Se fréquenter

Se fréquenter

Ce texte est extrait du deuxième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Notice biographique : Au cours des dernières années, Noé Klein a tenté de déceler les normes amoureuses spécifiquement québécoise en menant une recherche sociologique sur les couples et les amitiés entre jeunes adultes québécois·es et français·es.

J’ai rencontré Célia, une Québécoise de 24 ans fraîchement mise en couple avec un Français. Avec une naïveté mesurée, je cherchais à comprendre la manière dont les relations amicales et amoureuses se construisaient et étaient reconnues comme telles. Célia me confiait alors :

– J’ai toujours aimé être en couple. Je trouve que c’est un beau projet. Juste de s’engager dans quelque chose, et de se laisser aller un peu plus aussi. À donner le droit à ses émotions, ne pas les retenir, de façon un peu malaisée « faut pas que je lui dise ça parce qu’on est pas en couple », des choses comme ça…

Je fus tout de suite interpellé par cette idée de ne pas pouvoir dire certaines choses hors du couple. À première vue, je pensais qu’elle faisait référence à la phase de séduction qui se déroule entre des partenaires potentiel·le·s: laisser paraître son intérêt en se faisant désirer, jouer avec les codes jusqu’à la concrétisation de la relation, ce moment où l’on se fait suffisamment confiance pour ne plus mesurer chaque parole et chaque geste… Mais il s’agissait d’autre chose.

Au fil des entrevues, les participant·e·s Québécois·es ont relevé unanimement une situation récurrente qui semblait échapper aux Français·es nouvellement arrivé·e·s : le couple est une étape avancée de la relation intime au Québec, qui implique un ensemble de comportements particuliers. Se mettre en couple, c’est consentir à se projeter dans l’avenir et à intégrer la vie de l’autre. Si l’on ne souhaite pas répondre à ce genre d’attentes, alors un modèle alternatif de relation existe : la fréquentation.

La régularité avec laquelle cette situation revenait dans les témoignages me fit comprendre bien vite que j’étais face à une convention apparemment étrangère à mon bagage culturel de Français. Ce n’étaient pas les comportements et le type d’interactions au sein de ces échanges qui m’étonnaient, mais bien le fait que cet ensemble de rapports intimes était déjà nommé et reconnu de la même manière chez les tous·tes les Québécois·es que j’interrogeais. La fréquentation m’a été présentée comme une relation dans laquelle les partenaires apprennent à se connaître à un rythme qui leur est propre. Le plus souvent, la sexualité est au centre des échanges, et c’est autour de cette dimension que se construit progressivement l’orientation de la relation. Mais la chose sur laquelle l’accent était mis et où le doute n’était pas permis était la suivante : il ne s’agit pas d’un couple.

Ce qui distingue le couple de la fréquentation au Québec, c’est cette notion d’engagement. La fréquentation se veut une relation qui ne demande pas aux partenaires de grands projets communs. Il s’agit de partager des moments ensemble en fonction des disponibilités affectives… et horaires. Ce genre de rapport est censé s’intégrer au rythme de vie de chacun·e sans venir le bousculer. Si l’intimité physique est propice au développement d’un attachement émotionnel, ce dernier doit cependant être contrôlé au risque de sortir des attentes que l’on peut avoir et être perçu comme un faux-pas. L’amour et les sentiments sont surtout associés au couple, et leur présence conduit généralement à reconsidérer le lien qui unit des partenaires. L’apparition de sentiments amoureux dans une relation qui a pu se construire sans ces derniers peut mettre en péril un certain équilibre, d’autant plus s’il n’y a pas de réciprocité entre les personnes concernées.

C’est à ce niveau que se joue une subtilité de la fréquentation, surtout lorsqu’elle implique des Québécois·es et des Français·es. La fréquentation se forme souvent dans les débuts d’une relation intime, avant même que les partenaires prennent connaissance de ce que chacun·e peut désirer de l’autre. Là où les Français·es auraient tendance à considérer entrer en relation de couple par défaut, quitte à réévaluer régulièrement ce que ce « couple » signifie, les Québécois·es conçoivent d’abord la fréquentation. Cela leur permet de prendre le temps de partager un début d’intimité, d’estimer ce que l’on peut envisager ensemble sans s’inscrire d’office dans la trajectoire de la conjugalité. Le couple n’est qu’une orientation particulière, qui demande un accord réciproque explicite des partenaires. Sans cet accord, la fréquentation peut durer indéfiniment, tant que les partenaires trouvent satisfaction dans leur relation.

Ce qui peut sembler être une subtilité de vocabulaire pour décrire des comportements similaires lors de l’entrée en relation intime amène un constat plus important. En considérant la fréquentation comme une relation à part entière, et non comme un substitut du couple ou d’une amitié, on ouvre une alternative à l’évolution d’une relation naissante. La fréquentation autorise l’inclusion d’affection, de sexualité, de développer une forme d’intimité avec l’autre sans invoquer les sentiments amoureux pour la soutenir. Si la reconnaissance de cette forme de relation mène parfois à certains quiproquos pour celles et ceux qui n’en connaissent pas l’existence, elle permet le plus souvent d’ouvrir une discussion explicite concernant les attentes que l’on peut avoir envers l’autre et sur l’orientation de la relation en question.

Le couple conserve une place privilégiée et reste une référence pour comprendre l’intimité entre deux personnes. Célia accorde une grande importance à celui-ci, notamment pour la liberté d’être elle-même que le couple semble lui procurer. Toutefois, à l’image de nombreux jeunes adultes au Québec, la fréquentation fait pleinement partie de ses habitudes relationnelles qui se manifestent dans diverses rencontres intimes, sans que cela ne remplace ses idéaux amoureux. La fréquentation vient pallier un manque de repères lorsque deux personnes souhaitent se rapprocher intimement sans nécessairement tendre vers un couple, même si celui-ci peut en venir à être envisagé. 

En reconnaissant la fréquentation comme un modèle de relation, on participe à l’élargissement du spectre des manières d’être ensemble. Dans le flou et l’effervescence que peut représenter l’entrée dans un rapport intime, concevoir la diversité des possibles peut nous permettre d’y voir un peu plus clair. Ce conseil aurait été bien utile aux Français·es qui ont pu être dans une telle situation sans le remarquer; le fait d’être en couple leur paraissait évident, alors qu’il en était tout autrement pour leur partenaire qui considérait être en fréquentation. On comprend alors l’importance de s’accorder sur le type de relation que l’on vit avec l’autre lorsque l’on envisage de construire un projet commun. Être ou ne pas être en couple, voilà la question à se poser.

CRÉDIT PHOTO : Julien Posture


De près, personne n’est normal. Entretien avec Marcelo Otero

De près, personne n’est normal. Entretien avec Marcelo Otero

Ce texte est extrait du cinquième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Siggi s’intéresse au parcours biographique des sociologues et s’interroge sur la place qu’il occupe dans leurs enquêtes. Pour ce cinquième numéro, nous avons rencontré Marcelo Otero, professeur et ancien directeur du Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses travaux portent sur le malheur ordinaire et la folie.

Siggi : Merci de me recevoir à votre bureau. Avant de commencer l’entretien, j’aimerais savoir comment il faut vous présenter. Est-ce que « sociologue des psychopathologies » vous convient?

Marcelo Otero (MO) : Je préfère « sociologue des problèmes sociaux complexes ». La folie ne se réduit pas aux maladies mentales, au cerveau, à l’esprit dérangé. La folie implique la société. Il n’y a pas de fous ou de folles en tant que tels, seulement une situation d’interaction particulière traversée par toutes sortes de tensions : l’esprit y joue un rôle important, mais il n’est pas seul. Si l’on veut comprendre ce qu’on appelle les psychopathologies, il faut explorer leur épaisseur sociale.

Siggi : Entendu! Puisqu’il s’agit d’un entretien biographique, il faut remonter un peu dans le temps. Commençons par une question toute simple : qu’est-ce qui a mené le jeune Marcelo vers la sociologie?

