mathieu Denis cite L’heure des brasiers de Fernando Solanas, La chinoise de Jean-Luc Godard et Gilles Groulx comme influences[lviii].

Lors de notre entretien avec Mathieu Denis, nous avons commencé par demander quelles étaient les motivations du réalisateur qui l’ont poussé à faire des « films politiques ». Sa réponse était fort simple : « Mon cinéma est politique parce que l’époque dans laquelle on vit le commande. Les sujets de mes films me choisissent. » Le réalisateur nie devoir s’acquitter d’une mission. Pourtant, il admet quand même que ses films relèvent d’une nécessité et, pourrait-on dire, d’une responsabilité de l’artiste devant le système capitaliste hégémonique. Nous avons ensuite abordé le cinéma radical de Gilles Groulx et la question de savoir s’il était encore possible de faire des films aussi radicaux de nos jours. Gilles Groulx est pour Mathieu Denis une grande source d’inspiration. Un chat dans le sac pourrait bien être, selon lui, le plus grand film québécois. Groulx faisait preuve de cette « volonté d’interroger la spécificité de l’identité québécoise ». Il pose, selon Mathieu Denis, des questions importantes sur un peuple dont l’existence serait menacée. Il s’interroge à sa manière sur son existence, avec un refus de la conformité. Il cherche aussi, par la même occasion, à repousser les limites du langage cinématographique. En fin de compte, comme le dit le réalisateur, la question revient à se demander : « Est-t-il toujours possible d’être libre? » En fait, selon Mathieu Denis, « la volonté d’être libre est entre nos mains ». Il ajoute : « Collectivement, on n’est plus au même endroit. L’expérimentation et l’audace ne sont plus valorisées. » Il affirme aussi que la quasi-entièreté du cinéma québécois est financée par l’État. Aussi, selon lui, les institutions qui gèrent ces fonds ne sont pas toujours prêtes à prendre des risques. Après tout, les impératifs de rentabilité demeurent très importants et ces institutions qui financent préfèrent voir un cinéma commercial, qui a le potentiel de rivaliser avec les productions étatsuniennes dans le cinéma. Par conséquent, le cinéma expérimental, comme celui de Gilles Groulx, dont on voit mal le potentiel commercial, n’est pas considéré comme un bon investissement[lix].

Malgré cela, un peu comme Claude Jutra au moment de la fondation de l’association professionnelle des cinéastes, Mathieu Denis avance l’idée qu’un cinéma qui participe à l’identité devrait être soutenu par les institutions et qu’il ne devrait pas être soumis à des impératifs commerciaux qui entrent en conflit avec des intérêts artistiques. Enfin, il affirme qu’il faut quand même « être en bon terme avec les institutions » comme la Sodec et Téléfilm Canada, qui lui ont quand même permis de réaliser sa dernière œuvre, qui n’avait pas de potentiel commercial, ce dont, par ailleurs, les réalisateurs ne se souciaient guère. Il ne fait donc pas, contrairement à Solanas ou Gleyzer, du cinéma de « guérilla ». Le contexte actuel au Québec n’est pas si ouvertement négatif que celui du troisième cinéma. Monsieur Denis veut éviter de pointer du doigt des responsables. Les enjeux sont complexes et ne peuvent être abordés de manière binaire. Selon lui, « nous ne sommes pas l’Algérie sous le régime français ou la France ou l’occupation nazie. » La solution se trouverait plutôt dans un « élan collectif ». Enfin, il termine à ce sujet en disant : « Je demeure convaincu que ces barrières sont psychologiques. Il faut s’affranchir de ces barrières qui nous semblent immuables, mais qui sont repoussables. » Il semble donc que Mathieu Denis n’en est pas à rejeter les institutions en cinéma comme le faisait Gilles Deleuze, ou à faire du troisième cinéma. Selon lui, les forces de changement populaire, comme celles qui ont été déployées lors du printemps érable, auraient le potentiel de pousser les institutions à changer. En d’autres mots, c’est nous qui sommes à blâmer pour les Bon cop, Bad cop et l’aliénation de ce cinéma commercial et pseudo-hollywoodien. C’est aussi nous qui faisons en sorte que le Québec est encore une société capitaliste. Cet espoir peut sembler naïf si nous adoptons les positions de Gilles Deleuze et Glauber Rocha. Cependant, il n’a pas du tout tort, si nous prenons le fait que leurs œuvres, comme celles des onéfien·ne·s, ont été financées par des instituons ou distribuées sur le marché dans un système capitaliste resté depuis inchangé.

Nous avons ensuite abordé avec lui le dernier film de Pasolini et les idées de Deleuze au regard du personnage trans dans son film et du rôle de la sexualité et des corps dénudés qui apparaissent à l’écran. Mathieu Denis n’irait pas aussi loin que de parler de « corps politisés ». Pour lui, on voit des personnages nus, parce que ces derniers refusent toutes les normes et les conventions sociales et qu’ils sont contre la hiérarchisation des hommes et des femmes. « Ils refusent d’adhérer aux normes. Un pénis ou des seins ne changent pas ce qu’ils sont intérieurement. » Le film a été écrit dans l’immédiat, comme un instantané de son époque, sans volontairement tenir un discours de politisation des corps dans la société. Pour ce qui est des rapports sexuels présentés à l’écran, simulés dans son dernier film, mais qui ne l’étaient pas dans Laurentie, film antérieur de Mathieu Denis, on y interroge le rapport à la pornographie, qui est l’expression la plus aigüe de l’exploitation capitaliste. Il précise qu’au moment de la sortie du film Laurentie, la présence de rapports sexuels non-simulés dans des films destinés à une large distribution connaissait alors un renouveau (une telle « ouverture » s’était déjà produite dans les années 1970), alors que la chose est aujourd’hui plus banalisée, avec la sortie de films comme Nymphomaniac de Lars von Trier et Love de Gaspar Noé. Dans Laurentie, il y a effectivement un détournement du paysage audiovisuel, à l’occasion duquel une imagerie d’exploitation prend alors un sens politique. Cependant, le réalisateur ne se revendique pas de Lars von Trier et Gaspard Noé qui, avec leurs provocations, se sont perdus dans un cinéma d’exploitation.

Lorsque nous lui avons demandé ce qu’il pensait de la nécessité de parler des moments difficiles de notre histoire, plus particulièrement des événements d’octobre 1970, qui ont secoué la contre-culture québécoise, son film Corbo traitant des péripéties d’un très jeune membre du FLQ, il a affirmé : « Il est très important d’en parler. Il y a un inconfort par rapport à notre histoire au Québec. » Selon lui, cette mauvaise habitude de balayer notre histoire du revers de la main serait liée à cet inconfort. Nous sommes dans une « éternelle fuite vers l’avant ». Pourtant, ce passé nous définit. Il faut donc le comprendre et faire la paix avec lui. « Lors d’une fuite vers l’avant, on fait du sur place. » On ne connaît pas notre passé. « On vit dans le vide, déconnecté·e·s de notre passé et de notre présent. On ne sait pas d’où on vient et on ne peut pas savoir où on veut aller. » Il a conclu sur la question en disant que peut-être que la devise du Québec ne devrait pas être « je me souviens », mais bien, « je ne veux pas me souvenir ».

Enfin, nous pouvons conclure en affirmant que ce propos rejoint la notion de cinéma politique et sa nécessité, non seulement de connaître son passé, mais aussi d’agir sur l’avenir. Nous avons entamé le premier de ces deux articles avec l’essai filmé de Godard pour Loin du Vietnam. L’impérialisme auquel ce dernier s’attaquait existe toujours. Aussi, avec notre révolution « tranquille », inachevée, et au regard de ce qu’affirme Mathieu Denis, il nous faudrait peut-être terminer l’« invention d’un peuple » mise de l’avant par Gilles Deleuze en citant comme exemple le cinéaste québécois Pierre Perrault. Enfin, même si le cinéma de « guérilla » est peut-être dépassé, les visées révolutionnaires de Solanas, Getino ou Groulx tiennent encore la route et la position indigéniste d’un Sanjinés est encore plus pertinente de nos jours, comme l’est le film Salò, de Pasolini, devant la montée de l’extrême droite que nous connaissons actuellement qui alimente le racisme, la phallocratie, la transphobie, l’homophobie et l’islamophobie. Enfin, ne sommes-nous pas responsables de poursuivre le travail commencé lors des Rencontres pour un cinéma nouveau de 1974? Il est malaisant de voir à quel point notre production culturelle est dépendante d’institutions qui appartiennent à un système largement critiqué par les œuvres qu’il finance. Est-ce un moyen de contrôle ou un espace de liberté? Quoi, qu’il en soit, comme nous le laisse entendre le titre du dernier film de Mathieu Denis, il faudrait peut-être songer à terminer notre révolution plutôt que de creuser notre tombeau.

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CRÉDIT PHOTO Flickr/www.haaijk.nl

[i]

 Vincent Bouchard, 2015, « Le « troisième cinéma » au Québec : effervescence et lignes de faille », Canadian Journal of Film Studies, volume 24, numéro 2, pp. 18 à 28.

[ii]          Ibid.

[iii]          Ibid.

[iv]          Ibid.

[v]           Mathieu Bureau Meunier, 2015, « Les cinéastes de la Révolution tranquille : évolution du discours cinématographique des réalisateurs francophones de l’ONF entre 1959 et 1968 », Bulletin d’histoire politique, volume 23, numéro 3, pp. 131 à 143.

[vi]          Ibid.

[vii]         Louise Carrière, juillet 1984, « 25 ans plus tard: Où êtes-vous donc? », La cinémathèque. http://collections.cinematheque.qc.ca/articles/25-ans-plus-tard-ou-etes-vous-donc/ (consulté le 3 mars 2018)

[viii]        Op. cit., note 1.

[ix]             Vincent Bouchard, 2015, « Cinéma direct : influences, échanges et collaborations », Études canadiennes / Canadian Studies, pp. 115 à 128.

[x]           Ibid.

[xi]          Ibid.

[xii]            Op. cit., notes 5 et 7.

[xiii]           Marc-André Robert, 2013, « Une semaine dans la vie de camarades (1976) : manifeste cinématographique de la contre-culture québécoise », Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 67, numéro 2, pp. 193 à 221.

[xiv]         Op. cit., note 5.

[xv]         Pier Paolo Pasolini, 1976, « L’expérience hérétique »Payot, Paris, p. 39.

[xvi]         Op. cit., note 5.

[xvii]        Jean-François Hamel, 2013, « Les pionnières québécoises : Naissance d’un cinéma féminin », Ciné-bulles, volume 31, n° 3, pp. 24 à 27.

[xviii]       Ibid.

[xix]         Anne Claire Poirier, 1978, « Mourir à tue-tête ».

[xx]         Groupe intervention vidéo (GIV), « Historique ». http://givideo.org/1/?page_id=12

[xxi]           Santiago Alvarez, 1968, « Pensées et propos extraits de la Revista Cine Cubano », ZinTVhttps://www.zintv.org/IMG/pdf/Santiago_Alvarez_textes.pdf

[xxii]        Julio Garcia Espinosa, 1969, « Pour un cinéma imparfait », Cine cubano. https://citylightscinema.wordpress.com/2013/01/19/pour-un-cinema-imparfa…

[xxiii]       Ibid.

[xxiv]          Nicholas Balaisis, 2010, « Cuba, Cinema and the Post-Revolutionary Public Sphere », Canadian Journal of Film Studies/Revue canadienne d’études cinématographiques, volume 19, numéro 2, pp. 26 à 42.

[xxv]        Gilles Deleuze, 1985, « Cinéma 2: L’image-temps »Les Éditions de minuit, Paris.

[xxvi]       Igor Krtolica, 23 décembre 2010, « Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze : L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma », Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense. http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=comm&comm_id=25

[xxvii]       Op. cit., note 27.

[xxviii]      Glauber Rocha, « An Esthetic of Hunger » dans Michael T. Martin, 1997, « New Latin American Cinema », Wayne State University Press, Détroit, pp. 59 à 61. https://mediaseized.wordpress.com/2010/03/04/an-esthetic-of-hunger-glaub…

[xxix]          Op. cit., note 29.

[xxx]           Pierre Vallières, 1968, « Nègres blancs d’Amérique »Parti Pris, Montréal.

[xxxi]          Op. cit., note 29.

[xxxii]         Op. cit., note 29.

[xxxiii]        Op. cit., note 29.

[xxxiv]        Op. cit., note 29.

[xxxv]         Doublage.qc.ca, « Comprendre la situation du doublage au Québec ». http://www.doublage.qc.ca/p.php?i=171# (consulté le 2 mars 2018).

[xxxvi]        Op. cit., note 29.

[xxxvii]       Op. cit., note 26.

[xxxviii]      Jean-Christophe Goddard, 2009, « Deleuze et le cinéma politique de Glauber Rocha. Violence révolutionnaire et violence nomade », Cités, volume 4, numéro 40, pp. 87 à 96.

[xxxix]        Op. cit., note 39.

[xl]             Op. cit., note 39.

[xli]            Op. cit., note 39.

[xlii]           Op. cit., note 26, p. 289.

[xliii]          Op. cit., note 39.

[xliv]          Op. cit., note 39.

[xlv]           Op. cit., note 39.

[xlvi]          Op. cit., note 39.

[xlvii]         Op. cit., note 39.

[xlviii]        Op. cit., note 39.

[xlix]          Op. cit.,  note 39.

[l]               Op. cit., note 39.

[li]              Op. cit., note 39.

[lii]             Op. cit., note 39.

[liii]            Op. cit., note 39.

[liv]            Op. cit., note 39.

[lv]             Sylvie Pierre, 1987, « Glauber Rocha », Éditions des Cahiers du cinéma, Paris.

[lvi]            Jean-Pierre Gravel, 2017, « Mathieu Denis et Simon Lavoie, réalisateurs de Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau ». Ciné-Bulles, volume 35, numéro 1, pp. 4 à 11.

[lvii]           Op. cit., note 72

[lviii]          Op. cit., note 72

[lix]         Michel Girard, 10 décembre 2017, « Le cinéma québécois dépendant de l’État », La Pressehttp://www.lapresse.ca/cinema/nouvelles/201207/17/01-4555078-le-cinema-q… (consulté le 2 mars 2018)

Le cinéma politique : une autre forme de lutte ? (1/2)

Le cinéma politique : une autre forme de lutte ? (1/2)

Dans cet article, nous traiterons du cinéma politique, c’est-à-dire du septième art mobilisé à des fins d’expression engagée ou carrément comme moyen de lutte politique. Il va sans dire que le cinéma politique et engagé est défini de multiples manières. Nous chercherons donc à explorer les théories et les films de certain·e·s artistes qui ont marqué le XXe et le XXIe siècle, en nous concentrant sur une période charnière de la contre-culture, c’est-à-dire le cinéma des années 1960 et 1970. Le présent texte traitera surtout de cinéma européen et latino-américain et sera suivi d’un second, qui fera le pont avec le cinéma québécois. Dans cette première partie, nous définirons d’abord le cinéma politique grâce au cinéma de Jean-Luc Godard et aux théories du philosophe Gilles Deleuze sur le cinéma. Nous aborderons aussi le troisième cinéma de Fernando Solanas et Octavio Getino. Par la suite, nous examinerons trois exemples de cinéma politique européen, soit Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, et L’État de siège de Costa-Gavras.

Qu’est qu’un film politique?

