par Any-Pier Dionne, Rédaction | Oct 3, 2021 | Analyses, International, Societé
Par Hermann-Habib Kibangou
En Éthiopie, sur une superficie totale de 1 172 127 km² pour une population d’environ 113 millions d’habitant·e·s,le Tigré n’occupe que 50 000 km², pour 6 millions d’habitant·e·s. Malgré sa petite taille, cette région du Nord – sur un total de dix provinces – partage sa frontière avec l’Érythrée (indépendante en 1993) et le Soudan du Sud (indépendant en 2011).
Les relations entre le Tigré et l’Érythrée sont marquées tantôt par des coalitions d’intérêt[i], par exemple lorsqu’il fallait chasser militairement Mengistu Hailé Mariam[ii], tantôt par une « politique de l’inimitié » – pour reprendre le titre d’un livre d’Achille Mbembe[iii] –, comme lorsque l’armée érythréenne est venue à la rescousse du gouvernement fédéral éthiopien pour combattre les forces tigréennes avec cette crise qui dure depuis neuf mois.
Au début du conflit, l’envoi des roquettes par les combattants tigréens vers le territoire érythréen justifiait alors la présence érythréenne aux côtés du gouvernement fédéral éthiopien. Si, dans un premier temps, le gouvernement éthiopien rejetait ces accusations, il finira par reconnaître la présence de l’armée érythréenne sur le sol tigréen en conséquence des pressions de la communauté internationale et des preuves apportées par les troupes tigréennes. Il ne faut pas non plus oublier la présence sur le sol tigréen d’un millier de réfugié·e·s érythréen·ne·s. Les relations entre le Tigré et le Soudan du Sud sont aussi marquées par une forme de solidarité. Au début de la guerre, on a vu des réfugié·e·s tigréen·ne·s fuir les affrontements et se diriger vers le voisin sud-soudanais, alors que l’armée tigréenne, appuyée par l’armée érythréenne, défendait son territoire contre les troupes fédérales. Militairement aguerrie, l’armée tigréenne va tenir tête à ses adversaires grâce à son expérience acquise durant des années à la commande de l’armée fédérale. En effet, le Tigré a joué un rôle non négligeable dans l’histoire du pays, notamment à travers le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) qui a régné pendant 27 ans (1991-2018). On peut affirmer, sans exagérer, que l’histoire contemporaine éthiopienne se confond en partie avec le FLPT, parti jadis dirigé par Meles Zenawi (1955-2012).
Meles : un leader charismatique?
Ancien premier ministre (1995-2012), considéré comme « le leader africain le plus original et le plus intelligent de ces cinquante dernières années »[iv], Meles Zenawi est vu par certains comme un leader charismatique. Cet éloge est lié à son refus de tout « autoritarisme pur et dur » pour diriger un pays comme l’Éthiopie.[v] La mise en place d’un système « garantissant à tou[te]s – « nations, nationalités et peuples » – un haut degré d’autonomie interne, allant jusqu’au droit à l’autodétermination, et à l’indépendance »[vi] explique sans doute le refus de ce dirigisme. Avec la guerre du Tigré, sa région natale, Meles risque de se retourner dans sa tombe. En effet, tout porte à croire qu’il a emporté avec lui le secret d’une Éthiopie pacifique et unie. Meles savait en effet gérer les crises internes.[vii] Ainsi, on peut penser qu’il avait tellement mis la barre haute que ses successeurs immédiats n’ont pas été à la hauteur de la tâche! La question reste posée. Son décès en 2012 n’a pas ravagé l’Éthiopie grâce, notamment, à un transfert de pouvoir pacifique ayant abouti à la nomination de Hailémariam Desalegn[viii], moins charismatique que Meles, qui va diriger le pays du 20 août 2012 au 2 avril 2018. Au bout de six années de pouvoir, Desalegn est contraint à la démission à la suite de mouvements de protestation qui vont embraser l’Éthiopie et qui seront durement réprimés[ix] par les forces de l’ordre, causant au passage environ un millier de victimes.
Après la disparition de Meles, il faut le souligner, le FLPT, garante de la sécurité nationale pendant près de trois décennies[x], perd peu à peu de son influence sur toute l’étendue du territoire éthiopien[xi]. Cette perte de prestige sera presque totale avec les rapports tendus entre le nouveau premier ministre Abiy Ahmed (entré en fonction le 1er décembre 2019, après la démission de son prédécesseur Desalegn) et certains leaders tigréens[xii]. Pour ces derniers, Abiy Ahmed n’était encore qu’un premier ministre de transition (ce qui, au fond, n’était pas faux) qui devait être confirmé à son poste par des élections démocratiques.
Abiy Ahmed : un leader ambitieux?
Désireux de conquérir le cœur de ses concitoyen·ne·s, le nouveau premier ministre voulait partir sur de nouvelles bases, notamment avec la création d’un grand parti de coalition, d’où la dissolution du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) – dirigée d’abord par Meles jusqu’à sa mort, puis par Desalegn ensuite – et la création du Parti de la Prospérité. Alors que la coalition dirigée par Meles réunissait quatre partis[xiii] (le Mouvement national démocratique Amhara, le Front de libération du peuple du Tigré, le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie et l’Organisation démocratique des peuples Oromo), la nouvelle coalition en compte huit : le Mouvement national démocratique Amhara (MNDA), le Parti démocratique national Afar (PDNA), le Front unité démocratique du peuple de Benishangul-Gumuz (FUDPBG), le Parti démocratique populaire de Somali (PDPS), le Mouvement démocratique populaire Gambela (MDPG), la Ligue nationale Hareri (HNL), le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE) et l’Organisation démocratique des peuples Oromo (ODPO). Toutefois, si le FLPT était présent dans la coalition de quatre, il a refusé de faire partie de la coalition de huit. Ce refus témoigne de la discorde entre Abiy Ahmed et les leaders du Tigré qui va prendre une tournure grave lorsque les autorités fédérales vont – officiellement à cause de la pandémie – repousser à trois reprises la date des élections contre le gré des autorités régionales tigréennes. Puis, celles-ci vont décider d’organiser, contre la volonté du gouvernement fédéral éthiopien, les élections auxquelles vont participer deux millions de votant·e·s. Cette décision tigréenne d’organiser des élections de façon unilatérale est à la base de la guerre du Tigré.
Dans le but de punir les autorités tigréennes et de rétablir l’ordre, les forces armées éthiopiennes lancent une attaque contre les forces tigréennes le 4 novembre 2020. Cette guerre, qui devait durer deux semaines, en est à son neuvième mois et a déjà fait des milliers de victimes[xiv], rendant fragile la paix dans la sous-région. Ainsi, Abiy Ahmed, qui a remporté un Nobel le 11 octobre 2019, ne fait pas honneur à ce prix prestigieux, et mérite encore moins de recevoir un prix Nobel de la paix. Si l’ambition de la nouvelle coalition d’Abiy Ahmed était de mettre fin à une organisation ethnolinguistique des partis politiques, rien ne prouve qu’il va y arriver. De « père oromo et de mère amhara »[xv], il est difficile de penser qu’il n’aura pas le soutien de ces deux groupes ethniques, si tant est que les hommes politiques s’appuient souvent sur leur base ethnique (ethnicisation) pour gagner des élections en Afrique en général. En Éthiopie, pays de plus de 80 groupes ethniques, les Oromos (population en majorité musulmane) et les Amharas (population en majorité chrétienne) représentent respectivement 40 % et 27 % de la population, pour un total de 67 %. Vue sous cet angle, l’Éthiopie ne fait certainement pas exception. Toutefois, un point qui rapproche l’actuel premier ministre et ses adversaires tigréens est la religion : Abiy Ahmed est né de mère amhara de religion chrétienne orthodoxe, comme l’ensemble du Tigré, et de père oromo musulman. Mais, ce qui l’oppose au peuple tigréen n’est pas la croyance religieuse, mais plutôt la politique ou, plus précisément, une manière de faire de la politique. Ainsi, vu sous cet autre angle « le conflit actuel a de profondes racines ».[xvi] En effet, Debretsion Gebremichael, leader tigréen, aspirait déjà à devenir premier ministre du gouvernement fédéral. Malheureusement pour lui, le choix était porté sur le premier ministre actuel. En outre, les dirigeants tigréens reprochaient au premier ministre de ne pas leur avoir accordé la place qui leur revenait de droit,[xvii] ce qui va renforcer l’animosité entre les autorités tigréennes et le premier ministre du gouvernement fédéral. Cette animosité ne prendra pas fin avec la tenue des élections et la victoire de l’actuel premier ministre.
Élections en temps de guerre et reprise de Mekele
Après plusieurs reports dus à la pandémie et aux difficultés logistiques[xviii], à savoir la finalisation de l’enregistrement des électeur·rice·s, la formation du personnel électoral et l’impression et distribution de bulletins de vote[xix], le gouvernement éthiopien va tout de même organiser des élections en temps de pandémie, comme l’ont fait plusieurs autres pays sur le continent. D’abord fixées en mai 2020, ensuite au 29 août 2020, puis sine die, avant d’être confirmées pour le 5 juin 2021, celles-ci ont pu se tenir dans la plupart des régions du territoire le 21 juin 2021 – excepté certaines régions comme le Tigré et l’Oromia à cause des problèmes de sécurité – soit au total dans 78 sur 547 circonscriptions[xx]. Dans un cinquième des circonscriptions qui n’ont pas pu voter, les élections sont reportées du 6 au 30 septembre 2021. Entre-temps, le Parti de la prospérité d’Abiy Ahmed pouvait se réjouir d’avoir remporté 410 des 436 sièges dans les circonscriptions ayant voté. Malheureusement, la joie de la victoire va être écourtée par la reprise de Mekele (capitale du Tigré) par les combattants du FLPT, occasionnant l’arrestation des milliers de combattants de l’armée fédérale : une vraie humiliation pour le prix Nobel de la paix. Chose curieuse, les autorités fédérales vont décider de façon unilatérale la cessation des hostilités, décision que les autorités provinciales tigréennes vont rejeter.
Refus de dialoguer
Face aux appels au dialogue de la part de la communauté internationale, Abiy Ahmed oppose une fin de non-recevoir. La liste des victimes de cette crise, qu’on aurait pu éviter, ne fait que s’allonger, alors que le pouvoir fédéral incite les jeunes éthiopien·ne·s à rejoindre les rangs de l’armée pour mettre à genoux les combattants tigréens plus aguerris et davantage expérimentés. Allons-nous assister à une guerre qui menace l’intégrité de l’Éthiopie? La question se pose de plus en plus. C’est le cas de cet appel d’une dizaine d’intellectuel·le·s africain·e·s[xxi] dont Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Elleni Centime Zeleke, Godwin Murunga, Boubacar Boris Diop, Achille Mbembe, Jimi O. Adesina, Ato Sekyi-Otu, Felwine Sarr, Anne-Marie Bryan et Imraan Coovadia, pour ne citer que ceux·elles-là. Aussi, écrivent-il·elle·s en substance : « Nous sommes profondément bouleversé[e]s par la guerre civile en cours en Éthiopie – que certains qualifient de conflit interne régionalisé, étant donné le rôle joué par l’[É]rythrée dans ce conflit. Nous constatons avec consternation que les protagonistes du conflit ne sont plus seulement les [F]orces de défense du Tigré [FDT] et les [F]orces de défense nationale éthiopiennes [FDNE], ainsi que les forces spéciales d’Amhara, mais aussi l’[A]rmée de libération oromo d’un côté et, de l’autre, les forces spéciales de plusieurs autres régions, ainsi que de conscrits ».[xxii] Ces intellectuel·le·s s’inquiètent donc de la multiplication des protagonistes dans ce conflit qui risque de dévaster le pays entier, si ce n’est toute la région de l’Afrique de l’Est. De surcroît, il·elle·s déplorent le rôle de l’Union africaine à cause de son manque d’engagement dans cette guerre qui prend de plus en plus des proportions inquiétantes. Conscient·e·s donc de la gravité de cette crise, la réponse que propose cette dizaine d’intellectuel·le·s est avant tout une solution politique plutôt que militaire.
L’appel de ces intellectuel·le·s est louable, même s’il tombe neuf mois après le début du conflit. Mais, comme on le dit si bien : Mieux vaut tard que jamais! Cet appel devrait aussi placer les Éthiopien·ne·s de toutes conditions devant leurs responsabilités. En même temps, il ne devrait pas nous faire perdre de vue l’histoire de ce pays, marquée par des problèmes ethniques et d’intégration.
Problèmes ethniques et échec de l’intégration : et si l’histoire se répétait?
« Faute d’une politique imaginative de construction nationale et d’intégration, les dirigeants de l’Éthiopie impériale, comme ceux de l’Éthiopie révolutionnaire, décidèrent alors le maintien de l’unité par la force, ce qui provoqua une dissidence des nationalismes et des résistances armées. »[xxiii] Cette remarque judicieuse d’Abbas Haji est encore d’actualité, comme si l’histoire encore une fois se répétait. En effet, un regard sur l’histoire récente de ce pays indique que chaque régime a eu à gérer toute forme de tension, de rébellion, voire de dissidence. Donc, les années 1970 sont marquées par la famine dans le Wollo, par l’instabilité politique ayant conduit à la mise à l’écart du roi Hailé Sélassié en 1974, à l’enlèvement de ce dernier au palais du « Vieux Guébi » le 12 septembre 1974[xxiv], puis à son assassinat par étouffement le 27 août 1975 par un régime militaire brutal et violent, le Derg (nom issu de la langue ecclésiastique ge’ez et qui signifie « comité »), à la tête duquel se trouvait Mengistu Hailé Mariam[xxv]. Début 1976, le Derg mettra fin à la monarchie avant de procéder à une purge qui fera de nombreuses victimes, notamment son président, Teferi Bante, liquidé par Mariam pour divergence de points de vue et rivalité interne. De plus, cette instabilité au sommet de l’État va être compliquée par l’invasion de la province de l’Ogaden par le président somalien Syad Barré. À la demande de Mariam, cette attaque sera neutralisée par l’Éthiopie avec l’intervention de l’Union soviétique. Cette large victoire éthiopienne va marquer le passage du pays au communisme avec une gestion malheureusement désastreuse[xxvi]. Une rébellion en partie tigréenne (FLPT) et érythréenne va mettre fin au régime militaire en 1991. « C’est de cette situation dont hérite alors le Front révolutionnaire et démocratique des peuples d’Éthiopie »[xxvii], au pouvoir de 1991 à 2018, avec un intermède non négligeable : la fin d’une période de transition (août 1995) qui correspond à l’avènement de la République fédérale démocratique d’Éthiopie sur la base de la Constitution de 1994. Cette constitution reconnaît une large autonomie aux États et octroie des pouvoirs aux différents groupes ethniques avec un système presque parlementaire où le premier ministre a les pleins pouvoirs[xxviii]. « Mais dans les faits, cette promesse d’autonomie a tourné court, et l’opposition a été mise au pas, voire tout simplement démantelée »[xxix]. Seraient-ce ces mêmes pleins pouvoirs qui auraient amené le prix Nobel de la paix à déclarer la guerre au Tigré? Cette question mérite d’être approfondie. Selon certain·e·s spécialistes, les différents régimes ne s’y sont pas souvent pris de la meilleure des manières. Selon Abbas Haji, « Les tentatives d’intégration à l’Empire de sociétés extrêmement hétérogènes au regard des valeurs et de la culture de la classe dirigeante, se sont soldées par un échec; elles restent à l’origine des conflits politiques actuels. »[xxx]
Conclusion
La situation au Tigré laisse tout de même perplexe quant à sa gravité et à l’ampleur des conséquences, sans oublier ses zones d’ombre. Quid des intellectuel·le·s et autres forces vives de la fédération éthiopienne? Voilà autant d’interrogations qui peuvent aider à appréhender de manière générale la situation sociopolitique en Éthiopie et, en particulier, au Tigré. À tous points de vue, cette guerre aux accents multiples reste une guerre des idées, une guerre armée, ethnique et peut-être aussi idéologique. Elle révèle en partie le problème d’un pays en mal d’intégration et de construction nationale.
