Le contrôle de l’eau en Louisiane : entre repère identitaire et menace existentielle

Le contrôle de l’eau en Louisiane : entre repère identitaire et menace existentielle

Ce texte est extrait du recueil Faire des vagues. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Avec la hausse des inondations et de la perte de territoire due au changement climatique, le contrôle de l’eau est devenu un enjeu primordial dans le sud de la Louisiane, aux États-Unis. Centrale au sentiment d’appartenance à la terre et à la culture louisianaise, l’eau se positionne simultanément comme repère identitaire et comme menace existentielle. Mais, dans sa tentative de préservation de la côte et de ses cultures, l’État met en danger un groupe particulier : les communautés de pêcheur·euse·s, pour qui les politiques gouvernementales de contrôle de l’eau représentent une menace à la survie économique.

En Louisiane, une quantité de terre équivalente à un terrain de football sombre toutes les heures dans le golfe du Mexique1Coastal Protection and Restoration Authority. Louisiana CPRA Highlights Decade of Restoration Since Deepwater Horizon Oil Spill, communiqué, 20 Avril 2020.  https://www.prnewswire.com/news-releases/louisiana-cpra-highlights-decade-of-restoration-since-deepwater-horizon-oil-spill-301043636.html. Sur le serpentant delta du Mississippi plane aujourd’hui la menace de la montée du niveau de la mer, et la région fait face à l’une des pertes de territoire les plus rapides au monde. Certains chercheur·euse·s estiment que la majorité du delta sera sous l’eau d’ici 21002Orrin H. Pilkey et Keith C. Pilkey, Sea level rise: A slow tsunami on America’s shores, Durham and London: Duke University Press, 2019..

Aujourd’hui, la Louisiane abrite 59 communautés inondées chroniquement3Erika Spanger-Siegfried, Kristina Dahl, Astrid Caldas, Shana Udvardy, Rachel Cleetus, Pamela Worth, Nicole Hernandez Hammer, When rising seas hit home: Hard choices ahead for hundreds of US coastal communities, USA: Union of Concerned Scientists, 2017, et l’eau constitue une menace persistante à la prospérité des habitant·e·s de la région. Le territoire est aux prises avec plusieurs enjeux climatiques et environnementaux, qui vont des ouragans violents à la perte accélérée du territoire, attribués à trois causes principales : l’exploitation pétrolière effrénée, qui a creusé et affaibli les sols du bayou; la mise en place de digues le long du Mississippi, qui a coupé les processus naturels de sédimentation permettant la création et l’alimentation des terres; et, finalement, les changements climatiques, responsables de la montée du niveau de la mer et de l’intensification des pluies et des ouragans4Ned Randolph. « License to Extract: How Louisiana’s Master Plan for a Sustainable Coast is Sinking It », Lateral, vol 7, n 2, 2018. https://doi.org/10.25158/L7.2.8.

Face à ces menaces, l’État s’est engagé dans un processus de protection et de restauration des côtes dans le but de réduire les inondations et la perte de territoire à l’aide, notamment, de systèmes de digues le long des côtes et du Mississippi, de politiques de drainage et de projets de diversion. Paradoxalement, ces stratégies contribuent à modifier le paysage louisianais et posent un défi à la préservation des identités ancrées dans la culture de l’eau ainsi qu’au communautés dépendantes de la pêche.

L’eau comme menace : l’histoire d’un contrôle difficile

La gouvernance de l’eau et de l’environnement en Louisiane remonte au XVIIIe siècle5Craig E. Colten, « Environmental Management in Coastal Louisiana: A Historical Review », Journal of Coastal Research, 2016. Doi.org/10.2112/JCOASTRES-D-16-00008  . Les premières digues furent érigées par les Français pour contenir les inondations causées par le débordement du Mississippi et protéger la Nouvelle-Orléans. Cette politique d’infrastructures se développa tout au long du XIXe siècle, jusqu’à la grande crue de 1927, évènement dévastateur qui marqua durablement la gouvernance du Mississippi. Afin de prévenir d’autres inondations catastrophiques et de protéger la Nouvelle-Orléans et ses infrastructures de commerce, l’État fédéral américain lança des politiques majeures visant à renforcer les digues et à construire un ensemble d’« exutoires », soit des systèmes de vannes permettant de déverser l’eau ailleurs, avant qu’elle n’atteigne le cœur économique du Golfe.

Le problème du système de digues est qu’il empêche l’excès d’eau de se répandre naturellement dans le delta, confinant plutôt les flots dans le lit du Mississippi jusqu’à entraîner son débordement. Ces crues nécessitent alors l’ouverture des déversoirs construits après la grande inondation de 1927 afin d’éviter la submersion de la ville, un processus qui évacue l’eau de la rivière directement vers le golfe du Mexique. Cependant, ce mélange entre eaux douces et salées met à mal l’industrie de la pêche6Rick, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 21 avril 2021. Par soucis d’anonymat, tous les prénoms ont été changé. En 2019, par exemple, l’ouverture du Bonnet Carré, le déversoir qui protège la Nouvelle-Orléans, a décimé les parcs à huîtres et les populations de dauphins, de tortues de mer et d’autres espèces aquatiques du Golfe7Anita Lee, « Bonnet Carré Spillway is opening Friday to prevent flooding, Army Corps decides », Sun Herald, 2 avril 2020. Consulté le 5 août 2021. https://www.sunherald.com/news/local/article241710071.html. Les pertes considérables qu’elle engendra ont laissé aux pêcheur·euse·s et aux personnes qui leur sont proche un souvenir amer. Christine, une employée de l’État en charge des relations avec les ostréiculteur·rice·s, me raconte, peinée, ce qu’il s’est passé cette année-là : « Ce n’est pas censé arriver tous les ans, mais en 2019, le déversoir a été ouvert deux fois. Quand ils [le Corps du génie de l’armée de terre des États-Unis] l’ont refermé la première fois, les huîtres avaient survécu et s’accrochaient. On s’arrêtait et on respirait en se disant “ouf, on est sauvé·e·s”. Mais une ou deux semaines plus tard, la rivière était encore tellement haute qu’ils ont dû rouvrir les vannes. Il n’y a rien qu’on pouvait faire, à part tout regarder mourir. »8Christine, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 31 mars 2021. Traduction libre, « It’s not supposed to happen every year and in 2019, it opened twice. By the time it closed the first time, oysters were still alive and they were hanging on. When you stopped and breathe, ‘phew, we’re safe here’, then a week or two later the river was still rising and they had to open it again. The waters were so high with that second opening. There was nothing we could do, other than watch everything die.”.

Si les systèmes d’exutoires étaient originalement supposés servir à sauver la Nouvelle-Orléans dans des cas de crues exceptionnelles, les dérèglements climatiques et les débordements répétés du Mississippi, causés par les digues qui l’emprisonnent, ont entraîné l’ouverture des déversoirs plusieurs fois au cours de la dernière décennie9Ibid.. Une menace considérable pour la faune aquatique et l’industrie de la pêche.

Le désir politique de contrôler l’eau du Mississippi et du golfe du Mexique afin de préserver les infrastructures commerciales du sud de la Louisiane se traduit également par le développement de systèmes de drainage des sols. Destinées à favoriser l’expansion urbaine à partir du XXe siècle, ces politiques d’assèchement engendrent l’enfoncement progressif des terres, augmentant la vulnérabilité des habitant·e·s aux inondations et aux ouragans. C’est ainsi que quand Katrina et Rita frappèrent en 2005, la moitié de la Nouvelle-Orléans se trouvait sous le niveau de la mer10Ned Randolph, 2018..

La bétonisation des côtes

En guerre contre les éléments, l’État de Louisiane perpétue toujours ces politiques de gouvernance de l’eau en misant sur les développements technologiques et infrastructurels. Digues, écluses et systèmes de pompes sillonnent le paysage louisianais au détriment des processus naturels d’évacuation de l’eau. Au téléphone, je discute avec Charlie, un barbier noir militant de l’environnement à la Nouvelle-Orléans, qui me raconte son expérience personnelle avec les inondations et les injustices vécues par sa famille. Pour lui, cette volonté humaine de contrôler l’eau a transformé la région en une jungle de béton, détruisant sur son passage les protections qu’offrait le bayou contre les intempéries11Charlie, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 11 mars 2021.. En effet, la construction des digues le long du Mississippi a eu pour effet d’enrayer les processus de sédimentation des marécages, ce qui a entraîné la perte progressive de ces barrières naturelles contre les ouragans12Kevin Fox Gotham, « Antinomies of risk reduction: climate change and the contradictions of coastal restoration », Environmental Sociology, vol 2, n 2, 2016: 208-219..

