par Adèle Surprenant | Sep 13, 2020 | Canada, Québec
En 2019, l’actualité internationale représentait 7,84 % du contenu des médias québécois, soit près de trois fois moins que la place accordée aux sports 1. De cet espace dédié aux nouvelles de l’étranger, les trois quarts étaient occupés par les pays européens ou les États-Unis 2. Quelle place les médias québécois et canadiens accordent-ils au reste du monde?
Jeudi 27 août 2020. À la une du New York Times 3, un article de la convention républicaine, aussi mise de l’avant dans les pages du journal Le Monde 4, entre un article sur la Covid-19 et les explorations gazières turques en Méditerranée. En première page du Devoir, la rentrée scolaire, les toilettes hors d’usage d’une école montréalaise en réparation, des parents inquiets. La Presse + 5 traite aussi d’enjeux liés à la rentrée en temps de pandémie, citation à l’appui : « être en vie, pas en survie ».
La veille, les inondations provoquées par de fortes pluies ont causé la mort de 80 personnes à Charikar 6, en Afghanistan, où 1 300 civil·e·s ont perdu la vie lors d’affrontements armés depuis début 2020, d’après un rapport des Nations Unies 7.
« Lorsqu’il est question des humains derrière ces statistiques, écrivait le mensuel américain The Atlantic, ce ne sont pas toutes les pertes qui sont couvertes équitablement 8», comme en témoigne la relégation des morts afghanes en marge de publications québécoises majeures.
Quelle place pour l’international?
« La première chose qu’il faut noter lorsqu’on parle de l’actualité internationale au Québec, c’est qu’elle n’est pas couverte », déplore Dominique Payette, professeure de journalisme à l’Université Laval, lors d’un entretien avec L’Esprit libre.
Un constat confirmé par les chiffres : parmi les thématiques qui intéressent les médias québécois, l’actualité internationale vient après la météo et juste avant les faits divers, d’après un classement réalisé par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval 9.
Interrogée sur la question, Mme Payette confirme que « [la plupart] des médias reposent entièrement sur l’offre et la demande, donc sur le marché », expliquant notamment la pression financière importante qui pèse sur une industrie médiatique aux prises avec des problèmes économiques majeurs. Le rôle croissant des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information et le désintérêt progressif du public pour les médias traditionnels ont sans conteste fait mal aux portefeuilles des médias privés. « La chute des revenus publicitaires, principalement dans la presse écrite, a [également] contraint de nombreux journaux à cesser leur parution ou à opter pour une version en ligne seulement », favorisant le développement de médias spécialisés, pour qui il est plus aisé de trouver des annonceurs. Cela pourrait entraîner « une fracture entre les “ info-riches ” et les “ info-pauvres ”, entre ceux qui disposent des moyens financiers et techniques pour avoir accès à une information diversifiée et de qualité, et ceux qui n’y ont pas accès 10».
Dans les dernières années, journaux, télévisions et radios ont aussi réduit drastiquement leur nombre de correspondant·e·s à l’étranger, faisant de plus en plus appel aux agences de presse 11. Mais « les problèmes économiques des médias n’expliquent pas tout », insiste Mme Payette, pour qui le peu de couverture internationale découle aussi d’un manque de volonté des rédactions.
« Un média privé, tu peux comprendre que pour des raisons financières, parce que les revenus sont vraiment à la baisse, qu’ils réduisent leur nombre de correspondant[·e·]s », explique en entrevue le journaliste et chef du bureau de l’Agence France Presse (AFP) à Jérusalem, Guillaume Lavallée. En référence à la fermeture du bureau de Radio-Canada à l’étranger, il rappelle que « [pour] un média public, à partir du moment où les subventions restent les mêmes… c’est vraiment une question de volonté et [un problème] de définition de comment tu vois l’international ».
Quand un visage vaut mille noms
« Aujourd’hui, on couvre surtout les crises et on n’a plus le temps pour le reste, déclarait au Devoir la journaliste Agnès Gruda. Lorsqu’il y a un attentat, tout le monde se jette sur l’évènement. On va avoir la caméra braquée sur un pays pendant trois semaines et, après ça, on l’oublie complètement 12», ajoute la chroniqueuse de La Presse, spécialisée en actualité internationale.
Cette surreprésentation des crises dans la couverture de l’actualité internationale s’explique entre autres par des raisons logistiques : il est coûteux de suivre des conflits ou des situations à long développement, mais, « à l’inverse, une crise provoquée par un tremblement de terre ou par tout autre phénomène naturel est beaucoup plus facile à couvrir, puisqu’il ne faut regarder que les résultats », confirme Mme Payette. Il est aussi plus difficile d’intéresser le public aux sujets considérés « positifs » comme la croissance économique en Afrique ou le recul d’une épidémie 13, puisque « ça marche de voir que ça va très mal ailleurs », soutient la journaliste et professeure à l’Université Laval. « On dirait que ça nous réconforte, que ça fait de nous le meilleur pays du monde », ajoute-t-elle, faisant référence à la célèbre formule de Jean Chrétien.
Parmi les crises couvertes dans les médias, un autre processus de filtration s’opère, déterminant le lien entre l’attention que les rédactions accordent à un évènement et l’intérêt que le public lui porte 14. Un processus de sélection théorisé par le concept de « mise sur agenda », et qui « dépend d’un certain nombre de facteurs déterminants, tels que les intérêts des élites à l’égard des pays en développement, la proximité de ces pays des centres de pouvoir géopolitique, la fidélité narrative des textes, c’est-à-dire sa cohérence relativement à des conceptions préexistantes du monde et les affinités culturelles » 15.
Par exemple, « quand il y a eu le référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014, se souvient Guillaume Lavallée, il y a eu énormément de couverture dans les médias québécois parce que ça leur dit quelque chose », le Québec partageant une trajectoire indépendantiste similaire. Par ailleurs, « Kim Kardashian a certainement plus d’attention [médiatique] globale que les réfugié·e·s soudanais·es 16», syrien·ne·s ou érythréen·ne·s.
Un autre phénomène, cette fois-ci psychologique, explique pourquoi un évènement affectant un plus grand nombre de personnes réduit la compassion des lecteurs et lectrices, qui sont plus porté·e·s à avoir de la compassion pour les individus que pour les groupes 17. Ce que les psychologues nomment « l’effondrement de la compassion » s’est notamment manifesté lorsqu’a circulé dans les médias sociaux et traditionnels la photo du jeune syrien Alan Kurdi, retrouvé mort visage contre terre sur une plage de Turquie. En 2015, sa photographie a attiré l’attention et l’empathie du monde entier sur la vague migratoire en Méditerranée, « parce qu’on ne voit pas le visage de l’enfant [qui] pourrait être n’importe quel enfant sur une plage 18». Et s’ils avaient été cent, visages contre terre?
Du Biafra à Ottawa
Cette façon de « construire le nous-mêmes et le eux-autres », comme le formule Mme Payette, découle d’une façon de couvrir l’actualité qu’elle fait remonter à la Guerre du Biafra, au Nigeria, il y a un demi-siècle. La première représentation médiatique d’une pénurie alimentaire a donné lieu à un type de traitement de l’actualité qu’elle nomme « l’humanitarisme », soit la description biaisée d’une « situation dans laquelle il n’y a pas de coupable, pas de responsable ». En plus d’occulter les causes politiques et environnementales derrière la situation au Biafra, les médias ont introduit pour la première fois au public occidental des images montrant « des enfants avec des gros ventres et des mouches dans les yeux », contribuant à alimenter une vision misérabiliste de l’Afrique et, plus largement, des pays du Sud global.
Le misérabilisme n’est pas un biais réservé à l’actualité étrangère dans les médias québécois et canadiens. Une étude réalisée entre 2012 et 2013 par l’organisme sans but lucratif Journalists for Human Rights (JHR) démontre que sur les 0,46 % du contenu médiatique ontarien dédié aux sujets concernant les Premières Nations, l’écrasante majorité présente une vision négative, voire raciste, de ces dernières 19.
En ce qui concerne « l’autoroute des larmes », une zone de 800 km en Colombie-Britannique où plus 12 jeunes femmes sont disparues depuis 1994, « les familles de ces femmes disparues et assassinées ont longtemps soutenu que les médias accordaient moins de couverture aux autochtones qu’aux femmes blanches 20», par exemple. D’après la journaliste Adriana Rolston, ce n’est d’ailleurs qu’en 2002 que des journaux majeurs comme le Globe and Mail ou le Vancouver Sun ont écrit sur « l’autoroute des larmes », date qui correspond à la disparition de Nicole Hoan, 25 ans, première femme blanche à rejoindre la funeste liste 21.
Le « syndrome de la femme blanche disparue 22», qui renvoie à l’attention variable que les médias accordent à différents évènements selon certains paramètres, n’est donc pas exclusif aux maigres cahiers internationaux des quotidiens canadiens.
Alors qu’en 2020, le Canada figurait au 16e rang de l’index sur la liberté de presse de Reporter sans frontières 23, la professeure à l’Université d’Alberta Cindy Blackstock rappelle qu’« une presse libre a la responsabilité de couvrir les sujets sur lesquels le public a besoin d’être informé, pas uniquement sur ce qu’il veut entendre 24».
Il y a deux ans, Guillaume Lavallée et deux de ses collègues lançaient le Fonds québécois en journalisme international (FQJI), qui attribue annuellement plus de 75 000 $ en bourses à des reporters québécois·es. Une initiative qui répond à une « urgence de trouver des sources de financement qui permettent aux journalistes de témoigner davantage des réalités internationales au public québécois en toute liberté et indépendance 25», à l’heure où la mondialisation lie de plus en plus les réalités d’ici à celles d’ailleurs.
