Québécois LGBTQ+ aux États-Unis : « Notre plan B, c’est de rentrer »

Québécois LGBTQ+ aux États-Unis : « Notre plan B, c’est de rentrer »

Capture d’écran de l’appel avec Shane, depuis sa chambre à Tampa, en Floride.

Lorsque Shane décroche à l’appel vidéo, les rayons du soleil de Floride illuminent immédiatement l’écran. Canadien par sa mère, Shane habite avec ses parents près de Tampa, dans le sud des États-Unis. Devant le mur bleuté de sa chambre, le jeune homme aux cheveux longs affiche une mine assez grave. Étant trans, Shane est particulièrement inquiet dans le contexte politique actuel, marqué par la réélection de Donald Trump et la série de mesures anti-LGBTQ+ qui s’en est suivie. 

Alors que nous l’interrogeons sur son état général, Shane prend une respiration avant de répondre : « Ça ne va pas super bien, honnêtement ». Le vingtenaire évoque alors une « situation effrayante, surtout en Floride, qui est l’un des États les plus à risque pour les personnes trans et LGBT ». Sa mère Johanne, qui lui succède dans l’appel vidéo, confie en riant qu’elle a « besoin de tranquillisants ». Les derniers événements politiques lui causent beaucoup de stress, notamment en raison de la transidentité de son fils.

Les personnes trans dans le viseur de Trump

Lors de sa campagne, Donald Trump a multiplié les attaques contre la communauté trans, promettant de « mettre fin au délire transgenre » et de ne reconnaître que deux genres. À la suite de son investiture, le nouveau président a adopté une série de décrets visant à limiter les droits des personnes trans, avec la suppression des aides publiques pour les traitements de transition de genre des mineur·es ou l’inscription du sexe assigné à la naissance sur les documents officiels du gouvernement.

Lorsque Shane a entendu parler de ces mesures, il a « couru faire renouveler son passeport », craignant ne pas pouvoir obtenir un document de voyage avec le bon marqueur de genre. Lors de la demande, il a dû indiquer si son genre était celui qui lui avait été assigné à la naissance, ce à quoi il a répondu non. L’idée de recevoir un passeport avec l’inscription « F » le rend très anxieux, confie-t-il. Au-delà de la négation de son identité, Shane s’inquiète surtout pour sa sécurité, craignant vivre des discriminations si son apparence ne correspond pas à celle sous-entendue par ses papiers d’identité. « La prochaine étape », nous dit sa mère Johanne, « c’est de demander le passeport canadien » afin d’obtenir la mention de genre adéquate. 

Lorsque nous appelons François*, le soleil de Floride laisse place à la nuit du Wisconsin. Né à Montréal, le jeune de 15 ans a rejoint l’État du Midwest des États-Unis avec sa famille il y a une dizaine d’années. Aux côtés de sa mère Chantale*, originaire de Laval, le jeune homme trans raconte avec satisfaction avoir récemment obtenu un passeport avec la bonne mention de genre, grâce à une demande faite « juste avant qu’il ne signe les décrets ». 

« L’autre stress », ajoute Chantale, concerne l’hormonothérapie, que l’administration Trump souhaite prohiber pour les personnes mineures, au même titre que l’ensemble des traitements de transition de genre. Pour continuer à obtenir les doses de testostérone dont il a besoin, François et sa mère s’approvisionnent autant que les ordonnances leur permettent, pour parer à d’éventuelles restrictions supplémentaires.   

Depuis sa chambre d’adolescent décorée d’affiches colorées, François explique qu’il trouve toutes ces mesures « déshumanisantes ». Sans savoir comment expliquer cette volonté de nuire aux minorités de genre, il estime que les personnes trans, au même titre que d’autres groupes marginalisés, sont victimes d’une « haine qu’il fallait diriger quelque part ». 

L’ensemble de la diversité menacée

Si les personnes trans sont les premières à être visées par ces mesures anti-LGBTQ+, le reste de la communauté l’est aussi. Dans la lancée de ses premières signatures, le président républicain a révoqué des textes adoptés par son prédécesseur Joe Biden, notamment celui combattant les discriminations basées sur le genre et l’orientation sexuelle. Dans le même temps, les programmes de diversité, équité et inclusion (DEI) ont été supprimés dans toutes les sphères du gouvernement fédéral, et les entreprises ont été encouragées à le faire également, sous peine de s’exposer à des enquêtes.

Originaire de Saint-Bruno, Ann a rejoint la Californie en 2002, où elle vit aujourd’hui avec sa compagne. Si en tant que lesbienne elle se sent moins menacée que la communauté trans, elle demeure lucide sur les intentions du nouveau président : « Là, c’est les personnes trans qu’il attaque, mais ça va être nous autres après ». Un rappel qu’elle veut également adresser aux « groupes gays qui soutiennent Trump » : « Si on pense que ça va juste être les personnes trans, on se trompe fortement ». Pour elle, toutes celles et ceux qui ne sont pas « blancs, cisgenres et hétéros » sont ou seront dans le collimateur des politiques trumpistes. 

Capture d’écran de l’appel avec Ann, dans sa maison en Californie.

Une intolérance banalisée

Le contexte politique amène les personnes LGBTQ+ rencontrées à se méfier davantage au quotidien. Si elle se considère chanceuse d’habiter en Californie, un État historiquement démocrate, Ann porte toutefois une attention particulière aux États dans lesquels elle voyage. « C’est certain que je n’irais pas dans des États où les lois me sont défavorables », dit-t-elle en nommant la Floride, fleuron trumpiste, où elle aurait aimé se rendre. 

Shane, lui, habite en Floride, qu’il décrit comme l’État « le plus à risque pour les personnes trans et LGBT » avec le Texas. Bien que les habitant·es de sa ville et les client·es du café où il travaille soient assez « détendu·es », le jeune homme vit tout de même des moments d’anxiété. Comme lorsqu’il fait face à des client·es qui portent des casquettes avec l’inscription Make America great again, le slogan trumpiste. « Je ne suis pas en sécurité avec ces personnes, je ne peux pas être moi-même en leur présence », relate-t-il, confiant adopter une voix plus grave pour ne pas que sa transidentité ne paraisse. 

De son côté, François estime que l’attitude de ses ami·es et camarades a changé depuis le retour de Trump dans la sphère politique et médiatique. À son école secondaire, François a remarqué « plus de regards bizarres », ainsi que des propos discriminatoires auxquels il n’était pas habitué. Il évoque également un ami « convaincu par Trump », faisant des remarques transphobes alors qu’il était « d’accord avec sa transition » quelques mois auparavant. « Je trouve ça fou de voir à quelle vitesse les gens ont été influencés », rapporte le jeune de 15 ans. 

Un retour possible au Canada

Touchée par le récit de son fils, Chantale confie avec un sourire triste que « le plan B, c’est de retourner au Canada ». Bien qu’un déménagement soit contraignant sur de nombreux plans, la mère de famille « ne risquera pas la vie de [son] enfant pour rester aux États-Unis ». François croit que si cette décision devait être prise, il serait probablement triste, car même si le Canada lui manque, il aime beaucoup son école et a grandi ici. 

Shane est confronté au même dilemme, se préparant à la possibilité de déménager au Canada, sans le vouloir réellement : « Je ne veux pas avoir à fuir ma maison. Je veux un avenir où je peux prendre mon temps pour déménager, après avoir trouvé un partenaire et l’endroit parfait pour m’installer. » Le Canado-Américain se considère toutefois privilégié d’avoir la possibilité de quitter le pays en cas de nécessité, contrairement à ses ami·es queer qui n’ont pas la double nationalité. 

Quant à Ann, le sujet est aussi « sur la table », notamment après que sa fille de 17 ans lui a dit ne pas vouloir « rester dans ce pays ». Le retour est cependant difficilement envisageable pour elle, sa compagne et ses beaux-enfants n’ayant pas la nationalité canadienne. Elle se retrouve alors entre les deux pays, sa fille et son cœur au Canada, et sa compagne et sa vie aux États-Unis. Quant à son bras, il est tatoué d’une fleur de lys et d’une feuille d’érable, comme elle nous le montre à l’écran avant de raccrocher.

*Ces personnes ont souhaité conserver l’anonymat.

La violence par armes à feu aux États-Unis peut-elle être considérée comme une épidémie? Analyse d’une tendance académique

La violence par armes à feu aux États-Unis peut-elle être considérée comme une épidémie? Analyse d’une tendance académique

Par Félix Beauchemin

Les deux dernières années ont permis de démontrer l’impact que pouvait avoir une pandémie sur le bien-être public. Pourtant, de l’autre côté de la frontière, un autre problème endémique semble frapper de manière aussi importante la société américaine : l’épidémie que représente la prolifération des armes à feu. Analyse d’une tendance académique qui cherche à démontrer les liens entre la violence par armes à feu et la situation dans laquelle se trouve la santé publique.

