Le niveau d’eau alarmant de la rivière aux brochets témoigne d’un enjeu encore plus important

Le niveau d’eau alarmant de la rivière aux brochets témoigne d’un enjeu encore plus important

La rivière aux Brochets, qui s’écoule à travers l’Estrie jusque dans la baie Missisquoi, a atteint un niveau d’eau historiquement bas cet été. Signe de l’accélération des changements climatiques, cette tendance s’observe toutefois sur une échelle bien plus grande au Québec. Cette ressource naturelle tenue pour acquise deviendra-t-elle une ressource rare dans les prochaines années? Enquête sur l’état des étiages au Québec. 

Source: OBVBM

En temps normal, en regardant à travers la fenêtre des bureaux de l’Organisme de bassin versant de la baie Missisquoi (OBVBM), dans la petite ville de Bedford, il est possible de voir la rivière aux Brochets suivre son cours vers la baie Missisquoi pour se déverser dans le lac Champlain. Or, lors de ma visite à la fin du mois d’août 2021, la rivière témoignait plutôt d’un débit presque inexistant. Selon les renseignements fournis par l’OBVBM, le débit de la rivière en date du 17 août a atteint le niveau le plus bas depuis vingt ans, soit 0,037 m3/seconde. Ce niveau a d’ailleurs battu le record de bas débit observé l’année précédente, d’environ 0,180 m3/seconde. 

Toutefois, la situation de la rivière aux Brochets est le résultat de sècheresses de plus en plus fréquentes au Québec. Notre rapport à la consommation d’eau, tenu pour acquis par certains, devra être en mesure de changer. Un manque d’eau est inévitable et il faut s’y préparer. 

Le cas de la rivière aux Brochets

« À l’embouchure de la rivière aux Brochets, à la jonction avec le lac Champlain, il y a une réserve de biodiversité, la réserve de la rivière aux Brochets, qui est magnifique […] le dernier endroit au Québec où il y a des tortues molles à épine », explique Anthoni Barbe, chargé de communications et chargé de projets à l’OBVBM. Toutefois, la faible quantité d’eau de la rivière menace la survie de cette espèce aquatique – en plus de certaines autres, comme la torture des bois, la tortue géographique ou la tortue peintre – entre autres par l’apparition des cyanobactéries, plus communément connues sous le nom d’algues bleu-vert. « Quand tu as des cyanobactéries comme ça, c’est l’oxygène dans l’eau qui est rendu plus [faible], alors presque toutes les espèces sont susceptibles d’être vraiment affectées par ça, si les cyanobactéries prennent beaucoup de place », déclare Anthoni Barbe. 

Source : OBVBM

L’étiage, soit « le nom donné à la période où le niveau d’eau d’un lac ou d’une rivière est à son plus bas », tel que l’explique l’OBVBM, s’observe de plus en plus tôt dans le sud du Québec. « On [y] connait des étiages très forts, et de plus en plus forts », mentionne M. Barbe, « la rivière Saint-François est basse, la rivière Yamaska est très basse, donc c’est […] un phénomène qui touche vraiment plus le sud du Québec ». En effet, la rivière Yamaska et son barrage Choinière ont atteint leur plus bas niveau en plus de quatre ans[i]. Quant à elle, la rivière Saint-François a atteint un niveau d’étiage plus important, alors que certaines prévisions hydroclimatiques prévoient une diminution de près de 20 % de son niveau d’eau d’ici 30 ans[ii]

À la rivière aux Brochets comme ailleurs, des étiages importants consécutifs agissent comme un cercle vicieux : 

« Tout est une question de recharge. Pour recharger un environnement qui est en gros manque d’eau, il faudrait le « booster » plus, mais là si on a encore une année qui a un petit peu moins d’eau que la moyenne, on observe une tendance lourde où la rivière va avoir un débit moyen qui va être appelé à diminuer avec le temps », affirme le chargé de projets à l’OBVBM. 

Bien que la rivière aux Brochets ne soit pas cartographiée dans l’atlas hydroclimatique du Québec, programme qui cartographie les régimes hydriques des cours d’eau du Québec, l’OBVBM calcule des prévisions générales, et s’attend donc à ce que « ça doive aller […] en diminuant, moins d’eau, plus de pression, et des étiages plus forts ». Cette pression provient entre autres des intrants agricoles nocifs pour les cours d’eau, des milieux urbains près des rivières, comme Bedford, et des routes pavées. Ainsi, « moins on a d’eau, plus on a de pollution concentrée dans l’eau ». À long terme, cette accumulation de polluants peut d’ailleurs provoquer un enjeu d’accès à l’eau potable, puisque les habitant‧e‧s de Bedford et de villes avoisinantes puisent leur eau à partir de cette rivière.

L’eau potable tenue pour acquise? 

« Cette année, il y a des secteurs de la Montérégie où il y a eu des livraisons d’eau pour des villages, pas juste pour une personne ici et là, mais vraiment pour des communautés », mentionne Kim Marineau, biologiste et présidente de l’entreprise Biodiversité conseil. Entre autres, la municipalité de Saint-Rémi a dû se faire livrer 1140 m3 d’eau par camion-citerne le 13 juin dernier[iii], une situation qui pourrait sembler impossible dans une province qui contient près de 3 % des réserves mondiales d’eau douce[iv]. « Nous, on est dans le pays du monde où il y a le plus d’eau potable, d’eau de surface, donc on n’a jamais réfléchi à la possibilité de manquer d’eau comme en Californie », illustre Kim Marineau.

L’accès à l’eau potable est-elle tenue pour acquise par les Québécois·e·s? Bien que la situation semble changer – la consommation quotidienne d’un·e Québécois·e ayant passé de 777 litres en 2001 à 536 litres en 2018[v] – le Québec se situe toujours bien au-delà de la moyenne canadienne qui, elle, se place au deuxième rang de consommation d’eau parmi les pays de l’OCDE[vi]. Cela étant dit, de plus en plus de situations témoignent d’enjeux d’approvisionnement en eau potable comme des avertissements de contrôle de l’eau potable émis par la Ville de Québec le 24 août dernier ou encore des approvisionnements en eau à même des camions-citernes. Bien que ces situations soient encore plutôt rares, Kim Marineau voit celles-ci s’empirer au courant des prochaines années. « On ne prend pas des mesures pour prévenir les manques d’eau et on remet ça à plus tard, et à un moment donné on va avoir des manques d’eau dans certaines municipalités », explique-t-elle. 

« On a de la difficulté à faire des démarches pour faire des aménagements ou mieux gérer le territoire en prévention, et ça c’est humain : dans l’histoire de l’humanité, on s’est arrangé pour manger aujourd’hui, pas dans 20 ans. »

En plus de la consommation d’eau à domicile, le manque d’eau potable touchera également les agriculteur‧trice‧s puisque selon des estimations de la Banque Mondiale, près de 70 % de l’eau douce serait destiné à des activités agricoles[vii]. Pourtant, comme l’explique Mme Marineau, malgré des cris du cœur de l’industrie agricole[viii], « c’est […] eux qui ont [largement] contribué à abaisser les nappes phréatiques ». Ces nappes, qui constituent des réseaux d’eau potable souterrains, où l’eau circule entre « les interstices constitués par les pores et les fractures [du sol], comme dans une éponge imbibée d’eau[ix] », sont une source méconnue d’approvisionnement en eau pour certaines municipalités. Cela étant dit, le drainage agricole et urbain a historiquement provoqué l’abaissement et la réduction de ces nappes phréatiques, rendant les cours d’eau de plus en plus « linéaires », comme l’explique Kim Marineau, et donc moins diffus au travers des sols. 

Un signe de l’accroissement du réchauffement climatique

Les images des inondations monstres à Sainte-Marthe-sur-le-Lac en 2019 ont fait les manchettes pour leur bilan matériel et psychologique effroyable. Selon des prévisions de l’organisme Ouranos, ce type de désastre naturel arrivera pourtant à un rythme de plus en plus fréquent au Québec, celui-ci étant globalement associé à un accroissement des températures globales[x]. Or, les changements climatiques semblent également influencer l’autre extrême de ses évènements, soit les sècheresses extrêmes des cours d’eau. « Une des choses que les changements climatiques nous disent, c’est que très vraisemblablement, les pluies extrêmes [et] les grosses pluies [estivales] terribles […] vont être plus intenses dans le futur », explique Alain Mailhot, professeur et chercheur au Centre Eau Terre Environnement de l’INRS, « vous imaginez une pluie très intense qui tombe sur des sols un peu à sec, ça favorise un ruissèlement. Ça peut créer des situations de ce qu’on appelle les flash floods, ou les crues éclair, qui peuvent entrainer des phénomènes d’érosion très importants ». 

