Casino en ligne : le Québec, un exemple à suivre ?

Casino en ligne : le Québec, un exemple à suivre ?

Alors qu’en France, le gouvernement envisage de légaliser le casino en ligne, les professionnel·les en dépendance s’interrogent sur la portée préventive d’une telle mesure. Au Québec, ces jeux sont légaux et encadrés par l’État depuis 2010. Une occasion de voir ce qui a fonctionné, ou non.

Au début, c’était le poker. Puis les machines à sous. Mais c’est avec les jeux de casino en ligne que Jonathan*, résidant en Abitibi-Témiscamingue, a développé une addiction au jeu : « C’est vraiment là que je me suis fait le plus de mal », raconte-t-il. La différence, c’est que le casino en ligne était accessible 24h/24 sur son cellulaire. « Je n’avais pas besoin d’aller nulle part, je restais chez nous. » Il se met alors à jouer dans la cuisine, aux toilettes, et en présence de sa famille.

« Les jeux de casino sont ceux qui génèrent le plus de problèmes pour les joueurs », rapporte Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Lorsqu’ils sont en ligne, ces jeux sont d’autant plus addictifs qu’ils sont disponibles en tout temps et dénués de contrôle social. « Les joueurs se promènent avec le casino dans leur poche », illustre Mme Kairouz.

Face au risque élevé de dépendance au casino en ligne, les États choisissent de l’interdire ou de le réguler. Au Québec, ces jeux sont légaux et régis par le gouvernement provincial, par l’entremise de Loto-Québec. En France, ils restent interdits, mais le gouvernement a annoncé cet automne son intention de les légaliser. Pour évaluer si la légalisation peut permettre un encadrement plus efficace, L’Esprit Libre s’est entretenu avec des expert·es en prévention des deux côtés de l’Atlantique.

France : légaliser pour encadrer

« On sait bien que c’est mieux de réguler que de prohiber », soutient Emmanuel Benoit, directeur général de l’Association de recherche et de prévention des excès du jeu (Arpej). Pour lui, la légalisation des jeux de casino virtuels en France serait un moyen d’encadrer les pratiques des joueurs, qui ont déjà accès à une offre illégale. Selon l’Autorité nationale du jeu (ANJ), entre trois et quatre millions de Français jouent chaque année à des jeux de casino en ligne sur des sites illégaux[1]. Le problème, c’est que « ces sites illicites ne prennent pas soin du joueur, il n’y a pas de prévention ni de réduction des risques », alerte le directeur de l’Arpej.

La création de plateformes agrées par l’État permettrait la mise en œuvre de mesures préventives, comme l’interdiction de jeu aux moins de 25 ans, des sessions qui ne dépassent pas deux heures, ou la possibilité de s’auto-exclure, propose M. Benoit. Des « niveaux de sécurisation », selon ses termes, qui favoriseraient une pratique de jeu plus responsable.

Ces dispositions ne sauront être véritablement efficaces si les plateformes illégales, dénuées de tout contrôle, demeurent. « L’idée, c’est aussi de faire en sorte que ces sites illicites ne puissent plus exercer, en luttant de manière encore plus forte [contre eux] », réclame le directeur de l’Arpej, qui reconnaît néanmoins qu’il sera difficile de les supprimer complètement. « Ce qui est important, c’est que la partie congrue soit la plus faible possible », estime-t-il.

Malgré la persistance très certaine d’une offre illégale, M. Benoit espère que les joueur·ses seront attiré·es par les garanties de sécurité de l’offre légale. Contrairement à leurs concurrents illicites, les sites légaux assurent aux client·es la sécurité de leur compte, de leur identité et du paiement. « Quand un opérateur a une image de fiabilité, ça marche beaucoup mieux qu’un opérateur dont on pense qu’il peut tricher », soutient le Français.

Légaliser sans précipiter

Seul pays de l’Union Européenne, avec Chypre, à interdire les jeux de casino en ligne, la France est allée de l’avant à l’automne dernier, en déposant un amendement en vue de les légaliser. Le gouvernement s’est toutefois heurté à la résistance des organismes en prévention. « C’était un peu la stupéfaction et la colère, parce que si vous voulez, ça a été fait sans préparation », raconte M. Benoit. S’ils sont plutôt favorables à une légalisation, les professionnel·les français de l’addictologie estiment néanmoins que la décision ne peut « s’ouvrir par un simple décret qui tombe comme cela pour faire de l’argent », comme le dénonce le directeur de l’Arpej. Une légalisation pourrait en effet rapporter près d’un milliard d’euros à l’État[2].