En 1967, les cinéastes Agnès Varda, Alain Resnais et Chris Marker ont lancé un projet de film collectif contre la guerre du Vietnam intitulé Loin du Vietnam. La contribution du cinéaste Jean-Luc Godard s’intitulait, en hommage au réalisateur soviétique Dziga Vertov, Camera Eye. Le segment réalisé par Godard était un essai filmé qui cherchait à redéfinir le cinéma politique, à « penser en filmant » à la guerre du Vietnam depuis Paris. Selon le chercheur Julien Pallotta, ce film est politique pour trois raisons. Il est d’abord politique par son objet, le conflit qui sévit au Vietnam, dont l’incidence est extrêmement importante. Ensuite, il l’est en raison des intentions de son auteur, qui voulait inciter à combattre l’impérialisme, à prendre en exemple le Vietnam du Nord et Ernesto « Che » Guevara[i]. Enfin, le film est aussi politique par sa forme, car il n’est pas réalisé avec des acteurs et un scénario de fiction. Il s’agit plutôt d’un discours, construit à partir d’images documentaires mobilisées et détournées contre l’impérialisme et l’intervention militaire des États-Unis au Vietnam[ii].

Les écrits de Gilles Deleuze sur le cinéma nous éclairent encore un peu plus sur la question. En effet, ce dernier a rédigé deux ouvrages sur le cinéma : L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985[iii]. Par ces deux ouvrages en apparence moins politiques que ses textes précédents, dont Schizophrénie et capitalisme, Deleuze aurait justement tenté de défendre la révolution qui se voyait récupérée et édulcorée, rendue inoffensive dans l’ère post-mai 1968[iv]. Au Québec, ce pourrait être en quelque sorte l’équivalent de la « Révolution tranquille », qui a donné naissance au Parti Québécois, ou, au Mexique, de la « révolution institutionnalisée », incarnée par le parti politique du même nom (Parti  révolutionnaire institutionnel – PRI), à laquelle le cinéaste révolutionnaire Raymundo Gleyzer avait répondu en signant son film intitulé La révolution congelée (La revolución congelada). Quoi qu’il en soit, Deleuze aborde, dans ses ouvrages, des cinéastes très hétérodoxes comme Pier Paolo Pasolini, Glauber Rocha ou encore Pierre Perrault[v]. Nous dresserons un parallèle sur ces deux derniers dans notre deuxième article sur le cinéma politique. Enfin, selon le philosophe franco-serbe Igor Krtolica, dans L’image-temps, Deleuze analyse les relations qu’entretient le cinéma moderne avec la politique et il souligne ainsi quatre traits distinctifs : l’absence du peuple, l’abolition des frontières entre les sphères du politique et du privé, la transition d’un caractère politique qui relevait du « renversement » vers un caractère politique qui relève plutôt de « la fragmentation du peuple en minorités non unifiables » et enfin, l’énonciation par « la fabulation d’un peuple à venir[vi] ».

Dans L’image-temps, Deleuze compare également les cinémas soviétique et américain et la place qu’y occupe le héros : individualiste dans le cinéma hollywoodien ou incarnant « la praxis des masses » dans le cinéma soviétique[vii]. Cependant, il relève que le plus important pour un peuple reste de « prendre conscience de son existence et la réaliser, passer de l’en-soi au pour-soi[viii] », ce qui lui fait souligner la pertinence et la force qui réside dans le cinéma « tiermondiste ». En effet, ce dernier naît hors de l’hégémonie étatsunienne et, durant la guerre froide, à l’extérieur du giron de l’URSS. Il est aussi associé aux luttes de libération en Afrique et en Amérique latine. Il se trouve donc en étroites relations avec le phénomène de décolonisation. Par conséquent, pour Deleuze et Krtolica, ce cinéma est le cadre « d’interrogations profondes sur les identités collectives, nationales ou populaires[ix] ». Qui plus est, ce cinéma ne doit pas « s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple[x] », ce qui écarte d’emblée les conceptions hollywoodienne et soviétique du cinéma pour nous amener au cœur de notre sujet, précisément au cinéma-géniteur, iconoclaste et anti-hégémonique[xi].

Deleuze traite aussi de toute la problématique de la colonisation des moyens cinématographiques, c’est-à-dire qu’il avance la nécessité de trouver les moyens de faire de l’art sans reproduire les méthodes des colonisateurs, sans s’abreuver de stéréotypes étrangers, sans adopter le point de vue des colonisateurs et, enfin, sans tomber dans l’idéalisation du passé[xii]. Il explique encore que le cinéaste « se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture : colonisé par les histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur[xiii] ». Aussi, le cinéaste ne doit pas faire de la fiction qui raconte l’histoire personnelle de personnages, ce qui reviendrait à reproduire le cinéma des colonisateurs. Il cite, à titre d’exemple, le cinéma du Brésilien Glauber Rocha, qui cherche à dévorer les mythes de l’intérieur[xiv], et du Québécois Pierre Perrault, qui refuse toute fiction. Selon Deleuze, il « reste à l’auteur la possibilité de se donner des “intercesseurs”, c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de “fictionner”, de “légender”, de “fabuler” [xv]».

Gilles Deleuze dénonce aussi la télévision comme une manifestation d’une forme de contrôle encore plus aiguë de l’image et de la représentation, sans parler de l’internet, qui n’existait pas à l’époque. Toutefois, il est sans doute possible d’étendre ces conclusions au foisonnement d’images diffusées en ligne. Quoi qu’il en soit, c’est, selon Deleuze, le travail du cinéaste militant que de détourner ces images pour contrer le système et l’hégémonie[xvi]. Le cinéma serait une « machine abstraite[xvii] », selon l’expression tirée des Mille plateaux (deuxième volume de Schizophrénie et capitalisme), un assemblage de « formes d’expression ou de régimes de signes (systèmes sémiotiques), formes de contenu ou régimes de corps (systèmes physiques) […] constituant et conjuguant toutes les pointes de déterritorialisation de l’agencement [xviii]». Cette machine abstraite permettrait de réunir des éléments discursifs avec des éléments non discursifs et d’alimenter une recréation constante à partir du chaos, c’est-à-dire de l’infinité des possibilités de chaque élément mobilisé. Le chercheur Jeffrey Bell, dans un essai qu’il intitule La fonction réalisateur (en référence à la « fonction auteur » définie par Michel Foucault) définit ce concept en abordant les films du réalisateur italien Pier Paolo Pasolini[xix]. Ce dernier affirmait : « L’auteur de cinéma ne dispose pas d’un dictionnaire, mais d’une possibilité infinie; il ne tire pas ses signes (im-signes) hors d’une boîte, ou d’un sac, mais du chaos où ils ne sont que de simples possibilités ou des ombres de communication mécanique et onirique[xx]. » Enfin, puisque ces « im-signes » ou images-signes sont puisées du chaos, elles restent insoumises aux règles et aux structures du langage et sont rassemblées par la « fonction-réalisateur » en un « discours indirect libre [xxi] ».

Un cinéma argentin contre la dictature

Fernando Solanas et Octavio Getino, deux cinéastes argentins, ont tenté de donner lieu à « un cinéma en marge du système et contre le système, un cinéma de décolonisation[xxii] ». Dans leur manifeste intitulé Hacia un tercer cine (Vers un troisième cinéma), ils expliquent ce qu’ils entendent par « troisième cinéma ». D’abord, ils s’opposent au cinéma de divertissement qui se trouve à être un objet de consommation, produit et conçu strictement pour satisfaire aux intérêts des multinationales de distribution de films, qui sont, pour la plupart, nord-américaines. Ensuite, les auteurs se demandent comment utiliser ce puissant moyen de communication contre ce système qui, justement, le contrôle. Comme influences, ils citent le Français Chris Marker, un cinéaste-essayiste extrêmement prolifique qui a travaillé, entre autres, avec Jean-Luc Godard et Alain Resnais, à l’occasion du film Loin du Vietnam. Cela dit, ils appellent « premier cinéma » le cinéma de spectacle, le cinéma de plus-value, comme celui d’Hollywood qui, aux dires de Dziga Vertov, « cherche à tromper les gens pour les aliéner[xxiii] ». Le cinéma d’auteur, plus réfléchi, qu’il soit de la nouvelle vague ou autre, mais bourgeois, est appelé par Solanas et Getino le « deuxième cinéma ». Ce cinéma constitue une avancée, car l’auteur s’y exprime plus librement, hors des normes du marché et de l’impérialisme culturel. Cependant, contraint parce que réalisé à l’intérieur du système capitaliste, il ne dépasse pas certaines limites. Ainsi, le « modèle de l’œuvre d’art parfaite, du film parfait exécuté selon les règles imposées par la culture bourgeoise, ses théoricien[·ne·]s et ses critiques a servi, dans les pays dépendants, à inhiber [la ou] le cinéaste, surtout quand [elle ou] il a voulu adapter des modèles identiques à une réalité qui ne lui offrait ni la culture, ni la technique, ni les éléments les plus sommaires pour y parvenir[xxiv] ». Ainsi, ce modèle de film parfait, dénoncé auparavant par le Cubain Espinosa, infériorise le cinéma de la culture dépendante à laquelle les moyens de faire un cinéma irréprochable sur le plan technique ne sont pas donnés. Le cinéma révolutionnaire, ou troisième cinéma, doit donc surmonter de nombreuses difficultés.

Pour eux, le cinéma est un instrument de conscientisation servant à préparer la révolution qui permettra éventuellement de prendre le pouvoir. Ils affirment qu’une production scientifique et artistique orientée dans ce sens est essentielle pour que soient réunies les conditions préalables à la révolution. Ce serait donc là la tâche des intellectuel·le·s de mener des recherches afin de donner lieu à un cinéma et à une culture révolutionnaire qui alimentera « l’homme nouveau », celui qui s’élèvera des « cendres du vieil homme aliéné que nous sommes [xxv] ». Ainsi, le troisième cinéma cherche à décoloniser la culture dont l’impérialisme se sert pour imposer ses valeurs et « inférioriser » les populations colonisées. Selon Solanas et Getino, les « moyens de communication de masse » endoctrinent une population dès son enfance et détruisent dans l’œuf toute forme de conscience nationale ou de classe. Elle asservit la population à la culture dominante. Pour eux, « les mass-médias sont plus efficaces que le napalm[xxvi] ». Dans le contexte de la dictature de la junte militaire en Argentine, au moment où Solanas et Getino rédigent leur manifeste, toute tentative d’offrir un contre-discours à cette hégémonie était sévèrement réprimée, dans « un effort désespéré pour absorber, neutraliser ou éliminer toute expression qui réponde à une tentative de décolonisation », ce qui reviendrait à « une sérieuse tentative de castrer, d’absorber les formes de la culture qui pourraient naître en marge de ce qu’il se propose[xxvii] ».

Le créateur ou la créatrice adhérant au programme idéologique du troisième cinéma doit donc s’aventurer, expérimenter, repousser les frontières, prendre des risques, « comme le fait le guérillero qui s’engage dans des sentiers qu’il s’ouvre à coup de machette[xxviii]  ». Elle ou il doit découvrir et inventer, et ce, en dépit de la répression. L’équipe de troisième cinéma doit donc fonctionner avec la discipline d’une guérilla, réaliser ses tournages dans le secret, évitant la police, déjouant les laboratoires de développement en mélangeant la pellicule envoyée au laboratoire, afin qu’il soit impossible de reconnaître le caractère « subversif » du film. Il doit déjouer les autorités et la censure. Ainsi, le « cinéma de guérilla prolétarise [la ou] le cinéaste, brise l’aristocratie intellectuelle que la bourgeoisie octroie à ses suiveurs [et suiveuses], et démocratise. Les liens [de la ou] du cinéaste avec la réalité l’intègrent davantage à son peuple[xxix] ».

Le réalisateur ou la réalisatrice est près du peuple et de son sujet parce qu’elle ou il lutte avec lui contre la même répression. Le rapport hiérarchique entre les producteurs et productrices et les spectateurs et spectatrices qui existe dans le cinéma commercial y est aboli. Pour ce qui est de la distribution des films, passer par le circuit commercial est hors de question. Les œuvres sont projetées clandestinement et des débats sont organisés après la projection. Celles et ceux qui les visionnent ne sont alors plus que de simples spectateurs et spectatrices, mais participent à la lutte. Les projections étaient illégales et menacées d’être interrompues par la police et les participant·e·s pouvaient être arrêté·e·s, torturé·e·s ou pire. Ainsi, le simple fait de se présenter sur les lieux devenait une remise en question de l’autorité. Cette remise en question permettait une forme de libération intellectuelle, de conscientisation. L’espace de projection devenait alors un espace de liberté. Conformément à cette manière de faire les choses, les auteurs relèvent trois éléments d’importance : « 1) Le [ou la] camarade participant[·e], l’homme [ou la femme] acteur[·trice]-complice qui participait à la réunion; 2) L’espace libre dans le cadre duquel l’être humain exposait ses inquiétudes et ses propositions, se politisait et se libérait; 3) Le film, qui importait à peine, juste en tant que détonateur ou prétexte[xxx]. » Ces observations permettent de dégager les éléments constituants d’un cinéma de lutte qui s’observe peut-être de nos jours dans les films tournés à partir de téléphones lors des manifestations du printemps arabe sur la place Tahrir, au Caire, pour ne mentionner qu’un exemple, et qui avaient pu être distribués grâce aux médias sociaux qui échappaient, dans une certaine mesure, au contrôle de l’armée et de la moukhabarat (police secrète) égyptiennes[xxxi]. Nous pourrions aussi parler du groupe Wapikoni mobile, constitué d’une équipe de cinéastes ambulant·e·s qui cherche à donner la parole aux jeunes autochtones[xxxii]. Cela n’est pas sans rappeler Jorge Sanjinés, un cinéaste bolivien et autochtone dont l’importance a d’ailleurs été soulignée par le gouvernement d’Evo Morales. L’Alliance bolivarienne pour les Amériques lui a d’ailleurs attribué un prix en 2009. Dans un esprit de guérilla, il avait tourné clandestinement dans les mines boliviennes au péril de sa vie[xxxiii]. Enfin, la Wapikoni mobile, sa mobilité et son esprit engagé ne sont pas sans rappeler cet esprit de guérilla.

Raymundo Gleyzer, un autre réalisateur argentin, avait une approche du cinéma militant qui vaut la peine d’être abordée. Raymundo Gleyzer a été arrêté, torturé et assassiné par le gouvernement répressif de son pays en 1976. Contrairement à Solanas, Gleyzer ne concevait pas un cinéma révolutionnaire qui n’implique pas de se joindre à la guérilla et aux mouvements armés de résistance eux-mêmes. Il a ainsi réalisé bon nombre de documentaires et un long métrage de fiction, Los traidores, film « culte » qui aborde la trahison des syndicats affairistes[xxxiv] sous la junte militaire. Le film décrit comment Roberto Barrerra, un meneur syndical, faisait affaire avec le patronat et la dictature pour, entre autres, dénoncer et persécuter les opposant·e·s politiques, mais aussi faire « la grève » lorsque le manque de débouchés menace la rentabilité de l’usine. Bon nombre de ses films ont été réalisés en collaboration avec des mouvements de guérillas, comme les Montoneros, l’Armée révolutionnaire du peuple (Ejercito revolutionnario del pueblo – ERP) et les Forces armées révolutionnaires (Fuerzas armadas revolucionarias – FAR)[xxxv]. Par exemple, le film Swift s’attaque à l’entreprise du même nom au moment où le consul britannique avait été enlevé. La compagnie avait des relations étroites avec les militaires au pouvoir et les syndicats étaient complices de la dictature et des entreprises qui exploitaient les travailleurs et travailleuses. Le film parle au nom de l’ERP, qui était vraisemblablement responsable de la séquestration, et lance un appel clair à la lutte armée[xxxvi]. La comparaison ave Solanas et Getino est pertinente lorsqu’on s’interroge sur l’engagement du réalisateur. Jean-Luc Godard a posé la question dans le film Tout va bien, au lendemain des événements de mai 68. En effet, jusqu’à quel point peut-on être militant·e par des films ou des discours alors que d’autres risquent la prison, la torture ou même la mort? Dans le contexte de la dictature en Argentine en particulier, un cinéaste vraisemblablement engagé peut-il se cacher derrière sa caméra, en affirmant qu’elle est un fusil, et laisser les autres combattre et mourir? Il nous est encore plus facile de comprendre cette question en constatant que, alors que Gleyzer est décédé aux mains de la dictature, Solanas a fui le pays pour faire des films que nous pourrions considérer comme du deuxième cinéma et a fini par se présenter aux élections en Argentine, une entrée dans l’arène politique bourgeoise du pays.