La construction d’un État national et la politique d’intégration doivent permettre à tou·te·s les Éthiopien·ne·s – toutes ethnies confondues – de s’enrichir mutuellement en puisant dans leurs différentes traditions.
La guerre du Tigré a montré que l’Éthiopie n’a pas fait honneur à son hymne national « Wedefit Gesgeshi Woude Enat Ytyopa », traduit en français par « Marche vers l’avant, chère Mère Éthiopie ». Bien au contraire, elle a fait plusieurs pas en arrière. Mais, va-t-elle vite rebondir? Nous osons l’espérer…
crédit photo : flickr:/Martha de Jong Lantink
[i] Duteuil, M. (s. d.). Pouvoir militaire et tradition impériale. Autrement Monde, nº 2, p. 90.
[ii] Chef d’État éthiopien de 1977 à 1991.
[iii] Mbembe, A. (2016). Politique de l’inimitié. La Découverte.
[iv] Clapham, C. (2015, 25 septembre). 40 ans après la mort d’Hailé Sélassié, le décollage de l’Éthiopie. The Conversation. https://theconversation.com/40-ans-apres-la-mort-dhaile-seliasse-le-decollage-de-lethiopie-46757
[v] Loc. cit.
[vi] Loc. cit.
[vii] Machulka, D. (2002, 24 mai). Les voies étroites d’un pays à l’équilibre fragile. Marchés tropicaux, p. 1083.
[viii] Clapham, C. op. cit.
[ix] Jeune Afrique. (2018, 15 février). Éthiopie : le Premier ministre Hailemariam Desalegn démissionne. https://www.jeuneafrique.com/531208/politique/ethiopie-le-premier-ministre-hailemariam-desalegn-demissionne
[x] De la chute de Mengistu Hailé Mariam en 1991 jusqu’au sixième anniversaire de mort de Meles en 2018.
[xi] Lafargue, F. (2020, 30 juin). L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? The Conversation. https://theconversation.com/lethiopie-survivra-t-elle-en-2025-141183
[xii] Kinfe Dagnew, directeur de Metals and Engineering Corporation, a été arrêté pour corruption, alors que le chef d’état-major Samora Yunis s’est vu écarté de son poste.
[xiii] Lafargue, F. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? op. cit.
[xiv] DW News. (2021, 14 août). Escalating Tigray conflict poses threat to whole East African region | DW News [vidéo]. https://youtu.be/a_a7d1qgQ6I
[xv] Lafargue, F. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? op. cit.
[xvi] Lafargue, F. (2020, 2 décembre). Tigré : tombeau de l’Éthiopie? The Conversation https://theconversation.com/tigre-tombeau-de-lethiopie-151082
[xvii] Lafargue, F. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? op. cit.
[xviii] AFP. (2021, 24 août). Élections en Éthiopie : nouveau report du scrutin dans plusieurs régions. VOA. https://www.voaafrique.com/amp/elections-en-ethiopie-nouveau-report-du-scrutin-dans-plusieurs-r%C3%A9gions-/6013813.html
[xix] France 24. (2021, 15 mai). En Éthiopie, les législatives reportées sine die pour raisons logistiques. https://amp.france24.com/fr/afrique/20210515-en-%C3%A9thiopie-les-l%C3%A9gislatives-report%C3%A9es-sine-die-pour-raisons-logistiques
[xx] BBC. (2021, 18 juin). Élections 2021 en Éthiopie : ce qu’il faut savoir. https://www.bbc.com/afrique/region-57483273.amp
[xxi] https://www.jeuneafrique.com/1222855/politique/appel-des-intellectuels-africains-pour-une-action-urgente-en-ethiopie/
[xxii] Loc. cit.
[xxiii] Abbas Haji, L’État et les crises d’intégration nationale en Éthiopie contemporaine. Travaux et documents n° 37. Programme Afrique australe de la maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine. Talence : Centre d’étude d’Afrique noire/Institut d’études politiques de Bordeaux, 1993, résumé.
[xxiv] Duteuil, M. op. cit. p. 86.
[xxv] Machulka, D. op. cit.
[xxvi] Loc. cit.
[xxvii] Ibid., p. 1084.
[xxviii] Loc. cit.
[xxix] Clapham, C. op. cit.
[xxx] Abbas Haji, L’État et les crises d’intégration nationale en Éthiopie contemporaine. Travaux et documents n° 37. Programme Afrique australe de la maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine. Talence : Centre d’étude d’Afrique noire/Institut d’études politiques de Bordeaux, 1993, p. 3.
par Any-Pier Dionne | Juin 28, 2019 | Analyses, International
Par Alexandre Dubé-Belzile
Cet article porte sur les turbulences qui secouent le gouvernement de Juan Orlando Hernández, représentant du conservateur Partido nacional. Les professeur·e·s, les médecins et les étudiant·e·s manifestent leur insatisfaction et leur colère face au gouvernement de JOH, comme on le surnomme, qui a annoncé la privatisation de l’éducation et de la santé. Ces derniers développements sont peu surprenants étant donné les politiques du gouvernement hondurien depuis le coup d’État du 28 juin 2009, qui a délogé le président Manuel « Mel » Zelaya, élu démocratiquement en 2006. Le passage interrompu au pouvoir de Mel était caractérisé par des discours s’inscrivant dans la mouvance bolivarienne et le chavismo. Cette rhétorique et les actions qu’elles impliquaient menaçaient les grands propriétaires et les multinationales dans la « république de bananes par excellence », dont la population avait été souvent décrite comme caractérisée par un complexe d’infériorité des plus désolanti. À l’occasion du coup d’État, les forces conservatrices n’ont pas hésité à utiliser des méthodes peu scrupuleuses pour défendre la constitution, mot prononcé par les autocrates avec un certain zèle, comme le font les représentants de la dictature de l’Uruguay dans le thriller politique l’État de siègeii. Comme dans le film, c’est par la « mano duro », la main forte, que les dirigeants conservateurs du Honduras ont combattu le mildiou, maladie affectant certaines plantes et métaphore utilisée par les généraux dans un autre thriller politique, Ziii, afin de décrire les « maladies idéologiques » qui doivent être traitées avec le pesticide approprié, c’est-à-dire une solution de sulfate de cuivre. Cela dit, les images qui défilent sur les écrans ne sont pas celles d’une production cinématographique.
Sur place, nous avons pu constater comment la société vivait ces moments de sa vie politique. Attention, il ne s’agit pas d’un reportage sensationnaliste qui se limite à décrire les dégâts et montrer des images de pneus enflammés et de voitures renversées, pas plus que la police et l’armée tirant sur la foule, bien que ce soit des faits « hyperréels », pour utiliser l’expression de Jean Baudrillardiv, au même titre que des gros plans de pénétration d’un vagin, d’une bouche ou encore d’un anus dans un film pornographique, qui nient et qui servent à nier le rapport de pouvoir, les structures idéologiques de telles productions de sens. Ce type de pornographie pourra sans doute être trouvé dans les dernières pages des publications des médias hégémoniques, pour aussi peu qu’on parle de la situation actuelle au Honduras. Nous nous sommes donc immergés dans la société hondurienne. Nous avons aussi reçu l’aide de Jorge, étudiant qui, face aux difficultés économiques de son pays, a dû abandonner ses études pour conduire un taxi tous les jours jusque tard dans la nuit, malgré l’insécurité, pour subvenir aux besoins de sa famille. Il a eu l’amabilité de nous guider dans nos recherches.
À l’heure du 10e anniversaire du coup d’État du 28 juin 2009 au Honduras, il n’y a que peu d’occasions de se réjouir. Le 19 juin dernier sévissait une épidémie de dengue, une maladie potentiellement mortelle transmise par les piqûres de moustique, que les autorités avaient du mal à contrôler. L’État intimait la population d’éliminer toute étendue d’eau stagnante propice à la croissance de larves du moustique Aedes cineurus. Plus ou moins au même moment, l’armée était déployée dans le pays pour mettre fin aux espaces de prolifération dans lesquels se reproduisait une autre maladie, aux yeux du pouvoir évidemment, c’est-à-dire la maladie révolutionnaire.
Selon un journal localv, 77,5 % des cas de dengue en Amérique latine se retrouvent au Honduras. L’état d’urgence a été décrété par le gouvernement dans 12 des 15 départements du pays, la maladie ayant causé, à la date de l’article, 34 décès répertoriés. La dengue pourrait-elle être une simple distraction de pouvoir par rapport aux véritables enjeux politiques? La volonté de l’État de se désinvestir de la santé et de l’éducation serait-elle à mettre en cause dans la propagation de la maladie et l’incapacité à y faire face? Rien ne va quand les services de santé d’un gouvernement achètent des médicaments essentiels qui s’avèrent être des pilules de farinevi. Dans tous les cas, cet état d’urgence coïncide avec la crise politique du pays, au sein de laquelle la répression pourrait bien avoir causé plus de morts, au-dessus d’une trentaine il y a un peu plus d’une semaine, selon certains groupes de défense des droits de la personnevii.
Manuel « Mel » Zelaya, leader qui s’inscrivait dans la mouvance bolivarienne, a été banni du pouvoir en 2009, près de trois ans après son élection, parce que, selon le discours officiel, il avait proposé une urne référendaire pour convoquer une assemblée constitutionnelle, ce qui était, aux dires des putschistes, inconstitutionnelviii. On le soupçonnait, disait-on, de vouloir modifier l’article de la constitution qui n’accordait qu’un seul mandat de quatre ans à chaque président élu. Les pouvoirs conservateurs se sont alors sentis investis de la mission de protéger la constitution et la République du Honduras contre ces forces qu’ils qualifient d’antisociales et de criminelles. Le gouvernement canadien, de son côté, comme les États-Unis, condamnait officiellement (et hypocritement) le coup, mais négociait directement avec les putschistes, en allant même jusqu’à entretenir d’étroites relations avec l’armée du pays et signer un accord de libre-échangeix. L’Agence canadienne de développement international (ACDI) ayant financé un programme de formation sur les ajustements structurels en partenariat avec l’Université nationale autonome du Honduras (UNAH) de 2004 à 2010, autant dire que le coup d’État était préparé, ou du moins pas exclux.
Dans notre article sur l’impérialisme canadien, dans lequel nous mentionnons le coup et la complicité du gouvernement canadien, nous avions décrit l’État, nous inspirant de la définition de l’idéologie de Slavoj Žižek, comme un tissu de fantasmes inconscients qui « structurent la réalité sociale »xi et qui rendent les contradictions du capital tolérables, voire, aux yeux de certain·e·s, acceptables ou louables. La constitution s’inscrit naturellement dans ces rituels qui assurent la survie du fantasme, comme ces justifications légales qui ont servi de prétexte à l’intervention de l’armée. Ce sont ces rituels que tentait d’ailleurs de défier Zelaya, un peu à l’image de Chavez qui a gouverné par référendum. Après le coup, Roberto Micheletti a été placé au pouvoir par les militaires comme président intérimaire. Ce dernier a alors suspendu, toujours au nom de la constitution, cinq droits constitutionnels, soit : la liberté personnelle (article 69), la liberté d’expression (article 72), la liberté de mouvement (article 81), l’habeas corpus (article 84) et la liberté d’association (article 78)xii.
À l’occasion des élections qui ont eu lieu peu de temps après le coup, soit le 29 novembre 2009, malgré les droits suspendus, la répression et la censure des médias, Pepe Lobo Sosa, grand propriétaire agraire membre du conservateur Partido national, a été élu à la fonction présidentielle. Il est resté au pouvoir jusqu’en 2013, au moment où d’autres élections jugées frauduleuses ont amené au pouvoir Juan Orlando Hernández, surnommé JOH, issu de la même tendance politique. Cela dit, JOH a récemment dépassé le maximum de quatre ans, en entamant son deuxième mandat le 7 janvier 2018, grâce à la complicité de la même Cour suprême qui a condamné Mel Zelaya simplement pour sa volonté de convoquer une assemblée constitutionnelle. Salvador Nasralla, commentateur sportif devenu politicien, a formé l’Alliance de l’opposition contre la dictature (Alianza de Oposición contra la Dictatura). Cependant, lors des élections du 26 novembre 2017, alors que l’Alliance était en tête, la plateforme numérique des élections est « mystérieusement » tombée en panne. Au retour en service de la plateforme, JOH a pris le dessus pour finir en têtexiii. JOH aurait ainsi remporté par 0,5 % des voix, tout en bénéficiant de la bénédiction immédiate de Washingtonxiv et pendant que le Canada continuait de soutenir son régimexv.
Mel Zelaya a pu revenir au pays grâce à un accord signé en 2001. Il s’est manifestement radicalisé depuis sa mise à l’écart du pouvoir officielxvi. Il est maintenant à la tête du parti Libre (Partido de la Libertad y de la Refundación). La formation se revendique du chavismo et, comme coalition de gauche, regroupe des tendances qui vont de la sociale démocratie à la gauche radicalexvii. Dans tous les cas, elle ne cache pas ses objectifs en affirmant que « la révolution est inévitable au Honduras »xviii. En ce qui concerne les manifestations, Zelaya encourage carrément la formation de « commandos insurrectionnels »xix, c’est dire une meilleure organisation de la révolte pour renverser JOH. Même s’il est difficile de savoir si un tel niveau d’organisation existe en ce moment de facto dans les rues, l’émergence d’une potentielle guérilla urbaine n’est pas à exclure. Pepe Lobo, de son côté et non sans un certain opportunisme, profite du mécontentement pour créer un nouveau mouvement avec un nom féminisant à l’espagnol et au ton quelque peu revendicateur : Tod@s para el cambioxx. Ce mouvement initié par cette bête politique (Lobo veut dire « loup » en espagnol) risque peut-être de récupérer la révolte. Cela dépend de la manière dont les choses vont se poursuivre. Cela dit, il faut garder à l’esprit que ce dernier est tout aussi conservateur que JOH et que son mouvement ne rime pas à grand-chose d’autre qu’une tentative de se bâtir du capital politique. Après tout, il a été le premier président élu après le coup d’État, avec l’approbation de l’armée. Si la répression va en s’accroissant, et cela semble se produire, il y a malheureusement de fortes chances que beaucoup de dissident·e·s se déradicalisent et tentent de se débarrasser de JOH en se tournant vers un autre leader conservateur. Cela dit, il est tout aussi certain que d’autres se radicaliseront. Face à l’impasse et vu les conditions réunies, comme la perte de crédibilité de l’État et l’aura de légitimité de Zelaya, ancien président renversé avec lequel s’allient des personnalités qui ne sont pas a priori progressistes (comme Nasralla), il est possible de commencer à imaginer une révolution armée comme un réel espoir de sortir de la crise. Reste à voir le choix que les Hondurien·ne·s feront.