MO : J’ai grandi en Argentine, à Buenos Aires, sous la dictature militaire. Quand je suis entré à l’université dans la seconde moitié des années 1970, les départements de sociologie avaient été fermés par le régime parce qu’il s’agissait d’un repaire à marxistes. J’ai donc fait une première formation en ingénierie électrique. Puis, j’ai commencé une seconde formation à la Faculté de philosophie. Hélas, il y avait beaucoup de livres et d’auteurs interdits. Il n’était permis de lire que des philosophes chrétiens ou de droite. Tranquillement, je me suis dirigé vers l’histoire, parce que c’était une discipline qui était moins contrôlée. On pouvait étudier les historiens britanniques de la classe ouvrière, comme Edward Thompson et Christopher Hill.

Siggi : Comment ça se fait?

MO : Simplement parce que les militaires au pouvoir ne savaient pas que c’étaient des marxistes! (Rires.) Quand le régime est tombé en 1983, les départements de sociologie ont rouvert. C’était une période d’ébullition. J’ai terminé ma formation en philosophie, histoire et sociologie. J’ai commencé à enseigner et j’ai pu entamer des recherches sur ce qui m’intéressait vraiment : le croisement entre la pauvreté et la folie.

J’avais deux chantiers parallèles. Le premier était celui des asiles, où j’ai travaillé comme bénévole. Ça n’avait rien à voir avec les hôpitaux psychiatriques qu’on retrouve au Canada aujourd’hui. C’étaient de vieux bâtiments du XIXe siècle et, pour s’y rendre, il fallait habituellement traverser un immense parc. Quand on franchissait les portes de l’enceinte pour rejoindre la bâtisse, tout le monde nous suivait, comme une meute. C’était une expérience très impressionnante. Avec des collègues, on avait commencé à y recueillir des histoires de vie. On voyait comment le mental pathologique et le social problématique sont noués. On nous racontait des vies extrêmement difficiles, où la pauvreté, les problèmes familiaux et les maladies mentales étaient tellement tissés serrés que ça n’avait aucun sens de tenter de les séparer.

Le deuxième chantier était celui des bidonvilles. On y allait pour rencontrer des gens et on les écoutait nous raconter leur histoire. On découvrait que les habitants et habitantes avaient parfois de graves problèmes de santé mentale, mais par dégradation, déclassement et exclusion. La principale leçon que j’ai tirée de ces enquêtes est que la sociologie ne peut pas séparer le psychisme du social. Il était cependant très difficile d’aborder les deux en même temps. D’un côté, la psychanalyse était dominante en Argentine à l’époque. C’est une discipline qui exige une clientèle typée, de classe moyenne ou petite-bourgeoise. Ses concepts se prêtent mal à la compréhension de la grande pauvreté et ses effets sur le psychisme. De l’autre côté, les sociologues des inégalités ont tendance à étudier les stratifications sociales, les classes et les discriminations en laissant complètement de côté le psychisme.

Siggi : Pourquoi la psychanalyse s’adresse-t-elle plus spécifiquement aux classes aisées?

MO : Freud l’a conçue dans un contexte particulier : patriarcal, hiérarchique, sexiste. Il faut un contexte inspiré du modèle de la famille bourgeoise classique pour pouvoir analyser les symptômes d’une névrose. Quand le tissu social est désagrégé, ou plutôt agrégé autrement, comme dans un bidonville, on n’a pas du tout le même cadre. Et puis l’analyse est un échange dense entre deux personnes qui ont un capital culturel commun. Bref, c’est une thérapie qui a été conçue dans la petite bourgeoisie, pour la petite bourgeoisie. Il y a une phrase de Freud qui est désolante, mais qui résume bien cela : « Le barbare n’a pas de peine à bien se porter, tandis que pour le civilisé, c’est là une lourde tâche. » Autrement dit, celui ou celle qui travaille dans une usine ou vit dans un bidonville n’a pas un psychisme digne d’être analysé. La psychanalyse est une thérapie de classe. En plus, il faut payer et ça dure des années. Je ne dis pas ça pour critiquer les gens qui font une analyse. On trouve le sens à sa vie comme on peut, que ce soit dans une religion ou une analyse. Le problème, c’est quand une telle discipline, qui se prétend subversive, se retrouve dominante dans les hôpitaux et les universités. La psychanalyse – tout comme la psychiatrie d’ailleurs – a cette fâcheuse tendance à réduire des problèmes complexes à la seule intériorité et à délester tout le reste. D’où une « sociologie des problèmes sociaux complexes », qui tente de faire l’inverse, c’est-à-dire de se plonger dans la complexe texture du réel en conservant la tension entre le social et le psychisme.

Siggi : Est-ce que l’on consultait un ou une analyste dans votre famille? J’ai entendu dire que c’est très commun à Buenos Aires.

MO : Je viens d’une famille de classe moyenne inférieure, personne n’avait fait d’analyse. J’en ai fait une brièvement lorsque j’étais aux études. Je voulais comprendre ce monde qui me fascinait, mais j’avais beaucoup de réticences.

Cela dit, vous avez tout à fait raison. Quand j’y habitais encore, Buenos Aires était la ville de la psychanalyse. À l’université par exemple, tant en génie qu’en sociologie, je n’ai jamais connu quelqu’un qui n’avait pas de thérapeute. Il y a de nombreux cafés où les gens se donnaient rendez-vous uniquement pour discuter de leur thérapie. Le plus connu est le café La Paz, avec une énorme terrasse au coin de deux grandes artères, et si on tendait l’oreille, on pouvait entendre « j’ai un blocage… » ou « le contre-transfert m’inquiète… ». Ça peut paraître surréaliste, mais c’était très courant. Encore aujourd’hui, si je prends le taxi pour aller à l’aéroport et que je glisse l’expression « complexe d’Œdipe », mon chauffeur va savoir de quoi il s’agit et va me relancer sur ses propres « refoulements ». Il y a une diffusion énorme de la culture psychanalytique au cinéma, dans la littérature, mais surtout au théâtre. Le théâtre argentin met souvent en scène des enjeux œdipiens classiques. Même dans les kiosques de journaux, à côté de la presse à grand tirage, on retrouvait des livres de Freud ou de Lacan.

Siggi : Comment êtes-vous atterri à Montréal dans les années 1990?

MO : C’est un concours de circonstances. Je voulais m’établir quelque part en Amérique du Nord. J’avais un ami qui habitait à Montréal et j’ai vu passer un projet de recherche sur « les orphelins de Duplessis » qui rejoignait mes préoccupations.

Siggi : Qu’est-ce que ce thème veut dire?

MO : Jusqu’à la fin du régime de Maurice Duplessis, les asiles au Québec concentraient un ensemble d’individus dont personne ne voulait, dont on supposait la dangerosité ou dont on avait honte : pauvres, vagabond·e·s, handicapé·e·s, épileptiques, « filles-mères » (on dirait aujourd’hui « jeunes femmes monoparentales »), orphelin·e·s et, bien entendu, certaines personnes qui avaient perdu le contact avec la réalité. Ce type d’institution est intéressant parce qu’il nous indique ce qui ne fonctionne pas dans une société. Des personnes internées, ce sont des personnes que l’on ne veut pas voir, qui n’arrivent pas à fonctionner socialement selon les standards requis et qui sont perçues comme dérangeantes. Dans cet univers-là, il y a certes un petit noyau de gens qui délirent ou hallucinent, bref, qui incarnent le stéréotype du fou ou de la folle. Toutefois, la grande majorité des interné·e·s est plutôt faite d’individus qui ont des problématiques hybrides et complexes. L’enquête sur les orphelins de Duplessis m’a conduit à démarrer de multiples recherches qui consistaient à se demander : qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui avec les gens qu’on enfermait par le passé? Où sont-ils? Que font-ils? Comment les traite-t-on? Ce sont ces mêmes questions qui ont continué de m’habiter jusqu’à la publication des Fous dans la cité[1].