Pier Paolo Pasolini et le sadisme de Salò

Puisque Gilles Deleuze abordait le « discours indirect libre », nous souhaitons nous pencher sur le dernier film de Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome, que ce dernier a réalisé peu avant son assassinat en 1975. Il s’agit d’une adaptation de l’œuvre du Marquis de Sade, transposée dans les derniers moments de l’Italie fasciste, au sein de la République de Salò. Quatre nobles s’y enferment dans un château avec des adolescents et des adolescentes pour s’adonner à tous les sévices. Le film est divisé en quatre parties, chacune, à l’exception de la première, faisant l’objet de la narration d’une libertine experte en une perversion particulière : le vestibule de l’enfer, le cercle des passions, le cercle de la merde et le cercle du sang. La première partie est en quelque sorte une introduction, lors de laquelle les victimes sont séquestrées, choisies, inspectées comme du bétail. Les nobles énoncent aussi les règles qui régiront les orgies qui dureront 120 jours. Dans la deuxième partie, les nobles violent tour à tour les jeunes personnes qu’ils ont séquestrées, donnant libre-cours à leur goûts particuliers. Dans la troisième partie, les victimes sont contraintes de conserver leurs excréments et de les manger au cours d’un festin. Enfin, dans la quatrième partie, les adolescents et les adolescentes sont torturé·e·s et assassiné·e·s[xxxvii].

Le sadisme sexuel constituait, pour Pasolini, en une métaphore du pouvoir. Pasolini était un militant communiste et queer ainsi qu’un poète hors du commun, un anticonformiste radical. Plus de quarante ans après sa sortie, ce film pourrait bien être un des films, politiques ou non, les plus importants du XXe siècle, tout à fait pertinent devant la montée de l’extrême droite que nous connaissons actuellement au Québec et en Europe. Selon Robert A. Lauer, professeur de littérature et de cinéma à l’Université d’Oklahoma, Pasolini semble avoir voulu créer « un événement filmique multidimensionnel qui émoustille et séduit avec de multiples signifiants, qui sont tous et aucun à la fois. Similaire au trompe-l’œil de Jean Baudrillard, il [s’agirait] d’un simulacre ironique, d’un rapport (non productif) homosexuel […] qui subjugue et qui détourne, un secret dont le pouvoir se trouve précisément dans le non-dit[xxxviii] ».

Selon le même auteur, il s’agit du film le plus intime de Pasolini et celui qui reste le plus explicitement politique de par ses thèmes et de par son approche, tout particulièrement la transposition de l’idéologie du Marquis de Sade, synonyme d’une transgression émancipatrice pour les surréalistes, dans le « nazi-fascisme », symbole du mal suprême dans notre conscience collective moderne. Il s’agit d’un film excessif et brutal qui laisse peu à l’imagination et qui « dépasse » le cinéma lui-même, une critique virulente du fascisme dans tous ses aspects. Pasolini, encore selon Lauer, semble « (re)présenter les limites de l’art, du film et de la postmodernité, mais aussi les limites de la vie, de l’histoire et de la personne », comme pour faire tomber l’écran qui sépare l’image projetée de l’auditoire, jusque-là en pâmoison et sûr de son innocence [xxxix].

Lors du tournage de son dernier film, Pasolini a signé une auto-entrevue pour le journal Il Corriere della Sera à l’occasion de laquelle il a expliqué certains aspects de son film. Ce dernier affirme reprendre des thèmes de films antérieurs comme Théorème et Porcherie, ainsi que de sa pièce Orgie. Sade serait entré dans son œuvre par l’entremise du « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud, qui cherchait à rompre les barrières entre le théâtre et la vie, à utiliser la représentation théâtrale pour révolutionner la vie. Pasolini a aussi été influencé par le dramaturge Bertolt Brecht, pour qui il a développé une passion fulgurante après les événements de mai 68. Selon Pasolini, avec les changements sociaux qui ont eu lieu dans les années 1960 et 1970, la sexualité serait devenue une obligation et n’est plus ce plaisir qui allait à l’encontre des normes sociales et de la morale dominante quelques années auparavant. Cette situation était pour Pasolini intolérable. Pour lui, nous sommes immergé·e·s dans la pire des répressions, c’est-à-dire celle qui a fait de la sexualité quelque chose de triste et d’obsessif. Dans Salò, la sexualité serait donc une métaphore pour la situation dans laquelle nous vivons, « le sexe comme une obligation et une horreur[xl] », une commodité au sens marxiste, l’exploitation des hommes et des femmes, le corps transformé en objet de consommation dans les sociétés capitalistes modernes. C’est un peu comme la révolution « institutionnalisée » ou « tranquilisée » dont nous avons fait mention antérieurement. La sexualité aurait donc, dans Salò, une signification opposée à celle qu’elle avait dans la « trilogie de la vie » du réalisateur (comprenant Le Décaméron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits), qui présentait la sexualité, « dans les sociétés répressives, comme une innocente dérision du pouvoir[xli] ».

Ainsi, dans Salò, la forme de pouvoir primitive qui est représentée devient un symbole et une métaphore pour toutes les formes de pouvoir imaginables[xlii]. En effet, même, si le film de Pasolini a été taxé d’obscénité, jugé absurde et impossible, encore censuré et banni dans de nombreux pays, le chercheur Christopher Roberts souligne à quel point les tortures sexuelles aux mains des Américain·e·s dans les prisons d’Abou Ghraib, parmi tant d’autres exemples, nous confirment que les horreurs du fascisme que nous expose Salò ne sont pas que des représentations grotesques d’horreurs du passé[xliii]. Les scènes de violence sexuelle et de coprophagie du film construisent, selon Pasolini lui-même, une métaphore qui représente la nature de l’industrie de la culture, de l’art et du cinéma, faisant de Salò une œuvre de « métacinéma », qui décrit la production d’une « œuvre conçue comme rien d’autre qu’une machine à produire des transgressions[xliv] ». Cette machine serait le dispositif mis en place par les quatre hommes pour permettre leurs orgies, mais aussi, métaphoriquement, la porno ou la « porno-torture », films qui cherchent à titiller ou à provoquer l’auditoire avec violence et sexualité, et ce, à de strictes fins commerciales. Encore une fois, les scènes de coprophagie représentent, selon Pasolini, les actions des producteurs et productrices et des patron·ne·s qui contraignent les consommateurs et consommatrices à se nourrir d’excréments, que ce soit au sein de l’industrie cinématographique ou autres. Le film chercherait donc à impliquer les spectateurs et les spectatrices dans les actes de brutalité posés par les quatre tortionnaires du film, dans ce que Pasolini appelle le « satanisme théâtral de l’autoconscience »[xlv]. C’est ce qui rendrait d’ailleurs le film si dérangeant, puisqu’il fait appel au fasciste et au sadique en chacun de nous.

Gillo Pontecorvo et l’indépendance de l’Algérie

Puisque Pasolini a tenté de nous conscientiser au fascisme qui se trouve, en quelque sorte, en chacun de nous, nous pourrions maintenant aborder le fascisme de la France en Algérie avec ce qu’Edward Saïd considérait comme étant l’un des deux meilleurs films politiques jamais réalisés, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (l’autre étant Queimada, du même réalisateur)[xlvi]. Le film aborde certains événements qui ont entouré la lutte de la guérilla urbaine du FLN, qui combattait pour l’indépendance de l’Algérie. Le film a été tourné quelques années après la libération du pays, avec la participation de ceux et celles mêmes qui avaient vécu les événements dont il est question, dont Yacef Saadi, cadre du FLN qui joue son propre rôle dans le film. Comme plusieurs des réalisateurs néoréalistes, Pontecorvo n’aimait pas travailler avec des acteurs et actrices professionnel·le·s, qui nuisaient à ce qu’il appelait la « dictature de la vérité[xlvii] ».

Alors que Pasolini mettait à nu l’oppression, Pontecorvo braquait sa caméra sur la résistance. Le film La bataille d’Alger est considéré comme un précurseur du troisième cinéma de Fernando Solanas et Octavio Getino, pour qui la caméra est un fusil, un « expropriateur qui tire 24 images-munitions par seconde » et qui fait bien plus que simplement documenter les luttes de libération : il serait une forme de contre-violence[xlviii]. En Algérie, le film est considéré comme faisant partie du patrimoine national. Il serait encore diffusé de façon régulière à la télévision et en salle. En France, le film a été banni dès sa sortie. Il a été diffusé brièvement en 1970 pour disparaître presque immédiatement sous les pressions de l’extrême droite et des associations d’anciens combattants de la guerre d’Algérie. Le film a même fait l’objet de menaces d’attentats à la bombe. Il est ressorti dans une version censurée en 1971. En 1981, deux personnes ont été blessées lors d’un attentat à la bombe à l’occasion d’une représentation du film. La version intégrale n’a par la suite pas été présentée en France avant 2003[xlix]. Depuis lors, le film a été considéré comme un modèle d’insurrection révolutionnaire autant par les groupes de gauche que par les services secrets et militaires de contre-insurrection à travers le monde. Le film aurait d’ailleurs été projeté au Pentagone, en 2003, après l’invasion de l’Irak [l].

Dans de nombreuses scènes du film, les tactiques des rebelles sont expliquées. On voit les militants du FLN assassiner des policiers avec des armes soigneusement dissimulées, poser des bombes dans des cafés et des discothèques. Pontecorvo s’approprie les méthodes stylistiques du thriller pour attaquer le système de l’intérieur[li]. Il utilise de la même manière les méthodes documentaires, souvent considérées comme présentant des « faits » et détourne ces méthodes contre l’hégémonie. Il a, à cette fin, artificiellement détérioré la pellicule du film pour donner l’apparence d’une image granuleuse de reportage. Selon la professeure de langue de l’Université de l’Indiana Nancy Virtue, il a créé, avec la collaboration du régime de l’Algérie libérée (avec, à l’époque, le général Boumédiène à la tête d’un gouvernement autoritaire d’allégeance socialiste), la vision panoptique (concept très étoffé par Michel Foucault dans Surveiller et punir) que les Français·es auraient bien voulu posséder, mais qu’elles et ils n’ont jamais obtenue, déjoué·e·s par les rebelles, comme nous le montre le film. Le colonel Mathieu, chef des parachutistes chargés d’écraser l’insurrection, représenterait ce désir frustré de vision panoptique, ce désir de voir sans être vu et de contraindre le peuple algérien à se soumettre[lii].

Dans le film, le colonel, tel un réalisateur, tente de filmer les points de contrôle afin d’identifier les terroristes du FLN, sans succès. La frustration provoquée par cet échec serait symbolisée, selon Nancy Virtue, qui mobilise les idées du psychiatre Frantz Fanon, par le voile de la femme algérienne, que le colonisateur voudrait déchirer, sans chance de succès. Même les militants masculins du FLN se cachent derrière le niqab pour échapper aux soldats. Des armes servant à l’exécution de policiers y sont également cachées. Cependant, la femme, comme la caméra de Pontecorvo, voit, sans se rendre, sans s’offrir, sans se donner, ce à quoi le colonisateur répond par l’agressivité, comme dans nos sociétés occidentales et néocoloniales. La réponse du colonel Mathieu, comme celle des Américain·e·s en Irak et en Afghanistan, est la torture. Ainsi, le voile peut être compris comme un signe, si nous revenons à Deleuze et à Pasolini, que Pontecorvo et le FLN se réapproprient au nom de la cause algérienne. Enfin, Pontecorvo va même, à un certain moment, lever le voile sur le visage de femmes algériennes, dans une scène où elles se préparent à passer les postes de contrôle pour aller poser des bombes, en s’habillant à l’occidentale, démontrant encore que Pontecorvo s’approprie la vision panoptique tant désirée par les systèmes hégémoniques, cette omniscience dystopique qui permettrait à des policiers et policières invisibles de pénétrer l’intimité et l’esprit de tous et de toutes. C’est d’ailleurs une possibilité que les systèmes hégémoniques explorent encore grâce aux possibilités de la surveillance électronique. Enfin, le cinéma de Pontecorvo chercherait à mener son auditoire, comme le disait madame Virtue, en citant Solanas et Getino, à la « libération et non à l’assujettissement[liii] ».

Costa-Gavras et les Tupamaros

Costa-Gavras, cinéaste français d’origine grecque, a fait un cinéma qui n’est pas étranger à celui de Pontecorvo. Il est connu pour sa trilogie de films politiques avec Yves Montand : Z, adapté du roman de Vassilis Vassilikos, qui raconte l’histoire vraie de l’assassinat d’un leader de gauche en Grèce et l’ascension au pouvoir de la junte militaire, L’aveu, adapté du livre autobiographique d’Artur London, sur les procès de Prague et les purges staliniennes en Tchécoslovaquie et, enfin, L’état de siège. Le dernier film de cette trilogie, présentant la lutte des Tupamaros, n’est pas très loin, dans son approche, de La bataille d’Alger. Plus précisément, le film aborde la séquestration de l’agent du FBI Dan Mitrione, qui était venu en Uruguay sous le couvert de l’aide au développement afin de former les policiers et policières uruguayen·ne·s aux méthodes de contre-insurrection, parmi lesquelles la torture[liv]. Le nom du pays n’est toutefois pas nommé dans le film qui veut illustrer, par l’exemple de l’Uruguay, les méthodes de l’impérialisme et de la résistance, quel que soit le pays. Ce qui est particulier avec Costa-Gavras, c’est qu’il aborde des sujets politiques dans des films qui sont réalisés à l’intérieur du système du cinéma commercial, et ce, selon lui, pour toucher le plus de gens possible. Cela ne semble toutefois pas avoir affecté la pertinence de leur contenu[lv].

L’État de siège a été tourné au Chili, peu de temps avant la chute d’Allende à la suite d’un coup d’État orchestré avec l’aide de Washington, ce qui nous fait comprendre d’autant plus, en rétrospective, l’importance du film au moment où ce dernier a été réalisé. Pour exposer les rouages de l’ingérence américaine, Costa-Gavras a engagé le scénariste Franco Solinas, membre du Parti communiste italien, qui avait travaillé sur La bataille d’Alger et Queimada. Ce deuxième film, par ailleurs, traitait aussi de l’impérialisme américain en Amérique latine. Solinas et Costa-Gavras ont alors voyagé en Amérique latine pour rencontrer des militant·e·s des Tupamaros avec qui ils ont discuté des événements entourant l’enlèvement de Dan Mitrione. Ils ont également effectué des enquêtes auprès des sources journalistiques pour mettre au point ce qu’ils ont appelé un « scénario-dossier ». Leur objectif, selon les mots de Costa-Gavras lui-même, était : « Montrer les mécanismes, la technique de contrôle des États-Unis à travers une série d’organisations diverses. […] Nous disions aussi que nous devrions faire un film à la suite duquel le public ne verrait plus jamais une ambassade américaine comme une simple ambassade, mais comme un centre d’espionnage, de contrôle, de pressions politiques[lvi]. »

Enfin, comme l’affaire Mitrione était très récente au moment de la réalisation du film, les faits n’avaient pas encore été « sanctionnés » par les institutions. Le film devenait alors une enquête et une recherche de vérité, représentée dans l’œuvre même au gré des interrogatoires de Mitrione (appelé Santore dans le film) par les Tupamaros. La chercheuse Adamantia Mado Spyropoulou souligne un parallélisme avec la théorie du lecteur, modèle d’Umberto Eco, car comme l’écrivain italien, les auteurs de l’État de siège cherchaient à anticiper ce que feraient les spectateurs et les spectatrices au visionnement de cette « fiction possible ». En effet, ils prévoyaient que ces derniers et ces dernières entameraient aussi leur propre quête de vérité[lvii].

