LETTRE OUVERTE / Maude Desbois, Chargée des communications à Mères au front
Alors qu’en ce moment même sont détenus par la Sûreté du Québec deux activistes environnementalistes qui ont pris part à l’action de désobéissance civile entreprise sur le pont Jacques-Cartier à Montréal le 22 octobre par Last génération Canada et le collectif Antigone, la lutte se poursuit et nous demeurons plus solidaires que jamais. Nous ne pouvons accepter la criminalisation des militant·es non violent·es qui agissent dans le but de protéger l’environnement et de faire bouger nos gouvernements. Il s’agit d’une répression sans précédent au Québec qui est totalement inacceptable.
Alors qu’en ce moment même sont détenus par la Sûreté du Québec deux activistes environnementalistes qui ont pris part à l’action de désobéissance civile entreprise sur le pont Jacques-Cartier à Montréal le 22 octobre
Combien de trains manqués cela prendra-t-il à nos dirigeant·es avant qu’ils ne se décident à embarquer? Combien de communautés abandonnées au nom de l’économie? Combien de zones sacrifiées au nom de la croissance et de notre dépendance à la consommation?
Plus de dix jours déjà depuis que des artistes, des mères au front et des militantes ont immobilisé un train sur le site de la Fonderie Horne à Rouyn-Noranda de manière totalement pacifique, en se couchant à l’endroit qui est fort probablement l’un des plus contaminés du site, mettant ainsi leur santé à risque.
Le dimanche 13 octobre 2024, ces femmes sont montées au front afin de manifester pour l’accès à un droit fondamental : celui d’exister sans craindre pour leur vie et celle de leurs enfants. Celui de vivre dans un environnement sain qui ne respire pas l’auto-destruction provoquée par une multinationale multimilliardaire, soutenue par notre propre gouvernement. Pour cela, elles se sont étendues sous l’un des wagons par lesquels arrivent les intrants toxiques en provenance de différents pays pour être transformés à la Fonderie Horne; des photos de leurs enfants et de leurs petits-enfants posées sur leur cœur, silencieuses, afin de rappeler pour qui elles luttent et la raison de leur présence à Rouyn-Noranda ce jour-là.
Encore aujourd’hui en 2024, alors que nous vivons une crise socio-environnementale sans précédent, le gouvernement accepte de sacrifier des populations à proximité d’usines, de mines, d’industries, en mettant sur le dos de l’économie du Québec la nécessité d’octroyer à ces multinationales des permis de polluer, de détruire le territoire, mettant à risque la survie des écosystèmes en plus de la santé des communautés. Bon nombre de ces usines sont situées dans des milieux où vivent des gens avec leurs familles. C’est le cas notamment à Montréal, Québec, Saguenay, Sherbrooke, Trois-Rivières, Gatineau et, bien entendu, Rouyn-Noranda.
Comment se fait-il que la population, malgré les dangers qui ne sont plus à prouver, se retrouve à devoir lutter afin d’être protégée d’un géant nommé Glencore? Cela fait des années que les Mères au front et plusieurs autres groupes se mobilisent afin d’exiger le respect des normes. Le mouvement a financé ses propres analyses de neige et manifesté à de multiples reprises, sans compter les rencontres avec nos dirigeants qui ont gentiment souri et pris des notes. Rappelons aussi qu’il n’y a actuellement aucun échéancier imposé à la Fonderie Horne pour l’atteinte de la norme provinciale de 3 ng d’arsenic par mètre cube d’air.
On se retrouve à payer de la santé de la population, de notre système de santé qui doit soigner les personnes atteintes de cancers du poumon et des voies urinaires, de maladies pulmonaires chroniques, de maladies du système nerveux, et tant d’autres graves problématiques liées à la présence des contaminants tout droit sortis des cheminées de l’usine. Notre gouvernement utilise l’argent des contribuables pour financer le rehaussement technologique de la Fonderie Horne, car l’entreprise elle-même refuse de payer pour effectuer les travaux d’améliorations nécessaires à la diminution des contaminants rejetés dans l’air de Rouyn-Noranda. Le Québec paie pour les caprices d’une multinationale qui a engrangé un revenu net de 17,3 milliards en 2022, sans compter tout ce qui est caché dans des paradis fiscaux.
Vous comprendrez donc que les personnes qui vivent à Rouyn-Noranda en ont assez de se faire violenter et négliger, coincées sur un territoire pour lequel ils et elles ont un attachement et un amour profond, mêlé à beaucoup de colère et un goût amer dans la bouche, qui lui, ne provient pas uniquement des rejets d’anhydride sulfureux (SO2) de la Fonderie horne.
D’ailleurs, petite anecdote à ce sujet, alors que nous marchions vers l’usine pendant la manifestation, un goût étrange et inhabituel s’invite sur notre langue. Isabelle Fortin-Rondeau, membre du groupe Mères au front Rouyn-Noranda, attrape le micro et nous lance : « Ce goût dans votre bouche, c’est du dioxyde de soufre. Cadeau de la fonderie! ». Au lendemain de la marche, un graphique partagé par REVIMAT, un organisme local qui milite pour améliorer la Loi sur les mines et pour la protection de l’environnement, indique que l’indice de SO2 pendant la marche montrait un pic grimpant à toute allure d’un niveau « acceptable » à « mauvais ». Selon l’American Lung Association, « le dioxyde de soufre provoque une série d’effets nocifs sur les poumons. Il peut également se transformer chimiquement en particules de sulfate dans l’atmosphère, qui constituent une part importante de la pollution par les particules fines, qui peuvent être emportées à des centaines de kilomètres. » Les personnes qui vivent et travaillent à proximité de ces grandes sources sont évidemment les plus exposées au SO2 et à ses impacts. Apparemment, la Fonderie aime bien gratifier les militant·es d’une bonne bouffée d’air frais lors des manifestations.
Chaque étape de la marche, ponctuée de prises de paroles, de performances artistiques, de témoignages, a ramené l’indignation et la colère au fond de nos ventres. L’envie de scander « Assez, c’est assez! » nous venait tout naturellement.
Les artistes venu·es en solidarité, à la demande des Mères au front de Rouyn-Noranda qui n’en peuvent plus d’appeler à l’aide, se sont plongé·es dans une grande vulnérabilité par leur performance. Arrachant bout par bout les vêtements qui recouvraient leurs corps, Ève Landry, Anaïs Barbeau-Lavalette, Steve Gagnon, Véronique Côté et Laure Waridel, ont dévoilé tour à tour les parties peintes en noir, symboliquement « malades » avec, en trame de fond, les mots de Véronique Côté. « Ta ville est une zone sacrifiée. Ton corps est une zone sacrifiée. Tes enfants sont une zone sacrifiée. » Une vulnérabilité et un courage qu’il faut savoir porter pour revendiquer et tenter d’attirer l’attention sur le nœud du problème.
Alors je me permettrai de répéter ici, en fin de récit, ces mêmes questions.
Combien de trains manqués cela prendra-t-il à nos dirigeant·es avant qu’ils ne se décident à embarquer? Combien de communautés abandonnées au nom de l’économie? Combien de zones sacrifiées au nom de la croissance et de notre dépendance à la consommation?
Le respect des normes québécoises sur les contaminants, c’est tout ce qu’on vous demande.
Nous sommes près de 9000 Mères au front au Québec qui luttons chaque jour pour faire entendre les voix éteintes, les voix inaudibles, tues et ignorées. Soyez avisé·es, « Il ne sera pas question de se fermer la gueule. »*
* Phrase tirée du livre « Arsenic mon amour », co-écrit par Gabrielle Izaguirré Falardeau et Jean-Lou David, aux éditions du Quartz.
Rappelons que l’autorisation ministérielle entérinée en 2023 demeure largement insatisfaisante, permettant toujours à la Fonderie Horne de rejeter dans l’air de Rouyn-Noranda des quantités allant jusqu’à 15 fois la norme nationale sur l’arsenic, celle-ci étant établie à 3 ng/m3. Selon ladite entente, la Fonderie Horne est seulement tenue à graduellement diminuer les émissions à 15 ng/m3 (soit 5 fois la norme), avant de présenter un éventuel plan. Pour permettre l’obtention de métaux critiques, le gouvernement québécois accepte d’exposer la population à des taux d’arsenic qu’il sait lui-même être dangereux.
Depuis des années, la population de Rouyn-Noranda est exposée à de l’arsenic, du plomb, du cadmium, du nickel, du cuivre et du dioxyde de soufre à des taux beaucoup plus élevés que partout ailleurs au Québec. Au moins 25 contaminants sont mesurés dans l’air, l’eau, la neige ou les sols des environs. Plusieurs de ces contaminants sont des cancérigènes et des neurotoxiques sans seuil, ce qui signifie qu’ils entraînent des risques quelle que soit la dose. Les normes sont déjà un compromis.
Ce texte est extrait du recueil Faire des vagues. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!
Avec la hausse des inondations et de la perte de territoire due au changement climatique, le contrôle de l’eau est devenu un enjeu primordial dans le sud de la Louisiane, aux États-Unis. Centrale au sentiment d’appartenance à la terre et à la culture louisianaise, l’eau se positionne simultanément comme repère identitaire et comme menace existentielle. Mais, dans sa tentative de préservation de la côte et de ses cultures, l’État met en danger un groupe particulier : les communautés de pêcheur·euse·s, pour qui les politiques gouvernementales de contrôle de l’eau représentent une menace à la survie économique.
En Louisiane, une quantité de terre équivalente à un terrain de football sombre toutes les heures dans le golfe du Mexique1Coastal Protection and Restoration Authority. Louisiana CPRA Highlights Decade of Restoration Since Deepwater Horizon Oil Spill, communiqué, 20 Avril 2020. https://www.prnewswire.com/news-releases/louisiana-cpra-highlights-decade-of-restoration-since-deepwater-horizon-oil-spill-301043636.html. Sur le serpentant delta du Mississippi plane aujourd’hui la menace de la montée du niveau de la mer, et la région fait face à l’une des pertes de territoire les plus rapides au monde. Certains chercheur·euse·s estiment que la majorité du delta sera sous l’eau d’ici 21002Orrin H. Pilkey et Keith C. Pilkey, Sea level rise: A slow tsunami on America’s shores, Durham and London: Duke University Press, 2019..
Aujourd’hui, la Louisiane abrite 59 communautés inondées chroniquement3Erika Spanger-Siegfried, Kristina Dahl, Astrid Caldas, Shana Udvardy, Rachel Cleetus, Pamela Worth, Nicole Hernandez Hammer, When rising seas hit home: Hard choices ahead for hundreds of US coastal communities, USA: Union of Concerned Scientists, 2017, et l’eau constitue une menace persistante à la prospérité des habitant·e·s de la région. Le territoire est aux prises avec plusieurs enjeux climatiques et environnementaux, qui vont des ouragans violents à la perte accélérée du territoire, attribués à trois causes principales : l’exploitation pétrolière effrénée, qui a creusé et affaibli les sols du bayou; la mise en place de digues le long du Mississippi, qui a coupé les processus naturels de sédimentation permettant la création et l’alimentation des terres; et, finalement, les changements climatiques, responsables de la montée du niveau de la mer et de l’intensification des pluies et des ouragans4Ned Randolph. « License to Extract: How Louisiana’s Master Plan for a Sustainable Coast is Sinking It », Lateral, vol 7, n 2, 2018. https://doi.org/10.25158/L7.2.8.
Face à ces menaces, l’État s’est engagé dans un processus de protection et de restauration des côtes dans le but de réduire les inondations et la perte de territoire à l’aide, notamment, de systèmes de digues le long des côtes et du Mississippi, de politiques de drainage et de projets de diversion. Paradoxalement, ces stratégies contribuent à modifier le paysage louisianais et posent un défi à la préservation des identités ancrées dans la culture de l’eau ainsi qu’au communautés dépendantes de la pêche.
L’eau comme menace : l’histoire d’un contrôle difficile
La gouvernance de l’eau et de l’environnement en Louisiane remonte au XVIIIe siècle5Craig E. Colten, « Environmental Management in Coastal Louisiana: A Historical Review », Journal of Coastal Research, 2016. Doi.org/10.2112/JCOASTRES-D-16-00008 . Les premières digues furent érigées par les Français pour contenir les inondations causées par le débordement du Mississippi et protéger la Nouvelle-Orléans. Cette politique d’infrastructures se développa tout au long du XIXe siècle, jusqu’à la grande crue de 1927, évènement dévastateur qui marqua durablement la gouvernance du Mississippi. Afin de prévenir d’autres inondations catastrophiques et de protéger la Nouvelle-Orléans et ses infrastructures de commerce, l’État fédéral américain lança des politiques majeures visant à renforcer les digues et à construire un ensemble d’« exutoires », soit des systèmes de vannes permettant de déverser l’eau ailleurs, avant qu’elle n’atteigne le cœur économique du Golfe.