Bref, de recherche en recherche, j’ai adoré la vie à Montréal et j’ai eu la chance de décrocher un poste de professeur à l’UQAM.

Siggi : Une fois installé au Québec, vous avez commencé à vous pencher sur l’influence de la psychologie dans le traitement des problèmes sociaux, n’est-ce pas?

MO : Oui. Les psychologues sont aujourd’hui autorisés de facto à intervenir sur tous les problèmes. Qu’on discute de racisme, de pauvreté, de tueries de masse, de sexualité ou de souffrance au travail, on aborde toutes ces questions en termes psychologiques. Pour leur part, les approches sociologiques battent en retraite, car elles ont du mal à faire de la place au psychisme dans leurs analyses. C’est pourtant essentiel de le faire si on veut rejoindre de manière efficace les préoccupations des gens qui se tournent vers le codage massif de tout problème avec le lexique de la psychiatrie.

Siggi : C’est une des choses les plus intéressantes dans vos travaux : au lieu de prétendre que les gens se trompent et que leurs problèmes mentaux sont en réalité des problèmes découlant de conflits sociaux, vous parvenez à prendre au sérieux la souffrance psychique réelle des individus.

MO : Ironiquement, il y a un fort mépris de classe derrière les approches sociologiques qui refusent de voir chez les gens moins favorisés de véritables problèmes mentaux. Je m’explique. Bourdieu disait par exemple que « le pauvre souffre de sa condition ». Ce n’est vrai qu’en partie. Quand on dit à quelqu’un que sa position sociale surdétermine tous ses problèmes psychologiques, on est en train de dire : « Tu n’es que pauvre. » Pourtant, on n’est jamais que pauvre, que dominé·e, que discriminé·e. On est aussi un individu singulier. Tout le monde possède une singularité, peu importe sa condition sociale. On ne peut plus réduire le psychisme, l’identité ou la trajectoire personnelle à une dynamique de position de classe. Caetano Veloso, le célèbre poète et chansonnier brésilien, dit que « de près, personne n’est normal ». À y regarder de près, nous sommes tous et toutes des individus très complexes, avec une agentivité qui nous est propre. On doit donc se demander comment capter sociologiquement cette singularité sans la psychologiser. La souffrance est à la fois professionnelle, raciale, sexuelle, mais aussi psychique, individuelle et singulière. Il faut apprendre à l’explorer de manière un peu moins idéologique. Si on ne comprend pas ça, on écrase une dimension essentielle de l’individualité contemporaine. On s’empêche alors de comprendre des pans entiers des expériences significatives dans nos sociétés et on est moins entendu·e·s en tant que sociologues. À tort, la psychologie apparaît plus pertinente que la sociologie pour analyser bien des problèmes, justement parce qu’elle reconnaît la souffrance singulière.

Siggi : Dans L’ombre portée[2], votre livre sur la dépression, vous écrivez que le droit de souffrir est aujourd’hui une composante importante de l’individualité contemporaine. Qu’entendez-vous par là?

MO : Il y a deux choses. D’abord, on assiste à une extension inédite de la souffrance sociale. On peut se la représenter facilement avec les listes d’attentes pour consulter un·e thérapeute : elles débordent toujours malgré une importante croissance du nombre de psychologues diplômé·e·s qui n’arrivent pas, et n’arriveront jamais, à suffire à la demande. C’est parce qu’aujourd’hui, tout le monde souffre : les personnes âgées et les plus jeunes, les riches et les pauvres, les cols bleus et les cols blancs, les racisé·e·s et les pas racisé·e·s. Dans la première moitié du siècle dernier, c’étaient les membres de la petite bourgeoisie qui avaient le droit légitime de souffrir. Pour leur part, les cols bleus avaient certainement des problèmes musculosquelettiques, mais la plainte psychologique leur était étrangère et interdite. À titre d’exemple, au début des années 2000, un rapport sur les cols bleus à Montréal a été publié par un collègue. On y montrait que la moitié d’entre elles et eux disaient souffrir d’anxiété, de dépression ou de stress. Dans les années 1950, cela aurait été impossible. C’est la même chose dans l’armée : le nombre de suicides y augmente constamment. Pensez à Roméo Dallaire, haut commandant des armées canadiennes, qui exprime publiquement sa souffrance psychologique en 2000. Je dis toujours à la blague : « Imaginez Napoléon Bonaparte qui témoigne ouvertement de son mal-être : c’est impensable. »

On voit donc que la configuration de l’individualité s’est complètement transformée. L’anxiété et la dépression ont remplacé la névrose comme figure typique de la nervosité sociale, car les injonctions à la performance se sont substituées à la répression sociétale comme horizon de nos expériences. En caricaturant un peu, on peut dire que rien ne semble aujourd’hui interdit ni décidé d’avance, mais rien ne semble désormais possible ni certain. Dans un tel monde, comment ne pas être collectivement anxiodépressif·ve? Conséquemment, la souffrance psychologique s’est démocratisée.

Siggi : C’est une bien curieuse démocratisation.

MO : Absolument! Et elle est très révélatrice de ce second aspect dont je voulais vous parler : la souffrance ne s’est pas seulement étendue, son sens s’est également transformé. On ne souffre pas seul·e dans son coin, on veut que cette souffrance soit reconnue et validée par autrui. La souffrance, on peut la montrer, la mettre en forme et même la faire valoir politiquement. Le statut de la victime a complètement changé en 30 ans. Afficher publiquement que l’on est victime est une manière de dire : « J’existe, j’agis dans le monde et je demande réparation. » Grâce à l’avancée de la souffrance, on peut devenir un acteur ou une actrice dans un champ de revendications politiques.

Siggi : Est-ce qu’on souffre plus qu’avant ou cette souffrance a toujours existé, mais ne pouvait pas s’exprimer?

MO : C’est compliqué. Les sociologues ne s’entendent pas toujours sur cette question.

Si vous avez mal aux dents au Moyen Âge, vous vivez avec et vous vous y habituez. Chaque société a des repères culturels définissant les seuils de tolérance à la douleur. Depuis quelques décennies, il y a un nouvel espace social pour accueillir et exprimer la souffrance psychologique. Votre médecin vous demande « comment allez-vous? » plutôt que « où avez-vous mal? » Pour leur part, les psychologues sont partout dans les médias pour nous enjoindre à faire une introspection et à parler de nos émotions. À l’école primaire, si on fait un entretien avec un enfant à la maternelle, il sait ce qu’est l’anxiété, le stress et l’hyperactivité. Bref, on a une grille de lecture omniprésente qui nous amène à scruter notre intériorité et à coder des tensions de la vie quotidienne en termes psychologiques.

Siggi : Dans votre dernier livre, sur Michel Foucault[3], vous consacrez un chapitre à la sexualité afin de montrer que, contrairement à l’idée communément admise, il ne s’agit pas d’un domaine réprimé à partir du XIXe siècle; au contraire, elle y est mise en discours comme jamais. N’y a-t-il pas aussi une « hypothèse répressive » concernant la santé mentale, comme s’il s’agissait d’un sujet tabou et qu’en parler publiquement relevait d’un acte de subversion?

MO : Tout à fait. La souffrance appartient de moins en moins à l’intimité et de plus en plus à l’extimité. On ne cesse de parler de ses problèmes personnels, supposément privés, sur la place publique. On ne peut donc plus parler de répression de la parole, c’est même le contraire : il y a presque une injonction à se raconter. Parfois, il peut même y avoir un charme à dire « je suis hyperactif » ou, de manière métaphorique, « je suis un peu autiste ». Dans les films, on retrouve par exemple des détectives Asperger très performants et hyper intelligents, ce qui contribue à créer ce charme. C’est un réel enjeu, car à côté se trouve le drame des personnes qui ont de graves problèmes de santé mentale réellement handicapants, les empêchant de vivre en société de manière satisfaisante. Ces gens, qui ont des vies très difficiles, peuvent parfois avoir du mal à accéder à de l’aide, précisément parce que tout le monde souffre et que les ressources d’aide psychologique sont constamment débordées.