À l’intérieur du pays, les journaux restent plutôt laconiques en ce qui concerne la crise. Les articles traitant du sujet se retrouvent à la 20e page, après plusieurs pages de publicité pour des téléviseurs et autres électroménagers, et ce, même si, au loin, on entend des cris et on peut sentir l’odeur des gaz lacrymogènes. Ce n’est pas que les journaux soient contrôlés par l’État, mais dans un pays ou toute formation politique ou institution est subordonnée aux dynamiques du capital, à la « main invisible du marché »xxi, il n’est pas étonnant que les discours convergent. Heureusement, nous avons fait connaissance avec Jorge (nom fictif), ancien étudiant à l’UNAH, qui connaît encore bien la communauté estudiantine et qui a accepté de discuter avec nous. Nos entretiens ont vite pris l’allure de discussions amicales plutôt que d’entrevues formelles. Ce dernier, lorsque nous avons abordé le coup de 2009, a évoqué avec amertume les jours qui ont suivi, le couvre-feu qui obligeait à entreposer et à rationner l’eau et les vivres, la répression militaire, la violence. Il se souvient des élections qui ont mené JOH au pouvoir. La méthode d’achat de vote était bien simple : l’électeur·trice prenait discrètement une photo de son bulletin de vote et l’envoyait ensuite aux représentant·e·s du parti pour recevoir son paiement.
Au Honduras, m’explique-t-il, on milite le plus souvent pour un parti afin de gagner de l’argent, une question de survie. Les militant·e·s associé·e·s à un parti votent ou manifestent moyennant paiement. Aussi, lorsqu’un gouvernement arrive au pouvoir, tou·te· s les fonctionnaires du gouvernement précédent sont congédié·e·s afin d’être remplacé·e·s par des militant·e·s du parti. Jorge est bien conscient aussi des souffrances prolongées engendrées par les politiques d’ajustements structurels du régime après le coup et ultimement, avec Juan Orlando Hernández aux commandes, les grands propriétaires, les multinationales et l’agriculture d’exportation accablant l’économie. La menace de faillite de l’entreprise nationale Hondutel est un des symptômes récents de la libéralisationxxii. Si Jorge était un étudiant plein d’espoir avant le coup, il a dû abandonner les études il y a cinq ans pour subvenir aux besoins de sa famille. Selon lui, il y a eu une alliance entre JOH, son parti et l’armée, cette dernière ayant depuis amassé beaucoup de pouvoir. Jorge semble toutefois désabusé, même par rapport à Mel et à ses plus récentes activités politiques, le croyant incapable de changer la situation. Nous l’avons accompagné avec sa famille aux alentours de la ville. Ils pensent aller en Espagne. Fuir est un leitmotiv au Honduras, comme si, avec le coup d’État, on s’en était pris même à l’espoir. En effet, près de 2600 Hondurien·ne·s ont demandé le statut de réfugié·e·s au gouvernement espagnol cette annéexxiii, et c’est sans compter celles et ceux qui tentent d’immigrer ailleurs, ou qui ont suivi la caravane migrantexxiv. La conjointe de Jorge me disait : « Le Honduras est très dangereux », dessinant, avec des gestes restreints de son petit index, une carte du Honduras dans le vide. Pendant que nous discutions, son fils jouait dans l’herbe sous le regard de soldats armés de fusils d’assaut états-uniens. Des hommes et des femmes d’un âge avancé vendaient des bonbons et des cigarettes dans les rues. Au Honduras, le syndicalisme est pratiquement inexistant. Le salaire minimum est de 11 000 lempiras par mois (environ 581 $ canadiens), encore que beaucoup peinent à le gagner et que cela ne suffit pas pour nourrir une famille, surtout au regard des prix qui montent sans relâche.
« Ce qu’il nous faut, c’est une guerre civile », affirme Jorge, du haut du Picacho, mont qui surplombe Tegucigalpa, juste à côté de la statue du Christ, réplique de celle qui surplombe Rio de Janeiro. Les gauches latino-américaines qui fleurissaient il y a près de dix ans sont presque toutes tombées une à une. Que reste-t-il des révolutions au Nicaragua et à Cuba? Est-ce là vraiment ce à quoi aspirent les Latino-Américain·e·s? Difficilement, et si subsiste chez Jorge cette soif de pureté qui caractérisait peut-être l’engouement pour la révolution culturelle en Chine lors des évènements de mai 1968 en France, avec cette volonté d’éradiquer l’humain capitaliste pour engendrer un humain nouveau, on pourrait s’attendre à de nouvelles désillusions. Cela dit, au diable Fukuyama! L’histoire n’est pas terminéexxv. Jorge, de son côté, n’est pas prêt à se résigner à l’état des choses actuelles, affirme-t-il, alors que le jour s’éteint sur la capitale et que les rues deviennent désertes, menaçantes et dangereuses.
En dépit des apparences, la contestation n’est pas totalement décentralisée. Les médecins tenteraient d’en prendre les rênes et le collège des médecins du Honduas (CMH) voulait ouvrir le dialogue avec l’ambassade des États-Unisxxvi, manifestement désabusé de JOH. Il devait y avoir une plateforme de dialogue le 18 juin, mais personne n’y croit plus, ou, comme l’a si bien dit Jorge, il ne pouvait s’agir que d’une tentative de règlement entre le gouvernement et le collège des médecins, en excluant le reste de la population. Ce n’est pas par hasard que, selon Jorge, la prise de possession de l’université par les professeur·e·s et les étudiant·e·s atteignait son apogée autour de la faculté de médecine. L’ambassade des États-Unis se trouve en plein centre-ville et revêt presque autant d’importance que l’État au Honduras, si on exclut qu’elle puisse en faire partie. Le Collège des pédagogues et le Collège des professeurs d’éducation supérieure tentent aussi de mener le balxxvii, même si un grand nombre d’étudiant·e·s en colère et d’autres groupes s’adonnent au vandalisme et au pillage.
Récemment, des pneus ont été enflammés par des étudiants devant l’ambassade de l’oncle Sam et, en réponse, cette dernière a annulé les entrevues pour les visas du 17 au 21 juin, comme pour châtier ses vilains enfants qui faisaient leur petite crisexxviii. Nul doute que les services de renseignements sont actifs. Enfin, avec l’arrestation du frère du président, Juan Antonio « Tony » Hernández, pour trafic de cocaïne aux États-Unis, on pourrait être prêt·e à croire que les choses sont sur le point de basculerxxix. Cependant, le contraire ne serait pas si surprenant non plus. JOH restera-t-il au pouvoir comme l’aura fait un certain Manuel Noriega au Panama? Le dictateur panaméen a été pendant longtemps un collaborateur de la CIA et a amassé des fortunes grâce à des activités liées au narcotrafic, ce sur quoi les États-Unis ont fermé les yeux jusqu’au moment fatidique, lorsque le dictateur est devenu un peu trop indépendant pour Washington, ce qui a mené à l’invasion de Panama en 1989xxx. À l’instar d’Hamid Karzai en Afghanistanxxxi, JOH serait-il un autre chef d’État gravitant autour des activités de la CIA et du trafic de drogues?
Le capital cherche toujours à produire de la valeur et des débouchés. La drogue est sans doute l’une des plus parfaites commodités, et ce, parce qu’elle crée naturellement et sans plus d’effort des débouchés. Est-il surprenant que des États valets du capital en Amérique latine y soient mêlés? À cet égard, selon le principe des services de renseignements de la « dénégation plausible », les agences impliquées maintiennent des apparences trompeuses, et profitent à la fois du beurre et de l’argent du beurre, c’est-à-dire des profits du trafic de drogues et des recettes de ventes d’armes effectuées pour lutter contre ce même trafic, sans compter le contrôle politique, la dérégularisation des marchés et la plus profonde imbrication des entreprises étrangèresxxxii. Oliver Northxxxiii? La Colombiexxxiv? Rien de nouveau à l’horizon. Souvenons-nous de la guerre du Vietnam, à mettre en parallèle avec le trafic de drogue qui a servi à la fois à financer le régime des « rebelles » du Vietnam du Sud tout en minant la révolte des populations afro-américaines en propageant l’héroïne dans leurs quartiersxxxv. La même stratégie a été mise en œuvre en Afghanistan pour financer la résistance contre l’invasion soviétiquexxxvi.
Le nom même des États-Unis d’Amérique sous-entend d’emblée, d’un point de vue idéologique, une mainmise sur le continent. On pourrait tout autant les appeler les États-Unis du monde. En parlant d’eux, Mao Tse Toung disait : « L’impérialisme est un tigre de papier »xxxvii. Aussi, Zhou Enlai, son ministre de l’intérieur, lorsqu’on lui a demandé, dans les années 1970, ce qu’il pensait des répercussions de la Révolution française, a répondu : « Il est un peu trop tôt pour le dire »xxxviii. Ainsi, tout porte à croire que « le tigre de papier » en question finira par pourrir ou par brûler, et que son allié du nord sera contraint de manger les restes de quelqu’un d’autre, ou mieux, de se métamorphoser radicalement. Enfin, pour le Honduras, l’avenir nous le dira.
CRÉDIT PHOTO : Alexandre Dubé-Belzile
i Clifford Krauss, Inside Central America: Its People, Politics, and History, Summit Books, New York, 1991.
ii Costa-Gavras, L’État de siège, 1973.
iii Costa-Gavras, Z, 1969.
iv Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1985.
v « Honduras requiere apoyo internacional ante dengue », La Tribuna, 16 juin 2019, p.5.
vi El horrible caso de las pastillas de harina, El Heraldo, 16 juin 2019, p.24-25
vii Sandra Cuffe, « Honduras protest rackdown: Five things to know », Al Jazeera, 22 juin 2019, récupéré sur : https://www.aljazeera.com/news/2019/06/honduras-protest-crackdown-190621221439388.html (consulté le 24 juin 2019)
viii « 21st Century Socialism Comes to the Honduran Banana Republic», Council on Hemispheric Affairs, 25 mai 2009. Récupéré sur : http://www.coha.org/21st-century-socialism-comes-to-the-banana-republic/ (consulté le 24 juin 2019)
ix Tyler A. Shipley. Ottawa and Empire: Canada and the military Coup in Honduras, Between the Lines, Toronto, 2017
x Ibid.
xi George I. García et Carlos Guillermo Aguilar Sánchez, « Psychoanalysis and politics: the theory of ideology in Slavoj Žižek». International Journal of Zizek Studies, volume 2, numéro 3, 2008.
xii Pablo Ordaz, « Micheletti ordena el cierre de los medios de comunicación afines a Zelaya », El país, 28 septembre 2009. Récupéré sur : https://elpais.com/internacional/2009/09/28/actualidad/1254088802_850215.html (consulté le 24 juin 2019)
xiii Op. cit., note 8.
xiv « Conteo final del TSE da triunfo a JOH por 52,602 votos », La Prensa, 4 décembre 2017. Récupéré sur : https://www.laprensa.hn/honduras/1132076-410/tse-conteo_votos-resultado-elecciones-honduras-actas-candidato_ganador-conteo_final- (consulté le 24 juin 2019)
xv Tyler A. Shipley, « Canada and Honduras: Election Fraud Is Only the Latest Outrage in an Eight Year Nightmare», Global Research, 12 décembre 2017. Récupéré sur : https://www.globalresearch.ca/canada-and-honduras-election-fraud-is-only-the-latest-outrage-in-an-eight-year-nightmare/5622515 (consulté le 24 juin 2019)
xvi « Zelaya Ends Self-Exile and Returns to Honduras », Honduras Weekly, 29 mai 2011. Récupéré sur : https://web.archive.org/web/20110601165325/http://www.hondurasweekly.com/national/3758-zelaya-ends-self-exile-and-returns-to-honduras (consulté le 24 juin 2019)
xvii Sílvia Alvarez, « El Partido Libre es el nuevo instrumento de lucha de la resistencia hondureña », 31 octobre 2011. Récupéré sur : http://www.albatv.org/el-partido-libre-es-el-nuevo.html (consulté le 24 juin 2019)
xviii Ibid.
xix « ’Mel’ Zelaya insiste en legalidad de los comandos de Libre », El Heraldo, 3 janvier 2019. Récupéré sur : https://www.elheraldo.hn/pais/1247091-466/mel-zelaya-insiste-en-legalidad-de-los-comandos-de-libre (consulté le 24 janvier 2019)
xx « “Pepe” Lobo lanza movimiento Todos por el cambio », El Heraldo, 16 juin 2019, p.9
« Expresidente “Pepe” Lobo oficializa el movimiento “tod@s por el cambio” », La Tribuna, 16 juin 2019.
xxi Adam Smith, Wealth of the Nations, W. Strahan and T. Cadell, London, 1776.
xxii « Reunión de emergencia para buscar el rescate de Hondutel », La Tribuna, 16 juin 2019. Récupéré sur : https://www.latribuna.hn/2019/06/16/reunion-de-emergencia-para-buscar-el-rescate-de-hondutel/ (consulté le 24 juin 2019)
xxiii « 2,600 hondureños piden asilo en España », La prensa, 17 juin 2019, p.22
xxiv John Holman, « Migrant Caravan: Hundreds using secret convoys », Al Jazeera, 14 juin 2019. Récupéré sur : https://www.aljazeera.com/news/2019/06/migrant-caravan-hundreds-secret-convoys-190614124840127.html (consulté le 24 juin 2019)
xxv Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, Free Press, New York, 1992. Note : Fukuyama est, en quelque sorte, le penseur par excellence du néolibéralisme, Il a parlé de la chute de l’Union soviétique comme la fin de l’histoire, c’est-à-dire le moment où il fallait se rendre à l’évidence que la démocratie libérale était le meilleur système.
xxvi « La plataforma se maintienne en las calles previo a instalar su diálogo », El Heraldo, 15 juin 2019, p.8
xxvii « Plataforma sigue en movilización », La Tribuna, 17 juin 2019, p.12
xxviii « Papá de joven acusado de quemar Embajada de EE UU: « No le hemos enseñado valores inapropiados » », El Heraldo, 1er juin 2019 Récupéré sur : https://www.elheraldo.hn/pais/1289548-466/pap%C3%A1-de-joven-acusado-de-quemar-embajada-de-ee-uu-no-le (consulté le 24 juin 2019)
« Embajada de Estados Unidos en Honduras cancela citas para visas del 17 al 21 de junio »,
El Heraldo, 15 juin 2019. Récupéré sur : https://www.elheraldo.hn/pais/1293591-466/embajada-de-estados-unidos-en-honduras-cancela-citas-para-visas-del-17
xxix Peter Asmann, « EE.UU. alega que hermano de presidente de Honduras es narcotraficante », InSight Crime, 26 novembre 2018. Récupéré sur : https://es.insightcrime.org/noticias/analisis/eeuu-alega-hermano-presidente-honduras-narco/ (consulté le 24 juin 2019)
xxx Eytan Gilboa, « The Panama Invasion Revisited: Lessons for the Use of Force in the Post Cold War Era», Political Science Quarterly, volum 110, numéro 4, p. 539. Récupéré sur : http://the-puzzle-palace.com/files/gilboa.htm (consulté le 24 juin 2019)
xxxi David Martin, « Karzai Brother: Drug Lord, CIA Darling? », CBS News, 28 octobre 2009. Récupéré sur : https://www.cbsnews.com/news/karzai-brother-drug-lord-cia-darling/ (consulté le 24 juin 2019)
xxxii Peter Dale Scott, American War Machine: Deep Politics, the CIA Global Drug onnection, and the Road to Afghanistan, Rowman & Littlefield Publishers, Laham, Maryland, 2014.
xxxiii Gary Webb, Dark Alliance : The CIA, the Contras, and the Crack Cocaine Explosion, Seven Stories Press, New York, 1998.
xxxiv Geoff Simons, Colombia : A Brutal History, London, Saqi, 2004.
xxxv Larry Collins, « The CIA Drug Connection Is as Old as the Agency », New York Times, 3 décembre 1993. Récupéré sur : https://www.nytimes.com/1993/12/03/opinion/IHT-the-cia-drug-connectionis-as-old-as-the-agency.html (consulté le 24 juin 2019)
xxxvi Ikramul Haq, « Pak-Afghan Drug Trade in Historical Perspective », Asian Survey, volume 36, numéro 10, octobre 1996, pp. 945-963.
xxxvii « L’impérialisme américain est un tigre de papier », Perspective Monde, s.d.. Récupéré sur : http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1445 (consulté le 24 juin 2019)
xxxviii Thomas Guimbault, « C’est un peu moins tôt pour le dire », Le Monde, 14 février 2011. Récupéré sur : https://www.lemonde.fr/idees/chronique/2011/02/15/c-est-un-peu-moins-tot-pour-le-dire_1479640_3232.html (consulté le 24 juin 2019)
par Any-Pier Dionne, Rédaction | Mai 30, 2019 | International, Opinions
Par Elizabeth Leier
Il va sans dire que le climat politique actuel des États-Unis alimente les cotes d’écoute. En effet, la chaine MSNBC, une des plus critiques envers le président, a vu son auditoire surpasser celui de Fox News pour la première fois en 18 ansi. De façon générale, les chaines de nouvelles en continu signalent d’importantes augmentations de leur auditoire depuis 2016ii. Même au Québec, la saga Trump est omniprésente. Ce n’est pas surprenant, avec ses politiques véritablement xénophobes notamment l’interdiction pour certain·e·s musulman·e·s d’entrer aux États-Unis ou la séparation forcée des familles à la frontière mexicaine et ses propos incohérents, une certaine attention médiatique portée au président est justifiable.