À l’image de ses confrères et consœurs en addictologie, M. Benoit appelle à « un temps de préparation, de concertation et d’équipement. » Légaliser une pratique aussi addictive nécessite de mettre la protection du joueur au centre des débats, demandent les organismes et les expert·es. Sans véritable plan d’encadrement, l’ouverture des jeux de casino en ligne risque de renforcer davantage l’addiction plutôt que de la prévenir.

Québec : une légalisation d’abord économique

Si les organismes français en prévention réclament aujourd’hui un processus de consultation, celui-ci n’a pas eu lieu au Québec, lorsque le casino en ligne était légalisé en 2010. « Il n’y en a pas eu, ils faisaient juste élargir leur offre », se souvient Anne Élizabeth Lapointe, directrice générale de la Maison Jean Lapointe, qui traite les dépendances. À l’époque, plusieurs acteur·rices de la société civile critiquent le manque de considérations du gouvernement pour les impacts sur la santé publique, réclamant l’implication d’expert·es dans la mise en œuvre de la politique[3].

Pour la chercheuse à l’Université Concordia Sylvia Kairouz, l’État québécois a offert ces jeux en ligne « pour des raisons économiques. » N’ayant aucun contrôle sur l’offre illégale, la société d’État Loto-Québec a développé sa propre plateforme pour « récupérer une partie de ce marché », estime-t-elle. Le casino en ligne intègre ainsi la gamme des jeux d’argent et de hasard régulés par l’État, comme le loto, les paris sportifs ou les casinos terrestres.

Un manque d’encadrement

L’autre enjeu, la santé publique, a été relégué au second plan par la légalisation québécoise, qui ne s’est pas accompagnée d’une stratégie d’encadrement suffisante, selon les expertes rencontrées. « Au Québec, on a une offre, c’est tout », regrette Mme Kairouz. 

Encadrer des pratiques aussi addictives, « ça prend une autorité indépendante », plaide la chercheuse. Contrairement à la France, qui dispose de l’Autorité nationale des jeux, la Belle Province ne s’appuie sur aucune institution indépendante pour réguler l’offre de jeu. Ici, les décisions sont entre les mains de la plateforme elle-même, soit Loto-Québec. Pour illustrer cette situation, Mme Kairouz reprend la métaphore d’une collègue : « Laisser Loto-Québec décider, c’est comme demander à Dracula de surveiller la banque de sang. » 

La société d’État affirme toutefois « offrir aux joueurs un environnement de jeu à la fois intègre, divertissant et sécuritaire », grâce à des mesures de commercialisation responsable et des programmes de sensibilisation. Si Mme Lapointe reconnaît les efforts fournis par Loto-Québec pour inciter au jeu responsable, elle estime qu’ils « pourraient en faire plus, évidemment. » Pour Mme Kairouz, ces mesures servent juste « l’image corporative » de la société d’État. De son côté, Loto-Québec n’a pas donné suite aux sollicitations d’entrevue de L’Esprit Libre.

Une offre illégale persistante

En parallèle, les sites de jeux illégaux sont toujours aussi nombreux qu’en 2010, tout comme les joueur·ses qui les fréquentent[4]. « C’est une suite infinie de jeux, il y en a de toutes les sortes, toutes les semaines », témoigne Jonathan, ancien joueur de casino en ligne. Loto-Québec estime capter 50% du jeu en ligne dans la province. L’autre moitié des joueur·ses continue de fréquenter les sites illicites, qui représentent une concurrence importante pour les services de l’État. Gérées par des sociétés privées souvent déclarées à l’étranger, ces plateformes échappent encore majoritairement aux tentatives de blocage.

En présence de ces deux offres, Jonathan admet préférer les sites illicites à Loto-Québec, car plus attractifs. Ces plateformes ne sont en effet soumises à aucune limite, et peuvent inciter les joueurs autant qu’elles le veulent. « Tu reçois des promotions à tout bout de champ, on te dit “Hey, t’as pas joué depuis longtemps, reviens on va te donner de l’argent”», raconte le joueur désormais abstinent. 

Finalement, en rendant le casino en ligne légal au Québec, Mme Kairouz ne sait pas « si on a vraiment protégé la population. » L’offre est simplement plus grande, tout comme le nombre de joueur·ses, qui connaît une ascension exponentielle depuis 10 ans[5].

Le Québec, un contre-exemple ?

Si les expertes rencontrées à Montréal ne sont pas défavorables en théorie à la légalisation du casino en ligne, elles estiment qu’au niveau de l’encadrement, « le Québec est l’exemple à ne pas suivre », pour reprendre les termes employés par Mme Kairouz. La Belle Province devrait même selon elle « regarder vers la France », qui dispose d’une autorité indépendante pour réguler le jeu, et qui laisse davantage place au débat dans le cadre de la légalisation.