1 Firme Influence Communication, État de la nouvelle : Bilan 2019, p.10. [En ligne] https://files.influencecommunication.com/bilan/bilan-2019-qc.pdf (page consultée le 25 août 2020)
Les chiffres cités ici ont été remis en question parLa Presse dans l’article suivant : Hachey, Isabelle. 12 juin 2018. « Les chiffres tordus d’Influence Communication » dans La Presse. [En ligne]. https://www.lapresse.ca/actualites/enquetes/201806/11/01-5185382-les-chiffres-tordus-dinfluence-communication.php (page consultée le 4 septembre 2020)
2 Lepage, Guillaume. 3 avril 2018. « Trop peu de place pour l’international dans les médias québécois? » dans Le Devoir. [En ligne] https://www.ledevoir.com/culture/medias/524274/une-trop-petite-fenetre-sur-le-monde#:~:text=En%202016%2C%20la%20couverture%20moyenne,du%20pr%C3%A9sident%20am%C3%A9ricain%2C%20Donald%20Trump. (page consultée le 25 août 2020)
3 The New York Times. [En ligne] https://www.nytimes.com/section/todayspaper?redirect_uri=https%3A%2F%2Fwww.nytimes.com%2F (page consultée le 27 août 2020)
4 Le Monde. [En ligne] https://www.lemonde.fr/ (page consultée le 27 août 2020)
5 La Presse +. [En ligne]. https://plus.lapresse.ca/ (page consultée le 27 août 2020)
6 Abed, Fahim et Gibbons-Neff, Thomas. 26 août 2020. « Nearly 80 Killed As Flash Floods Ravage City in Afghanistan » dans The New York Times. [En ligne] https://www.nytimes.com/2020/08/26/world/asia/afghanistan-floods-charikar.html (page consultée le 27 août 2020)
7 United Nations. 27 juillet 2020. Afghanistan: Protection of Civilians in Armed Conflicts. [En ligne]. https://unama.unmissions.org/sites/default/files/unama_poc_midyear_report_2020_-_27_july-.pdf (page consultée le 27 août 2020)
8 Urist, Jacoba. 29 septembre 2014. « Which Deaths Matter? » dans The Atlantic. [En ligne] https://www.theatlantic.com/international/archive/2014/09/which-deaths-matter-media-statistics/380898/ (page consultée le 27 août 2020)
9 Op.cit., Lepage.
10 Payette, Dominique. L’information au Québec : un intérêt public, p.16-18. [En ligne] http://www.mcc.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/publications/media/rapport-Payette-2010.pdf (page consultée le 28 août 2020)
11 Fondation Aga Khan Canada. Les médias canadiens et les pays en développement, p.12. [En ligne] https://www.akfc.ca/wp-content/uploads/2017/10/Report-Sept-27-FRENCH-Online.pdf (page consultée le 27 août 2020)
12 Op.cit., Lepage.
13 Rothmyer, Karen. « Hiding the Real Africa: Why NGOs Prefer Bad News » dans Columbia Journalism Review. [En ligne] https://archives.cjr.org/reports/hiding_the_real_africa.php?page=all (page consultée le 28 août 2020)
14 Alvernia University. 19 février 2018. The Agenda-Setting Theory in Mass Communication. [En ligne] https://online.alvernia.edu/articles/agenda-setting-theory/ (page consultée le 27 août 2020)
15 Op.cit., Fondation Aga Khan Canada, p.5.
16 Lamensch, Marie et Pogdal, Nicolai. 15 octobre 2015. « Boko Haram, Nigeria, Africa – Where’s the News? » Dans OpenCanada.org. [En ligne] https://www.opencanada.org/features/boko-haram-nigeria-africa-wheres-news-coverage/ (page consultée le 26 août 2020)
17 Op.cit., Urist.
18 Op.cit., Lamensch et Pogdal.
19 Pierro, Robin. « Burried Voices: Media Coverage of Aboriginal Issues in Ontario » dans Journalists for Human Rights, p.6. [En ligne]. https://jhr.ca/wp-content/uploads/2019/10/Buried-Voices.pdf (page consultée le 26 août 2020)
20 Habilo Media. Représentation dans les médias des femmes autochtones disparues ou assassinées. [En ligne] https://habilomedias.ca/litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/enjeux-des-m%C3%A9dias/diversit%C3%A9-et-m%C3%A9dias/autochtones/repr%C3%A9sentations-dans-les-m%C3%A9dias-des-femmes-autochtones-disparues-et-assassin%C3%A9es (page consultée le 26 août 2020)
21 Ibid., Habilo Media.
22 Ibid., Habilo Media.
23 Reporters sans frontières. 2020. World Freedom Index. [En ligne] https://rsf.org/en/canada (page consultée le 28 août 2020)
24 Op.cit., Pierro, p.12.
25 Qu’est-ce que le FQJI? [En ligne] https://www.fqji.org/fqji (page consultée le 4 septembre 2020)
par Anonyme | Août 27, 2020 | Opinions
Voici la réponse du professeur de journalisme de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Patrick White au texte : Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM
Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.
Comme professeur de journalisme et journaliste depuis plus de 30 ans, je suis à même de constater l’importance de plus en plus vive des technologies de l’information dans le travail au quotidien des reporters. En 1995, on riait d’Internet. On parlait d’une mode. En 2020, il faut donc parler franchement de l’IA.
Un journaliste aujourd’hui fait le boulot de quatre personnes en 1990. Le multitâches est une réalité du marché du travail et oui cela représente un défi pour toutes et tous. Ceci amène des enjeux de santé mentale dans les rédactions. J’en ai été témoin à titre de patron pendant plus de 15 ans et j’ai reçu des témoignages à ce sujet encore récemment.
Je n’ai pas de boule de cristal mais il est clair que l’IA jouera un rôle dans les salles de rédaction au Québec un jour, et j’ai voulu sensibiliser le public à cet enjeu important. Pour le moment, l’IA a un rôle totalement marginal ici mais le plus récent livre de Francesco Marconi Newsmakers: Artificial Intelligence and the Future of Journalism montre que 8 à 12% du travail dans les rédactions pourrait être effectués par des logiciels d’IA, comme dans le cas de courts textes sur des résultats sportifs, trimestriels ou autres tâches routinières. Ou encore pour détecter des tendances dans des grands ensembles de données, identifier des fausses nouvelles, mieux gérer les archives et aider à modérer des milliers de commentaires.
Les mises à pied récentes d’éditeurs chez MSN au Québec et au Royaume-Uni ont créé un choc véritable. Ces éditeurs, qui ne produisaient pas de contenu original, ont été remplacés par des robots. Ça fait réfléchir.
Est-ce que l’IA menace certaines tâches journalistiques? Sûrement. Est-ce que l’IA pourra amener un plus grand virage vers le contenu de qualité? Oui je le crois. Est-ce que l’IA va faire disparaître le travail de journaliste? Assurément non. Plus que jamais, le ou la journaliste justifie son existence en faisant le tri des infos dans un contexte d’infodémie et de désinformation. Le journaliste va demeurer essentiel pour l’analyse et l’explication des faits, pour les grands reportages, les dossiers, les entrevues, la vérification des faits, les enquêtes, l’analyse de données, etc. L’humain va demeurer au centre du travail journalistique. La technologie peut aider le traitement de données et donner des pistes de sujets aux reporters.
Je suis bien d’accord avec M. Lamoureux que «l’accélération en temps réel de la production et de la circulation de l’information» est le plus grand danger qui guette les journalistes. Les médias sociaux ont créé une énorme pression additionnelle sur le système de production des nouvelles depuis l’arrivée de Facebook en 2005. Le journalisme s’accélère depuis le télégraphe par ailleurs. Ce n’est pas un phénomène nouveau.
J’ai toujours indiqué être un partisan du journalisme de qualité, qui passe par les contenus à valeur ajoutée (longs formats, balados, documentaires, etc) et je m’inscris en faux avec vos affirmations pessimistes.
L’accélération du cycle d’écriture est une réalité mais on réussit tout de même à privilégier une certaine «lenteur» des contenus dans un grand nombre de médias comme Rad, Radio-Canada, Québecor, L’Actualité, La Presse, Le Devoir et The Globe and Mail.
M. Lamoureux erre complètement lorsqu’il affirme qu’il y a peu ou pas d’avenir en journalisme. Personne n’a jamais parlé ici d’une partie de plaisir et les étudiants savent que la crise des médias est permanente. On le dit que c’est dur, ce métier. Les ateliers sont là pour le faire vivre aux étudiants. On ne dore pas la pilule, au contraire, comme dit Jean-Hugues Roy, mon prédécesseur. Il y aura toujours des postes stables à Radio-Canada, au Devoir, au HuffPost, à La Presse, et chez Québecor. Mais oui, il y a aussi bien de la précarité, de la pige, des postes de surnuméraires ou sur appel. Comme dans tous les secteurs de la société. Et oui il faut combattre cette précarité. Notamment en demandant à Ottawa et à Québec qu’ils exigent des multinationales du numérique (qui font des milliards en partie grâce à l’information produite ici) de faire percoler leur richesse vers les journalistes du Québec.
Personnellement, je suis assez optimiste quant à l’avenir des journalistes au Québec. Près de 70% des finissants du programme de baccalauréat en journalisme de l’UQAM se trouvent un emploi dans leur domaine. Nous recevons des offres de stages et d’emplois pour nos étudiants à toutes les semaines. Il existe vraiment une belle collaboration des écoles de journalisme avec les employeurs en ce moment. Le programme de journalisme à l’UQAM va développer à partir de septembre une formation plus poussée en journalisme d’enquête et nos cours de journalisme de données sont du même niveau que celui des grandes écoles américaines. En radio, en télé, en presse écrite et en journalisme multimédia, nous préparons nos finissants et finissantes à devenir des reporters «à la tête bien faite» comme disait Montaigne.