Pour Mailhot, les liens entre étiages sévères et réchauffement climatique sont associés au phénomène d’évapotranspiration : une grande période de sècheresse et une évaporation constante des cours d’eau font baisser le niveau des eaux. Ainsi, plus les périodes chaudes sont longues, plus les cours d’eau s’assèchent. 

À cela vient s’ajouter l’enjeu de la qualité de l’eau. « Si les températures réchauffent, si les étiages sont plus sévères, il y a toute une problématique de la qualité de l’eau. Une eau plus chaude, et une eau moins abondante, dilue moins et favorise le développement d’algues bleues », indique Alain Mailhot, un phénomène de plus en plus visible dans divers cours d’eau au Québec, notamment la rivière aux Brochets. 

Une opportunité pour travailler avec la communauté

L’organisme G3E, ou Groupe d’éducation et d’écosurveillance de l’eau, tente de changer la façon d’approcher la préservation de l’eau. « Le programme le plus connu c’est « J’adopte un cours d’eau ». On amène les jeunes, les deux pieds dans l’eau, récolter des échantillons de leur rivière, ils retournent en labo et regardent ça. Ça leur donne une idée de l’état de santé de leur cours d’eau », illustre Mathilde Crépin, coordonnatrice aux communications au G3E. Par la pratique, l’observation et la science, le G3E croient que la conscientisation à la santé des cours d’eau sera bien plus grande. 

« On amène les gens sur le bord des cours d’eau, les pieds dans l’eau, parce qu’il faut qu’ils voient de quoi ça a l’air, il faut qu’ils trouvent ça wow, pour avoir envie de protéger ces endroits-là. […] Il va toujours manquer un peu de proximité quant à ces enjeux-là », développe Mathilde Crépin. 

Parmi les autres projets de l’organisme, il y a le « SurVol Benthos », chapeauté par Alexandra Gélinas, qui consiste à faire « le suivi des cours d’eau en allant ramasser des petites bibittes au fond des cours d’eau qui s’appellent des macroinvertébrés benthiques ». La principale intéressée de ce projet explique ce que sont des petits organismes : « Macro, visible à l’œil nu, invertébré [c’est-à-dire] sans colonne vertébrale [et] benthique, qui vit au fond des cours d’eau. » Ainsi, comme ces bestioles sont à la base de la chaine alimentaire aquatique, une analyse laboratoire de la santé de celles-ci permet de comprendre la santé des cours d’eau dans lequel elles vivent. 

Le rôle des municipalités dans cette gestion

Les municipalités ont un bilan mitigé. D’un côté, de multiples municipalités ont des systèmes d’aqueduc désuets et doivent donc inévitablement déverser leurs eaux usées excédentaires dans les cours d’eau. La ville de Bedford en est un exemple, là où, comme l’explique Anthoni Barbe, « le réseau est vite saturé » et doit donc se servir de la rivière aux Brochets comme source de déversement. Avec des étiages de plus en plus sévères, les polluants deviennent davantage concentrés, et mènent inévitablement vers l’apparition de certaines cyanobactéries nocives pour la consommation. 

De l’autre côté, les municipalités travaillent de plus en plus à la sensibilisation de la population à l’utilisation abusive d’eau potable, mais également à la gestion des eaux pluviales. La ville de Bedford, au cœur du problème de l’assèchement de la rivière aux Brochets, a récemment mis sur pied un jardin de pluie dans son centre-ville, initiative servant à diriger l’eau pluviale directement des gouttières vers une platebande[xi]. Ce type d’aménagement évite que les eaux de pluie s’accumulent inutilement dans les réseaux d’égouts, ceux-ci étant facilement saturables et se déversant directement dans la rivière aux Brochets. Il s’agit d’une initiative « démonstrative », que l’OBVBM espère incitera les citoyen‧ne‧s à reproduire.

Les aménagements de ce genre, s’ils ne sont pas développés adéquatement, sont en partie responsables des problèmes d’étiage, explique Alain Mailhot de l’INRS : 

« L’occupation du territoire a aussi un impact majeur sur les débits en rivière […] vous pourriez très bien avoir une augmentation de la sévérité des étiages, mais qui n’a strictement rien à voir avec le régime pluviométrique. »

Parmi d’autres types d’aménagements, M. Mailhot se permet de réitérer l’importance de la conservation de milieux humides, qui agissent comme une « zone tampon qui stocke l’eau ». En asséchant les milieux humides, un peu comme le font certains drainages agricoles et urbains, la probabilité de voir apparaitre des étiages sévères devient de plus en plus probable. 

Des solutions à tout ça? 

Dans ce cas, est-ce que le Québec est voué à la perte graduelle de son eau potable? Selon Jacob Stolle, professeur associé à l’INRS, il existe quelques solutions. « Il faut avoir plus d’espaces verts, il faut créer des systèmes de transport de l’eau entre les régions, créer des systèmes naturels pour amener l’eau vers les rivières », explique-t-il. Concrètement, la solution miracle réside dans la conservation, par les villes et riverains, des milieux naturels près des rivières. 

« Plusieurs fois, le plus grand problème avec l’effet anthropique [donc qui est dû à l’activité humaine] est quand on change le système naturel. On doit donc considérer tous les systèmes naturels quand on crée les systèmes [humains] », ajoute Jacob Stolle. 

Mais, il faut également savoir se préparer au pire. Au Québec, c’est actuellement le sud qui est touché par les problèmes de sècheresses et d’étiages sévères. Anthoni Barbe incite alors les municipalités au nord du Québec à se préparer: « On sait qu’avec le changement climatique, le climat va bouger vers le nord. Le climat qu’on avait avant au Vermont, il est rendu ici. Le climat bouge environ 70 kilomètres au nord à chaque 10 ans. »

***

Juillet 2021 a été le mois le plus chaud de l’histoire, une tendance qui ne semble pas vouloir s’estomper[xii]. Des périodes de sècheresse et de canicules seront donc plus fréquentes au Québec, ce qui influera conséquemment sur la quantité d’étiages dans nos cours d’eau. Pour éviter les manques d’eau potable, il faut donc nécessairement une prise de conscience d’une plus grande quantité d’acteur‧trice‧s : les agriculteur‧trice‧s, et leur contrôle des extrants agricoles dans l’eau; les citoyen‧ne‧s et leur consommation d’eau; et les municipalités et leur contrôle des infrastructures urbaines permettant de mieux gérer les pluies et les eaux souterraines. 

Ultimement, les changements s’opèrent également dans une prise de conscience populaire des services que nous rend la nature, un peu comme tente de le faire l’organisme G3E avec ses programmes éducatifs sur le terrain. « Les gens ne croient pas que c’est important que toutes nos espèces restent présentes dans nos territoires. On ne voit pas ce qu’est le lien entre un canard ou une grenouille qui disparait, mais chaque espèce a son rôle à jouer dans l’équilibre entre les espèces », détaille Kim Marineau. 


[i] Nicolas Bourcier, « Prévoir les épisodes de rareté de l’eau », La Voix de l’Est, 13 février 2021. https://www.lavoixdelest.ca/actualites/prevoir-les-episodes-de-rarete-de-leau-d006c7aaf81c8ce9c3859ed570853523.  

[ii] Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec, « Atlas hydroclimatique du Québec méridional », 2021, https://www.cehq.gouv.qc.ca/atlas-hydroclimatique/Hydraulicite/Qmoy.htm.  

[iii] Marc-André Couillard, « Le niveau de restriction le plus strict est toujours en vigueur », Coup d’œil, 16 juillet 2021,https://www.coupdoeil.info/2021/07/16/le-niveau-de-restriction-le-plus-strict-est-toujours-en-vigueur/.  

[iv] Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec, « L’eau au Québec : une ressource à protéger », 2021, https://www.environnement.gouv.qc.ca/eau/inter.htm#:~:text=Avec%20ses%20dizaines%20de%20milliers,bassin%20hydrographique%20du%20Saint%2DLaurent

[v] Gouvernement du Québec, Stratégie québécoise d’économie d’eau potable, Horizon 2019-2025, Rapport annuel de l’usage de l’eau potable 2018, octobre 2020.https://www.mamh.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/infrastructures/strategie_quebecoise_eau_potable/rapport_usage_eau_potable_2018.pdf

[vi] Gouvernement du Canada, « Utilisation de l’eau au Canada dans un contexte mondial », 2016, https://www.canada.ca/fr/environnement-changement-climatique/services/indicateurs-environnementaux/utilisation-eau-contexte-mondial.html.

[vii] World Bank, « Water in Agriculture », 2021, https://www.worldbank.org/en/topic/water-in-agriculture.  

[viii] Laurie Trudel, « Les agriculteurs de la région sentent encore la sécheresse du début de l’été », Radio-Canada.ca, 27 juillet 2021.https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1812322/production-agricole-temps-sec-retards-recoltes-bilan-mi-saison-outaouais-est-ontarien.  