Le 8 avril dernier, le président américain Joe Biden définissait la situation alarmante de la violence par armes à feu aux États-Unis comme une « épidémie ». Il s’agit d’une terminologie qui peut sembler banale, mais qui est en fait incrustée dans une tendance scientifique et académique qui gagne du terrain depuis plus de 30 ans. Concrètement, la violence par armes à feu serait en fait un enjeu de santé publique devant être étudié par la science, et non par la politique.

Cette tendance s’est d’ailleurs vue symbolisée par un mouvement viral de novembre 2018. À la suite d’une publication de la National Rifle Association (NRA) sur Twitter qui critiquait les physicien‧ne‧s s’impliquant dans l’étude des violences par armes à feu, leur disant de « rester dans leur voie », de nombreux médecins aux États-Unis ont répliqué avec le mot-clic #ThisIsOurLane[i]. De nombreuses publications graphiques, représentant des blouses tachées de sang ou des salles d’opération souillées, mettaient en lumière le fait que les conséquences de cette violence étaient directement vécues par le personnel de la santé, d’où l’importance de traiter le tout comme un enjeu de santé publique[ii].

Pourquoi traiter la violence par armes à feu comme une épidémie?

Les statistiques pointent sans équivoque vers un problème de violence par armes à feu. Le Center for Disease Control and Prevention (CDC) recensait, en 2019, 38 355 morts par armes à feu aux États-Unis, soit un rythme d’environ 100 par jour[iii]. Cela équivaut à une moyenne de morts par armes à feu dix fois supérieure à celle des pays à revenu élevé de l’OCDE[iv]. Sur ce nombre, près de 24 000 morts sont des suicides[v]. Francis Langlois, membre associé à l’Observatoire des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, réitère l’importance de considérer le suicide dans ces calculs, notamment en raison de la létalité de l’acte. Celui-ci affirme que « si on a accès à des armes à feu, et qu’[elles] sont disponibles, il est possible que la personne passe à l’acte. Étant donné la puissance de l’objet, ça engendre plus de morts que par d’autres moyens ». Concrètement, les statistiques démontrent qu’en général, une personne sur 25 réussira sa tentative de suicide, soit un taux d’environ 4 %[vi]. Cependant, ce taux grimpe à presque 100 % lorsqu’une arme à feu est utilisée. Une différence considérable.

La multiplication des décès causés par une arme à feu, tant les suicides que les homicides, est donc la principale raison qui pousse de nombreuses associations professionnelles comme la American Psychological Association (APA)[vii] ou la American Public Health Association (APHA)[viii] à aborder le sujet de la violence par armes à feu comme un enjeu de santé publique.

Pourtant, pour désigner cette crise comme étant une épidémie, il faut qu’il y ait un élément de contagion ou de propagation.

À ce sujet, Francis Langlois mentionne ceci : « L’idée est que dans les communautés où il n’y a pas nécessairement de violence, si des armes à feu commencent à se multiplier, ça peut engendrer plusieurs victimes, un peu comme un virus. »

Selon David Hemenway, chercheur émérite de ce champ académique, pour adresser le phénomène comme un enjeu de santé publique, les mesures mises en œuvre devraient être constituées de davantage de règlementations et de campagnes de sensibilisation au niveau des communautés[ix]. On fait d’ailleurs fréquemment le parallèle avec les campagnes pour éviter les décès par accidents d’automobile. « On voulait limiter les morts par les accidents de voiture. Donc, qu’est-ce qu’on fait? On a mis des ceintures, des coussins gonflables. Donc, il s’agit de trouver des politiques qui vont limiter le nombre de victimes par armes à feu », comme l’explique Francis Langlois. Parmi ces mesures, on retrouve le fait de « limiter certains types d’armes ou certains types de munitions, en passant par forcer un entreposage sécuritaire » explique ce dernier.

La NRA et la santé publique

Francis Langlois constate aussi des similitudes entre le traitement de la violence par armes à feu aujourd’hui et celui de la cigarette dans les années 1990 : « Je pense que le parallèle qu’il faut faire en termes d’épidémiologie, c’est beaucoup plus avec l’industrie du tabac. » M. Langlois affirme que « jusque dans les années 90, les grandes compagnies [de tabac] faisaient tout pour bloquer toute forme d’étude qui montrait la dépendance engendrée par leur produit. C’est le même genre de problème qui se présente pour l’industrie des armes à feu. » La NRA exerce des pressions politiques et économiques immenses sur les législateur‧trice‧s pour éviter les recherches pouvant les discréditer, comme l’avaient fait les entreprises tabagiques à l’époque. Dans le cas du tabac, une série de facteurs interreliés ont mené à la chute de l’influence du « Big Tobacco » : la perte d’allié·e·s dans la communauté scientifique et médicale, le scepticisme de la part de la population, le militantisme d’organisations non-gouvernementales et la mise en place de régulations anti-tabac de la Food and Drug Administration (FDA) et des États américains, entre autres[x]. Ces mesures ont d’ailleurs fait passer le pourcentage de fumeur·euse·s de 40 % environ dans les années 1970[xi] à 13 % aujourd’hui[xii].

En ce qui a trait aux armes à feu comme enjeu de santé publique, les premières études à ce sujet ont été conduites par le CDC au début des années 90. Le CDC a notamment publié l’article Gun Ownership as a Risk Factor for Homicide in the Home[xiii] qui prouvait que « la présence d’armes à feu dans une maison augmente de façon importante le risque de décès ou de blessures », comme l’explique Francis Langlois. Pourtant, « il y a eu une réponse assez violente du lobby des armes à feu. Ils ont réussi à faire en sorte que le gouvernement fédéral ne finance plus la recherche sur les armes à feu ». En effet, en 1996, le Congrès passait une loi, fortement appuyée par la NRA, qui interdisait aux organisations comme le CDC de mener des recherches sur le contrôle des armes à feu[xiv].

Toutefois, signe que le vent change, plus de vingt ans après le début de cette restriction, 25 millions de dollars américains ont été débloqués cette année par le Congrès pour étudier la violence liée à ces armes[xv]. Des associations scientifiques et médicales commencent donc progressivement à étudier ce phénomène, un peu comme elles le firent dans les années 1990 pour la dépendance au tabac.

Le pouvoir linguistique du mot « épidémie »

« La question du lien entre la langue et la pensée se pose beaucoup. Il y a l’hypothèse Sapir-Whorf qui, dans sa forme extrême, dit que si on parle d’angles différents, on pense différemment », mentionne Julie Auger, professeure titulaire au département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal. Ainsi, grâce à l’instauration d’une terminologie différente, telle la comparaison de la crise des armes à feu à une épidémie, la population sera nécessairement menée à adopter une prise de conscience différente. « Le but, c’est clairement d’avoir un impact, de frapper l’imaginaire, d’essayer de faire changer quelque chose dans l’esprit des Américain·e·s », ajoute-t-elle.

Dans le cas qui nous intéresse, puisque l’épidémie se veut contagieuse, le virus ou la bactérie infectieuse ne serait autre que l’arme à feu. Cette analogie se veut donc avant tout dissuasive, tel que l’illustre Julie Auger : « il est clair que l’analogie qui consiste à comparer l’arme à un virus est tout à fait apte à la situation, parce que oui, il y a des situations où l’on doit se protéger », comme on pourrait le faire contre un microbe.

Alors que des politicien·ne·s comme Joe Biden et même de grands médias comme CNN utilisent de plus en plus une terminologie de santé publique pour désigner le problème des armes à feu, Mme Auger croit que cela amènera nécessairement une plus grande conscientisation à cet enjeu.

« Si on veut justement rependre l’utilisation d’épidémie”, si on peut faire les liens entre l’arme à feu et un virus ou une bactérie infectieuse, ce sont des liens qui deviennent beaucoup plus clairs. Les auditeur‧trice‧s ont donc moins de travail à faire pour faire le lien. Même si le lien ne se fait pas de manière automatique, à force de l’utiliser, ça peut faire changer d’avis certaines personnes. »

L’étude des inégalités sociales de santé

Bien souvent, la résolution d’une crise de santé publique ne se fait pas uniquement sur le plan médical, mais également au niveau social. Dans le cas de la crise de la COVID-19, les mesures prises pour les populations plus à risque, comme les régions éloignées ou le personnel de la santé, étaient proportionnées aux inégalités de santé dont celles-ci pouvaient faire l’objet.