Pas de révolution sans libération des femmes et pas de libération des femmes sans révolution

La chercheuse féministe postcoloniale Gayatri Chakravorty Spivak explique, dans un texte intitulé Can the subaltern speak ?, la pratique du sati (auto-immolation) de la femme hindoue et de son interdiction par l’impérialisme britannique au nom de la libération de la femme et comment, parallèlement, le sati devenait, pour celles qui le pratiquaient, un acte d’insoumission devant le colonisateur. Ce texte exprime, tout en reconnaissant la pertinence des écrits poststructuralistes de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Michel Foucault et Jacques Derrida, comment la voix des femmes s’est trouvée subordonnée à celle des hommes, que ce soit sous le joug colonial ou au sein des mouvements de résistance[lviii]. Cette constatation vaut aussi pour le cinéma postcolonial et contre-culturel des années 1960 et 1970. Cela dit, la simple mention de femmes cinéastes ne suffit pas.

Le cinéma peut être vu à la fois comme un langage et comme de la traduction, représentation d’une réalité. Pour Barbara Godard, théoricienne féministe en littérature et en traduction, la traduction féministe est une « transformation critique » à l’encontre du « langage du patriarcat » et ainsi, par la traduction, il est possible d’articuler la difficulté de s’exprimer avec un langage qui n’appartient pas à sa locutrice[lix]. Encore une fois, le cinéma féministe peut aussi être une « transformation critique », comme peuvent l’être les films d’Agnès Varda ou d’Anne Claire Poirier, cinéaste québécoise dont nous traiterons dans notre deuxième article. Nous serions aussi portés à croire que le cinéma a ou avait un très grand potentiel parce que son langage, encore à élaborer à l’aube du XXe siècle, était, nous semble-t-il, moins empreint de contraintes phallocratiques que la langue française, un « discours indirect libre », comme le disait Pasolini. Enfin, nous sommes conscients que ce point reste à éclaircir.

Cela dit, il nous semble essentiel d’aller plus loin qu’une simple visibilisation du féminin. Après tout, la cinéaste officielle du parti nazi, Leni Riefenstahl, est une femme, qui a réalisé des chefs-d’œuvre sur le plan technique, mais qui ne défendait certainement pas des revendications féministes. De plus, on ne peut nier la nécessité de dépasser la binarité du genre. À cet égard, Jamie Heckert, chercheur anarcho-queer de l’Université d’Édimbourg, s’inspire de Deleuze et Guattari et s’oppose au caractère réducteur des catégories essentialistes masculines et féminines[lx] pour mettre de l’avant comme alternative le nomadisme et l’autocréation[lxi]. Il fait aussi appel à la libération du quotidien dont parlait le philosophe anarchiste Murray Bookchin[lxii], pour souligner qu’une libération véritable doit transformer les moindres gestes du quotidien, pour tous et toutes, peu importe le genre. Par conséquent, les féministes pourraient donc s’inspirer de ces réflexions pour contrer la phallocratie et ce que Roland Barthes appelait le « fascisme de la langue [lxiii]», et ce, potentiellement grâce au cinéma.

Assurément, le cinéma féministe pourrait faire l’objet d’un article à part. Qui plus est, nous voudrions éviter d’adhérer à certaines normes qui imposeraient une représentation, en apparence égale, entre hommes et femmes, car c’est déjà une pratique de diverses hégémonies. En effet, bon nombre d’institutions se « vaccinent » contre la résistance en intégrant certaines revendications par des réformes superficielles qui lui permettent de survivre et de canaliser la résistance à ses propres fins. Nous sommes solidaires des femmes qui voudraient donner lieu aux analyses les plus radicales et la non-mixité mise de l’avant par certaines organisations nous semble tout à fait justifiée. Enfin, nous pensons qu’il ne nous appartient pas de faire une analyse en profondeur du cinéma féministe. D’autres ont parfaitement la capacité de mieux le faire et nous ne prétendons ici à rien de plus qu’une humble tentative d’élargir les horizons de réflexions sur la question. Enfin, nous nous sommes limités, pour le moment, aux thèmes et aux films que nous connaissons le mieux.

Limites et récupération de la contre-culture cinématographique

Nous avons commencé par aborder la définition du cinéma politique au regard des films engagés de Jean-Luc Godard, des théories de Gilles Deleuze, de Fernando Solanas et d’Octavio Getino. Nous avons ensuite analysé trois films politiques : La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, Les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini et L’État de siège de Costa-Gavras. Toutefois, il faut se rendre à l’évidence que ces œuvres et ces idées s’inscrivent dans une période de l’histoire très précise. Pontecorvo, de son vivant, avait constaté l’échec de la révolution algérienne lorsqu’il y était retourné pour filmer un documentaire dans les années 1990, à la veille du reversement de la dictature du général Boumédiène et le début d’une sanglante guerre civile[lxiv]. Pasolini a pu, juste avant de mourir, produire une œuvre qui critiquait le paradigme néolibéral naissant et la société de consommation. Cela ne nous empêche pas d’être là où nous sommes aujourd’hui, encore très loin d’une révolution planétaire. En Amérique latine, même si le début des années 2000 nous a donné beaucoup d’espoir, les gouvernements socialistes sont en perte de vitesse, s’ils n’ont pas été renversés. Le Venezuela, quant à lui, fait face à l’une des plus grandes crises de son histoire. Le Front de libération des femmes parlait déjà, vers la fin des années 1960, de la récupération des revendications féministes par l’État et le Parti québécois[lxv]. Pourrait-on parler de récupération du cinéma politique, et ce, aux quatre coins de la planète?

Tous les films dont nous avons traité n’ont certainement pas changé le cours de l’histoire. Qui plus est, ils se vendent tous aujourd’hui en édition DVD, devenus parfaitement rentables pour le système capitaliste et la société de consommation qu’ils critiquaient. Enfin, l’enthousiasme du troisième cinéma n’est pas sans rappeler celui de Walter Benjamin qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, faisait part du potentiel révolutionnaire du cinéma. Mais il formulait également des craintes en ce qui a trait à l’utilisation des moyens fournis par le cinéma et autres formes de reproduction mécanisée pour aliéner les masses et esthétiser la guerre[lxvi]. Dans la deuxième partie de cet article, nous aborderons les réussites et les échecs, ainsi que les perspectives d’avenir pour le cinéma politique au Québec. Un regard sur notre propre cinéma et notre propre histoire est susceptible de donner un éclairage complémentaire sur le cinéma politique. Nous aurons aussi l’occasion de nous entretenir avec deux personnes qui ont pris part au cinéma québécois : Stéphane-Albert Boulais, collaborateur de Pierre Perrault, et Mathieu Denis, coréalisateur avec Simon Lavoie, de Ceux qui font la révolution à moitié ne font que creuser leur tombeau, qui s’inspire des événements du Printemps érable et dont le titre fait référence aux événements de mai 68. Denis avait déjà réalisé un film sur le FLQ et cette turbulente période des luttes de décolonisation, période qui fait l’objet de nos articles.

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CRÉDIT PHOTO:  flickr / annafazekas

[i] Ernesto Guevara, dit « el Che », est un révolutionnaire argentin connu pour sa participation à la révolution cubaine. Dans un de ses derniers textes, il encourageait à donner lieu à de nombreux Vietnams, c’est-à dire des « foyers révolutionnaires » contre l’impérialisme aux quatre coins de la planète. Il développe plus amplement cette thèse dans son ouvrage La guerre de guérilla (en espagnol).

[ii] Julien Pallotta, 5 mai 2008, « Camera eye de Jean-Luc Godard : un essai politique filmé », Revue internationale électronique. http://www.sens-public.org/article558.html

[iii] Gilles Deleuze, 1983, « Cinéma 1: L’image-mouvement », Les Éditions de minuit, Paris.

   Gilles Deleuze, 1985, « Cinéma 2: L’image-temps », Les Éditions de minuit, Paris.

[iv] Igor Krtolica, 23 décembre 2010, « Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze, L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma », Revue Silène, Paris. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=25

[v] Gilles Deleuze, 1985, « Cinéma 2: L’image-temps », Les Éditions de minuit, Paris, pp. 189-191.

[vi] Op. cit., notes 3 et 4.

[vii] Op. cit., notes 3 et 4.

[viii] Op. cit., note 3.

[ix] Op. cit., notes 3 et 4.

[x] Op. cit., note 4.

[xi] Op. cit., notes 3 et 4.

[xii] Op. cit., note 3.

[xiii] Op. cit., note 4.

[xiv] Op. cit., note 4.

[xv] Op. cit., note 4.

[xvi] Dork Zabunyan, 6 mai 2016, « Deleuze et le cinéma comme art critique », Implications philosophiques : Espace de recherche et de diffusion. http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/deleuze-et-le-c…

[xvii] Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, « Capitalisme et scizophrénie 2 : Mille Plateaux », Les Éditions de minuit, Paris.

[xviii] Op. cit., note 17, p. 175.

[xix] Jeffrey A. Bell, 1996, « The Director-function: Auteur Theory and Poststructuralism », Southeastern Louisiana University. https://www2.southeastern.edu/Academics/Faculty/jbell/auteur.pdf

[xx] Pier Paolo Pasolini, 1976, « L’expérience hérétique », Payot, Paris, p. 138.

[xxi] Op. cit., note 20, p. 39.

[xxii] Fernando Solanas et Octavio Getino, 1973, « Vers un troisième cinéma », Zin TV. https://www.zintv.org/IMG/pdf/-9.pdf

[xxiii] Ibid.

[xxiv] Ibid.

[xxv] Ibid.

[xxvi] Ibid.

[xxvii] Ibid.

[xxviii] Ibid.

[xxix] Ibid.

[xxx] Ibid.

Jehane Noujaim, 2013, « Al-Midan ».

[xxxii] « Wapikoni en bref ». http://www.wapikoni.ca/a-propos/qui-sommes-nous/le-wapikoni-en-bref

[xxxiii] Cristina Alvarez Beskow, 2016, « A combative cinema with the people. Interview with Bolivian filmmaker Jorge Sanjinés », Cinema Comparat/ive Cinema, volume 4, numéro 9, pp. 21 à 28. http://www.ocec.eu/cinemacomparativecinema/pdf/ccc09/ccc09-eng-inter-bes…

[xxxiv] Les syndicats affairistes sont généralement considérés comme ayant trahi la cause des travailleurs et travailleuses pour des intérêts lucratifs. Le Québec n’en a pas été exempt. Les propos de Pierre Vallières et de Charles Gagnon dans notre dernier article en font d’ailleurs état.

[xxxv] Fernando Martin Peña et Carlos Vallina, 1998, « El cine como arma. Raymundo Gleyzer y los comunicados del ERP (1971-1971), Arte y política. Mercados y violencia. Razón y Revolución, numéro 4.

[xxxvi] Raymundo Gleyzer, 1971, « Swift ».

[xxxvii] Pier Paolo Pasolini, 1975, « Salò o le centoventi giornate di Sodoma ».

[xxxviii] Robert A. Lauer,2002, « A Revaluation of Pasolini’s Salo ». CLCWeb: Comparative Literature and Culture, volume 4. http://docs.lib.purdue.edu/clcweb/vol4/iss1/2

[xxxix] Ibid.

[xl] Pier Paolo Pasolini, 25 mars 1975, « Auto-entrevue », Il Corriere della Sera.

[xli] Ibid.

[xlii] Ibid.

[xliii] Christopher Roberts, 2010, « The Theatrical Satanism of Self-Awareness Itself », Angelaki, pp. 29-43

[xliv] Ibid.

[xlv] Ibid.

[xlvi] Nancy Virtue, 2014, « Poaching within the system: Gillo Pontecorvo’s tactical aesthetics in The Battle of Algiers », Screen, volume 55, numéro 3.

[xlvii] Ibid.

[xlviii] Op. cit., note 22.

[xlix] Florence Beaugé, 10 mars 2012, « La bataille d’Alger : Tourné trois ans après la fin des combats, le film fut censuré jusqu’en 2003 », Le monde. http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/03/10/la-bataille-d-alger_165584…

[l] Op. cit., note 74.

[li]Gillo Pontecorvo, 1996, « La bataille d’Alger ».

[lii] Op. cit., note 74.

[liii] Op. cit., note 74 et 22.

[liv] Constantin Costa-Gavras, 1972, « L’État de siège ».

[lv] Adamantia Mada Spyropoulou, « La fictionnalisation d’un conflit politique : le cas du scénario du film État de siège de Costa-Gavras ». http://quaina.univ-angers.fr/IMG/pdf/spyropouloustandardnov4_1_.pdf

[lvi] Ibid.

[lvii] Ibid.

[lviii] Spivak, Gayatri Chakravorty, 1988, « Can the subaltern speak? » dans Marxism and the Interpretation of Culture, de C. Nelson et L. Grossberg, Bangalore : Macmillian Education, pp. 271-293.

[lix] Godard, Barbara, 1990, « Theorizing Feminist Discourse/Translation » dans Translation, History and Culture, de André Lefevere et Susan Bassnett,  London and New York: Pinter, pp. 87-96.

[lx] Heckert, Jamie, 2006, « Towards Consenting Relations: Anarchism and Sexuality ».

[lxi] Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1972, « Capitalisme et schizophrénie 1 : L’Anti-Oedipe », Les Éditions de minuit, Paris.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, « Capitalisme et scizophrénie 2 : Mille Plateaux », Les Éditions de minuit, 1980.

[lxii] Murray Bookchin, 1986, « Post-scarcity Anarchism », Black Rose Books, Montréal.

[lxiii] Hessam Noghrehchi, 2017, « Le fascisme de la langue » Littérature 2, n° 186 (2017), pp. 34-43.

[lxiv] Carlo Celli, 2004, « Gillo Pontecorvo’s Return to Algiers » Film Quarterly 58, n° 2, pp. 49-52.

[lxv] Véronique O’Leary et Louise Toupin, 1982, « Québécoises deboutte ! Tome I, une anthologie de textes du Front de libération des femmes (1969-1971) et du Centre des femmes (1972-1975) », Les Éditions du remue-ménage, Montréal.

[lxvi] Walter Benjamin, 1939, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Payot, Paris.

À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession – Entrevue avec Olivier Ducharme

À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession – Entrevue avec Olivier Ducharme

Par Émile Duchesne

Pierre Perrault est un cinéaste québécois dont la réputation n’est plus à faire. Figure fondatrice du cinéma direct, il aura influencé un grand nombre de cinéastes d’ici et d’ailleurs. À travers son œuvre cinématographique, Perrault propose une réflexion sur le Québec de son époque. Dans À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession, Olivier Ducharme – docteur en philosophie, auteur et éditeur de la série « Cinéma » aux éditions Varia – s’intéresse à démontrer comment le thème de la dépossession est omniprésent dans l’œuvre de Pierre Perrault ainsi que la manière dont l’œuvre du cinéaste garde toute sa pertinence pour comprendre et penser le Québec d’aujourd’hui.

Q1. Dans votre livre, vous décrivez les pressions du système capitaliste comme la force de l’Un, c’est-à-dire comme un vecteur engendrant l’uniformisation, le désenchantement, la perte des ressources et des techniques du territoire, etc. Pour celles et ceux qui n’ont pas lu le livre, comment se manifeste cette force de l’Un dans l’œuvre de Pierre Perrault ?