[ix] Réseau québécois sur les eaux souterraines, « Les eaux souterraines », 2021, https://rqes.ca/les-eaux-souterraines/.  

[x] Isabelle Mayer-Jouanjean et Nathalie Bleau, Historique des sinistres d’inondations et d’étiages et des conditions météorologiques associées, Projet 551013 Ouranos, mars 2018. https://www.ouranos.ca/wp-content/uploads/RapportMayerJouanjean2018.pdf.

[xi] Organisme de Bassin Versant de la Baie Missisquoi, « Un jardin de pluie de démonstration aménagé au centre communautaire de Bedford », Communiqué, 12 juillet 2021. https://admin.robvq.qc.ca/uploads/215f27bb1bd12a3164e4d10f318f91e6.pdf

[xii] Seth Borenstein et Associated Press, « Juillet 2021, le mois le plus chaud jamais enregistré », Le Devoir, 14 août 2021.https://www.ledevoir.com/societe/environnement/624774/le-mois-de-juillet-2021-a-ete-le-plus-chaud-jamais-enregistre-sur-terre.  

Le sport électronique au Québec prend de l’ampleur tranquillement

Le sport électronique au Québec prend de l’ampleur tranquillement

Le phénomène qu’est devenu le sport électronique a pris d’assaut les quatre coins de la planète alors que des ligues professionnelles et collégiales ont fait leur apparition. La tendance commence graduellement à faire son apparition dans l’écosystème du Québec, mais il reste encore beaucoup de chemin à faire pour son épanouissement total.

Le sport électronique, aussi appelé Esport, est un type de compétition où les jeux vidéo sont disputés en personne à l’aide des LAN party ou par l’entremise d’Internet. Les adeptes se disputent les honneurs grâce à des consoles de jeux ou des ordinateurs spécialisés.[i]

La scène Esport regroupe plusieurs titres de jeux populaires comme League of Legends, Valorant, Call of Duty, Hearthstone et plusieurs autres.

Ce nouveau type de compétition a fait sa marque aux quatre coins du monde alors que les États-Unis, l’Europe, la Chine, la Corée du Sud et plusieurs autres pays ont leur propre système de compétition. Si la culture du jeu vidéo compétitif est déjà installée dans le monde, elle est toujours en développement au Québec. Avec le temps, l’équipe Mirage, la seule équipe professionnelle au Québec, ainsi que la Ligue Collégiale de Sports Électroniques (LCSE) ont vu le jour.[ii] De plus, des programmes d’esport ont commencé à faire leur place dans les écoles secondaires, collégiales et universitaires de la province.

Pour Carl-Edwin Michel, fondateur de Northern Arena, la compagnie qui possède l’équipe Mirage, la place du Esport est encore à faire : « La scène du sport électronique au Québec est en développement, c’est très grassroot, mais c’est tranquillement pas vite en train de se développer […]. Il y a quand même de plus en plus d’intérêt, mais je dirais que l’intérêt au Québec est beaucoup plus axé au niveau-école (secondaire, Cégep, etc.) » dit-il en entrevue avec L’Esprit libre.

Quoique le sport électronique commence à gagner de plus en plus de terrain dans les institutions scolaires québécoises et canadiennes, il reste que cette discipline est encore méconnue du monde étudiant. Pour Patrick Surowiack, président de l’association esport de l’université Concordia, il arrive que des étudiants ou étudiantes mentionnent qu’ils ou elles ignoraient l’existence d’une telle association au sein de l’université montréalaise. Il estime que la population s’intéressant aux jeux vidéo et aux sports électroniques à Concordia est considérable, mais qu’il reste encore une grande partie à exploiter.

Un exode du talent

Le manque de développement des infrastructures ou d’opportunité de vivre du Esport force le talent québécois à s’exiler dans d’autres pays pour pratiquer leur art. Ce fut le cas de Philippe « Vulcan » Laflamme, un Sherbrookois joueur de League of Legends pour l’organisation américaine Cloud 9.

La migration en dehors du Québec et du Canada ne se limite pas exclusivement aux joueurs et joueuses espérant vivre de leur passion. M. Michel affirme avoir perdu un bon nombre d’employé·e·s de son entreprise basée en Ontario, pour les États-Unis : « On leur offrait le même travail qu’ils faisaient avec moi, mais avec le double ou le triple du salaire. »

 Dans le but de faire fleurir le sport électronique au Québec, le patron de Northern Arena voudrait voir plus d’implication des entreprises québécoises. « Il y a de gros brand québécois qui pourraient s’intéresser au esport, mais ils ne sont peut-être pas au courant. » Il est arrivé à plusieurs reprises que des grosses marques s’associent avec des organisations esport, comme le partenariat qu’entretient la marque italienne Gucci avec l’entreprise américaine 100Thieves.[iii]

Ce genre de partenariat se produit aussi en Europe alors que G2 a annoncé une association avec Ralph Lauren.[iv] Selon les prédictions, l’industrie du esport devrait surpasser le milliard de dollars en revenu, une augmentation par rapport à 2020. Les droits de diffusion des tournois et les partenariats devraient représenter 75 % des revenues (833,6 millions de dollars) cette année.[v]

Un milieu entouré de préjugés et d’incompréhension

À l’extérieur du cercle des initié·e·s, le sport électronique est un sujet qui peut être considéré comme controversé. Par exemple, un groupe composé de spécialistes de la santé et d’athlètes de haut niveau sont sortis publiquement pour s’opposer au projet qui aurait permis au esport d’être introduit aux Jeux olympiques.[vi] Le groupe explique leur désaccord contre cette possibilité, car selon eux, cela véhiculerait un message « qui serait en contradiction avec les valeurs olympiques ainsi que la promotion d’une saine pratique sportive. » Certains gros noms du monde sportif canadien comme Mikaël Kingsbury, Joannie Rochette, Alexandre Bilodreau et plusieurs autres faisaient partie du groupe.[vii]

Encore de nos jours, il subsiste beaucoup d’incompréhension et de préjugés sur l’industrie et sur les individus pratiquant le sport électronique. Un des plus grands débats qui existe entourant le sport électronique est celui autour de la question à savoir si l’esport devrait être considéré comme un sport. Une réponse définitive ne sera pas trouvée ici, mais il est possible de faire quelques parallèles entre le sport traditionnel et le sport électronique. Les deux disciplines demandent beaucoup de pratique, il y a aussi la présentation de tournois et les équipes s’organisent de plus en plus.[viii]

Afin de combattre les préjugés que la population pourrait avoir envers le domaine du esport, Frédéric Nolet, surnommé « Classique » sur Internet, propose d’accorder plus d’attention sur les Québécois·es ayant beaucoup de succès à l’international. « À force de mettre les projecteurs sur les gens ayant beaucoup de succès grâce aux jeux vidéo comme Philippe (Vulcan) Laflamme et Stéphanie Harvey, l’idée préconçue que les jeux vidéo, c’est mal, s’effrite graduellement. »

L’entraineur de League of Legends au Cégep de St-Hyacinthe et journaliste pour le site de RDS Jeux vidéo a noté une ouverture et un intérêt pour le sport électronique. Il affirme avoir eu plus d’interactions avec des journalistes ou des professeur·e·s qui voulaient en apprendre davantage sur le milieu.

Au final, la scène québécoise de sport électronique en est toujours à ses premiers pas et il reste encore beaucoup de progrès à faire, surtout au niveau de la reconnaissance des institutions ainsi que de la population en général, mais un progrès à été noté dans les dernières années. De plus en plus de questions sur le milieu ont été posées aux professionnel·le·s et l’attention médiatique commence à se faire, mais il reste beaucoup de chemin à parcourir avant de voir l’esport s’épanouir complètement au Québec.  


Crédit photo : Fred William Dewitt

[i] Futura Tech, « E-sport : qu’est-ce que c’est ? », consulté le 16 juillet 2021, https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/jeux-

video-e-sport-16445/

[ii] Esport Québec, « La LCSE-Ligue Collégiale de Sports Électronique ». consulté le 16 juillet 2021, https://esportsquebec.ca/lcse/ 

[iii] 100 Thieves, publié sur Twiter ,12 juillet 2021, consulté le 16 juillet 2021, https://twitter.com/100thieves/status/1414626479862796292

[iv] G2esport.com, « G2 Esports partners with Ralph Lauren » 21 juin 2021, https://g2esports.com/blogs/news/g2-esports-partners-with-ralph-lauren

[v] Newzoo, « Newzoo’s global esport & live streaming market report 2021/Free report »,March 9 2021, https://newzoo.com/insights/trend-reports/newzoos-global-esports-live-streaming-market-report-2021-free-version/

[vi] Le Soleil numérique(Collectif), « Des athlètes disent non aux eSports aux Jeux olympiques »Le Soleil numérique, 8 avril 2021, https://www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/des-athletes-disent-non-aux-esports-aux-jeux-olympiques-57045ae4821b600cc610f59091a95b2b

[vii] Journal de Montréal, « Non aux Esport aux jeux olympiques », 8 avril 2021, https://www.journaldemontreal.com/2021/04/08/non-aux-esports-aux-jeux-olympiques-signent-plusieurs-sportifs

[viii] Paris.fr, « L’esport s’ouvre à tous les publics »,28 octobre 2019, https://www.paris.fr/pages/l-esport-s-ouvre-a-tous-les-publics-7248

Les déchets au cœur d’un débat québécois

Les déchets au cœur d’un débat québécois

Le milieu de la gestion des déchets est pris dans un débat enflammé depuis des années. Le gouvernement, les municipalités, les organismes environnementaux et les entreprises se renvoient la balle dans une mêlée incessante. Récemment mandaté comme arbitre impartial, le Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) tentera d’apaiser les tensions.