En ce qui a trait à l’épidémie d’armes à feu, le même schéma se répète. « Les communautés les plus affectées aux États-Unis par la violence d’armes à feu, ce sont les communautés afro-américaines et latino-américaines. Il y a une corrélation très forte entre la prévalence de violence par armes à feu et le niveau de pauvreté », explique Francis Langlois. Celui-ci énumère également certaines conséquences sociales de cette criminalité excessive : familles disloquées, dévalorisation économique des quartiers, et même des syndromes post-traumatiques parmi les élèves d’écoles défavorisées. Dans une perspective de santé publique, ces problèmes sociaux se doivent donc d’être pris en compte comme des facteurs aggravants dans le cadre d’une résolution de crise éventuelle.

***

Ce n’est toutefois pas la première fois qu’un problème autre qu’une maladie est définie comme une épidémie. Entre autres, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie l’obésité d’« épidémie », malgré que fait qu’elle est non contagieuse[xvi]. Pourtant, le simple fait de traiter cette dernière comme un enjeu de santé publique a permis de créer des programmes importants comme Let’s Move!, campagne lancée par Michelle Obama en 2010[xvii].

Il ne reste plus qu’à déterminer si les succès des campagnes de santé publique par le passé, telles que les campagnes pour l’éradication de la polio ou la conscientisation face au VIH, pourront se reproduire avec le phénomène de violence par armes à feu. Cependant, comme l’explique Julie Auger, avant de viser à la résolution rapide de cette crise, un autre problème devra être résolu, soit celui de la « polarisation politique » aux États-Unis, omniprésente dans toute sphère sociale.

Crédit photo : flickr/ m&r Glasgow


[i] Jacqueline Howard, « Doctors start movement in response to NRA, calling for more gun research, » CNN, 20 novembre 2018, https://www.cnn.com/2018/11/19/health/nra-stay-in-your-lane-physicians-study/index.html.

[ii] Ibid.

[iii] BBC News Service, « America’s gun culture in charts », BBC, 8 avril 2020. https://www.bbc.com/news/world-us-canada-41488081  

[iv] Erin Grinshteyn et David Hemenway, « Violent Death Rates: The US Compared with Other High-income OECD Countries, 2010 », The American Journal of Medecine, vol. 123, no.3, 2015: 266-273. http://dx.doi.org/10.1016/j.amjmed.2015.10.025

[v] BBC News Service, Op. Cit.

[vi] « Suicide », Mental Health America, 2021, http://www.mentalhealthamerica.net/suicide.

[vii] Arthur C. Evans et Clarence E. Anthony, « Gun Violence: A Public Health Problem », American Psychological Association, 6 avril 2018. https://www.apa.org/news/press/op-eds/gun-violence

[viii] « Gun Violence », American Public Health Association, 2021. https://www.apha.org/topics-and-issues/gun-violence

[ix] David Hemenway, Private Guns, Public Health, Ann Arbor: University of Michigan Press, 2004. https://www-jstor-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/stable/10.3998/mpub.17530.  

[x] Kristi Keck, « Big Tobacco: A history of its decline », CNN, 19 juin 2009. https://edition.cnn.com/2009/POLITICS/06/19/tobacco.decline/

[xi] « Achievements in Public Health, 1900-1999: Tobacco Use — United States, 1900-1999 », CDC, 11 avril 1999. https://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/mm4843a2.htm

[xii] « Smoking and Tobacco use: Fast Facts », CDC, 2 juin 2021. https://www.cdc.gov/tobacco/data_statistics/fact_sheets/fast_facts/index.htm

[xiii] Arthur L. Kellermann et al, « Gun Ownership as a Risk Factor for Homicide in the Home », The New England Journal of Medecine, vol. 329, 1993: 1084-1091. 10.1056/NEJM199310073291506.

[xiv] Kirsten Weir, « A thaw in the freeze on federal funding for gun violence and injury prevention research », American Psychological Association, 1 avril 2020. https://www.apa.org/monitor/2021/04/news-funding-gun-research.  

[xv] Ibid.

[xvi] « Controlling the global obesity epidemic », World Health Organization, 2021. https://www.who.int/activities/controlling-the-global-obesity-epidemic.

[xvii] « Learn the facts », Let’s Move!. https://letsmove.obamawhitehouse.archives.gov/.  

Élections présidentielles américaines. Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

Élections présidentielles américaines. Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

Cet article est publié dans le numéro 86 de nos partenaires, la Revue À bâbord!. Un texte de David Sanschagrin, politologue.

Le président républicain Donald Trump, aussi radicalement ignorant, mythomane et raciste soit-il, n’est pas une aberration : il est issu de dizaines d’années de radicalisation du Parti républicain et du mouvement conservateur américain.

La polarisation de la société américaine est un phénomène asymétrique. Depuis les années 1990, le camp républicain est devenu idéologiquement « extrême ». Il récuse une approche basée sur le compromis bipartiste et sur la science, en adoptant plutôt une politique démagogique victimaire et en percevant le centriste Parti démocrate comme un opposant illégitime1.

Radicalisation conservatrice

Cette radicalisation résulte à la fois d’un sentiment de menace existentielle face à une société plus éduquée, mondialisée, libérale et diversifiée, et d’une volonté de défendre les intérêts économiques et culturels de l’Amérique « traditionnelle » : blanche, chrétienne, patriarcale, non universitaire, rurale et conservatrice. Cette radicalisation s’est aussi nourrie de l’influence grandissante des talk radios et des think tanks conservateurs ainsi que de la droite chrétienne. Plus récemment, le média de masse hyper partisan Fox News2 et la propagation d’idées conspirationnistes grâce aux médias sociaux3 ont accentué cette droitisation. Les médias traditionnels, quant à eux, ne colporteraient que de « fausses nouvelles ». De la sorte, l’électorat républicain est prisonnier d’une réalité alternative, alimentée par le ressentiment.

Cette radicalisation de l’espace médiatique conservateur tire à son tour le Parti républicain vers la droite, rendant impossible tout compromis avec le Parti démocrate.

Politique confuse et instrumentale

Selon le récit populiste et conservateur, des élites progressistes et cosmopolites corrompraient l’Amérique « ordinaire ». Pour mettre fin à leur tyrannie libérale et bien-pensante, un chef rebelle devrait faire le ménage à Washington (« Drain the Swamp ») et rétablir la grandeur de l’Amérique (« Make America Great Again »), en libérant le peuple d’un État fédéral totalitaire.

Or, dans les faits, les républicains sont les promoteurs des intérêts des capitalistes globalistes, lesquels contribuent justement à corrompre la vie publique par un financement politique privé et incontrôlé, en plus de miner l’économie locale, pourtant tant vantée par les conservateurs. Par exemple, les frères milliardaires Koch, très présents dans l’industrie pétrolière, financent la nomination de juges et l’élection d’élus socialement conservateurs et économiquement libertariens. Bref, l’Amérique simple et vertueuse des conservateurs est un mythe et une bonne partie de la base républicaine, de classe moyenne, vote contre ses propres intérêts.

Le Parti républicain ne peut que proposer une politique confuse, incohérente, inconstante et instrumentale. L’unité du Parti, et du mouvement hétéroclite sur lequel il s’appuie, ne peut d’ailleurs se faire que grâce à un ennemi commun : la gauche déphasée.

Trump, l’ancienne vedette de télé-réalité, joue ainsi le rôle du président rebelle, tout en défendant les intérêts des ultra-riches (réduction d’impôts, dérégulation environnementale, etc.), en s’enrichissant personnellement, en corrompant de façon éhontée les institutions publiques (pardon de ses proches conseillers emprisonnés, demande à l’Ukraine de lancer une enquête pour salir son opposant Joe Biden, etc.). Un reportage révélait aussi qu’il pratiquait l’évasion fiscale chronique et était sous enquête pour fraude fiscale4. Trump doit donc se maintenir au pouvoir pour éviter la justice.

Si Trump devait s’attaquer au marais boueux de Washington et restaurer la grandeur de l’Amérique, il a plutôt transformé la présidence en une entreprise privée corrompue et dysfonctionnelle, carburant aux conflits d’intérêts et à la haine raciale.

Malgré ses frasques et son immoralité, Trump a su conserver le soutien du mouvement conservateur, en répondant notamment aux attentes des suprémacistes blancs et des milices (mur à la frontière mexicaine, politique d’immigration raciste, légitimation de l’extrême droite, etc.) et de la droite chrétienne (nomination des juges approuvés par la Federalist Society, un think tank juridique hyper-conservateur).