La présence de Donald Trump à la Maison-Blanche est en effet un phénomène notable. Néanmoins, je crains que ce ridicule personnage, avec son entourage méprisant composé d’allié·e·s aux propos racistes, sexistes et homophobes, comme Mike Pence et Steve Banon, se dresse devant nous comme l’arbre qui cache la forêt. En fait, la réalité apparait encore plus insidieuse, puisque semblerait-il qu’il y ait eu un effort concerté pour maintenir la forêt hors de vue.
Une réponse au phénomène Trump?
Tout a commencé à la suite de l’élection de M. Trump. Abasourdi·e·s, les centaines de commentateurs et commentatrices politiques, qui avaient pourtant prédit une victoire certaine pour Hillary Clinton, cherchent à comprendre et à expliquer sa défaite. Rapidement, le discours devient unanime : une ingérence de la part d’un gouvernement étranger serait survenue. La Russie, que l’on pointe du doigt, semblerait avoir comploté avec l’équipe de Donald Trump pour voler l’élection aux démocrates. Selon les rumeurs, la Russie aurait mobilisé son agence secrète pour disséminer des fausses nouvelles, notamment sur les réseaux sociaux, pour influencer l’électorat. De plus, il y aurait eu un vol concerté, impliquant les services secrets étrangers et la campagne Trump, de documents stratégiques démocratesiii. En effet, les documents publiés par Wikileaks après la primaire démocrate auraient été obtenus, voire sollicités par les proches de Trump pour miner la crédibilité de Mme Clinton. Cette histoire, vous la connaissez. Depuis deux ans, les médias sont obnubilés par le complot russe : certain·e·s, comme la commentatrice américaine de MSNBC Rachel Maddow, ont même lancé des accusations invraisemblables comme « La Russie pourrait vouloir diminuer le chauffage dans vos maisons »iv. D’autres, comme le réputé quotidien d’information britannique The Guardian, pourtant réputé pour sa rigueur, et Paul Manafort, l’ex-directeur de la campagne républicaine de 2016, ont inventé des scénarios sans preuves impliquant le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, qui était pourtant sous haute surveillance en tant que réfugié à l’ambassade de l’Équateur à Londresv. Selon leurs publications, les deux hommes se seraient rencontrés à plusieurs reprises pour collaborer. Des journalistes, comme Glen Greenwald, ont pour leur part étudié le dossier et ont rapidement conclu que ces allégations étaient fortement improbables.
Force est de constater que la théorie du complot russe a été adoptée et encouragée par les journalistes qui avaient pourtant le devoir d’exposer les faits tels qu’ils étaient alors connus. Or, le dépôt récent du fameux rapport Mueller, document rédigé à la suite de l’investigation du FBI, nous oblige à réexaminer cette version des faits. Si, à ce stade, on m’accuse d’être partisane de Trump, je réitère que ce personnage me répugne et que je trouve ses politiques aberrantes. Si M. Trump n’est pas inculpé par le rapport Mueller, cela ne signifie pas qu’il est sans reproches, mais peut-être n’est-il pas une marionnette russe.
Le complot qui cache le contexte
Le problème avec le « Russiagatevi » et les médias, c’est que ces derniers ont cherché à invalider le contexte qui a mené Trump au pouvoir. En affirmant que la victoire de Trump est le résultat d’une manipulation artificielle, on perd de vue les phénomènes sociaux plus larges qui ont poussé les gens à voter pour lui. En effet, n’est-il pas remarquable que de nombreuses personnes qui avaient voté pour Obama en 2008 aient décidé de voter pour Trump en 2016? Celles-ci avaient alors été séduites par la volonté de changement que représentait la présidence de Barack Obama. Or, force est de constater que ce changement n’était que superficiel : l’écart entre les riches et les pauvres aux États-Unis n’a fait qu’augmentervii et une grande partie de la population voit la mondialisation néolibérale comme une réelle menace, avec la délocalisation d’emplois et la fermeture d’usines. Ainsi, lorsqu’un candidat « anti-establishment » propose des politiques protectionnistes et nationalistes, plusieurs y voient une solution à leurs problèmes économiques. Évidemment, chez Trump, ces politiques se marient aux tendances xénophobes, incarnées notamment par sa résistance à l’immigration.
Ce phénomène n’est malheureusement pas unique aux États-Unis. On observe une cohérence alarmante avec la montée incontestée des mouvements identitaires et d’extrême droite en Europe et ailleurs. Les partis d’extrême droite en Italie, en Slovénie, en Autriche et en Pologne ont tous fait d’importants gains lors des dernières élections. Ici, au Québec, le discours identitaire se fait de plus en plus explicite, particulièrement avec le débat sur le projet de loi 21 du gouvernement de François Legault.
Plus encore, les attentats à la mosquée de Québec et ceux de Christchurch, les marches néonazies à Charlottesville et à Washington D. C., tout cela illustre un contexte social beaucoup plus complexe et menaçant qu’un faux complot orchestré par Donald Trump Jr et Vladimir Putin. La question se pose donc : comment expliquer la montée de l’intolérance et le marasme politique qui ont poussé les Américain·e·s à élire l’ex-présentateur de The Celebrity Apprentice comme dirigeant d’une superpuissance? Je n’ai que quelques éléments de réponses possibles à cette difficile question. Il reste que c’est cette réflexion qui devrait demeurer au centre des enquêtes et des débats médiatiques et non les affaires sordides de Stormy Daniels, l’actrice de films pornographiques avec qui Trump aurait eu une relation extraconjugale, ou encore moins les théories de conspiration électorale sans fondement qui ont transformé les journalistes en animateurs et animatrices de télé-réalité.
La faute est donc d’autant plus insidieuse qu’elle participe à maintenir et consolider le statut quo. Présenter Trump comme le résultat d’un complot russe ou encore insister sur ses tweets et ses commentaires provocateurs permet de détourner l’attention des réelles catastrophes politiques, économiques et écologiques dans lesquelles nous nous trouvons actuellement.
Ces journalistes savaient-ils et savent-elles que le « Russiagate » était une fabrication ou au mieux une rumeur sans preuves? Je l’ignore. Ce qui est certain, c’est que les médias ont récolté les fruits de l’augmentation des cotes d’écoute et du lectorat. Que ce soit par erreur ou par négligence, trop de gens viennent de passer deux ans à se faire répéter que l’ascendance de Trump est une aberration, c’est-à-dire un « bug » ponctuel dans un système sociopolitique et économique qui fonctionne habituellement plutôt bien. La vérité nous fait constater que la réalité est tout autre. La précarité économique des sociétés postindustrielles et l’absence perçue d’agentivité politique, c’est-à-dire du pouvoir individuel et collectif de la majorité quant aux décisions politiques, ont des conséquences désastreuses. Celles-ci vont de l’élection de M. Trump aux folies meurtrières de xénophobes en passant par les commentaires racistes entendus sur les ondes des radios-poubelles québécoises.
La crise actuelle du capitalisme, caractérisée par la perte d’emploi, la précarité, la désolidarisation du milieu de travail, etc. pousse les gens à chercher des solutions radicales. Désintéressée par le système qui ne fait que reproduire les mêmes problématiques, la population est séduite par les discours populistes et nationalistes particulièrement en l’absence d’un discours de gauche alternatif.
À quoi pourrait ressembler ce discours? L’économiste et ancien ministre grec de la finance Yanis Varoufakisviii soutient qu’il nous faut impérativement instaurer des mécanismes de redistribution des richesses et limiter l’expansion sans fin d’un système qui nous menace, d’un côté par la crise climatique et de l’autre, par la montée du « nationalisme toxique ». Il en demeure que, plus on ignore ces enjeux au profit de rumeurs, de complots et d’anecdotes sensationnalistes, plus on perpétue les violences d’un système qui menace l’avenir de l’humanité.
CRÉDIT PHOTO: Jørgen Håland, Unsplash
i Eli Okun, 27 décembre 2018, « MSNBC ratings top Fox News for first time in 18 years », Politico.
https://www.politico.com/story/2018/12/27/msnbc-fox-cable-ratings-number-one-1075872
ii Brad Adgate, 18 avril 2018, « The Ratings Bump Of Donald Trump », Forbes. https://www.forbes.com/sites/bradadgate/2018/04/18/the-ratings-bump-of-donald-trump/#20ba67597ec1
iii Martin Matishak, 18 Juillet 2018, « What we know about Russia’s election hacking », Politico. https://www.politico.com/story/2018/07/18/russia-election-hacking-trump-putin-698087
iv RT, 1er février 2019, « Russia could ‘flip the off switch’ on US electricity at any time, warns Maddow in new conspiracy », https://www.rt.com/usa/450268-maddow-russia-weather-power/.
v Glen Greenwald, 2 janvier 2019, « Five Weeks After The Guardian’s Viral Blockbuster Assange-Manafort Scoop, No Evidence Has Emerged — Just Stonewalling », The Intercept. https://theintercept.com/2019/01/02/five-weeks-after-the-guardians-viral-blockbuster-assangemanafort-scoop-no-evidence-has-emerged-just-stonewalling/
vi Le terme « Russiagate » est employé pour désigner la théorie d’ingérence russe lors des élections américaines.
vii Carmen Reinicke, 19 juillet 2018, « US income inequality continues to grow », CNBC. https://www.cnbc.com/2018/07/19/income-inequality-continues-to-grow-in-the-united-states.html
viii Tom Embrury-Dennis, 18 octobre 2017, « Capitalism is ending because it has made itself obsolete, former Greek finance minister Yannis Varoufakis says », The Independent. https://www.independent.co.uk/news/world/europe/yannis-varoufakis-capita…
par Any-Pier Dionne | Juin 18, 2018 | Environnement, Opinions
« Plan Nord : Plan mort », scandaient les étudiant·e·s et manifestant·e·s en 2012, après la défaite de Jean Charest, premier architecte du Plan Nord actuel. On croyait que ce projet, qui vise à développer les territoires situés au nord du 49e parallèle, serait abandonné. Ce ne fut toutefois pas le cas. Pauline Marois proposait « Le Nord pour tous », puis Philippe Couillard a officiellement relancé le Plan Nord en 2015. Seize milliards ont déjà été investis dans cet immense chantier, aux dires du premier ministre[i]. Bien qu’on entende relativement peu parler de ce qu’il se trame aujourd’hui sur cette vaste étendue, de nombreux projets y sont bel et bien en cours.
Le gouvernement du Québec présente son Plan Nord comme un modèle de développement « responsable et durable »[ii]. Mais ce projet titanesque est-il réellement « responsable » des points de vue environnemental, social et économique ? C’est à cette question à laquelle ont voulu répondre Bruno Massé, géographe, activiste et écrivain ; Marie-Ève Blanchard, animatrice en défense de droits et poète féministe ; Frédéric Lebel, géographe et consultant en planification territoriale et en stratégies de développement local ; et Alice de Swarte, coordonnatrice en conservation et analyse politique à la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), lors de notre brunch-discussion du 29 avril dernier. Elles et ils ont abordé le contexte économique et politique dans lequel est né et se développe le Plan Nord, ses impacts sur les femmes, ainsi que les engagements gouvernementaux en matière de protection des territoires.
Le Plan Nord en bref
La Société du Plan Nord, soit l’organisme responsable de la mise en œuvre du projet depuis le 1er avril 2015[iii], affirme que le projet a « pour but de mettre en valeur le potentiel minier, énergétique, social, culturel et touristique du territoire québécois situé au nord du 49e parallèle »[iv]. Le gouvernement prévoit des investissements publics et privés totalisant près de 50 milliards de dollars entre 2015 et 2035, date prévue de la fin du projet. La région touchée représente 72 % de la superficie du Québec. Environ 120 000 habitant·e·s — soit 1,5 % de la population de la province —, y vivent, dont près du tiers sont autochtones, note Frédéric LeBel[v].
Toutefois, comme l’a souligné chaque intervenant·e lors de l’événement du 29 avril dernier, le Plan Nord est d’abord et avant tout un projet de développement minier, assorti de« petits bonus » promis pour le développement social et la protection de l’environnement. Bruno Massé dénonce le fait que le projet gravite sur l’exploitation minière. De plus, il souligne que les mesures sociales annoncées dans le cadre du Plan Nord (construction de logements sociaux au Nunavik,de serres, etc.) sont à la remorque du développement minier. Selon lui, la population se trouve « prise en otage » : pour avoir droit à ces mesures sociales, les communautés sont contraintes d’accepter le Plan Nord et tous ses chantiers miniers et énergétiques.
De plus, pour la période allant de 2015 à 2020 seulement, le gouvernement promet des investissements publics de l’ordre de deux milliards de dollars, auxquels pourront s’ajouter des contributions du gouvernement fédéral. Ces investissements visent à « mettre en place les conditions nécessaires pour favoriser le développement et l’accès au territoire »[vi]. Cependant, Frédéric LeBel avance que les infrastructures de transport (routes, aéroports, ports) construites pour augmenter l’accessibilité du territoire sont destinées avant tout à l’industrie minière. En effet, il explique que les principales infrastructures visent à leur faciliter l’accès aux minerais et à leur permettre de l’exporter plus aisément.
Le gouvernement avance que le Plan Nord créera des emplois et générera des revenus à la fois pour les communautés touchées et pour les Québécois·es en général. On fait miroiter un projet « rassembleur pour la société québécoise »[vii]. Toutefois, comme cela a été souligné pendant la période de discussion avec le public, ce mégaprojet exacerbe les tensions entre les communautés et dans les communautés. De plus, comme l’a dénoncé un membre du public, la façon dont est créée et redistribuée la richesse est choquante, voire « humiliante » : les ressources minières qui sont le cœur du Plan Nord sont non renouvelables. Et pourtant, on favorise une approche « terriblement capitaliste », au nom de laquelle « on sort tout, tout de suite », pour le profit des actionnaires, s’offusque-t-il. Rien dans l’approche préconisée ne garantit la pérennité des ressources ou la transformation locale de la matière pour créer des emplois dans les secteurs secondaires et tertiaires[viii].