Si je peux me permettre de soumettre une hypothèse politique, je dirais qu’un bon nombre de problèmes que nous avons ne se règlent pas en allant voir des médecins, des psychologues ou des psychiatres. L’accès élargi à la psychothérapie ne réglera pas nos problèmes les plus importants, tout comme l’augmentation de la consommation d’antidépresseurs ne diminue pas la prévalence sociale de la dépression.

Si on regarde les écoles primaires et secondaires, par exemple, ça n’a aucun sens qu’elles fonctionnent comme des usines du XIXe siècle, avec 30 élèves dans une même classe et où tout le monde suit le même parcours. Nous ne sommes plus à l’époque du fordisme social, nous vivons dans des sociétés singularistes qui produisent de la diversité. Pourquoi le nombre d’enfants hyperactifs ne cesse de croître dans nos écoles? C’est probablement parce qu’il faut repenser le système scolaire dans son ensemble. Si l’on regarde du côté des enjeux de genre et de sexualité, on pourrait aussi dire que l’école a conservé son modèle hétéronormatif alors que l’expression du genre s’est grandement diversifiée. Si une jeune personne trans est dépressive parce que des choses simples comme s’habiller ou aller aux toilettes binaires est une épreuve douloureuse, elle peut aller consulter un·e psy, mais ça ne réglera nullement le problème. Son cadre lui renverra constamment des raisons pour entretenir sa souffrance. Alors que si l’on met en place des dispositifs pour accueillir la singularisation croissante, comme des toilettes ou des uniformes non genrés, on pourra diminuer la prévalence de cette souffrance spécifique. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Le psychisme, le cerveau et la souffrance existent, ce ne sont pas des constructions idéologiques. Toutefois, il faut les comprendre en fonction des tensions sociales qui traversent la personne. Les conditions d’existence et la souffrance psychique sont deux réalités qui se font face. On ne peut pas affirmer que l’une est vraie et que l’autre est fausse.

Siggi : Vous avez une petite citation de Lacan au-dessus de votre bureau. Pouvez-vous nous la lire? Ça ferait peut-être une belle conclusion.

MO : Oui. (Rires.) « Vous pouvez savoir ce que vous avez dit, mais jamais ce que l’autre a entendu ». C’est le mur du langage. Je ne suis pas du tout lacanien, mais il y a de petites choses comme ça qui demeurent intéressantes et provocantes. La préoccupation pour le psychisme est un héritage que les sociologues argentin·e·s portent d’une manière ou d’une autre.


ILLUSTRATION : Alice Gaboury-Moreau

[1] Marcelo Otero, Les fous dans la cité : sociologie de la folie contemporaine, Montréal, Les éditions du Boréal, 2015.

[2] Marcelo Otero, L’ombre portée : l’individualité à l’épreuve de la dépression, Montréal, Les éditions du Boréal, 2012.

[3] Marcelo Otero, Foucault sociologue : critique de la raison impure, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 2021.

Le tigre de Sibérie et l’homo sapiens de ville. Entretien avec Julien Voyer

Le tigre de Sibérie et l’homo sapiens de ville. Entretien avec Julien Voyer

Ce texte est extrait du cinquième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Nous avons rencontré Julien Voyer lors d’un après-midi d’automne sur l’avenue Shamrock à Montréal, récemment réaménagée avec de larges trottoirs, de nombreuses tables, un îlot de cuisine et des plantes. Julien est sociologue et chargé de projet au Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM).

***

Siggi : Merci d’avoir accepté notre invitation, Julien. Première question : qu’est-ce qu’un sociologue peut bien faire dans un centre d’écologie urbaine?

Julien Voyer (JV) : Quand on sort de la sociologie académique, on se demande si ce que l’on a appris va nous être utile, si ce sera valorisé à l’extérieur des murs de l’université. J’ai eu une très belle surprise quand on m’a offert un premier stage au Centre d’écologie urbaine de Montréal. Il y avait des personnes avec des compétences en urbanisme ou en graphisme qui avaient soumis leur candidature. Pour ma part, je n’avais aucune expérience dans le monde de l’aménagement, mais le Centre voulait quelqu’un avec des connaissances sur les inégalités sociales et, surtout, une capacité à mener des enquêtes.

Siggi : Pourrais-tu nous parler un peu du Centre d’écologie urbaine?

JV : Dans les années 1970, des militantes et des militants ont pris part au « mouvement de Milton Parc » à Montréal contre la destruction de maisons patrimoniales par un promoteur immobilier. Le mouvement a été une réussite : on a obtenu la création d’un immense réseau de coopératives d’habitation, un réseau qui est toujours le plus grand au Canada. Ces mêmes personnes se sont impliquées dans d’autres causes, écologistes notamment, et ont contesté une vision de l’urbanisme où l’on planifie tout sans les citoyens et citoyennes. Elles ont créé le Centre d’écologie urbaine dans les années 1990 afin d’aider les membres des coopératives d’habitation à prendre le tournant écologique, par exemple en créant des toits verts ou en aménageant des potagers collectifs.

Le Centre puise ses racines dans ce qu’on a appelé la « nouvelle gauche canadienne ». Dès son origine, le Centre était un organisme militant qui revendiquait la participation citoyenne, pensée à l’aune des dynamiques d’inégalités qui structurent la ville. Ses membres ont tenté d’enclencher la transition écologique – il y a déjà 25 ans! – et ont eu foi en l’action collective. Ce n’est sûrement pas un hasard qu’un tel organisme ait été intéressé par un profil comme le mien, avec des compétences en recherche sur les inégalités sociales.

Siggi : Quel est ton rôle dans cet organisme?

JV : Je suis « chargé de projet et développement ». C’est un peu jargonneux… En gros, ça veut dire que j’élabore un projet de A à Z. Il faut d’abord penser à un projet en phase avec nos valeurs d’urbanisme participatif, puis faire des demandes de subventions et, enfin, le mettre sur pied, ce qui implique une logistique et une stratégie de communication. Parfois, on est sollicités par des municipalités qui ont besoin d’être accompagnées lors d’un exercice d’urbanisme participatif; la plupart du temps, c’est nous qui élaborons des projets et sollicitons les communautés. Par exemple, un des grands chantiers sur lequel mes collègues travaillent actuellement est celui du dépavage. On a reçu une subvention du gouvernement provincial pour soutenir des acteurs et actrices qui désirent dépaver de l’asphalte et créer des espaces verts.

Siggi : Pour t’occuper de quel projet as-tu été initialement embauché?

JV : À la base, j’ai intégré le Centre dans le cadre d’un stage sur « l’urbanisme tactique ». Il y avait alors un grand projet qui s’appelait « Transforme ta ville ». C’était un appel à projets citoyens. Plein d’organismes, d’un peu partout à Montréal, soumettaient leur candidature. Ils disaient « nous, on veut créer un potager urbain » ou « nous, on aimerait créer de l’art dans des stations d’autobus ». L’urbanisme tactique, c’est agir à petite échelle avec la conviction que les citoyens et les citoyennes peuvent mettre en place des solutions pratiques à leurs problèmes. C’est une sorte « d’acupuncture urbaine ». Une multiplicité de projets ont été réalisés, plus de 60, toujours soutenus par de petites sommes d’environ 500 dollars. Avec des petites interventions, on peut mener à de grands changements. Quand je suis arrivé, tout avait déjà eu lieu et le CEUM voulait que j’aille interviewer des personnes qui avaient réalisé ces installations. Le but était de réfléchir avec elles à l’impact de leur projet sur les inégalités sociales. Par exemple, il y avait des membres de la Maison des jeunes de Côte-des-Neiges qui avaient fait un projet en partenariat avec des jeunes d’une communauté autochtone et qui me racontaient comment, à travers l’art urbain, ils avaient créé des liens entre leurs communautés.