R1. Perrault s’est intéressé principalement à trois communautés au cours des années 1960-1970, à commencer par celle des navigateurs et navigatrices de l’île aux Coudres avec qui il produira trois documentaires. Le dernier volet de la trilogie (Les voitures d’eau) expose le déclin de l’industrie maritime coudriloise, symbolisé par la disparition progressive des goélettes (bateau de bois servant au transport du bois de pulpe) construites directement sur l’île. Devenues inadéquates à la navigation contemporaine, les goélettes peinaient à suivre la cadence des bateaux de fer qui possédaient un pouvoir financier capable de s’adapter aux nouvelles pratiques de navigation. Le recul technologique et économique aura ainsi eu raison d’un savoir-faire traditionnel transmis de génération en génération par la population de l’île aux Coudres. Nous sommes alors devant une dépossession territoriale et économique affectant une communauté entière.

            Au tournant des années 1970, Perrault amorce deux nouveaux cycles documentaires qui le mèneront à l’ouest et au nord du Québec : en Abitibi et à la Côte-Nord. En mettant les pieds en Abitibi, Perrault découvre rapidement que les terres se vident de leurs agriculteurs et agricultrices et que les rangs de campagne se transforment en cimetière où se côtoient de vieilles carcasses d’automobiles et des restes de granges et de maisons. Il cherche alors à comprendre les raisons ayant pu pousser des milliers de colons et d’agriculteurs et agricultrices à quitter leur terre. Il trace l’histoire de l’agriculture en Abitibi en racontant la venue massive de colons, quittant précipitamment la pauvreté des villes causée par la grande Crise de 1929. Par le biais des plans Gordon (fédéral) et Vautrin (provincial), chaque colon recevait un lot à défricher et un montant d’argent pour construire une première maison. Perrault montre avec gravité que l’aventure agricole abitibienne n’aura duré que quelques décennies et aura laissé démunis plusieurs agriculteurs et agricultrices déçu·e·s de ne pas pouvoir faire prospérer le potentiel des terres qu’ils avaient défrichées de peine et de misère pendant de nombreuses années. Cet échec ne s’explique pas par la mauvaise qualité des terres ou par l’incompétence des agriculteurs et agricultrices, mais bien par un changement dans le mode de production agricole. Pendant longtemps, l’agriculture québécoise s’est satisfaite d’une culture vivrière où chaque famille pouvait aspirer à vivre de manière autonome. Avec la montée d’une agriculture industrielle à laquelle le gouvernement octroyait subventions et prêts, les petit·e·s agriculteurs et agricultrices se virent marginalisé·e·s et poussé·e·s à la faillite, faute de moyens financiers pour acquérir les équipements nécessaires. Comme pour les navigateurs et navigatrices de l’île aux Coudres, les agriculteurs et agricultrices de l’Abitibi vécurent les effets d’une dépossession, aussi bien territoriale qu’économique.  

            À la même époque, Perrault prend part à quelques expéditions de chasse dans le territoire du Mouchouânipi (pays de la terre sans arbre), qui se situe au nord du 52e parallèle dans le Nord-du-Québec, en compagnie de deux Innus de la réserve de la Romaine (André Mark et Basile Bellefleur). Tous ensemble, ils tentent de recréer les gestes de la chasse au caribou que la communauté Innue de la Côte-Nord pratiquait de génération en génération avant de perdre l’accès à son territoire de chasse et, par le fait même, à une partie essentielle de sa culture. Les deux documentaires que Perrault rapporte de ses expéditions à la Côte-Nord (Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi) (dé)montrent une communauté qui peine à renouer avec sa culture ancestrale. Vivant maintenant dans des réserves avec le souvenir d’une époque lointaine caractérisée par une culture de chasse et un mode de vie nomade, les Innu·e·s se trouvent maintenant déchiré·e·s entre un passé envié et un présent qui laisse peu de chances de s’en sortir dignement. Elles et ils ont subi et subissent encore aujourd’hui les conséquences d’une triple dépossession : culturelle, territoriale et économique.

            Les nombreuses dépossessions décrites à même le terrain par Perrault participent toutes d’un processus de prolétarisation dans lequel les travailleurs et travailleuses (navigateurs, navigatrices, agriculteurs, agricultrices, chasseurs et chasseuses) perdent leur indépendance et le pouvoir qu’ils possédaient jadis sur un territoire. Tout ceci contribue, selon Perrault, à entretenir un mouvement d’uniformisation culturelle dans lequel les gestes originaux posés sur un territoire précis, disparaissent au profit d’une culture où seuls comptent la rentabilité, la vitesse et le développement économique. Cet impitoyable constat n’a rien perdu de son actualité!

Q2. Le rapport aux animaux est un thème très important chez Perrault. Dans votre livre vous exposez au moins trois figures explorées par Perrault : l’animal-marchandise dans les abattoirs, le braconnage et le rapport sacré entre les Innu·e·s et le caribou. Pourriez-vous nous parler brièvement du rapport aux animaux chez Perrault?

R2. Une question qui mériterait un ouvrage entier. Des marsouins (Pour la suite du monde) aux orignaux (La bête lumineuse), en passant par les bœufs musqués (Cornouailles), les animaux détiennent dans les documentaires de Perrault, une signification qui dépasse le simple amour des bêtes. Je me suis intéressé à la question animale chez Perrault par l’entremise de la critique qu’il émet sur le traitement des animaux dans un abattoir de l’est de Montréal. Au début des années 1960, Perrault produit une série radiophonique ayant pour thème, la ville de Montréal (J’habite une ville). Dans ce cadre, il réalise une émission sur le travail effectué dans un abattoir montréalais dans laquelle il se montre extrêmement critique face à la violence faite aux animaux. Il dénonce le travail à la chaîne opéré par les travailleurs et travailleuses qui découpent la carcasse des bêtes de manière abstraite. Perrault ne critique pas, comme nous pouvons le faire aujourd’hui, la cruauté des abattoirs face aux animaux, mais plutôt la perte de la véritable signification du sacrifice animal, du sang versé et de la mort.

            Lui-même chasseur, Perrault a souvent défendu cette activité comme étant le lieu où se révèle la valeur de la nourriture et du sacrifice animal. Pour étayer sa position, Perrault se référait souvent à la signification que les amérindien·ne·s accordent à l’animal, le respectant et le chassant avec parcimonie. À la différence de la chasse sportive qui se pratique dans les limites d’une pourvoirie, la chasse au caribou, longtemps pratiquée par les communautés innues, représentait une question de vie et de mort, l’animal incarnant la figure de la survie. Du point de vue d’une éthique animale, nous pouvons défendre la position de la chasse pratiquée dans un cadre de survie. Il est cependant gênant de défendre la position adoptée par Perrault, qui pratique la chasse pour son plaisir personnel. La chasse ne se justifie qu’à l’intérieur d’une culture précise et il faut s’interroger sur la pertinence pour notre culture de la pratiquer encore. 

Q3. Même si Perrault met l’accent sur la dépossession, il réussit quand même à documenter la résistance – au sens de continuité dans les pratiques – envers cette même dépossession. Comment se manifeste cette résistance dans l’œuvre de Perrault ?

R3.  La résistance se révèle, tout d’abord, dans la mémoire des gestes que Perrault a réussi à capter tout au long de sa vie. Les traces de la pêche aux marsouins, de la navigation des goélettes sur le fleuve Saint-Laurent, de la chasse au Mouchouânipi, de l’agriculture vivrière en Abitibi, de la grève étudiante à Moncton en 1968, Perrault les a conservées en imprimant sur la pellicule la parole et les gestes des personnes qui ont vécu ces événements. Cette mémoire survit à la disparition de ces pratiques propres aux territoires québécois, amérindien et acadien, et elle garde vivante une parole devenue obsolète en raison de la dépossession. Résister en se souvenant, en se rappelant l’existence de ceux et celles qui nous ont précédé, fait partie d’un devoir de mémoire.

            Comme je l’ai déjà mentionné, la majorité des documentaires de Perrault montre le déclin de communautés incapables de survivre à la montée envahissante d’un marché économique qui écrase chaque particularité au profit d’une uniformisation culturelle. La figure par excellence de la résistance perraultienne demeure sans contredit celle d’Hauris Lalancette, tenant à bout de bras sa ferme dans un paysage déserté. Il a survécu à la désertion de la campagne abitibienne, mais à quel prix! Une résistance plutôt désespérée, proche de l’entêtement. Perrault célèbre la persévérance d’Hauris Lalancette, mais il sait également qu’elle symbolise le sacrifice d’un homme se battant seul contre tous.    

Q4. L’idée du royaume est un thème qui traverse toute l’œuvre de Perrault. On sait que Perrault était nationaliste mais son nationalisme détonnait de la version classique que l’on connait au Québec. En effet, pour Perrault, le Québec devrait être constitué de plusieurs « royaumes » ce qui fait de son nationalisme un mouvement profondément décentralisé. Il en est ainsi venu à concevoir l’Abitibi mais aussi le pays Innu comme des royaumes. Peux-tu nous parler davantage de cette idée de royaume ?

R4.  Le royaume demeure une notion complexe dans l’œuvre de Perrault. Elle est devenue centrale à travers la tétralogie abitibienne et l’effervescence nationaliste des années 1970. On peut la rapprocher de celle de la souveraineté qui devient incontournable à cette époque au Québec. Il faut cependant rapidement apporter des nuances. Le royaume perraultien ne peut pas se réduire à la seule sphère du politique ; il se rapporte plutôt à une continuelle quête de liberté qui passe autant par les simples gestes de la vie quotidienne que par un désir d’émancipation politique et économique. Pour saisir la portée étendue du royaume, j’aime me rapporter à ce passage tiré d’un manuscrit inédit présent dans les archives de Perrault : « D’abord, il s’agit de maîtriser la moindre chose, de la plus humble et la plus quotidienne comme le pain, le bétail, les arbres, l’eau, jusqu’à la plus sophistiquée, jusqu’à l’atome, jusqu’aux galaxies. » On le voit, l’idée de royaume en est une exigeante chez Perrault. Vivre en son royaume équivaut à posséder le territoire, les moyens de production et les instances décisionnelles. Ne possédant ni le territoire ‒ pensons aux ressources naturelles qui nous échappent au profit des multinationales ‒ ni le pouvoir économique, le Québec ne peut pas encore se vanter d’être un royaume selon Perrault.

            Le royaume se rapporte finalement à la volonté d’être libres là où nous habitons. Être libre économiquement ‒ ne pas être au service de l’argent des autres ‒ politiquement ‒ pouvoir décider par soi-même ‒ et culturellement ‒ développer des manières originales de vivre : voici les conditions requises pour l’établissement d’un royaume digne de ce nom. Perrault s’intéresse très peu, pour ainsi dire jamais, à une idéalisation de la liberté. Il braque plutôt son attention sur la multitude ‒ le peuple ‒ dont l’absence de liberté se vit à même sa chair. Pour tout dire, la souveraineté politique du Québec se réalisera, selon Perrault, lorsque le peuple sera lui-même libre, lorsqu’il aura décidé de son sort.    

Q5. Si Perrault s’est attardé à documenter différentes manifestations de la dépossession, son œuvre a également permis à certain·e·s de reprendre possession de leur rapport au territoire, de leur identité, etc. Je pense ici aux Innu·e·s de Unamen Shipu (La Romaine), qui affectionnent les films de Perrault puisqu’ils leur permettent de raviver certains souvenirs. L’œuvre de Perrault exerce aussi une influence sur certains musiciens, comme Fred Fortin et son groupe Gros Méné. Croyez-vous que les travaux de Perrault peuvent contribuer à obstruer le rouleau compresseur de la dépossession capitaliste? 

R5.  Pierre Perrault nous lègue une parole critique et un sens aigu de la liberté.  La meilleure description de son travail demeure celle qu’il donne de l’artiste engagé : « L’artiste engagé (toutes formes d’engagement ici comprises sauf la partisane) est celui qui refuse les idéologies, ne propose pas de solutions mais approfondit la douleur silencieuse. Il cherche à confondre toutes les raisons et toutes les infaillibilités. Il imagine les avènements. Il légitime sa présence. Il cherche à libérer les hommes successivement. Il établit son rapport avec l’histoire. Il prend ses distances avec les puissances et il exerce sans aide sa liberté. » Fervent critique de la société de son temps, Perrault nous offre une parole qui dénonce le pouvoir économico-politique des puissant·e·s et donne voix à celles et ceux qui demeurent à l’écart. Il y a une colère chez Perrault dont nous devons nous souvenir pour mener à bien les présentes et futures batailles contre la centralisation des pouvoirs et la disparition des identités culturelles.

À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession d’Olivier Ducharme a été publié aux éditions Écosociété en novembre 2016. 

La sous-représentativité des artistes issus-es de minorités culturelles dans les médias québécois

La sous-représentativité des artistes issus-es de minorités culturelles dans les médias québécois

Cet article s’attache à déterminer quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontés-es les artistes de Montréal issus-es de la diversité dans le milieu des arts. Il constitue la synthèse d’une série d’entrevues menées par Miruna Craciunescu avec des artistes et des professionnels-les issus-es d’horizons très divers, dont le parcours les a cependant tous et toutes amenés-es à confronter les enjeux liés à la représentation des minorités culturelles dans différents médias au Québec.

Cet article a été publié dans le recueil (in)visibilités médiatiques de L’Esprit libre. Il est disponible sur notre boutique en ligne ou dans plusieurs librairies indépendantes.

Intervenants-es
Manon Barbeau

Cinéaste, entrepreneure sociale et conférencière, Manon Barbeau assume le poste de directrice générale et artistique de Wapikoni mobile depuis sa création en 2003. Actif dans 30 communautés au Canada et dans 17 communautés d’Amérique du Sud, ce studio ambulant de création vidéo et musicale a donné une voix à des milliers de jeunes Autochtones qui y ont réalisé 900 courts métrages diffusés dans le monde entier. Récipiendaire de nombreuses distinctions, dont, en 2014, le prestigieux Prix Albert-Tessier, qui constitue la plus haute récompense au cinéma au Québec, elle a œuvré comme scénariste et réalisatrice pour plusieurs organismes, notamment Télé-Québec et l’Office national du film du Canada (ONF).

Felicia Mihali

Depuis son installation au Québec en l’an 2000, Felicia Mihali a fait paraître sept romans en français aux Éditions XYZ et deux romans en anglais aux Éditions Linda Leith. En 2004, sa carrière de journaliste l’a menée à cofonder le webzine multiculturel en ligne Terra Nova, dont elle a assumé la rédaction en chef jusqu’à sa fermeture en 2009. Elle a, en outre, été membre de plusieurs jurys octroyant des bourses de création (Conseil des arts et des lettres du Québec) et des prix littéraires (ville de Sherbrooke, Radio-Canada). Après avoir enseigné le français et l’anglais, elle travaille actuellement comme professeure d’histoire du Québec et du Canada au secondaire.

Jérôme Pruneau

Détenteur d’un doctorat en ethnologie de l’Université de Montpellier, Jérôme Pruneau a travaillé huit ans comme maître de conférence en Guadeloupe avant de repartir à zéro en tant que plongeur dans un restaurant à Montréal en 2012. Sa participation active en tant que bénévole à Diversité artistique Montréal lui a, depuis, valu le poste de directeur artistique et rédacteur en chef la revue mensuelle TicArtToc. Il a mis en place un programme de mentorat visant à accompagner les artistes dans l’établissement de leur carrière. Cette expérience l’a rendu témoin de parcours extraordinaires dont il a rendu compte dans un essai percutant paru en 2015 aux éditions Dialogue Nord-Sud intitulé : Il est temps de dire les choses.