Par ailleurs, certain·e·s estiment que la promesse du gouvernement de protéger 50 % du territoire au nord du 49e parallèle n’est que poudre aux yeux. Comme le souligne Frédéric LeBel, le gouvernement vend l’idée qu’il faut exploiter ce territoire pour en protéger une partie, alors qu’il serait tout à fait possible de le préserver sans prôner une exploitation à grande échelle. De son côté, Bruno Massé avance que les mesures environnementales ont été créées dans le but de rallier l’opinion publique et de manufacturer le consentement face à ce titanesque projet.
Pourquoi « développer » le Nord ?
Plusieurs raisons expliquent la volonté gouvernementale de « développer » le Nord. Le message officiel des libéraux est que ce plan vise à relancer l’économie et à stimuler l’emploi[ix]. Cependent, Pierre Arcand, ex-ministre responsable du Plan Nord, avouait dans un article de La Presse en 2017 que, « [l]orsqu’on a lancé le Plan Nord, c’était en réaction à des investissements miniers très importants qui étaient soudainement apparus »[x].
Bruno Massé avance que, en vérité, le Plan Nord serait fortement lié au « boom minier » qui a éclaté en 2011. Selon lui, on connaissait depuis longtemps le fort potentiel minier du Nord québécois, mais on a attendu que le contexte économique justifie l’exploitation avant d’aller de l’avant. En effet, le « boom minier », qui résulte à la fois de la hausse de la demande en métaux des marchés asiatiques et de la rareté des ressources minières, rentabilise désormais l’exploitation de mines dans le Nord québécois, d’après le géographe. La fonte du pergélisol, la qualité du sol composé à 90 % de roche précambrienne (dite « favorable », car facile à exploiter) et l’arrivée de nouvelles technologies sont des arguments de plus qui justifient l’exploitation minière sur ce territoire, ajoute Frédéric LeBel.
Toutefois, malgré le contexte mondial de rareté de la ressource et la forte demande en minéraux, la faiblesse majeure qui freinait les investissements de l’industrie minière au Québec est l’éloignement du marché et la difficulté d’accéder aux ressources. En effet, les marchés désireux d’acheter les matières premières extraites des mines, comme l’expliquait Frédéric LeBel, sont plutôt éloignées du Québec, la majorité se trouvant en Asie. Les infrastructures de transport inappropriées rendaient l’exportation du minerai difficile, mais le gouvernement du Québec a tenu à rassurer les compagnies minières et à les encourager à choisir le Nord québécois pour investir. Pour ce faire, il avait promis de construire et d’entretenir des infrastructures de transport pour leur permettre d’accéder aux ressources, mais aussi de l’exporter. Le gouvernement a donc financé la construction de routes pour se rendre aux mines et en sortir le minerai[xi], d’aéroports et d’un port en eau profonde à Sept-Îles. Le gouvernement assurera également en grande partie les coûts reliés à l’entretien de ces infrastructures, qui sont particulièrement vulnérables en raison du climat hostile pour les chaussées des régions nordiques. Pour Frédéric LeBel, on parle de « socialiser le risque par la dette publique ».
Pour ajouter au contexte économique favorable aux investissements de l’industrie minière, Québec a fait le choix de maintenir un faible taux de redevances minières, signale Frédéric LeBel. En 2015, dans Le Devoir, Alexandre Shields révélait que « les minières ont versé un milliard de dollars de redevances depuis 2009, tandis que la valeur des minerais tirés du sol dépasse les 54 milliards ». Le journaliste déplorait que ce taux était bien inférieur à la moyenne canadienne[xii].
Par ailleurs, poursuit Frédéric LeBel, d’un point de vue géopolitique, l’ouverture du passage du Nord-Ouest, qui résulte des changements climatiques et de la fonte des glaciers, facilite l’exportation des matières extraites vers l’Asie et, en particulier, vers la Chine, dont la demande en minéraux est très forte. Cette situation est favorable pour l’industrie minière qui cherche un marché accessible où vendre les minerais Les changements climatiques leur assurent donc un nouveau passage plus rapide vers leurs principaux acheteurs.
L’enjeu du positionnement géopolitique du Québec dans l’arctique est également un facteur clef qui explique cette volonté de développer le Nord, croit Frédéric LeBel. Le Québec est la province possédant le plus grand accès aux mers nordiques du Canada, mais, étant donné son statut politique de province, elle ne peut y transiter à titre de nation indépendante. On peut prévoir que le passage du Nord-Ouest entre le Manitoba et la Russie deviendra un espace essentiel pour le commerce mondial, d’où l’intérêt pour le Québec d’occuper le territoire nordique et de se projeter dans les mers, note le géographe.
Les femmes « charriées » par le Plan Nord
D’un point de vue social, le Plan Nord engendre de graves conséquences sur la situation des femmes. Au fil de ses recherches à titre de citoyenne engagée, Marie-Ève Blanchard a constaté que « l’implantation de mégaprojets extractifs et énergétiques s’accompagne souvent d’une dévaluation de la condition de vie des femmes, d’une hausse des agressions physiques et sexuelles, et d’une hausse du marché sexuel », et ce, entre autres conséquences négatives.
Le monde politique semble toutefois peu sensible à ces répercussions dramatiques. Marie-Ève Blanchard relate un échange « éclairant » datant de 2015, entre Alexa Conradi (alors présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ)) et André Spénard, député de la Coalition avenir Québec (CAQ) et membre de la commission parlementaire sur les choix budgétaires. Lorsque Alexa Conradi critiquait les investissements associés au Plan Nord, argumentant que, autant les agressions sexuelles que l’industrie du sexe sont en nette hausse sur la Côte-Nord – région fortement touchée par le Plan Nord –, le député caquiste lui a répondu : « On n’arrêtera pas les ressources naturelles et l’extraction du minerai de fer, de cuivre, ou l’or, parce qu’il y a plus d’agressions sexuelles dans ce coin-là! […] Vous me charriez ! »
Les chiffres donnent cependant raison à la présidente de la FFQ de sonner l’alarme. Selon une analyse de l’Institut national de la santé publique du Québec, de 2002 à 2011, le nombre de voies de fait, excluant les agressions sexuelles, a augmenté de façon significative sur l’ensemble de la Côte-Nord. Ce taux était deux fois plus élevé que la moyenne en 2009 et et 2011, mais comparable à celui de 2002[xiii], s’offusque Marie-Ève Blanchard. Fait à noter : 2009 marque l’ouverture du premier campement près du chantier La romaine, un complexe hydro-électrique construit dans le cadre du Plan Nord.
De plus, le nombre d’agressions sexuelles est en hausse sur tout le territoire du Plan Nord. On rapportait 67 agressions en 2011-2012, 81 agressions 2012-2013, puis 102 agressions en 2013-2014[xiv], soit une augmentation constante, rapporte Marie-Ève Blanchard. On observe également une hausse des voies de fait contre la personne en contexte conjugal de 300 % dans la région de la Minganie, touchée par le Plan Nord. Difficile de ne pas faire de liens entre ces statistiques aberrantes et les chantiers du Plan Nord ou les projets extractifs et énergétiques, comme le laisse entendre la poète féministe.
En effet, comme mentionné précédemment, le Plan Nord a pour clef de voûte sur l’exploitation minière, une industrie à forte prédominance masculine. Une membre du public faisait justement remarquer que la minière connue comme étant la plus responsable au Québec employait à peine 7 % de femmes (dans des postes administratifs pour la plupart). Elle ajoutait qu’en Abitibi-Témiscamingue, région où les minières sont omniprésentes, les femmes gagnent 60 % du revenu des hommes, soit le plus grand écart salarial au Québec après la Côte-Nord[xv]. Cet écart peut s’expliquer par la forte présence des mines, « où l’on retrouve des salaires très élevés »[xvi], et d’où la grande majorité des femmes sont exclues.
Par ailleurs, d’après Marie-Ève Blanchard, le navettage (plus connu comme « fly-in/fly-out »), nouveau mode d’organisation du travail préconisé sur les chantiers miniers et énergétiques, exacerbe les comportements jugés répréhensibles (excès de drogues ou d’alcool, prostitution, agressions sexuelles). Elle explique que le navettage ne favorise pas la création d’un sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil. Les employé·e·s viennent travailler, souvent 12 heures par jour pendant 14 jours consécutifs, puis repartent dans leur communauté d’origine pour 14 jours de congé, avant de recommencer ce voyagement constant. C’est un mode de travail de plus en plus répandu sur les différents chantiers du Plan Nord et qui aurait des répercussions néfastes importants — quoiqu’encore méconnus — sur le tissu social tant de la communauté d’origine que celui de la communauté de travail des employé·e·s[xvii].
D’ailleurs, « plusieurs milieux féministes autochtones formulent l’hypothèse que […] s’attaquer à l’autonomie et aux droits des femmes et ainsi fragiliser le tissu social d’une communauté serait un moyen d’atténuer la capacité de résistance des communautés touchées pour contrôler plus aisément un territoire convoité pour le développement extractif », signale Marie-Ève Blanchard. Selon elle, cette « stratégie de destruction » se trouverait au cœur même du Plan Nord, et viserait à faire taire les résistances. Elle décrit la stratégie de développement du Nord, qui laisse tomber les femmes et qui ne prend pas en compte les répercussions des multiples chantiers sur ces dernières.
Des promesses environnementales bafouées
Alice de Swarte, de la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), a résumé les engagements gouvernementaux en matière de protection du territoire dans le cadre du Plan Nord. Elle explique que le gouvernement du Québec a promis de conserver 50 % du territoire touché d’ici la fin prévue du projet en 2035. Pour ce faire, on compte mettre sur pied des aires protégées représentatives de la biodiversité nordique. Elle affirme que ce chiffre est tiré de plusieurs études qui démontrent que pour endiguer la perte de biodiversité, il faut soustraire de 25 % à 75 % du territoire à l’exploitation industrielle. Le chiffre de 50 % se veut donc une moyenne, l’équivalent du « deux degrés » pour limiter l’impact des changements climatiques.
Le gouvernement s’est engagé à atteindre cette cible en trois étapes majeures : il souhaitait protéger 12 % du territoire pour 2012, 20 % pour 2020, puis 50 % pour 2035. Pour l’instant, précise Alice de Swarte, seulement 12 % du territoire du Plan Nord est protégé. Il faudra donc y ajouter 8 % en moins de deux ans pour remplir l’objectif de 2020. Pour y arriver, il faudra donc accélérer drastiquement le rythme auquel on crée des aires protégées.
Toutefois, plusieurs défis sont à relever pour atteindre ces cibles, déplore Alice de Swarte. On pense aux claims miniers, qui ont préséance sur les autres usages du territoire. Un claim minier est un droit à l’exploration minière qui peut être loué en échange d’un certain montant par des compagnies ou des personnes[xviii]. Cela veut dire que si un territoire donné est « claimé » par une compagnie, l’exploration minière — et éventuellement l’exploitation de la ressource — ont priorité sur création d’aires protégées, résume Alice de Swarte.
Alice de Swarte dénonce également les ministères à vocation économique qui « font de l’obstruction » à la création d’aires protégées, ainsi que la culture au sein du ministère des Ressources naturelles qui permet de mettre un droit de veto sur la plupart des projets de protection. Elle s’offusque du fait que la vision des acteurs économiques finit, dans 90 % des cas, par aller à l’encontre de la préservation de l’environnement.
De plus, elle estime qu’il y a un manque de cohérence dans la vision gouvernementale, et qu’on manque d’outils pour gérer le territoire de façon équilibrée et pour mettre les communautés au centre des enjeux de conservation. Elle regrette « l’absence quasi totale de balises pour s’assurer d’un développement responsable ». Notamment, le gouvernement n’a toujours pas fait d’étude de l’effet cumulatif des conséquences de multiples chantiers du Plan Nord sur l’environnement. En effet, la SNAP est préoccupée par l’ouverture du territoire par la construction de nombreuses infrastructures de transport sur un territoire « dont l’isolement constituait jusqu’à maintenant la meilleure garantie de protection »[xix].
Par ailleurs, Alice de Swarte s’inquiète du manque de respect du consentement libre, préalable et éclairé des communautés autochtones par le gouvernement. Elle déplore le manque de ressources pour leur permettre de mener à terme leurs projets de protection du territoire face à la machine gouvernementale et aux industries.
Elle demande également à ce que les activités industrielles menées sur le territoire fassent l’objet d’une surveillance indépendante, car, pour l’instant, ce sont les compagnies qui exploitent des ressources naturelles qui sont chargées de s’autosurveiller, avec toutes les lacunes qu’un tel fonctionnement peut causer.
Pour conclure, à la lumière des explications des intervenant·e·s qui ont pris la parole lors de cette discussion sur le Plan Nord, il semble évident que ce projet comporte plusieurs lacunes sur le plan économique, social et environnemental. Malgré les belles promesses du gouvernement, le Plan Nord dans sa forme actuelle est loin d’être un « modèle de développement durable et responsable », comme le clame le gouvernement du Québec.
CRÉDIT PHOTO: Parolan Harahap / FLICKR
[i] Jocelyne Richer, « Philippe Couillard inaugure une aire protégée dans le Grand Nord », La Presse, 26 octobre 2017. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201710/…
[ii] Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/
[iii] Société du Plan Nord, « Plan stratégique 2016-2020 », Gouvernement du Québec, 2016, p. 9. https://plannord.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2017/05/Plan_strategique_SPN_2016-2020.pdf
[iv] Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/
[v] Société du Plan Nord, « Le territoire du Plan Nord et ses principales caractéristiques », 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/territoire/
[vi] Société du Plan Nord, « Cadre financier », Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/vision/cadre-financier/
[vii] Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/
[viii] Alexandre Shields, « Forcer la transformation du minerai ici serait néfaste pour le Québec », Le Devoir, 7 février 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/341982/forcer-la-transfor…
[ix] Secrétariat du Plan Nord, « Le Plan Nord à l’horizon 2035. Plan d’action 2015-2020 », Gouvernement du Québec, 2015, page iii. https://plannord.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2017/05/Synthese_PN_FR_IMP.pdf
[x] Émilie Laperrière, « Plan Nord : Le Québec est « mieux organisé » pour la relance », La Presse, 23 mai 2017. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.lapresse.ca/affaires/portfolio/plan-nord/201705/23/01-5100462…
[xi] Alain Mondy, « Prolongement de la route 167 : pour un meilleur accès aux ressources minières », ministère des Transports du Québec, novembre 2011. Page consultée le 10 mai 2018 : https://mern.gouv.qc.ca/mines/quebec-mines/2011-11/prolongement.asp; Laurence Royer, « 489 M$ pour les routes de la Côte-Nord », Radio-Canada, 26 mars 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1091580/investissement-routes-cote-nord; Steeve Paradis, « Plan Nord : la route 389 asphaltée sur 40 km de plus », La Presse, 30 août 2011. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.lesoleil.com/actualite/plan-nord-la-route-389-asphaltee-sur-…
[xii] Alexandre Shields, « Le Québec, cancre canadien », Le Devoir, 26 octobre 2015. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/453528/redevances-miniere…
[xiii] Institut national santé publique du Québec, « Violence conjugale dans la région de la Côte-Nord », avril 2011. https://www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1245_ViolenceConjugaleCoteNord.pdf
[xiv] Catherine Lévesque, « Plan Nord au féminin : une vie pas toujours rose (infographie) », Huffington Post, 1er décembre 2014. Page consultée le 23 mai 2018 : https://quebec.huffingtonpost.ca/2014/12/01/plan-nord-au-feminin–une-vi…
[xv] « Portrait : Les femmes et le marché du travail (Abitibi-Témiscamingue) », Emploi-Québec Abitibi-Témiscaminge, janvier 2016. Page consultée le 10 mai 2018 :http://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/uploads/tx_fceqpubform/08_Portrait-femmes.pdf
[xvi] Jocelyn Corbeil, « L’écart salarial entre les hommes et les femmes demeure important en Abitibi-Témiscamingue », Radio-Canada, 7 mars 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1087791/ecart-salarial-hommes-femme…
[xvii] Julie Tremblay, « Fly-in, fly-out : extraire des ressources et des travailleurs », Radio-Canada, 12 janvier 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1077627/fly-in-fly-out-travailleurs…
[xviii] Simplement géologie, « Les claims miniers – un aperçu », 10 avril 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.simplegeo.ca/2012/04/les-claims-miniers-un-apercu.html
[xix] Patrick Nadeau, « Ouverture du Nord : les dépenses s’accumulent – les impacts environnementaux aussi », SNAP Québec, 12 avril 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : http://snapqc.org/news/ouverture-du-nord-les-depenses-saccumulent-les-im…
par Any-Pier Dionne | Mai 28, 2018 | Analyses, Canada
Par Étienne de Sève
La figure de l’ancien premier ministre canadien John A. Macdonald fait plus que jamais l’objet de controverses. Les statues à l’effigie de Macdonald sont aujourd’hui vandalisées un peu partout au pays. Pourtant, les politiciens canadiens défendent vivement l’héritage de ce « père » de la Confédération. Les actions politiques controversées de John A. Macdonald soulèvent des interrogations sur la nécessité de retirer les monuments en son honneur au sein des espaces publics.