Le problème du système de digues est qu’il empêche l’excès d’eau de se répandre naturellement dans le delta, confinant plutôt les flots dans le lit du Mississippi jusqu’à entraîner son débordement. Ces crues nécessitent alors l’ouverture des déversoirs construits après la grande inondation de 1927 afin d’éviter la submersion de la ville, un processus qui évacue l’eau de la rivière directement vers le golfe du Mexique. Cependant, ce mélange entre eaux douces et salées met à mal l’industrie de la pêche6Rick, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 21 avril 2021. Par soucis d’anonymat, tous les prénoms ont été changé. En 2019, par exemple, l’ouverture du Bonnet Carré, le déversoir qui protège la Nouvelle-Orléans, a décimé les parcs à huîtres et les populations de dauphins, de tortues de mer et d’autres espèces aquatiques du Golfe7Anita Lee, « Bonnet Carré Spillway is opening Friday to prevent flooding, Army Corps decides », Sun Herald, 2 avril 2020. Consulté le 5 août 2021. https://www.sunherald.com/news/local/article241710071.html. Les pertes considérables qu’elle engendra ont laissé aux pêcheur·euse·s et aux personnes qui leur sont proche un souvenir amer. Christine, une employée de l’État en charge des relations avec les ostréiculteur·rice·s, me raconte, peinée, ce qu’il s’est passé cette année-là : « Ce n’est pas censé arriver tous les ans, mais en 2019, le déversoir a été ouvert deux fois. Quand ils [le Corps du génie de l’armée de terre des États-Unis] l’ont refermé la première fois, les huîtres avaient survécu et s’accrochaient. On s’arrêtait et on respirait en se disant “ouf, on est sauvé·e·s”. Mais une ou deux semaines plus tard, la rivière était encore tellement haute qu’ils ont dû rouvrir les vannes. Il n’y a rien qu’on pouvait faire, à part tout regarder mourir. »8Christine, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 31 mars 2021. Traduction libre, « It’s not supposed to happen every year and in 2019, it opened twice. By the time it closed the first time, oysters were still alive and they were hanging on. When you stopped and breathe, ‘phew, we’re safe here’, then a week or two later the river was still rising and they had to open it again. The waters were so high with that second opening. There was nothing we could do, other than watch everything die.”.
Si les systèmes d’exutoires étaient originalement supposés servir à sauver la Nouvelle-Orléans dans des cas de crues exceptionnelles, les dérèglements climatiques et les débordements répétés du Mississippi, causés par les digues qui l’emprisonnent, ont entraîné l’ouverture des déversoirs plusieurs fois au cours de la dernière décennie9Ibid.. Une menace considérable pour la faune aquatique et l’industrie de la pêche.
Le désir politique de contrôler l’eau du Mississippi et du golfe du Mexique afin de préserver les infrastructures commerciales du sud de la Louisiane se traduit également par le développement de systèmes de drainage des sols. Destinées à favoriser l’expansion urbaine à partir du XXe siècle, ces politiques d’assèchement engendrent l’enfoncement progressif des terres, augmentant la vulnérabilité des habitant·e·s aux inondations et aux ouragans. C’est ainsi que quand Katrina et Rita frappèrent en 2005, la moitié de la Nouvelle-Orléans se trouvait sous le niveau de la mer10Ned Randolph, 2018..
La bétonisation des côtes
En guerre contre les éléments, l’État de Louisiane perpétue toujours ces politiques de gouvernance de l’eau en misant sur les développements technologiques et infrastructurels. Digues, écluses et systèmes de pompes sillonnent le paysage louisianais au détriment des processus naturels d’évacuation de l’eau. Au téléphone, je discute avec Charlie, un barbier noir militant de l’environnement à la Nouvelle-Orléans, qui me raconte son expérience personnelle avec les inondations et les injustices vécues par sa famille. Pour lui, cette volonté humaine de contrôler l’eau a transformé la région en une jungle de béton, détruisant sur son passage les protections qu’offrait le bayou contre les intempéries11Charlie, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 11 mars 2021.. En effet, la construction des digues le long du Mississippi a eu pour effet d’enrayer les processus de sédimentation des marécages, ce qui a entraîné la perte progressive de ces barrières naturelles contre les ouragans12Kevin Fox Gotham, « Antinomies of risk reduction: climate change and the contradictions of coastal restoration », Environmental Sociology, vol 2, n 2, 2016: 208-219..
« Ils [et elles] ont mis encore plus de béton sur les digues (…), s’exaspère Charlie, le brouhaha ambiant de la Nouvelle-Orléans résonnant derrière lui. Ça ne permet pas à l’eau de pénétrer, ça ne retient pas l’eau. Si tu as un marais et que tu mets du béton dessus, ça va l’assécher, et c’est pour ça que les rues [de la Nouvelle-Orléans] sont mauvaises! Les rues s’effondrent parce qu’il n’y a plus rien en dessous. (…) Ils [l’État et le Corps du génie de l’armée de terre] essaient de contrôler la nature au lieu de vivre avec, de contrôler l’Homme [sic] au lieu de vivre avec. Cette mentalité [de] “je vais contrôler l’eau et construire cette digue et mettre toute l’eau derrière”, ça ne marche pas! Ça a échoué avec Betsy, ça a échoué avec Katrina, ça ne marche pas13Charlie, mars 2021. Traduction libre ; « They put more concrete on the levees. (…) It doesn’t allow water to permeate the surface, it doesn’t retain water. If you have a swamp and you put concrete on top, it’s going to dry and that’s why the streets are bad. The streets are caving in because there’s nothing under them. (…) They’re trying to control nature instead of live with nature, controlling Man instead of living with Man. This mindset is “I’m going to control this water and I’m going to build this levee and put all the water behind it.” It doesn’t work! It failed for Betsy, it failed for Katrina. It doesn’t work. » », conclut-il, d’un air excédé.
Bien que le système de protection de la Nouvelle-Orléans se soit avéré efficace contre l’ouragan Ida en août 2021, les ravages de son passage se font tout de même sentir pour les habitant·e·s les plus démuni·e·s, tandis que les autorités locales multiplient leurs efforts pour rapidement évacuer l’eau et rétablir les services essentiels dans les villes14Kevin Roose, « New Orleans in the Aftermath of Hurricane Ida », The Daily, The New York Times, 2 septembre 2021. https://www.nytimes.com/2021/09/02/podcasts/the-daily/hurricane-ida-new-…. Pour les gouvernements, ces systèmes sont néanmoins la seule manière de protéger les communautés vivant sur la côte contre les intempéries, les ouragans et les inondations. Selon David, biologiste et ancien fonctionnaire de l’État de la Louisiane, la raison pour laquelle les politiques de drainage restent en place malgré leurs effets sur l’effondrement du bayou est qu’elles sont essentielles à la prévention des inondations au sein du système de digues. Il soutient que « tout le système est fait de digues. S’il y a 25 ou 50 centimètres de pluie, il faut retirer l’eau et elle doit aller quelque part. Si on ne draine pas, l’eau s’accumule dans la rue et entre dans les maisons, dans les commerces15David, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 2 juin 2021. Traduction libre; « It’s the inside of the system that is completely leveed, and if you have a 20-inch rain or a 10-inch rain, you have to get the water out and it’s gotta go someplace. (…) If you don’t drain, then the water builds up in the streets and it gets into people’s houses, inside businesses. » ».
Les fortes pluies et autres évènements climatiques nécessitent alors régulièrement l’utilisation des systèmes de pompes. Charlie, lui, attribue néanmoins ces inondations à l’urbanisation de la région et constate dans son quotidien l’empirement de la situation. « Il y a des inondations régulières à cause du béton », affirme-t-il, ajoutant que « les inondations ont commencé à être fréquentes dans des endroits qui n’étaient pas inondés avant16Charlie, mars 2021. Traduction libre; « It floods on a regular basis because of all the concrete. (…) It started flooding on a regular basis in places that never flooded before. ». » Pour lui, c’est l’idéologie de l’État et son rapport à l’eau qui sont à l’origine de ces problèmes. « Nous devons comprendre l’eau, nous sommes entouré·e·s par l’eau. Nous ne devrions pas en avoir peur, mais nous n’apprenons pas à la comprendre », se désole-t-il17Charlie, mars 2021. Traduction libre; « We should understand water, we’re surrounded by water. We shouldn’t fear water. We’re taught to fear water. We’re not taught to understand water. ».
L’eau, un repère identitaire
En dépit de son potentiel menaçant, l’eau est au cœur de l’identité Louisianaise. Pour les habitant·e·s de la région côtière, l’attachement au lieu et à la culture est remarquablement fort. Ils et elles ont l’un des plus hauts taux de « persistance résidentielle » du pays : 78 % des Louisianais·e·s vivent là où ils et elles sont né·e·s18Craig E. Colten, Transplanting communities facing environmental changes: An annotated bibliography on resettlement, Louisiana: The Water Institute of the Gulf, 2015..
L’eau constitue une grande partie de cet attachement culturel à la terre parce qu’elle est le signe d’une résilience particulière chez les habitant·e·s de la région. Leur identité collective est forgée par leur conscience de la « perte », et leur capacité à se (re)construire après les tempêtes, les ouragans et les inondations19Jessica R. Z. Simms, « Why would I live anyplace else?’: Resilience, sense of place, and possibilities of migration in Coastal Louisiana », Journal of Coastal Research, vol 33, n 2, 2017: 408-420. La fragmentation des marais et l’engloutissement des terres dans le golfe du Mexique ont un impact direct sur le sentiment d’appartenance des groupes dont l’identité est ancrée dans leur lieu d’habitation20Julie Koppel Maldonado, « A multiple knowledge approach for adaptation to environmental change: lessons learned from coastal Louisiana’s tribal communities », Journal of Political Ecology, vol 21, n 1, 2014: 61-82. C’est ainsi l’expérience quotidienne de ce lieu qui crée leur compréhension commune des risques et des trésors de la région21David Burley, Pam Jenkins, Shirley Laska, et Traber Davis, « Place attachment and environmental change in coastal Louisiana », Organization and Environment, vol 20, n3, 2007: 347-366.
Dans le bayou, la proximité à l’eau forme ce sentiment d’appartenance notamment parce qu’elle sous-tend les tissus social et économique de leur mode de vie. Comme il est indiqué dans le plan d’adaptation et de résilience environnementale du gouvernement de Lafourche, l’un des comtés les plus vulnérables à l’érosion, « où que l’on habite à Lafourche, on est connecté·e à l’eau. (…) L’eau fournit la subsistance économique et l’héritage culturel qui définit la vie à Lafourche22Lafourche Parish Council, The Lafourche Parish Comprehensive Resiliency Plan, Lafourche: Louisiana, 2014. Traduction libre; « Wherever you live in Lafourche Parish, you are connected to the water. (…) The water provides the economic sustenance and cultural heritage that defines living in Lafourche Parish. » ».
L’eau représente ainsi un véritable mode de vie pour une partie de la population, en particulier pour certaines communautés autochtones dépendantes de la pêche de subsistance. Vivant parfois à l’extérieur du système de digues côtières et ne bénéficiant pas de protections infrastructurelles, elles sont nombreuses à subir les ravages de l’exploitation pétrolière23Maldonado, 2014., des politiques infrastructurelles et des changements climatiques24Bob Marshall, 2016. « Native Americans of Grand Bayou seeking help to remain in homeland », The Lens Nola, December 27, 2016. Consulté le 5 mars 2021. https://thelensnola.org/2016/12/27/native-americans-of-grand-bayou-seeking-help-for-homeland/.. Malgré le risque, certaines refusent d’abandonner leurs terres. C’est le cas de la communauté de Grand Bayou, un petit village de pêcheur·euse·s au bout de Plaquemines Parish et accessible uniquement par bateau, qui estiment qu’une relocalisation de leur village anéantirait leur culture et leur futur25Ibid.. Mais après le départ de plusieurs centaines d’habitant·e·s, la survie des quelques quarante restant continue d’être menacée par l’érosion graduelle de leur territoire26Barry Yeoman, « As sea level rise threatens their ancestral village, a Louisiana tribe fights to stay put », NRDC, 13 avril 2020. https://www.nrdc.org/onearth/sea-level-rise-threatens-their-ancestral-vi….
Dans un rapport produit par différentes communautés autochtones pour le National Climate Assessment, des habitant·e·s de Grand Bayou racontent leur expérience avec la perte de territoire. « Nos bayous étaient le paradis pour les enfants parce qu’ils [et elles] adoraient l’eau ainsi que pêcher, nager, faire du canoë et se réunir avec les ancien·ne·s s. Mais ce paradis est en train de changer. (…) Les enfants ne peuvent plus jouer dehors car il n’y a plus de terre27Traduction libre, citation tirée du rapport « Stories of change: coastal Louisiana tribal communities’ experiences of a transforming environment », co-produit par Grand Bayou Village, Grand Caillou/Dulac Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, Isle de Jean Charles Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, et Pointe-au-Chien Indian Tribe, 22-27 Janvier 2012.. »
L’histoire de l’érosion des terres de la communauté de Grand Bayou, comme d’autres communautés autochtones en Louisiane, dépasse celle des changements climatiques. « [L’État dit] que nous sommes une communauté “à risque”. Mais comment sommes-nous devenu·e·s à risque, et qui est responsable de ça? », rappelle Philippe, un habitant de la communauté28Traduction libre, citation tirée de Marshall, 2016. « “They say we are a ‘high risk’ community. But how did we become high risk, and who was responsible for that?”. Aux politiques de digues du Mississippi, qui ont entraîné l’effondrement du bayou, et à l’exploitation pétrolière, qui a creusé et détruit les marécages, s’est ajoutée une histoire coloniale industrielle violente envers les communautés autochtones qui a fragilisé leurs territoires et leurs protections sociales29Julie K Maldonado, Seeking justice in an energy sacrifice zone: Standing on vanishing land in coastal Louisiana, Routledge, 2018. L’impact dévastateur du récent ouragan Ida sur les communautés autochtones du sud-est de la Louisiane est un douloureux rappel de ces vulnérabilités30Emily McFarlan Miller, “Indigenous communities in Louisiana’s Delta overwhelmed by damage from Ida”, The Washington Post, 1er septembre 2021. https://www.washingtonpost.com/religion/indigenous-communities-in-louisi….