Quelle universalité pour l’art au Québec? Le cas du cinéma et de la télévision

J’ai regroupé les interventions de Felicia Mihali et de Jérôme Pruneau en raison de la diversité des postures qu’ils adoptent devant un fait biographique commun : l’appartenance à une minorité culturelle au Québec. Vécue tour à tour comme un obstacle à surmonter ou comme une source d’inspiration, cette appartenance semble avoir constitué un facteur déterminant dans leurs carrières, au point de modeler leur parcours professionnel. À cela s’ajoute le témoignage de Manon Barbeau, qui – sans être elle-même issue de la diversité – a choisi d’accorder une part importante de sa carrière à une problématique connexe, soit celle de faire entendre et rayonner les voix des Premières Nations. La confrontation de leurs discours produit ainsi un portrait nuancé d’une réalité peu connue, bien qu’elle touche un-e Montréalais-e sur deux aux dires de Jérôme Pruneau, lequel est parvenu à ce chiffre en associant les 33% d’immigrants-es de la première génération au nombre de Montréalais-es issus-es d’une minorité visible.

Au même titre que l’ensemble des productions artistiques contemporaines, les médias occupent une fonction normative dans la création d’une identité et d’un imaginaire culturels. À Montréal, reflètent-ils cette réalité vécue par 50% de la population? Rien n’est moins sûr. On sait que la « racialisation » du crime devient un phénomène de plus en plus étudié[i] et qu’en 2013, le rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel a révélé que la population carcérale canadienne issue de minorités visibles avait augmenté de 75%[ii]. Or, dans la série télévisée Unité 9, l’actrice Ayisha Issa incarne le seul personnage noir parmi les détenues… un rôle antagoniste introduit à partir de la deuxième saison, lequel compte en moyenne deux fois moins d’apparitions que des personnages principaux incarnés par Guylaine Tremblay et Céline Bonnier[iii]. Et encore ne s’agit-il que d’un exemple parmi d’autres.

Lorsque j’ai entrepris les recherches préliminaires à la rédaction de cet article, j’admets volontiers que j’avais quelques réserves à parler de la « sous-représentativité » des minorités culturelles dans les médias au Québec comme s’il s’agissait d’un problème répandu, et de surcroît avéré. Ma retenue tenait au fait que le tournant effectué par les études culturelles depuis les années 70 a contribué à populariser les discours minoritaires – du moins en Amérique du Nord –, au point où il n’est pas rare d’entendre dire que l’appartenance à une minorité, qu’elle soit culturelle ou sexuelle, constitue désormais un atout dans le monde professionnel en raison de la discrimination positive qui inciterait la plupart des universités américaines, par exemple, à respecter certains quotas favorisant l’adhésion d’étudiants-es ou de candidats-es appartenant à des groupes sous-représentés. L’idée selon laquelle cette pratique serait répandue dans le domaine artistique est assez courante. Un tel contexte soulève donc naturellement l’interrogation suivante : s’il existe bel et bien un problème de sous-représentation des minorités culturelles dans les médias au Québec, pourquoi les discours militant en faveur d’une plus grande diversité sont-ils aussi minoritaires? Pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’artistes issus-es de l’immigration qui prennent position par rapport à cette problématique?

Je crois avoir trouvé une réponse possible à cette question alors qu’une première version du présent article, laquelle contenait les résultats de quatre entrevues, était prête et qu’elle était déjà en attente des corrections de la part du comité éditorial. Dans le monde journalistique, il est très rare que les personnes interviewées disposent d’un droit de regard sur leurs entrevues avant la publication de ces dernières. Cependant, étant donné que j’effectue davantage de recherche universitaire que de journalisme, j’ai estimé, dans un souci d’exactitude, qu’il était naturel de soumettre l’article à mes intervenants-es afin de m’assurer que la manière dont j’ai synthétisé leurs propos ne procède pas à une déformation de leurs dires. C’est ainsi qu’une de mes intervenantes m’a contacté à plusieurs reprises pour me faire part d’une série de modifications qu’elle souhaitait apposer à la partie qui la concernait.

Ces modifications étaient de trois natures. Elles concernaient tout d’abord des anecdotes qu’elle ne se sentait pas à l’aise de communiquer en public en raison de leur nature personnelle. Il s’agissait ensuite d’expériences qu’elle ne désirait pas présenter comme étant caractéristiques d’un problème plus global, car il était difficile de prouver que d’autres actrices de couleur avaient été confrontées, dans leur parcours professionnel, à des situations similaires à celles qu’elle m’avait rapportées. Enfin, elle s’est dite insatisfaite de la perspective que j’ai adoptée pour parler tant de son parcours que du projet de série télévisée sur lequel elle travaille avec une collègue, sous la supervision d’une mentore qui lui a été attribuée dans le cadre du programme de mentorat mis en place par Diversité artistique Montréal afin de promouvoir les artistes issus de la diversité dans leur parcours professionnel.

Son malaise provenait en particulier du fait qu’elle estimait que le ton sur lequel j’ai synthétisé notre conversation penchait vers « le côté négatif de la problématique », là où elle aurait souhaité se distancer de la nature revendicatrice ou dénonciatrice des discours, largement absents des médias québécois, que j’ai évoqués plus haut. Toutes ces demandes m’ont amenée à être confrontée à un phénomène dont je n’avais pas clairement conscience, jusqu’à ce que j’observe la dichotomie marquée qui sépare les problèmes qu’un-e artiste issu-e de la diversité se sent à l’aise d’aborder dans le cadre d’une conversation dans un café de la perspective « officielle » qu’ils et elles adoptent à leur égard dans le domaine public. Je veux parler, bien entendu, du phénomène de l’autocensure.

L’autocensure dans les médias. Un problème récurrent?

Dans le cas de cette intervenante, dont j’ai décidé de garder l’identité anonyme pour ne pas avoir à écarter les problèmes que son entrevue a permis de mettre en relief, le choix de censurer ses propos s’explique aisément par la crainte que l’adoption d’un discours critique à l’égard du milieu télévisuel québécois dans lequel elle commence à peine à s’intégrer n’ait des répercussions négatives sur ses perspectives de carrière. J’ignore si c’est cette même crainte qui l’a incitée à mettre de l’avant la nature collaborative de la série télévisée sur laquelle elle travaille. Elle tenait en effet à spécifier que bien qu’elle traite de la diversité, elle s’adresse d’abord à un public québécois, dont le point de vue sera représenté à différentes étapes de la réalisation puisque l’équipe sera constituée aussi bien de gens « du milieu » que de professionnels-les issus-es de la diversité.

Ce qui est certain, c’est que pour qu’une collaboration de ce type soit possible, et surtout pour qu’une série de cette nature ait des chances d’être reçue favorablement auprès des principaux canaux de diffusion télévisuels du Québec comme Téléfilm et Série+, il devenait nécessaire de présenter le projet sur un ton positif en mettant de l’avant son caractère inclusif, en l’absence duquel l’émission courait le risque de ne pas interpeller les téléspectateurs-trices. Il est pourtant rare que ces canaux se posent la même question lorsqu’il s’agit de diffuser des séries télévisées dans lesquelles la présence de personnages issus « de la diversité » est, non pas minoritaire, mais bien absente. C’est ce dont témoigne par exemple l’une des anecdotes de nature personnelle que cette intervenante m’a relatée en me confiant que son neveu âgé de six ans a récemment formulé un constat similaire en remarquant que « ça a l’air plus simple d’être Blanc » alors qu’il avait le regard rivé sur l’écran de télévision. Il s’agit là d’un signe que les choses n’ont guère changé avec la tentative timide de Vrak TV de rejoindre leur auditoire multiculturel en introduisant un protagoniste d’origine arabe dans l’émission Med.

Comment espère-t-elle contribuer à faire changer les choses?

La comédienne en question m’a fait part à plusieurs reprises de l’étonnement que lui a communiqué sa mentore lorsqu’elle lui relatait des anecdotes de nature personnelle illustrant l’incompréhension culturelle à laquelle elle se heurte dans son quotidien, lorsque des gens de son entourage s’attendent à ce que son comportement corresponde à un certain nombre de stéréotypes liés à la communauté haïtienne dont elle est issue. Ce sont surtout les expériences les plus anecdotiques qui suscitent le plus l’étonnement, telles que celles qui ont trait aux relations familiales, au contrôle parental, au rapport à la sexualité, ou encore aux pressions exercées par l’entourage pour l’orienter vers un avenir reproduisant l’ensemble de valeurs qui lui ont été inculquées en lien avec le mariage ou bien le fait d’avoir des enfants. Or, il est difficile d’avoir une idée précise de ce qui distingue le quotidien d’une personne appartenant à une minorité culturelle de celui des Québécois-es lorsque l’idée qu’on se fait au Québec du quotidien d’une Haïtienne, par exemple, est issue de plateaux de télévision dont les équipes de production sont entièrement constituées de Québécois-es dits-es « de souche ».

Ainsi, ce sont précisément les malentendus qui naissent de cette cohabitation incomplète que la série télévisée sur laquelle elle travaille s’évertue à exposer. C’est pourquoi en travaillant à la bible de la série, elle a tenté de faire en sorte, avec son équipe, que le public réalise qu’il partage les stéréotypes que la série activera dans un premier temps, avant de les désamorcer pour révéler ce qui fait de chaque personnage un individu à part entière. Si jamais la série est produite, le fait que de nombreuses scènes s’inspirent de faits vécus contribuera à garantir la vraisemblance des anecdotes relatées. L’actrice en question m’a décrit ces anecdotes comme étant vraisemblables, en dépit des clichés qu’elles réactiveront dans un premier lieu, afin que le public reconnaisse les mécanismes qu’il est habitué de voir mis en œuvre, avant d’assister à leur renversement progressif.

Une telle série télévisée a-t-elle des chances de changer les représentations mentales qui sont liées aux minorités culturelles au Québec? Il me semble que si l’idée est bonne, il y a malheureusement de grandes chances qu’elle finisse par être dépouillée de tout son potentiel subversif au gré des modifications qu’elle subira depuis les étapes préliminaires jusqu’à la production finale. Je ne crois pas qu’il soit possible de modifier les pratiques de production culturelle d’un milieu artistique sans adopter une démarche confrontationnelle qui revendique la nécessité d’opérer un changement.

Or, il est évident que l’adoption d’une telle démarche n’est pas sans comporter quelques risques, parmi lesquels figure au premier plan celui de faire à son tour l’objet d’une controverse, concernant par exemple le degré auquel il est pertinent de supposer que les expériences personnelles auxquelles elle a été confrontée au cours de sa carrière sont généralisables et indicatrices d’un problème de société. La réticence dont elle a fait preuve lorsque je me suis proposée de publier l’une de ces expériences professionnelles m’a convaincue que l’adoption d’une démarche ouvertement critique à l’égard du milieu télévisuel québécois n’est pas envisageable dans le cas d’une actrice issue de la diversité en début de carrière.

Il s’agissait, dans le cas présent, de son refus de jouer une scène de nudité lors de sa première expérience sur un plateau de tournage. Nous avions abordé ce sujet en discutant du degré auquel son environnement de travail lui avait prodigué l’impression que les équipes de réalisation et de scénarisation étaient suffisamment informées sur les réalités culturelles qu’elles souhaitent représenter lorsqu’on lui demandait d’incarner un personnage issu de sa culture. Sa réponse, que j’ai perçue comme étant négative, consistait en une série d’exemples parmi lesquels cette anecdote a le plus retenu mon attention. À l’époque, ce n’était pas tant le fait de jouer une scène de nudité qui l’avait dérangée, mais bien le fait que la nudité lui avait semblé à la fois gratuite et invraisemblable, compte tenu des circonstances dans lesquelles se trouvait le personnage de la femme haïtienne qu’elle incarnait, qui se serait supposément dénudée devant un étranger chez elle, en plein milieu de la journée, alors que son petit frère était à la maison. Ce ne serait certes pas la première fois qu’une série télévisée comporterait des scènes invraisemblables. Cependant, ce type d’invraisemblances, largement involontaires, soulève des questions sérieuses concernant le degré auquel le corps des femmes issues de minorités visibles est encore associé à un certain exotisme, lequel aurait pour effet de les rendre plus érotiques que leurs concitoyennes.

L’on ne peut évidemment pas parvenir à une conclusion concernant l’état global de l’industrie cinématographique et télévisuelle québécoise sur la base d’une seule expérience. Il est cependant impossible de déterminer dans quelle mesure cette industrie impose plus aisément des scènes de nudité gratuite à des actrices de couleur qu’à des actrices Québécoises « de souche », si les premières préfèrent censurer les propos qu’elles tiennent en public, comme l’a fait mon intervenante, plutôt que de courir le risque de voir leurs perspectives de carrière diminuer parce qu’elles auront tenu un discours critique à l’égard du milieu clos qu’elles souhaitent intégrer.

Je ne crois donc pas qu’une hypothèse semblable serait à exclure, comme l’illustrent à mon avis les autres interventions que j’ai réunies dans le corps de cet article. Si jamais elle venait à se confirmer, elle ne ferait que participer à ce que Jérôme Pruneau appelle une folklorisation de l’autre, un phénomène qui a été férocement dénoncé par Dany Laferrière dans son tout premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985).

La littérature migrante

Siégeant depuis déjà trois ans à l’Académie française, Dany Laferrière se perçoit comme un auteur international. À ce titre, il accepte mal qu’on affuble d’une étiquette qui incite à lire l’ensemble de son œuvre à travers un prisme autobiographique que la critique hésiterait à appliquer aussi spontanément à un auteur qui n’appartiendrait pas à la « diversité ».

Pour sa part, Felicia Mihali m’a assurée qu’elle ne voyait aucun inconvénient à ce que l’on range son œuvre dans une catégorie préétablie. La littérature fonctionne par classifications, rappelle-t-elle, dont certaines résultent d’une volonté de la part d’un regroupement d’auteurs-es de se démarquer par rapport aux autres, comme c’est le cas pour la littérature postcoloniale sur laquelle elle a travaillé pour son projet de maîtrise à l’Université de Montréal. La littérature dite « migrante » résulte à ce titre au moins autant d’un phénomène économique que littéraire. Felicia Mihali la définit comme une littérature écrite par des auteurs-es ayant vécu une expérience migratoire, mus-es par la nécessité de changer de pays, et le plus souvent de langue, afin de bénéficier d’une plus grande visibilité. Sur le plan thématique, elle la caractérise par un drame métaphysique qui rejoint la manière dont Tzvetan Todorov, cité de mémoire, avait décrit l’immigrant : celui qui a « perdu un pays sans en trouver un autre ».

L’œuvre de Mihali est traversée de récits migratoires, allant des expériences traumatisantes qu’elle a vécues sous le régime communiste durant sa jeunesse, jusqu’à l’exploration identitaire qui a suivi son installation au Québec ou son voyage en Chine. Elle ne s’est cependant jamais sentie confinée dans ces problématiques, dont elle n’a pas hésité à sortir en alternant les difficultés émotives posées par les récits inspirés de son parcours personnel et les difficultés documentaires auxquelles elle s’est confrontée lors de la rédaction de deux romans historiques : La reine et le soldat (2005) et L’enlèvement de Sabina (2011). Aussi est-ce avec entrain qu’elle m’a communiqué la liberté de création dont elle a longtemps joui avec la maison d’édition XYZ, avant son achat par Hurtubise, qui a fait sortir son œuvre de leur catalogue de publication.