De son côté, Mme Lapointe appelle le législateur français à « s’assurer qu’il n’y aura pas de débordement et que les gens ne laisseront pas leur peau. Parce que finalement, c’est un peu ça qu’on voit ici, malheureusement. »

*Le prénom a été modifié pour préserver l’identité du témoin.


[1] https://anj.fr/casinos-en-ligne-lanj-lance-une-campagne-dinformation  

[2] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-brief-eco/casinos-en-ligne-le-gouvernement-suspend-leur-legalisation_6835988.html

[3] https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-91/index.html

[4] chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/finances/publications-adm/AUTFR_69_Analyse_jeux_en_ligne.pdf

[5] https://www.ledevoir.com/societe/786288/explosion-de-l-engouement-pour-les-jeux-d-argent-en-ligne-pendant-la-pandemie?

Les banques alimentaires confrontées à l’explosion de la demande d’aide

Les banques alimentaires confrontées à l’explosion de la demande d’aide

Un million de demandes d’aide alimentaire sont comblées chaque mois par les organismes communautaires montréalais. Dans un nouveau rapport publié aujourd’hui, Moisson Montréal révèle des chiffres records sur l’insécurité alimentaire, traduisant la précarisation de la population. Dans ce contexte, les banques alimentaires deviennent la nouvelle épicerie d’un nombre grandissant de Montréalais.e.s.

« Venir ici faire l’épicerie, ça m’aide énormément ». Claude* est un usager régulier de l’épicerie solidaire MultiCaf située dans le quartier Côte-des-neiges. Pour un montant de 7$, il peut se procurer des fruits et légumes, de la viande et des produits laitiers. Originaire du Cameroun, Claude étudie à Polytechnique, tandis que sa femme occupe un emploi. Malgré des revenus réguliers, le couple ne parvient pas à subvenir entièrement à ses besoins alimentaires et à ceux de ses deux jeunes enfants.

Les organismes communautaires montréalais comblent chaque mois près d’un million de demandes d’aide alimentaire. À travers des épiceries solidaires ou des distributions de paniers, ils permettent à une population grandissante de se nourrir. La demande connaît aujourd’hui des sommets records, en augmentation de 76% depuis la pandémie. Cette situation « alarmante » est révélée par Moisson Montréal dans son Bilan-Faim 2024[i], qui compile les données de près de 300 organismes de soutien alimentaire.

Sur le terrain, l’augmentation de la demande est flagrante. « C’est le jour et la nuit », relate Jean-Sébastien Patrice, directeur général de MultiCaf. Avant la pandémie, l’organisme situé à Côte-des-neiges aidait 1200 personnes par mois. Aujourd’hui, c’est plus de 10 000 personnes vulnérables qui s’alimentent au travers de ses services. Même son de cloche du côté du Plateau-Mont-Royal. À la banque alimentaire Vertical, les files d’attente pour récupérer un panier de denrées se sont considérablement allongées. D’un seul jour de distribution, l’organisme est passé à trois, qui ne suffisent pas toujours à combler les besoins, selon le gestionnaire José Alberto Marroquin.

Des bénévoles préparent la distribution des paniers à la banque alimentaire Vertical - crédit Charline Caro

Des bénévoles préparent la distribution des paniers à la banque alimentaire Vertical – crédit Charline Caro

Coût de la vie

Depuis 2019, le nombre de bénéficiaires du dépannage alimentaire a plus que doublé[ii]. Le principal facteur de cette demande accrue serait le coût de la vie, de plus en plus difficile à assumer. « De nombreux ménages peinent à joindre les deux bouts et sont contraints de se tourner vers les banques alimentaires de quartier », peut-on lire dans le rapport de Moisson Montréal. À MultiCaf, les personnes usagères témoignent de cette pression financière. Claude nous confie qu’une fois payés le « loyer et la garderie des enfants, il ne reste plus grand-chose » pour faire l’épicerie. Même pression pour Salma*, qui bénéficie de l’aide sociale : « tu dois payer le loyer, le transport, l’électricité… et après seulement tu dois manger ».

Les budgets serrés n’ont toutefois plus leur place dans les épiceries commerciales. En un peu moins de trois ans, le prix d’un panier d’épicerie équilibré a augmenté de 28%[iii]. « C’est presque un luxe de faire une épicerie adéquate en 2024 », s’indigne Mr. Patrice. Le directeur de MultiCaf pointe du doigt des prix démesurés, en grande déconnexion avec la réalité économique d’une partie de la population. « Il n’y a pas de contrôle sur les prix des produits, c’est le Far West ».

Une diversification des profils

Celles et ceux qui ne peuvent plus assumer les coûts de l’épicerie se tournent ainsi vers les banques alimentaires, qui se démocratisent. « Auparavant, on desservait seulement un noyau dur de mille personnes très vulnérables, qui faisaient face à des troubles d’itinérance ou de santé mentale », se rappelle Mr. Patrice. Ces dernières années, les profils de bénéficiaires se sont grandement diversifiés, avec de plus en plus d’étudiant·e·s, de demandeur·se·s d’asile, et de familles, selon le Bilan-Faim 2024.