Somme toute, je suis confiant de la vitalité de notre journalisme au Québec avec ou sans IA. Les technologies de l’information demeurent un outil mais représentent aussi un danger pour la profession. Je fais confiance à l’être humain pour faire les bons choix.
par Any-Pier Dionne, Rédaction | Mai 30, 2019 | International, Opinions
Par Elizabeth Leier
Il va sans dire que le climat politique actuel des États-Unis alimente les cotes d’écoute. En effet, la chaine MSNBC, une des plus critiques envers le président, a vu son auditoire surpasser celui de Fox News pour la première fois en 18 ansi. De façon générale, les chaines de nouvelles en continu signalent d’importantes augmentations de leur auditoire depuis 2016ii. Même au Québec, la saga Trump est omniprésente. Ce n’est pas surprenant, avec ses politiques véritablement xénophobes notamment l’interdiction pour certain·e·s musulman·e·s d’entrer aux États-Unis ou la séparation forcée des familles à la frontière mexicaine et ses propos incohérents, une certaine attention médiatique portée au président est justifiable.
La présence de Donald Trump à la Maison-Blanche est en effet un phénomène notable. Néanmoins, je crains que ce ridicule personnage, avec son entourage méprisant composé d’allié·e·s aux propos racistes, sexistes et homophobes, comme Mike Pence et Steve Banon, se dresse devant nous comme l’arbre qui cache la forêt. En fait, la réalité apparait encore plus insidieuse, puisque semblerait-il qu’il y ait eu un effort concerté pour maintenir la forêt hors de vue.
Une réponse au phénomène Trump?
Tout a commencé à la suite de l’élection de M. Trump. Abasourdi·e·s, les centaines de commentateurs et commentatrices politiques, qui avaient pourtant prédit une victoire certaine pour Hillary Clinton, cherchent à comprendre et à expliquer sa défaite. Rapidement, le discours devient unanime : une ingérence de la part d’un gouvernement étranger serait survenue. La Russie, que l’on pointe du doigt, semblerait avoir comploté avec l’équipe de Donald Trump pour voler l’élection aux démocrates. Selon les rumeurs, la Russie aurait mobilisé son agence secrète pour disséminer des fausses nouvelles, notamment sur les réseaux sociaux, pour influencer l’électorat. De plus, il y aurait eu un vol concerté, impliquant les services secrets étrangers et la campagne Trump, de documents stratégiques démocratesiii. En effet, les documents publiés par Wikileaks après la primaire démocrate auraient été obtenus, voire sollicités par les proches de Trump pour miner la crédibilité de Mme Clinton. Cette histoire, vous la connaissez. Depuis deux ans, les médias sont obnubilés par le complot russe : certain·e·s, comme la commentatrice américaine de MSNBC Rachel Maddow, ont même lancé des accusations invraisemblables comme « La Russie pourrait vouloir diminuer le chauffage dans vos maisons »iv. D’autres, comme le réputé quotidien d’information britannique The Guardian, pourtant réputé pour sa rigueur, et Paul Manafort, l’ex-directeur de la campagne républicaine de 2016, ont inventé des scénarios sans preuves impliquant le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, qui était pourtant sous haute surveillance en tant que réfugié à l’ambassade de l’Équateur à Londresv. Selon leurs publications, les deux hommes se seraient rencontrés à plusieurs reprises pour collaborer. Des journalistes, comme Glen Greenwald, ont pour leur part étudié le dossier et ont rapidement conclu que ces allégations étaient fortement improbables.
Force est de constater que la théorie du complot russe a été adoptée et encouragée par les journalistes qui avaient pourtant le devoir d’exposer les faits tels qu’ils étaient alors connus. Or, le dépôt récent du fameux rapport Mueller, document rédigé à la suite de l’investigation du FBI, nous oblige à réexaminer cette version des faits. Si, à ce stade, on m’accuse d’être partisane de Trump, je réitère que ce personnage me répugne et que je trouve ses politiques aberrantes. Si M. Trump n’est pas inculpé par le rapport Mueller, cela ne signifie pas qu’il est sans reproches, mais peut-être n’est-il pas une marionnette russe.
Le complot qui cache le contexte
Le problème avec le « Russiagatevi » et les médias, c’est que ces derniers ont cherché à invalider le contexte qui a mené Trump au pouvoir. En affirmant que la victoire de Trump est le résultat d’une manipulation artificielle, on perd de vue les phénomènes sociaux plus larges qui ont poussé les gens à voter pour lui. En effet, n’est-il pas remarquable que de nombreuses personnes qui avaient voté pour Obama en 2008 aient décidé de voter pour Trump en 2016? Celles-ci avaient alors été séduites par la volonté de changement que représentait la présidence de Barack Obama. Or, force est de constater que ce changement n’était que superficiel : l’écart entre les riches et les pauvres aux États-Unis n’a fait qu’augmentervii et une grande partie de la population voit la mondialisation néolibérale comme une réelle menace, avec la délocalisation d’emplois et la fermeture d’usines. Ainsi, lorsqu’un candidat « anti-establishment » propose des politiques protectionnistes et nationalistes, plusieurs y voient une solution à leurs problèmes économiques. Évidemment, chez Trump, ces politiques se marient aux tendances xénophobes, incarnées notamment par sa résistance à l’immigration.
Ce phénomène n’est malheureusement pas unique aux États-Unis. On observe une cohérence alarmante avec la montée incontestée des mouvements identitaires et d’extrême droite en Europe et ailleurs. Les partis d’extrême droite en Italie, en Slovénie, en Autriche et en Pologne ont tous fait d’importants gains lors des dernières élections. Ici, au Québec, le discours identitaire se fait de plus en plus explicite, particulièrement avec le débat sur le projet de loi 21 du gouvernement de François Legault.
Plus encore, les attentats à la mosquée de Québec et ceux de Christchurch, les marches néonazies à Charlottesville et à Washington D. C., tout cela illustre un contexte social beaucoup plus complexe et menaçant qu’un faux complot orchestré par Donald Trump Jr et Vladimir Putin. La question se pose donc : comment expliquer la montée de l’intolérance et le marasme politique qui ont poussé les Américain·e·s à élire l’ex-présentateur de The Celebrity Apprentice comme dirigeant d’une superpuissance? Je n’ai que quelques éléments de réponses possibles à cette difficile question. Il reste que c’est cette réflexion qui devrait demeurer au centre des enquêtes et des débats médiatiques et non les affaires sordides de Stormy Daniels, l’actrice de films pornographiques avec qui Trump aurait eu une relation extraconjugale, ou encore moins les théories de conspiration électorale sans fondement qui ont transformé les journalistes en animateurs et animatrices de télé-réalité.
La faute est donc d’autant plus insidieuse qu’elle participe à maintenir et consolider le statut quo. Présenter Trump comme le résultat d’un complot russe ou encore insister sur ses tweets et ses commentaires provocateurs permet de détourner l’attention des réelles catastrophes politiques, économiques et écologiques dans lesquelles nous nous trouvons actuellement.
Ces journalistes savaient-ils et savent-elles que le « Russiagate » était une fabrication ou au mieux une rumeur sans preuves? Je l’ignore. Ce qui est certain, c’est que les médias ont récolté les fruits de l’augmentation des cotes d’écoute et du lectorat. Que ce soit par erreur ou par négligence, trop de gens viennent de passer deux ans à se faire répéter que l’ascendance de Trump est une aberration, c’est-à-dire un « bug » ponctuel dans un système sociopolitique et économique qui fonctionne habituellement plutôt bien. La vérité nous fait constater que la réalité est tout autre. La précarité économique des sociétés postindustrielles et l’absence perçue d’agentivité politique, c’est-à-dire du pouvoir individuel et collectif de la majorité quant aux décisions politiques, ont des conséquences désastreuses. Celles-ci vont de l’élection de M. Trump aux folies meurtrières de xénophobes en passant par les commentaires racistes entendus sur les ondes des radios-poubelles québécoises.
La crise actuelle du capitalisme, caractérisée par la perte d’emploi, la précarité, la désolidarisation du milieu de travail, etc. pousse les gens à chercher des solutions radicales. Désintéressée par le système qui ne fait que reproduire les mêmes problématiques, la population est séduite par les discours populistes et nationalistes particulièrement en l’absence d’un discours de gauche alternatif.
À quoi pourrait ressembler ce discours? L’économiste et ancien ministre grec de la finance Yanis Varoufakisviii soutient qu’il nous faut impérativement instaurer des mécanismes de redistribution des richesses et limiter l’expansion sans fin d’un système qui nous menace, d’un côté par la crise climatique et de l’autre, par la montée du « nationalisme toxique ». Il en demeure que, plus on ignore ces enjeux au profit de rumeurs, de complots et d’anecdotes sensationnalistes, plus on perpétue les violences d’un système qui menace l’avenir de l’humanité.
CRÉDIT PHOTO: Jørgen Håland, Unsplash
i Eli Okun, 27 décembre 2018, « MSNBC ratings top Fox News for first time in 18 years », Politico.
https://www.politico.com/story/2018/12/27/msnbc-fox-cable-ratings-number-one-1075872
ii Brad Adgate, 18 avril 2018, « The Ratings Bump Of Donald Trump », Forbes. https://www.forbes.com/sites/bradadgate/2018/04/18/the-ratings-bump-of-donald-trump/#20ba67597ec1
iii Martin Matishak, 18 Juillet 2018, « What we know about Russia’s election hacking », Politico. https://www.politico.com/story/2018/07/18/russia-election-hacking-trump-putin-698087
iv RT, 1er février 2019, « Russia could ‘flip the off switch’ on US electricity at any time, warns Maddow in new conspiracy », https://www.rt.com/usa/450268-maddow-russia-weather-power/.
v Glen Greenwald, 2 janvier 2019, « Five Weeks After The Guardian’s Viral Blockbuster Assange-Manafort Scoop, No Evidence Has Emerged — Just Stonewalling », The Intercept. https://theintercept.com/2019/01/02/five-weeks-after-the-guardians-viral-blockbuster-assangemanafort-scoop-no-evidence-has-emerged-just-stonewalling/
vi Le terme « Russiagate » est employé pour désigner la théorie d’ingérence russe lors des élections américaines.
vii Carmen Reinicke, 19 juillet 2018, « US income inequality continues to grow », CNBC. https://www.cnbc.com/2018/07/19/income-inequality-continues-to-grow-in-the-united-states.html
viii Tom Embrury-Dennis, 18 octobre 2017, « Capitalism is ending because it has made itself obsolete, former Greek finance minister Yannis Varoufakis says », The Independent. https://www.independent.co.uk/news/world/europe/yannis-varoufakis-capita…
par Maika Sondarjee, Laura Shine | Mai 7, 2019 | Analyses, Societé
Un panel politique dans une émission télévisée du matin. Un article dans une revue grand public. Une table ronde à la radio. Qu’ont en commun ces trois scénarios médiatiques? Les femmes y sont toujours minoritaires, voire absentes. En fait, les femmes représentent en moyenne 29 % des voix entendues comme expertes dans les grands médias canadiens1.