Toutefois, ses guerres commerciales ont affaibli l’économie du Midwest, qui lui a donné la victoire en 2016. De plus, sa gestion désastreuse de la pandémie a mené à l’accumulation de morts et des chômeurs, dans un pays vouant un culte au travail et liant la couverture médicale à l’emploi. Ces deux phénomènes expliquent en bonne partie l’effritement de son électorat dans les États clés du Midwest (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin), où s’est jouée l’élection de 2020.

Mouvance antidémocratique

En plus de pratiquer une politique de la terre brûlée face aux démocrates, les républicains ont aussi mis en place un impressionnant arsenal antidémocratique pour se maintenir au pouvoir malgré une base démographique blanche déclinante : redécoupage électoral arbitraire et agressif; obstruction parlementaire systématique; limitation du vote des personnes racisées; prise en otage de l’exécutif lors du vote des crédits pour réduire les dépenses sociales, forçant la fermeture du gouvernement en 2013 et 2018; défense du collège électoral, où les États républicains sont surreprésentés; opposition à la régulation du financement politique; nomination de juges partisans et hyper-conservateurs.

Lors de l’élection contestée de 2000, une majorité conservatrice (5 contre 4) à la Cour suprême a donné la présidence à George Bush, en mettant arbitrairement fin au recomptage des voix en Floride. Les républicains ont aussi bloqué la nomination d’un juge modéré, par le président Barack Obama en février 2016, arguant qu’il s’agissait d’une année électorale, pour éviter le virage libéral de la Cour. Or, après le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, en septembre 2020, les républicains ne se sont pas embarrassés du précédent créé en 2016. Entrevoyant la défaite en novembre, ils ont entériné rapidement la nomination de la juge Amy Coney Barrett, alors même que le processus électoral avait débuté. Barrett appartient à une secte catholique rigoriste, est opposée à l’avortement et au mariage gai, nie les changements climatiques et a fait partie de l’équipe juridique républicaine derrière la décision Bush v. Gore (2000), avec deux autres juges de la Cour : Brett Kavanaugh et John Roberts. 

Contrôlant la présidence et le Sénat depuis 2016, les républicains ont ainsi pu nommer trois juges, afin de renforcer la mainmise conservatrice sur la Cour (6 contre 3). De la sorte, les républicains vont pouvoir protéger leurs acquis malgré le retour au pouvoir des démocrates, en bloquant ou en invalidant des lois progressistes (ex. : l’Obama Care) et en renversant des jugements historiques (ex. : Roe v. Wade, sur l’avortement). La Cour suprême, dominée par les conservateurs, est un puissant instrument réactionnaire et antidémocratique.

La suite des choses

Légèrement en avance le soir de l’élection, Trump a revendiqué la victoire et demandé la fin du comptage des votes dans les États du Midwest en invoquant, sans preuve, des fraudes électorales, sachant que ces États allaient lui échapper dès que l’on commencerait à compter les votes par correspondance, majoritairement démocrates. Les républicains ont enclenché plusieurs contestations judiciaires, pour réfuter la victoire de Biden dans ces États clés. De plus, la rhétorique incendiaire du président va nuire à l’acceptation du résultat de l’élection par ses partisans et par les milices d’extrême droite (comme les Proud Boys, à qui Trump a demandé, lors du premier débat présidentiel, de rester sur le qui-vive).

Si Biden a gagné le vote populaire et le collège électoral, le « trumpisme » a démontré sa force et sa pérennité, avec plus de 70 millions d’électeurs (environ 48 % des votes). Biden fera ainsi face à une société profondément divisée et, probablement, à un Sénat sous contrôle républicain. Et, comme Franklin Roosevelt en 1935, il aura devant lui une Cour suprême réactionnaire et devra, peut-être, élargir le banc des juges pour y nommer des progressistes.

Thomas Mann et Norman Ornstein, It’s Even Worse Than It Looks: How the American Constitutional System Collided with the New Politics of Extremism, New York, Basic Books, 2016.

Les gazouillis de Trump sur Twitter sont d’ailleurs influencés par Fox News. Voir Matthew Gertz, « I’ve Studied the Trump-Fox Feedback Loop for Months. It’s Crazier Than You Think », [en ligne], https://www.politico.com/magazine/story/2018/01/05/trump-media-feedback-….

Par exemple, pour QAnon, les élites libérales contrôlant l’État profond seraient des pédophiles sataniques que seul Trump pourrait arrêter. Voir Adrienne LaFrance, « The Prophecies of Q », [en ligne], https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2020/06/qanon-nothing-can-s…

R. Buettner, S. Craig et M. McIntire, « The President’s Taxes », [en ligne], https://www.nytimes.com/2020/09/29/podcasts/the-daily/donald-trump-taxes…?

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Par Jonathan Durand-Folco

L’hostilité de Donald Trump envers la Chine semble devenue une nouvelle habitude du président américain. Mais les dernières réactions des États-Unis à l’endroit de l’application TikTok, les débats sur l’infrastructure 5G, et la montée des inquiétudes face à la domination monopolistique des GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Microsoft), démontrent les tensions de l’économie numérique qui ébranle la plus grande puissance du monde. Et si les récentes manifestations du capitalisme contemporain, notamment dans sa version états-unienne, étaient l’incarnation la plus récente de l’impérialisme américain? Avant d’étayer cette hypothèse, voici quelques éléments de définition.

Qu’est-ce que le capitalisme algorithmique?

Par capitalisme algorithmique1, j’entends un nouveau stade du capitalisme qui a émergé dans la première décennie du XXIe siècle. Si l’expression « capitalisme numérique » est plutôt floue et remonte aux années 1980-1990 (avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, l’Internet et la « société en réseaux »), l’émergence du « capitalisme algorithmique » coïncide avec l’arrivée des médias sociaux, les téléphones intelligents, l’économie de plateforme, le big data, la diffusion des algorithmes et le machine learning. Shoshana Zuboff utilise l’expression « capitalisme de surveillance » pour désigner cette reconfiguration du capitalisme, mais l’adjectif « algorithmique » permet de mettre l’accent sur l’extraction des données (data is the new oil), le développement accéléré de l’intelligence artificielle (IA) et la généralisation du « pouvoir algorithmique » comme mode de régulation des pratiques sociales. Alors que plusieurs théories critiques considèrent que nous sommes encore au stade du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé, l’hypothèse du capitalisme algorithmique considère qu’une nouvelle configuration du capitalisme a déjà pris le relais, en intégrant la rationalité néolibérale dans une dynamique encore plus englobante : la logique algorithmique.

Les manifestations concrètes de ce nouveau régime d’accumulation sont nombreuses: hégémonie des GAFAM sur les marchés boursiers et l’économie mondiale, apparition du digital labor (microtravail, travail à la demande dans léconomie collaborative, travail social en réseau), technologies addictives, surveillance de masse, « 4e révolution industrielle », automatisation des inégalités sociales par les algorithmes, renforcement de l’extractivisme et de la consommation énergétique par les infrastructures numériques, dont la 5G qui vise à propulser l’Internet des objets3, l’IA et le cloud computing.

Reconfigurations de l’impérialisme américain

Par « impérialisme américain », je reprends ici par commodité la définition de Wikipédia : « L’impérialisme américain est une expression utilisée pour désigner, de manière critique et polémique, l’influence des États-Unis dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels à l’échelle mondiale. »4 Quel est le lien entre l’impérialisme et le capitalisme algorithmique? Mon hypothèse est que pour comprendre la forme particulière que prend l’impérialisme américain depuis les années 2000-2010, il ne faut pas seulement regarder du côté du Pentagone, Wall Street ou encore Hollywood, mais nous tourner vers la Silicon Valley, Google, Apple, Facebook, Instagram, YouTube, Uber, Airbnb, Netflix et compagnie, qui sont aujourd’hui devenus les vecteurs d’une nouvelle « culture globale ».

Alors que « l’américanisation du monde » dans la deuxième moitié du XXe siècle s’est diffusée par les industries culturelles (musique, films) et l’exportation de grandes marques (McDonalds, Coca-Cola, Nike, etc.), le XXIe siècle est davantage marqué par la diffusion de « styles de vie » basés sur les médias sociaux, le iPhone, les influenceurs, les valeurs, codes et références culturelles du web 2.0,  qui peuvent se décliner en une variété de langues et particularités nationales, régionales et locales. C’est donc la « siliconisation du monde »5 qui représente aujourd’hui l’archétype de l’impérialisme culturel, c’est-à-dire la suprématie d’un mode de vie particulier sur le reste du globe.