Dans la nuit du 12 novembre 2017, la statue en bronze de l’ancien premier ministre canadien John Alexander Macdonald (1815-1891), située sur la place du Canada à Montréal, est aspergée de peinture rouge. Cet acte de vandalisme s’est produit quelques heures avant une manifestation antiraciste. Un groupe anonyme revendique alors le geste en affirmant que cette figure prédominante de l’histoire politique canadienne représente un « symbole du colonialisme, du racisme et de la suprématie blanche »[1]. Comme le mentionne Nicholas Clyde Griffith, un agent de sécurité de la place du Canada, ce n’est pas la première fois qu’on perpétue des actes criminels contre cette sculpture datant de 1895[2]. Les employés savaient d’ailleurs exactement quel produit appliquer sur l’œuvre afin de mieux en retirer la peinture. Certaines attaques de vandales ont cependant été plus violentes que d’autres par le passé. L’historien et journaliste Jean-François Nadeau rappelle que cette statue a par exemple été décapitée en 1992 lors de l’anniversaire de la pendaison de Louis Riel (1844-1885)[3]. Habituée des gestes répréhensibles, cette œuvre d’art représentant John A. Macdonald vêtu de l’habit du conseil impérial, est particulièrement mise en valeur par son cadre architectural. En effet, Montréal possède ici la statue la plus imposante et la plus élaborée de toutes les sculptures qui représentent cet ancien premier ministre conservateur dans les lieux publics canadiens.
En janvier 2013, une autre statue du célèbre homme d’État, située à Kingston en Ontario, avait également été souillée avec de la peinture rouge. On y a retrouvé, peints en blanc sur le socle, les mots « Ceci est une terre volée », « meurtrier » et « colonialiste »[4]. L’ancien ministre conservateur des Affaires étrangères, John Baird, s’était alors empressé de condamner ces gestes violents, et il avait ajouté que « tous les Canadiens peuvent être fiers de l’héritage de Sir John A. »[5]. Loin d’être renié, l’héritage de John A. Macdonald est honoré tous les ans par le gouvernement canadien au 11 janvier, et ce, depuis 2002. En 2016, la ministre libérale du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, avait pour sa part incité les Canadiens à en apprendre davantage sur la vie de cet homme qui, selon elle, « valorisait la diversité, la démocratie et la liberté »[6]. Il n’en demeure pas moins que les attaques répétées contre la figure de cet ancien premier ministre, et la défense soutenue de certains politiciens à l’égard de la mémoire de cet homme d’État, suscite aujourd’hui des discussions.
Bien que les statues d’hommes politiques soient toujours susceptibles d’être la cible de vandalisme, les attaques perpétrées contre les œuvres d’art publiques représentant John A. Macdonald sont plus virulentes depuis un certain temps[7]. L’héritage de « Sir John A. » – comme on l’appelle affectueusement au Canada-anglais – est de plus en plus ouvertement critiqué dans les médias. Les célèbres quotidiens américains The Washington Post et The New York Times ont d’ailleurs consacré des articles au sujet de la « controverse John A. Macdonald »[8]. En août 2017, la Fédération des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario (FEEO) en venait à recommander aux conseils scolaires de rebaptiser les écoles portant le nom de John A. Macdonald puisque ce dernier aurait contribué, selon elle, au « génocide des peuples autochtones »[9]. Lorsqu’on examine au peigne fin l’héritage de l’homme d’État, on est en droit de se questionner sur la pertinence d’honorer sa mémoire. Certains faits et gestes de l’ancien premier ministre suscitent la controverse et vont à l’encontre de valeurs et d’idéaux démocratiques défendus aujourd’hui au pays. Plusieurs intervenants se demandent si les politiciens canadiens cesseront un jour de glorifier les actions de « Sir John A. », qui fait les manchettes pour de mauvaises raisons.
John A. Macdonald était soucieux d’une « efficacité politique » dans le but d’arriver à ses fins. Loin de prôner une cohérence doctrinale dans ses prises de positions, il puisait ses idées à différentes sources. Cette réalité entraine d’ailleurs des débats chez plusieurs historiens spécialistes de John A. Macdonald, qui n’arrivent pas à s’entendre sur la nature de sa pensée[10]. À l’heure où le gouvernement canadien invite les citoyens à s’inspirer de l’héritage de « Sir John A. », une évaluation de son legs politique s’impose.
John A. Macdonald : un politicien canadien controversé
John A. Macdonald a une feuille de route impressionnante au Parlement canadien pour y avoir siégé en tout 47 années[11], dont 19 à titre de premier ministre[12]. Son nom est notamment associé à la construction du chemin de fer transcontinental du Canadien Pacifique ainsi qu’à la gestion de la rébellion du Nord-Ouest (1885) lors de laquelle les Métis se sont dressés contre le gouvernement canadien. Il a été au cœur des discussions visant l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 et la mise en place du régime fédératif. Ce « père de la Confédération » occupa le tout premier poste de premier ministre du Canada, ce qui lui confère une notoriété symbolique. Si Macdonald a une importance historique indéniable, le portrait que l’on brosse de sa personnalité est généralement peu reluisant au Québec.
L’anthropologue Serge Bouchard, récipiendaire du prix littéraire du Gouverneur général en 2017 pour son essai intitulé Les yeux tristes de mon camion (2016), le décrit en des termes bien peu flatteurs : « S’il existe un personnage indigne dans l’histoire du Canada, c’est bien cet avocat corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme sans compassion et sans principes, un voyou en cravate qui eût été sanctionné en des temps moins laxistes »[13]. On rapporte souvent ses problèmes de comportement, et plus spécifiquement ceux reliés à son alcoolisme. Bien que les problèmes d’alcool fussent plus répandus à l’époque, l’historien Frédéric Boily affirme que les frasques du politicien étaient bien connues de ses contemporains. Macdonald traine une réputation pour son « légendaire goût immodéré pour la boisson »[14]. Son amour de la dive bouteille se percevait lors de certains de ses discours, qui apparaissaient plus laborieux. Selon le politologue Jean-François Caron, c’est aussi l’alcool qui est mis en cause pour expliquer la propagation du feu dans la chambre d’hôtel de Macdonald à Londres en 1866, alors que la délégation canadienne parachevait l’Acte de l’Amérique du Nord britannique avec les autorités coloniales[15]. L’alcoolisme de Macdonald lui occasionnait aussi des comportements agressifs. Doté d’un tempérament bouillant, Macdonald avait tendance à en venir aux coups avec ses adversaires politiques. En février 1849, alors qu’il siégeait à titre de député de Kingston, il réclama un duel en plein Parlement – alors situé à Montréal – à la suite d’échanges acrimonieux avec le solliciteur William Hume Blake (1809-1870)[16]. La défense de ses idées était parfois liée à une forme de violence physique.
Le « père » d’une Confédération canadienne plus centralisatrice
John A. Macdonald a néanmoins laissé une empreinte indélébile lors de la création de la Confédération canadienne. S’il est souvent associé à la création du régime fédéral de 1867, Macdonald n’en était pourtant pas un fervent partisan. Cet avocat de formation s’avérait beaucoup plus « centralisateur » que ses homologues lors des conférences préparatoires à la mise en place du nouveau régime fédéral. En 1864, il affirmait : « Nous devrions avoir un gouvernement fort et stable sous lequel nos libertés constitutionnelles seraient assurés, contrairement à une démocratie, et qui serait à même de protéger la minorité grâce à un gouvernement central puissant »[17]. Macdonald avait notamment manœuvré auprès des autorités britanniques de façon à changer les résolutions prises à la Conférence de Québec (1864), qui étaient pour leur part moins centralisatrices en regard du pouvoir fédéral. Le jeu de coulisse de Macdonald aurait notamment eu un impact sur le pouvoir résiduaire, qui vise à déterminer les futurs champs de compétence du gouvernement fédéral, pour mieux favoriser la construction d’un régime où le gouvernement central serait plus puissant. Adversaire d’une décentralisation étatique semblable à la démocratie américaine, Macdonald avait par ailleurs souligné que les États américains avaient « trop de droits » et que cela entrainait l’état de guerre civile qui faisait rage aux États-Unis dans les années 1860[18]. John A. Macdonald voyait donc d’un bien mauvais œil la division du pouvoir politique et il éprouvait une aversion pour le système démocratique.
Une vision « restrictive » de la démocratie
Fortement opposé au suffrage universel, John A. Macdonald craignait une forme d’oppression des pauvres contre les riches : « Nous devons protéger l’intérêt des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres »[19]. Alors que Macdonald n’était pas favorable à la mise en place du droit de vote pour toutes les catégories sociales, l’instauration du suffrage universel gagnait du terrain dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe. En 1848, malgré une résistance à la mise en place d’un processus démocratique plus égalitaire[20], la France avait été l’un des premiers pays à accorder le droit de vote à tous les hommes en âge « viril »[21]. En Angleterre, c’est le Reform Act de 1867 qui a élargi considérablement l’électorat pour l’étendre à quelque 2 millions de personnes. John A. Macdonald, qui ne pouvait concevoir qu’un individu arborant l’étiquette de conservateur sur le plan politique soit « favorable au suffrage universel », était pour sa part partisan d’une éligibilité démocratique « restreinte » où seuls les propriétaires auraient le droit de vote[22]. Après une volte-face, Macdonald avait néanmoins donné un avis favorable, lors d’un débat le 27 avril 1885, à l’instauration du droit de vote des femmes qui possédaient une propriété. Macdonald avait même parlé du rôle de leader que pouvait jouer le Canada sur la question de « l’émancipation complète » des femmes[23]. Qu’il ait été sincère ou simplement opportuniste et rusé lorsqu’il tenait de pareil propos sur le suffrage féminin, le conservateur Macdonald craignait une tyrannie des masses par l’établissement d’un régime politique trop démocratique.
Homme conservateur de son temps, Macdonald voyait le pouvoir du peuple comme une menace potentielle à la stabilité politique. Ses commentaires relatifs à une « démocratie incontrôlable » (unbridled democracy) s’inscrivent dans une vieille tradition qui perçoit la démocratie comme un synonyme de sédition[24]. Au XVIIIe siècle, le philosophe Voltaire redoutait par exemple « l’anarchie républicaine » ainsi que la tyrannie de la majorité. Ce dernier prônait le maintien d’une élite à la tête d’un État monarchique puissant[25]. Selon Voltaire, la monarchie absolue de la France répondait parfaitement à cette dernière nécessité comme mode de gouvernement. Monarchiste convaincu, Macdonald voyait quant à lui dans le régime parlementaire britannique un système politique plus tempéré qui permettait d’éviter, d’une part, les abus d’un maître absolu à la tête de l’État et, d’autre part, les débordements populaires d’une démocratie. « Sir John A. » réclamait ainsi la mise en place d’un système politique canadien prenant pour modèle celui de l’Angleterre, où les droits des minorités étaient selon lui mieux protégés qu’ailleurs[26]. Selon la politologue Janet Azjenstat, Macdonald ne faisait cependant pas référence à la protection des minorités religieuses ou ethniques lorsqu’il tint ces paroles, mais bien à la classe dirigeante qui rassemblait les politiciens canadiens de toutes allégeances[27].
La vision de Macdonald des institutions démocratiques nous apparait évidemment dépassée en 2018. Les politiciens canadiens n’osent plus tenir ouvertement ce genre de discours « alarmant » à propos de la démocratie actuelle. À preuve, le gouvernement libéral de Justin Trudeau promettait de s’engager dans une réforme du mode de scrutin lors des élections générales de 2015. Les libéraux voulaient faire en sorte que « l’élection de 2015 soit la dernière élection fédérale organisée selon un scrutin uninominal à un tour »[28]. Même si elle ne s’est pas concrétisée, cette promesse témoigne du fait qu’à notre époque, la volonté d’accorder davantage de pouvoir démocratique aux citoyens par le moyen d’un vote à l’échelle canadienne gagne en popularité. N’en déplaise à la ministre Joly, il est difficile de raccorder cette volonté politique à la vision de la démocratie plus restrictive que préconisait John A. Macdonald en son temps.
Un « premier premier ministre » canadien raciste
Les discours portant sur la nature des races qui ont été prononcés par l’ancien premier ministre du Canada paraissent également surprenants au XXIe siècle. Certaines politiques du gouvernement Macdonald témoignent d’une peur réelle des étrangers. Les décisions des Conservateurs prisent à l’égard de la « race chinoise ou mongole » sont révélatrices. En 1885, le gouvernement Macdonald imposa une taxe d’entrée de 50 $ aux Chinois, une somme considérable à l’époque. En effet, dans les années 1870, le salaire d’un journalier habitant le quartier Saint-Anne, à Montréal, était d’environ 1 $ par jour. Selon l’historien Martin Petitclair, il fallait compter entre 275 $ et 300 $ par année pour les stricts besoins essentiels (combustible, loyer, vêtements et nourriture) d’une famille avec trois enfants et la majorité des ouvriers vivaient dans la précarité[29]. En plus d’exiger un effort économique considérable aux Chinois à leur entrée au Canada, Macdonald leur retira aussi le droit de vote. Néanmoins, plus de 17 000 d’entre eux étaient présents en Colombie-Britannique afin de construire le chemin de fer du Canadien Pacifique. Plusieurs de ces travailleurs périssaient dans des accidents liés aux différents feux, désastres, glissements de terrain ou explosions, sans oublier que les conditions de vie des ouvriers sur le terrain se trouvaient particulièrement médiocres[30].
La peur des Asiatiques était répandue et la population canadienne redoutait une invasion d’une plus grande ampleur. Ces Chinois menaçaient, selon Macdonald, le caractère « aryen de l’Amérique britannique » et le gouvernement devait prévenir la « destruction » du Canada[31]. Selon l’historien Timothy J. Stanley, « Sir John A. » appréhendait les contrecoups politiques pervers d’une prise du pouvoir gouvernemental par les Chinois en Colombie-Britannique. En effet, ces derniers pouvaient entraîner des mœurs politiques « immorales », « excentriques » et des « principes asiatiques » douteux dans le gouvernement[32]. Selon Macdonald, il ne fallait pas se mêler à eux.