En 1997, le BAPE, publiait un rapport intitulé « Déchets d’hier, ressources de demain ». Près de 25 ans plus tard, ce même Bureau effectue un exercice similaire, celui d’analyser le milieu des déchets au Québec. Les enjeux ne sont toutefois pas les mêmes : les sites d’enfouissements sont aujourd’hui bien moins nombreux et bien plus grands, alors que le triage de résidus à la maison se veut plus complexe.

Tout récemment, des agrandissements de différents lieux d’enfouissements techniques (LET) ont largement fait parler d’eux dans les médias. On n’a qu’à penser au site Valoris à Bury, à celui de Lachenaie à Terrebonne, ou encore au site Waste Management à Drummondville. Voyant ces phénomènes se multiplier, le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques a mandaté le BAPE, le 16 décembre 2020, de créer une commission d’enquête afin de tenir des audiences publiques sur le milieu des résidus ultimes. Au fil de nombreux mois, la commission présidée par M. Joseph Zayed a reçu près de 260 mémoires de citoyen‧ne‧s et d’organismes, et a tenu près de 32 audiences publiques et séances de consultation[i].

La régionalisation pour éviter les mégacentres

Alors que, durant les années 1960, le Québec renfermait des « milliers » de centres d’enfouissement[ii], la province en possède désormais 39[iii]. Depuis la publication du dernier rapport du BAPE à ce sujet en 1997, le nombre de ses lieux d’enfouissement techniques a, quant à lui, diminué de près de 40 %. Résultat : les déchets sont traités dans des mégasites d’enfouissement dans quelques villes du Québec.

« Les mégasites en 2020, c’est plus difficile de dire qu’ils ont leur raison d’exister », mentionne Ingrid Dubuc, directrice du Bureau de l’environnement de la ville de Sherbrooke. Karel Ménard, directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGED), abonde dans le même sens, rappelant même que dernièrement « aucun projet d’élargissement de sites d’enfouissement technique n’a été refusé par le gouvernement ». Les « mégasites », tels que celui de Sainte-Sophie, qui reçoit près de 17 % des matières résiduelles du Québec, ou encore celui de Lachenaie, le plus grand au Québec, qui reçoit environ 40 % de tous les déchets des Montréalais·es, continuent de s’agrandir. Face à cela, le mécontentement des villes et de leurs habitant‧e‧s commence à se faire sentir.

Pour les municipalités, des enjeux d’acceptabilité sociale semblent se faire entendre. Le maire par intérim de Drummondville, Yves Grondin, résumait la situation dans un point de presse qu’il a livré le 27 août 2020, à la suite de la décision gouvernementale forçant la ville à autoriser l’agrandissement du site Waste Management à Saint-Nicéphore : « On semble faire la sourde oreille, ignorer totalement la population et favoriser une entreprise privée étrangère. Drummondville est la capitale du développement, pas de l’enfouissement des ordures[iv]. » Considérant que les mégacentres, comme celui de Drummondville, reçoivent des déchets provenant de villes parfois à des centaines de kilomètres, dont Montréal, des élu·e·s s’inquiètent de devenir la « poubelle » du Québec[v].

Au-delà de cela, c’est aussi le transport des matières qui est critiqué. Avoir un plus petit nombre de sites implique que les déchets des villes doivent parcourir des dizaines de kilomètres avant d’être traités.

« Au niveau du transport des matières résiduelles, on peut facilement trouver aberrant de voir se promener sur les routes du Québec nos matières résiduelles sur de longues distances avec comme objectif d’être enfouis. Il y a comme une incohérence », détaille Ingrid Dubuc.

Plusieurs organismes environnementaux demandent donc une solution plus écologique, humaine et économique à ce qui se fait actuellement. Pour eux, les centres de tri devraient être plus petits et gérés régionalement. Les matières résiduelles gérées dans des petits sites auraient donc beaucoup moins de route à faire avant d’atteindre leur destination. « On a écrit un mémoire de 120 pages là-dessus », mentionne en riant Karel Ménard, « s’il y a une chose qu’on demande au gouvernement, c’est de gérer les [sites d’enfouissement technique] au niveau régional. »

Ingrid Dubuc le voit également comme une opportunité de faire prospérer les régions : « La proximité du traitement des matières résiduelles permet aussi de créer des conditions favorables pour développer une économie circulaire. » Elle cite comme exemple un site de dépôt volontaire du verre mis en place par le conseil municipal de Sherbrooke, un projet qui n’a toutefois pas de perspective régionale puisque le verre est envoyé et transformé à Saint-Jean-sur-Richelieu. Une gestion, mais aussi un contrôle plus local des matières, tant résiduelles qu’industrielles, permettrait donc de réinvestir les résidus des régions dans ces mêmes régions, d’où le concept de l’économie circulaire. « En ayant le contrôle sur notre matière, on peut développer l’économie [régionale] et cibler les endroits où elle va se retrouver », ajoute-t-elle.

La question technologique

Dans sa lettre-mandat au BAPE, le gouvernement mentionne vouloir recevoir de la commission responsable du projet une présentation des « technologies et mécanismes innovants, notamment ceux utilisés ailleurs dans le monde et dont le Québec pourrait s’inspirer pour récupérer des sources d’énergie ou des matières[vi] ». Un exemple de l’utilisation de cette technologie dans la gestion des matières résiduelles est employé dans la MRC de la Beauce. On y développe une technologie qui permettrait de retirer le compost à même les sacs à ordure, sans nécessiter le tri grâce au « bac brun »[vii]. Pourtant, le sujet de la technologie est loin de faire l’unanimité parmi les intervenant‧e‧s des audiences publiques.

Pour M. Ménard, la technologie n’est pas nécessairement la voie à suivre, notamment puisque les techniques de tri à même le parc de déchets n’ont jamais prouvé créer un produit de qualité. Ces préoccupations, Ingrid Dubuc, de la Ville de Sherbrooke, les trouve « tout à fait légitimes », mais seulement dans l’optique où « [la technologie] était une fin en soi ». Pour elle, la solution se situe au niveau du parc éco-industriel Valoris, une entreprise dont la ville de Sherbrooke et la MRC du Haut-Saint-François sont copropriétaires[viii]. Celle-ci mise sur une « ligne de tri mécano biologique afin d’extraire la matière organique » qui, comme l’illustre Mme Dubuc, « se veut une solution complémentaire au tri à la source » comme les fameux bacs bruns, bleus et verts. Avec une méthode comme le présente Valoris, les tris se font à deux niveaux : chez les citoyen·ne·s, mais également sur la ligne de triage avec des procédés qui tentent de séparer la matière organique compostable, et le reste envoyé à l’enfouissement.

Karel Ménard, ayant suivi avec attention les mémoires et interventions des audiences publiques, aborde le sujet de manière légèrement pessimiste : « Les consultations publiques ont très peu parlé de technologie, affirme-t-il, alors on sait que le rapport n’en parlera pas. » Celui-ci se permet de rappeler que « le BAPE ne peut rien inventer », ces derniers devant plutôt s’inspirer des consultations publiques.

Cela étant dit, Karine Lavoie conseillère en communications pour le BAPE, rappelle tout de même qu’il s’agit « d’une commission d’enquête » et que les commissaires peuvent faire leurs propres recherches à ce sujet. Dans le cas où « la commission estime qu’il lui manque des informations, elle en [fera simplement] part au gouvernement ». Les constats de la commission en rapport à l’usage de la technologie restent donc flous et pourront être analysés plus en détail après la publication du rapport.

L’éducation et la règlementation : pour travailler main dans la main avec les villes

Qualifiant la ville de « gouvernement de proximité », Ingrid Dubuc de la ville de Sherbrooke cherche à ce que le gouvernement règlemente les matières qui touchent des thèmes plus larges, tout en laissant un plus grand contrôle aux villes en ce qui concerne les enjeux locaux.

« On n’a pas tous les cercles d’influence au niveau règlementaire. On peut règlementer sur notre territoire certains aspects, mais par exemple les objets à usage unique peuvent être règlementés au plan provincial et fédéral » explique la directrice du Bureau de l’environnement de la ville de Sherbrooke.