Les « contradictions » des politiques de restauration de l’environnement
On trouve des effets durables aux politiques de contrôle de l’eau, tant sur les écosystèmes que sur les communautés humaines. Le chercheur Kevin Fox Gotham pointe du doigt ces conséquences néfastes et parle d’une « contradiction » des politiques de restauration et de protection en Louisiane31Gotham, Kevin Fox, 2016.. Selon lui, la mise en place de ces structures de contrôle de l’eau s’inscrit dans une logique extractiviste qui vise à perpétuer l’exploitation pétrolière dans le golfe du Mexique, malgré ses conséquences directes sur l’environnement. Il parle ainsi d’une construction sociale du risque.
Les politiques structurelles mises en place par l’État préserveraient en effet les industries pétrolières de la région en restaurant les côtes et en protégeant les infrastructures contre les aléas climatiques, de manière à maintenir leurs opportunités de production. Mais cette bataille contre les éléments en faveur des intérêts industriels a un impact considérable sur les communautés de la région.
Lors des réunions mensuelles du Oyster Task Force, un groupe de travail composé d’ostréiculteur·rice·s et de représentant·e·s du gouvernement qui vise à faire part des intérêts de l’industrie à l’État, il n’est pas rare d’entendre les pêcheurs et pêcheuses dénoncer ardemment la détérioration de leurs conditions économiques. Dans leur viseur se trouvent notamment les politiques de l’État. Depuis plus d’un an, l’agence environnementale de Louisiane (la Coastal Protection and Restoration Authority, CPRA32L’agence environnementale de l’État de Louisiane, la Coastal Protection and Restoration Authority (CPRA).) tente de faire approuver un projet de restauration du bayou appelé le Mid-Barataria Sediment Diversion, qui vise à reconnecter le Mississippi aux marécages pour rétablir le processus naturel de sédimentation et créer de la terre.
Acclamé par les organisations environnementales, ce projet de restauration vise à inverser les effets du système de digues de la rivière pour reconstruire les barrières naturelles terrestres contre les ouragans et l’érosion côtière33Restore the Mississippi River Delta, « Priority Restoration projects: Mid-Barataria Sediment Diversion ». Consulté le 5 août 2021. https://mississippiriverdelta.org/project/mid-barataria-sediment-diversion/. Il aura cependant pour effet d’introduire l’eau douce du Mississippi dans les parcs à huîtres du golfe du Mexique. Il implique le même mélange des eaux que celui qui provoqua la mort de la faune aquatique en 2019 et aura des conséquences dévastatrices à long terme sur toute l’industrie de la pêche.
Pour Jakov, ostréiculteur de quatrième génération, il est préférable de se méfier des projets du gouvernement : « La CPRA ne dit pas toujours toute la vérité, soutient-t-il devant ses confrères et consœurs. On se souvient toutes et tous de ce qui s’est passé il y a deux ans avec l’ouverture du Bonnet Carré34Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 11 mai 2021. Traduction libre.. » Cet événement a laissé une appréciation amère des pêcheurs et pêcheuses pour les politiques de gestion de l’eau et de restauration de l’environnement. Rick, un crevettier local militant, identifie quant à lui l’État comme une véritable menace : « Notre industrie de la pêche, et les gens comme moi et les gens qui vivent sur cette côte, on est résilient[·e·]s. On a survécu à la marée noire de BP35En 2010, l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, opérée par BP, a créé une intense marée noire dans le Golfe du Mexique. C’est l’une des plus importantes catastrophes environnementales de l’histoire des États-Unis., on a survécu à l’Ouragan Katrina, un événement dévastateur. Maintenant, on se bat contre notre propre État pour notre survie! On peut survivre à la nature, on peut faire face à la nature. Mais quand notre propre État essaie de nous mettre en faillite, ça, on ne peut pas y faire face36Rick, avril 2021. Traduction libre, « Our fishing industry, and people like me and people who live along this coast, we’re resilient. We’ve dealt with the BP oil spill, we’ve bounced back from Hurricane Katrina, a devastating event. But now we’re fighting our own State for our very survival! We can survive Mother Nature, we can deal with Mother Nature. But when our own State is trying to put us out of business, that’s what we can’t deal with. ». »
Pour d’autres, l’argent de l’État utilisé pour les projets d’atténuation des inondations et des ouragans, comme le projet de diversion Mid-Barataria, devrait plutôt être utilisé pour aider les pêcheurs et pêcheuses qui souffrent des aléas climatiques et économiques. Lors d’une rencontre particulièrement mouvementée du Oyster Task Force en mars 2021, la tension était palpable entre les ostréiculteur·rice·s et les représentant·e·s gouvernementaux. Sous le coup de la colère, une ostréicultrice s’écria: « Nous sommes des pêcheurs [et des pêcheuses], nous avons des vies, des familles, des enfants! Tout l’argent part dans la restauration, mais nous, nous sommes en train de perdre notre mode de vie. Payez les gens pour qu’ils puissent survivre !37Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 9 mars 2021. Traduction libre. »
Avec l’avancement du projet de l’État, bien que toujours en phase de planification, la méfiance des pêcheurs et pêcheuses à l’égard des gouvernements s’accroit. S’opposent d’un côté les organisations environnementales et l’État en faveur du plan et, de l’autre, les communautés de la pêche, tiraillées entre leur envie de préserver un environnement qu’ils et elles voient disparaître et leur besoin de combattre les politiques de restauration qui menacent leur survie économique.
Un couteau à double tranchant
L’histoire de l’aménagement du territoire dans le sud de la Louisiane a profondément modifié la vie locale humaine et non humaine, ainsi que son rapport à l’eau. L’État s’inscrit aujourd’hui dans une démarche de protection et de restauration des écosystèmes pour inverser les conséquences des politiques de digues du Mississippi et de drainage des marécages, qui ont accéléré la perte de territoire ainsi que les inondations et qui ont augmenté la vulnérabilité de la côte aux ouragans. Malgré ses désavantages, le système de digues renforcé après l’ouragan Katrina a aujourd’hui démontré son efficacité pour la protection de la Nouvelle-Orléans, maintenue largement au sec lors du passage de l’ouragan Ida en août 202138The Associated Press, « New Orleans Levees Passed Hurricane Ida’s Test, But Some Suburbs Flooded », NPR, 31 août 2021. https://www.npr.org/2021/08/31/1032804634/new-orleans-levees-hurricane-ida-flooding.
Mais plusieurs des autres projets destinés à reconstruire les terres et à protéger des inondations ont des conséquences indirectes non négligeables, en particulier sur l’industrie de la pêche et sur les Louisianais·e·s qui en dépendent. Plus encore, l’approche infrastructurelle semble servir les intérêts économiques de l’État qui, faute de reconsidérer son soutien à l’industrie pétrolière qui a contribué à détruire le bayou et a accentué les vulnérabilités des communautés autochtones, s’attarde à restaurer la côte pour assurer la pérennité de son exploitation.
Certain·e·s voient cette gouvernance de l’environnement comme essentielle pour préserver la culture louisianaise face aux changements climatiques, mais d’autres la considèrent comme une menace à l’existence des communautés dépendantes de l’eau. Tandis que le golfe du Mexique continue d’engloutir le paysage louisianais, la bataille contre les éléments est loin d’être gagnée.
CRÉDIT PHOTO : Bayou, par Rene Rauschenberger (Pixabay)
Orrin H. Pilkey et Keith C. Pilkey, Sea level rise: A slow tsunami on America’s shores, Durham and London: Duke University Press, 2019.
3
Erika Spanger-Siegfried, Kristina Dahl, Astrid Caldas, Shana Udvardy, Rachel Cleetus, Pamela Worth, Nicole Hernandez Hammer, When rising seas hit home: Hard choices ahead for hundreds of US coastal communities, USA: Union of Concerned Scientists, 2017
4
Ned Randolph. « License to Extract: How Louisiana’s Master Plan for a Sustainable Coast is Sinking It », Lateral, vol 7, n 2, 2018. https://doi.org/10.25158/L7.2.8
5
Craig E. Colten, « Environmental Management in Coastal Louisiana: A Historical Review », Journal of Coastal Research, 2016. Doi.org/10.2112/JCOASTRES-D-16-00008
6
Rick, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 21 avril 2021. Par soucis d’anonymat, tous les prénoms ont été changé
Christine, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 31 mars 2021. Traduction libre, « It’s not supposed to happen every year and in 2019, it opened twice. By the time it closed the first time, oysters were still alive and they were hanging on. When you stopped and breathe, ‘phew, we’re safe here’, then a week or two later the river was still rising and they had to open it again. The waters were so high with that second opening. There was nothing we could do, other than watch everything die.”
9
Ibid.
10
Ned Randolph, 2018.
11
Charlie, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 11 mars 2021.
12
Kevin Fox Gotham, « Antinomies of risk reduction: climate change and the contradictions of coastal restoration », Environmental Sociology, vol 2, n 2, 2016: 208-219.
13
Charlie, mars 2021. Traduction libre ; « They put more concrete on the levees. (…) It doesn’t allow water to permeate the surface, it doesn’t retain water. If you have a swamp and you put concrete on top, it’s going to dry and that’s why the streets are bad. The streets are caving in because there’s nothing under them. (…) They’re trying to control nature instead of live with nature, controlling Man instead of living with Man. This mindset is “I’m going to control this water and I’m going to build this levee and put all the water behind it.” It doesn’t work! It failed for Betsy, it failed for Katrina. It doesn’t work. »
David, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 2 juin 2021. Traduction libre; « It’s the inside of the system that is completely leveed, and if you have a 20-inch rain or a 10-inch rain, you have to get the water out and it’s gotta go someplace. (…) If you don’t drain, then the water builds up in the streets and it gets into people’s houses, inside businesses. »
16
Charlie, mars 2021. Traduction libre; « It floods on a regular basis because of all the concrete. (…) It started flooding on a regular basis in places that never flooded before. »
17
Charlie, mars 2021. Traduction libre; « We should understand water, we’re surrounded by water. We shouldn’t fear water. We’re taught to fear water. We’re not taught to understand water. »
18
Craig E. Colten, Transplanting communities facing environmental changes: An annotated bibliography on resettlement, Louisiana: The Water Institute of the Gulf, 2015.
19
Jessica R. Z. Simms, « Why would I live anyplace else?’: Resilience, sense of place, and possibilities of migration in Coastal Louisiana », Journal of Coastal Research, vol 33, n 2, 2017: 408-420
20
Julie Koppel Maldonado, « A multiple knowledge approach for adaptation to environmental change: lessons learned from coastal Louisiana’s tribal communities », Journal of Political Ecology, vol 21, n 1, 2014: 61-82
21
David Burley, Pam Jenkins, Shirley Laska, et Traber Davis, « Place attachment and environmental change in coastal Louisiana », Organization and Environment, vol 20, n3, 2007: 347-366
22
Lafourche Parish Council, The Lafourche Parish Comprehensive Resiliency Plan, Lafourche: Louisiana, 2014. Traduction libre; « Wherever you live in Lafourche Parish, you are connected to the water. (…) The water provides the economic sustenance and cultural heritage that defines living in Lafourche Parish. »
Traduction libre, citation tirée du rapport « Stories of change: coastal Louisiana tribal communities’ experiences of a transforming environment », co-produit par Grand Bayou Village, Grand Caillou/Dulac Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, Isle de Jean Charles Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, et Pointe-au-Chien Indian Tribe, 22-27 Janvier 2012.
28
Traduction libre, citation tirée de Marshall, 2016. « “They say we are a ‘high risk’ community. But how did we become high risk, and who was responsible for that?”
29
Julie K Maldonado, Seeking justice in an energy sacrifice zone: Standing on vanishing land in coastal Louisiana, Routledge, 2018
Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 11 mai 2021. Traduction libre.
35
En 2010, l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, opérée par BP, a créé une intense marée noire dans le Golfe du Mexique. C’est l’une des plus importantes catastrophes environnementales de l’histoire des États-Unis.
36
Rick, avril 2021. Traduction libre, « Our fishing industry, and people like me and people who live along this coast, we’re resilient. We’ve dealt with the BP oil spill, we’ve bounced back from Hurricane Katrina, a devastating event. But now we’re fighting our own State for our very survival! We can survive Mother Nature, we can deal with Mother Nature. But when our own State is trying to put us out of business, that’s what we can’t deal with. »
37
Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 9 mars 2021. Traduction libre.
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Ce n’est qu’en 2010 que l’Organisation des Nations unies (ONU) a déclaré que l’accès à l’eau potable était un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme [sic][1] ». Cette déclaration est toutefois contredite par la réalité de l’accès à l’eau, puisque deux milliards de personnes peinent encore à accéder à cette ressource vitale[2]. Plusieurs organismes et pays — dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), WaterAid et les pays qui participent au programme UN-Water dirigé par les Nations unies — affirment mettre en œuvre des efforts pour contrer cette situation. Malgré ces initiatives, on assiste à un mouvement sans précédent d’appropriation de l’eau, compromettant ainsi son accès.