Siggi : Y a-t-il un lien direct entre la participation citoyenne à ces projets d’aménagement et la réduction des inégalités sociales?

JV : C’est une question difficile. D’un côté, quand on crée des projets participatifs, on parvient à faire émerger une diversité de points de vue et de besoins. Donc déjà, d’une certaine manière, on réussit à renverser un peu le paradigme dominant dans lequel seules certaines personnes en position d’influence aménagent l’espace urbain. D’un autre côté, il est certain que cette approche a ses limites. Qui vient aux séances de participation citoyenne? Qui vient aménager l’espace urbain dans ses temps libres? Souvent, ce sont des gens assez privilégiés. On en a tout à fait conscience. On déploie beaucoup d’effort pour essayer de créer des démarches qui soient le plus inclusives possible. Par exemple, on sélectionne des plages horaires en dehors du temps de travail ou bien on mène des processus en ciblant des organismes communautaires qui offrent des services à des populations précises, de manière à les inclure dans les projets. On réfléchit constamment à ces types de leviers afin de rendre les processus participatifs plus inclusifs.

Siggi : Pourquoi nous as-tu donné rendez-vous sur l’avenue Shamrock, dans la Petite Italie?

JV : Le CEUM a reçu plusieurs mandats de la Ville de Montréal dans le cadre d’un programme d’implantation de « rues piétonnes et partagées ». Depuis l’adoption d’une Charte du piéton en 2006, il y a toute une réflexion sur l’espace accordé aux automobiles qui est sous-utilisé. Il y a parfois un grand écart entre l’usage réel d’une rue, majoritairement empruntée par des piétons, et l’espace alloué, majoritairement aux voitures. La Ville de Montréal veut donc développer des « rues piétonnes et partagées », c’est-à-dire des rues où l’espace est divisé de manière plus équitable.

C’est délicat de transformer une rue… Si on prend une artère comme celle sur laquelle on se trouve et que, du jour au lendemain, on y installe de larges trottoirs, on retire des espaces de stationnement et on réduit la circulation automobile, il va y avoir une levée de boucliers.

Siggi : On ne se trouve pas sur une rue conventionnelle. Est-ce dire que le projet de transformation a réussi?

JV : Dans une des premières phases du projet, une partie de la circulation a été fermée pour faire place à des installations temporaires, comme un jeu de pétanque et un carrousel. Il y a eu une forte opposition. Des résident·e·s ne voulaient vraiment pas de ces aménagements-là. C’est alors que la Ville a fait appel au CEUM. On a créé un comité de résident·e·s et on a établi un dialogue, afin d’entendre les besoins et souhaits de tout le monde concernant l’espace public en question. L’année suivante, ce sont d’autres types d’aménagements qui ont été testés, comme des tables à pique-nique. Les gens qui s’opposaient au projet en sont tout d’un coup devenus les défenseur·e·s! Je m’explique : ils n’étaient pas nécessairement contre l’idée d’une rue partagée, ils étaient contre certains types d’aménagements. Une fois qu’on les écoutait, qu’on prenait le temps de discuter lors d’un processus citoyen, ils devenaient très attachés au projet. On voit bien comment l’urbanisme participatif permet de créer un engouement et d’inclure les gens dans un mouvement d’aménagement.

Siggi : C’est intéressant ce que tu dis : on entend rarement parler de « l’usage réel des rues ». Si l’on en croit les critiques des transformations urbanistiques des dernières années, c’est comme si tout était pensé pour les piétons et les cyclistes. Mais ce que tu es en train de dire, c’est qu’il s’agit plutôt de rééquilibrer les rues où l’espace accordé aux voitures est plus grand que son utilisation réelle.

JV : Chaque rue est un contexte différent et on a besoin d’études pour comprendre ce contexte-là. Il y a une phrase d’Enrique Peñalosa, ancien maire de Bogota, qu’on aime bien au Centre : « On en connaît beaucoup sur les bons habitats pour les tigres de Sibérie, mais très peu à propos de ce qu’est un bon habitat urbain pour l’homo sapiens. » Ce qu’il veut nous dire par là, c’est qu’on mène très peu d’études sur l’utilisation des espaces publics dans les villes. Pour être en mesure de lutter contre le pouvoir de l’anecdote, contre le pouvoir des médias sociaux où l’on met de l’avant des discours voulant que l’on soit envahi·e·s par les installations piétonnières, on a besoin de données. On a besoin de montrer que telle intervention a par exemple permis à plus de gens d’emprunter une rue à pied en toute sécurité. Je pense par exemple à la rue Jean-Brillant, près de l’Université de Montréal (UdeM) : avant d’implanter une rue partagée, le gouvernement municipal a réalisé des graphiques en pointes de tarte à partir de nos données afin de montrer l’écart entre le partage de l’espace et le débit réel de piétons. Plus de 90 % des usager·ère·s sont des piéton·ne·s alors que moins de 30 % de l’espace permet de circuler à pied. Ça leur a permis de justifier un réaménagement, de dire « voyez, il y avait un déséquilibre, le partage de la rue n’est pas équitable ».

Le CEUM souligne qu’on a besoin de ces données-là. Je pense que c’est là un esprit sociologique, bien qu’un peu positiviste : se dire « on va aller dans les rues voir ce qui se passe réellement » puis amener son petit calepin, son chronomètre et faire des décomptes. On est alors capables de montrer que des réaménagements ont des impacts directs sur l’utilisation de l’espace.

Siggi : Quand tu étudiais la sociologie, est-ce que tu t’imaginais faire ce genre de travail?

JV : Je n’avais pas nécessairement pensé travailler en aménagement pour un organisme à but non lucratif. Par contre, étudiant, j’étais assez impliqué politiquement. J’ai participé à fonder le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles à l’UdeM. J’ai aussi été impliqué dans un syndicat. Mes études ont toujours été liées à la création d’actions collectives. En ce sens, il y a assurément une continuité entre mon métier et mes études.

Siggi : Jeune Julien ne serait pas si surpris alors!

JV: Exact! (Rires.)


CRÉDIT PHOTO: Alexandre Legault 

Mon enfantôme

Mon enfantôme

Ce texte est extrait du cinquième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Notice biographique : Sabrina est sociologue. Après l’expérience dont elle témoigne dans ce texte, elle a décidé de changer de sujet de recherche et d’explorer la question de la (non) reconnaissance sociale du deuil périnatal.

Fin avril 2010. Je prends un bain. Les paroles de Céline Dion emplissent la pièce :

On ne change pas
On met juste les costumes d’autres sur soi
On ne change pas
Une veste ne cache qu’un peu de ce qu’on voit

On ne grandit pas
On pousse un peu, tout juste
Le temps d’un rêve, d’un songe
Et les toucher du doigt
Mais on n’oublie pas
L’enfant qui reste presque nu
Les instants d’innocence
Quand on ne savait pas

Le volume est presque au maximum. Comme si, en occupant le plus d’espace possible, la musique pouvait faire rétrécir ma douleur. Une douleur sublimée (celle de Céline) contre une douleur crue (la mienne); une douleur en rimes contre une douleur sans mots; une douleur sculptée, réfléchie, domptée contre une douleur brouillonne, bancale, indisciplinée. Mais dans le dialogue de ces deux douleurs, je trouve l’espace qu’il me faut pour vivre ce moment qui, je le pressens, marquera le début d’une nouvelle ère pour moi. Je pose mes mains sur mon ventre et je chuchote : « hang in there little fella », en espérant qu’en lui demandant de coopérer, il pourra m’aider à conjurer le pronostic du médecin. « Tu es encore avec moi, je t’ai vu et entendu lors de la dernière échographie. Tu es là, quelque part. Je sens ta présence. Un spectre encore, sans doute… le voyage est long avant que tu te joignes à nous, mais la promesse est là. Ne fais pas marche arrière, ne retourne pas dans l’autre monde, reste avec moi… reste avec nous. »

Mes prières ne seront pas exaucées.