Celle-ci considère que la gestion des matières résiduelles est un enjeu à la fois local, notamment par la gestion des collectes, et national, telles les questions de l’usage du plastique ou encore de l’obsolescence programmée. Elle réclame donc un travail de règlementation plus collaboratif, qui inclut les municipalités dans la prise de décision. De même pour les travaux d’éducation citoyenne, qui touchent à la fois les municipalités, celles-ci étant plus aptes à parler et connaitre leurs citoyen‧ne‧s, mais également le gouvernement. De grandes campagnes de publicité pourraient notamment être instaurées par des instances comme Recyc-Québec.

« Pas assez ambitieux », ou comment est perçu le mandat du BAPE

Benoit Charette, ministre de l’Environnement, a confié pour mission au BAPE de « dresser le portrait actuel de l’élimination des déchets ultimes et de la capacité d’élimination anticipée pour les 20 prochaines années[ix] ». Le 15 juillet 2021, près de six mois après le début des procédures, le BAPE a conclu ses activités participatives avec la fin de l’étape de l’enquête citoyenne, ce sondage servant notamment « à juger de l’effort prêt à être consenti » par les membres de la société, tel que le détaille Karine Lavoie.

Karel Ménard juge toutefois ce mandat « pas assez ambitieux ». Pour lui, un problème de cette ampleur mérite un mandat avec un peu plus d’envergure. De ce fait, de limiter le rôle de la commission à un « état des lieux » semble déranger le directeur du Front commun. Il va même jusqu’à dire qu’il « n’est [même] pas dans le mandat du BAPE » de jouer ce rôle.

Dans le passé, certains rapports du BAPE ont mené à des prises de position claires et tranchées, notamment sur le cas de l’usine de liquéfaction de gaz naturel GNL Québec, pour lequel la « somme des risques afférents au projet dépasse celle de ses avantages[x] ». Cependant, comme l’explique Karel Ménard, dans le cas du dossier sur l’état des lieux et la gestion des résidus ultimes, il n’y aura pas de recommandations claires de la commission comme ça a pu être le cas dans le passé. Dans le cas du mandat de la commission « Déchets d’hier, ressources de demain » de 1997, le ministre de l’Environnement de l’époque, Jacques Brassard, mentionnait clairement s’attendre à recevoir « des recommandations »[xi]. En réponse à cette demande, la commission lui en a fourni 69. Or, dans le mandat de 2020 sur les résidus ultimes, M. Charette précise plutôt vouloir des « constatations », une différence terminologique qui change l’allure d’un rapport final.

Karine Lavoie du BAPE juge toutefois que ces consultations publiques sont importantes, notamment puisqu’elles sont « réclamées par certains groupes environnementaux depuis plusieurs années ». De plus, elle spécifie « qu’il y a plusieurs lieux d’enfouissement techniques qui arrivent à leur dernière phase d’agrandissement ». Parmi ces sites, on peut penser au LET de Lachenaie sur le territoire de Terrebonne, mais également celui de Sainte-Sophie.

Un rapport fortement attendu

Malgré certaines critiques douces-amères, le rapport du BAPE, prévu pour publication le 6 janvier 2022, est attendu avec impatience par les différents acteurs et actrices du milieu. À ce niveau, des organismes comme le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets se donnent comme rôle d’exercer des pressions populaires à la suite de la publication du rapport afin que le gouvernement exerce des changements concrets dans le milieu. « On doit s’assurer que le rapport ne soit pas tabletté par le ministère » explique Karel Ménard. Selon ce dernier, les décisions passées du BAPE, ainsi que les résultats dans le domaine de la gestion des matières résiduelles prouvent la nature très « politique » de ces consultations publiques. En d’autres termes, avec une pression populaire véhiculée par les organismes environnementaux comme le FCQGED, le ministre aura un plus grand incitatif à aller de l’avant avec des réformes, contrairement à si ce rapport est mis de côté et oublié. M. Ménard espère donc que les constats émis par la commission seront pris de manière constructive par le ministère pour voir apparaître de vrais changements.  


Crédit photo : flickr/David

Révision linguistique: Any-Pier Dionne

Révision de fond: Marine Caleb 

[i] Bureau d’audiences publiques en environnement, « Documentation du dossier », 2021, https://www.bape.gouv.qc.ca/fr/dossiers/etat-lieux-et-gestion-residus-ultimes/documentation/

[ii] Radio-Canada, « Le BAPE soumet son rapport sur Valoris », Radio-Canada ICI Estrie, 1 juillet 2021. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1805848/site-enfouissement-dechets-environnement-estrie

[iii] Recyc-Québec, Bilan 2018 de la gestion des matières résiduelles au Québec, Nombre de lieux d’élimination au Québec (Tableau 1.1; Consulté le 21 juillet 2021). https://www.recyc-quebec.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/bilan-gmr-2018-complet.pdf

[iv] Nouvelles Vingt 55, « Point de presse M Yves Grondin Maire de Drummondville Waste Management », YouTube, 9:38, 31 août 2020. https://www.youtube.com/watch?v=m9s2SXIejlY.

[v] Cynthia Martel, « Québec veut forcer Drummondville à demeurer la « poubelle du Québec » », L’Express, 31 août 2021. https://www.journalexpress.ca/2020/08/31/quebec-veut-forcer-drummondville-a-demeurer-la-poubelle-du-quebec/

[vi] Benoit Charrette, Op. Cit.

[vii] Isabelle Porter, « Faire du compost à même les ordures », Le Devoir, 30 juin 2021. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/614805/environnement-faire-du-compost-a-meme-les-ordures

[viii] Valoris, « Historique », 2021, http://www.valoris-estrie.com/historique/

[ix] Benoit Charette, Lettre mandat d’audience publique, Québec : Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, 2021, https://voute.bape.gouv.qc.ca/dl/?id=00000033150.

[x] Bureau d’audiences publiques en environnement : Projet de construction d’un complexe de liquéfaction de gaz naturel à Saguenay, Bureau d’audiences publiques en environnement, rapport 358, 2021, p. 320. https://voute.bape.gouv.qc.ca/dl?id=00000241203

[xi] Déchets d’hier, Ressources de demain : Le rapport d’enquête et d’audience publique, Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), 1997. https://archives.bape.gouv.qc.ca/sections/rapports/publications/bape115.pdf

Accès aux plans d’eau : La population québécoise est toujours insatisfaite

Accès aux plans d’eau : La population québécoise est toujours insatisfaite

Avec l’envolée des températures en période estivale, un débat semble revenir chaque année sur la table. Que ce soit en milieu rural ou en région métropolitaine, la population québécoise se plaint de ne pas avoir assez d’accès aux rives du fleuve Saint-Laurent, aux rivières et aux lacs : un paradoxe lorsque l’on prend en compte le nombre gigantesque de plans d’eau à l’échelle de la province, soit plus de trois millions. Malgré les revendications insistantes de la population et une volonté politique affichée de les satisfaire, cet accès aux berges demeure particulièrement restreint au Québec.

Les récents gouvernements du Québec ont fait un point d’honneur de favoriser les activités récréotouristiques aquatiques, dans une perspective de développement économique. Cette volonté s’est traduite notamment par l’adoption de la Politique nationale de l’eau de 2002[i]mais également de la Stratégie québécoise de l’eau 2018-2030. On retrouve en introduction de ce document[ii] un propos de l’ancienne ministre libérale du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Isabelle Mélançon, qui souligne l’importance de l’eau dans la construction identitaire de la province : « Elle façonne nos paysages et définit nos influences sociales et économiques. Si l’eau est à l’origine de la vie, elle est aussi à la source de notre identité [iii]», écrit-elle.

François Legault et son administration ne cachent pas leur vieille ambition de vouloir tirer le maximum du Saint-Laurent, notamment en créant une sorte de Silicon Valley le long du fleuve[iv]. Ce plan semble se concrétiser depuis l’annonce le 17 juin dernier par la Coalition Avenir Québec d’une nouvelle vision maritime[v] avec une enveloppe de 927 millions de dollars, pour faire du fleuve un « pilier de la relance économique » et « une plaque tournante de la logistique et du transport des marchandises en Amérique du Nord »[vi]. Le développement économique et surtout portuaire étant au centre des projets proposés à travers cette stratégie, l’accès à l’eau comme simple service à la population pourrait une fois de plus, être mis de côté.