Si la sous-représentation des femmes en politique a mené à un mouvement Twitter intitulé #DéciderEntreHommes, l’absence des femmes comme expertes dans les médias devrait s’intituler #DiscuterEntreHommes. Pourquoi les femmes interviennent-elles moins dans les médias? Qu’en est-il des préoccupations et des idées qui leur sont propres, des travaux et des projets qu’elles mènent? À une époque où l’on compte des femmes dans tous les domaines, parfois même en plus grand nombre que leurs homologues masculins, pourquoi leur voix se fait-elle encore si rare, et quelles sont les conséquences de cette invisibilisation?
Cet article établit d’abord un portrait quantitatif de la situation des femmes dans les médias canadiens. Il détaille ensuite quatre impacts majeurs de cette sous-représentation, soit l’équation entre expertise et masculinité; le sentiment d’imposture que ressentent les expertes; l’absence de perspectives féminines ou féministes sur les sujets traités et les inégalités en termes d’opportunités professionnelles. Enfin, il présente un projet d’envergure en cours de développement, intitulé Femmes Expertes, qui offrira soutien, formation et visibilité aux expertes pour mettre fin aux inégalités de représentation médiatique entre les femmes et les hommes. Nous nous basons sur les données quantitatives disponibles sur le sujet, ainsi que sur une quinzaine d’entrevues réalisées durant l’été 2018 avec des expertes et des journalistes femmes.
Portrait de la situation
Au Canada, 71 % des personnes citées dans les médias sont des hommes, contre seulement 29 % de femmes. C’est le constat affligeant qu’a établi la chercheuse Marika Morris, de l’Université Carleton, lors d’une enquête menée en 2015. Les médias publics font généralement meilleure figure que leurs concurrents privés : en tête de peloton, on retrouve Tout le monde en parle (41 % de femmes), suivi de CBC The Current (40 %), du Toronto Star (34 %), de La Presse (28 %), du Globe and Mail (27 %), du National Post (26 %) et de CTV National News (23 %).
Cette inégalité basée sur le genre a été confirmée au Québec par une étude à plus petite échelle menée à l’hiver 2018 par Véronique Lauzon. Dans une étude sur cinq jours des grands quotidiens québécois (Le Devoir, Le Journal de Montréal et La Presse+), la journaliste de La Presse a découvert que les femmes occupaient la une en photo ou en titre dans seulement un cas sur quatre.2 De plus, parmi les 1500 interlocuteurs, interlocutrices, ou personnes citées comprises dans l’échantillon, seulement entre 22 % et 27 % étaient des femmes, selon le journal. Le Québec ne fait pas meilleure figure que le reste du Canada.
Le portrait au Québec et au Canada est toutefois légèrement plus reluisant qu’en France, où seulement 19 % des expert·es cité·es sont des femmes.3 Les chiffres de l’Observatoire de la parité dans la presse française démontrent également que parmi les 100 personnes les plus médiatisées dans l’Hexagone en 2017, moins de 17 % étaient des femmes.4
Il est intéressant de noter que les hommes canadiens dépassent les femmes canadiennes comme intervenants dans toutes les catégories de travail. Par exemple, 66 % des universitaires cité·es dans les médias sont des hommes, comme 76 % des politicien·nes, 70 % des représentant·es non-élu·es du gouvernement, 52 % des travailleurs et travailleuses d’ONG, 78 % des intervenant·es associé·es à des entreprises privées, 73 % des avocat·es et membres d’autres professions juridiques, 55 % des intervenant·es du milieu de la santé, 66 % des sources dans le monde des médias, 66 % dans les milieux dits « créatifs » et 88 % du personnel policier. Pour celles et ceux qui avancent que les femmes sont simplement moins représentées dans les professions où elles sont moins présentes, notons que les femmes sont toujours sous-représentées, peu importe leur proportion dans les différentes sphères professionnelles.5
La parité est atteinte dans seulement une des catégories analysées par Morris, celle des vox populi, c’est-à-dire lorsqu’un·e journaliste interroge des passants dans un lieu public. La diversité des statistiques dans ces « vox pop » varie grandement selon le ou la journaliste, certain·es maintenant une bonne diversité en termes de genre, de communautés culturelles et d’âge, et d’autres moins.
Une autre catégorie où la parité est presque atteinte est celle des « victimes ou témoins ». Si l’échantillon de Morris est pris dans son ensemble (intervenant·es canadien·nes et internationaux·ales), 47 % des victimes ou témoins cité·es sont des femmes, alors que dans l’échantillon seulement canadien, 44 % sont des femmes. Ici, comme dans le cas des vox populi, ce n’est donc pas l’expertise des femmes qui est mise de l’avant. Au contraire, c’est en tant que victime ou individu passif qu’elles se taillent une place dans les médias, renforçant d’autant les stéréotypes de genre qui minent la présence des femmes dans la sphère publique et menacent leur image d’experte.
Les réseaux sociaux, aujourd’hui d’incontournables plateformes médiatiques, renforcent l’environnement délétère dont sont victimes les femmes. Une étude récente démontre que sur Twitter, la voix des journalistes politiques de sexe féminin est moins entendue, voire marginalisée, par rapport à celle de leurs collègues masculins. Ceux-ci retweetent massivement les gazouillis de leurs homologues masculins mais pas ceux des femmes.6 Plus inquiétant encore, Amnistie internationale a décrié la violence dirigée envers celles qui prennent la parole sur Twitter, qualifiant la twittosphère de « toxique » pour les femmes et condamnant vertement la compagnie pour son inaction en la matière7. Abus psychologiques, menaces de viol et de violences, harcèlement, atteintes à la vie privée – la liste des méfaits est longue et alarmante, au point de faire taire nombre de femmes qui choisissent de quitter la plateforme, renonçant par le fait même à occuper la place qui leur revient dans le (cyber)espace public.
Quels impacts?
La sous-représentation des femmes comme expertes dans les médias a plusieurs impacts sur l’information diffusée, mais aussi sur la carrière des femmes qui sont mises de côté. Afin de mieux cerner le phénomène, nous avons interviewé8 en mai et juin 2018 des journalistes ainsi que des femmes expertes dans leur domaine qui ont déjà une présence médiatique ou qui, au contraire, pourraient partager leur expertise mais n’ont pas encore été appelées à le faire. Ce faisant, nous voulions mieux comprendre certaines des préoccupations et des problèmes qui freinent la participation accrue des femmes en tant qu’expertes dans les médias. En se fondant sur les témoignages de ces femmes, nous avons établi quatre principaux types de conséquences de cette inégalité basée sur le genre : la construction sociale de l’expertise comme un apanage masculin; le renforcement du sentiment d’imposture des femmes; l’absence de perspectives féminines ou féministes sur les sujets traités; et l’inégalité d’accès à des opportunités professionnelles.
Premièrement, il existe un cercle vicieux entre la préférence des journalistes pour les intervenants hommes et le fait que l’expertise masculine soit plus valorisée que celle des femmes. Isabelle Fradin, consultante dans le milieu bancaire montréalais, œuvre dans un milieu qui emploie énormément de femmes, mais dont très peu se taillent une place aux échelons élevés de la direction. Mme Fradin raconte qu’elle est sans cesse confrontée à des clients qui prêtent peu attention à ses idées et se tournent plutôt vers des collègues masculins plus âgés qui sont pourtant parfois moins compétents, selon elle. Les récits de nos intervenantes laissent croire que ce genre de phénomène est observable dans plusieurs milieux. Tant sur les lieux de travail que dans les médias, l’expertise féminine demeure souvent dans l’ombre de celle des hommes. Mme Fradin affirme qu’elle répondrait volontiers à des demandes d’entrevues et qu’elle aimerait partager ses connaissances, mais que l’opportunité de le faire ne lui a jamais été offerte. L’omniprésence des voix masculines nous prive ainsi de perspectives nouvelles, diversifiées et plus représentatives.
De plus, moins il y a de femmes représentées comme expertes dans la sphère publique, moins leur expertise est valorisée. Les médias jouent donc un rôle central dans la définition du rôle d’experte, croit la journaliste indépendante et chercheuse en sociologie Raphaëlle Corbeil. En priorisant certaines voix au détriment d’autres, explique-t-elle, les médias orientent la teneur du discours dans l’espace public, mais tracent aussi les contours de l’expert-type, le plus souvent un homme blanc cis. Ainsi tourne la roue : si, dans l’imaginaire collectif, l’expertise est associée à la masculinité, la parole sera davantage offerte à ceux qui correspondent au portrait qu’on se fait d’un expert. Les femmes demeureront invisibilisées et seront moins souvent prises au sérieux.