« Ils [et elles] ont mis encore plus de béton sur les digues (…), s’exaspère Charlie, le brouhaha ambiant de la Nouvelle-Orléans résonnant derrière lui. Ça ne permet pas à l’eau de pénétrer, ça ne retient pas l’eau. Si tu as un marais et que tu mets du béton dessus, ça va l’assécher, et c’est pour ça que les rues [de la Nouvelle-Orléans] sont mauvaises! Les rues s’effondrent parce qu’il n’y a plus rien en dessous. (…) Ils [l’État et le Corps du génie de l’armée de terre] essaient de contrôler la nature au lieu de vivre avec, de contrôler l’Homme [sic] au lieu de vivre avec. Cette mentalité [de] “je vais contrôler l’eau et construire cette digue et mettre toute l’eau derrière”, ça ne marche pas! Ça a échoué avec Betsy, ça a échoué avec Katrina, ça ne marche pas13Charlie, mars 2021. Traduction libre ; « They put more concrete on the levees. (…) It doesn’t allow water to permeate the surface, it doesn’t retain water. If you have a swamp and you put concrete on top, it’s going to dry and that’s why the streets are bad. The streets are caving in because there’s nothing under them. (…) They’re trying to control nature instead of live with nature, controlling Man instead of living with Man. This mindset is “I’m going to control this water and I’m going to build this levee and put all the water behind it.” It doesn’t work! It failed for Betsy, it failed for Katrina. It doesn’t work. » », conclut-il, d’un air excédé.

Bien que le système de protection de la Nouvelle-Orléans se soit avéré efficace contre l’ouragan Ida en août 2021, les ravages de son passage se font tout de même sentir pour les habitant·e·s les plus démuni·e·s, tandis que les autorités locales multiplient leurs efforts pour rapidement évacuer l’eau et rétablir les services essentiels dans les villes14Kevin Roose, « New Orleans in the Aftermath of Hurricane Ida », The Daily, The New York Times, 2 septembre 2021. https://www.nytimes.com/2021/09/02/podcasts/the-daily/hurricane-ida-new-…. Pour les gouvernements, ces systèmes sont néanmoins la seule manière de protéger les communautés vivant sur la côte contre les intempéries, les ouragans et les inondations. Selon David, biologiste et ancien fonctionnaire de l’État de la Louisiane, la raison pour laquelle les politiques de drainage restent en place malgré leurs effets sur l’effondrement du bayou est qu’elles sont essentielles à la prévention des inondations au sein du système de digues. Il soutient que « tout le système est fait de digues. S’il y a 25 ou 50 centimètres de pluie, il faut retirer l’eau et elle doit aller quelque part. Si on ne draine pas, l’eau s’accumule dans la rue et entre dans les maisons, dans les commerces15David, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 2 juin 2021. Traduction libre; « It’s the inside of the system that is completely leveed, and if you have a 20-inch rain or a 10-inch rain, you have to get the water out and it’s gotta go someplace. (…) If you don’t drain, then the water builds up in the streets and it gets into people’s houses, inside businesses. » ».

Les fortes pluies et autres évènements climatiques nécessitent alors régulièrement l’utilisation des systèmes de pompes. Charlie, lui, attribue néanmoins ces inondations à l’urbanisation de la région et constate dans son quotidien l’empirement de la situation. « Il y a des inondations régulières à cause du béton », affirme-t-il, ajoutant que « les inondations ont commencé à être fréquentes dans des endroits qui n’étaient pas inondés avant16Charlie, mars 2021. Traduction libre; « It floods on a regular basis because of all the concrete. (…) It started flooding on a regular basis in places that never flooded before. ». » Pour lui, c’est l’idéologie de l’État et son rapport à l’eau qui sont à l’origine de ces problèmes. « Nous devons comprendre l’eau, nous sommes entouré·e·s par l’eau. Nous ne devrions pas en avoir peur, mais nous n’apprenons pas à la comprendre », se désole-t-il17Charlie, mars 2021. Traduction libre; « We should understand water, we’re surrounded by water. We shouldn’t fear water. We’re taught to fear water. We’re not taught to understand water. ».

L’eau, un repère identitaire

En dépit de son potentiel menaçant, l’eau est au cœur de l’identité Louisianaise. Pour les habitant·e·s de la région côtière, l’attachement au lieu et à la culture est remarquablement fort. Ils et elles ont l’un des plus hauts taux de « persistance résidentielle » du pays : 78 % des Louisianais·e·s vivent là où ils et elles sont né·e·s18Craig E. Colten, Transplanting communities facing environmental changes: An annotated bibliography on resettlement, Louisiana: The Water Institute of the Gulf, 2015..

L’eau constitue une grande partie de cet attachement culturel à la terre parce qu’elle est le signe d’une résilience particulière chez les habitant·e·s de la région. Leur identité collective est forgée par leur conscience de la « perte », et leur capacité à se (re)construire après les tempêtes, les ouragans et les inondations19Jessica R. Z. Simms, « Why would I live anyplace else?’: Resilience, sense of place, and possibilities of migration in Coastal Louisiana », Journal of Coastal Research, vol 33, n 2, 2017: 408-420. La fragmentation des marais et l’engloutissement des terres dans le golfe du Mexique ont un impact direct sur le sentiment d’appartenance des groupes dont l’identité est ancrée dans leur lieu d’habitation20Julie Koppel Maldonado, « A multiple knowledge approach for adaptation to environmental change: lessons learned from coastal Louisiana’s tribal communities », Journal of Political Ecology, vol 21, n 1, 2014: 61-82. C’est ainsi l’expérience quotidienne de ce lieu qui crée leur compréhension commune des risques et des trésors de la région21David Burley, Pam Jenkins, Shirley Laska, et Traber Davis, « Place attachment and environmental change in coastal Louisiana », Organization and Environment, vol 20, n3, 2007: 347-366.

Dans le bayou, la proximité à l’eau forme ce sentiment d’appartenance notamment parce qu’elle sous-tend les tissus social et économique de leur mode de vie. Comme il est indiqué dans le plan d’adaptation et de résilience environnementale du gouvernement de Lafourche, l’un des comtés les plus vulnérables à l’érosion, « où que l’on habite à Lafourche, on est connecté·e à l’eau. (…) L’eau fournit la subsistance économique et l’héritage culturel qui définit la vie à Lafourche22Lafourche Parish Council, The Lafourche Parish Comprehensive Resiliency Plan, Lafourche: Louisiana, 2014. Traduction libre; « Wherever you live in Lafourche Parish, you are connected to the water. (…) The water provides the economic sustenance and cultural heritage that defines living in Lafourche Parish. » ».

L’eau représente ainsi un véritable mode de vie pour une partie de la population, en particulier pour certaines communautés autochtones dépendantes de la pêche de subsistance. Vivant parfois à l’extérieur du système de digues côtières et ne bénéficiant pas de protections infrastructurelles, elles sont nombreuses à subir les ravages de l’exploitation pétrolière23Maldonado, 2014., des politiques infrastructurelles et des changements climatiques24Bob Marshall, 2016. « Native Americans of Grand Bayou seeking help to remain in homeland », The Lens Nola, December 27, 2016. Consulté le 5 mars 2021. https://thelensnola.org/2016/12/27/native-americans-of-grand-bayou-seeking-help-for-homeland/.. Malgré le risque, certaines refusent d’abandonner leurs terres. C’est le cas de la communauté de Grand Bayou, un petit village de pêcheur·euse·s au bout de Plaquemines Parish et accessible uniquement par bateau, qui estiment qu’une relocalisation de leur village anéantirait leur culture et leur futur25Ibid.. Mais après le départ de plusieurs centaines d’habitant·e·s, la survie des quelques quarante restant continue d’être menacée par l’érosion graduelle de leur territoire26Barry Yeoman, « As sea level rise threatens their ancestral village, a Louisiana tribe fights to stay put », NRDC, 13 avril 2020. https://www.nrdc.org/onearth/sea-level-rise-threatens-their-ancestral-vi….