Une mauvaise nouvelle pour les citoyen·ne·s, qui subissent des étés de plus en plus chauds, comme l’explique Paule Halley, avocate et professeure à l’Université Laval de Québec, où elle enseigne le droit de l’environnement : « C’est un dossier qui revient constamment, ça souligne bien le fait qu’il y a une préoccupation des gens qui va en grandissant. Avec les changements climatiques, ça va être important, car les plans d’eau sont des îlots de fraîcheur. ». Lors d’un entretien avec L’Esprit libre, Mme Halley explique que le problème de l’accessibilité à l’eau découle de décisions prises à l’époque de l’industrialisation, plus précisément en 1856, avec l’adoption de l’Acte pour autoriser l’exploitation des cours d’eau et de la force hydraulique. « À ce moment-là, on a donné accès en priorité à l’industrie. Le bord de l’eau a été détruit et remplacé par des quais, des installations industrielles ».

Des plages rares et difficilement accessibles

Résidente de Québec, l’avocate évoque la Plage du Foulon qui, l’été, regorgeait de monde jusqu’à la fin des années 1960, mais qui n’a pas résisté à la croissance de la circulation automobile. « Maintenant, c’est du remblai. On a mis une marina, un chemin de fer, des conteneurs », se désole-t-elle. « C’est la marine marchande qui a voulu agrandir ses installations portuaires et ça se fait un peu au détriment de la population qui investit quand même beaucoup pour restaurer la qualité des eaux ».

À Montréal, même si certaines plages urbaines comme celles de Verdun permettent aux habitant·e·s de la métropole de se baigner, l’accès à l’eau n’est pas garanti dans une proportion suffisante, ce qui pousse généralement les métropolitain·e·s à se déplacer jusqu’aux plages d’Oka, de Cap-Saint-Jacques ou encore de Saint-Zotique, des lieux qui ont vu leur capacité d’accueil diminuer en raison des consignes sanitaires liées à la pandémie de COVID-19. Faute d’installations, l’accès à la baignade demeure chose rude pour les quatre millions d’habitant·e·s de la région métropolitaine de Montréal.

« Contrairement aux idées reçues, les gens sont prêts à se baigner dans l’eau du fleuve si on leur garantit que la qualité de l’eau est appropriée, ce qui est le cas dans la vaste majorité des cas. Il y a une demande pour ça », assure en entrevue avec L’Esprit libre Rémi Lemieux, chef d’équipe au bureau de projet de la Trame verte et bleue à la Communauté métropolitaine de Montréal, un organisme pour qui l’accès à l’eau constitue une préoccupation importante. Pour lui, le problème réside dans la privatisation à outrance des berges. « On se désole que tant de kilomètres privatisés ne soient pas accessibles au public », lance-t-il.

La population victime des erreurs du passé

L’aménagement du territoire est une compétence municipale et pour mettre la main sur ces surfaces, les municipalités souhaitant bâtir des aménagements publics pour donner à leur population un accès aux cours d’eau doivent passer par le rachat des propriétés privées qui s’y trouvent : un défi considérable. « Avec la grande valeur des propriétés sur le bord de l’eau, si tout est construit, c’est difficile d’acheter le terrain en négociant. Souvent, il faut passer par l’expropriation et ce sont des coûts importants », dit M. Lemieux.

Certaines municipalités telles que Verdun possédaient déjà de grandes propriétés le long des cours d’eau et ont pu librement aménager leurs berges, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Cependant, comme l’explique Rémi Lemieux, pour qui « nous payons assurément pour nos mauvaises décisions du passé », des arrondissements comme Lachine ou Rivière-des-Prairies ne cachent pas leurs ambitions de racheter les terrains sur le bord du Saint-Laurent et la ville de Montréal compte bien se servir de son droit de préemption, qui lui confère un accès prioritaire aux terrains, lorsqu’il y a une vente, pour réaliser des projets destinés au public. C’est peut-être là le signe d’une prise de conscience et d’une volonté de « reconquête » des berges, après des décennies de laisser-aller et de privatisation des berges.

La loi garantit un droit à tou·te·s de se baigner ou de naviguer sur les plans d’eau de la province, à condition d’y accéder légalement, ce qui n’est pas toujours le cas. Une incohérence pointée du doigt par Annie Poulin, professeure en génie de la construction et membre du groupe de recherche HC3 – Hydrologie Climat & Changement Climatique, à l’École de technologie supérieure de Montréal (ETS) : « Ça ne semble pas avoir été réfléchi dans le passé, et j’espère que ce le sera dans le futur, car si le cours d’eau est bordé de propriétaires riverains, l’accès au public est compromis », souligne-t-elle lors d’une entrevue en visioconférence avec L’Esprit libre, en évoquant les difficultés grandissantes des pêcheur·euse·s et des plaisanciers et plaisancières à pratiquer leurs activités.

La clé entre les mains des municipalités

« Les associations de pêche se plaignent […] Quand l’accès existe, il faut souvent défrayer des coûts assez importants. Sur une saison complète de pêche, ça devient dispendieux pour pratiquer une activité sur des plans d’eau auxquels on devrait avoir accès », poursuit Mme Poulin. Cette distinction entre le droit d’usage et le droit d’accès peut en effet amener certaines personnes à débourser jusqu’à plusieurs centaines de dollars par jour pour exercer leurs activités récréatives, lorsque l’accès à l’eau ne leur est pas carrément interdit, car réservé aux résident·e·s de la municipalité. Triste comble pour ces individus puisque le Code civil québécois stipule que les ces plans d’eau n’appartiennent pas aux municipalités[vii].

Les montants fixés par celles-ci ont d’ailleurs augmenté dans les dernières années pour plusieurs raisons comme le souci de tranquillité des résident·e·s ou la peur de voir les eaux être contaminées par des espèces exotiques envahissantes venant de l’extérieur. Cependant, les municipalités auraient, selon Rémi Lemieux, intérêt à favoriser un meilleur accès aux plans d’eaux placés sous leur juridiction, malgré les défis que cela entraînerait. « Je suis persuadé que la mise en valeur du patrimoine naturel, c’est au gain des municipalités, même fiscalement parlant : on a souvent vu que les valeurs foncières augmentent quand on offre davantage de services, martèle-t-il, la population le demande et je crois que le rôle des municipalités, c’est de répondre aux besoins de leurs citoyen·ne·s. Tout le monde a à gagner à aller dans ce sens-là ».



Crédit photo : Unsplash/Dave Ellis

[i] L’eau, la vie, l’avenir : politique nationale de l’eau, Québec (Province). Ministère de l’environnemen (1998-2005), Environnement Québec, 2002, (https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/42450)

[ii] Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. Stratégie québécoise de l’eau 2018-2030. 2018. 80 pages. [En ligne]. http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/eau/strategie-quebecoise

[iii] Ibid. 

[iv] Paul Journet, « François Legault rêve d’une Silicon Valley québécoise », La Presse, 19 octobre 2013. https://www.lapresse.ca/affaires/economie/quebec/201310/19/01-4701332-francois-legault-reve-dune-silicon-valley-quebecoise.php

[v] La Presse canadienne, « Le gouvernement Legault présente sa nouvelle vision maritime », Radio-Canada, 17 juin 2021, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1802454/strategie-fleuve-saint-laurent-developpement-regions-emplois

[vi] Ibid.

[vii] François Brissette et Annie Poulin. «Les Québécois ont de moins en moins accès à leurs plans d’eau. Voici quoi faire pour que ça change », La Conversationhttps://theconversation.com/les-quebecois-ont-de-moins-en-moins-acces-a-leurs-plans-deau-voici-quoi-faire-pour-que-ca-change-143494

De la désaffection à la protestation: la suite du 15-M en Espagne

De la désaffection à la protestation: la suite du 15-M en Espagne

Par Sylvia De-Benito

En avril 2006, plusieurs journaux partageaient les phénomènes suivants : la jeunesse française prenait la rue pour manifester contre la première réforme du travail ; au même moment, environ 25 000 jeunes espagnol-e-s se mobilisaient en organisant des « macro-botellón » (un grand rendez-vous pour boire dans la rue) pour saluer le printemps (1). Quelques années plus tard, on voyait une image complètement différente à la une des journaux internationaux : celle de millions d’espagnol-e-s qui manifestent pendant des semaines contre les conséquences de la crise économique. C’était l’image des «Indignés », c’était l’année de la perte de l’innocence.

Le 15 mai 2011, la société espagnole s’est réveillée et a connu des mobilisations sociales qu’on n’a pas vues depuis la Transition. Ces manifestations, spontanées au début, ont désarmé les partis politiques et les structures de pouvoir traditionnelles qui n’ont pas réussi à comprendre les causes et les conséquences de la rage des citoyen-n-es. Certains d’entre eux ont même essayé de délégitimer les protestations, affirmant que les responsables derrière celles-ci cherchaient à mettre fin à l’actuel modèle de démocratie. Au contraire, manifester contre la gestion et le modèle des institutions démocratiques doit être perçu différemment du fait de plaider contre la démocratie elle-même. Parmi les slogans les plus populaires figuraient d’ailleurs : « Nous ne sommes pas anti-système, nous sommes anti-vous », ou « démocratie réelle maintenant ». Outre l’utilisation de formes traditionnelles de protestation, de nouveaux éléments ont été introduits: des campements dans les endroits d’intérêt, des réunions dans la rue,  des « escraches », des blocages aux institutions, des marches à travers le pays ou des initiatives pour arrêter les expulsions (du logement) (2).