Cette analyse de l’aspect culturel du capitalisme algorithmique ne doit pas être négligée, ou considérée comme une simple « superstructure » qui émanerait de « l’infrastructure » numérique capitaliste. Elle est l’incarnation d’une forme de vie particulière qui peut être analysée comme telle, bien qu’elle soit toujours liée à des dimensions technologique, économique et politique qui l’influencent de façon dynamique. Cet impérialisme culturel est représenté par l’hégémonie de la Silicon Valley sur la « culture digitale » de notre époque.

La « nouvelle guerre froide »

Cela dit, qu’en est-il de la relation entre l’impérialisme militaire, politique et économique des États-Unis et le capitalisme algorithmique? Disons d’emblée que c’est l’impérialisme technologique qui peut avoir diverses ramifications sur les plans militaire, politique et économique. À mon avis (ce n’est qu’une simple hypothèse, car je suis relativement profane en matière de relations internationales), l’impérialismepolitique des États-Unis est sans doute l’aspect le plus éloigné du capitalisme algorithmique. Avec l’arrivée de Donald Trump, il semble même y avoir un clash complet entre le « néolibéralisme progressiste » de la Silicon Valley, lequel désigne un mélange de valeurs progressistes (diversité, ouverture, écologie, etc.) et de logique économique individualiste, puis le « populisme réactionnaire » du président6. Mais cette contradiction sur le plan politique se combine à une convergence d’intérêts sur le plan économique et militaire, le développement des algorithmes, la robotique et l’intelligence artificielle étant particulièrement utiles pour assurer la suprématie militaire et économique des États-Unis sur l’échiquier mondial. Si les États-Unis sont actuellement en train de perdre leur « leadership moral » à cause des errances débiles du président Trump, ils demeurent encore en position dominante sur les autres plans… pour le moment.

Or, c’est aujourd’hui la Chine qui apparaît comme le prochain hégémon potentiel sur la scène internationale. Si son influence économique comme « grande puissance industrielle » n’est plus à démontrer, c’est maintenant sur le plan technologique que la Chine pourrait dépasser les États-Unis dans la prochaine décennie. Notons ici que la Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lorsque AlphaGo a battu le joueur Lee Sedol 4 à 1 dans une partie de Go. Dans son livre I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire (2019), l’investisseur chinois Kai-Fu Lee raconte comment la Chine a décidé de se lancer à pleine vitesse dans la course à l’intelligence artificielle.

« Les capital-risqueurs, les géants de la technologie et le gouvernement ont brusquement inondé les start-up de capitaux, provoquant une accélération sans précédent de la recherche et des créations d’entreprises. […] Quant au gouvernement central, moins de deux mois après que Ke Jie eut déclaré forfait dans la dernière partie qui l’opposait à AlphaGo, il a présenté un plan ambitieux visant à développer le savoir-faire en intelligence artificielle. […] L’ambition avouée est de faire du pays, d’ici à 2030, le leader mondial de l’innovation en intelligence artificielle sur le plan de la recherche, des technologies et de leurs applications. »7

Rappelons ici que le capitalisme algorithmique existe actuellement sous deux principales formes: le capitalisme de surveillance mâtiné de libéralisme culturel de la Silicon Valley, puis le capitalisme autoritaire à la chinoise, lequel combine le système totalitaire du crédit social et le capitalisme d’État. Alors que l’impérialisme technologique américain est représenté par l’acronyme GAFAM, la Chine a aussi son BATX pour désigner ses Géants du numérique qui sont entrés dans le palmarès mondial des plus grandes entreprises: Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

Cette « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine ne prend plus la forme de la course à l’espace ou de la course aux armements nucléaires qui opposa les Russes aux Américains jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique; la compétition féroce pour la supériorité technologique entre grandes puissances est aujourd’hui centrée sur le développement des machines algorithmiques. Cette tension grandissante entre les États-Unis et la Chine se manifeste par différents incidents impliquant des compagnies technologiques, à l’instar de Huawei (lutte pour le contrôle de l’infrastructure 5G), ou encore TikTok, un média social de propriété chinoise qui est devenu hyper populaire auprès des jeunes depuis son lancement en septembre 2016. Le fait que les États-Unis ont annoncé vouloir bannir TikTok dans la semaine du 3 août 20208, pour empêcher une potentielle collecte de données personnelles par Pékin, alors que les éants de la Silicon Valley font de même depuis une décennie, démontre qu’il s’agit avant tout d’un enjeu géopolitique.

Dimensions de l’impérialisme algorithmique

C’est pourquoi, en résumé, nous devrions analyser les enjeux entourant le bannissement de TikTok à travers la lunette de l’impérialisme américain, qui tente de garder son hégémonie à l’ère du capitalisme algorithmique. L’analyse critique du capitalisme algorithmique comme système économique, ou encore comme moteur de l’hégémonie culturelle, doit ainsi être combinée à une analyse plus globale des nouvelles formes de l’impérialisme au tournant des années 2020. À ce titre, la définition classique de l’impérialisme formulée par Lénine en 1917 offre un bon point de départ un siècle plus tard :

« Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé quelle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », dune oligarchie financière; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »9

Pour actualiser cette définition, nous pouvons dire que l’impérialisme du XXIe siècle, comme « stade suprême du capitalisme algorithmique », repose sur les cinq piliers : 1) domination des monopoles numériques (GAFAM-BATX) sur l’ensemble de la vie économique; 2) fusion du capital industriel, financier et numérique, et création, sur la base du « capital algorithmique », fondé sur l’accumulation de données et de la puissance algorithmique; 3) exportation d’applications et d’algorithmes (au lieu de la production de simples marchandises) comme moteur d’accumulation; 4) formation de réseaux transnationaux de plateformes numériques se partageant le monde; 5) fin du partage territorial du globe et des sphères de l’existence humaine (y compris la vie quotidienne)10 entre les plus grandes puissances capitalistes.

Le procès des GAFAM

Cette définition provisoire de l’impérialisme algorithmique devra être approfondie, nuancée et modifiée au besoin, mais elle permet tout de même de mettre en lumière certains événements de l’actualité. Par exemple, la récente audition des PDG de Apple, Google, Amazon et Facebook devant la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants américaine visait à condamner les pratiques anticoncurrentielles de ces compagnies. L’hégémonie des GAFAM est à la fois l’expression de l’impérialisme américain, mais aussi une menace pour le principe sacro-saint de la libre concurrence capitaliste. 

Comme le note un article du Devoir : « Les patrons ont pu faire valoir leurs arguments, surtout lors des propos liminaires, les parlementaires ne leur laissant qu’assez peu la parole lors de la séance de questions et réponses. Tous en appellent à la fibre patriotique des élus. Leurs sociétés, « fièrement américaines », dixit Mark Zuckerberg, doivent leur succès aux valeurs et lois du pays — démocratie, liberté, innovation, etc. « Il n’y a pas de garanties que nos valeurs vont gagner. La Chine, par exemple, construit sa propre version d’Internet sur des idées très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays », insiste le jeune milliardaire. Les GAFA mettent aussi en avant leurs investissements, les créations d’emplois aux États-Unis, et assurent favoriser la concurrence et faire face à une concurrence féroce. »11

Bien sûr, les membres de la commission ont mis en évidence le fait que Mark Zuckerberg et autres dirigeants des GAFAM enfreignent les lois antitrust12 de différentes façons. La stratégie qui consiste à faire vibrer la fibre patriotique des États-Unis, pour que les élus sceptiques expriment de la compassion face à la « concurrence féroce » à laquelle sont soumis les géants du numérique, montre ici que la Chine apparaît comme le grand ennemi aux valeurs anti-américaines qui pourrait un jour dominer le monde. Doit-on pour autant penser que les États-Unis sont sur le point d’appliquer les lois antitrust pour démanteler les GAFAM? Nul ne le sait encore, mais il faut garder en tête que les États-Unis sont confrontés à leur potentiel déclin face à la Chine, et que des actions trop robustes du côté des GAFAM pourraient nuire à leurs intérêts économiques, géopolitiques et militaires à moyen et long terme. Jean-Robert Sansfaçon montre bien ce dilemme dans sa dernière chronique :

« Cela dit, à l’exception de quelques élus plus sensibles à l’importance d’une réelle concurrence et du respect des droits des usagers, la majorité des représentants au Congrès restent fermement solidaires de leurs entreprises à succès malgré la critique. Et même si le président Trump promet de les mettre au pas après avoir lui-même vu ses fausses nouvelles censurées, il n’en reste pas moins leur plus grand défenseur lorsqu’elles font l’objet de poursuites judiciaires ou fiscales à l’étranger. Combien de milliards ces multinationales ont-elles pu rapatrier à taux d’imposition réduit grâce à la réforme fiscale de Donald Trump, en 2017? Malgré des critiques bien senties, les élus américains sont d’abord soucieux de l’importance pour l’Amérique de maintenir sa domination sur le monde numérique face au concurrent chinois menaçant, tant sur le plan économique que militaire. »13

Démanteler l’oligarchie

Somme toute, l’impérialisme américain basé sur l’hégémonie des grandes plateformes du capitalisme algorithmique représente l’un des principaux enjeux de notre époque. La lutte contre l’impérialisme algorithmique devrait être une priorité tant pour la gauche, soucieuse de justice sociale et économique, que pour le mouvement indépendantiste, qui milite pour la souveraineté populaire et nationale. 