L’aide alimentaire s’adresse désormais à des personnes aux situations socio-économiques multiples. « Il y a des gens qui viennent ici et qui travaillent 40 heures par semaine », observe Mr. Marroquin. Le gestionnaire de l’organisme Vertical nous parle à titre d’exemple d’une famille résidant sur le Plateau-Mont-Royal, avec un « bon revenu », qui sollicite tout de même leur aide car « elle n’a plus les ressources pour acheter de la nourriture ». Selon le rapport de Moisson Montréal, une personne sur cinq qui bénéficie l’aide alimentaire occupe un emploi.

L’insécurité alimentaire demeure associée aux personnes très marginalisées, amenant parfois « un sentiment de honte à aller chercher de l’aide », selon Mr. Patrice. Même constat pour Mr. Marroquin : « je connais des personnes qui n’osent pas venir », craignant qu’on pense « qu’elles n’ont pas d’argent ». Pour normaliser la situation, MultiCaf a mis sur pied un dépannage alimentaire qui s’apparente à une épicerie commerciale. « Sélectionner ses produits, aller à la caisse, donner un petit montant », rend la situation plus acceptable selon le directeur. Les organismes cherchent également à créer des lieux d’échanges et de soutien. Les bénéficiaires rencontrés apprécient « l’ambiance » et les « gens sympas », selon les termes de Claude et Salma.

Une usagère à la caisse de l’épicerie solidaire de MultiCaf, située à Côte-des-neiges - crédit Charline Caro

Une usagère à la caisse de l’épicerie solidaire de MultiCaf, située à Côte-des-neiges – crédit Charline Caro

Une solution peu durable

Pour les bénéficiaires, les banques alimentaires ne sont toutefois pas une solution d’alimentation viable sur le long-terme. La contrainte de temps et de déplacement est importante, les bénéficiaires devant parfois se rendre dans plusieurs organismes de la métropole pour se nourrir convenablement. Il y a ensuite une contrainte de consommation, le choix des denrées reste limité et les bénéficiaires ne peuvent pas toujours manger selon leurs préférences alimentaires culturelle. « Les repas d’où je suis originaire me manquent énormément », nous confie Claude, qui irait dans des épiceries africaines s’il en avait les moyens.

Du côté des organismes, il n’est pas non plus envisageable de subvenir durablement au million de demandes d’aide mensuelles. « Présentement, c’est invivable pour des ressources comme la nôtre parce que c’est beaucoup trop gros », alerte le directeur de MultiCaf. Selon lui, les organismes communautaires sont tout autant en « mode survie » que leur clientèle. Durant l’exercice 2023-2024, 11 organismes de soutien alimentaire ont dû fermer leurs portes devant les « défis accrus » apportés par l’explosion de la demande, selon Moisson Montréal[iv]. Parmi les organismes toujours sur pied, un sur trois doit refuser des personnes en raison d’un manque de denrées ou de ressources[v].

Les solutions durables se trouvent au-delà de l’aide alimentaire, qui « n’est que la pointe de l’iceberg », rappelle Mr. Patrice. « Ce n’est pas parce qu’une personne a faim et qu’on lui donne à manger que le problème est réglé ». Les organismes communautaires dispensent en effet une aide d’urgence qui ne peut enrayer profondément les facteurs de la précarisation. L’insécurité alimentaire est davantage un problème structurel, causé notamment par l’inflation, la crise du logement, le marché de l’emploi, ou la crise écologique. Si elles se veulent durables, les solutions doivent s’attaquer aux causes de la pauvreté. Moisson Montréal et ses organismes partenaires réclament ainsi l’augmentation du salaire minimum, du nombre de logements abordables, et du soutien aux nouveaux arrivants.

En attendant, Claude espère pouvoir bientôt « décrocher une job intéressante », qui lui  permettra de subvenir aux besoins de sa famille et de quitter MultiCaf. « Lambiance va me manquer c’est sûr, mais je céderais à ma place à d’autres personnes qui en ont besoin. Parce que je sais qu’il y en a beaucoup ».

*Les prénoms ont été changés pour conserver l’anonymat des personnes fréquentant les banques alimentaires, d’après leurs souhaits.