Dans un rapport produit par différentes communautés autochtones pour le National Climate Assessment, des habitant·e·s de Grand Bayou racontent leur expérience avec la perte de territoire. « Nos bayous étaient le paradis pour les enfants parce qu’ils [et elles] adoraient l’eau ainsi que pêcher, nager, faire du canoë et se réunir avec les ancien·ne·s s. Mais ce paradis est en train de changer. (…) Les enfants ne peuvent plus jouer dehors car il n’y a plus de terre27Traduction libre, citation tirée du rapport « Stories of change: coastal Louisiana tribal communities’ experiences of a transforming environment », co-produit par Grand Bayou Village, Grand Caillou/Dulac Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, Isle de Jean Charles Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, et Pointe-au-Chien Indian Tribe, 22-27 Janvier 2012.. »

L’histoire de l’érosion des terres de la communauté de Grand Bayou, comme d’autres communautés autochtones en Louisiane, dépasse celle des changements climatiques. « [L’État dit] que nous sommes une communauté “à risque”. Mais comment sommes-nous devenu·e·s à risque, et qui est responsable de ça? », rappelle Philippe, un habitant de la communauté28Traduction libre, citation tirée de Marshall, 2016. « “They say we are a ‘high risk’ community. But how did we become high risk, and who was responsible for that?”. Aux politiques de digues du Mississippi, qui ont entraîné l’effondrement du bayou, et à l’exploitation pétrolière, qui a creusé et détruit les marécages, s’est ajoutée une histoire coloniale industrielle violente envers les communautés autochtones qui a fragilisé leurs territoires et leurs protections sociales29Julie K Maldonado, Seeking justice in an energy sacrifice zone: Standing on vanishing land in coastal Louisiana, Routledge, 2018. L’impact dévastateur du récent ouragan Ida sur les communautés autochtones du sud-est de la Louisiane est un douloureux rappel de ces vulnérabilités30Emily McFarlan Miller, “Indigenous communities in Louisiana’s Delta overwhelmed by damage from Ida”, The Washington Post, 1er septembre 2021. https://www.washingtonpost.com/religion/indigenous-communities-in-louisi….

Les « contradictions » des politiques de restauration de l’environnement

On trouve des effets durables aux politiques de contrôle de l’eau, tant sur les écosystèmes que sur les communautés humaines. Le chercheur Kevin Fox Gotham pointe du doigt ces conséquences néfastes et parle d’une « contradiction » des politiques de restauration et de protection en Louisiane31Gotham, Kevin Fox, 2016.. Selon lui, la mise en place de ces structures de contrôle de l’eau s’inscrit dans une logique extractiviste qui vise à perpétuer l’exploitation pétrolière dans le golfe du Mexique, malgré ses conséquences directes sur l’environnement. Il parle ainsi d’une construction sociale du risque.

Les politiques structurelles mises en place par l’État préserveraient en effet les industries pétrolières de la région en restaurant les côtes et en protégeant les infrastructures contre les aléas climatiques, de manière à maintenir leurs opportunités de production. Mais cette bataille contre les éléments en faveur des intérêts industriels a un impact considérable sur les communautés de la région.

Lors des réunions mensuelles du Oyster Task Force, un groupe de travail composé d’ostréiculteur·rice·s et de représentant·e·s du gouvernement qui vise à faire part des intérêts de l’industrie à l’État, il n’est pas rare d’entendre les pêcheurs et pêcheuses dénoncer ardemment la détérioration de leurs conditions économiques. Dans leur viseur se trouvent notamment les politiques de l’État. Depuis plus d’un an, l’agence environnementale de Louisiane (la Coastal Protection and Restoration Authority, CPRA32L’agence environnementale de l’État de Louisiane, la Coastal Protection and Restoration Authority (CPRA).) tente de faire approuver un projet de restauration du bayou appelé le Mid-Barataria Sediment Diversion, qui vise à reconnecter le Mississippi aux marécages pour rétablir le processus naturel de sédimentation et créer de la terre.

Acclamé par les organisations environnementales, ce projet de restauration vise à inverser les effets du système de digues de la rivière pour reconstruire les barrières naturelles terrestres contre les ouragans et l’érosion côtière33Restore the Mississippi River Delta, « Priority Restoration projects: Mid-Barataria Sediment Diversion ». Consulté le 5 août 2021. https://mississippiriverdelta.org/project/mid-barataria-sediment-diversion/. Il aura cependant pour effet d’introduire l’eau douce du Mississippi dans les parcs à huîtres du golfe du Mexique. Il implique le même mélange des eaux que celui qui provoqua la mort de la faune aquatique en 2019 et aura des conséquences dévastatrices à long terme sur toute l’industrie de la pêche.

Pour Jakov, ostréiculteur de quatrième génération, il est préférable de se méfier des projets du gouvernement : « La CPRA ne dit pas toujours toute la vérité, soutient-t-il devant ses confrères et consœurs. On se souvient toutes et tous de ce qui s’est passé il y a deux ans avec l’ouverture du Bonnet Carré34Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 11 mai 2021. Traduction libre.. » Cet événement a laissé une appréciation amère des pêcheurs et pêcheuses pour les politiques de gestion de l’eau et de restauration de l’environnement. Rick, un crevettier local militant, identifie quant à lui l’État comme une véritable menace : « Notre industrie de la pêche, et les gens comme moi et les gens qui vivent sur cette côte, on est résilient[·e·]s. On a survécu à la marée noire de BP35En 2010, l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, opérée par BP, a créé une intense marée noire dans le Golfe du Mexique. C’est l’une des plus importantes catastrophes environnementales de l’histoire des États-Unis., on a survécu à l’Ouragan Katrina, un événement dévastateur. Maintenant, on se bat contre notre propre État pour notre survie! On peut survivre à la nature, on peut faire face à la nature. Mais quand notre propre État essaie de nous mettre en faillite, ça, on ne peut pas y faire face36Rick, avril 2021. Traduction libre, « Our fishing industry, and people like me and people who live along this coast, we’re resilient. We’ve dealt with the BP oil spill, we’ve bounced back from Hurricane Katrina, a devastating event. But now we’re fighting our own State for our very survival! We can survive Mother Nature, we can deal with Mother Nature. But when our own State is trying to put us out of business, that’s what we can’t deal with. ». »

Pour d’autres, l’argent de l’État utilisé pour les projets d’atténuation des inondations et des ouragans, comme le projet de diversion Mid-Barataria, devrait plutôt être utilisé pour aider les pêcheurs et pêcheuses qui souffrent des aléas climatiques et économiques. Lors d’une rencontre particulièrement mouvementée du Oyster Task Force en mars 2021, la tension était palpable entre les ostréiculteur·rice·s et les représentant·e·s gouvernementaux. Sous le coup de la colère, une ostréicultrice s’écria: « Nous sommes des pêcheurs [et des pêcheuses], nous avons des vies, des familles, des enfants! Tout l’argent part dans la restauration, mais nous, nous sommes en train de perdre notre mode de vie. Payez les gens pour qu’ils puissent survivre !37Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 9 mars 2021. Traduction libre. » 

Avec l’avancement du projet de l’État, bien que toujours en phase de planification, la méfiance des pêcheurs et pêcheuses à l’égard des gouvernements s’accroit. S’opposent d’un côté les organisations environnementales et l’État en faveur du plan et, de l’autre, les communautés de la pêche, tiraillées entre leur envie de préserver un environnement qu’ils et elles voient disparaître et leur besoin de combattre les politiques de restauration qui menacent leur survie économique.

Un couteau à double tranchant

L’histoire de l’aménagement du territoire dans le sud de la Louisiane a profondément modifié la vie locale humaine et non humaine, ainsi que son rapport à l’eau. L’État s’inscrit aujourd’hui dans une démarche de protection et de restauration des écosystèmes pour inverser les conséquences des politiques de digues du Mississippi et de drainage des marécages, qui ont accéléré la perte de territoire ainsi que les inondations et qui ont augmenté la vulnérabilité de la côte aux ouragans. Malgré ses désavantages, le système de digues renforcé après l’ouragan Katrina a aujourd’hui démontré son efficacité pour la protection de la Nouvelle-Orléans, maintenue largement au sec lors du passage de l’ouragan Ida en août 202138The Associated Press, « New Orleans Levees Passed Hurricane Ida’s Test, But Some Suburbs Flooded », NPR, 31 août 2021. https://www.npr.org/2021/08/31/1032804634/new-orleans-levees-hurricane-ida-flooding.