L’appropriation de l’eau s’inscrit dans le processus de néolibéralisation des ressources humaines et planétaires. C’est à travers les mécanismes du marché qu’une petite poignée d’individus accaparent les ressources hydriques du monde. Ces personnes s’enrichissent ensuite à travers la rente et la spéculation, transformant ainsi l’eau en marchandise financiarisée. La valeur de l’eau est donc liée aux cours arbitraires du marché et non, paradoxalement, à son caractère vital.
La financiarisation reste un processus peu compris en dépit de son omniprésence et de son importance indéniable. Ce chapitre sera consacré à l’analyse de ce phénomène. Les pages qui suivent présenteront le processus de marchandisation et de financiarisation de l’eau dans le monde, puis exposeront la situation montréalaise, qui reste encore largement inexplorée. Enfin, il sera question d’un mouvement de résistance politique au néolibéralisme, celui des communs.
Deux mouvements opposés
Le stade actuel du capitalisme se caractérise par un mouvement de privatisation continuel. Sous l’égide du néolibéralisme — raison politico-économique prônant l’enrichissement individuel comme finalité ultime —, les ressources nécessaires à la vie humaine, qui étaient autrefois à l’abri de la privatisation, sont désormais soumises aux lois du marché[3]. Ce mouvement, dont la financiarisation fait partie, constitue un processus historique et politique, incarné tant par les politiques nationales et le développement de la haute finance que par la monopolisation accrue des ressources matérielles (les profits croissants pour les PDG et les actionnaires), environnementales (les ressources naturelles, dont l’eau) et intellectuelles (le brevetage et la propriété intellectuelle).
Le projet néolibéral s’est développé à la suite des politiques progressistes des Trente glorieuses[4]. Le modèle de l’État-providence, apparu à la suite des guerres mondiales, s’est vu progressivement démantelé par une série de réformes visant à redéfinir le rôle de l’État. Les élections de Ronald Reagan (président des États-Unis de 1981 à 1989) et de Margaret Thatcher (première ministre de l’Angleterre de 1979 à 1990) sont emblématiques de cette période; la fameuse déclaration « There is no such thing as society », prononcée par cette dernière en 1987[5], rend bien compte de l’idéologie naissante du néolibéralisme. Si l’État-providence se présentait comme l’institutionnalisation de la souveraineté et de la solidarité populaires — incarnées par l’offre de services publics aux citoyen·ne·s —, l’État néolibéral se définit quant à lui par un mouvement de désolidarisation et de dépossession au service de l’intérêt économique privé[6].
Cette raison politico-économique prône donc la privatisation des institutions publiques, qui autrefois étaient les domaines exclusifs de l’État et du commun. Les institutions qui échappent à cette vague de privatisation sont néanmoins soumises aux diktats managériaux de la raison néolibérale, ce que le sociologue Alain Deneault qualifie de gouvernance totalitaire[7]. On assiste alors à un processus d’optimisation des ressources qui est en réalité une forme d’austérité budgétaire dirigée contre les services publics. À l’inverse, certains domaines particuliers tels que la police, qui assure la défense de la propriété privée, sont davantage financés. Le projet néolibéral se résume ainsi : limiter le rôle de l’État à la protection de la propriété.
À partir des années 1970, un mouvement sans précédent de privatisation des ressources et des services publics se met en œuvre, passant des écoles aux prisons et des transports collectifs à la gestion d’infrastructures. De plus, les collaborations entre les secteurs public et privé se répandent, prenant souvent la forme de partenariats public-privé, ou PPP[8].
La financiarisation est un processus symptomatique du mouvement de privatisation néolibéral. Ce terme réfère, comme l’expliquent les chercheur·euse·s Julia Posca et Billal Tabachount, « à la transformation de l’économie — et de la société en général — en fonction des logiques financières[9] ». En d’autres mots, la financiarisation implique l’assujettissement de l’économie dite « réelle » aux mécanismes de la haute finance. Alors que la valeur est traditionnellement produite par l’économie réelle, c’est-à-dire par les processus matériels de production et d’échanges de biens et de services, la financiarisation fait en sorte que la valeur est davantage créée par les mécanismes financiers du marché. Pensons ici à la spéculation boursière qui permet aux actionnaires de sociétés d’accroître leurs profits. Or, la valeur produite par le marché financier est instable puisqu’elle relève de la réalité impulsive des échanges en bourse. Cette fluidité fait en sorte que les actionnaires majoritaires des sociétés ont fréquemment intérêt à maximiser les gains à court terme, ce qui engendre une instabilité économique. Par ailleurs, cet intérêt à court terme se traduit concrètement par les décisions des gestionnaires de société, qui ont pour principal mandat d’optimiser le rendement de l’entreprise afin de plaire aux actionnaires.
La financiarisation profite également aux rentier·ère·s, puisqu’elle permet de faire fructifier en bourse la valeur extraite par les rentes[10]. Cette valeur est, a fortiori, plus stable que celle produite au sein des entreprises traditionnelles qui doivent gérer leurs ressources en continu. Les rentier·ère·s n’ont rien à produire, et peuvent se satisfaire d’extraire la valeur. La financiarisation a donc entraîné une prolifération des rentes. En effet, on constate que plusieurs profitent du contexte politico-économique pour mettre la main sur les ressources matérielles (la terre, l’infrastructure) et intellectuelles (le brevetage, la propriété intellectuelle) pour ensuite les louer au reste de la population. Ce phénomène a été comparé par des expert·e·s, tel·le·s Brett Christophers[11] et Silvia Federici[12], au processus d’accumulation initial du capitalisme — l’enclosure — qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, s’est manifesté par l’appropriation forcée des terres agricoles communes par l’élite économique. Dans son texte, Christophers cible, par exemple, les infrastructures de distribution d’Internet, celles-ci étant détenues à très forte majorité par des intérêts privés qui en louent l’usage aux entreprises, qui elles, fournissent l’accès aux ménages. Quant à elle, Federici parle de l’imposition des mécanismes financiers au-delà des frontières occidentales et de l’appropriation des ressources dans les pays du Sud.
Plusieurs économistes parlent donc aujourd’hui de new enclosure, c’est-à-dire du mouvement d’appropriation de sphères sociales, intellectuelles et environnementales qui sont, par le fait même, isolées du patrimoine collectif. Il s’agit, comme le décrit le théoricien marxiste David Harvey, d’une forme d’« accumulation par dépossession[13] ».
L’appropriation de l’eau : un enjeu du XXIe siècle
Le rapport humain à l’eau est fondamental, car il s’agit non seulement d’une ressource vitale qui assure notre vie et notre reproduction à travers l’hydratation, mais aussi d’une ressource qui est employée pour la production agricole, énergétique, sanitaire et ainsi de suite. Depuis 2016, près de 10 millions de personnes sont mortes parce qu’elles n’avaient pas accès à l’eau[14]. Or, la vitalité de l’eau ne l’exempt pas des dérives néolibérales. La distribution et la gestion de cette ressource essentielle sont aujourd’hui largement confiées au domaine privé, à travers l’appropriation et la sous-traitance.
Ce qui préserve sans doute l’eau d’une privatisation totale, c’est la perception de son abondance. En effet, plus de 70 % de la surface terrestre est occupée par des plans d’eau. Sur ces 70 %, toutefois, seuls 3 % constituent de l’eau douce et potable. L’eau que l’on retrouve sous la surface terrestre, souvent utilisée pour abreuver les populations urbaines, est, quant à elle, difficilement accessible et peu renouvelable. Ainsi, une consommation importante de l’eau souterraine entraîne rapidement un épuisement de la ressource.
Aujourd’hui, la plupart des gens sont sensibilisés au fait que l’eau est une ressource précaire. Depuis les 30 dernières années, de nombreuses villes occidentales, dont Los Angeles et Melbourne, vivent régulièrement des cycles de stress hydrique, c’est-à-dire de pénurie d’eau[15]. Les citoyen·ne·s sont alors prié·e·s de réduire de manière importante leur consommation. Dans les pays du Sud, le manque d’eau potable se fait sentir comme une perturbation de plus en plus fréquente alors que des villes comme Mexico et Le Cap anticipent un manque d’eau potable dans les prochaines années. Actuellement, trois personnes sur dix peinent à accéder à l’eau potable[16].
L’eau est donc désormais un sujet d’étude fertile en économie politique. D’une part, la gestion et la distribution de cette ressource présentent de nombreux défis politiques. D’autre part, plusieurs acteur·rice·s économiques, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont perçu la précarisation anticipée de l’eau, causée par le changement climatique, comme une occasion d’enrichissement. La réalité de l’eau au XXIe siècle est donc paradoxale, car alors qu’on constate que l’accessibilité à cette ressource vitale diminue globalement, on assiste parallèlement à une course menée par quelques individus pour tenter de se l’approprier. La déclaration formulée par l’ONU en 2010 voulant que l’accessibilité à l’eau constitue un droit inviolable accentue cette contradiction.
L’eau : une marchandise financiarisée
L’appropriation de l’eau peut s’effectuer de différentes façons. La manière la plus directe de se l’approprier consiste à privatiser la ressource elle-même, c’est-à-dire d’en permettre l’achat par une entreprise privée. La privatisation s’accompagne donc du phénomène de marchandisation, puisque l’eau devient par le fait même une marchandise. L’un des exemples les plus extrêmes est celui du Chili, le seul pays où l’on a privatisé l’entièreté des réserves d’eau potable. L’adoption de la loi sur l’eau en 1981[17] — période où ont été déployé en masse des politiques néolibérales dans ce pays qui aura servi de cobaye aux théoricien·ne·s de ce courant économique[18] — a eu pour effet de créer un marché hydrique domestique. Ainsi, l’eau est traitée comme n’importe quelle autre marchandise puisqu’il devient possible de se l’approprier en fonction des coûts fixés par le marché. En résulte la création de rentes d’eau : les propriétaires louent l’utilisation des plans d’eaux leur appartenant aux communautés dans lesquelles ils se trouvent. Les prix sont quant à eux fixés selon les cours du marché en fonction de l’offre et de la demande. Alors que les quantités diminuent en raison d’une surconsommation, notamment industrielle, et des effets du changement climatique, les prix augmentent. La situation est telle aujourd’hui que de nombreuses communautés chiliennes accèdent difficilement à l’eau. Depuis quelques années, on assiste donc à des mobilisations citoyennes qui visent à reprendre le contrôle de cette ressource essentielle[19].
Au Royaume-Uni, une grande partie de l’eau est aussi détenue par les intérêts privés. Londres dépend, par exemple, de Thames Water, une entreprise dont l’actionnaire majoritaire est le fonds de pension des fonctionnaires municipaux de l’Ontario[20]. Comme ce fut le cas au Chili, la privatisation de l’eau anglaise s’est effectuée à travers le déploiement de politiques néolibérales. Ce modèle de privatisation, créé sous Margaret Thatcher, a notamment permis la réduction des contrôles environnementaux et sanitaires. Sans grande surprise, le prix courant de l’eau a également bondi de 40 % en 25 ans. Cela représente une hausse importante pour les ménages à faible revenu, qui doivent aujourd’hui affecter près de 5,3 % de leurs revenus annuels à leurs factures d’eau[21].
Dans la ville italienne de Castellammare, située au sud de Naples, la crise financière de 2008 a poussé les autorités municipales à procéder à une vente aux enchères des ressources d’eau minérale se trouvant sur le territoire de la ville. Cette initiative a suscité un important mécontentement populaire : 95 % des citoyen·ne·s ont voté contre la privatisation et la financiarisation de leurs ressources hydriques en 2011[22]. Malgré cela, le gouvernement municipal a refusé de revoir sa décision.
La marchandisation de l’eau s’accompagne désormais d’un processus encore plus insidieux et abstrait : celui de la financiarisation. Lorsqu’une ressource est privatisée, le prix pour y accéder est établi en fonction de la volonté du ou de la propriétaire d’en retirer un profit. Au-delà de l’injustice d’un tel rapport, la valeur[23] de la marchandise est néanmoins assujettie aux besoins matériels et concrets — ici, par exemple, le besoin de s’abreuver. Quand une marchandise est financiarisée, sa valeur est dénaturée puisqu’elle est déconnectée de cette même réalité matérielle. La valeur est ainsi établie et fluctue en fonction de calculs probabilistes, des contextes économique et politique et d’autres facteurs indirects qui ont un impact sur les valeurs boursières et sur le cours du marché financier.
Concrètement, la financiarisation de l’eau passe par plusieurs mécanismes. D’une part, les individus peuvent investir dans les entreprises qui exploitent et gèrent l’eau potable à travers l’achat d’actions. Par exemple, les sociétés Veolia et Suez détiennent à elles seules 12 % du marché mondial de l’eau potable[24]. Considérant le caractère essentiel de l’eau, il s’agit pour plusieurs investisseurs et investisseuses d’une valeur assurée. De plus, ce type d’investissement se popularise grâce à la précarisation anticipée de l’eau liée au changement climatique, puisque les entreprises détenant les droits d’exploitation, ou étant chargées de la distribution, de la purification ou de l’emmagasinage de cette ressource verront leurs profits augmenter lorsque l’eau se raréfiera. L’achat d’actions émises par ces sociétés est donc perçu comme un investissement stratégique. À cet effet, le géant de la haute finance, la banque américaine Goldman-Sachs, a publié un document en 2008 où l’eau est qualifiée de « prochain pétrole[25] ».