L’ancien premier ministre canadien craignait le croisement des races aryenne et asiatique et il soutenait, à titre de comparaison, que les espèces des chiens et des renards ne pouvaient se reproduire entre elles dans l’espoir d’un succès racial. Ces paroles de Macdonald nous rappellent que de nombreuses théories dites scientifiques foisonnaient dans la seconde moitié du XIXe siècle. Celles-ci comptaient améliorer les sociétés et la race humaine. Alors que plusieurs écrits de l’Ancien Régime élaboraient des systèmes de « hiérarchisation des races » en dissertant plutôt sur les attributs culturels et les caractères moraux des peuples[33], le XIXe siècle devenait un terrain fertile pour des « classements raciaux » où les discours prenaient leur point d’appui sur la science. Par exemple, le darwinisme social, élaboré par Herbert Spencer (1820-1903), défendait l’idée que la lutte pour la vie « affecte, à l’intérieur de l’espèce humaine, les différents groupes sociaux qui la composent (familiaux, ethniques, étatiques) de telle sorte que des hiérarchies se créent, qui sont le résultat d’une sélection sociale qui permet aux meilleurs de l’emporter »[34]. Ainsi, certains scientifiques reprenaient les théories de Charles Darwin (1809-1882) dans De l’origine des espèces (1859) et prétendaient que l’espèce humaine était soumise à la sélection naturelle à l’instar des animaux. La théorie du darwinisme social se popularisait dans la seconde moitié du XIXe siècle et on a peine à imaginer son importance aujourd’hui[35].
L’eugénisme s’était quant à lui développé à la suite des travaux sur l’hérédité de Francis Galton (1822-1911), le cousin de Charles Darwin. L’eugénisme de Galton prônait un programme de sélection naturelle artificielle dans le but d’en arriver à une race humaine supérieure par le contrôle des mariages[36]. Comme le souligne l’historien Carl Bouchard, différents pays ont été influencés par les théories eugénistes et certains cherchaient à court-circuiter la sélection naturelle[37]. On tâchait alors d’éliminer les mauvais gènes, une volonté qui mena malheureusement à des dérapages. Plusieurs États produisaient des « politiques négatives », dont le Canada. On peut penser, selon Bouchard, aux décisions concernant les restrictions de l’immigration ou des politiques de ségrégation qui comptaient éliminer les gènes des « races inférieures » en les prévenant de se mêler à ceux des « races supérieures ».
Même s’il n’a pas élaboré un système précis de hiérarchie des races, John A. Macdonald, à l’instar de plusieurs de ses contemporains, était sensible à ce type de discours où les mélanges raciaux pouvaient influer sur le devenir de la société. Selon Stanley, ces mots de Macdonald dirigé contre les Chinois demeuraient cependant très radicaux dans le contexte parlementaire de l’époque. En effet, le « premier premier ministre canadien » était le seul politicien à se référer à la « race aryenne » dans les débats de la chambre des Communes au cour des années 1870 et 1880[38]. Stanley affirme que Macdonald était responsable de l’introduction d’un « racisme biologique » dans l’univers politique d’antan. Il rappelle qu’entre 1874 et 1878, le chef du Parti libéral (et premier ministre du Canada) Alexander Mackenzie (1822-1892), s’était préalablement opposé à l’idée que certaines « classes d’humains » ne puissent s’établir au pays. En 2018, ces discours de Macdonald et les politiques du gouvernement conservateur de l’époque sont considérés racistes. On ne peut affirmer que ces décisions prisent à l’égard des Chinois soient particulièrement inspirantes de nos jours et qu’elles tendent à « valoriser la diversité ».
Macdonald, un sympathisant des tenants du système esclavagiste
D’autres prises de positions politiques de Macdonald, comme celles relatives à l’esclavage, sont compromettantes sur le plan historique. Au début de sa carrière politique, alors qu’il pratiquait encore le droit privé, il se mit au service des Copperheads, une faction du Parti démocrate américain qui regroupait des opposants à l’abolition de l’esclavage. Selon son biographe Richard Gwyn, il affichait un penchant favorable aux sudistes[39] au cours de la Guerre de Sécession (1861-1865). Il rendit même hommage à « la brave défense menée par la république sudiste » durant un banquet[40]. En politicien habile, Macdonald jouait toutefois de prudence lorsqu’il devait se prononcer publiquement sur les divisions politiques qui faisaient rage aux États-Unis. « Sir John A. » était aussi très laconique sur la question de l’esclavage dans ses nombreuses correspondances qui cumulent plus de 30 000 lettres[41].
On peut d’ailleurs qualifier de complexe le rôle qu’a joué le Canada dans l’histoire de la Guerre de Sécession. À l’époque, le gouvernement du Canada-Uni avait déclaré sa neutralité dans le conflit entre les États confédérés du Sud et le gouvernement de l’Union au Nord. Or, la colonie canadienne avait bien intérêt à entretenir la division des États-Unis sur le plan politique de façon à mieux contenir l’expansion américaine. De plus, durant cette guerre fratricide, Montréal s’est instituée comme un pôle majeur de transactions économique pour les confédérés. Par conséquent, bien que majoritairement opposée à l’esclavage, la population canadienne était divisée sur la question de la Guerre de Sécession et les belligérants américains recevaient leur part d’appuis des habitants. Les recherches récentes démontrent que la haute société montréalaise accueillait les plus grands noms des sudistes, dont John Wilkes Booth (1838-1865), le futur assassin d’Abraham Lincoln (1809-1865), et qu’un important système de blanchiment d’argent avait été implanté en leur faveur[42]. Les autorités coloniales avaient donc fermé les yeux sur les activités douteuses qui se déroulaient au Canada.
Ainsi, les politiciens, le clergé et la bourgeoisie canadienne de l’époque tissaient des liens avec les confédérés. Bien qu’une partie des élites du Canada-Uni fréquentait des tenants du système esclavagiste américain, ces actions sont aujourd’hui embarrassantes lorsque vient le moment d’honorer la mémoire d’un ancien politicien comme John A. Macdonald. Encore une fois, la sympathie de Macdonald pour la cause sudiste est gênante, peu glorieuse et elle n’aide en rien à favoriser son bilan en matière de droits et libertés. Le traitement de la cause autochtone de la part du gouvernement Macdonald est encore plus incriminant.
Les politiques dures de John A. Macdonald à l’égard des Autochtones
Les décisions relatives à la pendaison de Louis Riel suscitent justement un lot de questions sur le jugement de John A. Macdonald. Les Métis se sentant menacés par l’immigration massive des colons ontariens dans l’Ouest canadien, Louis Riel envoya en 1884 une pétition à Ottawa. Il y réclamait des brevets attestant d’une reconnaissance des terres des Métis, un accès direct aux berges, une coupe de taxes, des terres au Manitoba, de meilleurs traitements, le vote secret, la liberté de commerce ainsi que la construction d’une route vers la Baie d’Hudson[43]. La lenteur de la réponse du gouvernement canadien devant ces demandes entraîna la rébellion des Métis, qui furent finalement écrasés par les militaires. Louis Riel fut ensuite pendu le 16 novembre 1885.
Selon l’historien Donald Swainson, les mauvaises décisions de John A. Macdonald dans la gestion du dossier des Métis avaient entrainé un jugement sévère contre lui de la part des Canadiens-français. Ceux-ci étaient alors majoritairement opposés à l’exécution de Louis Riel. Macdonald avait cependant l’appui des Canadiens-anglais, qui étaient plus favorables à la mise à mort de celui que l’on considérait alors comme un « traître ». Devant le tollé que suscitait la décision du gouvernement au Québec, John A. Macdonald avait prononcé ces paroles pour le moins provocantes : « Louis Riel sera pendu, même si tous les chiens du Québec aboient en sa faveur »[44]. Bien que ces paroles soient très méprisantes, il semble qu’à l’époque, Macdonald effectuait simplement un calcul politique efficace dans le but de gagner ses futures élections. Le gouvernement conservateur avait effectivement tout intérêt à se concilier la faveur des Ontariens, qui élisaient davantage de députés que les Québécois au Parlement canadien. Si le traitement controversé à l’égard des Métis au XIXe siècle a toujours choqué plusieurs Canadiens, le sort réservé aux Autochtones de l’Ouest a récemment provoqué l’indignation générale à la suite de la parution des travaux de l’historien James Daschuk.
Dans son ouvrage Clearing the Plains. Disease, Politics of Starvation, and the Loss of Aboriginal Life (2013), Daschuk a mis en lumière le rôle joué par le gouvernement conservateur de John A. Macdonald dans l’extermination des populations autochtones de l’Ouest canadien. Après la Confédération, le gouvernement canadien signa plusieurs traités avec les Premières Nations, s’arrogeant ainsi le droit de coloniser et d’exploiter des terres agricoles appartenant aux peuples autochtones dans l’Ouest[45]. En échange, le Canada s’engageait à leur concéder des terres de réserve, de l’équipement agricole, des animaux, des annuités, des munitions, des vêtements et certains droits de chasse et de pêche. Daschuk explique que l’ancien premier ministre John A. Macdonald, qui était aussi responsable des Affaires autochtones (1878-1888), avait un plan « cruel mais efficace » pour assurer la coopération des Autochtones au sein des réserves[46]. Par l’éradication des bisons, l’administration de Macdonald a contraint les Autochtones à dépendre entièrement des rations alimentaires qu’on leur donnait[47]. En cas de soulèvement dans les réserves, le gouvernement coupait les vivres. Cette politique de la famine mena à une soumission fulgurante des peuples autochtones. La malveillance des politiciens canadiens d’antan auprès des Premières Nations a donc eu un impact considérable sur les conditions de vie misérables des Autochtones par la suite. On estime qu’entre 1884 et 1894, les populations de plusieurs réserves ont décliné de moitié dû à la malnutrition, au surpeuplement, à la mauvaise hygiène et aux politiques oppressives du gouvernement canadien[48]. Daschuk affirme même que le Canada moderne s’est essentiellement construit par un nettoyage ethnique et un génocide des Premières Nations[49].
Le moment révisionniste à l’intention de la figure de John A. Macdonald
Il est certain qu’en tant que « premier premier ministre » du pays, John A. Macdonald bénéficie d’une aura symbolique particulière. On comprend certes le désir du gouvernement canadien d’honorer la mémoire de ce « père » de la Confédération. Cependant, le bilan politique de cet ancien homme d’État suscite aujourd’hui une réflexion et appelle à une action de nos gouvernants. Il semble peu pertinent de puiser au sein des politiques et discours de John A. Macdonald afin d’y recueillir une vision inspirante de la démocratie, de la diversité ou de la liberté comme le souhaitait Mélanie Joly en janvier 2016. Les révélations récentes à l’égard de John A. Macdonald vont peut-être avoir raison de la glorification de sa mémoire.
Le travail de recherche remarquable de Daschuk – qui a remporté le Prix John A. Macdonald en 2014 pour l’ouvrage d’histoire emmenant la contribution la plus significative à la compréhension du passé au Canada – a changé la perception que plusieurs avaient de John A. Macdonald. Les politiques à l’égard des Premières Nations, opérées sous la gouverne de « Sir John A. », sont désormais insupportables pour de nombreux citoyens. Dans un contexte où de plus en plus de gens sont conscientisés sur les affaires autochtones, une commission de vérité et réconciliation a été mise sur pied dans le but de « reconnaître l’injustice et des torts » commis au sein de « pensionnats autochtones », et de renouveler les relations entre les Premières Nations et les Canadiens[50]. Ouverts en 1883 pour assimiler les Autochtones, ces établissements gérés par des religieux ont vu des milliers de personnes subir des sévices corporels et sexuels[51]. Inutile de rappeler que Macdonald était très favorable à la multiplication de ces pensionnats, qui étaient à son avis la solution pour « éliminer l’indianité ». Cette position insensée a été décriée par la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, en mai 2015[52], qui a d’ailleurs qualifié le programme d’assimilation des Autochtones du gouvernement Macdonald à un « génocide culturel ».
À un moment où l’ancien premier ministre est vivement critiqué, on comprend mieux pourquoi les monuments à l’image de Macdonald, placés dans nos espaces publics, sont attaqués par des activistes partout au Canada. Est-ce que le maintien des statues à l’effigie de « Sir John A. » – un homme d’État qui a été directement responsable de traitements aujourd’hui dénoncés à l’égard des Premières Nations – est conséquent avec la volonté de réconciliation qui habite aujourd’hui le Canada ? Il semble qu’il y ait une contradiction évidente dans le fait de soigner les plaies d’un passé compromettant dans les pensionnats, et d’honorer simultanément la mémoire d’un politicien qui a contribué à les mettre en place. James Daschuk invitait même les communautés résidant au Canada à une discussion « franche et éclairée » sur la possibilité d’éliminer les statues de Macdonald de l’espace public[53].
Le retrait d’une œuvre d’art de l’espace public est une problématique à laquelle la ville de Montréal a déjà dû faire face. La statue en hommage à Claude Jutra, conçue par l’artiste Charles Daudelin (1920-2001), a été retirée d’un parc sur le Plateau Mont-Royal, en juin 2016, après que des graffiteurs eut écrit sur l’œuvre les mots dégradants « Pépé pédo ». Cette décision a eu lieu dans le contexte de révélations entourant le passé pédophile du cinéaste Claude Jutra (1930-1986) il y a plus de deux ans. La tempête médiatique que ces dénonciations ont provoquée a contraint le maire Denis Coderre à déclarer qu’il effacerait le nom de Claude Jutra de la toponymie montréalaise[54]. La ville a ainsi rebaptisé le parc où se trouvait la statue par le nom de « Ethel Stark » et renommé le «croissant Claude Jutra » dans Rivière-des-Prairies–Pointes-aux-Trembles par celui du « croissant Alice-Guy ». Ces décisions ont par la suite été critiquées par des intellectuels québécois – dont l’ex-juge Suzanne Coupal – en novembre 2016. Ces derniers considéraient que la société québécoise avait rayé de manière trop expéditive le nom de Jutra de l’espace public. Ils affirmaient qu’un questionnement plus approfondi sur la pérennité des œuvres culturelles, sur la pédophilie et sur le rôle des médias aurait été souhaitable dans cette affaire hautement médiatisée[55].
Une telle réflexion sur le rôle des tribunes médiatiques aurait peut-être permis d’éviter la situation paradoxale que l’on vit aujourd’hui à Montréal. Contrairement aux révélations sur Jutra, celles liées aux agissements de Macdonald n’ont pas suscité d’engouement médiatique considérable. Malgré la puissance des termes et locutions employés récemment par différents commentateurs pour dénoncer les délits de « Sir John A. » et les politiques du gouvernement conservateur des années 1880 (« génocide », « génocide culturel »), aucune réaction médiatique d’envergure ne s’est produite à Montréal, et le monument de l’ancien premier ministre trône toujours à la Place du Canada. Or, sans vouloir minimiser les abus sexuels de Claude Jutra, qui ont quant à eux provoqué un tsunami de réactions et entrainé la suppression de sa mémoire toponymique, les délits dont Macdonald est responsable sont d’une toute autre ampleur. Les traitements politiques différents réservés par la mairie de Montréal à l’égard de la mémoire de Claude Jutra et de celle de John A. Macdonald témoignent visiblement d’une incohérence dans les prises de position de l’administration.