Le fait que ces deux œuvres se soient moins bien vendues est pourtant indicatif des attentes qui se sont formées chez le public québécois francophone, lequel semble de loin préférer la voir parler de la pauvreté qui accable les campagnes roumaines dans Dina (2008) et Le pays du fromage (2002), plutôt que de la Grèce antique. Elle m’a cependant expliqué que ce n’est pas ce qui a motivé son passage à l’anglais lorsqu’elle a fait paraître son premier roman dans cette langue en 2012 aux éditions Linda Leith. Cette nouvelle aventure résultait d’un besoin de s’ouvrir à un autre imaginaire, et de se découvrir un style et un genre d’humour qu’elle n’aurait pas pu adopter en français, dont le ton verse plus aisément chez elle dans la mélancolie, la nostalgie et la tragédie, que dans le bien-être.

Elle déplore en outre que certains-es appréhendent comme une « trahison » ce qu’elle estime être une richesse inestimable, soit celle de pouvoir changer de langue à chaque dix ans, ou presque. Cette mentalité lui avait déjà valu de se mettre en froid avec les membres issus-es de sa communauté, comme en témoigne l’absence totale de ventes de ses livres à la librairie roumaine de Montréal. Le choix de s’imprégner d’une autre langue de création fait partie de l’expérience migratoire, et la réalité culturelle montréalaise est majoritairement francophone et anglophone. En revanche, elle estime que la ghettoïsation et le repli communautaire résultent d’une incapacité à sortir de sa zone de confort dont souffrent d’une part les écrivains-es communautaires, et d’autre part de nombreux-ses Québécois-es francophones, en raison d’une apologie du nationalisme qu’elle a constaté en enseignant l’histoire du Québec et du Canada depuis quelques années.

Ce qu’a remarqué Felicia Mihali, c’est que lorsqu’on se prépare à passer l’examen officiel du ministère à la fin du secondaire 4, non seulement l’enseignement de la culture québécoise anglophone est inexistant, mais le programme pédagogique en histoire encourage un endoctrinement des élèves dans une haine des anglophones. Celui-ci vient aujourd’hui s’ajouter au refroidissement international des mentalités vis-à-vis de l’étranger dans un contexte de montée de l’extrême droite, d’attaques terroristes et de crise de réfugiés-es. La promotion d’une véritable culture de la diversité doit donc d’abord passer par une réforme cruciale de l’éducation visant à développer chez les jeunes un sentiment en voie d’extinction dans les salles de classe : la curiosité. Toutefois, avant de l’encourager chez les autres, il faut d’abord le développer chez soi-même, ce qui implique qu’il faut s’exposer à la culture locale et se « québéciser ».

Un « rêve américain » à petite échelle

Si le succès dont jouit Felicia Mihali au Québec ne reflète pas la réalité vécue de nombreux-ses écrivains-es, c’est en raison de la détermination avec laquelle elle s’est engagée dans une discipline qui requiert un travail assidu, là où – d’après ce qu’elle a constaté dans la communauté roumaine – l’écriture est trop souvent abordée comme une activité de retraité ou un hobby du dimanche. Son parcours, certes atypique lorsqu’on le compare à celui de la majorité des auteurs-es issus-es de minorités culturelles qui continuent à faire paraître dans leur langue des ouvrages destinés à un public réduit, est donc sans doute assez caractéristique des écrivains-es migrants-es qui ont réussi à s’affirmer sur un marché étranger.

En effet, sa décision de venir s’installer au Québec ne résulte guère d’une incapacité à « percer » dans son pays – où elle bénéficiait déjà d’une réputation établie de par la réception très positive de ses trois premiers ouvrages – mais plutôt de la nécessité de vérifier si son succès était attribuable à la valeur de ses livres, et non à leur contexte de publication ou à son réseau de connaissances. Après avoir elle-même traduit son premier roman du roumain vers le français, elle a eu la satisfaction de voir ce succès confirmé par des critiques très élogieuses parues dans Le DevoirVoir et La Presse. L’accomplissement de ce « rêve américain » à petite échelle l’a convaincue qu’il existe, au Québec, une véritable méritocratie qui fait en sorte que les œuvres qui le méritent finissent inévitablement par trouver leur chemin auprès du public. C’est ce que son expérience en tant que membre du Conseil des arts et des lettres du Québec n’a fait que confirmer. Les projets sélectionnés pour les bourses de création étaient retenus strictement sur la base de leur qualité, sans qu’aucun traitement particulier ne soit réservé aux dossiers soumis par des auteurs-es aux noms non francophones.

Aussi, lorsque je lui ai demandé si elle était d’avis qu’il faudrait augmenter le financement qui est accordé aux artistes de la diversité, elle tenait à souligner le scepticisme qu’elle ressent à l’égard de la discrimination positive. Selon elle, une politique culturelle visant à promouvoir des artistes venus-es d’ailleurs laisse entendre que ces derniers-ères se verraient incapables de concurrencer la culture mainstream sans les appuis gouvernementaux qui leur sont spécifiquement destinés. Qui plus est, la mise en place d’un appareil gouvernemental discriminatoire visant à diminuer les effets pervers d’un système favorable aux Québécois-es « d’ici » introduirait nécessairement des discriminations supplémentaires. Elles auraient pour effet de creuser l’écart entre les communautés marginalisées dont on entend le plus parler – comme la communauté haïtienne de Montréal – et les communautés qui ne bénéficient à peu près d’aucune représentation, comme la communauté roumaine. Or, selon elle, les unes comme les autres participent à la création de la culture québécoise contemporaine, et il est tout aussi difficile pour l’écrivain-e migrant-e de se créer un réseau de contacts dans le milieu littéraire montréalais que pour n’importe quel-le étudiant-e de cégep désireux-ses de poursuivre une carrière dans les lettres.

Felicia Mihali ne nie pas pour autant qu’il y a un véritable problème de représentativité des minorités culturelles dans les médias comme dans la critique. Comme je le lui ai fait remarquer après avoir effectué une étude à partir du dernier numéro de Lettres québécoises (été 2016), dont le logo rappelle qu’elle est la « seule revue entièrement consacrée à la littérature québécoise », sur les quarante-cinq auteurs-es dont une nouvelle parution en langue française était répertoriée, seuls deux auteurs portaient des noms non francophones. Ce nombre représente moins de 5% de la totalité des œuvres qui ont reçu un écho de la part de la critique dans ce numéro-là. Or selon Daniel Chartier, cité par Jean-François Caron dans un numéro précédent de Lettres québécoises datant de l’hiver 2013[iv], « les écrivains nés à l’étranger forme[raient] le cinquième des écrivains du Québec[v] ». Parmi celles et ceux qui parviennent à se faire publier ou qui ont recours à l’autoédition pour sortir de l’anonymat, combien bénéficient d’une visibilité dans les médias? Combien sont, en revanche, condamnés-es d’avance au pilonnage, ou à une microdistribution qui ne dépasse guère le cercle de leurs connaissances?

Le réseautage, contrepoint à l’image d’un Québec ouvert

Sur ce point, la position de Mihali est plutôt ferme : au Québec comme ailleurs, le réseautage est une composante nécessaire de la réussite, quel que soit le domaine artistique. Une opinion partagée par l’actrice que j’ai interviewée qui souligne l’importance de se bâtir une vaste liste de contacts sur des plateformes comme Facebook, où il est aisé de savoir qui connaît déjà les bonnes personnes par rapport à qui dispose d’un réseau social limité. Il ne serait alors pas choquant que les collaborateurs et collaboratrices de Lettres québécoises, lesquels-les possèdent pratiquement tous des noms francophones, et dont la biographie précise quasi systématiquement qu’ils et elles sont nés-es au Québec, choisissent majoritairement de recenser des ouvrages rédigés par des auteurs-es nés-es au Québec et portant des noms francophones. Il s’agit d’un milieu extrêmement étroit. Ce népotisme journalistique fait en sorte que les entrevues sont toujours accordées dans les mêmes cercles, et que les auteurs-es qui bénéficient de la plus grande visibilité à Montréal sont celles et ceux qui sont déjà des membres de la coterie littéraire québécoise. Beaucoup d’écrivains-es sortent ainsi des mêmes départements de création littéraire, qui s’imposent de plus en plus comme des lieux de passage obligés, en l’absence desquels il devient difficile de rencontrer les « bonnes personnes ».

Ce fait peut étonner, surtout compte tenu de la réputation d’ouverture que le Québec a acquise à l’international – du moins sur le plan littéraire –, où des écrivains-es comme Dany Laferrière, Kim Thúy, Ying Chen et Wajdi Mouawad s’imposent comme des exemples incontestables du succès de la littérature migrante. Felicia Mihali se l’est souvent fait répéter tandis qu’elle effectuait la promotion de ses livres anglophones à l’étranger : on jalouse le Québec parce qu’il y a une grande ouverture si l’on tient compte du nombre d’auteurs-es migrants-es par rapport au reste de la population. Cela semble en effet être une opinion couramment répandue. Pour ne citer qu’un exemple, dans le même dossier sur la littérature migrante paru dans Lettres québécoises à l’hiver 2013, Jean-François Caron notait que l’accueil que Maya Ombasic avait reçu en France en tant qu’écrivaine québécoise en résidence était mitigé, parce qu’elle « n’avai[t] rien à voir avec l’écrivain québécois qu’ils auraient voulu voir à [s]a place », alors qu’au Québec, « on ne s’est jamais posé la question, quand [elle a] reçu la résidence, si [elle] était québécoise ou migrante (…). On s’en fichait[vi]. »

Felicia Mihali m’a confié qu’il s’agit là d’une mythologie qui fonctionne bien au Québec : la région se dit et se perçoit ouverte, et elle se plaît à exporter cette image à l’étranger. Pour les avoir étudiés, elle a cependant constaté qu’il y a davantage d’écrivains-es migrants-es qui connaissent du succès dans le Canada anglophone, ce qui est attribuable en partie à la taille réduite de notre marché et au fait que la littérature québécoise s’exporte mal en France. Là encore, il n’y a pas à s’étonner : selon Mihali, tandis que les Québécois-es affichent une nette préférence envers les auteurs-es migrants-es qui confèrent de leur province une image idyllique, les auteurs-es qui s’exportent le mieux en France sont celles et ceux qui contiennent une bonne dose de critique sociale. Le problème pour les auteurs-es migrants-es qui souhaitent élargir leur public serait d’être « pris entre les deux », de devoir produire des livres qui ne dérangent personne.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’une règle absolue, et parmi les livres plus tranchants, Felicia Mihali m’en a cité au moins deux qui ont reçu un assez bon accueil : Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998) et Cockroach (Le cafard) de Rawi Hage (2008). En revanche, les cas de Kim Thúy et de Dany Laferrière lui semblent caractéristiques à cet égard. Lorsque j’ai évoqué Ru (2009), il lui a semblé être un livre joyeux, généreux, qui évoquait le colonialisme français à travers les bonnes choses, alors que la guerre était imputée davantage aux Américains. L’image qui s’en dégage de l’Indochine est beaucoup plus glorieuse que, disons, chez Marguerite Duras. Quant au premier roman de Dany Laferrière, lequel demeure sans doute l’un de ses plus connus, elle trouvait que c’était surtout envers lui-même qu’il était satirique, et que les critiques qu’il adressait à la société québécoise se mêlaient à des éloges, ce qui les a rendues supportables.

Il est vrai que la recension rédigée par Jean-François Crépeau sur le dernier ouvrage de Laferrière semble illustrer cette tendance de manière quasi caricaturale. Dans une section sous-titrée : « Québec, je t’aime », après avoir accordé à Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (2015) la note très honorable de 3 étoiles et demie sur 5, Crépeau écrit :

Le regard que Dany Laferrière jette sur la vie au Québec nous en apprend autant sur nous-mêmes et notre société que de longues et ennuyeuses études. Certaines de nos forces et faiblesses sont évoquées sans flagorneries, ni procès ni jugements. Il y a là tout ce qu’il faut pour projeter l’avenir de notre société après avoir redressé certains travers. C’est aussi cela, la valeur ajoutée de l’immigration[vii]

Par contre, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer, trois pages plus loin, qu’Annabelle Moreau reproche à la biographie que Mauricio Segura a rédigée sur Oscar Peterson un ton « détaché » qui s’avère par moments « carrément antipathique » à l’égard du célèbre pianiste. Verdict : 2 étoiles et demie sur 5.

Faut-il une politique pour encourager la diversité? Le plaidoyer de Jérôme Pruneau

Que faut-il retirer d’un tel témoignage? Felicia Mihali ne paraît guère avoir vécu la situation qu’elle décrit de manière problématique. Elle m’a signalé à plusieurs reprises que l’intérêt qu’elle a manifesté à travers son œuvre envers l’expérience migratoire ne résultait pas d’une contrainte. Elle a également insisté sur le fait qu’elle ne s’est guère sentie obligée de relater uniquement de bonnes choses sur la Belle Province.

En changeant de pays, elle trouvait cela normal d’être aux prises avec des difficultés économiques. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi beaucoup de pauvres au Québec, dont la situation est peut-être plus difficile parce que leur pauvreté n’est pas issue de l’immigration, ce qui implique malheureusement que leur situation n’est pas temporaire. En revanche, le système de sélection du ministère de l’Immigration tend à filtrer les nouveaux-elles arrivants-es de telle manière que plusieurs finiront éventuellement par s’acheter des maisons en banlieue et par mettre leurs enfants dans des écoles privées – car, artistes ou autres, ce sont souvent les élites qui délaissent leur pays pour partir s’installer ici. Leur misère n’est donc souvent que provisoire.

La posture qu’occupent les écrivains-es migrants-es au Québec n’est certes pas parfaite, mais elle demeure tout de même enviable par rapport à d’autres endroits qu’elle a connus. À cet égard, elle postule que si un-e auteur-e africain-e, par exemple, était publié-e en Roumanie, sa réception serait probablement nulle. Bien qu’elle admette qu’il existe ici comme ailleurs un népotisme privilégiant parfois les contacts au profit du talent brut, Felicia Mihali demeure convaincue que le système de reconnaissance artistique au Québec est fondé sur le mérite et sur l’égalité des chances. D’après ce qu’elle a pu constater dans le milieu littéraire montréalais, tout-e auteur-e peut parvenir à faire paraître son œuvre et à s’assurer une bonne visibilité auprès de la critique, à condition cependant de produire des ouvrages de qualité. Selon elle, lorsqu’on a du talent, que l’on vienne d’ailleurs ou que l’on soit né-e au Québec, le parcours le plus sûr pour parvenir à établir une carrière en création littéraire demeure la voie académique : bâtir un réseau de contacts solide à l’université, décrocher un diplôme, profiter de toutes les opportunités offertes par les programmes de subvention gouvernementaux, et surtout écrire.

Cette vision des choses contraste fortement avec l’expérience vécue par Jérôme Pruneau à Diversité artistique Montréal. Il pousse un cri du cœur en publiant son essai Il est temps de dire les choses (2015), malgré les difficultés qu’il a rencontrées pour trouver le temps de le rédiger. À son bureau, il a été témoin de la marginalisation professionnelle de trop d’artistes aux parcours de vie exceptionnels, et souvent dramatiques, pour croire que le système actuel récompense véritablement le mérite. Il s’agissait de dresser un état des lieux plutôt que d’effectuer une critique de la société québécoise. En dépit de sa nature a priori empathique, le milieu des arts et de la culture au Québec demeure l’un des secteurs les plus difficiles à pénétrer lorsqu’on provient « de la diversité ».