D’autre part, il est désormais possible de parier, à travers l’achat de produits financiers dérivés, sur les prix éventuels de l’eau, établis en fonction des changements de quantité et d’accessibilité. D’importants fonds ont été créés pour répondre à cette demande, offrant des portfolios d’investissements qui rassemblent différents produits financiers liés à l’appropriation et à l’exploitation des ressources hydriques.
Ce processus fait en sorte que l’avenir de l’eau dépend, en grande partie, de la bourse et des marchés financiers. Il faut donc s’attendre à ce que l’accès à cette ressource essentielle soit de plus en plus accaparé par les nanti·e·s et, conséquemment, que les pauvres — celles et ceux qui seront les plus fortement affecté·e·s par le changement climatique — peinent à y accéder. On anticipe également que l’eau deviendra une ressource contestée, ce qui pourrait provoquer d’importants conflits civils et internationaux.
Étude de cas : l’eau montréalaise
À première vue, l’eau consommée par les Montréalais·es provient d’un approvisionnement et d’une gestion publics. En effet, sur le site Web de la Ville de Montréal, on présente « une affirmation évidente de la volonté de la Ville d’assurer une gestion publique responsable de l’eau[26] ». Or, une étude approfondie menée par Maria Worton en 2016 révèle une situation bien plus complexe et opaque[27]. L’étude met en lumière les liens entre les secteurs public et privé, qui se manifestent principalement par l’octroi de contrats de sous-traitance. Depuis 2016, le montant des contrats octroyés par le service de gestion des eaux totalise plus d’un milliard de dollars[28].
D’emblée, Worton souligne que les politiques publiques québécoises en matière de gestion des ressources hydriques sont fortement influencées par l’intérêt économique privé. Même les centres de recherche universitaires n’échappent pas à cette influence. Par exemple, le Centre de recherche, développement et validation des technologies et procédés de traitement des eaux (CREDEAU) a pour mandat de produire du savoir scientifique sur la gestion de l’eau potable au Québec et à Montréal. Fondé en 2003 et opérant par l’entremise de l’École polytechnique, de l’Université de Montréal, de l’École de technologie supérieure (ÉTS) et de McGill, le CREDEAU reçoit une importante partie de son financement des géants du marché hydrique mondial : Veolia et Suez. Or, puisque cet institut fonctionne aussi grâce aux subventions étatiques et grâce à la participation des étudiants et étudiantes qui y sont formé·e·s, il se présente toutefois comme un institut universitaire et public. Il en va de même pour CentrEau, un centre de recherche opérant par l’entremise de l’Université Laval, qui présente Veolia comme l’un de ses principaux partenaires. Le Centre des technologies de l’eau (CTE), accueilli par le Cégep Saint-Laurent, est dirigé quant à lui par plusieurs administrateurs et administratrices qui occupent parallèlement de hautes fonctions au sein d’entreprises comme Veolia. Il y a donc fort à parier que le savoir produit par ces instituts universitaires est influencé, de manière directe ou indirecte, par les entreprises partenaires qui y financent la recherche ou qui participent activement à leur gestion. La perte d’autonomie et d’intégrité scientifique causée par la présence croissante du secteur privé dans le milieu de la recherche universitaire fait d’ailleurs l’objet d’un mémoire déposé en 2013 par la Fédération québécoise des professeurs et professeures, qui affirme que « la recherche appliquée et clinique […] bénéficie de fréquents partenariats entre les universités et le secteur privé, souvent intéressé par la commercialisation des résultats de recherche[29] ».
En 2018, le Québec a annoncé sa stratégie d’économie d’eau potable pour 2019-2025[30]. Cette stratégie a été élaborée pour faire suite au plan de gestion d’eau de 2002. Il est question notamment de la réalité environnementale, alors qu’on fixe comme objectif explicite de réduire la consommation généralisée d’eau potable au Québec. On retrouve le CTE ainsi que le Conseil patronal de l’environnement du Québec (CPEQ) parmi les partenaires techniques de la stratégie.
Un examen du document en question renforce les conclusions présentées par l’étude de Maria Worton, soit que la gestion de l’eau se fait conformément à des paramètres néolibéraux, notamment puisque la collaboration avec le secteur privé occupe une place importante de cette gestion. Précisons toutefois qu’il s’agit du premier plan qui vise à découpler les mesures de consommation d’eau résidentielle et non résidentielle, ce qui signifie que nous aurons, pour une première fois, accès aux taux de consommation différenciés du secteur industriel. Cela permettra de déterminer les proportions de consommation de ces secteurs et d’établir les mesures d’économie de l’eau en conséquence. On peut présumer, en fonction des données probantes recueillies sur la consommation de l’eau au Canada, que les secteurs industriel et privé consomment l’eau potable de façon disproportionnée, ce qui pourrait en compromettre l’accès public à long terme[31].
Le document mentionne la révision des coûts associés à la gestion de l’eau, afin que les besoins d’entretien et de réfection des infrastructures soient considérés en amont, ce qui n’est pas en soi problématique. Cependant, cela le devient lorsqu’on comprend que ces frais seront établis en fonction des prix facturés par les sous-traitants avec lesquels les municipalités ont conclu leurs ententes de gestion. Ainsi, le prix « révisé » pour l’approvisionnement en eau au Québec reflétera la double réalité de la précarisation (puisqu’il s’agit d’une stratégie d’économie d’eau) et de la volonté du marché (à travers la sous-traitance). En d’autres mots, le prix fixé par les exploitants sera établi en fonction des prix du marché et en fonction de la diminution des quantités disponibles.
Par ailleurs, la stratégie cible uniquement les ménages et les municipalités comme consommateurs d’eau potable. Le secteur privé est, pour sa part, absent. Cette absence est remarquable lorsque l’on considère que de 2017 à 2018, les entreprises québécoises ont prélevé 1000 milliards de litres d’eau au Québec en échange de 3,2 millions de dollars en redevances[32]. Omettre le secteur privé de cette stratégie constitue un choix politique décisif.
En ce qui concerne l’eau de la métropole, on constate que le nombre de contrats privés signés par le service de l’eau montréalais est élevé, l’ensemble totalisant près de 800 millions de dollars de 2017 à 2018[33]. S’il s’agit d’une légère diminution par rapport aux années antérieures, cela demeure toutefois une proportion importante des dépenses du service municipal. Il est important de souligner que l’infrastructure hydrique de Montréal nécessitait une réfection majeure, entamée en 2016 et dont la date d’achèvement était projetée à 2028. On a, par exemple, découvert une contamination de plomb dans la majorité des conduits d’eau résidentiels. D’ailleurs, la réfection d’égouts municipaux était un besoin impératif dans certains quartiers. L’urgence de mettre à niveau les infrastructures hydriques met en lumière les années de négligence qui ont mené au dépérissement du réseau. Les gouvernements municipal et provincial ont cumulé un important déficit d’investissements en infrastructures d’eau, évalué à 3 milliards de dollars. Ce retard relève d’un manque de volonté politique d’investir dans les infrastructures publiques. Avant 2015 (l’année où l’on a augmenté de manière considérable les investissements), l’entretien de ces infrastructures dépérissantes ne figurait pas parmi les priorités budgétaires des gouvernements municipaux.
Or, l’étude de Maria Worton montre que l’annonce d’investissements majeurs en 2015-2016 coïncide avec l’augmentation des partenariats entre les secteurs privé et public pour la même période. Cela coïncide également avec les compressions budgétaires dans la fonction publique municipale sous l’administration de Denis Coderre. Ainsi, Worton affirme que Montréal est passée de fournisseur de services publics à approvisionneur de services privés. On constate donc un embrouillage des frontières entre les domaines public et privé. Ce constat met à mal l’affirmation selon laquelle la Ville assure une gestion pleinement publique des ressources et des services.
Les multinationales Veolia et Suez ont notamment signé d’importants partenariats avec la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec pour cette période. Veolia est l’un des fournisseurs principaux du nouveau Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). L’entreprise Degrémont, qui appartient à Suez, a aussi signé un contrat de plus de 500 millions de dollars pour l’épuration de l’eau en 2020[34]. Bref, les liens entre ces entreprises et la Ville demeurent étroits. À celles-ci s’ajoute, par ailleurs, une longue liste de sous-traitants aux profits plus modestes.
On constate que le domaine privé exerce un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’eau à Montréal. Pouvons-nous donc réellement parler de la gestion publique d’une ressource si l’approvisionnement de celle-ci ainsi que la valeur qui y est attribuée sont établis par des entreprises privées? Notre survol fait écho aux conclusions présentées par Maria Worton, soit que l’accès à l’eau montréalaise et québécoise dépend de plus en plus des intérêts économiques privés.
Le retour aux communs
À la lumière de ces faits, nous pourrions être tenté·e·s de militer pour une renationalisation des ressources hydriques. En effet, la nationalisation de l’eau impliquerait une réappropriation de cette ressource — soit la réappropriation de la matière en elle-même, soit la récupération des fonctions essentielles de distribution, de gestion et de traitement — par l’État. Or, les constats présentés ci-dessus font écho aux propos des sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, qui affirment que la raison néolibérale et la domination de la haute finance ont aujourd’hui infiltré le secteur public[35]. Une nationalisation de l’eau n’imposerait donc ni une remise en question de son statut de marchandise ni son retrait des marchés financiers.
Bien que le domaine privé se soit exclusivement approprié une part non négligeable des ressources hydriques planétaires, la majorité de l’eau demeure gérée par des partenariats entre les secteurs publics et privés. Ainsi, les processus décrits plus haut n’ont pas été freinés par l’inclusion de l’État. Le problème ne provient donc pas du clivage entre public et privé, mais bien du concept même de propriété.
Préserver l’accès à cette ressource vitale d’une manière juste, équitable et en harmonie avec l’écologie ne peut s’effectuer tant qu’elle sera appropriable. Le néolibéralisme et ses dérivés — la privatisation et la financiarisation — sont des processus dynamiques soutenus par le régime sociopolitique actuel. Leurs conséquences ne sont donc pas inéluctables. Suivant ce constat, Dardot et Laval nous présentent un mouvement opposé qui viserait à collectiviser la propriété privée[36].
Selon leur définition, la communalisation est, à l’instar du néolibéralisme, un mouvement sociopolitique. Or, celle-ci vise à collectiviser les ressources matérielles et intellectuelles de manière qu’il soit impossible de se les approprier. Il s’agit, en quelque sorte, de l’antithèse du néolibéralisme. Il est important de préciser qu’il n’est pas ici question d’un modèle de nationalisation où la propriété est transférée à l’État, mais bien d’un mouvement qui s’oppose entièrement à l’appropriation. Il ne s’agit pas non plus d’une catégorisation sui generis qui détermine que certains biens relèvent du commun en vertu d’une essence qui leur est attribuée. Le commun n’est pas un attribut fixe : c’est un processus dynamique incarné et défendu par la volonté politique collective. Le commun passerait donc, toujours selon Dardot et Laval, par « la création d’institutions démocratiques qui encadrent la pratique des gens qui coopèrent[37] ».
Comme nous l’avons mentionné, des efforts en ce sens sont actuellement mis en œuvre par des communautés au Chili, en Italie, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde. Un peu partout, on constate que le néolibéralisme pose une menace existentielle au bien-être humain. Ainsi, plusieurs luttent aujourd’hui pour s’en défaire et pour réimaginer un monde où il est possible d’exister sans craindre de manquer d’eau.
Un retour aux communs implique nécessairement un processus inverse à la marchandisation. Ce processus, de nature politique, implique la création et le maintien d’institutions capables de défendre l’accès universel à l’eau, et idéalement à l’ensemble des ressources vitales nécessaires à la reproduction et à l’épanouissement humain, contre les relents de privatisation.
Conclusion : Quel avenir pour l’eau?
L’accès à l’eau constituera nécessairement l’un des enjeux les plus importants des prochaines années. On peut imaginer, en prévision des effets dévastateurs du changement climatique, que l’accès à cette précieuse ressource deviendra de plus en plus restreint. Or, l’eau n’est pas une marchandise comme les autres puisqu’on ne peut vivre sans elle. Dès lors, permettre la marchandisation et la financiarisation de l’eau entraîne des conséquences majeures sur les conditions de vie de millions d’êtres humains. Pour plusieurs millions de personnes, ces conséquences seront catastrophiques, voire fatales.
Ce processus est emblématique de la raison néolibérale, montrant à quel point cette idéologie surestime le profit au détriment de la vie humaine. Les géants financiers comme Goldman-Sachs se montrent déjà prêts à exploiter cette précarisation, pourvu que cela serve à enrichir leurs clients et leurs actionnaires.