Trois ans plus tard, alors que la crise est toujours bien présente, beaucoup se demandent où est le 15-M (3) et où sont les « Indignés ». Qu’est-ce qui s’est passé avec la masse qui manifestait et occupait les places et les rues ? La réponse : elle est toujours là. Malgré le manque de notoriété dans les médias traditionnels et dans les journaux hors des frontières espagnoles, les mobilisations continuent. La grande masse de personnes s’est scindée, et maintenant il existe un tissu social composé de groupes de travail, d’assemblées de quartier, de plateformes et de nouvelles associations et organisations. Dans plusieurs villes et quartiers, les citoyen-n-es s’organisent pour fournir les services de base que plusieurs ne peuvent s’offrir : des crèches, des écoles de musique, des bibliothèques, des centres de culture, des restos sociaux, et surtout, de nombreuses banques alimentaires. Les citoyen-n-es agissent là où l’État providence n’est plus présent. Certaines plateformes font aussi la promotion du non-paiement de la dette et de la désobéissance civile.

L’influence du 15-M s’étend partout en Espagne, mais elle est aussi très présente sur le web. La désaffection générale provoquée par la crise en conjonction avec les possibilités offertes par l’Internet ont donné naissance à un grand nombre de projets et d’initiatives solidaires, tels que les banques du temps, la monnaie sociale, le « crowdfunding » et plusieurs nouveaux médias et instruments d’information. Le journaliste Juan Luis Sánchez, sous-directeur du journal « El diario », doute que ce projet ait pu voir le jour de sans l’existence du 15-M (4). Les nouvelles plateformes citoyennes utilisent les outils informatiques pour améliorer les mécanismes de participation civiques. C’est le cas notamment pour « Que font nos députés » (http://quehacenlosdiputados.net/). Le cas le plus significatif est sans doute la « 15Mpédie », une encyclopédie en ligne développée par le mouvement 15-M, recueillant avec détail tous les événements et actions autour de ce phénomène depuis sa naissance en mai 2011. (5)

Voici quelques mouvements nés depuis le 15-M et qui comptent parmi les plus actifs aujourd’hui :

Plateforme des Affectés par l’Hypothèque (Plataforma de Afectados por la Hipoteca, PAH).

En février de cette année, 400 personnes provenant des différentes PAHs espagnoles se sont donné rendez-vous à Barcelone pour célébrer le 5ème anniversaire de ce mouvement. Née à Barcelone au débout de 2009, la PAH est une organisation horizontale, pacifique et non-partisane qui, depuis l’éclatement de la bulle immobilière, revendique le droit au logement digne. Présente dans pratiquement toutes les grandes villes espagnoles, elle agit à travers ses sections locales qui s’occupent entre autres des cas d’expulsion de logement ainsi que de la négociation d’une amélioration des conditions de l’hypothèque avec les banques. La PAH s’organise à travers ses assemblées, où sont présentés les cas de personnes ayant des problèmes avec leur hypothèque. L’organisation met à disposition l’aide légale et les ressources humaines pour trouver une solution aux problèmes pratiques, mais aussi aux problèmes psychologiques, puisque depuis le début de la crise, le taux de personnes qui se suicident après avoir perdu leur logement n’a fait qu’augmenter. L’organisation a d’ailleurs créé différentes campagnes :

  • Initiative Législative Populaire : la PAH présentait une ILP pour la dation en paiement et pour le logement social. Elle a recueilli un million et demi de signatures et a également obtenu le support des juges, du Parlement Européen et même des Nations Unies. Néanmoins, elle fut complètement ignorée par le gouvernement conservateur.
  • Stop expulsions : Cette plateforme mène des actions de désobéissance civile et de résistance passive devant les notifications et saisies d’expulsion, se concentrant à la porte des maisons touchées pour empêcher le passage des huissiers.
  • Œuvre Sociale : Compte tenu de la montée des saisies immobilières, cette plateforme propose de s’approprier des maisons vides qui appartiennent aux institutions financières. Dans les cas où les concentrations ne parviennent pas à mettre fin aux expulsions, la PAH s’occupe de reloger les familles qui ont été expulsées dans des logements squattés.
  • Dation en paiement : il s’agit de promouvoir la livraison du logement pour l’annulation de la dette hypothécaire en cas de résidence habituelle à des emprunteurs de bonne foi.

Le travail de la PAH a mérité le Prix Citoyen Européen 2013. Quelques mois plus tôt, en mars, le Tribunal Européen du Luxembourg avait déclaré que la législation espagnole en matière d’hypothèques est contraire aux droits fondamentaux. Jusqu’à présent, la PAH a arrêté 1135 expulsions et son Œuvre Sociale a relogé 1180 personnes (6).

Jeunesse sans Futur (Juventud Sin Futuro)

« Juventud Sin Futuro » est un mouvement sensible à  la situation précaire dans laquelle se trouve la jeunesse espagnole, et qui était présent pendant les premières manifestations du 15-M. L’organisation est née de l’initiative de divers groupes universitaires de Madrid qui ont constaté l’aggravation des conditions sociales des jeunes depuis les mesures prises par le gouvernement pour gérer la crise économique en Espagne. Son slogan : « sans boulot, sans maison, sans futur, sans peur » [http://wiki.15m.cc/wiki/Juventud_Sin_Futuro]. Avec une importante présence sur l’Internet, ce collectif s’est consacré à dénoncer la paupérisation des jeunes, la marchandisation du système éducatif, le manque de bourses pour financer les études, et la situation (taux, niveau) du chômage, qui touche 55,5% des jeunes de moins de 25 ans (7).

Selon eux, la réforme du marché du travail a transformé les jeunes en « travailleurs précaires pour la vie ». La réforme des retraites, qui allonge la durée de cotisation et retarde l’âge minimal de départ à la retraite, est également ciblée : « si je ne peux pas travailler, comment vais-je cotiser? ». Enfin, le groupe s’insurge contre la marchandisation de l’éducation nationale. « Vous nous avez trop pris, maintenant nous voulons tout », concluent-ils. Dernièrement, le mouvement s’est consacré à dénoncer l’exil forcé auquel beaucoup de jeunes sont condamnés chaque année. C’est précisément pour cette raison que l’organisation compte sur un grand soutien à l’étranger, où les jeunes exilés se sont organisés dans plusieurs villes pour continuer à exprimer leurs revendications. Leurs dernières campagnes : « Madrid n’est pas une ville pour les jeunes », en 2014  [noesciudadparajovenes.com] et « On ne s’en va pas, ils nous expulsent » en 2013. [nonosvamosnosechan.com]. Cette dernière est une initiative qui dénonce l’exil forcé de la jeunesse précaire et montre à travers une carte les nouvelles destinations à l’extérieur et à l’intérieur du pays.

Les marées de couleurs (Las Mareas de Colores)

Chaque marée a ses propres revendications et sa propre façon de s’organiser. Mais elles ont des formes d’action similaires : assemblées, coordination avec les écoles et hôpitaux, des renfermements, etc. Car à la fin de la journée, toutes les marées signalent le même problème : l’absence de démocratie dans le pays.

La marée rouge: le droit au travail digne.

Le rouge reste toujours la couleur des travailleur-euse-s, et les espagnol-e-s n’en peuvent plus. Le taux de chômage ne fait qu’augmenter et les conditions de travail sont de pire en pire. Cette marée rouge sert donc de catalyseur pour les revendications, et permet aussi aux travailleur-euse-s et chômeur-euse-s d’exprimer leur rage. La colère et l’impuissance des citoyen-ne-s sont mieux comprises dans le contexte des déclarations faites par certains membres du patronat qui, depuis le début de la crise économique, se sont consacrés à les mépriser et à les dédaigner. Ainsi, on a entendu Monica Oriol, présidente du Cercle des Entrepreneurs, dire que le droit aux prestations de chômage encourage le parasitisme chez les chômeur-se-s. Son homologue de la région de León se demandait aussi pourquoi ce ne sont pas les travailleur-se-s qui compensent l’entreprise lorsqu’ils sont licenciés. On trouve un autre exemple du manque de respect envers la classe ouvrière avec les événements survenus au cours d’une sélection pour un (seul) poste de travail, à travers laquelle les candidat-e-s devaient rattraper un billet de 50 euros pour gagner le poste vacant (8).

La marée blanche: les soins médicaux pour tous.