[i] Moisson Montréal, 2024. « Bilan-Faim 2024 »

[ii] Moisson Montréal, 2024. « Bilan-Faim 2024 »

[iii] Alima, 2024. « Rapport 2023-2024 sur le coût du Panier à provisions nutritif et économique de Montréal ». https://centrealima.ca/media/p1lptjld/ppne_rapportsynthese_2024.pdf

[iv] Moisson Montréal, 2024. « Rapport annuel 2023-2024 ». https://www.moissonmontreal.org/wp-content/uploads/2024/06/RAPPORT_ANNUEL_2023-2024.pdf

[v] Moisson Montréal, 2024. « Bilan-Faim 2024 »

Lutte contre les changements climatiques : sommes-nous surresponsabilisés?

Qui peut/doit sauver la planète?

Le discours sur la décroissance qui se généralise. Les pratiques éthiques, écologiques et responsables se multiplient. Chacun adapte sa façon de vivre et modifie ses habitudes. Une remise en question louable et nécessaire, mais est-ce suffisant?

Et si on prenait du recul sur la situation du monde pour se rendre compte que tout le monde ne fait pas ses devoirs. Le Canada pollue toujours plus et recycle toujours aussi mal, alors que l’Accord de Paris l’a engagé à des objectifs concrets. Quid des multinationales ultras pollueuses dont l’existence repose sur la croissance et le profit.

Le décalage est étourdissant : acheter bio et local versus augmenter la production de 40% de l’industrie du plastique dans la prochaine décennie.

Tout en restant pragmatique et axés sur les solutions, cet épisode tente de pousser la réflexion sur l’écoresponsabilité. Sommes-nous surresponsabilisés ?

Invité·es :

Sophie Van Neste, professeure-chercheure à l’INRS. Elle travaille notamment sur transition écologique et les actions collectives
Hugue Asselin, membre et coordonateur du Centr’ERE (Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté)
René Audet, sociologue de l’environnement et membre de la Chaire de recherche sur la transition écologique

Durée : 1 heure 19 minutes

L’équipe

Marine Caleb : coanimation, recherche, communications, technique, montage, coordination
Any-Pier Dionne : technique, recherche, communications

lespritlibre.org/
facebook.com/revuelespritlibre/

Pour aller plus loin :

“Comment les industriels ont abandonné le système de la consigne. Eh bien, recyclez maintenant !”, par Gregory Chamayou, dans le Monde diplomatique

Neoliberalism has conned us into fighting climate change as individuals, par Martin Lukacs, dans The Guardian

L’avion, plaisir coupable de l’écolo voyageur, par Pascale Krémer, sur leMonde.fr

BD de l’illustratrice Emma : Elle parle de la culpabilisation ressentie et explique que notre marge de manoeuvre est très limitée, car la logique marchande domine et la société est construite par un petit nombre de personnes capitalistes. 

Elle y aborde le fait que les petits gestes du quotidien ne sont pas accessibles à tout le monde, de même que cela rajoute du poids à la charge mentale des femmes. Enfin, elle dénonce l’effet loupe. Soit le fait d’avoir l’impression que nos petites actions font la différence. Si on dézoome, c’est loin d’être suffisant. 

Why large-scale activism is the ‘most powerful path out of climate despair’, sur CBC

« Individual action simply can’t get us to zero [carbon] emissions, » he told Tapestry host Mary Hynes. « Ultimately, those efforts are marginal compared to what can be achieved through policy and through politics, and that for me is why we need to focus on those levers. »

« Our whole societies are organized around very high intensive carbon emissions and it is extremely overwhelming to try to think about these issues, to try to think about what we’re up against, » said Norgaard, who explores the subject in her book Living in Denial: Climate Change, Emotions and Everyday Life. She adds that while denial might be « a very natural response » for some, not everyone has this blind spot.

« For communities who have never benefitted, materially or symbolically, from the modern nation-states — Indigenous communities being the most clear of these — it is not so difficult to challenge these [institutions]. »

10 retombées positives de l’action contre les changements climatiques, sur Unpointcinq. Cet article aborde les effets psychologiques, sanitaires et sociaux de ces actions. 

Un salaire contre l’école

Un salaire contre l’école

LETTRE D’OPINION | Une collaboration spéciale de Etienne Simard, militant pour la campagne sur le travail étudiant (CUTE)

On dit souvent que ce sont les plus belles années de notre vie, celles de l’irresponsabilité et de la démesure, où les désirs l’emportent sur les besoins, où l’on se croit libre parce qu’on a le droit à la paresse. Longtemps j’ai niaisé dans les études pour rire, vous savez ces programmes auxquels on s’inscrit pour déplaire à ses parents. Moi c’était la science po, mais j’aurais très bien pu choisir la philo, les lettres ou n’importe quel cursus que l’on croit sans débouché, et qui a la réputation d’être constamment interrompu par les grèves.

Je me souviens que pour plusieurs de mes collègues, il était de bon ton de se faire des accroires sur le caractère subversif de leurs choix de cours, comme si la participation à un séminaire sur le conflit social procurait le même orgueil que la lecture d’un livre à l’index. Peut-être avaient-ils l’impression de se payer une cure de désaliénation? «Voilà un privilège exceptionnel que d’accéder à la connaissance! Il faut à tout prix en universaliser l’accès!»