Au-delà du choix moral qui nous confronte, il faut d’abord comprendre et reconnaître la façon dont les mécanismes du marché et de la haute finance prennent peu à peu le contrôle de cette ressource vitale. Le fonctionnement de la gestion publique de cette ressource doit être mis en lumière et analysé de manière critique. A priori, un simple survol de la situation à Montréal démontre à quel point le secteur privé empiète sur la gestion dite « publique ». Une étude encore plus approfondie et plus vaste est de mise afin de mieux comprendre ce phénomène. De surcroît, une étude du phénomène à l’échelle internationale s’impose afin d’élucider les liens entre la spéculation financière, l’intérêt privé et la sphère publique. Comment se fait-il, par exemple, que le fonds de pension des fonctionnaires ontariens abrite la majorité des parts de marché de Thames Water? Comment les fonctionnaires ontariens justifient-ils leur enrichissement au nom de la précarisation des ressources hydriques des communautés anglaises?
À l’heure actuelle, l’appropriation de l’eau passe inaperçue aux yeux de celles et ceux qui ont toujours l’illusion de son abondance. Toutefois, au fur et à mesure que les conditions climatiques se dégraderont, l’accès à l’eau deviendra une source de conflit, de souffrance et d’iniquité. Il est donc impératif de songer aux solutions de rechange qui permettraient non seulement de préserver cette ressource, mais aussi d’assurer son accessibilité universelle. Le commun, tel que décrit par Dardot et Laval, s’impose comme une solution à la fois éthique et idéale. Comme l’expriment ces auteurs, l’instauration du commun passe nécessairement par l’action citoyenne et politique : reste à espérer que l’enjeu de l’eau constituera un catalyseur pour ce genre d’action collective.
[9] Julia Posca et Billal Tabaichount, « Qu’est-ce que la financiarisation », Rapport de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020. iris-recherche.qc.ca/publications/qu-est-ce-que-la-financiarisation.
[10] Une rente est un prix fixé et perçu par un·e propriétaire, en échange de l’utilisation de sa propriété. L’exemple sans doute le plus connu de la rente est le loyer.
[11] Brett Christophers, Rentier Capitalism: Who Owns the Economy, and Who Pays for it?, Verso, 2020, 512 p.
[12] Silvia Federici, Re-Enchanting the World – Feminism and the Politics of the Commons, Kairos Books, 2019, 227 p.
[13] Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique ». Espaces et sociétés, no 4, 2011, p. 173-185. doi.org/10.3917/esp.147.0173.
[17] Olivier Petit, « La nouvelle économie des ressources et les marches de l’eau : une perspective idéologique? », Vertigo, Vol. 5, no 2, 2004. doi.org/10.4000/vertigo.3608.
[22] Andrea Muehlebach, « The price of austerity Vital politics and the struggle for public water in southern Italy », Anthropology Today, Vol. 33, No. 5, 2017, p. 20-23.
[23] Il est ici question de la notion de valeur d’échange — ou valeur marchande — développée par Karl Marx. La valeur d’échange est établie en fonction l’offre et de la demande, c’est-à-dire du marché. Cette forme de valeur se distingue de la valeur d’usage qui est établie en fonction de la valeur d’un bien ou service en fonction de l’utilité qu’on en retire à l’usage.
[26] Ville de Montréal, « L’eau de Montréal », ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6497,54201575&_dad=portal&_schema=PORTAL, Consulté le 22 avril 2021.
[27] Maria Worton, The Globalization and Financialization of Montreal Water: Network Procurement Practices for Commodifying a Commons. Mémoire de maîtrise, Université Concordia, 2016, 136 f.
[29] Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, « Pour l’autonomie de la recherche universitaire », mémoire présenté aux assises nationales de la recherche et de l’innovation, 2013.
[32] Thomas Gerbet, « 1000 milliards de litres d’eau pour 3 millions $ au Québec », Radio-Canada, 18 juin 2019, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1123907/milliards-litres-eau-quebec-industrie-redevances-dollars-elections.
[33] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », Op. Cit.
[36] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris: La Découverte, 2015, 400 p.
[37] Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Du néolibéralisme au commun », iris-recherche.qc.ca/publications/Commun1, Consulté le 22 avril 2021.
Depuis le 1er mars 2022, le Régime transitoire de gestion des zones inondables, des rives et du littoral exige la mise en place d’une bande riveraine d’au moins dix mètres pour protéger les cours d’eau, les habitats et la faune. Mais, pour la COGESAF (Conseil de gouvernance de l’eau des bassins versants de la rivière Saint-François), la seule installation d’une bande riveraine ne suffirait pas à prévenir l’érosion du sol et la dégradation de la qualité de l’eau. Il faudrait aussi promulguer des bonnes pratiques agricoles pour maximiser l’efficacité des bandes riveraines.
Les bénéfices des bandes riveraines
Les bandes riveraines sont des barrières naturelles laissées en bordure des cours d’eau afin de les protéger de la contamination causée par les pesticides et les résidus des activités agricoles.
Selon un article[i] publié sur le site Web Québec Vert, l’implantation d’une bande riveraine apporte des avantages à l’environnement. Notamment, elles favorisent le recyclage des résidus organiques filtrés, le maintien de la qualité de l’eau, la stabilisation du sol, en plus de fournir un abri et des aires de reproduction pour la faune. D’après M. Nicolas Bousquet, biologiste et coordonnateur de projets terrain de la COGESAF[ii], « la bande riveraine est un outil efficace. C’est assez simple, on doit voir la bande riveraine comme un filtre et une éponge qui va absorber les nutriments, réduire l’érosion et capter les sédiments. ».
Les bonnes pratiques agricoles sont importantes
M. Bousquet croit néanmoins que la manière de cultiver à une incidence au moins aussi importante sur la protection de l’eau et de l’environnement. « Le milieu agricole doit améliorer ses pratiques en matière des bandes riveraines », affirme-t-il, dénonçantles mauvaises pratiques agricoles. « Un gazon vert avec l’utilisation d’engrais ou des installations septiques non conformes en bordure de plan d’eau, ne sont pas l’idéal pour la qualité de l’eau ». Selon un article de l’Union des producteurs agricoles (UPA)[iii], les bonnes pratiques agricoles combinées avec une gestion adéquate de la bande riveraine peuvent réduire les pertes du sol jusqu’à 85 %. Cette combinaison aurait également un impact positif sur la qualité de l’eau et la biodiversité. « L’implantation d’une bande riveraine, combinée avec de bonnes pratiques culturales, constitue une des mesures à privilégier pour freiner l’érosion », est-il écrit dans l’article de l’UPA..
Un bassin sédimentaire serait une bonne idée
M. Michel Brien,[iv] président de l’UPA, souligne de son côté que les bandes riveraines, en tant que barrières naturelles, protègent la faune aquatique, terrestre et le sol, mais la création d’un bassin sédimentaire – une dépression de la croûte terrestre qui retient des sédiments provenant des activités agricoles et de la construction – pourrait faire une bonne équipe avec les bandes riveraines. D’après M. Brien, un bassin de sédimentation en tant que filtre peut réduire la quantité de sédiments qui se jettent dans l’eau. « Lorsqu’on fait des travaux, il serait important de végétaliser et aussi de faire un bassin de sédimentation. », déclare-le président. Selon un article sur les bandes riveraines publié par l’UPA, cette dernière sert de tampon pour retenir les sédiments emportés par le ruissellement, en plus d’agir comme haie brise-vent, tandis qu’un bassin de sédimentation est plus utile pour la filtration de sédiments. Leur utilisation conjuguée aurait un impact significatif sur la qualité de l’eau et la conservation de la faune.
« Si tout le monde montrait l’exemple… »
M. Bousquet et M. Brien soulignent que toutes les parties doivent travailler ensemble pour protéger l’environnement. M. Bousquet envoie d’ailleurs un message aux autorités environnementales et aux agriculteurs : « J’aimerais préciser que les autorités devraient respecter la règlementation. Je vois le problème en deux parties. Certains producteurs ne respectent pas les règlementations, mais aussi certaines municipalités/MRC font peu pour appliquer la règlementation et ont parfois une vague idée de ce qui se passe dans leur territoire ». M. Brien partage cette même pensée. « Des deux côtés, parfois, il y a des agriculteurs qui ne font pas attention, mais il y a aussi des municipalités qui ne font pas attention non plus », ajoute-t-il. Il déclare que tout le monde devrait montrer l’exemple.
Des aides financières offertes
Une bande riveraine peut coûter cher pour certains producteurs agricoles. Notamment, des frais pour les plantes herbacées, le transport, l’installation de paillis, la collerette et la pose sont à prendre en compte, alors que le coût d’une bande riveraine arbustive est d’au moins 7,35 $ le mètre linéaire tandis que celui d’une bande riveraine arborescente s’élève entre 9,85 $ et 20,85 $ le mètre linéaire en plus des frais d’entretien Le cas de M. Brien est exceptionnel, car la végétation pousse naturellement sur son terrain. Il affirme que, jusqu’à présent, il n’a pas eu à débourser beaucoup pour des bandes riveraines. Afin de venir en aide aux producteurs devant défrayer les coûts d’installation des bandes riveraines, il explique qu’il exeste des subventions comme le Programme Prime-Vert qui offre des allocations aux agriculteurs dépendamment de la situation. Particulièrement, les bandes riveraines de plus de trois mètres peuvent être financées et les demandeurs ont droit à un cumul de dépenses admissibles de jusqu’au 40000 $[v]. Gestrie Sol[vi] agroenvironnement a publié un guide sur les bandes riveraines qui décrit leurs avantages, les types existants, ainsi que les subventions offertes lors de leur aménagement. Selon le document, aménager une bande riveraine peut poser quelques difficultés en fonction des conditions du terrain, telles que l’érosion du sol ou un muret de soutènement détérioré. Lorsqu’un producteur rencontre ces difficultés, il peut faire appel à des conseillers[vii] du Club-conseil en agroenvironnement, du réseau Agriconseils, ou encore du ministère de l’Agriculture, des pêcheries et de l’alimentation du Québec (MAPAQ).
Le gouvernement devrait s’impliquer davantage
Selon M. Louis-Gilles Francoeur et M. Jonathan Ramacieri, auteurs du livre La caution verte[viii], en 1991, le gouvernement du Québec a octroyé le pouvoir aux municipalités de surveiller les cours d’eau situés sur leur territoire. La politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables (PPRLPI) visait initialement à protéger les sources d’eau potable et à mettre en vigueur certaines restrictions pour les activités agricoles. Toutefois, M. Francoeur déclare dans son livre que les politiques ne sont pas assez sévères. « La protection des bandes riveraines en milieu agricole s’est d’ailleurs avérée une coquille vide depuis le début du PAEQ (Programme d’assainissement des eaux du Québec) ,et ce, malgré l’adoption d’une politique d’application gouvernementale pour les MRC » souligne-t-il. L’Esprit libre a communiqué avec M. Louis-Gilles Francoeur quia confirmé cette affirmation : « Il n’existe pas de règlements provinciaux, mais des règlements de MRC, de municipalités régionales de comté, qui ont le pouvoir de règlementation sur l’aménagement et la protection des bandes riveraines. », affirme-t-il. M. Francoeur signale que les MRC ont le devoir de s’assurer que les agriculteurs respectent les normes. « Les MRC le font très peu, pour une raison : ce ne sont pas elles qui vont toucher l’argent, l’argent va aller au gouvernement du Québec, et les municipalités vont devoir payer des frais d’avocat ; elles n’ont pas d’intérêt financier à faire respecter ces règlements », conclut-il.
Les municipalités pas assez impliquées
Lors de notre entrevue avec M. Michel Brien, celui-ci a dénoncé que les municipalités elles-mêmes ne respectent pas les règlementations. « Ici [un chemin près d’un cours d’eau à Racine] quand ils ont refait le chemin il y a deux ans, ça a été supervisé par un ingénieur, mais complètement étroit, ça ne respectait pas les règlements. Ici, le foin a poussé il y a deux ans, mais avant ils ont laissé le chemin seul, à nu, et cela a fait de l’érosion. Il n’y pas de bassin de sédimentation, rien », raconte-t-il.
Le ministère de l’Environnement et les réglementations
Les intervenants que nous avons rencontrés ont souligné qu’il manque d’intervention de la part du gouvernement du Québec. L’Esprit libre a communiqué avec le ministère de l’Environnement pour avoir des réponses à certaines questions sur la réglementation des bandes riveraines[ix]. Selon le ministère, le 1er mars 2022 l’ancienne politique de bandes riveraines a été remplacée par le Régime transitoire de gestion des zones inondables, des rives et du littoral. Selon l’article 2 du chapitre 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement[x], le ministre de l’Environnement peut mettre en place des plans de protection et de conservation environnementaux. Il doit également assurer la surveillance de la qualité de l’environnement au Québec, notamment la gestion des eaux usées et la réduction de rejet de contaminants provenant des industries. Par ailleurs, selon le ministère, le gouvernement du Québec et les municipalités travaillent ensemble pour la protection de l’environnement. « Selon l’article 117 de ce nouveau régime, la municipalité peut toutefois continuer de faire appliquer une réglementation concernant la végétation en rive. Le ministère effectue des activités de contrôle dans divers milieux et domaines, dont le milieu agricole », affirme-t-il. Ainsi, selon ces déclarations, les municipalités s’assurent de veiller à la réglementation des bandes riveraines, tandis que selon M. Bousquet et M. Brien, les MRC ne font pas un bon travail de surveillance. Du côté des travailleurs agricoles récalcitrants, le ministère détaille les amendes auxquelles ils peuvent incomber : « Lorsque des non-conformités à la réglementation en vigueur sont constatées par le contrôle environnemental, les manquements sont alors traités conformément aux dispositions prévues à la Directive sur le traitement de manquements à la législation environnementale » détaille-t-il. Selon le ministère, en plus des amendes, celui-ci peut infliger des sanctions aux récalcitrants : une sanction pénale ou une sanction administrative ainsi que la révocation de l’autorisation environnementale.