Les médecins, les infirmier-ère-s, et le reste du personnel sanitaire ne capitulent pas devant les politiques libérales et manifestent fortement contre les coupures qui menacent l’universalité des soins santé. La réalité: des listes d’attente interminables et des patients décédés dans les couloirs d’hôpitaux en attendant un lit. Pour la plupart, le problème majeur demeure la ferme détermination du gouvernement en vue de privatiser le système, privilégiant ainsi les plus fortunés. Ainsi, dans la Région de Madrid, les grèves continues et une décision judiciaire défavorable ont finalement arrêté la mise en œuvre d’un plan de privatisation de 8 hôpitaux (9).

La marée verte: l’éducation.

En 2011, sous le slogan « éducation publique de tous, pour tous », la marée verte a été la première à prendre les rues pour éviter le démantèlement de l’école publique. Des professeur-e-s, des étudiant-e-s et des parents se sont exprimé-e-s contre la hausse des taxes scolaires, contre la réduction des bourses, contre l’augmentation du taux d’élèves par classe, contre le virement du personnel et contre  les réductions de salaire qui ont fortement réduit le pouvoir d’achat des professeurs. À l’origine de ce mouvement, on trouve des assemblées et plateformes de professeur-e-s et d’étudiant-e-s qui se sont rassemblé-e-s pour la cause : outre de nombreuses grèves générales ont été organisées, dans plusieurs régions, des réclusions dans les centres publics de même que des pétitions adressées aux différents gouvernements. Des professeur-e-s au chômage ont également donné des cours dans la rue. Ces revendications ne visent pas seulement à améliorer les conditions de travail des professeur-e-s, mais aussi à maintenir la qualité des services publics de plus en plus dégradés dans le contexte d’une crise économique brutale (10).

La marée violette: les féministes.

La crise économique a aussi touché les droits des femmes : les allocations familiales ont presque disparu, mais les femmes demeurent tout de même à la maison pour prendre soin du reste de la famille. En outre, les politiques conservatrices que les Espagnoles subissent depuis trois ans cherchent de manière très subtile à imposer une image et un modèle de conduite pour les femmes : c’est celui de l’épouse soumise qui reste au foyer, dont les seuls rôles et dont les seules aspirations sont d’élever ses enfants et de prendre soin de son mari. La décision du ministre de la Justice de modifier la Loi portant sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase : son abrogation supposerait un énorme recul pour les droits sexuels et pour la santé reproductive des femmes et entraînerait un retour aux avortements clandestins, qui comportent de grands risques. Les dernières manifestations contre cette nouvelle loi, qui cherche pratiquement à supprimer le droit à l’avortement en Espagne, comptent parmi les plus imaginatives et les plus provocatrices: dans différentes villes espagnoles, plusieurs groupes de femmes se sont approchés des bureaux du Registre Foncier pour enregistrer leurs corps afin de protester contre « l’expropriation » continue qu’elles en subissent (11).

La marée grenat: les expatrié-e-s.

La couleur des passeports espagnols. La plupart de ceux et celles qui ont émigré vers autres pays n’ont pas choisi cet exil. Néanmoins, une fois à l’étranger, ils ont voulu s’organiser pour poursuivre la lutte, la protestation. Cette marée est née des convocations faites par Jeunesse Sans Futur dans plusieurs capitales européennes, en avril 2013, dans le cadre de sa campagne « On s’en va pas, ils nous expulsent » (12). À Londres, environ 300 personnes ont participé, et ont eu l’idée d’articuler un réseau international d’immigrant-e-s espagnol-e-s. À ce jour, des assemblées on lieu partout en Europe et en Amérique, notamment à Berlin, à Bruxelles, à Dublin, à Zurich, à Vienne, à Rome, à Paris, à Oslo, à Munich, à Milan, à Londres, à Lisbonne, à Montevideo, à Lima, à Mexico, à Bogotá, et à Montréal. Les assemblées de Londres et de Berlin comptent parmi les plus grandes et les mieux organisées. Les expatrié-e-s ont créé des réseaux solidaires pour accueillir ceux et celles qui arrivent et ont créé deux groupes de travail, le premier portant sur l’accès aux soins médicaux, et le deuxième sur le droit de vote depuis l’étranger  (13).

Les Marches de la Dignité

Le 22 Mars 2014 ont eu lieu les Marches de la Dignité dont le slogan était « Pain, travail et toit pour tous et toutes ». Il s’agissait de manifestations provenant des différentes régions de l’Espagne et qui ont convergé vers la capitale, Madrid. Parmi les revendications se démarquaient le refus du paiement de la dette publique, le rejet des coupures budgétaires et des slogans contre la troïka (Fonds Monétaire International, la Banque Centrale Européenne et la Commission Européenne) [le Manifeste : http://marchasdeladignidadmadrid.wordpress.com/category/manifiesto-2/]. Les manifestant-e-s appelaient aussi à la démission du gouvernement et dénonçaient la situation extrême « d’urgence sociale » dans laquelle se situe une grande partie de la population espagnole. Encore une fois les manifestant-e-s ont eu recours à l’ironie et à l’humour pour montrer leur mécontentement. Sur les affiches on lisait des affirmations significatives : « ma fille serait ici mais elle a émigré», ou « d’est en ouest, du nord au  sud, la lutte continue malgré tout »  (14). Malgré les difficultés rencontrées dans l’organisation des manifestations, malgré la violence policière, malgré le silence médiatique, les marches furent considérées comme un succès par les organisateurs-trices, qui comptaient, selon des estimations, environ deux millions de participant-e-s. Néanmoins, le cri du cœur et le mécontentement des citoyen-ne-s réuni-e-s furent ignorés par le gouvernement et par la plupart des médias de masse, qui sont déterminés à ignorer et à minimiser l’importance des mouvements sociaux qui s’organisent pourtant partout à travers le pays.

Mais le soir du 22 mars, les marches de la dignité nous ont laissé une image complètement différente de celle que l’on avait le matin même, alors que les manifestant-e-s exprimaient leurs revendications de manière pacifique et civilisée. Aux fins d’une série d’affrontements violents entre la police et les manifestant-e-s, plusieurs policiers blessés ont dû avoir recours à des soins médicaux. A l’extérieur, des protestataires blessé-e-s priaient les unités d’urgence, complices des manifestant-e-s, de ne pas secourir les policiers blessés (15). Les moments de tension vécus cette nuit-là témoignent de l’ampleur du problème qui traverse la société espagnole. Le degré de confrontation entre le peuple et le gouvernement est si extrême et la situation politique, économique et sociale est tellement désespérée qu’il a été possible d’assister à des moments qui nous font douter de notre propre humanité, de notre condition humaine.  


1)      Olmos, Juan Ramón, 18/03/11, Ideal, http://www.ideal.es/granada/20110318/local/granada/fiesta-primavera-granada-personas-201103181401.html, 29/05/2014
2)      Aloso, Zamora et Llop, 23/04/2014, Agora Blog, http://agora.vv.si/2014/04/en-profundidad-inseguridad-ciudadana-de-que-nos-protegen/, 26/05/2014
3)  Le mouvement des Indignés (Indignados en espagnol) ou Mouvement 15-M est un mouvement assembléiste et non violent né sur la Puerta del Sol, en Espagne, le 15 mai 2011, rassemblant des centaines de milliers de manifestants dans une centaine de villes. Bien que les manifestants forment un groupe assez hétérogène, ils ont en commun un désaveu des citoyens envers la classe politique, la volonté d’en finir avec le bipartisme politique entre le Parti populaire (PP) et le parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), ainsi qu’avec la corruption.
4)      Raúl Magallón Rosa , 01/07/2013, Blog Participasion, http://participasion.wordpress.com/2013/07/01/hijs-del-15-m-tecnologias-civicas-y-participacion-ciudadana/, 26/05/2014
5)      http://wiki.15m.cc/wiki/Portada, 18/05/2014
6)      http://afectadosporlahipoteca.com/, 16/05/2014
7)      Datos Macro, http://www.datosmacro.com/paro-epa/espana, 20/05/2014
8)      Jorge Moruno Danzi, 24/04/2013, Publico, http://blogs.publico.es/jorge-moruno/2014/04/24/parasitos/, 28/05/2014
9)      27/01/2014, Marea Blanca, http://mareablancasalud.blogspot.fr/, 12/05/2014
10)      http://mareaverdemadrid.blogspot.fr/, 12/05/2014
11)   http://mareavioleta.blogspot.fr/, 13705/2014
12)   Clara Blanchar, 27/05/2013, El País, http://ccaa.elpais.com/ccaa/2013/05/26/catalunya/1369595046_737060.html, 28/05/2014
13)   http://mareagranate.org/, 28/05/2014
14)  Agence, 23/03/2014, El Huffington Post, http://www.huffingtonpost.es/2014/03/22/marchas-dignidad-directo_n_5012996.html, 29/05/2014
15)  Lorenzo Silva, 24/03/2014, El Mundo, http://www.elmundo.es/espana/2014/03/24/532f6856ca4741116a8b457a.html, 15/05/2014