Deuxièmement, le sentiment d’imposture, ou « l’auto-censure »9 est souvent mentionné par les femmes de notre échantillon. Ce sentiment se trouverait renforcé par la rareté des expertes pouvant servir de modèle dans les médias. De ce fait, pour nos intervenantes, la délimitation de l’expertise constitue souvent un frein majeur à leur participation médiatique. Pascale Cornut St-Pierre, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, admet qu’elle s’abstient de répondre à l’affirmative à une demande d’entrevue si elle ne maîtrise pas à la perfection le sujet abordé, craignant d’être prise au dépourvu et affirmant que « la préparation pour une telle entrevue demanderait trop de travail (et de stress !), en échange de peu de gratification ». Pourtant, comme le soulignent les journalistes et les expertes que nous avons interrogées, lorsqu’elles observent leurs collègues masculins, elles remarquent que les hommes hésitent moins souvent à s’aventurer en dehors de leur strict champ d’expertise.
Selon Camille Robert, auteure du livre Toutes les femmes sont d’abord ménagères, « certains hommes sentent qu’ils sont assez compétents pour parler de n’importe quel sujet et vont plus rarement refuser une invitation, même s’ils ne sont pas qualifiés pour en parler, ou qu’une femme aurait plus à dire ». Pour l’historienne, il s’agit d’une des raisons qui crée un déséquilibre dans l’espace médiatique. Il faudrait donc agir à deux niveaux: que les médias diversifient davantage leurs invitations, mais aussi que certains hommes apprennent à dire non ou à référer à des femmes lorsque la demande ne correspond pas à leur champ de spécialisation.
Marianne Di Croce, candidate au doctorat en philosophie et professeure au cégep de Saint-Jérôme, raconte qu’un de ses bons amis et professeur en philosophie -appelons le Michel- accepte toujours les demandes d’entrevues, même celles qui ne sont pas en lien direct avec son expertise. De fil en aiguille, les demandes se sont multipliées pour Michel, alors que Mme Di Croce refusait souvent sous prétexte qu’elle n’avait pas les connaissances nécessaires pour se prononcer. En constatant que son expertise n’était pas valorisée autant que celle de Michel, elle a un jour adopté comme devise « que répondrait Michel ? » et s’est mise à accorder davantage d’entrevues. Évidemment, cela n’implique pas de prendre la parole sur tous les sujets, mais bien de s’accorder une plus grande confiance en tant qu’experte. La responsabilité revient également aux journalistes, qui doivent redoubler d’efforts afin de trouver une femme pouvant répondre à leurs questions.
Toujours à propos du syndrome de l’imposture, il y a plusieurs années, Mme Demers (nom fictif) a participé à une série documentaire télévisée qui suivait ses débuts professionnels. À l’époque, son manque d’expérience la faisait parfois douter, et le portrait qu’a fait l’émission d’une jeune femme enthousiaste mais anxieuse sonnait juste. Or, elle regrette aujourd’hui d’avoir exprimé aussi candidement ses sentiments devant la caméra et d’avoir avoué souffrir du fameux syndrome de l’imposture. Cette image la suit toujours dans sa carrière, auprès de clients qui se souviennent l’avoir connue au petit écran. Elle sent que ce portrait mine parfois sa crédibilité et l’image d’experte qu’elle doit projeter pour maintenir leur confiance. Elle se demande si un homme aurait accepté d’être ainsi dépeint, et si, le cas échéant, ses aveux auraient été perçus de la même façon.
Troisièmement, lorsque les femmes manquent à l’appel dans l’espace médiatique, ce sont leur savoir, mais aussi leurs priorités et leurs perspectives, qui sont moins prises en compte. Raphaëlle Corbeil insiste sur l’importance de la connaissance expérientielle : les femmes sont les mieux placées pour parler de leur propre expérience et des enjeux qui les affectent directement. Si leur voix n’est pas entendue, ou si leur expérience n’est pas considérée comme une parole légitime, ces réalités risquent d’être passées sous silence.
La promotion des voix des femmes comme expertes dans les médias a donc certainement un objectif de représentation : celui de combler le manque de représentativité statistique et de corriger une inégalité de genre. Mais plus encore, promouvoir la voix des femmes vise également à faire entendre des points de vue sur l’actualité découlant d’une socialisation féminine ou d’un point de vue féministe. Par exemple, certaines femmes pourraient avoir une compréhension plus profonde des systèmes d’oppression spécifiques aux femmes (le patriarcat), et ainsi proposer une vision différente de sujets tels que, par exemple, la privatisation des services de santé, le conflit au Myanmar ou les positions dites féministes du premier ministre canadien.
Pour Louise Hénault-Éthier, chef des projets scientifiques à la fondation David Suzuki, la voix des femmes et leur approche pédagogique sont aussi qualitativement différentes. Il est donc crucial de leur tailler une place comme expertes médiatiques, en particulier dans les champs de spécialisation où elles sont traditionnellement moins nombreuses, comme ceux des sciences et des technologies. L’ajout de femmes scientifiques expertes dans les médias augmenterait la visibilité des femmes dans ces domaines et pourrait potentiellement promouvoir ces professions pour les jeunes filles. Toutefois, même si le problème est particulièrement criant dans ces sphères, rappelons que les femmes sont moins représentées dans les médias même dans les domaines où elles sont à parité avec les hommes.
Le dernier impact de cette inégalité de représentation vient du fait que dans le milieu de la recherche, une grande importance est aujourd’hui accordée à la vulgarisation et à la transmission des connaissances à un public plus vaste. Le financement y est souvent lié, notamment par des organismes subventionnaires comme le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), les bourses universitaires et les subventions privées ou gouvernementales. Une moins grande présence publique et médiatique peut donc mettre en péril les travaux et les subventions aux chercheur·euses. En dehors des murs de l’université, le poids médiatique ouvre aussi la voie à des opportunités importantes ou à de la visibilité publique. Pour les entrepreneures et les professionnelles, une moins grande visibilité peut ainsi avoir des répercussions financières ou hiérarchiques non négligeables.
Quelles solutions?
Les solutions se trouvent à plusieurs niveaux. Pour Mme Demers, la formation devrait débuter dès l’école, où l’on devrait enseigner aux adolescentes à trouver et à faire entendre leur voix. Mme Fradin mentionne l’importance de bénéficier du soutien et de l’entraide d’autres expertes qui, comme elle, souhaitent occuper une plus grande place dans l’espace public. Les journalistes mentionnent plutôt des aspects de nature logistique, comme avoir accès aux coordonnées de femmes expertes qui acceptent de répondre à des entrevues. De manière générale, les hommes se portent plus souvent volontaires, et les intervenants déjà connus ont plus de chance d’être de nouveau sollicités. Lorsque les délais de rédaction sont contraignants, il est souvent tentant d’adopter la voie de la facilité plutôt que de fournir des efforts soutenus pour trouver une femme, et qui plus est pour la convaincre de se prêter au jeu.
Dans cette optique, nous développons présentement le projet Femmes Expertes afin de faire entendre la voix des expertes francophones partout au pays. Femmes Expertes sera le bras francophone de l’initiative Informed Opinions, qui oeuvre depuis 2010 à abattre les barrières à la parité dans le Canada anglais. Son répertoire d’expertes destiné aux journalistes compte actuellement plus de 600 femmes de tous les domaines. Femmes Expertes regroupera pour sa part des femmes spécialistes de langue française afin que les journalistes puissent d’un seul clic trouver une intervenante pour répondre à leurs questions. En offrant soutien, formation et visibilité aux femmes, nous visons la parité dans les médias d’ici 2025.
Notre projet s’inscrit dans une mouvance internationale, aux côtés notamment du projet français Expertes France créé en 2012 par Marie-Françoise Colombani et Chekeba Hachemi et qui regroupe dans son bottin plus de 1000 femmes expertes disponibles pour des entrevues.10 Le projet s’est internationalisé en 2017 sous la bannière Expertes Francophonie11, et compte depuis 2018 des partenaires en Algérie12 et en Tunisie13.
L’approche spécifique à Femmes Expertes s’articule selon 3 axes directeurs :
1. Se montrer sensible à la diversité des voix exprimées. Ceci implique de la part des journalistes de porter une attention active à la diversité des intervenant·es, en termes de genre, d’âge, de milieu, d’origine ethnique, etc. De concert avec les médias, Femmes Expertes cultive cette prise de conscience et fournit des outils tels qu’un répertoire d’expertes afin de simplifier le travail des journalistes.
2. Insister sur l’importance du point de vue féminin ou féministe. Nos recherches démontrent que les femmes hésitent souvent à partager leur point de vue. Plusieurs facteurs sont en jeu. La question « Suis-je la meilleure personne? » est sur toutes les lèvres. Certaines craignent aussi la rétroaction négative dont tant de femmes font l’objet lorsqu’elles prennent ouvertement la parole. Nous faisons valoir l’importance cruciale d’une prise de parole équitable pour la qualité de l’information, tant auprès des femmes que des médias.
3. Favoriser une coopération efficace entre les médias et les expertes. Plusieurs de nos intervenantes, notamment Mmes Fradin, Cornut St-Pierre et Hénault-Éthier, ont souligné l’apparente difficulté de rendre leurs idées compatibles avec le format journalistique, souvent court et ponctué de phrases percutantes. D’autres sont mal à l’aise avec le rapport de force qui peut s’établir entre les intervieweurs et les intervenantes. Nous travaillons à démystifier la prise de parole médiatique afin que les femmes se sentent plus valorisées comme expertes.
Ces priorités sont abordées à l’aide de trois principaux outils. Le premier est un registre de femmes expertes visant à faciliter les recherches des journalistes. Nous invitons d’ailleurs les lectrices expertes dans leur domaine, tant dans les milieux académiques que professionnels, à nous soumettre leurs informations afin de les ajouter au registre. En s’inscrivant à ce répertoire, les membres peuvent elles-mêmes tracer les contours de leur champ d’expertise et proposer des sujets de discussion. Nous faisons la promotion des expertes dans les réseaux sociaux et les encourageons à faire de même, ce qui accroît leur visibilité et leur poids médiatique.