Pour ma part, je voulais surtout apprendre à lire la théorie, qu’elle me soit utile pour sortir de mon trou, non pas en faisant carrière, mais en faisant du trouble. Même si l’idée de continuer à travailler encore longtemps dans la cuisine d’un Kentucky ou à l’usine de papier de toilette avec mon père m’était insupportable, je repoussais sans cesse l’élaboration d’un plan de rechange, sans doute pour déguiser la mort en restant le plus longtemps possible dans ce que d’autres ont appelé la “minorité prolongée”.

Après les études, la plupart de mes collègues ont été embauché.es dans la fonction publique et les organismes communautaires. Leurs lectures obligatoires ne les ont pas rendu.es inemployables, bien au contraire, leurs diplômes se sont même révélés avoir une pas pire valeur sur le marché du travail. En ce qui me concerne, la théorie apprise à l’université n’a pas particulièrement servi au désordre. J’y ai bien plus acquis la langue de la technocratie que celle de la révolution. C’est une compétence utile pour les entrevues de job et la rédaction de rapport, mais ça n’a rien de bien émancipateur.

Je ne dirais quand même pas que je n’ai rien retenu qui vaille à l’université. Mais la théorie importante, celle qui inspire des analyses qui nous sont propres, au service de l’organisation des luttes contre la domination vécue, je l’ai découverte, avec d’autres, dans les cercles de lecture, les exercices d’écriture en groupe et les débats au sein de comités autonomes. Bref, c’est en confrontation avec l’école et avec le milieu de travail que j’ai appris la critique. Puisque je n’avais surtout pas envie de mettre la théorie au service de la bureaucratie, j’ai fini par abandonner l’université. Si je continuais à penser qu’on devait se battre pour la gratuité de l’éducation comme de tous les services, mon doux que je me suis mis à détester l’institution scolaire, autant que la famille et l’État dans son ensemble.

En retournant aux études dans la trentaine, j’ai commencé à y voir beaucoup plus clair. Contrairement aux études pour rire, il était difficile dans un programme technique de se faire des illusions sur ce qu’on faisait à l’école; la nature des activités pédagogiques ne laissait place à aucune ambiguïté. On n’était clairement pas en train de bénéficier passivement d’un service; on travaillait! Le plus gros des cours prenait la forme de labo, dans lesquels on exécutait à répétition les tâches propres à l’exercice du métier. Les travaux à l’extérieur de la salle de classe étaient, eux aussi,  répétitifs. Plusieurs profs nous demandaient de visiter des milieux de travail, d’y réaliser des entrevues avec le personnel et d’y récolter des données de gestion afin d’élaborer des portraits de ce secteur d’emploi. Aucun doute possible : nous étions en train de produire des renseignements utiles, d’une part, pour la conseillère pédagogique, en vue de la réforme du programme, et d’autre part, pour les profs, afin de tenir à jour leurs connaissances du milieu. Puis, il y a eu les stages… Comme j’étais dans un programme où il n’y avait, par cohorte, pas plus de dix hommes pour une cinquantaine d’étudiantes, nous n’étions évidemment pas payé.es pour les quelque 400 heures de travail à compléter. J’ai alors vu l’ampleur des fonctions occupées exclusivement par un roulement de stagiaires à temps plein, autant dans le privé, le public et que dans les OBNL, sans leur donner le moindre sou. De l’exploitation crue, quoi. 

Et c’est là que tout est devenu limpide : mon collège, comme tous les cégeps et universités,  reçoit son financement pour nous extorquer du travail à la petite semaine au profit des employeurs, et ce de trois façons. La première concerne son mandat de base, qui consiste à nous faire travailler en classe et à la maison pour produire notre propre valeur, en nous inculquant une discipline et des compétences recherchées sur le marché du travail. Nous sommes à une époque où le travail est organisé et réparti par projet, avec des objectifs et un deadline imposés, qu’on soit travailleuse autonome ou fonctionnaire. Les consignes de réalisation de travaux académiques prennent exactement la même forme, et ce, même dans les arts et les sciences humaines. La seconde façon concerne les stages, où l’école joue le rôle d’une agence de placement qui distribue de la main-d’oeuvre gratuite ou pas chère, surtout féminine, dans divers organismes et entreprises. En échange de crédits académiques, les stagiaires travaillent de façon invisible, sans droit de regard sur la nature des tâches effectuées, les conditions de travail ou l’environnement de travail. L’évaluation devient alors l’outil par excellence pour discipliner notre temps et nos corps et contrôler la moindre envie d’insubordination. Enfin, la troisième manière de nous extorquer du travail, plus indirecte, concerne l’imposition de frais de scolarité, qui nous contraignent à nous pogner n’importe quelle mauvaise job pour payer les études, le loyer, la bouffe. Si vous en doutez encore, rappelez-vous de la grève de 2012, où les employeurs faisaient pression sur le gouvernement pour que la session se termine au plus sacrant afin de combler les emplois d’été. Mettons que la loi spéciale ne s’est pas fait attendre.