Le 28 juillet 2022, la Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel déposée par ENvironnement JEUnesse. L’organisme voulait porter en appel la décision du 13 décembre 2021 de la Cour d’appel du Québec rejetant leur demande en action collective à l’encontre du gouvernement canadien. L’organisme reproche au gouvernement son inaction en réponse aux graves dangers provoqués par les changements climatiques et son omission d’établir des cibles adéquates de réduction de ses gaz à effet de serre (« GES ») (1). Le rejet de la demande par la Cour suprême met donc fin au recours judiciaire, qui avait débuté en 2018 devant la Cour supérieure.
ENvironnement JEUnesse tentait d’obtenir une ordonnance du Tribunal déclarant que le gouvernement du Canada viole les droits fondamentaux des jeunes du Québec en omettant d’adopter des mesures pour limiter le réchauffement planétaire. L’organisme voulait également obtenir une ordonnance afin de faire cesser les atteintes à ces droits fondamentaux, ainsi qu’une ordonnance pour la mise en place de mesures réparatrices pour contribuer à freiner le réchauffement climatique.
Cependant, les juges de la Cour d’appel du Québec ont considéré que la demande, telle que présentée par ENvironnement JEUnesse, n’est pas justiciable. Autrement dit, qu’il ne s’agit pas d’une question qui peut être tranchée par un tribunal. Voici pourquoi.
Brèves explications relatives à la séparation des pouvoirs
La séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) au Canada implique que les tribunaux n’interviennent pas dans l’exercice d’une prérogative du pouvoir législatif (le Sénat et la Chambre des communes) ou exécutif (le Premier ministre et le Conseil des ministres). Par exemple, les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou des organismes gouvernementaux sont des questions non révisables (ou non justiciables) par les tribunaux (2). Ainsi, une mesure budgétaire ne peut être invalidée par les tribunaux sous prétexte qu’elle irait à l’encontre d’une disposition de la Charte canadienne. La Cour suprême explique, dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, le rôle des trois branches distinctes de l’État :
[28] Au fil de plusieurs siècles de transformation et de conflits, le système anglais est passé d’un régime où la Couronne détenait tous les pouvoirs à un régime où des organes indépendants aux fonctions distinctes les exercent. L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte (3).
Ainsi, les tribunaux doivent éviter de s’insérer dans les choix politiques du législateur ou dans la mise en œuvre par l’exécutif de ces choix.
Retour sur la décision de la Cour supérieure
Dans sa demande en action collective devant la Cour supérieure, ENvironnement Jeunesse invoque que le gouvernement a agi de manière irresponsable et indéfendable, portant atteinte aux droits de l’ensemble des Canadiens et Canadiennes, particulièrement ceux des jeunes qui subiront les conséquences des changements climatiques causés par les comportements des générations précédentes. Les actions du gouvernement iraient à l’encontre du droit à la vie, à l’intégrité et à la sécurité de ces jeunes Canadiens et Canadiennes, droits reconnus et protégés par l’article 7 de la Charte canadienne.
Dans la décisionENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885, le juge Morrisson considère que « lorsqu’il s’agit d’une prétendue violation des droits garantis par la Charte canadienne, un tribunal ne devrait pas décliner sa compétence sur la base de la doctrine de justiciabilité (4) ». Même si l’objet du litige soulève une question de nature politique, que ce soit dans l’adoption d’une mesure ou dans son administration, cela ne devrait pas empêcher un tribunal de statuer sur celle-ci s’il y a potentiellement violation d’un droit prévu par la Charte canadienne. Le juge Morrisson mentionne que les tribunaux « ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique et ne peuvent refuser d’agir lorsqu’il s’agit d’un débat qui concerne une violation des droits protégés par cette Charte (5) ». La Cour supérieure considère donc que la demande déposée par ENvironnement JEUnesse est justiciable.
Cependant, le recours est rejeté sur la base d’une question procédurale. En effet, le juge Morrisson considère que « l’action collective n’est pas le véhicule procédural approprié en l’espèce ». L’action collective est une procédure qui permet à une personne d’agir pour le compte de tous les membres d’un groupe. Avant d’autoriser une action collective, le tribunal doit d’abord vérifier si la composition du groupe respecte certains critères. Le groupe visé par Environnement Jeunesse incluait les résidents et résidentes du Québec de 35 ans et moins en date du 26 novembre 2018. La Cour supérieure conteste, entre autres, l’exclusion des personnes âgées de moins de 18 ans et de plus de 35 ans. Elle rejette donc le recours, considérant la composition du groupe subjective et arbitraire.
L’ouverture offerte par le tribunal sur la justiciabilité des changements climatiques a tout de même été reçue positivement par ENvironnement JEUnesse (6). L’organisme a porté la cause en appel, dans l’espoir que la Cour d’appel du Québec casse la décision sur la composition du groupe de l’action collective.
Arrêt de la Cour d’appel du Québec
Dans l’arrêt ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, la Cour d’appel du Québec adopte une position opposée à celle de la Cour supérieure et remet en doute la justiciabilité de la demande, soulignant l’absence d’une loi précise pouvant être contestée dans le cadre du recours :
[25] En l’absence d’un texte de loi, le contrôle constitutionnel de l’inaction gouvernementale par les tribunaux est hautement problématique. […]
[26] La situation serait différente si l’appelante attaquait la validité d’une loi particulière édictant des mesures visant les émissions de GES. En effet, l’État doit s’assurer que les mesures adoptées respectent les droits garantis par la Charte canadienne. L’article 52 de la Loi constitutionnelle confirme le pouvoir et l’obligation incombant aux tribunaux de déclarer inopérantes « les dispositions de toute règle de droit qui sont incompatibles avec la Constitution ». […]
La Cour d’appel considère, tel que reconnue par la Cour suprême(7), que l’existence d’une loi ou d’une politique, ou la sagesse derrière l’intention de créer une loi ou une politique, sont des questions qui ne sont pas du ressort des tribunaux. En l’absence d’une telle loi, il devient difficile pour ceux-ci d’établir une question justiciable sur laquelle l’appareil judiciaire peut se prononcer :
[29] Il revient au pouvoir législatif de choisir les orientations politiques du gouvernement et à l’exécutif de les mettre en œuvre. Or, le contrôle du pouvoir législatif et son opportunité d’agir échappent en principe au pouvoir judiciaire.
De plus, pour la Cour d’appel du Québec, la nature intrinsèquement complexe des enjeux qui découlent des changements climatiques implique que le pouvoir législatif est mieux outillé afin de prendre compte des problématiques politiques, scientifiques, sociales et économiques qui découlent du réchauffement climatique :
[35] La réalité, c’est qu’en matière de réchauffement climatique, ce que souhaite l’appelante ne peut se décider dans l’abstrait. Il faut tenir compte du rôle que pourraient être appelées à jouer les provinces qui détiennent des compétences constitutionnelles concurrentes, notamment en matière environnementale. La collaboration des instances gouvernementales implique souvent de délicates négociations. Au-delà de ces obstacles politiques, la recherche d’une solution nécessite d’apprécier des facteurs scientifiques, de pondérer ses impacts en matière de santé, de transport, de développement économique et régional, d’emploi, etc. Il n’appartient pas aux tribunaux de se livrer à une telle analyse. Même si c’était le cas, les mesures préconisées doivent se traduire en priorités budgétaires puisque leur mise en œuvre exigera nécessairement des investissements financiers et une mobilisation des ressources de l’État. Encore une fois, il n’appartient pas aux tribunaux de faire de tels choix en priorisant les moyens pour faire face au défi des changements climatiques au détriment d’autres dépenses gouvernementales.
Bref, la Cour d’appel du Québec considère qu’il appartient « au gouvernement élu démocratiquement d’y répondre et non aux tribunaux de dicter à l’État les choix qu’il doit faire (8) ».
Également, la jurisprudence reconnait qu’en l’absence d’une loi adoptée par le Parlement, les obligations internationales du Canada, telles que celles prévues par l’Accord de Paris sur le climat, ne créent pas d’obligations en droit national.
[34] Il n’est pas contesté que les accords internationaux du Canada ne deviennent exécutoires en droit interne, sauf exception, qu’après l’adoption, par le Parlement d’une loi leur donnant effet. La simple existence d’une obligation internationale ne permet pas de conclure à l’existence d’un principe de justice fondamentale justifiant l’immixtion du pouvoir judiciaire à ce stade.
La Cour d’appel reprend plusieurs arguments soumis par la Cour fédérale dans l’affaireLa Rose c. Canada, 2020 CF 1008. Dans cette affaire, quinze jeunes Canadiens et Canadiennes, allèguent que la conduite de l’État canadien en matière d’émission de GES irait à l’encontre de leurs droits prévus aux articles 7 (droit à la vie, liberté et sécurité) et 15 (droit à l’égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi) de la Charte canadienne. La Cour fédérale considère les que la demande n’a pas visé une loi ou une action spécifique et que la portée alléguée des obligations de protection de l’État envers ces jeunes est floue et indéfinissable :
[40] La thèse [de la demande] ne résiste pas au fait que certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire. Il s’agit notamment de questions d’interprétation fondées sur l’ordre public, c’est-à-dire d’interprétation à l’égard d’enjeux sociétaux importants. Pour faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte, les réponses politiques doivent se traduire par une mesure législative ou un acte de l’État […]. Cela ne veut pas dire qu’une politique gouvernementale ou un ensemble de programmes gouvernementaux ne peut pas faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte; cependant, à mon avis, l’approche [de la demande] consistant à reprocher [au groupe défendant] un nombre trop vaste et indéterminable d’actions et d’inactions ne respecte pas cette condition préliminaire et constitue effectivement une tentative d’examiner en fonction de la Charte une réponse politique globale en matière de changement climatique.
[41] Ma conclusion quant à la justiciabilité est appuyée à la fois par l’ampleur excessive et le caractère diffus du comportement reproché et par les réparations inadéquates recherchées par [la demande].
Dans la décision Misdzi Yikh (9), un cas similaire devant la Cour fédérale, deux chefs héréditaires Wet’suwet’en alléguaient, au nom de leurs maisons respectives, que l’omission du gouvernement canadien d’agir pour contrôler les émissions de GES viole leurs droits prévus par la Charte canadienne. La Cour fédérale, comme dans l’affaire Rose, a considéré la demande comme étant non justiciable. Notons que ces deux décisions ont été portées en appel devant la Cour fédérale d’appel.
Bref, pour les juges de la Cour d’appel du Québec, les conclusions recherchées par ENvironnement JEUnesse obligeraient les tribunaux à s’approprier un rôle, en vertu de la séparation des pouvoirs, qui ne lui appartient pas.
L’article 7 prévoit-il le droit à un environnement sain ?
Notons que les tribunaux canadiens n’ont jamais établi que l’article 7 de la Charte inclut le droit à un environnement sain. Si la Cour suprême autorise l’appel déposé par ENvironnement JEUnesse, il sera intéressant de voir si les juges du plus haut tribunal du pays vont statuer sur cette question cruciale.
Dans l’article « Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution », on souligne que le droit à un environnement sain est un droit « positif ». Ainsi, les auteurs considèrent que la question de savoir « si la Charte protège ou non les droits positifs, en particulier les droits sociaux et économiques, est l’une des grandes questions non résolues du droit canadien (10)».
Les droits négatifs, comme la liberté d’expression, requièrent généralement de l’État de s’abstenir d’intervenir, alors qu’un droit positif, comme le droit à un revenu de base, nécessite une intervention de l’État afin que le droit soit respecté. Or, la Constitution canadienne, comme les autres constitutions libérales, est fondée « sur l’idée que les questions politiques complexes soulevées par les revendications de droits positifs — y compris les questions d’imposition et de dépenses — sont du ressort des législatures et non des tribunaux. » Cela s’explique du fait que, dans ce type de constitution, ce sont les élu·es qui gèrent l’allocation des ressources de l’État :
Parmi les raisons pratiques qui justifient l’attribution de la responsabilité des décisions en matière de dépenses aux législatures, la plus importante est le fait que les législatures disposent généralement de beaucoup plus de ressources pour étudier et évaluer les options politiques, et qu’elles disposent d’outils plus flexibles pour mettre en œuvre les politiques. Cependant, il est tout aussi important que les législatures soient responsables à la fois du choix des politiques et de la fixation des niveaux d’imposition nécessaires au financement de ces politiques. (11)
Ainsi, les tribunaux tendent à faire preuve d’une plus grande réserve lorsqu’un litige porte sur un droit positif.
Notons finalement que la jurisprudence démontre qu’afin d’établir une violation de l’article 7 de la Charte canadienne, le simple fait d’y avoir contribué suffit (12). Même s’il est évident qu’on ne peut blâmer l’ensemble des effets des changements climatiques sur l’État canadien, cela n’empêcherait pas en soi la reconnaissance d’une atteinte à la Charte canadienne.