En second lieu, de la recherche sur le terrain, de la mobilisation et un plaidoyer sont employés pour sensibiliser les journalistes et le grand public à la question de la parité, et pour exiger une meilleure représentation des voix de femmes. Nous encourageons notamment les entreprises, les organisations et les départements universitaires à offrir des aménagements (en termes d’horaires ou de conditions de travail, par exemple) afin d’encourager les femmes qui le souhaitent à consacrer plus de temps à leur présence publique.
En troisième lieu, Femmes Expertes offrira dès cette année des formations aux femmes qui souhaitent s’engager dans l’espace public avec plus de confiance, tant à l’écrit qu’en entrevue orale. Nos formations aideront les expertes à apprivoiser le format médiatique pour transmettre leurs idées de manière plus efficace, concise et percutante. Nous organiserons également des rencontres de pair à pair où expertes et journalistes pourront partager leur expérience et démystifier la prise de parole publique.
Conclusion
Pour faire entendre leurs préoccupations et leurs idées et occuper la place qui leur revient dans l’espace social, il est essentiel que les femmes soient mieux représentées dans les médias. Valorisation de l’expertise féminine, renforcement du sentiment de compétence et de la confiance en soi, perspectives féministes sur les enjeux sociaux et opportunités sociales et professionnelles : voilà quelques-uns des avantages associés à la participation accrue des femmes comme expertes dans les médias. Il ne s’agit pas d’exiger des femmes qu’elles travaillent plus fort afin de promouvoir leur voix, et ce, en adoptant des traits de personnalité historiquement masculins. Au contraire, il s’agit de changer notre conception sociale de l’expertise et de travailler à tous les niveaux afin changer la structure à la base de cette inégalité. En offrant soutien aux journalistes, formation aux expertes et plaidoyer, Femmes Expertes encourage les femmes à faire entendre leur voix et leur propose des outils pour mieux y parvenir, mais tente surtout de changer l’association trop commune entre expertise et masculinité.
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Si vous êtes une experte dans votre domaine ou une journaliste qui a à cœur l’égalité hommes-femmes, nous vous invitons dès aujourd’hui à prendre contact avec nous. Ensemble, nous pouvons cesser de #DiscuterEntreHommes.
http://femmesexpertes.org/
Twitter: @FExpertes
Facebook: Femmes Expertes Canada
CRÉDIT PHOTO: Tumisu, Pixabay
1 À moins d’indication contraire, les données utilisées dans cet article proviennent d’une recherche effectuée en 2015 par Marika Morris de l’École d’études canadiennes de l’Université Carleton, pour le compte de l’initiative Informed Opinions. Morris a examiné 1467 articles de sept programmes ou médias canadiens à grande audience, précisément les sections « Nouvelles » accessibles en ligne du Globe and Mail, Toronto Star, National Post, La Presse, CTV National News, CBC The Current et ICI Tout le monde en parle. La collecte de données s’est faite sur trois périodes entre octobre et décembre 2015, pour un total d’environ 15 jours de données. Les personnes transgenres ont été codées selon le genre avec lequel ils ou elles se présentaient.
2 Véronique Lauzon, 23 avril 2018, « Femmes dans les médias: les voix négligées », La Presse+, Montréal. www.lapresse.ca/arts/medias/201804/23/01-5162088-femmes-dans-les-medias-…
3 « Le projet », Expertes France, expertes.fr/le-projet/
4 Observatoire de la parité dans les médias français, 2017, « Quelle place pour les femmes en 2017? », PressEdd. www.datapressepremium.com/rmdiff/2008572/Observatoire-Pressedd-de-la-par…
5 Les données relatives au travail utilisent les définitions et les chiffres de Statistiques Canada, 2011.
6 Nikki Usher, Jesse Holcomb, et Justin Littman, 2018, « Twitter Makes It Worse: Political Journalists, Gendered Echo Chambers, and the Amplification of Gender Bias », The International Journal of Press/Politics. doi.org/10.1177/1940161218781254
7 Amnesty International, 2018, « A Toxic Place for Women », Toxic Twitter – A Toxic Place for Women, consulté le 5 août 2018. www.amnesty.org/en/latest/research/2018/03/online-violence-against-women…
8 Les femmes ont été interrogées par courriel ou par téléphone.
9 Annabelle Laurent, 8 juin 2015, « EXCLUSIF: « Les Expertes « , le site qui veut augmenter la visibilité des femmes dans les médias », 20 minutes Média, Paris. www.20minutes.fr/medias/1625111-20150608-exclusif-expertes-site-veut-aug…
10 « Le projet », Expertes France, expertes.fr/le-projet/
11 Expertes Francophonie, expertesfrancophones.org/
12 Expertes Algéries, expertes-algerie.com/
13 Expertes Tunisie, expertes-tunisie.com/
par Rédaction | Fév 1, 2019 | Analyses, International
Par Théophile Vareille
« Yémen, la guerre oubliée » (1). « Yémen, la guerre occultée » (2). Voilà deux titres comme l’on en rencontre souvent aujourd’hui dans la presse, sans s’interroger pour autant sur le pourquoi de cette invisibilité médiatique. Plusieurs concepts permettent pourtant d’expliquer les disparités de la couverture de l’actualité internationale par les médias occidentaux.
La mort kilométrique en est un (3). Ce concept provenant de la loi de proximité, entré à l’école de journalisme il y a une quinzaine d’années, stipule que plus une actualité meurtrière se déroule près du public, plus son intérêt pour cette nouvelle augmente. Mais ce concept à lui seul ne suffit pas à expliquer pourquoi la couverture d’une seule région, le Moyen-Orient, est déséquilibrée. Pourquoi, par exemple, le Yémen reçoit moins que la Syrie? Pourquoi, à l’intérieur même de ces pays, certains enjeux sont mis en avant ou délaissés par nos médias? À force d’être une « guerre oubliée » à la une de nos journaux, la guerre au Yémen n’en est plus une. Néanmoins, que dire de la Libye, retombée dans l’anonymat après un pic d’attention de la communauté internationale début 2011? Pour expliquer ces disparités, nous nous intéresserons aux conditions de travail des journalistes dans ces territoires en guerre ou instables.
L’intérêt que le public québécois porte à la Syrie, au Yémen et à la Libye a grandement évolué ces six dernières années, comme l’illustre le nombre de recherches effectuées sur Google au sujet de ces trois États.
En Syrie, depuis l’ouverture du conflit courant datant de 2011, on dénombre 207 000 morts civiles (4), plus de six millions de déplacé·e·s internes (5), cinq millions de réfugié·e·s (6), et une fluctuation de l’attention publique. Aujourd’hui, la Syrie est le théâtre d’un conflit larvé, auquel prennent part des forces kurdes, des rebelles, des milices irakiennes, une armée syrienne, le Hezbollah, l’État islamique, le Hetech (ex-Front al-Nosra), et ce, sous les bombes françaises, américaines et russes. Au Québec, Google nous informe que c’est en août et septembre 2013, octobre et novembre 2015, et en avril 2017, que le public s’est le plus intéressé à la Syrie (7).
En Libye, les émeutes débutent en février 2011 et se propagent très rapidement à travers le pays. Benghazi, deuxième ville en importance au pays, tombe aux mains des insurgé·e·s le 21 février et devient le siège du Conseil national de transition (CNT), qui a pour rôle d’« exercer le pouvoir lâché par Kadhafi pour mettre en place la démocratie (8) ». Le 10 mars de la même année, la France reconnaît le CNT comme gouvernement officiel de la Libye et enclenche une intervention militaire aéronavale de l’ONU le 19 mars. Mouammar Kadhafi est capturé et tué par des rebelles à la fin octobre, et quelques jours après, le 23 octobre 2011, Moustapha Abdel Jalil, président du CNT, proclame la libération de la Libye et la fin de la guerre civile. Moustapha Abdel Jalil passe le relais après 10 mois, et succèdent au CNT un Congrès national général, une Chambre des représentants, et un parlement libyen. La Libye est un État failli, coupé en deux entre le gouvernement national de Fayez el-Sarraj basé à Tripoli et reconnu par l’ONU et le gouvernement de Tobrouk, soutenu par le général Haftar, contrôlant le sud et l’est du pays. Les tribus touaregs contrôlent une partie de l’ouest libyen, alors que des milices locales restent à la tête de poches de territoires. Une situation confuse et qui indiffère l’opinion publique. Après un premier pic d’attention en mars 2011, et un regain d’intérêt entre août et octobre de la même année, la Libye est oubliée des internautes québécois·es depuis maintenant 6 ans (9).
Au Yémen, l’actualité qui nous intéresse est plus récente. Le printemps arabe s’y manifeste début 2011 : une révolution déloge Ali Abdallah Saleh, alors président depuis 22 ans. Abd Rabbo Mansour Hadi est élu et lui succède ainsi, mais démissionne deux ans plus tard, alors que le mouvement chiite houthiste envahit le palais présidentiel. En mars 2015, l’Arabie saoudite constitue une coalition sunnite et entame le bombardement de positions tenues par les rebelles houthis et leurs allié·e·s pro-Saleh. Le Yémen est aujourd’hui divisé en trois, l’ouest étant aux mains des Houthis et des pro-Saleh, le reste sous contrôle des forces loyales pro-Hadi, mis à part un large corridor sous la mainmise d’Al-Qaïda dans le Centre-Est, allant de la frontière saoudienne au Golfe d’Aden (10). État failli, le Yémen? Il en prendrait le chemin (11). Google, toujours, nous fait savoir que les Québécois·es ont connu deux pics d’intérêt pour le Yémen : en février 2011, et entre janvier et mars 2015 (12).
Pour ce qui est de l’attention publique, nous nous exprimons en termes relatifs, car la Syrie monopolise l’attention depuis novembre 2011, faisant de manière continue l’objet de plus de recherches Google que la Libye ou le Yémen (13).