Une semaine plus tard, le verdict du radiologue est sans appel. Et comme ça, la vie qui venait à peine d’éclore en moi s’est éteinte, dans l’indifférence générale. L’issue était inéluctable, alors il n’y avait pas lieu d’essayer de l’infléchir. L’événement était courant, alors il n’y avait pas lieu de s’y appesantir. Je n’aurai pas de réponse à mes questions : je ne saurais jamais pourquoi un tel drame est arrivé (pourquoi faire? me faisait-on sentir), je ne saurais jamais si cela risquait d’arriver encore, si j’étais condamnée à vivre des déchirements à répétition. D’ailleurs, était-ce un drame aux yeux des autres? Était-ce un déchirement? Sa vie n’avait ému personne, sa mort non plus. Rien, il ne restait plus rien, pas même le souvenir de ce qui avait été pendant près de douze semaines. Comme je le lirais plus tard, sous la plume de Marie-Josée Soubieux[1], ce non-avènement s’est transformé en non-événement.

Je suis rentrée chez moi, le ventre vide, le cœur en mille morceaux. Mes larmes n’ont pas réussi à métamorphoser cette douleur en souvenir, ni cette existence, aussi courte fût-elle, en fantôme dont j’honore la mémoire. Il ne suffit pas de pleurer ses morts pour leur octroyer le statut de fantômes. Encore faut-il qu’on vous autorise à les pleurer, qu’on les pleure avec vous, qu’on leur fasse une place dans le royaume des fantômes. Mais il n’était qu’un spectre, il n’avait pas fait son entrée parmi nous, n’avait aucune existence sociale et tout l’amour que je pouvais lui porter et toute la souffrance que je pouvais ressentir à son départ ne suffiraient jamais à lui tailler une place parmi les fantômes. En dehors de moi, il n’était rien. Ma douleur n’avait pas de nom. Ne sachant que faire de ce trou béant que personne ne semblait voir, j’ai ravalé mes larmes et décidé d’avancer de la seule façon qui m’était offerte : ne plus penser à ce drame et surtout ne pas en parler.

Le souvenir de Little Fella et celui du drame se sont entremêlés, au point de ne plus former qu’une seule entité indivisible. Sans exutoire possible, ma souffrance avait donné naissance à un monstre. Mes stratégies d’évitement se sont affûtées. Avec les années, j’ai appris à mieux anticiper les situations « à risque », à détourner certaines conversations, à changer de chaîne à la moindre scène de femme enceinte. Mais mon monde se rétrécissait et donnait lieu à ce que David Foenkinos appelle « une géographie abîmée des libertés[2] ». Plus je fuyais ce monstre, plus il prenait d’ampleur. Et il ne manquait pas de se rappeler à mon souvenir à la moindre occasion. Sa morsure instillait alors un poison que je peinais ensuite à expurger.

La morsure la plus douloureuse fut celle infligée à la naissance de mon fils. Je pensais naïvement que le souvenir du drame s’apaiserait une fois que la vie m’aurait gratifiée d’un enfant. Il n’en fut rien. En prenant mon fils dans mes bras, en sentant sa peau, sa petite main qui se referme sur mon index, j’ai pris conscience de l’ampleur de la perte. C’est ce que Little Fella aurait dû être si la mort ne l’avait pas fauché prématurément. Je n’ai jamais autant pleuré son départ qu’à la naissance de mon fils. Ce n’était plus un spectre, c’était la promesse d’un enfant. Le monstre avait planté ses griffes dans mon cœur. Désormais, il me suivrait d’encore plus près. Cette danse funeste entre le monstre et moi allait durer cinq ans.

***

Septembre 2015. Je travaille depuis plus d’un an au Centre d’études et de recherche en intervention familiale (CERIF) comme professionnelle de recherche. En postulant, je savais que l’un des axes de recherche du centre était le deuil périnatal et que s’y tenaient des groupes de soutien au deuil périnatal. Je n’avais nullement l’intention de m’impliquer dans cette thématique. Personne ne savait ce que j’avais vécu, le tabou étant toujours de mise. Au bout d’un an, on me demande de contribuer à l’élaboration, ensuite à la coordination d’un projet de recherche sur le deuil périnatal en contexte migratoire. Le moment de la collecte de données approchant, la perspective d’être confrontée à mes anciens démons me terrorise. Pour me préparer à cette épreuve, je demande à assister au groupe de soutien au deuil périnatal en tant qu’« observatrice ». Ma requête est acceptée.

Le jour J arrive. Je prends une grande respiration avant de sortir de chez moi pour me rendre au groupe de soutien. Les 20 minutes du trajet à pied me paraissent s’égrener à la fois trop vite et trop lentement. Mes jambes me portent difficilement. Mon souffle se raccourcit à mesure que j’avance. J’ai passé cinq ans à fuir le monstre; aujourd’hui, je vais à sa rencontre. Cette démarche me paraît contre-intuitive; pourtant, je sens au fond de moi qu’elle est nécessaire. Une fois devant la porte, je vois les deux animatrices du groupe, plusieurs couples et quelques femmes venues seules. Ces silhouettes me paraissent d’abord menaçantes. Leur malheur sera-t-il contagieux? Vont-elles m’aspirer avec elles dans le trou noir que je m’évertue à fuir? Je n’ose pas croiser leur regard, de peur qu’elles me reconnaissent comme l’une des leurs, que mon secret « honteux » soit démasqué. Vais-je pouvoir retenir mes larmes? Les digues vont-elles céder?

La séance commence. Les unes et les autres se présentent et expliquent plus ou moins longuement les circonstances qui les amènent au groupe de soutien. Les récits se succèdent, les larmes aussi. Tout le monde s’écoute religieusement. On distribue des mouchoirs, des regards pleins de compassion, des mots d’encouragement. Ils évoquent la colère, la tristesse, la culpabilité, la peur. Moi, j’écoute, sans rien dire. Je suis à la fois désarçonnée et enivrée par cette parole décomplexée. J’essuie mes larmes discrètement en espérant, si quelqu’un les aperçoit malgré tout, qu’il ou elle les attribue aux récits poignants des autres et non à une expérience personnelle. À la fin de la séance, nous partageons ce avec quoi nous repartons. Mon tour arrive, et portée par une force insoupçonnable, j’évoque pour la première fois ma fausse couche. Je tremble en prononçant ces mots. Je brise le silence auquel les autres (et moi-même) m’ont condamnée et j’ai l’impression, en faisant cela, de braver le plus grand des interdits. L’inconfort de cette prise de risque est immense, mais si salutaire.

Ces personnes me permettent, à travers leur parole, de me libérer des liens du monstre. C’est ainsi qu’au fil des séances du groupe de soutien, sans parler de moi, simplement en m’abreuvant des mots des autres, j’arrive à retisser le fil de mon histoire avec Little Fella, à le désencastrer du souvenir de la souffrance, à le soustraire de l’ombre que faisait planer sur lui le monstre. Dans cet espace de parole unique, je découvre un monde où nos fantômes sont reconnus, accueillis et honorés. J’apprends désormais à apprivoiser ma peur, ma douleur et à laisser le fantôme de Little Fella prendre forme petit à petit. Je le porterai à présent en moi, je ne m’en détournerai plus. Nous sommes à jamais lié·e·s.

Je lui dédie ces mots. Je les écris pour honorer sa mémoire. La mémoire d’un fantôme dont on m’a d’abord privée, que j’ai ensuite fui, mais que j’ai fini par retrouver. Mon enfantôme.

[1] Marie-Josée Soubieux, Le berceau vide : deuil périnatal et travail du psychanalyste, Toulouse, Erès, 2013.

[2] David Foenkinos, Numéro deux, Paris, Gallimard, 2022.