Les actions politiques criminelles de « Sir John A. » – dont les répercussions ont été absolument dévastatrices sur le développement des Premières Nations – n’ont pas provoqué de décisions similaires à celles entourant la suppression de la mémoire de Claude Jutra dans l’espace public montréalais. En retirant la statue de John A. Macdonald du paysage, la mairie de Montréal se montrerait plus conséquente dans ses choix, d’autant plus que la Ville affiche désormais une sensibilité manifeste à l’égard des Premières Nations. En effet, lors de l’assermentation de la nouvelle mairesse Valérie Plante en novembre 2017, la séance s’est déroulée sous des auspices favorables aux revendications traditionnelles des Mohawks puisque l’on y avait proclamé haut et fort que Montréal constituait un territoire autochtone « non cédé »[56].
Une volonté d’enrayer certaines injustices passées à l’égard des Premières Nations se concrétise depuis un certain temps au Canada par la suppression des figures d’hommes célèbres associés au mauvais traitement des Autochtones. À Halifax, la statue du fondateur de la ville, Edward Cornwallis (1713-1776), a été retirée puisque ce dernier avait demandé une « chasse aux scalps de Micmacs en échanges de primes » en 1749[57]. La mairie de Montréal, sous l’égide de Denis Coderre, avait aussi promis de changer le nom de la rue Amherst. La mémoire toponymique du général anglais Jeffrey Amherst (1717-1797) devrait être chose du passé en raison de son ambition de procéder à l’élimination des Autochtones révoltés en 1763 en leur donnant des couvertures infectées par la variole. À Ottawa, le nom d’Hector Langevin, un ancien politicien conservateur que plusieurs considèrent comme « l’architecte » des pensionnats autochtones, a aussi été retiré d’un bâtiment fédéral[i].
De la même manière, on tente actuellement de réduire la visibilité de Macdonald. Une brasserie de la ville de Kingston, la « Sir John’s Public House » a décidé en janvier 2018 qu’elle changera de nom pour celui de « The Public House »[58]. Dans cette lignée, la Banque du Canada a annoncé le 8 mars dernier la substitution de la figure de « Sir John A. » sur les billets de banque canadiens de 10 $ pour celle de Viola Desmond, une militante noire qui s’est opposée à la ségrégation raciale et à la discrimination systémique qui sévissait en Nouvelle-Écosse dans les années 1940. Dans cette perspective, devrait-on retirer les statues de John A. Macdonald de l’espace public et les déplacer vers les musées? Sans effacer complètement la mémoire du politicien, on placerait les sculptures dans des lieux qui permettraient de les contextualiser plus adéquatement. Cette solution réduirait d’ailleurs les coûts de restauration liés au maintien des statues de « Sir John. A ». En 2010, la statue de John A. Macdonald à la Place du Canada a été restaurée au coût de 436 000 $. Au rythme où les sculptures sont abîmées par les vandales, les factures liées à la restauration de ces statues risquent d’être passablement plus élevées au cours des prochaines années au Canada.
[1] Radio-Canada, « Une statue de John A. MacDonald vandalisée au centre-ville de Montréal », ICI Grand Montréal, 12 novembre 2017.
[2] Pour en savoir davantage sur la statue de Macdonald au Square Dorchester, voir le site internet : Art public Montréal, « Monument à Sir John. A. Macdonald, 1895 », https://artpublicmontreal.ca/oeuvre/monument-a-sir-john-a-macdonald /.
[3] Jean-François Nadeau, « John A. Macdonald : tout sauf un démocrate », Le 15-18, mercredi 3 février 2016.
[4] Agence QMI, « La statue de John. A. Macdonald vandalisée », Le Journal de Québec, 11 janvier 2013.
[5] Agence QMI, ibid., 11 janvier 2013.
[6] Gouvernement du Canada, « Déclaration de la ministre Joly à l’occasion de la journée sir John A. Macdonald », Ottawa, le 11 janvier 2016.
[7] Le 23 février 2018, une autre statue de John A. Macdonald a été vandalisée avec de la peinture verte et jaune. Voir l’article de CTV-Regina, « Sir John A. Macdonald vandalized in Victoria Park », CTV News Regina, 23 février 2018.
[8] Voir Alan Freeman, « As America debates Confederate Monuments, Canada face its own historical controversy », The Washington Post, 28 août 2017. Voir également Ian Austen, « Canada, Too, faces a Reckoning With History and Racism », The New York Times, 28 août 2017.
[9] Natasha MacDonald-Dupuis, « Des enseignants veulent rebaptiser les écoles portant le nom de John A. Macdonald », ICI Radio-Canada Toronto, 24 août 2017.
[10] Frédéric Boily, John A. Macdonald. Les ambiguïtés de la modération politique, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2017, p. 34.
[11] Donald Swainson, Sir John A. Macdonald. The man and the Politician, Kingston, Quarry Press, 1989, p. 9.
[12] André Champagne, « John A. Macdonald », un premier ministre à l’héritage controversé », Aujourd’hui l’histoire, émission du mercredi 30 mars 2016.
[13] Serge Bouchard, Les yeux tristes de mon camion, Montréal, Éditions du Boréal, 2017 (1ère éd. 2016), p. 169.
[14] Frédéric Boily, op. cit, p. 25.
[15] Jean-François Caron, « L’héritage méconnu de John A. Macdonald », Le Devoir, 8 janvier 2015.
[16] À titre d’exemple, John A. Macdonald voulait « mettre son poing sur la figure » de l’homme politique et d’affaires, Alexander Donald Smith (1820-1914), avant que des témoins n’interviennent pour mettre fin à l’affrontement. Voir P.B. White, « The Political Ideas of John A. Macdonald », Les idées politiques des premiers ministres du Canada. Les conférences Georges P. Vanier, Ottawa, Les Éditions de l’Université d’Ottawa, 1968, p. 56. Par ailleurs, le duel avec Blake n’a jamais eu lieu. Voir Sarah Gibson et Arthur Milnes, Canada Transformed. The speeches of Sir John A. Macdonald, Mclleland et Stewart, 2014. Voir aussi Christopher Moore, The Court of Appeal for Ontario. Defining the Right of Appeal in Canada, 1792-2013, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 2014, p. 21.
[17] Jean-François Nadeau, op. cit, mercredi 3 février 2016.
[18] Frédéric Boily, op. cit, p. 64.
[19] Cité par Jean-François Nadeau, « Faux-monnayeur », Le Devoir, 9 juin 2014. Le 6 février 1865, John A. Macdonald affirmait que : « In all countries the rights of the majority take care of themselves, but it is only in country like England, enjoying constitutional liberty, and safe from a tyranny of a single despot or of an unbridled democracy, that the rights of minorities are regarded. ». Voir John A. Macdonald, « Macdonald’s Speech at Quebec », Parliamentary Debate on the Subject of the Confederation of the British North American Provinces, Legislative Assembly, 6 février 1865.
[20] À titre d’exemple, Alexis de Tocqueville, dans ses Souvenirs (1851), s’exprime sur les changements de positions politiques des opposants au suffrage universel dans le contexte de la révolution de 1848 : « Les conservateurs, qui avaient vu depuis six mois toutes les élections partielles tourner invariablement à leur avantage, qui remplissaient et dominaient presque tous les conseils locaux, avaient mis dans le système du vote universel une confiance presque sans limite, après avoir professé contre lui une défiance sans borne ». Voir Alexis de Tocqueville, Lettres choisies, Souvenirs, 1814-1859, textes réunis sous la dir. de Françoise Mélonio et Laurence Guellec, Paris, Gallimard, 2003, p. 908.
[21] Alain Garrigou, « Le suffrage universel, « invention » française », Le Monde diplomatique, avril 1998, p. 22. Voir également Dominique Rupart, « Suffrage universel, suffrage lyrique chez Lamartine, 1834-1848 », Romantisme, vol. 135, no. 1, 2007, p. 9-21.
[22] Frédéric Boily, op. cit, p. 40.
[23] Frédéric Boily, op. cit, p. 42.
[24] Certains pamphlétaires français de la seconde moitié du XVIIIe siècle véhiculaient des discours très critique à propos de la démocratie. Par exemple, l’auteur du libelle intitulé Considérations sur l’Édit de décembre 1770, publié en 1771, craignait le régime démocratique pour les séditions populaires qui en émergeraient tôt ou tard : « Nous sçavons[sic] que dans la démocratie la sagesse ne préside pas à des loix[sic] dictées par une multitude aveugle, qui défait même bientôt, par des séditions particulières, l’ouvrage de l’assemblée générale ». Voir les Considérations sur l’Édit de décembre 1770, 1771, 92 p.
[25] Durand Echeverria. The Maupeou Revolution. A Study in the History of Libertarianism : France, 1770-1774. Bâton Rouge et London, Lousiana State University Press, 1985, p. 155.
[26] Comme l’écrit Ronald Hamowy : « The attitude of classical liberals toward democracy was always ambivalent, however. They were aware of the potential in an unbrided democracy for oppression of minorities by majorities ». Voir Ronald Hamowy, The Encyclopedia of Libertarianism, London, New Delhi, SAGE Publications, 2008. 664 pages.
[27] Janet Azjenstat, Canadian Founding. John Locke and the Parliament, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 42.
[28] Madeleine Blais-Morin, « Vives réactions à l’abandon par Trudeau de la réforme du mode de scrutin », Radio-Canada, publié le mercredi 1er février 2017.
[29] Martin Petitclerc, « Chapitre 13 : Le travail et la classe ouvrière au XIXe siècle » dans Histoire de Montréal et de sa région, t. 1, Des origines à 1930, textes réunis sous la dir. de Dany Fougères, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 550.
[30] Voir le site internet de Bibliothèque et Archives Canada, « La construction du Chemin de fer du Canadien Pacifique », https://www.collectionscanada.gc.ca/settlement/kids/021013-2031.3-f.html.
[31] Guillaume Bourgault-Côté, « Un homme et son bicentenaire », Le Devoir, 14 janvier 2015.
[32] Aaron Wherry, « Was John A. Macdonald a white supremacist ? », Macleans, 21 août 2012.
[33] Selon Sylvia Sebastian, les thèmes de « race » et de « genre » marquaient des limites évidentes à la notion de « progrès » au XVIIIe siècle. On établissait une « hiérarchie des races » et certaines cultures ne connaissaient pas, selon ces classements, le sentiment d’amour. Les Africains étaient, selon Sebastian, décrits comme des animaux et les Asiatiques, comme des hommes jouissant d’une luxure entrainant la dépravation. Voir Silvia Sebastian, « “ Race”. Women and Progress in the Scottish Enlightenment » dans Women, Gender and Enlightenment, textes réunis sous la dir. de Sarah Knott et Barbara Taylors, Houndmills, Basingstoke, Hamshire, Palgrave Macmillan, 2005, p. 89.
[34] Voir le site internet de Denis Touret : « Les grands idéologues : Herbert Spencer », https://www.denistouret.fr/ideologues/Spencer.html.
[35] Daniel Becquemont, « Une régression épistémologique : le darwinisme social », in Espaces temps, les Cahiers, 84-85, 2004, dans L’opération épistémologie. Réfléchir les sciences sociales, sous la dir. De Christian Delacroix, p. 92.
[36] Dominique Aubert Marson, « Sir Francis Galton : le fondateur de l’eugénisme », Médecine/Sciences, vol. 25, no. 6-7, juin-juillet 2009, p. 641-645.
[37] Carl Bouchard, « L’eugénisme, cette obsession de la pureté ethnique », Aujourd’hui l’histoire, émission du 30 mai 2017.
[38] Richard Gwyn, « How Macdonald almost gave women the vote », National Post, 14 janvier 2015. Voir aussi Timothy Stanley, « John A. Macdonald’s Aryan Canada : Aboriginal Genocide and Chineese Exlusion », Activehistory.ca, 7 janvier 2015. http://activehistory.ca/2015/01/john-a-macdonalds-aryan-canada-aborigina….
[39] Richard Gwynn, John A. The Man Who Made Us. The Life and Times of John A. Macdonald. Volume One : 1815-1867, Toronto, Vintage Canada, 2007, p. 245.
[40] Maxime Laporte et Christian Gagnon, « À quand le limogeage de John A. Macdonald ? », Le Devoir, 11 janvier 2017.
[41] Le nombre de lettres écrites par John A. Macdonald a été répertorié sur le site internet de Bibliothèques et Archives Canada, mis en ligne le 7 août 2008.
[42] Jean-François Nadeau, « Montréal, la sudiste du Nord », Le Devoir, 15 août 2017.
[43] Donald Swainson, op. cit., p. 133.
[44] Jean-François Nadeau, « Riel, notre frère, est mort », Le Devoir, 15 avril 2016.
[45] Voir le site du Gouvernement du Canada, « Les traités conclu avec les Autochtones au Canada », https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1100100032291/1100100032292.
[46] Comme l’écrit James Daschuk : « Macdonald’s plan to starve uncooperative Indians into reserves and into submission might have been cruel, but it certainly was effective. With the exception of a few brief confrontations, contruction of the Canadian Pacific Railway west of Swift Current continued almost unabated ». Voir James Daschuk, Clearing the Plains. Disease, Politics of Starvation, and the Loss of Aboriginal Life, Régina, University of Regina Press, 2013, p. 127-128.
[47] Jean-François Nadeau, Faux-monnayeur…,Le Devoir, 9 juin 2014.
[48] James Daschuk, Clearing the Plains…., p. 162.
[49] Comme le souligne James Daschuk : « The uncomfortable truth is that modern Canada is founded upon ethnic cleansing and genocide ». Voir Carol Goar, « Canada starved aboriginal people into submission : Goar », The Star.com, publié le 10 juin 2014. https://www.thestar.com/opinion/commentary/2014/06/10/canada_starved_abo…
[50] Voir le site internet de la « Commission de vérité et réconciliation du Canada ». http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=19
[51] La Presse canadienne, « Vandalisme à Kingston pour l’anniversaire de John A. Macdonald », La Presse, 11 janvier 2016.
[52] Elle citait Macdonald : « L’objectif – je cite Sir John A. Macdonald, notre ancêtre vénéré – était de « sortir l’indien de l’enfant » et de résoudre ainsi ce qu’on appelait le problème indien. L’« indianité » ne devait pas être tolérée, elle devait plutôt être éliminée ». Voir Radio-Canada avec Globe and Mail, « Les Autochtones victimes d’un « génocide culturel », dit la juge en chef de la Cour suprême », Ici Radio-Canada Alberta, publié le 29 mai 2015. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/723002/genocide-culturel-beverly-mc…
[53] Amélia MachHour, « John A. Macdonald, « un personnage complexe », Radio-Canada, 25 août 2017.
[54] Amélie Pineda, « Montréal va retirer le nom d’un parc et d’une rue », Le Journal de Montréal, publié le 17 février 2016.
[55] Jean-François Nadeau, « Affaire Jutras : la vitesse a eu raison de la rigueur », Le Devoir, 17 novembre 2016.
[56] Romain Schué, « « Montréal : territoire autochtone non-cédé » : polémique autour d’une phrase controversée », Métro, publié le 11 décembre 2017. http://journalmetro.com/actualites/montreal/1279460/montreal-territoire-….
[57] Hugo de Grampré, « Place d’armes : controverse autour d’une plaque », La Presse, publié le 9 mars 2018, http://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/201803/08/01-5156662-pl…
[58] Nicole Thompson, « Kingston Pub dropping reference to John A. Macdonald from its name », CTV News Ottawa, publié le 9 janvier 2018. https://ottawa.ctvnews.ca/kingston-pub-dropping-reference-to-john-a-macd…
Crédit photo : Pixabay
[i] CBC.CA, « Une note interne soulève des doutes quant au véritable « architecte » des pensionnats autochtones », ICI Ottawa-Gatineau, publié le dimanche 13 août 2017, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1050118/gouvernement-federal-edific….