Un coup d’œil au nombre d’articles publiés au Québec sur ces sujets laisse paraître que les médias écrits semblent suivre ces tendances (14). Notre base de données (Factiva) n’incluant pas tous les titres québécois, les chiffres à suivre ne servent qu’à donner un ordre de grandeur. Entre le 1er janvier 2011 et le 1er septembre dernier, 1800 articles mentionnant la Syrie sont dénombrés, avec deux légers pics pour les périodes 2012-2013 et 2015-2016; 697 pour la Libye avec 356 articles en 2011 et moins de 100 par année depuis; 231 pour le Yémen avec deux pics, en 2011 et 2017. À attention publique inégale donc, couverture médiatique inégale. Et l’on pourrait toujours descendre d’échelle, à l’intérieur de chacun de ces pays, et trouver des situations faisant l’objet de traitements médiatiques inéquitables.
Avant de s’attaquer aux questions qui nous intéressent, évacuons celles que nous ne pourrons pas traiter ici. Quels facteurs amènent l’opinion publique ou la presse à s’intéresser à un sujet? Qui de l’opinion publique ou de la presse influence l’autre?
Une explication que nous ne pourrons pas développer est celle des intérêts étatiques, par exemple. Le Yémen recevrait ainsi moins d’attention médiatique car ce ne serait pas dans l’intérêt de la Grande-Bretagne, de la France ou de l’Allemagne. Ces États vendent à l’Arabie saoudite des armes pour mener son effort de guerre au Yémen. Ils préfèrent donc voir dans les journaux les défaites de l’État islamique en Irak plutôt que le désastre humanitaire yéménite (15).
Cette thèse géopolitique est intéressante, mais reste trop distante de la réalité du terrain, soit la réalité économique du journalisme. C’est sur cet aspect que nous allons nous focaliser. Observer les coulisses du métier de reporter et des pratiques des médias occidentaux dans ces zones instables du Moyen-Orient nous permet de mieux comprendre quel accès, direct ou indirect, ont nos médias à ces territoires. Ainsi, nous pouvons mettre en contexte l’état de la couverture internationale de la région dans nos médias, et nous interroger sur ses évolutions à venir.
Réalité du terrain, risques et dangers
La mort de deux reporters français et de leur « fixeur » (16) syrien en juillet dernier, à la suite d’un reportage en Irak, à Mossoul, rappelle à la profession journalistique les dangers de s’aventurer en zone de conflit. Le statut de journaliste ne protège pas. On y exerce son métier dans un état de vigilance constante, puisqu’on peut être pris·e pour cible comme le serait un·e combattant·e (17). Reporters sans frontières rappelle que 26 journalistes ont été tué·e·s en Irak depuis 2014, que « 80 journalistes sont tué[·e·]s chaque année dans l’exercice de leur fonction », que « certain[·e·]s sont sciemment visé[·e·]s (18) ». Agnès Gruda, dans une chronique pour La Presse, rappelle qu’avec les réseaux sociaux, les États et groupes non étatiques ont les moyens de passer outre les médias traditionnels pour se faire entendre, mais « peuvent utiliser les journalistes capturé[·e·]s sur le terrain pour semer la terreur » ou peuvent simplement « les faire taire » (19).
La ou le journaliste, journaliste étranger ou étrangère, correspondant·e ou envoyé·e spécial·e, a ici valeur en tant qu’otage. La journaliste étrangère ou le journaliste étranger, car un·e journaliste local·e n’aura peut-être pas un État susceptible de payer sa rançon et d’entreprendre de la ou le libérer. Cela peut dissuader des rédactions étrangères d’engager des journalistes locales ou locaux.
Finis les jours où « un signe « presse » blasonné sur un gilet pare-balles dissuadait les balles ciblées », quand « Talibans et Hezbollah n’aimaient peut-être pas les journalistes [occidentales et] occidentaux, mais leur donnaient tout de même des entrevues et organisaient des conférences de presse », écrit Alexis Sobel Fitts dans le Columbia Journalism Review (20). Pour ces groupes, « garder les journalistes en sécurité était crucial pour s’assurer qu’[elles et] ils continuent à venir ». Aujourd’hui, ils ne dépendent plus des médias pour leurs communications.
L’équation a donc changé, comme le confirme le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), qui a, en avril passé, publié un texte de Rukmini Callimachi au titre explicite : « Être une cible (21) ». ll y raconte son quotidien de journaliste en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient, lequel est devenu de plus en plus difficile et dangereux, année après année.
Voilà une première barrière à l’information : la mort, le risque, la peur qui sauvera la vie des journalistes mais les dissuadera d’aller plus loin.
Contexte économique et précarité
La parution d’un texte écrit en juillet 2013 par Francesca Borri, une pigiste italienne travaillant en Syrie, provoque un tollé international. Elle y décrit un quotidien à tenter le sort pour des articles rémunérés 70 $ la pièce, dans un contexte de compétition entre journalistes indépendant·e·s, pour être la première ou le premier sur place, pour être la ou le plus proche du danger et des combats.
La mort du journaliste américain James Foley, en août 2014, relance les débats et résulte en un changement d’attitudes et de pratiques. Comme en fait état Marc Laurendeau dans son essai Le journalisme international en bouleversement (22), « quelques semaines avant son enlèvement en Syrie, James Foley expliquait en entrevue au magazine Newsweek les règles du journalisme très compétitif qu’il pratiquait : « Vas-y plus tôt, reste plus longtemps, va plus proche »(Go in sooner, stay longer, go closer) », qui aurait remplacé le « Sois rapide, sois le premier, fais le bien » (Get it fast, get it first, get it right) de Walter Cronkite, célèbre journaliste qui s’est fait connaître, notamment, en dévoilant les réalités de la guerre du Vietnam.
Lois du marché et précarité économique poussent le ou la pigiste à prendre des risques, à ne pas s’acheter d’assurance ou à emprunter les transports en commun. Ainsi, explique Marc Laurendeau, James Foley, « pour des raisons financières[,] en était venu à tourner les coins ronds (23) ». Enlevé en Syrie en novembre 2012, sa mort est confirmée le 19 août 2014 lorsque l’État islamique publie une vidéo montrant son corps décapité. GlobalPost, le site d’information internationale pour lequel travaillait James Foley, a depuis remplacé en partie ses pigistes par 13 postes de correspondant·e·s. D’autres journaux n’achètent que des articles écrits par des pigistes doté·e·s d’une assurance, ou n’achètent tout simplement plus d’articles provenant de Syrie.
Sans moyen d’avoir un·e correspondant·e sur place, ou d’assurer la sécurité d’un·e envoyé·e spécial·e ou journaliste indépendant·e, de grands journaux d’informations, comme La Presse, s’en remettent à la couverture du Moyen-Orient et de la Libye que font les agences de presse. Ainsi, la quasi-totalité des articles de la rubrique Moyen-Orient du quotidien sont rédigés par Agence France-Presse ou Associated Press (24).
Possible imbroglio moral
Quand il est difficile pour des médias occidentaux d’accéder à ces zones de conflits, il leur devient encore plus difficile de réaliser une couverture équitable de la situation. Entre zone gouvernementale ou d’opposition, l’équilibre est dur à maintenir, et pose de complexes problèmes moraux. La zone d’opposition syrienne, très dangereuse, on l’a vu, est notamment délaissée par les médias télévisuels français depuis 2013. Un média dépend alors du régime, celui de Bachar el-Assad ici, pour lui ouvrir ses portes. Des portes qui ne s’ouvrent qu’à certains, de manière apparemment aléatoire, mais dépendant souvent des positions du ou de la journaliste vis-à-vis du conflit syrien, et d’une actualité que le régime voudrait taire ou rendre publique. Comment alors ne pas servir d’outil de communication au régime? Comment faire lorsqu’on couvre un conflit sous la protection de forces armées prenant part au combat, qu’elles soient kurdes, russes ou syriennes?
Il faut toujours remettre l’image, l’information, dans son contexte. Pour que le public comprenne que la ou le journaliste évolue parfois dans un environnement contrôlé par une entité politique, sous la contrainte. Ainsi, chaque article, chaque reportage, doit être accompagné d’un contour, un paratexte, qui le contextualise et permet au public d’en faire un jugement indépendant. Ici, la transparence est de mise.
Un·e journaliste, de plus, ne pourra peut-être pas couvrir les différents partis engagés. À Damas, tout·e journaliste s’étant rendu·e en « territoire terroriste », tel que sont dénommés par le régime les territoires rebelles, est persona non grata en zone gouvernementale, explique Omar Ouahmane, correspondant de Radio France à Beyrouth (25). La ou le journaliste risque alors de se retrouver coincé·e entre deux camps menant une « guerre de propagande », comme l’affirme Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro. Une affirmation qu’appuie Benoît Huet, dans sa tribune « Syrie, un nouveau journalisme de guerre », parue en septembre 2015 dans Libération : « Cette guerre est aussi une guerre de l’information et son issue dépend de la lecture qu’en font les puissances régionales et les démocraties d’opinions occidentales (26). »
Une guerre à laquelle un média indépendant peut être accusé de prendre part. Georges Malbrunot a, en septembre 2013, pu s’entretenir avec Bachar el-Assad à Damas, pour une entrevue retranscrite dans les pages du Figaro (27). El-Assad y mettait en garde la France, évoquant des « répercussions, négatives bien entendu, sur les intérêts de la France » tant que celle-ci restera « hostile » au régime. François Hollande, président de la République, avait répondu en critiquant le Figaro pour avoir donné la parole à un autocrate (28).