En flânant chez Ikea avec Walter Benjamin

En flânant chez Ikea avec Walter Benjamin

Ce texte est extrait du quatrième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Notice biographique : À moins d’un mois d’intervalle, l’auteur est devenu père, puis professeur de sociologie. Ni dans l’un ni dans l’autre domaine, il n’avait reçu de formation. Depuis, il tente comme faire se peut de ménager la chèvre et le chou. Quand la vie lui laisse du temps pour la recherche, il essaie de répondre à la trompeusement simple question: qu’est-ce que l’argent?

On ne va pas chez Ikea pour flâner. On peut d’autant moins y flâner à son aise, d’ailleurs, qu’il faut généralement pour s’y rendre prendre sa voiture et voyager loin à la périphérie des villes. De toute façon, il est ardu de véritablement flâner chez Ikea, puisque si l’on s’y promène, c’est en suivant, en troupeau, un parcours prédéterminé duquel il est hasardeux de dévier.

De ce point de vue, les magasins Ikea diffèrent sans doute beaucoup des célèbres passages dont parle Walter Benjamin dans son essai intitulé Paris, capitale du XIXe siècle; ces galeries marchandes que l’on peut encore observer aujourd’hui dans certains quartiers parisiens.

On comparerait vainement à ces passages l’architecture toujours identique des magasins Ikea. Les premiers mettaient à profit les nouvelles techniques de construction permises par la révolution industrielle, dont l’emploi inédit du fer forgé en support des verrières distinctives servant à leur éclairage naturel. Quant aux seconds, hormis l’aspect criard de leur devanture aux couleurs du drapeau suédois, rien ne les distingue, à première vue, de n’importe quelle autre big box ponctuant nos déserts commerciaux de banlieue.

Non, ce lieu ne semble pas fait pour attirer les badauds et les poètes. On aurait peu de chances d’y croiser quelque épigone du flâneur baudelairien dont parle Benjamin, errant de par les rues et les passages de Paris à la recherche des fulgurances de la nouveauté dans un univers de plus en plus homogène. Toutefois, comme aux yeux d’un Baudelaire observant ses contemporain·e·s au gré de ses déambulations urbaines, il se trouve quand même, chez Ikea aussi, une certaine forme de poésie.

S’y donnent en effet à voir les petites et les grandes joies, les petits et les grands drames qui se jouent dans la négociation des projets domestiques, parmi ces couples et ces familles qui y viennent pour rêver d’un chez-soi à leur image. Ce qu’il y a de poétique, chez Ikea, c’est justement cette part de rêve, ce rêve spéculaire où l’identité du chez-soi se construit dans le miroitement des marchandises.

Dans la première phrase de sa grande œuvre, Le Capital, Karl Marx écrivait ceci : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. » Or, il n’y avait pas là seulement le fruit de l’extraordinaire accélération des rythmes de la production impulsée par la machine à vapeur. Cette accumulation signalait aussi une transformation profonde de l’imaginaire, voire de l’individualité.

La production de masse suppose, en effet, une consommation de masse. Telle était bien la fonction des passages parisiens, glorieux et lointains ancêtres de nos centres commerciaux, que de magnifier et de mettre en scène les marchandises tout droit sorties des usines. On s’y promenait donc non seulement pour y acquérir les dernières nouveautés exposées aux vitrines, mais aussi pour s’en imprégner symboliquement. L’accumulation des marchandises composait ainsi un spectacle pour les sens.

La marchandise se fait ainsi objet de fantasme. Pour Benjamin, qui parle à cet effet de « fantasmagorie », ce caractère hallucinatoire de la marchandise apparaît comme un aspect déterminant de la culture capitaliste. Au XIXe siècle, les fantasmagories étaient des sortes de spectacles de son et lumière, où l’on visait à produire des émotions fortes par l’usage de lanternes faisant apparaître fantômes et autres créatures. Le mot « fantasme » vient d’ailleurs du terme grec signifiant fantôme. En ce sens, la marchandise s’avère donc hantée, possédée par un esprit, par un fantôme, et c’est pourquoi elle suscite aussi des émotions.

Cela, Marx en avait eu l’intuition en critiquant ce qu’il appelait le « fétichisme de la marchandise », soit la croyance que celle-ci posséderait une valeur intrinsèque, une valeur d’échange qui serait l’analogue de l’esprit divin habitant un objet fétiche. Mais Benjamin va plus loin en montrant comment ce fétichisme ou cette fantasmagorie se déploie dans une expérience concrète, dans l’expérience sensible et affective qui consiste à se promener dans un espace servant essentiellement à susciter un désir de consommation.

Dans le monde devenu capitaliste, toutefois, la marchandise n’est pas désirée en tant que telle. En tant qu’objet concret, issu de l’exploitation du travail humain, la marchandise n’est plus qu’un simple écran sur lequel on projette des aspirations idéales. La fantasmagorie marchande ne vise donc pas tant à susciter le désir de l’objet marchand lui-même qu’à faire naître autour de lui tout un imaginaire de la satisfaction et du bien-être dans lequel l’individu est appelé à se reconnaître.

C’est pourquoi la fantasmagorie marchande trouve son expression dans le « style » et son lieu de prédilection, au sein du domicile. Cela, Benjamin l’a bien perçu, comme le donne à voir le fragment de son essai portant sur la décoration intérieure. La déco exemplifie parfaitement la façon dont l’individualité est appelée à se construire dans un rapport imaginaire ou fantasmé avec les objets de consommation. C’est en effet par une combinaison originale et personnalisée de marchandises que l’individu compose et aménage un chez-soi censé lui ressembler.

Pourtant, le caractère propre de la marchandise, c’est d’être impersonnelle. Issue d’une production de masse, la marchandise est par définition standardisée, disponible en milliers d’exemplaires tous identiques. Il n’y a donc rien d’original à posséder une marchandise que possèdent aussi des milliers d’autres gens. Or, le rôle du designer, évoqué par Benjamin dans la figure de Henry Van de Velde, un des pionniers des arts décoratifs, c’est justement de styliser la marchandise, de lui donner des qualités esthétiques qui permettront de l’investir affectivement, de la percevoir comme unique, et ainsi de l’intégrer dans la construction fantasmatique d’une identité personnelle.

C’est précisément en cela que consiste la poésie du Ikea, enseigne qui met tant à l’honneur ses propres designers. En effet, qu’est-ce qui fait la particularité des magasins Ikea? À n’en pas douter, c’est la salle d’exposition par laquelle on doit passer avant d’atteindre l’entrepôt du magasin, où l’on peut enfin prendre possession des marchandises qu’on vient y acheter. Or, cette salle d’exposition est conçue un peu comme un labyrinthe, dans lequel on déambule pour s’imprégner du fantasme des objets qui y sont mis en scène dans des simulacres d’intérieurs domestiques.

On passe ainsi de la cuisine au salon, puis de la chambre des maîtres à celle des enfants, en étant invité·e·s, sommé·e·s, de s’imaginer ce même décor chez soi, à la maison. Parcourir la salle d’exposition, c’est ainsi s’approprier de façon imaginaire les marchandises qui y sont exposées, afin de se construire le fantasme d’un chez-soi censé correspondre à notre identité et à nos goûts personnels.

Toutefois, ce qui est frappant, chez Ikea, c’est que cette scène fantasmagorique de la salle d’exposition s’évapore aussitôt qu’on en sort pour entrer dans l’entrepôt, où il s’agit maintenant de repérer l’étagère où sont stockées les boîtes correspondant aux objets sélectionnés à l’étape précédente. Or, c’est à cet endroit que réside le génie – ou le fantôme – d’Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea.

Son génie, c’est d’avoir eu le premier l’idée du meuble en kit et de son emballage à plat qui permet de réaliser des économies formidables sur les coûts de transport et d’entreposage. Ainsi, lorsqu’on entre dans l’entrepôt, on se retrouve dans le monde parfaitement froid et fonctionnel de la marchandise; de la marchandise telle qu’elle est en réalité, et telle qu’elle ne peut qu’exister dans sa seule raison d’être qui est de réaliser une valeur d’échange maximale.