Mais plusieurs des autres projets destinés à reconstruire les terres et à protéger des inondations ont des conséquences indirectes non négligeables, en particulier sur l’industrie de la pêche et sur les Louisianais·e·s qui en dépendent. Plus encore, l’approche infrastructurelle semble servir les intérêts économiques de l’État qui, faute de reconsidérer son soutien à l’industrie pétrolière qui a contribué à détruire le bayou et a accentué les vulnérabilités des communautés autochtones, s’attarde à restaurer la côte pour assurer la pérennité de son exploitation.

Certain·e·s voient cette gouvernance de l’environnement comme essentielle pour préserver la culture louisianaise face aux changements climatiques, mais d’autres la considèrent comme une menace à l’existence des communautés dépendantes de l’eau. Tandis que le golfe du Mexique continue d’engloutir le paysage louisianais, la bataille contre les éléments est loin d’être gagnée.

CRÉDIT PHOTO : Bayou, par Rene Rauschenberger (Pixabay)


  • 1
    Coastal Protection and Restoration Authority. Louisiana CPRA Highlights Decade of Restoration Since Deepwater Horizon Oil Spill, communiqué, 20 Avril 2020.  https://www.prnewswire.com/news-releases/louisiana-cpra-highlights-decade-of-restoration-since-deepwater-horizon-oil-spill-301043636.html
  • 2
    Orrin H. Pilkey et Keith C. Pilkey, Sea level rise: A slow tsunami on America’s shores, Durham and London: Duke University Press, 2019.
  • 3
    Erika Spanger-Siegfried, Kristina Dahl, Astrid Caldas, Shana Udvardy, Rachel Cleetus, Pamela Worth, Nicole Hernandez Hammer, When rising seas hit home: Hard choices ahead for hundreds of US coastal communities, USA: Union of Concerned Scientists, 2017
  • 4
    Ned Randolph. « License to Extract: How Louisiana’s Master Plan for a Sustainable Coast is Sinking It », Lateral, vol 7, n 2, 2018. https://doi.org/10.25158/L7.2.8
  • 5
    Craig E. Colten, « Environmental Management in Coastal Louisiana: A Historical Review », Journal of Coastal Research, 2016. Doi.org/10.2112/JCOASTRES-D-16-00008  
  • 6
    Rick, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 21 avril 2021. Par soucis d’anonymat, tous les prénoms ont été changé
  • 7
    Anita Lee, « Bonnet Carré Spillway is opening Friday to prevent flooding, Army Corps decides », Sun Herald, 2 avril 2020. Consulté le 5 août 2021. https://www.sunherald.com/news/local/article241710071.html
  • 8
    Christine, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 31 mars 2021. Traduction libre, « It’s not supposed to happen every year and in 2019, it opened twice. By the time it closed the first time, oysters were still alive and they were hanging on. When you stopped and breathe, ‘phew, we’re safe here’, then a week or two later the river was still rising and they had to open it again. The waters were so high with that second opening. There was nothing we could do, other than watch everything die.”
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Ned Randolph, 2018.
  • 11
    Charlie, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 11 mars 2021.
  • 12
    Kevin Fox Gotham, « Antinomies of risk reduction: climate change and the contradictions of coastal restoration », Environmental Sociology, vol 2, n 2, 2016: 208-219.
  • 13
    Charlie, mars 2021. Traduction libre ; « They put more concrete on the levees. (…) It doesn’t allow water to permeate the surface, it doesn’t retain water. If you have a swamp and you put concrete on top, it’s going to dry and that’s why the streets are bad. The streets are caving in because there’s nothing under them. (…) They’re trying to control nature instead of live with nature, controlling Man instead of living with Man. This mindset is “I’m going to control this water and I’m going to build this levee and put all the water behind it.” It doesn’t work! It failed for Betsy, it failed for Katrina. It doesn’t work. »
  • 14
    Kevin Roose, « New Orleans in the Aftermath of Hurricane Ida », The Daily, The New York Times, 2 septembre 2021. https://www.nytimes.com/2021/09/02/podcasts/the-daily/hurricane-ida-new-…
  • 15
    David, propos recueillis par Sarah M. Munoz le 2 juin 2021. Traduction libre; « It’s the inside of the system that is completely leveed, and if you have a 20-inch rain or a 10-inch rain, you have to get the water out and it’s gotta go someplace. (…) If you don’t drain, then the water builds up in the streets and it gets into people’s houses, inside businesses. »
  • 16
    Charlie, mars 2021. Traduction libre; « It floods on a regular basis because of all the concrete. (…) It started flooding on a regular basis in places that never flooded before. »
  • 17
    Charlie, mars 2021. Traduction libre; « We should understand water, we’re surrounded by water. We shouldn’t fear water. We’re taught to fear water. We’re not taught to understand water. »
  • 18
    Craig E. Colten, Transplanting communities facing environmental changes: An annotated bibliography on resettlement, Louisiana: The Water Institute of the Gulf, 2015.
  • 19
    Jessica R. Z. Simms, « Why would I live anyplace else?’: Resilience, sense of place, and possibilities of migration in Coastal Louisiana », Journal of Coastal Research, vol 33, n 2, 2017: 408-420
  • 20
    Julie Koppel Maldonado, « A multiple knowledge approach for adaptation to environmental change: lessons learned from coastal Louisiana’s tribal communities », Journal of Political Ecology, vol 21, n 1, 2014: 61-82
  • 21
    David Burley, Pam Jenkins, Shirley Laska, et Traber Davis, « Place attachment and environmental change in coastal Louisiana », Organization and Environment, vol 20, n3, 2007: 347-366
  • 22
    Lafourche Parish Council, The Lafourche Parish Comprehensive Resiliency Plan, Lafourche: Louisiana, 2014. Traduction libre; « Wherever you live in Lafourche Parish, you are connected to the water. (…) The water provides the economic sustenance and cultural heritage that defines living in Lafourche Parish. »
  • 23
    Maldonado, 2014.
  • 24
    Bob Marshall, 2016. « Native Americans of Grand Bayou seeking help to remain in homeland », The Lens Nola, December 27, 2016. Consulté le 5 mars 2021. https://thelensnola.org/2016/12/27/native-americans-of-grand-bayou-seeking-help-for-homeland/.
  • 25
    Ibid.
  • 26
    Barry Yeoman, « As sea level rise threatens their ancestral village, a Louisiana tribe fights to stay put », NRDC, 13 avril 2020. https://www.nrdc.org/onearth/sea-level-rise-threatens-their-ancestral-vi…
  • 27
    Traduction libre, citation tirée du rapport « Stories of change: coastal Louisiana tribal communities’ experiences of a transforming environment », co-produit par Grand Bayou Village, Grand Caillou/Dulac Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, Isle de Jean Charles Band of the Biloxi-Chitimacha Confederation of Muskogees, et Pointe-au-Chien Indian Tribe, 22-27 Janvier 2012.
  • 28
    Traduction libre, citation tirée de Marshall, 2016. « “They say we are a ‘high risk’ community. But how did we become high risk, and who was responsible for that?”
  • 29
    Julie K Maldonado, Seeking justice in an energy sacrifice zone: Standing on vanishing land in coastal Louisiana, Routledge, 2018
  • 30
    Emily McFarlan Miller, “Indigenous communities in Louisiana’s Delta overwhelmed by damage from Ida”, The Washington Post, 1er septembre 2021. https://www.washingtonpost.com/religion/indigenous-communities-in-louisi…
  • 31
    Gotham, Kevin Fox, 2016.
  • 32
    L’agence environnementale de l’État de Louisiane, la Coastal Protection and Restoration Authority (CPRA).
  • 33
    Restore the Mississippi River Delta, « Priority Restoration projects: Mid-Barataria Sediment Diversion ». Consulté le 5 août 2021. https://mississippiriverdelta.org/project/mid-barataria-sediment-diversion/
  • 34
    Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 11 mai 2021. Traduction libre.
  • 35
    En 2010, l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, opérée par BP, a créé une intense marée noire dans le Golfe du Mexique. C’est l’une des plus importantes catastrophes environnementales de l’histoire des États-Unis.
  • 36
    Rick, avril 2021. Traduction libre, « Our fishing industry, and people like me and people who live along this coast, we’re resilient. We’ve dealt with the BP oil spill, we’ve bounced back from Hurricane Katrina, a devastating event. But now we’re fighting our own State for our very survival! We can survive Mother Nature, we can deal with Mother Nature. But when our own State is trying to put us out of business, that’s what we can’t deal with. »
  • 37
    Témoignage recueilli lors du Oyster Task Force, le 9 mars 2021. Traduction libre.
  • 38
    The Associated Press, « New Orleans Levees Passed Hurricane Ida’s Test, But Some Suburbs Flooded », NPR, 31 août 2021. https://www.npr.org/2021/08/31/1032804634/new-orleans-levees-hurricane-ida-flooding
La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

Par Elizabeth Leier

Ce texte est extrait du recueil Faire des vagues. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Ce n’est qu’en 2010 que l’Organisation des Nations unies (ONU) a déclaré que l’accès à l’eau potable était un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme [sic][1] ». Cette déclaration est toutefois contredite par la réalité de l’accès à l’eau, puisque deux milliards de personnes peinent encore à accéder à cette ressource vitale[2]. Plusieurs organismes et pays — dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), WaterAid et les pays qui participent au programme UN-Water dirigé par les Nations unies — affirment mettre en œuvre des efforts pour contrer cette situation. Malgré ces initiatives, on assiste à un mouvement sans précédent d’appropriation de l’eau, compromettant ainsi son accès.