En regard de tout cela, je n’ai plus eu la moindre incertitude sur la légitimité d’exiger qu’on nous paie pour étudier, et de faire payer ceux qui profitent au bout du compte de notre travail. Si la revendication n’a rien de révolutionnaire en soi, elle attaque directement les capacités d’accumulation du capital qui reposent sur le travail gratuit de milliards d’hommes, et surtout de milliards de femmes. Elle confronte aussi directement la dévalorisation du travail de celles-ci, surtout lorsqu’il est question des stages impayés dans les domaines traditionnellement féminins (soins infirmiers, travail social, enseignement, etc.). Plus encore, c’est une revendication qui facilite la discussion avec des gens à qui la gauche étudiante s’adresse peu, et avec qui elle s’organise encore moins, dans les programmes techniques et professionnels où les femmes, les personnes racisées et les personnes immigrantes sont fortement représentées. Une campagne sérieuse orientée par cette revendication ouvre la possibilité d’organiser une grève offensive, en phase avec les appels internationaux à la grève des stagiaires et à la grève des femmes, qui se multiplient dans les dernières années. Le potentiel subversif d’un tel mouvement n’est pas à négliger.

L’émancipation exige énormément de travail politique. Et c’est ce travail qui doit être libre du rapport salarial, pour qu’on en contrôle pleinement les tenants et aboutissants. Pour être pris au sérieux, les profs de gauche qui considèrent leur enseignement comme un engagement devraient renoncer à leur salaire avant de nous dire que la rémunération des études contribuerait à marchandiser l’éducation. Même chose pour les permanences syndicales qui refusent de reconnaître les études comme un travail. Ils sont drôles, ces bureaucrates qui disent craindre la marchandisation des rapports sociaux en gagnant deux, trois fois mon salaire pour accomplir du travail politique à notre place.

On va s’entendre là-dessus : bien sûr que le rapport salarial est aliénant, puisqu’on nous paie pour accomplir du travail que nous ne ferions pas autrement. Mais en y pensant bien, les études sont tout autant soumises à ce rapport, en différé : on travaille gratuitement maintenant pour accéder au travail salarié plus tard. La liberté de choisir d’étudier ou non est, quant à elle, une fable. La vérité est qu’à l’heure actuelle, plus des deux tiers des emplois disponibles exigent un diplôme d’études postsecondaires. C’est même assez convaincant pour qu’on décide de s’endetter pour étudier, dans l’espoir de trouver une job afin de tout rembourser par la suite.

Si on veut effectivement des écoles émancipatrices, il faut d’abord et avant tout reconnaître l’aliénation et l’exploitation sur lesquelles reposent le système d’éducation. Il faut supprimer la hiérarchie puis la séparation entre les disciplines qui reproduisent les rapports de classes, de sexes, de genres et de races, soit en prenant le contrôle sur les institutions, de paire avec le personnel enseignant et le personnel de soutien, soit en détruisant carrément les écoles pour intégrer l’éducation dans toutes les activités de la vie quotidienne.

Parce qu’au fond, la lutte pour le salaire étudiant est une lutte contre l’école telle qu’on la connaît. La reconnaissance du travail étudiant s’inscrit dans un mouvement plus large qui vise à réclamer une paye pour tout travail qui profite aux employeurs, afin de libérer du temps pour accomplir du travail politique libre et libérateur. Et ça, c’est révolutionnaire.

CRÉDIT PHOTO:  Martin Ouellet

Au gym avec Georg Simmel

Au gym avec Georg Simmel

La salle de sport est un endroit idéal pour le sociologue : les utilisateurs et les pratiques sont tous très variés. Le gymnase est une petite société. Pratiquant et sociologue, je m’y rends tous les matins afin d’y effectuer quelques exercices. Plutôt discret dans ma démarche, je m’entraîne seul et je porte un uniforme simple : un t-shirt noir, un short de sport ni trop serré ni trop ample, également de couleur noire, et des chaussures noires.