Cela dit, des réformettes sociales-démocrates ou la simple souveraineté politico-juridique d’un État indépendant ne sauraient faire le poids face à l’oligarchie des GAFAM, l’impérialisme américain et la montée rapide du capitalisme autoritaire chinois. Seule une perspective internationaliste et résolument anticapitaliste peut orienter nos réflexions, actions collectives et réformes radicales pour viser le démantèlement du capitalisme algorithmique. 

L’expression « capitalisme algorithmique » a été utilisée pour la première fois par Michael A. Peters dans son texte Algorithmic capitalism in the Epoch of Digital Reason (2017). http://www.uta.edu/huma/agger/fastcapitalism/14_1/Peters-Algorithmic-Capitalism-Epoch.htm. Moi et mon collègue Jonathan Martineau sommes en train d’écrire un livre qui propose une théorisation plus complète de cette reconfiguration du capitalisme, lequel devrait être publié en 2021. Notre conception du capitalisme algorithmique recoupe celle du AI-capitalism analysé par Nick Dyer-Whitehford, Atle Mikkla Kjøsen et James Steinhoff dans Inhuman Power. Artificial Intelligence and the Future of Capitalism, Pluto Press, London : 2019.

Pour une analyse détaillée du digital labor, voir Antonio Casilli. En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil : Paris, 2020.

L’Internet des objets désigne l’interconnexion croissante entre l’Internet, les objets physiques (électroménagers, voitures, etc.) et les environnements humains (maisons intelligentes, villes intelligentes), laquelle accélère la circulation de données entre le monde matériel et le monde numérique. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%A9rialisme_am%C3%A9ricain

Éric Sadin, La siliconisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris : L’échappée, 2016.

Pour une analyse plus détaillée du néolibéralisme progressiste et du populaire réactionnaire dans la sphère politique américaine, voir Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Revue Esprit, septembre 2018. https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672

Kai Fu-Lee, I.A. La plus grande mutation de l’histoire. Paris : Les Arènes, 2019, p. 20-21.

8 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/08/03/tiktok-interdit-aux-etats-unis-les-reponses-a-vos-questions_6048058_4408996.html

Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917. Disponible en ligne sur : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp7.htm

10 Les plateformes numériques et les algorithmes prennent une place toujours plus grande dans nos vies de tous les jours, notamment pour communiquer avec nos ami·e·s via les médias sociaux, ordinateurs et téléphones intelligents. De plus, l’arrivée de l’Internet des objets multipliant les biens physiques branchés sur le réseau (lits, brosses à dents, réfrigérateurs, voitures, etc.) fait en sorte que la logique algorithmique se déplace du « monde en ligne » vers le « monde réel », en faisant sauter la distinction entre les deux.

11 Chris Lefkow, Julie Jammot, « Les patrons des GAFA devant le Congrès américain », Le Devoir, 30 juillet 2020. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/583250/les-patrons-des-gafa-en-audition-devant-le-congres-americain

12 Les lois antitrust, apparues vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, sont des lois visant à réduire la concentration du pouvoir économique de trusts ou monopoles, comme les empires de John Rockefeller et Andrew Carnegie dans les domaines du pétrole et de l’acier par exemple. Microsoft a fait l’objet d’une poursuite judiciaire et d’une application de loi antitrust en 2001.

13 Jean-Robert Sansfaçon, « Le patriotisme avant les principes », Le Devoir, 5 août 2020. https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/583576/geants-du-numerique-le-patriotisme-avant-les-principes

CRÉDIT PHOTO: Giuseppe Milo / FLICKR

L’incommensurable lutte de Julian Assange

L’incommensurable lutte de Julian Assange

Il y a quelques mois, le compte Twitter de WikiLeaks ainsi que celui dédié à la campagne pour défendre son fondateur Julian Assange annonçaient le risque imminent de son expulsion de l’ambassade équatorienne où il était réfugié depuis juin 2012. Force est de constater que les craintes de WikiLeaks n’étaient pas infondées. En effet, tous et toutes en furent témoins, alors que les images d’Assange se faisant traîner de force par les policiers britanniques, invités à venir le saisir dans l’ambassade, ont fait le tour du monde le 11 avril dernier.

La lutte d’Assange est d’une importance primordiale alors que l’avenir démocratique des sociétés occidentales est remis en question par l’opacité grandissante des gouvernements, le monopole des technologies de communication par quelques grandes entreprises et l’émergence de mécanismes de surveillance puissants déployés contre les citoyen·ne·s. En effet, l’information et la presse constituent des outils essentiels pour comprendre l’état actuel de la société et revendiquer un rééquilibre du pouvoir. Par ailleurs, alors que se dessinent aujourd’hui des plans d’intervention et de guerre en Iran et au Vénézuélai, le rôle qu’ont les médias de fournir un exposé des faits et des enjeux est fondamental. Or, le cas d’Assange laisse présager qu’un désir de bâillonner celles et ceux qui présentent la vérité anime la classe politique. Aujourd’hui persécuté par les Américain·e·s par leur Espionage Act de 1917, Julian Assange constitue un cas de figure pour les journalistes qui oseraient exposer les mécanismes voilés du pouvoir.

Des publications qui dérangent

Le cas de Julian Assange peut sembler complexe et particulier. En 2006, l’informaticien originaire d’Australie fonde un site web — qui s’appellera WikiLeaks — dédié à la publication d’informations secrètes fournies par des lanceurs d’alertes. Le mandat de l’organisation est de publier toute information qui, n’étant pas autrement accessible au public, revêt une valeur historique, éthique, diplomatique et/ou politiqueii. Jusqu’alors peu connu, WikiLeaks se retrouve au cœur de l’actualité mondiale en 2010, après la publication de la vidéo intitulée « Collateral Murder » (meurtre collatéral)iii. La vidéo en question montre l’assassinat de deux journalistes de l’organisation Reuters par les forces armées américaines. Il s’ensuit une série de révélations, que l’on nomme respectivement les Iraq War LogsThe Afghan War Diaries et Cablegate. Le public et les militant·e·s pour les droits de la personne voient dans ces révélations d’importantes preuves de crimes de guerres et de violations des droits de la personne commis par le gouvernement américain.

Des figures politiques et militaires américaines dénoncent rapidement les activités de WikiLeaks, affirmant que la publication d’informations classifiées et confidentielles pose un danger pour la sécurité nationaleiv (bien que, selon le témoignage en cour de dirigeants de l’armée américaine en 2013v, aucune preuve n’existe de décès causés par les publications de WikiLeaks). Ces révélations ont pour effet de placer Julian Assange dans la ligne de mire des autorités américaines, si bien que celles-ci s’acharnent à tenter de capturer le fondateur de WikiLeaks pendant près d’une décennie. Rappelons qu’en 2010, au moment de la publication des câbles diplomatiques — une révélation de plus de 250 000vi « câbles » ou rapports provenant des ambassades américaines à travers le monde et offrant un portrait jusqu’alors secret des opinions et opérations diplomatiques menées par les États-Unis — plusieurs commentateurs et commentatrices demandent ouvertement l’emprisonnement à vie, voire l’assassinat de Julian Assange. On pense à l’analyste Bob Beckel qui, lors d’une apparition à Fox News en 2010, affirme qu’« un homme mort ne peut pas publier »vii. Au Canada, l’ex-conseiller de Stephen Harper, Tom Flannagan, a suggéré qu’Obama devrait faire taire Assange à l’aide d’un droneviii.