L’appropriation de l’eau s’inscrit dans le processus de néolibéralisation des ressources humaines et planétaires. C’est à travers les mécanismes du marché qu’une petite poignée d’individus accaparent les ressources hydriques du monde. Ces personnes s’enrichissent ensuite à travers la rente et la spéculation, transformant ainsi l’eau en marchandise financiarisée. La valeur de l’eau est donc liée aux cours arbitraires du marché et non, paradoxalement, à son caractère vital.

La financiarisation reste un processus peu compris en dépit de son omniprésence et de son importance indéniable. Ce chapitre sera consacré à l’analyse de ce phénomène. Les pages qui suivent présenteront le processus de marchandisation et de financiarisation de l’eau dans le monde, puis exposeront la situation montréalaise, qui reste encore largement inexplorée. Enfin, il sera question d’un mouvement de résistance politique au néolibéralisme, celui des communs.

Deux mouvements opposés

Le stade actuel du capitalisme se caractérise par un mouvement de privatisation continuel. Sous l’égide du néolibéralisme — raison politico-économique prônant l’enrichissement individuel comme finalité ultime —, les ressources nécessaires à la vie humaine, qui étaient autrefois à l’abri de la privatisation, sont désormais soumises aux lois du marché[3]. Ce mouvement, dont la financiarisation fait partie, constitue un processus historique et politique, incarné tant par les politiques nationales et le développement de la haute finance que par la monopolisation accrue des ressources matérielles (les profits croissants pour les PDG et les actionnaires), environnementales (les ressources naturelles, dont l’eau) et intellectuelles (le brevetage et la propriété intellectuelle).

Le projet néolibéral s’est développé à la suite des politiques progressistes des Trente glorieuses[4]. Le modèle de l’État-providence, apparu à la suite des guerres mondiales, s’est vu progressivement démantelé par une série de réformes visant à redéfinir le rôle de l’État. Les élections de Ronald Reagan (président des États-Unis de 1981 à 1989) et de Margaret Thatcher (première ministre de l’Angleterre de 1979 à 1990) sont emblématiques de cette période; la fameuse déclaration « There is no such thing as society », prononcée par cette dernière en 1987[5], rend bien compte de l’idéologie naissante du néolibéralisme. Si l’État-providence se présentait comme l’institutionnalisation de la souveraineté et de la solidarité populaires — incarnées par l’offre de services publics aux citoyen·ne·s —, l’État néolibéral se définit quant à lui par un mouvement de désolidarisation et de dépossession au service de l’intérêt économique privé[6].

Cette raison politico-économique prône donc la privatisation des institutions publiques, qui autrefois étaient les domaines exclusifs de l’État et du commun. Les institutions qui échappent à cette vague de privatisation sont néanmoins soumises aux diktats managériaux de la raison néolibérale, ce que le sociologue Alain Deneault qualifie de gouvernance totalitaire[7]. On assiste alors à un processus d’optimisation des ressources qui est en réalité une forme d’austérité budgétaire dirigée contre les services publics. À l’inverse, certains domaines particuliers tels que la police, qui assure la défense de la propriété privée, sont davantage financés. Le projet néolibéral se résume ainsi : limiter le rôle de l’État à la protection de la propriété.

À partir des années 1970, un mouvement sans précédent de privatisation des ressources et des services publics se met en œuvre, passant des écoles aux prisons et des transports collectifs à la gestion d’infrastructures. De plus, les collaborations entre les secteurs public et privé se répandent, prenant souvent la forme de partenariats public-privé, ou PPP[8].

La financiarisation est un processus symptomatique du mouvement de privatisation néolibéral. Ce terme réfère, comme l’expliquent les chercheur·euse·s Julia Posca et Billal Tabachount, « à la transformation de l’économie — et de la société en général — en fonction des logiques financières[9] ». En d’autres mots, la financiarisation implique l’assujettissement de l’économie dite « réelle » aux mécanismes de la haute finance. Alors que la valeur est traditionnellement produite par l’économie réelle, c’est-à-dire par les processus matériels de production et d’échanges de biens et de services, la financiarisation fait en sorte que la valeur est davantage créée par les mécanismes financiers du marché. Pensons ici à la spéculation boursière qui permet aux actionnaires de sociétés d’accroître leurs profits. Or, la valeur produite par le marché financier est instable puisqu’elle relève de la réalité impulsive des échanges en bourse. Cette fluidité fait en sorte que les actionnaires majoritaires des sociétés ont fréquemment intérêt à maximiser les gains à court terme, ce qui engendre une instabilité économique. Par ailleurs, cet intérêt à court terme se traduit concrètement par les décisions des gestionnaires de société, qui ont pour principal mandat d’optimiser le rendement de l’entreprise afin de plaire aux actionnaires.

La financiarisation profite également aux rentier·ère·s, puisqu’elle permet de faire fructifier en bourse la valeur extraite par les rentes[10]. Cette valeur est, a fortiori, plus stable que celle produite au sein des entreprises traditionnelles qui doivent gérer leurs ressources en continu. Les rentier·ère·s n’ont rien à produire, et peuvent se satisfaire d’extraire la valeur. La financiarisation a donc entraîné une prolifération des rentes. En effet, on constate que plusieurs profitent du contexte politico-économique pour mettre la main sur les ressources matérielles (la terre, l’infrastructure) et intellectuelles (le brevetage, la propriété intellectuelle) pour ensuite les louer au reste de la population. Ce phénomène a été comparé par des expert·e·s, tel·le·s Brett Christophers[11] et Silvia Federici[12], au processus d’accumulation initial du capitalisme — l’enclosure — qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, s’est manifesté par l’appropriation forcée des terres agricoles communes par l’élite économique. Dans son texte, Christophers cible, par exemple, les infrastructures de distribution d’Internet, celles-ci étant détenues à très forte majorité par des intérêts privés qui en louent l’usage aux entreprises, qui elles, fournissent l’accès aux ménages. Quant à elle, Federici parle de l’imposition des mécanismes financiers au-delà des frontières occidentales et de l’appropriation des ressources dans les pays du Sud.

Plusieurs économistes parlent donc aujourd’hui de new enclosure, c’est-à-dire du mouvement d’appropriation de sphères sociales, intellectuelles et environnementales qui sont, par le fait même, isolées du patrimoine collectif. Il s’agit, comme le décrit le théoricien marxiste David Harvey, d’une forme d’« accumulation par dépossession[13] ».

L’appropriation de l’eau : un enjeu du XXIe siècle

Le rapport humain à l’eau est fondamental, car il s’agit non seulement d’une ressource vitale qui assure notre vie et notre reproduction à travers l’hydratation, mais aussi d’une ressource qui est employée pour la production agricole, énergétique, sanitaire et ainsi de suite. Depuis 2016, près de 10 millions de personnes sont mortes parce qu’elles n’avaient pas accès à l’eau[14]. Or, la vitalité de l’eau ne l’exempt pas des dérives néolibérales. La distribution et la gestion de cette ressource essentielle sont aujourd’hui largement confiées au domaine privé, à travers l’appropriation et la sous-traitance.

Ce qui préserve sans doute l’eau d’une privatisation totale, c’est la perception de son abondance. En effet, plus de 70 % de la surface terrestre est occupée par des plans d’eau. Sur ces 70 %, toutefois, seuls 3 % constituent de l’eau douce et potable. L’eau que l’on retrouve sous la surface terrestre, souvent utilisée pour abreuver les populations urbaines, est, quant à elle, difficilement accessible et peu renouvelable. Ainsi, une consommation importante de l’eau souterraine entraîne rapidement un épuisement de la ressource.