Jean-Pierre Perrin, grand reporter à Libération, sur la liste noire à Damas, rappelle que la couverture d’une actualité, d’un groupe ou d’une cause, n’est pas égale à un soutien. Omar Ouahmane, lui, remarque que si l’on ne parlait qu’à des gens « fréquentables », il ne resterait plus grand monde. « Il faut aller voir et aller voir en face », affirme Claude Guibale, grande reporter à France Inter et auteure d’Islamistan, ouvrage-enquête sur les multiples « visages du radicalisme ». Il faut chercher à comprendre l’« incompréhensible », aller partout, interroger tous et toutes (29).
Des nouvelles formes de journalisme international
Marc Laurendeau nous explique que le New York Times et le Washington Post ont contourné les problématiques que sont les difficultés d’accéder au terrain et les risques de récupération politique. Ces journaux ont recours à un nouveau type de journalisme international : Un journalisme à distance, effectué depuis les États-Unis, et qui se nourrit de YouTube, des réseaux sociaux, d’Internet, pour rendre compte d’une actualité à l’autre bout du monde. C’était le cas du blogue Open Source hébergé par le New York Times et animé par le journaliste Robert Mackey. Aujourd’hui, France 24 s’essaye avec Les Observateurs à ce type de journalisme participatif, en couvrant « l’actualité internationale au travers des témoignages directs d’ »Observateurs » [et d’observatrices], c’est-à-dire de [celles et] ceux qui sont au cœur des événements ». Quatre versions des Observateurs existent par ailleurs en ligne, en français, anglais, persan, et arabe (30).
Ce sont ainsi de nouvelles méthodes qui voient le jour, le ou la journaliste occidental·e s’appuyant sur des sources primaires qu’il ou elle collecte par le biais d’internet.
Pour se défaire du dilemme d’un reportage accompagné par les forces armées, s’accommoder de la réalité de zones dangereuses et difficilement accessibles, et réaliser une couverture du Moyen-Orient plus équilibrée, la solution reste encore de se déposséder de l’actualité internationale. Il s’agit, pour les journalistes occidentaux et occidentales, d’entrer dans une vraie relation de collaboration avec des journalistes et des sources locales. Non pas une relation de dépendance, comme peut en être accusé l’AFP vis-à-vis de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, basé à Londres, mais une relation constructive, qui va au-delà de la collecte d’information en ligne.
De larges réseaux Skype se sont par exemple développés, mettant en contact des personnes de la région avec des journalistes à l’étranger. En Syrie, Hwaida Saad, journaliste libanaise travaillant au bureau de Beyrouth du New York Times, est en contact quotidien avec des centaines de combattant·e·s, rebelles, activistes, fonctionnaires, et soldat·e·s syrien·ne·s (31). De son côté, Marine Pradel, journaliste indépendante basée à Beyrouth, explique que la BBC, elle, a recours à un « réseau de stringers (des caméramans [pigistes] syrien[·ne·]s) à qui elle achète de la vidéo (32) ». Ceci avec précaution néanmoins, car ces pigistes sont autant des « médias activistes », souvent engagé·e·s dans l’opposition, que des journalistes indépendant·e·s. C’est pourquoi l’Agence France-Presse « forme depuis début 2013 des journalistes syrien[·ne·]s aux standards d’objectivité et de déontologie », continue Marine Pradel. « Ces journalistes sont aujourd’hui pigistes de l’AFP et font remonter l’information depuis toutes les provinces syriennes, qu’elles soient contrôlées par le régime ou par l’opposition. »
Il faut rester sur ses gardes face à une vision des choses selon laquelle la ou le journaliste étranger·ère inculque aux journalistes locaux·ales les pratiques du journalisme professionnel. C’est vrai, comme l’écrit Benoît Huet, que « le défi est immense, car le journalisme est un métier, et il est essentiel que [celles et] ceux qui rapportent l’information depuis le terrain soient sensibilisé[·e·]s aux enjeux de la déontologie journalistique, à la protection des sources, et à la nécessité de présenter ce qui relève de l’opinion et du fait (33) ». Dans un pays sous dictature comme la Syrie, après des décennies de répression des libertés individuelles, il y a une nouvelle culture journalistique à bâtir. En 2010, la Syrie était classée 173e sur 178 pays au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (34).
Nouveaux journalismes citoyens
Toutefois, ces journalistes citoyen·ne·s rapportent autant, si ce n’est avant tout, l’information pour un public syrien qu’international. Personne ne peut leur imposer une vision du journalisme. Ni poser sur ces efforts de renouveau médiatique un regard trop occidentaliste. La relation entre média occidental et journalisme citoyen syrien doit être horizontale, non verticale. Une collaboration équitable peut rééquilibrer la couverture de la région par la presse internationale. En Syrie, par exemple, une bien trop grande importance est accordée à l’État islamique par rapport au Hetech (ex-Front al-Nostra). Par contre, elle n’évacue en rien le danger pour le ou la journaliste local·e, qu’elle ou qu’il soit professionnel·le ou citoyen·ne. Si la ou le journaliste local·e peut se passer de fixeur ou de fixeuse et passer plus inaperçu·e, être plus difficile à identifier que la ou le journaliste étranger·ère, elle ou il encourt sûrement encore plus de risques. Elle ou il est déjà chez soi et n’a nulle part où fuir, et son gouvernement ne l’aidera d’aucune manière.
L’État islamique, rapporte Marine Pradel, mettait en scène, en juin 2016, l’exécution de « cinq journalistes citoyen[·ne·]s basé[·e·]s à Deir ez-Zor (35) » dans l’est de la Syrie. Une vidéo, intitulée « Inspirations de Satan », montre deux de ces journalistes, Sami Joudat Rabah et Mustafa Hassa, se faire tuer par leurs instruments de travail, un ordinateur et une caméra, sur lesquels sont fixés deux bombes, qui explosent et les tuent. « Faire mourir les journalistes par et pour leur activité journalistique : le message est clair », écrit Marine Pradel.
Ces journalistes travaillent comme sources tant pour des médias syriens en exil, à la frontière turque, que pour des associations et des médias internationaux. Elles et ils, explique Benoît Huet, « font vivre le conflit de l’intérieur avec des textes mais aussi des photographies, des enregistrements sonores, et des vidéos, présentant une palette diversifiée de points de vue (36) ».
Toutefois, alors que le journalisme citoyen fait aujourd’hui parler, la remise en question du cybermilitantisme, une pratique très médiatisée durant le printemps arabe, nous appelle à la précaution. La « révolution 2.0 », ou l’important rôle attribué aux réseaux sociaux dans l’effort révolutionnaire, ne convainc pas tout le monde. Mathilde Rouxel, dans un article sur le site Les clés du Moyen-Orient, l’apparente « à un recodage de la mémoire, à une réécriture de l’histoire qui correspond à une vision et une perception très occidentale du monde arabe (38) ». L’idée qu’on se fait du rôle de la presse dans une démocratie occidentale n’est probablement pas la même au Moyen-Orient. Il est ainsi délicat de qualifier ces nouvelles formes de journalisme citoyen, précaire et en évolution.
Dans ce contexte instable, les nombreuses webradios citoyennes qui apparaissent en Syrie font couler beaucoup d’encre dans les cercles universitaires européens. Enrico De Angelis, chercheur au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales du Caire, étudie les médias et leur évolution dans le monde arabe. Il explique que ces webradios résultent de la professionnalisation d’un journalisme citoyen qui a brusquement vu le jour en 2011. À leur propos, il écrit : « Presque tous ces projets se positionnent dans le cadre d’une réflexion critique vis-à-vis de la révolution dans son ensemble et du rôle qu’y ont joué les médias (39). » Ils naissent d’une volonté de se réapproprier l’information, sans le biais que lui impriment les médias du régime et de l’opposition.
En adoptant une approche professionnelle, ces webradios refusent de prendre part à la « guerre de l’information et de la désinformation » que se livrent les médias officiels et d’opposition, selon Soazig Dollet, responsable du bureau Maghreb et Moyen-Orient de Reporters sans frontières (40). Ces initiatives tentent de fournir une source d’information neutre et crédible, pour un public local comme international, car on l’a vu, les médias occidentaux reposent de plus en plus souvent sur des sources locales et indépendantes.
Ainsi, De Angelis trouve à ces webradios « les mêmes convictions quant à la nécessité de réformer de façon radicale les méthodes et le travail du journalisme local (41) ». Ces nouveaux réseaux de journalisme citoyen diffèrent de ceux ayant vu le jour au début du printemps arabe. Ces derniers cherchaient à mobiliser la population et à alerter la communauté internationale. « La nouvelle génération s’identifie à une mission plus traditionnelle de la presse : fournir un espace de discussion où il est possible de confronter différentes opinions et de raconter les faits en s’efforçant d’être impartial[·e] (42) ». Ce retour à un journalisme de proximité s’explique, selon Enrico De Angelis, par une société désorganisée, sans point de repère, ne pouvant se fier totalement au journalisme citoyen ni aux médias traditionnels. Il s’agit de reconstruire un journalisme sérieux et de confiance, en ne s’autorisant que quelques compromis en fonction de conditions difficiles.
Ces propos font écho à ceux de Benoît Huet, qui affirme que « la naissance de médias syriens non partisans, et attachés à présenter une pluralité de points de vue, pourrait être le socle du débat politique, et de la société qui construira sur les ruines de la guerre (43) ». Une conclusion qui vaut tout autant pour la Libye et le Yémen. Cet article s’est attardé plus longuement sur le cas de la Syrie, dont les nouveaux médias citoyens retiennent aujourd’hui l’attention. Il n’aura donc pas échappé à cette tendance qu’il dénonce, celle qu’ont les journalistes étrangers·ères à se focaliser sur une actualité en particulier, en offrant de la situation une représentation déséquilibrée.
Percer les invisibilités médiatiques revient tant aux médias qu’aux lecteurs·trices. Dans le cas du Moyen-Orient, les médias doivent apprendre à travailler avec des médias locaux en évolution, aux pratiques qui différent des leurs. Les lecteurs·trices doivent s’attacher à se composer une représentation équilibrée de la région, se détachant d’une actualité trop volatile.
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