Bien que préférant l’aspect solitaire de l’entraînement, j’avais invité un ami à la salle aujourd’hui : un simmélien. Père de la sociologie allemande, mais aussi économiste et philosophe, Georg Simmel est surtout fameux pour sa Philosophie de l’argent. Son but : comprendre l’aspect structurant de l’argent dans la vie des individus, pour peut-être saisir la Vie en soi. Mon comparse et moi avons eu une discussion franche, précise et sérieuse. Cette séance aérobique avait cependant quelque chose de particulier ce matin, et mon ami simmélien s’entraînait davantage à bavarder qu’au soulevé de terre en prise supination :

«Tu vois le type qui court avec les pieds à plat sur le tapis roulant là-bas? avais-je demandé.

-Bien évidemment que je le vois, je l’entends aussi! avait-il répliqué.

-Il s’agit d’un associé d’une firme d’avocats. Chaque matin, il vient courir 30 minutes en s’assurant que tout un chacun puisse l’entendre. C’est qu’il n’a pas une foulée de coureur : son pied plat frappe directement le sol.

-Cet homme est avocat? Associé d’une firme d’avocats réputée? Que fait-il ici? Ne vous en coûte-t-il pas qu’un maigre 10.00$ mensuel pour être membre de ce club de sport?

-Oui, c’est exact, un 10.00$ bien investi. répliquai-je, plein d’assurance.»

Le simmélien me regarda, comme apeuré du destin des classes ouvrières, des « pauvres » comme son maître, Georg Simmel les appelait. Dupliquant la sociologie, il parlait de restriction, d’économie, de rareté, de surabondance, d’avarisme. Il a renchéri avec des mots comme « besoins », « fonction », « valeur », « iniquité » et « fortune » — un vocabulaire qu’il me faudrait bien sûr émonder, ultérieurement, et à tête reposée.

Somme toute, il livra un soliloque grandiose qui a su épater les quelques étudiants qui lui avait prêté leur écoute entre deux séries de curl biceps. Ce que l’ami simmélien disait était, entre autres, basé sur son observation du riche avocat qui courait les pieds à plat sur le tapis roulant.

Il rappelait en fait que les gens aisés (je ne me rappelle plus exactement s’il avait dit aisé ou vulgaire, ou les deux en même temps. Enfin…) n’avaient pas leur place dans cette salle de sport à bas prix d’un quartier ouvrier. Il rappelait avec justesse que la surface de la salle de sport étant limitée dans l’espace, elle ne pouvait augmenter sa capacité sans devoir s’engager dans des projets de rénovation et d’agrandissement, ce qui allait à coup sûr faire augmenter le prix mensuel de l’abonnement des clients. Cette fâcheuse aventure, bien qu’augmentant le  confort global et le nombre de mètres séparant deux utilisateurs d’eux-mêmes, allait restreindre l’accès à la salle aux abonné·es précaires, ceux pour qui la somme de 10.00$ mensuelle représente en tous points le maximum que leur menu budget peut leur permettre. La pauvreté des gens riches, pour lui, résidait dans le fait qu’ils passaient pour des économes, des génies du calcul coût-bénéfices individuels, et qui, en fin de compte, ne seraient pas affectés dans une trop grande mesure en cas d’une hausse du prix de l’abonnement de 40 %, voire de 50 %.

Mon compagnon s’était même lancé dans une joute oratoire digne de mention après une série de squats bien exécutée : « Celui qui a la liberté de choisir entre un niveau de vie plus bas ou plus élevé doit maintenant choisir le niveau le plus élevé encore compatible avec son budget pour soulager dans leur quête de moyens de subsistance toutes les couches de la société qui ne peuvent pas dépasser les niveaux inférieurs de la concurrence ».

Faisant référence à la tenue de l’avocat, le simmélien me confia à quel point l’ostentation vulgaire de sa richesse n’était que trop décuplée par le mauvais goût kitsch — je pourrais dire bourgeois — de son uniforme de sport. Il précisait même qu’en parlant au téléphone si fortement au gym (à défaut de s’y entraîner), il s’imbriquait parfaitement au caractère blasé caractéristique de la classe aisée : « quand l’argent devient ainsi le dénominateur commun de toutes les valeurs possibles de la vie, quand la question n’est plus de savoir quelle est leur valeur, mais combien elle vaut, leur individualité s’en trouve amoindrie ». Et il était bien moindre, cet avocat.

Distrait par ce qui passait à la télévision (un président orange et un autre portant des déguisements de toutes sortes se lançaient dans une guerre de mots qui avait pour fondement, le prix du lait et du bois; l’un pensant protéger les producteurs d’une invasion sur son économie et l’autre cherchant avant tout un prétexte pour causer une dissension), je vis le signe que Simmel m’a fait en guise d’adieu. Pour le sociologue, comme pour le bourgeois qui veut économiser, la salle de sport est un moyen par lequel il réfléchit sur le monde. Contemplant Simmel quitter la salle, j’ai compris, perplexe, que la seule réflexion que j’espérais désespérément en ces matins peu achalandés provenait du miroir.

ILLUSTRATION: Julien Posture