Conclusion
L’exercice visant à déterminer si un recours est justiciable ou non n’est pas toujours évident, comme le démontre la divergence de position entre le jugement de la Cour supérieure et l’arrêt de la Cour d’appel. La Cour supérieure considère que la doctrine de la justiciabilité ne devrait pas empêcher les tribunaux de trancher un litige lorsqu’il y a potentiellement violation d’un droit protégé par la Charte canadienne. La Cour d’appel considère plutôt que la doctrine de la justiciabilité doit s’appliquer et que les tribunaux doivent faire preuve de réserve lorsque le litige n’est pas clairement lié à une loi ou une mesure adoptée par l’exécutif.
Le rejet de la demande d’autorisation d’appel par la Cour suprême met fin au recours judiciaire, confirmant implicitement l’interprétation faite par la Cour d’appel de la doctrine de la justiciabilité. Cependant, il semble inévitable que la Cour suprême devra, un jour ou l’autre, statuer en matière de justiciabilité des changements climatiques et des conséquences de ceux-ci sur les droits prévus à la Charte canadienne.
D’autant plus que les changements climatiques représentent un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité et qu’ils pourraient grandement affecter la capacité des États à maintenir et faire respecter l’État de droit. Tel que le mentionne le juriste franco-anglais Philippe Sands, en cas d’échec des mesures afin de contrer les changements climatiques : « il y aura un chaos social, politique et économique, et dans ce chaos, l’État de droit ne peut pas survivre » (13).
En 1972, le Club de Rome a publié le rapport The Limits of Growth (Les limites à la croissance). Ce rapport distinguait plusieurs scénarios possibles pour le futur de l’humanité, dont un scénario d’effondrement de nos sociétés. Dennis Meadows, coauteur du rapport, constate que le pire des scénarios se produit présentement : « Je sais que le changement climatique, combiné à l’épuisement des énergies fossiles bon marché au cours de ce siècle, éliminera les fondements de notre civilisation industrielle. Je ne sais pas si cela éliminera notre espèce – probablement pas, même s’il y aura des milliards de gens en moins sur cette planète d’ici à 2100 » (14). Une étude de 2021 de la scientifique néerlandaise Gaya Herrington, se basant le rapport de Meadows ainsi que sur les données scientifiques récentes, conclut qu’en l’absence de changements radicaux, un effondrement pourrait arriver dès 2040 (15).
Dans quelle mesure est-ce que la gravité de la situation peut influencer l’interprétation des tribunaux de la doctrine de la justiciabilité et de l’article 7 de la Charte canadienne ? Évidemment, les tribunaux doivent respecter les principes qui découlent de la séparation des pouvoirs. Ce sont bien les élu·es qui dirigent l’État, et non les juges.
Hypothétiquement, un tribunal pourrait ordonner à l’État de réduire les émissions de GES sur son territoire, mais tout en omettant d’ordonner des mesures précises, laissant le choix aux branches législatives et exécutives le choix des politiques à adopter afin de limiter l’émission de GES (16). Il pourrait s’agir d’un compromis qui respecterait la séparation des pouvoirs, tout en permettant aux tribunaux de faire respecter les droits prévus par la Charte canadienne. Certes, la doctrine de la justiciabilité renvoie à l’idée que ce ne sont pas les tribunaux qui doivent se prononcer sur la sagesse ou l’opportunité d’agir des branches législatives et exécutives. Or, la sagesse d’établir et de respecter des cibles de réduction de GES se manifeste clairement dans la ratification de l’Accord de Paris par la Chambre des communes, considérant que cet Accord vise à plafonner les émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais afin d’opérer rapidement à des réductions d’émissions (17).
Évidemment, si le Parlement canadien adoptait une loi contraignant le gouvernement de respecter une cible de réduction ambitieuse et clairement établie, la situation serait différente. Une telle loi rendrait le gouvernement plus redevable en matière de lutte aux changements climatiques, et certainement plus vulnérable à un recours judiciaire devant les tribunaux. Encore faut-il que le Parlement ait la volonté, voire l’audace, d’adopter une telle mesure.
CRÉDIT PHOTO: DEAN PAGE – Flickr
1. ENvironnement JEUnesse considère que l’objectif de réduction d’émissions de GES de 30 % en 2030 par rapport au niveau de 2005 est une cible « grossièrement inadéquate ».
2. Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 RCS 1228.
3. Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43.
4. ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885, par. 56.
5. Id., par. 69.
6. « Le 11 juillet 2019, la Cour supérieure du Québec a reconnu que l’impact des changements climatiques sur les droits humains est une question justiciable et que les actions du gouvernement dans ce domaine sont assujetties aux Chartes canadiennes et québécoises des droits et libertés. C’est une bonne nouvelle. » tiré du site internet d’ENvironnement JEUnesse : https://enjeu.qc.ca/poursuite-7-questions/.
7. Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, par. 28; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40.
8. ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, par. 36.
9. Misdzi Yikh c. Canada, 2020 CF 1059.
10. Colin Feasby, David de Vlieger & Matthew Huys, Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution, 58 ALTA. L. REV. 213 (2020), p. 238.
Depuis l’été dernier, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyés par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été 2021, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région.
Un projet mystérieux…
« C’était une fuite », répond Pascale Bourguignon, souriante, lorsqu’on lui demande comment les concitoyen.e.s de Havelock ont eu vent de l’existence et de l’avancement du projet du Groupe Chenail. Originaire d’Aix-en-Provence dans le Sud-Est de la France, Mme Bourguignon a émigré au Québec il y a près de 30 ans. Lorsque ses enfants ont quitté le domicile familial, elle a décidé de s’établir avec son conjoint à Havelock, à la recherche de plus d’espace et de calme. Artiste visuelle de métier, elle est l’une des principales instigatrices de la mobilisation du 5 juillet.
Le projet du Groupe Chenail a été présenté une première fois, en 2019, à la Municipalité régionale de comté du Haut-Saint-Laurent (MRC), qui l’avait jugé non conforme au schéma d’aménagement régional. Lors de la seconde présentation devant l’instance régionale, l’année suivante, le Groupe Chenail a changé de stratégie et fait jouer un nouvel atout : l’invocation d’un précédent juridique. Celui-ci autoriserait la « transformation » des ressources extraites par la Carrière Ducharme, et rendrait envisageable l’implantation de son usine. L’argument semblait alors avoir fait mouche. Luc de Tremmerie, un inspecteur municipal expérimenté de la région, a cependant expliqué dans le journal local, The Gleaner[i], qu’aucun permis n’avait été délivré par la MRC, qui “n’est pas un organe décisionnel”, rappelle-t-il.
« On a eu une semaine pour réunir les gens », explique-t-elle lors d’une réunion citoyenne organisée le 12 juillet 2021. Ce soir-là, des dizaines de personnes sont rassemblées à quelques kilomètres à peine des carrières Ducharme, où le Groupe Chenail inc., une entreprise d’excavation, de pavage et de transport de matériaux, a déjà installé en grande partie son usine d’asphalte mobile, une structure rouge écarlate dont les images circulent sur le groupe Facebook « Défense protection Covey-Hill ».
Malgré l’ambiance bon-enfant de cette chaude soirée d’été, impossible de ne pas discerner de l’inquiétude dans les discussions entre les citoyens qui ne s’étaient pour beaucoup jamais côtoyés auparavant. Un grand nombre étaient présent·e·s une semaine plus tôt, devant l’hôtel de ville de Havelock, où un rassemblement d’une dimension et d’une ferveur inédite pour un village de cette taille a eu lieu. Une manifestation organisée sur le pouce par une poignée de résident·e·s inquiété·e·s par les conséquences de l’implantation d’une usine d’asphalte au beau milieu de leur cadre de vie.
Le 5 juin : une soirée fatidique
Lorsque Denis Henderson, maire de Havelock depuis 2006, sort du conseil municipal sept jours plus tôt, il se retrouve nez à nez avec plus d’une centaine d’habitant·e·s de la région en colère. Il leur lit un communiqué de presse expliquant que la Ville a accusé réception de la demande du Groupe Chenail pour son projet : l’installation durable d’une usine mobile d’asphalte sur le terrain de la Carrière Descharmes, afin d’exploiter les agrégats générés par cette dernière.
Peu convaincue, la foule soumet le maire à un véritable interrogatoire auquel celui-ci n’est visiblement pas préparé. Il tente de faire redescendre la tension en rappelant qu’un certain nombre d’autorisations, notamment auprès de la Commission de protection des terres agricoles du Québec (CPTAQ) et du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), sont des conditions sine qua non au développement du projet.
« Et si les autorisations sont accordées ? », lance quelqu’un dans l’assemblée. « Nos règlements permettent-ils de dire non ? », répond M. Henderson : un aveu de faiblesse qui génère l’exaspération de son auditoire. Pour beaucoup, le lien de confiance envers la mairie est brisé et le besoin de se mobiliser entre citoyen·ne·s paraît évident. Une page web pour tenir tout le monde au courant des informations liées au projets émerge, des pétitions sont lancées et une nouvelle réunion est organisée quelques jours plus tard, sur la terrasse de la brasserie Livingston de Franklin.
Neuf jours plus tard, le conseil municipal de Havelock, prenant acte de la mobilisation citoyenne, durcit le ton dans une déclaration publiée dans le journal local, The Gleaner : « Bien que le conseil municipal de [Havelock] ait l’obligation de faire respecter la loi, [s]a position […] est [unanime et] claire : il s’oppose à l’installation d’une usine d’asphalte sur le chemin Covey-Hill à Havelock ». Plus loin, le conseil rappelle que le sort de cette affaire réside principalement dans les mains du ministère de l’Environnement et de la CPTAQ. Dans le camp des opposant·e·s, on attend une prise de position officielle.
De la stupeur à l’engagement
Présent lors de la réunion citoyenne du 12 juillet 2021, Luc de Tremmerie, un inspecteur municipal qui a œuvré longtemps dans la région et qui soutient la mobilisation, se saisit du micro. Il dévoile devant ses concitoyen·ne·s un constat alarmant : « À partir du moment où un projet est conforme au règlement de zonage [municipal], qu’il détient un certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement et un avis de conformité de la CPTAQ, la municipalité n’a plus grand-chose à faire. Si elle veut s’y opposer, elle doit engager des poursuites judiciaires, mais nos municipalités rurales n’en ont généralement pas les moyens, et habituellement, c’est le promoteur qui remporte la mise ».
La Brasserie Livingstone, à Franklin, où se déroule la réunion citoyenne du 12 juillet 2021.
(Arthur Calonne)
Pour les villageois·e·s, la réglementation municipale ne permet pas un tel projet. Des nuances dans l’interprétation de celui-ci sont pourtant portées par le Groupe Chenail, qui, lui, se considère légitime à s’établir sur la carrière. Interlocutrice des deux parties, la mairie se fait discrète, ce qui irrite grandement les membres de la mobilisation, qui se sentent pour beaucoup trahis. Et pour cause, le projet n’avait jusque là jamais été évoqué par l’équipe de M. Henderson.
Luc De Tremmerie est remercié pour son aide jugée précieuse, et rend la parole. D’autres personnes se saisissent du micro : la plénière est ouverte. De celle-ci émergent des inquiétudes, des frustrations, mais aussi des réflexions, des propositions et des messages d’espoir. L’idée de rédiger un mémoire destiné aux institutions régionales émerge. Une véritable organisation se dessine.
Luc de Tremmerie, inspecteur municipal ayant œuvré longtemps dans la région, mettant son expérience au service de la mobilisation, le 12 juillet 2021. (Arthur Calonne)
En marge de la réunion, Pascale Bourguignon fustige la malléabilité de la réglementation : « Les normes qui permettent ça sont tellement lâches, que ces gens-là peuvent très bien s’implanter là, sans qu’on puisse faire beaucoup (…) Il faut que nous cherchions à trouver les failles qu’on peut exploiter, parce que la mairie ne fera pas ce travail ».
Perche et enregistreur à la main pour documenter tous les épisodes d’une saga annoncée, Michel Ménard se réjouit de voir tant de personnes à cette réunion. Âgé de 55 ans, ce chroniqueur radio réside depuis quatre ans sur le chemin de Covey-Hill, en face de l’entrée de la Carrière Ducharme. Enthousiaste, il reste cependant lucide, car le combat s’annonce long et ardu. « Je crains qu’on ne se dilue un peu en cours de route, mais j’ai hâte de voir ce qui va ressortir de tout ça. Je pense que l’urgence est là », confie-t-il.
Grace Bubeck, une autre citoyenne de Havelock, s’inquiète de l’augmentation de la circulation des poids lourds sur la route, très étroite : « Il y a déjà trop de camions qui ne sont pas censés passer chez nous. Le chemin ne supporte pas leur poids », fait-elle remarquer. Il s’agit là d’une des craintes le plus souvent évoquées par les protestataires, avec celle de contamination des nappes phréatiques, et d’un risque accru d’incendies.
Après une heure et demie de discussions et d’organisation en comité, tout le monde regagne son chez-soi. C’est la première fois depuis probablement des décennies qu’Havelock connait un tel émoi collectif. L’opposition est formidable et la confiance n’est pas de mise, mais la volonté de résister, elle, est bien présente.