L’affaire suédoise

L’histoire de M. Assange se complexifie davantage peu de temps après la publication des câbles diplomatiques, lorsqu’il fait subitement face à des allégations d’inconduite sexuelle en Suède. Selon les faits présentés devant la cour britannique, deux femmes se seraient rendues dans un poste de police afin de savoir si elles pouvaient inciter M. Assange à passer un test de dépistage contre les ITSix. Selon le témoignage de la poursuite suédoise, la police conclut, par cet échange, qu’un crime aurait potentiellement été commis. Les services de police ouvrent ainsi une enquête et interpellent Julian Assange. Ce dernier répond à quelques questions préliminaires, à la suite de quoi la procureure décide de rejeter la majorité des accusationsx. Or, quelques semaines plus tard, un autre procureur décide d’ouvrir l’enquête et d’interpeller à nouveau le suspect, qui se trouve désormais en Grande-Bretagne, afin de le soumettre à un autre interrogatoire. C’est le début d’un long et ardu litige qui finira par impliquer quatre nations différentesxi : le Royaume-Uni, où Julian Assange se trouve; la Suède, qui poursuit son enquête préliminaire pour inconduite sexuelle; les États-Unis, qui veulent mettre la main sur Assange en raison de ses publications; et l’Équateur, qui l’héberge dans son ambassade londonienne.

De la Grande-Bretagne, Julian Assange combat son extradition en Suède pendant près de deux ans. Ce dernier fait alors valoir que la Suède a un passé douteux et peu transparent quant à sa volonté d’extrader des suspects aux autorités américaines, souvent sous prétexte de guerre au terrorismexii. En raison de cette crainte, le fondateur de WikiLeaks offre de retourner en Suède, pourvu que les autorités lui garantissent qu’il ne sera pas ensuite extradé aux États-Unis. Elles refusent à répétition cette offre, offre qui demeure à ce jour la position officielle adoptée par M. Assange et ses avocats.

Face à cette impasse, M. Assange accepte de se soumettre de nouveau à un interrogatoire, mais sur le territoire britannique selon le traité d’assistance judiciaire mutuelle. Cette offre est également initialement refusée par les autorités suédoises qui iront finalement l’interroger en 2017xiii. La Suède et la Grande-Bretagne demeurent intransigeantes et, à la suite des procès en appel, la cour anglaise ordonne l’extradition de Julian Assange en juin 2012xiv.

Internement à l’ambassade et arrestation

C’est à ce moment que M. Assange met pied dans l’ambassade équatorienne, située dans le quartier aisé de Knightsbridge à Londres. Craignant d’être extradé aux États-Unis, il y demande l’asile politique. Le gouvernement progressiste de Rafael Correa accepte cette demande en août. Bien qu’il soit invité à se réfugier en Équateur, le gouvernement britannique refuse de lui accorder le passage à l’aéroport pour s’y rendre. Le réfugié se retrouve donc captif dans l’ambassade, qui fait la taille d’un petit appartement londonien, incapable de franchir la porte de sortie sous peine d’emprisonnement. Il y reste pendant près de sept ans, sans accès à la lumière du jour ou à l’air frais ni aux soins médicaux qui deviennent essentiels alors que son état de santé se détériore à cause conditions de son internementxv.

Malgré sa captivité, le fondateur de WikiLeaks n’abandonne pas la mission de l’organisme. Les révélations se succèdent pendant son confinement. En 2016, il s’attire une nouvelle vague de reproches, alors qu’il publie les courriels de John Podesta, le coordonnateur de la campagne présidentielle d’Hillary Clinton. On y découvre, entre autres, un coup monté par l’élite démocrate contre le candidat progressiste Bernie Sandersxvi. Cependant, pour la plupart des commentateurs, commentatrices et journalistes, la faute d’Assange est alors impardonnable : celui-ci aurait délibérément cherché à déstabiliser Hillary Clinton au service de la campagne de Donald Trump. On l’accuse d’être un pion russe ou encore un supporteur de la droite alternative. Tour à tour, M. Assange rejette ces accusations.

On ne s’étonnera donc pas de la réaction des médias lorsque ce dernier fut finalement arrêté par la police britannique en avril dernier. En effet, les titres le qualifiant de « hacker », de « violeur », ou encore de « celui qui a voulu déjouer la justice » défilent partout dans le mondexvii. Si plusieurs médias comme The GuardianThe New York Times et Le Monde se réjouissaient autrefois des révélations de WikiLeaks et d’Assange, ils sont maintenant prêts à lui tourner le dos en dénonçant ses méthodes de publication et en lui reprochant son rôle dans l’élection américaine de 2016xviii. On se plait même à publier des détails insipides sur sa vie à l’ambassade, par exemple qu’il aurait fait de la planche à roulettes dans les couloirs ou encore qu’il oubliait de faire la litière de son chatxix.

L’antagonisme entre Assange et les médias de masse est important. Si les journalistes travaillant pour les grands médias évoquent souvent le devoir de censurer certaines informations sous prétexte de préserver l’intégrité physique ou morale des sujets de leurs publications et préfèrent, ainsi, présenter l’information sous forme d’articles et d’analyse, WikiLeaks privilégie la publication de documents de source primaire, les rendant directement accessibles au public et n’y expurgeant l’information qu’en cas d’extrême nécessité (en cas de risque pour la vie par exemple). Cette distinction théorique se traduit par la volonté de WikiLeaks de publier l’information que n’osent pas publier les médias de masse. Depuis sa création, WikiLeaks publie les informations qui gênent le pouvoir et démontre l’ampleur de la censure des médias traditionnels. Ce conflit théorique et idéologique a provoqué une rupture entre Assange et les médias de masse. C’est la raison pour laquelle les causes réelles de son expulsion et des poursuites nouvellement intentées à son égard ne font pas les manchettes. Si le gouvernement néolibéral de Lenin Moreno (élu pour succéder à Correa en 2017) affirme que l’Équateur l’a expulsé en raison de son comportement désobligeant, un examen plus attentif des faits révèle que l’éviction d’Assange s’inscrit dans la volonté de la classe dirigeante actuelle du pays de se rapprocher du pouvoir américain en reformulant la politique étrangère équatoriennexx. Le pays s’est d’ailleurs vu accorder un prêt du Fonds monétaire international (FMI), organisation hautement contrôlée par les États-Unis qui y détiennent la majorité des voixxxi, de 4,2 milliardsxxii de dollars quelques jours avant l’expulsion du réfugié. Parmi les alliés n’ayant pas déserté Assange, John Pilger, ancien correspondant de guerre australien aujourd’hui connu pour ses documentaires politiques, craint que « l’Équateur ait vendu » le lanceur d’alerte pour plaire aux demandes américainesxxiii. En effet, quelques heures après son arrestation en avril dernier, on annonce officiellement qu’il est détenu sous la demande des autorités américaines qui s’apprêtent à réclamer son extraditionxxiv.

Julian Assange, désormais interné à la prison Belmarsh du sud de Londres, attend présentement son procès d’extradition. C’est le Royaume-Uni qui décidera s’il sera d’abord extradé aux États-Unis, où l’on vient de lui accoler 18 chefs d’accusation qui l’exposent à une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de prisonxxv, ou en Suède, où on a annoncé en mai dernier la réouverture de l’enquête sur l’accusation d’inconduite sexuelle — pourtant officiellement abandonnée en 2017 après le témoignage d’Assange recueilli dans l’ambassadexxvi. Notons que jusqu’à présent, la justice suédoise n’a formulé aucune accusation et que l’affaire est toujours en enquête préliminaire. S’il est envoyé puis inculpé aux États-Unis, Assange risque de passer le reste de sa vie derrière les barreaux.

WikiLeaks et l’avenir démocratique

Pourquoi le cas de Julian Assange est-il important? À priori, la poursuite américaine contre le fondateur de WikiLeaks s’attaque directement à la liberté d’expression, certes, mais plus concrètement, elle s’en prend à la liberté de la presse. La raison d’être des médias, en dehors de tout calcul économique et marchand, est de rendre un service public essentiel. Ils sont notamment responsables de la redevabilité de la classe politique. Noam Chomsky explique :

« Une presse réellement indépendante refuse de se subordonner au pouvoir et à l’autorité. Elle rejette l’orthodoxie, remet en question ce que les personnes bien-pensantes prennent pour acquis, expose la censure implicite, rend accessible au public l’information et la diversité d’opinions nécessaires à la participation valorisée à la vie sociale et politique, et de surcroit, offre une plateforme qui permet aux gens de débattre et discuter des enjeux qui les préoccupent. Ce faisant, la presse accomplit sa fonction comme fondement d’une société véritablement libre et démocratique. »xxvii

Une presse légitime se doit donc de chercher à exposer les dérapages et les injustices en offrant au public la vérité. Or, si l’on criminalise l’acte de publier de l’information vérifiée, si l’on pourchasse et emprisonne ceux et celles qui exposent les faits et dévoilent l’injustice et les violences systémiques des États, comment pouvons-nous alors prétendre à la démocratie?