La morne poésie des magasins Ikea, ce n’est pas tant que les marchandises y soient baptisées de noms imprononçables, pleins de trémas et d’anneaux en chef. C’est plutôt cette disparate qui saisit le regard de qui ose y flâner, ce contraste entre la fantasmagorie de la salle d’exposition, où l’on rêve d’un chez-soi à son image par l’intercession d’une marchandise standardisée, et son envers logistique, l’entrepôt. Ici, la marchandise se présente finalement dans la nudité de sa forme concrète, emballée à plat, et requérant d’ailleurs une prestation de travail gratuit, un travail de montage nécessaire pour retrouver la forme fantasmée à l’étape précédente. Comme on sait, c’est alors qu’adviennent bien des maux de tête.


CRÉDIT PHOTO: Alice Paré-Mouillot

L’âge moyen

L’âge moyen

Ce texte est extrait du quatrième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Barbara est sociologue. À la recherche de nouvelles expériences, elle a décidé d’apprendre le métier de coiffeuse. Dans la cette rubrique, elle rapporte ses observations.

Dans mon cours d’introduction à la sociologie, nous avons récemment traité du sociologue Norbert Elias et du procès de civilisation, notamment à partir de l’exemple de la fourchette. À la recherche des causes qui ont présidé à son usage, j’ai insisté sur le fait qu’il importait de se méfier des explications trop « pratiques » pour rendre compte d’un tel phénomène, et cela même si ces dernières ne cessent d’être invoquées. Pour appuyer mon propos, j’ai fait part d’une observation tirée du domaine de la coiffure – les femmes tendent à raccourcir leurs cheveux avec l’âge –, en remettant en question les motifs pratiques invoqués : les cheveux courts, c’est plus simple, surtout quand la chevelure est clairsemée.

Après le cours, j’ai reçu de nombreux témoignages. Une étudiante dont une frange et de grandes boucles d’oreilles dorées dépassaient d’une petite tuque orange est venue me confier qu’à 36 ans, elle avait senti que le temps était venu de raccourcir ses cheveux. « Ça fait plus jeune », m’a-t-elle dit.

***

Pour rendre compte de la généralisation de l’usage de la fourchette, Elias parle d’une norme sociale, de la « chose à faire ». On utiliserait la fourchette non pas pour des motifs hygiéniques, mais pour s’épargner, à soi et aux autres, un malaise, un sentiment pénible. Elle renverrait à une norme, ancrée dans un procès de civilisation, à une « modification de notre économie pulsionnelle et affective[1] ». On peut aussi voir une telle norme à l’œuvre dans la coiffure : à partir d’un certain âge, se couper les cheveux semble la chose appropriée, autant aux yeux des femmes qu’à ceux des coiffeuses et coiffeurs.

« Comment les cheveux raccourcissent-ils? », m’a demandé un étudiant. Tout se passe, ai-je avancé, dans un accord silencieux entre les clientes et les spécialistes de la coiffure, et ce que ces dernières et derniers jugent convenable. Pas besoin d’y réfléchir ou de se concerter : à chaque rendez-vous, clip, clip, un peu plus court, presque à leur insu.

Une norme se perçoit à ses écarts. Voici quelques exemples glanés dans mon entourage : la coiffeuse de Dali (24 ans) trouve dommage de couper ses cheveux longs; Susanne (59 ans), qui ne colore pas ses cheveux blancs, juge que ceux de son amie Andrea (58 ans) sont trop longs, et par ailleurs teints trop foncés pour son âge. Ce qui m’amène à un autre moyen par lequel se manifeste une norme : on peut la saisir à l’aune de sa propre échelle de valeurs, à ce qui éveille notre envie de « bitcher ». Je trouvais qu’Alexia (46 ans) portait ses cheveux beaucoup trop longs pour son âge, qu’il fallait faire quelque chose. Elle le savait : interrogée, elle a dit que c’était sa dernière chance et que bientôt, elle ne pourrait plus se le permettre. Alexia portait à mon avis ses cheveux trop longs, mais je jugeais que Dali pouvait les porter longs ou courts (je les lui ai d’ailleurs coupés). Dans un moment de faiblesse (nous tentons certes de ne pas parler comme ça, mais ça nous échappe quand même parfois), Alexia et moi avons dit d’une collègue, une belle femme qui n’est d’ailleurs qu’à peine plus âgée que nous : « Tu as vu? Elle a coupé ses cheveux. J’aime pas trop. Ça lui donne un air madame, non? »

***

Raccourcir ses cheveux marque l’âge moyen. L’acte semble dire : « Je ne suis plus jeune, même si je ne suis pas encore vieille. »

La norme à laquelle nous avons ici affaire a évolué dans le temps. Ma grand-mère, qui aurait aujourd’hui 105 ans, a coupé ses cheveux au menton à 38 ans. Ma mère (76 ans) l’a fait à 55 ans. Brigitte se trouve entre les deux : elle a 90 ans. Elle estime l’âge de « césure » capillaire à 45 ans; c’est elle – historienne de formation – qui emploie ce mot pour faire référence à un avant et un après.

Si les femmes et leurs coiffeur·se·s se soumettent à la norme au-delà des modes, il convient de souligner que l’âge moyen est élastique et peut s’étirer. Il relève d’une temporalité, mais aussi d’un lieu : en Allemagne, Kathrin (48 ans) porte les cheveux au menton et est plus claire qu’elle ne l’était lors de notre dernière rencontre (elle se montre pragmatique et invoque son teint « malade » et l’hiver qui arrive); à 49 ans, Jana vient de couper ses cheveux, au menton; Marianne et Ulrike cultivent quant à elles l’ambiguïté : elles ont adopté une coupe asymétrique, un côté court et un côté long. Quand je vois sur Facebook qu’Olha (34 ans) et sa sœur d’un an plus âgée portent dorénavant les cheveux sous le menton, je ne suis pas étonnée : en Ukraine, on atteint probablement déjà l’âge moyen à la mi-trentaine.

***

Dans un livre à paraître sur les idéaux de beauté féminine[2], mon amie et collègue Chiara montre que les femmes sont soumises à ce qu’elle appelle des injonctions paradoxales, dont notamment le désir de combattre l’âge et de l’accepter. Au lieu de lire dans le raccourcissement des cheveux une ambivalence négociée au jour le jour, on pourrait y voir la possibilité de faire les deux choses en même temps : assumer l’âge moyen, sans toutefois se laisser aller ou renoncer au style.

On pourrait remarquer d’autres changements. Par exemple : le passage d’une coupe mi-longue, au menton, à une coupe carrément courte, avec une nuque bien définie, ou encore celui des teintures aux cheveux blancs. Il y a fort à parier que ces changements marquent une autre étape de la vie, celle qui met fin à l’âge moyen.

Si le changement de coiffure – ou l’achat de lunettes colorées ou surdimensionnées – s’opère trop tôt, on risquera de l’interpréter comme le signe d’une rupture amoureuse ou d’un nouvel emploi. Des coiffeuses et coiffeurs consciencieux·ses porteront attention à ce genre de situations et recommanderont la prudence.

***

L’étudiante à la petite tuque orange dans le cours d’introduction à la sociologie est en fait bien trop jeune pour avoir coupé ses cheveux. En y pensant, je me suis rappelé qu’en justifiant son choix, elle avait fait un signe de la tête en direction de ses camarades, celles et ceux qui devaient en moyenne avoir 19 ans. Si je croyais avoir compris pourquoi elle avait coupé ses cheveux, j’ai été surprise la semaine suivante. L’étudiante est revenue me voir, cette fois avec la tête complètement rasée. Il est fort possible qu’elle ait eu une idée, celle de défier la norme qu’elle avait entretemps perçue.


CRÉDIT PHOTO: Flickr / Marco Verch Professional Photographer 

[1] Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 2001 [1939], p. 180.

[2] Chiara Piazzesi, Walking the Tightrope: Women and the Paradoxes of Beauty, à paraître.