Aujourd’hui, la plupart des gens sont sensibilisés au fait que l’eau est une ressource précaire. Depuis les 30 dernières années, de nombreuses villes occidentales, dont Los Angeles et Melbourne, vivent régulièrement des cycles de stress hydrique, c’est-à-dire de pénurie d’eau[15]. Les citoyen·ne·s sont alors prié·e·s de réduire de manière importante leur consommation. Dans les pays du Sud, le manque d’eau potable se fait sentir comme une perturbation de plus en plus fréquente alors que des villes comme Mexico et Le Cap anticipent un manque d’eau potable dans les prochaines années. Actuellement, trois personnes sur dix peinent à accéder à l’eau potable[16].

L’eau est donc désormais un sujet d’étude fertile en économie politique. D’une part, la gestion et la distribution de cette ressource présentent de nombreux défis politiques. D’autre part, plusieurs acteur·rice·s économiques, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont perçu la précarisation anticipée de l’eau, causée par le changement climatique, comme une occasion d’enrichissement. La réalité de l’eau au XXIe siècle est donc paradoxale, car alors qu’on constate que l’accessibilité à cette ressource vitale diminue globalement, on assiste parallèlement à une course menée par quelques individus pour tenter de se l’approprier. La déclaration formulée par l’ONU en 2010 voulant que l’accessibilité à l’eau constitue un droit inviolable accentue cette contradiction.

L’eau : une marchandise financiarisée

L’appropriation de l’eau peut s’effectuer de différentes façons. La manière la plus directe de se l’approprier consiste à privatiser la ressource elle-même, c’est-à-dire d’en permettre l’achat par une entreprise privée. La privatisation s’accompagne donc du phénomène de marchandisation, puisque l’eau devient par le fait même une marchandise. L’un des exemples les plus extrêmes est celui du Chili, le seul pays où l’on a privatisé l’entièreté des réserves d’eau potable. L’adoption de la loi sur l’eau en 1981[17] — période où ont été déployé en masse des politiques néolibérales dans ce pays qui aura servi de cobaye aux théoricien·ne·s de ce courant économique[18] — a eu pour effet de créer un marché hydrique domestique. Ainsi, l’eau est traitée comme n’importe quelle autre marchandise puisqu’il devient possible de se l’approprier en fonction des coûts fixés par le marché. En résulte la création de rentes d’eau : les propriétaires louent l’utilisation des plans d’eaux leur appartenant aux communautés dans lesquelles ils se trouvent. Les prix sont quant à eux fixés selon les cours du marché en fonction de l’offre et de la demande. Alors que les quantités diminuent en raison d’une surconsommation, notamment industrielle, et des effets du changement climatique, les prix augmentent. La situation est telle aujourd’hui que de nombreuses communautés chiliennes accèdent difficilement à l’eau. Depuis quelques années, on assiste donc à des mobilisations citoyennes qui visent à reprendre le contrôle de cette ressource essentielle[19].

Au Royaume-Uni, une grande partie de l’eau est aussi détenue par les intérêts privés. Londres dépend, par exemple, de Thames Water, une entreprise dont l’actionnaire majoritaire est le fonds de pension des fonctionnaires municipaux de l’Ontario[20]. Comme ce fut le cas au Chili, la privatisation de l’eau anglaise s’est effectuée à travers le déploiement de politiques néolibérales. Ce modèle de privatisation, créé sous Margaret Thatcher, a notamment permis la réduction des contrôles environnementaux et sanitaires. Sans grande surprise, le prix courant de l’eau a également bondi de 40 % en 25 ans. Cela représente une hausse importante pour les ménages à faible revenu, qui doivent aujourd’hui affecter près de 5,3 % de leurs revenus annuels à leurs factures d’eau[21].

Dans la ville italienne de Castellammare, située au sud de Naples, la crise financière de 2008 a poussé les autorités municipales à procéder à une vente aux enchères des ressources d’eau minérale se trouvant sur le territoire de la ville. Cette initiative a suscité un important mécontentement populaire : 95 % des citoyen·ne·s ont voté contre la privatisation et la financiarisation de leurs ressources hydriques en 2011[22]. Malgré cela, le gouvernement municipal a refusé de revoir sa décision.

La marchandisation de l’eau s’accompagne désormais d’un processus encore plus insidieux et abstrait : celui de la financiarisation. Lorsqu’une ressource est privatisée, le prix pour y accéder est établi en fonction de la volonté du ou de la propriétaire d’en retirer un profit. Au-delà de l’injustice d’un tel rapport, la valeur[23] de la marchandise est néanmoins assujettie aux besoins matériels et concrets — ici, par exemple, le besoin de s’abreuver. Quand une marchandise est financiarisée, sa valeur est dénaturée puisqu’elle est déconnectée de cette même réalité matérielle. La valeur est ainsi établie et fluctue en fonction de calculs probabilistes, des contextes économique et politique et d’autres facteurs indirects qui ont un impact sur les valeurs boursières et sur le cours du marché financier.

Concrètement, la financiarisation de l’eau passe par plusieurs mécanismes. D’une part, les individus peuvent investir dans les entreprises qui exploitent et gèrent l’eau potable à travers l’achat d’actions. Par exemple, les sociétés Veolia et Suez détiennent à elles seules 12 % du marché mondial de l’eau potable[24]. Considérant le caractère essentiel de l’eau, il s’agit pour plusieurs investisseurs et investisseuses d’une valeur assurée. De plus, ce type d’investissement se popularise grâce à la précarisation anticipée de l’eau liée au changement climatique, puisque les entreprises détenant les droits d’exploitation, ou étant chargées de la distribution, de la purification ou de l’emmagasinage de cette ressource verront leurs profits augmenter lorsque l’eau se raréfiera. L’achat d’actions émises par ces sociétés est donc perçu comme un investissement stratégique. À cet effet, le géant de la haute finance, la banque américaine Goldman-Sachs, a publié un document en 2008 où l’eau est qualifiée de « prochain pétrole[25] ».

D’autre part, il est désormais possible de parier, à travers l’achat de produits financiers dérivés, sur les prix éventuels de l’eau, établis en fonction des changements de quantité et d’accessibilité. D’importants fonds ont été créés pour répondre à cette demande, offrant des portfolios d’investissements qui rassemblent différents produits financiers liés à l’appropriation et à l’exploitation des ressources hydriques.

Ce processus fait en sorte que l’avenir de l’eau dépend, en grande partie, de la bourse et des marchés financiers. Il faut donc s’attendre à ce que l’accès à cette ressource essentielle soit de plus en plus accaparé par les nanti·e·s et, conséquemment, que les pauvres — celles et ceux qui seront les plus fortement affecté·e·s par le changement climatique — peinent à y accéder. On anticipe également que l’eau deviendra une ressource contestée, ce qui pourrait provoquer d’importants conflits civils et internationaux.

Étude de cas : l’eau montréalaise

À première vue, l’eau consommée par les Montréalais·es provient d’un approvisionnement et d’une gestion publics. En effet, sur le site Web de la Ville de Montréal, on présente « une affirmation évidente de la volonté de la Ville d’assurer une gestion publique responsable de l’eau[26] ». Or, une étude approfondie menée par Maria Worton en 2016 révèle une situation bien plus complexe et opaque[27]. L’étude met en lumière les liens entre les secteurs public et privé, qui se manifestent principalement par l’octroi de contrats de sous-traitance. Depuis 2016, le montant des contrats octroyés par le service de gestion des eaux totalise plus d’un milliard de dollars[28].