Une presse éthique et efficace aurait, par exemple, rapidement démasqué les mensonges ostentatoires de l’administration Bush pour justifier la guerre d’Irak, ce à quoi les médias de masse comme le New York Times et le Washington Post ont échouéxxviii. Ce n’est pas surprenant, dès lors qu’ils choisissent d’obscurcir leur propre échec en rejetant le travail de WikiLeaksxxix. Le paradoxe est clair. Celui qui a osé publier des crimes de guerres et autres violations du droit est détenu, alors que ceux et celles qui ont ordonné et sanctionné ces violations demeurent libres, voire respectés. Néanmoins, les grands médias ignorent cette incohérence. L’importance de WikiLeaks et du travail d’Assange, qui nous offrent un aperçu des mécanismes cachés du pouvoir en publiant des documents de source primaire, ne peut donc être contestée.

Enfin, n’oublions pas l’embrouille diplomatique et légale à laquelle se sont livrés l’Équateur, la Suède, la Grande-Bretagne et les États-Unis pour finalement mettre la main sur Julian Assange. Ce dernier n’était pas simplement réfugié dans l’ambassade, mais bien citoyen équatorien depuis 2018xxx. Imaginez que votre nation décide de vous livrer sans procès ni même avertissement à un autre État pour des raisons politiques. Plus encore, les accusations formulées aux États-Unis reposent sur le fameux Espionage Act

qui date de la Première Guerre mondiale. L’instrumentalisation de cette loi, souvent critiquée par les

militant·e·s pour la liberté d’expression à cause de son ambiguïtéxxxi, pose un réel et grave danger pour tou·te·s les journalistes qui publient des informations sur l’État américain – d’autant plus lorsque celui-ci se permet de pourchasser un journaliste étranger (Assange est Australien et non Américain) qui a commis les soi-disant actes criminels à l’extérieur de la juridiction américaine (les révélations de WikiLeaks n’ayant pas été publiées aux États-Unis)xxxii. On ne peut donc ignorer le danger que pose le pouvoir exceptionnel et extraterritorial déployé par les États-Unis contre la liberté d’expression.

Le cas d’Assange démontre clairement que toute violation du droit est possible, et même acceptée, si celles et ceux qui vous persécutent sont assez puissant·e·s pour faire fi de vos droits. Ceux et celles qui osent dénoncer le pouvoir américain verront leurs droits bafoués : voilà le message envoyé par les autorités américaines. En bref, il est impératif de dénoncer la situation dans laquelle se trouve le fondateur de WikiLeaks, non pas parce que nous voulons sauver Julian Assange, mais bien pour sauver la liberté d’expression, de presse et ce qu’il nous reste de droit et de démocratie.

CRÉDIT PHOTO : Romina Santarelli

i Tom O’Connor, « Iran Defends Venezuela as U.S Warns of ‘All Options’ Against Two More Oil-Rich Nations » 5 mars 2019, Newsweekhttps://www.newsweek.com/iran-defends-venezuela-all-options-oil-1414237

ii Wikileaks, What is Wikileaks, Consulté le 17 mai 2019,

https://wikileaks.org/What-is-WikiLeaks.html

iii Wikipedia, Raid aérien du 12 juillet 2007, Consulté le 17 mai 2019

https://fr.wikipedia.org/wiki/Raid_a%C3%A9rien_du_12_juillet_2007_%C3%A0_Bagdad

iv Greg Myre, 12 avril 2019, « How Much did Wikileaks Damage U.S National Security », NPR,

https://www.npr.org/2019/04/12/712659290/how-much-did-wikileaks-damage-u-s-national-security

v Ed Piklington, « Bradley Manning leak did not result in deaths by enemy forces, court hears », 31 juillet 2013, The Guardianhttps://www.theguardian.com/world/2013/jul/31/bradley-manning-sentencing-hearing-pentagon

vi Scott Shane et Andrew W. Lehren, « Leaked Cables Offer Raw Look at U.S. Diplomacy », 28 novembre 2010, The New York Times, https://www.nytimes.com/2010/11/29/world/29cables.html?_r=2&bl

vii Huffington Post, « Fox News’ Bob Beckel Calls For ‘Ilegally’ Killing Assange: ‘A Dead Man Can’t Leak Stuff’ (VIDEO) », 7 décembre 2010,

https://www.huffpost.com/entry/fox-news-bob-beckel-calls_n_793467

viii CBC, « Flanagan regrets WikiLeaks assassination remark », 1er décembre 2010,

https://www.cbc.ca/news/politics/flanagan-regrets-wikileaks-assassination-remark-1.877548

ix Submission to the Supreme Court regarding facts agreed on by the appellant and the respondent. Assange v. Swedish Prosecution Authority, Adopté par la Cour suprême britannique le 1er février 2012. https://www.scribd.com/document/80912442/Agreed-Facts-Assange-Case

x Ibid.

xi BBC, Julian Assange: Why is the Wikileaks co-founder a wanted man?, 12 avril 2019, https://www.bbc.com/news/uk-47912180

xii Michael Bilton, « Post-9/11 renditions: An extraordinary violation of international law », 2 mai 2012, https://www.icij.org/investigations/collateraldamage/post-911-renditions-extraordinary-violation-international-law/

xiii Esther Addley « Swedish prosecutors drop Julian Assange rape investigation », 19 mai 2017, The Guardian

xiv BBC News, « Julian Assange in the Ecuadorian Embassy Timeline », 23 mai 2019, https://www.bbc.com/news/world-europe-11949341

xv Ewen MacAskill, « Julian Assange’s health in ‘dangerous’ condition, say doctors », 24 janvier 2018, The Guardianhttps://www.theguardian.com/media/2018/jan/24/julian-assanges-health-in-dangerous-condition-say-doctors

xvi Maquita Peters, « Leaked Democratic Party Emails Show Members Tried To Undercut Sanders », 23 juillet 2016, NPRhttps://www.npr.org/sections/thetwo-way/2016/07/23/487179496/leaked-democratic-party-emails-show-members-tried-to-undercut-sanders

xvii Kate Lyons, « ‘Whiffyleaks’: what the papers say about Julian Assange’s arrest », 12 avril 2019, The Guardian https://www.theguardian.com/media/2019/apr/12/whiffyleaks-what-the-papers-say-about-julian-assanges-arrest

xviii Damien Leloup, « Pourquoi WikiLeaks soutient Trump ? », 9 octobre 2016, Le Monde

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/10/19/les-ennemis-de-hillary-clinton-sont-les-amis-de-wikileaks_5016125_4408996.html

xix José M. Abad Linan, « The life of Julian Assange, according to the Spaniards who watched over him », 14 avril 2019, El Paishttps://elpais.com/elpais/2019/04/14/inenglish/1555239431_083712.html?rel=mas

xx Ethan Bronner et Stephan Kueffner, « The Socialist Who Gave Up Julian Assange and Renounced Socialism », 29 mai 2019, Bloomberg Businessweek https://www.bloomberg.com/news/features/2019-05-29/ecuador-s-leader-kicked-out-assange-shunned-venezuela-and-embraced-the-u-s

xxi Dan Beeton, « US and Europe Continue to Maintain Control of IMF Despite Small Changes in Voting Structure », Center for Economic Policy Research http://cepr.net/press-center/press-releases/us-and-europe-continue-to-maintain-control-of-imf-despite-small-changes-in-voting-structure

xxii International Monetary Fund, IMF Executive Board Approves US$4.2 Billion Extended Fund Facility for Ecuador, https://www.imf.org/en/News/Articles/2019/03/11/ecuador-pr1972-imf-executive-board-approves-eff-for-ecuador

xxiii John Pilger, « Assange Arrest a Warning from History », 12 avril 2019, Consortium News https://consortiumnews.com/2019/04/12/assange-arrest-a-warning-from-history/

xxiv Bill Van Auken, « Amid corruption scandals and deals with IMF and Washington, Ecuador’s government betrays Assange », 12 avril 2019, World Socialist Web Site https://www.wsws.org/en/articles/2019/04/12/ecua-a12.html

xxv Jon Swaine, « New US charges against Julian Assange could spell decades behind bars », 24 mai 2019, The Guardianhttps://www.theguardian.com/media/2019/may/23/wikileaks-founder-julian-assange-with-violating-the-espionage-act-in-18-count-indictment

xxvi Esther Addley « Swedish prosecutors drop Julian Assange rape investigation », 19 mai 2017, The Guardian

xxvii Noam Chomsky, « The independence of journalism », https://chomsky.in