Son étude n’est pas exhaustive, notamment en raison du délai dont il disposait pour effectuer sa recherche, mais les chiffres réunis ne mentent pas. Dans le domaine musical par exemple, une visite rapide sur le site du Gala de l’ADISQ lui a révélé qu’il n’y a pas eu un-e seul-e musicien-ne issu-e de la diversité qui avait reçu un prix ces cinq dernières années (2010-2015). Cet état des choses est révélateur du manque de reconnaissance dont souffrent les artistes qu’il côtoie. Tout comme Felicia Mihali, la plupart d’entre eux et elles bénéficiaient déjà d’une réputation établie dans leur pays. Assez souvent, ils et elles y étaient détenteurs-trices de plusieurs diplômes, invités-es à des colloques et à des grands concerts à l’étranger. Or, tout comme les 1000 immigrants-es qui viennent s’installer à Montréal à chaque semaine – un chiffre qui frappe davantage les esprits que de dire « 48 000 par an » – c’est en raison d’une conjoncture politique et économique fortement défavorable qu’ils et elles ont tout abandonné pour aller s’installer ailleurs.

Pourquoi ont-ils et elles autant de mal à faire reconnaître leur talent ici, s’ils et elles ont déjà connu un certain succès dans leur pays? La nécessité d’obtenir des qualifications au Québec quel que soit l’emploi que l’on exerce, les années d’expérience et les universités qu’on a fréquentées à l’étranger, nous a habitués-es à attribuer à de telles exigences une valeur normative. On le demande parce qu’il est normal de le demander. Dans le cas de l’industrie culturelle, elles soulèvent cependant de sérieuses questions concernant le degré auquel ces impératifs résultent d’un réel besoin de vérifier que des artistes provenant d’un autre pays possèdent véritablement la capacité de se faire un nom dans leurs disciplines respectives avant d’être admis-es dans une association professionnelle qui leur garantira la visibilité dont elles et ils ont besoin pour poursuivre leur carrière — ou bien si ces mécanismes de sélection n’ont pas plutôt été développés par protectionnisme.

L’hermétisme actuel du secteur culturel s’explique par de nombreux facteurs, lesquels font en sorte qu’il n’est pas aisé d’attribuer le manque de diversité dans le milieu artistique à deux ou trois problèmes. S’il fallait se résoudre à isoler les facteurs qui contribuent le plus à cette inertie, la taille réduite du marché constitue encore une fois une des causes principales pour lesquelles toutes les opportunités se créent, et tous les contrats se signent, au sein des mêmes réseaux. Les baby-boomers qui assument encore majoritairement les postes de responsabilité n’étaient pas confrontés-es à un paysage social aussi diversifié lorsqu’ils et elles ont développé leurs réflexes de travail il y a une quarantaine d’années. Ainsi, si les formulaires impersonnels en ligne des associations professionnelles artistiques laissent aussi peu de place à des parcours différents, c’est parce qu’il n’existe aucune commission chargée de comprendre comment fonctionne la reconnaissance culturelle à l’étranger. Un tel organisme serait susceptible de savoir par exemple qu’en Afrique, il est très prestigieux d’exposer dans des consulats, même si tel n’est pas le cas au Québec. Les artistes étrangers-ères pourraient alors bénéficier d’une véritable reconnaissance de leurs accomplissements lorsqu’elles et ils remplissent des demandes de subvention ou lorsqu’elles et ils cherchent à obtenir des contrats avec des maisons de disque, de production, ou avec des agents-es. En son absence, les artistes n’ont qu’une seule alternative à celle de se résigner à stagner dans les petits jobs étudiants : recommencer à zéro.

Le fait qu’au théâtre, l’habitude de tenir des auditions publiques est très peu répandue constitue un autre exemple des « mauvais réflexes » qui ont été adoptés par la génération qui tient encore les rênes de l’industrie culturelle à Montréal. À cela s’ajoute une vision ethnocentrique qui consiste à répéter qu’il y a une façon de voir l’art, et de faire de l’art au Québec qui est québécoise, et qu’il faut s’adapter à cette vision pour être produit ici. Les comédiens-nes issus-es de minorités audibles se heurtent ainsi à une vision identitaire fondée sur le joual, qui accepte mal d’intégrer d’autres accents (hispanophone, roumain, arabe…) sur la scène théâtrale. Si l’on considère l’ensemble des disciplines représentées par DAM, on constate que cette vision est appuyée, sur le plan étatique, par des organismes comme le Conseil des arts pour qui l’excellence esthétique demeure largement ethnocentrique. Cette tendance à reléguer tout ce qui est produit par les artistes étrangers-ères dans l’exotisme – ce dont témoigne très bien une étiquette comme « musique du monde », laquelle intègre tout ce qui n’est pas visiblement québécois dans une même catégorie – est frappante par l’appropriation occidentale du concept de contemporanéité. Ainsi, une danse contemporaine inspirée par des rythmes africains, comme la pratique la chorégraphe Nyata Nyata, n’est pas considérée comme « contemporaine » mais bien comme de la danse africaine.

C’est pourquoi Jérôme Pruneau considère qu’il est urgent de remplacer l’ouverture théorique passive qui est actuellement la norme dans le milieu culturel (« je suis ouvert venez me voir, postulez… ») par des démarches actives visant à intégrer les artistes de la diversité au sein des réseaux existants (« connaissez-vous quelqu’un qui… »). Pour pouvoir commencer à parler d’une véritable culture de la diversité, il faut cesser de considérer la diversité culturelle comme un problème à « gérer » et commencer à développer une vision philosophique de l’interculturel.

Survivre en se représentant soi-même : Wapikoni mobile et l’identité autochtone

« D’un livre à l’autre, la littérature dresse le portrait de qui nous sommes, exprime le détail de nos valeurs, de nos symboles, et fait de nous des êtres mis au monde, ouverts sur lui et présents au cœur d’un imaginaire commun[viii]». Réfléchissant au tollé provoqué au printemps 2013 à la suite de la décision du gouvernement de Pauline Marois de modifier l’intitulé du programme collégial « Arts et lettres » en « Culture et communications », Jean-François Caron rappelle ainsi la contribution fondamentale de la production artistique contemporaine dans la formation d’un sentiment de cohésion sociale. Il insiste aussi, par la même occasion, sur l’obligation qu’a l’école de continuer à transmettre ce « fonds culturel commun, [qui est aussi] un vecteur identitaire fort[ix]».

Couramment qualifiés de « quatrième pouvoir », les médias partagent en effet avec les institutions officielles d’enseignement la charge de diffuser le savoir et de nourrir l’imaginaire national, lequel s’avère indispensable à la valorisation d’un héritage culturel auquel chaque nouvelle génération apporte son empreinte. Or, comme l’a fait valoir Jérôme Pruneau, un-e Québécois-e dit-e « de souche » n’est pas le ou la même aujourd’hui qu’il y a 150 ans – ce qui implique que l’identité se renouvelle constamment, ce que les médias et les productions culturelles contemporaines se doivent de refléter.

Le cinéma occupe sans doute une place privilégiée à cet égard. Cette discipline se voit alors de plus en plus couramment chargée de répondre à l’impératif éthique de lutter contre la discrimination de groupes marginalisés. Par exemple, en France, la commission Images de la diversité, mise sur pied en 2007, est chargée de promouvoir la représentation de minorités ethniques dans les films français[x].

Au Québec, la cinéaste Manon Barbeau constitue un cas de figure exceptionnel de la mesure dans laquelle la conscientisation à cette problématique peut déterminer le cours d’une carrière. En 1998, à l’occasion du cinquantième anniversaire du lancement du manifeste Refus global qui a marqué l’entrée de la Belle Province dans la modernité, c’est en travaillant à la réalisation d’un documentaire qui visait à mettre en avant les mérites et les répercussions que ce document historique a produites sur les enfants des signataires – dont elle faisait elle-même partie – que Manon Barbeau a pris conscience du pouvoir transformateur que l’art exerce sur l’individu. Elle m’a confié ne plus avoir été la même personne avant et après la création des Enfants de Refus global. Une telle métamorphose, certes inquiétante, s’avère le plus souvent libératrice. C’est pourquoi elle a souhaité donner la parole à des gens issus de milieux défavorisés. Deux autres documentaires, L’armée de l’ombre (1999) et L’amour en pen (2004), résultent ainsi d’une collaboration avec des jeunes de la rue vivant à Montréal et à Québec, et avec des prisonniers à qui elle a fourni les outils nécessaires à la modification de leur propre image.

Ces créations collectives l’ont menée à mettre en place des studios mobiles adaptés à la production de films dans des environnements éloignés de grands centres urbains, comme c’est le cas des communautés autochtones vivant dans des régions éloignées. Dans les centres urbains, ces studios peuvent également se révéler utiles pour des individus travaillant dans des conditions matérielles difficiles, comme c’est le cas des jeunes sans-abri qu’elle a côtoyés-es pendant les trois années de fonctionnement de Vidéo Paradiso. Toutefois, devant la diversité des organismes destinés à fournir un appui aux jeunes de la rue, elle a pris le pari de mettre un terme à cette initiative afin de centrer son attention sur ce que l’auteur-compositeur-interprète et réalisateur Richard Desjardins a appelé « le peuple invisible » dans son documentaire éponyme datant de 2007.

Depuis, l’entreprise poursuivie par Wapikoni mobile a rencontré un succès qui ne cesse de grandir, comme en témoignent les 120 prix accordés aux quelque 900 documentaires produits ces treize dernières années à travers 30 communautés au Canada et 17 communautés en Amérique du Sud. À noter que les dons reçus par l’organisme proviennent d’un public à la fois autochtone et non autochtone. Cet appui financier, lequel peut parfois s’avérer vital – comme ce fut le cas en 2012 lorsque le projet a « failli mourir » après que Services Canada l’ait « amputé de la moitié de [son] budget[xi]» – revêt également un caractère symbolique. Il indique que Wapikoni bénéficie d’un mandat de confiance renouvelé de la part des communautés autochtones qui ont contribué aux deux tiers à sa fondation.

À la différence de nombreux projets non autochtones qui ont été abandonnés, le Wapikoni mobile résulte d’une collaboration entre Manon Barbeau, le Conseil de la Nation Atikamekw, et du Réseau des jeunes. La présidence du conseil d’administration de Wapikoni est d’ailleurs assumée par la cofondatrice du mouvement Idle no more Quebec, Melissa Mollen Dupuis, issue d’une communauté innue. Lorsque je lui ai demandé quelles ont été les difficultés auxquelles elle s’est heurtée lors de la mise en place de ce projet, Manon Barbeau n’a pas manqué de souligner, d’ailleurs, que cette initiative bénéficie de la crédibilité nécessaire pour remplir le mandat dont elle s’est chargée précisément en raison de la participation active des communautés autochtones. Elle cherche à valoriser leurs langues et leurs cultures, afin de permettre aux gens des communautés de mettre un terme à l’isolement dont ils sont victimes depuis trop longtemps.

Le but de Wapikoni mobile n’est pas de transformer tous-tes ses participants-es en des cinéastes accomplis-es, mais de permettre de leur redonner confiance en leurs moyens. Il est difficile de mesurer l’impact que la participation à un projet créatif de ce type peut avoir sur la vie d’un individu, ce qui explique pourquoi les objectifs varient en fonction de chacun. Pour certains-es, l’arrivée de la caravane tout équipée du Wapikoni leur a peut-être redonné le goût d’être active dans leur communauté, de se trouver un emploi, ou de retourner à l’école. Pour beaucoup d’autres, il s’agissait surtout de leur redonner goût à la vie. Ce n’est donc pas un hasard si Santé Canada contribue de manière significative au financement de ce projet : les effets positifs de la création sur la santé sont désormais reconnus[xii]. Le fait de contribuer à contrer les stéréotypes qui circulent sur les Autochtones à travers le monde, et de modifier l’image qu’ils et elles perçoivent de leur communauté par la même occasion, constitue un moyen efficace de contrer le suicide auprès de jeunes qui souffrent d’un manque de reconnaissance de leur propre culture et d’une absence de consolidation de leur identité.

Ce qui n’empêche pas que plusieurs aient pris goût à ce moyen d’expression. Parmi celles et ceux qui ont désiré pousser l’expérience plus loin, les histoires de succès ne manquent pas. Après avoir réalisé son premier dessin animé dans la roulotte, Raymond Caplin, un jeune Micmac, s’est vu offrir l’opportunité de se former gratuitement auprès de spécialistes travaillant pour Pixar et Disney à la célèbre École de l’image Gobelins à Paris[xiii]. Son cas est caractéristique de beaucoup de jeunes qui travaillent à présent dans le cinéma, poursuivent des études dans ce domaine, ou y enseignent même, à l’instar d’Abraham Côté. Après avoir produit plusieurs films avec Wapikoni, ce dernier dispose à présent de son propre matériel pour réaliser des films dans sa communauté.

Mais l’histoire de succès la plus connue demeure sans doute celle du rappeur algonquien Samuel Tremblay, plus connu sous le nom de Samian, dont la carrière internationale lui a valu de se produire sur scène avec le groupe Loco Locass, avant de gagner le Félix du meilleur album hip-hop en 2010 pour son deuxième album, Face à la musique. Tout comme la poétesse-slameuse Natasha Kanapé-Fontaine, dont la publication de ses trois recueils chez Mémoire d’encrier lui a valu de voyager jusqu’en Haïti, Samian est aujourd’hui devenu une figure de proue de la nouvelle génération autochtone. Souhaitons que celle-ci devienne un moteur de changement.

CRÉDIT PHOTO: www.haaijk.nl

[i]                       Voir par exemple l’étude produite par Solutions Research Group en 2003 intitulée : La diversité culturelle à la télévision, p. 16 disponible en ligne : http://www.cab-acr.ca/french/societal/diversity/taskforce/report/cdtf_phase_1a.pdf

[ii]                      ICI Radio-Canada. 2013. « Noirs et Autochtones surreprésentés dans les prisons ». ICI Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2013/11/26/002-canada-prisons-noirs-autochtones.shtml

[iii]                     Statistiques disponibles sur l’article Wikipédia d’Unité 9 https://fr.wikipedia.org/wiki/Unité_9_(série_télévisée,_2012)

[iv]                     Caron, Jean-François. 2013. « Écriture migrante : migrer au cœur de notre littérature ». Lettres québécoises nº152, hiver 2013, p. 12-15

[v]                      Chartier, Daniel. 2008. « De l’écriture migrante à l’immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la littérature au Québec ». Dans Dumontet, Danielle et Frank Zipfel (dirs.) Écriture migrante/Migrant Writing. Zurich : OLMS

[vi]                     Caron, Jean François. Opcit, p. 14

[vii]                    Crépeau, Jean-François. 2016. « Ceci n’est pas un roman ». Lettres québécoises 162, été 2016, p. 20-21

[viii]                   Caron, Jean-François. 2015. « Enseigner/apprendre la littérature ». Lettres québécoises nº157, printemps 2015, p. 15

[ix]                     Moreau, Patrick. 2014. « Quelle littérature québécoise pour quelle formation? ». L’Unique, juin 2014, p. 6, cité par Jean-François Caron (opcit, p. 16)

[x]                      Commissariat général à l’égalité des territoires. 2016. « Commission Images de la diversité ». Commissariat général à l’égalité des territoires, http://www.cget.gouv.fr/commission-images-de-diversite-0

[xi]                     Tremblay, Odile. 2014. « Éclairs autochtones au Wapikoni ». Le Devoir, 24 février 2014, http://www.ledevoir.com/culture/cinema/400973/plintchaud-eclairs-autochtones-au-wapikoni

[xii]                    Marco Bélair-Cirino commente le soutien financier qu’offre Santé Canada à Wapikoni mobile dans son article paru le 11 octobre 2011 dans Le Devoir : « Le Wapikoni mobile, fleuron du Canada! », http://www.ledevoir.com/politique/canada/333332/le-wapikoni-mobile-fleuron-du-canada

[xiii]                   Beauséjour, Martin. 2014. « Personnalité de la semaine : Raymond Caplin ». La Presse+, édition du 29 juin 2014, http://plus.lapresse.ca/screens/4cc383f8-53af-1381-be39-01beac1c606a%7C_0.html