D’emblée, Worton souligne que les politiques publiques québécoises en matière de gestion des ressources hydriques sont fortement influencées par l’intérêt économique privé. Même les centres de recherche universitaires n’échappent pas à cette influence. Par exemple, le Centre de recherche, développement et validation des technologies et procédés de traitement des eaux (CREDEAU) a pour mandat de produire du savoir scientifique sur la gestion de l’eau potable au Québec et à Montréal. Fondé en 2003 et opérant par l’entremise de l’École polytechnique, de l’Université de Montréal, de l’École de technologie supérieure (ÉTS) et de McGill, le CREDEAU reçoit une importante partie de son financement des géants du marché hydrique mondial : Veolia et Suez. Or, puisque cet institut fonctionne aussi grâce aux subventions étatiques et grâce à la participation des étudiants et étudiantes qui y sont formé·e·s, il se présente toutefois comme un institut universitaire et public. Il en va de même pour CentrEau, un centre de recherche opérant par l’entremise de l’Université Laval, qui présente Veolia comme l’un de ses principaux partenaires. Le Centre des technologies de l’eau (CTE), accueilli par le Cégep Saint-Laurent, est dirigé quant à lui par plusieurs administrateurs et administratrices qui occupent parallèlement de hautes fonctions au sein d’entreprises comme Veolia. Il y a donc fort à parier que le savoir produit par ces instituts universitaires est influencé, de manière directe ou indirecte, par les entreprises partenaires qui y financent la recherche ou qui participent activement à leur gestion. La perte d’autonomie et d’intégrité scientifique causée par la présence croissante du secteur privé dans le milieu de la recherche universitaire fait d’ailleurs l’objet d’un mémoire déposé en 2013 par la Fédération québécoise des professeurs et professeures, qui affirme que « la recherche appliquée et clinique […] bénéficie de fréquents partenariats entre les universités et le secteur privé, souvent intéressé par la commercialisation des résultats de recherche[29] ».

En 2018, le Québec a annoncé sa stratégie d’économie d’eau potable pour 2019-2025[30]. Cette stratégie a été élaborée pour faire suite au plan de gestion d’eau de 2002. Il est question notamment de la réalité environnementale, alors qu’on fixe comme objectif explicite de réduire la consommation généralisée d’eau potable au Québec. On retrouve le CTE ainsi que le Conseil patronal de l’environnement du Québec (CPEQ) parmi les partenaires techniques de la stratégie.

Un examen du document en question renforce les conclusions présentées par l’étude de Maria Worton, soit que la gestion de l’eau se fait conformément à des paramètres néolibéraux, notamment puisque la collaboration avec le secteur privé occupe une place importante de cette gestion. Précisons toutefois qu’il s’agit du premier plan qui vise à découpler les mesures de consommation d’eau résidentielle et non résidentielle, ce qui signifie que nous aurons, pour une première fois, accès aux taux de consommation différenciés du secteur industriel. Cela permettra de déterminer les proportions de consommation de ces secteurs et d’établir les mesures d’économie de l’eau en conséquence. On peut présumer, en fonction des données probantes recueillies sur la consommation de l’eau au Canada, que les secteurs industriel et privé consomment l’eau potable de façon disproportionnée, ce qui pourrait en compromettre l’accès public à long terme[31].

Le document mentionne la révision des coûts associés à la gestion de l’eau, afin que les besoins d’entretien et de réfection des infrastructures soient considérés en amont, ce qui n’est pas en soi problématique. Cependant, cela le devient lorsqu’on comprend que ces frais seront établis en fonction des prix facturés par les sous-traitants avec lesquels les municipalités ont conclu leurs ententes de gestion. Ainsi, le prix « révisé » pour l’approvisionnement en eau au Québec reflétera la double réalité de la précarisation (puisqu’il s’agit d’une stratégie d’économie d’eau) et de la volonté du marché (à travers la sous-traitance). En d’autres mots, le prix fixé par les exploitants sera établi en fonction des prix du marché et en fonction de la diminution des quantités disponibles.

Par ailleurs, la stratégie cible uniquement les ménages et les municipalités comme consommateurs d’eau potable. Le secteur privé est, pour sa part, absent. Cette absence est remarquable lorsque l’on considère que de 2017 à 2018, les entreprises québécoises ont prélevé 1000 milliards de litres d’eau au Québec en échange de 3,2 millions de dollars en redevances[32]. Omettre le secteur privé de cette stratégie constitue un choix politique décisif.

En ce qui concerne l’eau de la métropole, on constate que le nombre de contrats privés signés par le service de l’eau montréalais est élevé, l’ensemble totalisant près de 800 millions de dollars de 2017 à 2018[33]. S’il s’agit d’une légère diminution par rapport aux années antérieures, cela demeure toutefois une proportion importante des dépenses du service municipal. Il est important de souligner que l’infrastructure hydrique de Montréal nécessitait une réfection majeure, entamée en 2016 et dont la date d’achèvement était projetée à 2028. On a, par exemple, découvert une contamination de plomb dans la majorité des conduits d’eau résidentiels. D’ailleurs, la réfection d’égouts municipaux était un besoin impératif dans certains quartiers. L’urgence de mettre à niveau les infrastructures hydriques met en lumière les années de négligence qui ont mené au dépérissement du réseau. Les gouvernements municipal et provincial ont cumulé un important déficit d’investissements en infrastructures d’eau, évalué à 3 milliards de dollars. Ce retard relève d’un manque de volonté politique d’investir dans les infrastructures publiques. Avant 2015 (l’année où l’on a augmenté de manière considérable les investissements), l’entretien de ces infrastructures dépérissantes ne figurait pas parmi les priorités budgétaires des gouvernements municipaux.

Or, l’étude de Maria Worton montre que l’annonce d’investissements majeurs en 2015-2016 coïncide avec l’augmentation des partenariats entre les secteurs privé et public pour la même période. Cela coïncide également avec les compressions budgétaires dans la fonction publique municipale sous l’administration de Denis Coderre. Ainsi, Worton affirme que Montréal est passée de fournisseur de services publics à approvisionneur de services privés. On constate donc un embrouillage des frontières entre les domaines public et privé. Ce constat met à mal l’affirmation selon laquelle la Ville assure une gestion pleinement publique des ressources et des services.

Les multinationales Veolia et Suez ont notamment signé d’importants partenariats avec la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec pour cette période. Veolia est l’un des fournisseurs principaux du nouveau Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). L’entreprise Degrémont, qui appartient à Suez, a aussi signé un contrat de plus de 500 millions de dollars pour l’épuration de l’eau en 2020[34]. Bref, les liens entre ces entreprises et la Ville demeurent étroits. À celles-ci s’ajoute, par ailleurs, une longue liste de sous-traitants aux profits plus modestes.

On constate que le domaine privé exerce un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’eau à Montréal. Pouvons-nous donc réellement parler de la gestion publique d’une ressource si l’approvisionnement de celle-ci ainsi que la valeur qui y est attribuée sont établis par des entreprises privées? Notre survol fait écho aux conclusions présentées par Maria Worton, soit que l’accès à l’eau montréalaise et québécoise dépend de plus en plus des intérêts économiques privés.

Le retour aux communs

À la lumière de ces faits, nous pourrions être tenté·e·s de militer pour une renationalisation des ressources hydriques. En effet, la nationalisation de l’eau impliquerait une réappropriation de cette ressource — soit la réappropriation de la matière en elle-même, soit la récupération des fonctions essentielles de distribution, de gestion et de traitement — par l’État. Or, les constats présentés ci-dessus font écho aux propos des sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, qui affirment que la raison néolibérale et la domination de la haute finance ont aujourd’hui infiltré le secteur public[35]. Une nationalisation de l’eau n’imposerait donc ni une remise en question de son statut de marchandise ni son retrait des marchés financiers.

Bien que le domaine privé se soit exclusivement approprié une part non négligeable des ressources hydriques planétaires, la majorité de l’eau demeure gérée par des partenariats entre les secteurs publics et privés. Ainsi, les processus décrits plus haut n’ont pas été freinés par l’inclusion de l’État. Le problème ne provient donc pas du clivage entre public et privé, mais bien du concept même de propriété.

Préserver l’accès à cette ressource vitale d’une manière juste, équitable et en harmonie avec l’écologie ne peut s’effectuer tant qu’elle sera appropriable. Le néolibéralisme et ses dérivés — la privatisation et la financiarisation — sont des processus dynamiques soutenus par le régime sociopolitique actuel. Leurs conséquences ne sont donc pas inéluctables. Suivant ce constat, Dardot et Laval nous présentent un mouvement opposé qui viserait à collectiviser la propriété privée[36].

Selon leur définition, la communalisation est, à l’instar du néolibéralisme, un mouvement sociopolitique. Or, celle-ci vise à collectiviser les ressources matérielles et intellectuelles de manière qu’il soit impossible de se les approprier. Il s’agit, en quelque sorte, de l’antithèse du néolibéralisme. Il est important de préciser qu’il n’est pas ici question d’un modèle de nationalisation où la propriété est transférée à l’État, mais bien d’un mouvement qui s’oppose entièrement à l’appropriation. Il ne s’agit pas non plus d’une catégorisation sui generis qui détermine que certains biens relèvent du commun en vertu d’une essence qui leur est attribuée. Le commun n’est pas un attribut fixe : c’est un processus dynamique incarné et défendu par la volonté politique collective. Le commun passerait donc, toujours selon Dardot et Laval, par « la création d’institutions démocratiques qui encadrent la pratique des gens qui coopèrent[37] ».

Comme nous l’avons mentionné, des efforts en ce sens sont actuellement mis en œuvre par des communautés au Chili, en Italie, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde. Un peu partout, on constate que le néolibéralisme pose une menace existentielle au bien-être humain. Ainsi, plusieurs luttent aujourd’hui pour s’en défaire et pour réimaginer un monde où il est possible d’exister sans craindre de manquer d’eau.

Un retour aux communs implique nécessairement un processus inverse à la marchandisation. Ce processus, de nature politique, implique la création et le maintien d’institutions capables de défendre l’accès universel à l’eau, et idéalement à l’ensemble des ressources vitales nécessaires à la reproduction et à l’épanouissement humain, contre les relents de privatisation.

Conclusion : Quel avenir pour l’eau?

L’accès à l’eau constituera nécessairement l’un des enjeux les plus importants des prochaines années. On peut imaginer, en prévision des effets dévastateurs du changement climatique, que l’accès à cette précieuse ressource deviendra de plus en plus restreint. Or, l’eau n’est pas une marchandise comme les autres puisqu’on ne peut vivre sans elle. Dès lors, permettre la marchandisation et la financiarisation de l’eau entraîne des conséquences majeures sur les conditions de vie de millions d’êtres humains. Pour plusieurs millions de personnes, ces conséquences seront catastrophiques, voire fatales.

Ce processus est emblématique de la raison néolibérale, montrant à quel point cette idéologie surestime le profit au détriment de la vie humaine. Les géants financiers comme Goldman-Sachs se montrent déjà prêts à exploiter cette précarisation, pourvu que cela serve à enrichir leurs clients et leurs actionnaires.

Au-delà du choix moral qui nous confronte, il faut d’abord comprendre et reconnaître la façon dont les mécanismes du marché et de la haute finance prennent peu à peu le contrôle de cette ressource vitale. Le fonctionnement de la gestion publique de cette ressource doit être mis en lumière et analysé de manière critique. A priori, un simple survol de la situation à Montréal démontre à quel point le secteur privé empiète sur la gestion dite « publique ». Une étude encore plus approfondie et plus vaste est de mise afin de mieux comprendre ce phénomène. De surcroît, une étude du phénomène à l’échelle internationale s’impose afin d’élucider les liens entre la spéculation financière, l’intérêt privé et la sphère publique. Comment se fait-il, par exemple, que le fonds de pension des fonctionnaires ontariens abrite la majorité des parts de marché de Thames Water? Comment les fonctionnaires ontariens justifient-ils leur enrichissement au nom de la précarisation des ressources hydriques des communautés anglaises?

À l’heure actuelle, l’appropriation de l’eau passe inaperçue aux yeux de celles et ceux qui ont toujours l’illusion de son abondance. Toutefois, au fur et à mesure que les conditions climatiques se dégraderont, l’accès à l’eau deviendra une source de conflit, de souffrance et d’iniquité. Il est donc impératif de songer aux solutions de rechange qui permettraient non seulement de préserver cette ressource, mais aussi d’assurer son accessibilité universelle. Le commun, tel que décrit par Dardot et Laval, s’impose comme une solution à la fois éthique et idéale. Comme l’expriment ces auteurs, l’instauration du commun passe nécessairement par l’action citoyenne et politique : reste à espérer que l’enjeu de l’eau constituera un catalyseur pour ce genre d’action collective.

CRÉDIT PHOTO: Tangi Bertin/Flickr

[1] Organisation des Naions unies, « Questions thématiques – L’eau », www.un.org/fr/sections/issues-depth/water/index.html(link is external), consulté le 22 avril 2021.

[2] Ibid.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010, 504 p.

[4] Période de prospérité économique suivant la deuxième guerre mondiale. Larousse, www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Trente_Glorieuses/185974(link is external).

[5] The Guardian, « Thatcher: a life in quotes », 2013. www.theguardian.com/politics/2013/apr/08/margaret-thatcher-quotes. (link is external)

[6] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[7] Alain Deneault, Gouvernance : Le management totalitaire, Montréal : Lux, 2013, 200 p.

[8] Ibid.

[9]  Julia Posca et Billal Tabaichount, « Qu’est-ce que la financiarisation », Rapport de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020. iris-recherche.qc.ca/publications/qu-est-ce-que-la-financiarisation.

[10] Une rente est un prix fixé et perçu par un·e propriétaire, en échange de l’utilisation de sa propriété. L’exemple sans doute le plus connu de la rente est le loyer.

[11] Brett Christophers, Rentier Capitalism: Who Owns the Economy, and Who Pays for it?, Verso, 2020, 512 p.

[12] Silvia Federici, Re-Enchanting the World – Feminism and the Politics of the Commons, Kairos Books, 2019, 227 p.

[13] Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique ». Espaces et sociétés, no 4, 2011, p. 173-185. doi.org/10.3917/esp.147.0173.

[14] Organisation mondiale de la santé, « Faits et chiffres sur la qualité de l’eau et la santé », www.who.int/water_sanitation_health/facts_figures/fr/(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[15] Paul Laudicina, « Water Day-Zero Coming to a City Near You », Forbes, 7 juin 2018. www.forbes.com/sites/paullaudicina/2018/06/07/water-day-zero-coming-to-a…(link is external).

[16] Organisation des Nations unies, Op. Cit.

[17] Olivier Petit, « La nouvelle économie des ressources et les marches de l’eau : une perspective idéologique? », Vertigo, Vol. 5, no 2, 2004. doi.org/10.4000/vertigo.3608.

[18] Gilles Bataillon, « Démocratie et néolibéralisme au Chili », Problèmes d’Amérique latine(link is external)Vol. 3, no 98(link is external), 2015, p. 81-94.

[19] Bala Chambers, « Inside Chile’s largest mobilisation since the end of the dictatorship », TRT World, 28 octobre 2019.www.trtworld.com/magazine/inside-chile-s-largest-mobilisation-since-the-…(link is external).

[20] Omers, « Portfolio », www.omersinfrastructure.com/Investments/Portfolio/Thames-Water(link is external), consulté le 22 avril 2021.

[21] BBC, « Reality Check: Has privatisation driven up water bills? », 16 mai 2017. www.bbc.com/news/election-2017-39933817(link is external)

[22] Andrea Muehlebach, « The price of austerity Vital politics and the struggle for public water in southern Italy », Anthropology Today, Vol. 33, No. 5, 2017, p. 20-23.

[23] Il est ici question de la notion de valeur d’échange — ou valeur marchande — développée par Karl Marx. La valeur d’échange est établie en fonction l’offre et de la demande, c’est-à-dire du marché. Cette forme de valeur se distingue de la valeur d’usage qui est établie en fonction de la valeur d’un bien ou service en fonction de l’utilité qu’on en retire à l’usage.

[24] Olivier Cognasse, « Derrière la bataille Veolia-Suez, l’enjeu mondial de l’eau », L’Usine Nouvelle, 29 octobre 2020, www.usinenouvelle.com/article/derriere-la-bataille-veolia-suez-l-enjeu-m…(link is external).

[25] Water industry commission for Scotland, « Empowered customers: sustainable outcomes », www.watercommission.co.uk/UserFiles/Documents/Wednesday%20Radisson%20Con…(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[26] Ville de Montréal, « L’eau de Montréal », ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6497,54201575&_dad=portal&_schema=PORTAL, Consulté le 22 avril 2021.

[27] Maria Worton, The Globalization and Financialization of Montreal Water: Network Procurement Practices for Commodifying a Commons. Mémoire de maîtrise, Université Concordia, 2016, 136 f.

[28] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », ville.montreal.qc.ca/vuesurlescontrats/(link is external), Consulté le 20 juin 2021.

[29] Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, « Pour l’autonomie de la recherche universitaire », mémoire présenté aux assises nationales de la recherche et de l’innovation, 2013.

[30] Gouvernement du Québec, « Stratégie québécoise d’économie d’eau potable », www.mamh.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/grands_dossiers/strategie_eau…(link is external), Consulté le 22 avril 2021.

[31] Our world in data, « Water use stress ». ourworldindata.org/water-use-stress(link is external), consulté le 4 juillet 2021.

[32] Thomas Gerbet, « 1000 milliards de litres d’eau pour 3 millions $ au Québec », Radio-Canada, 18 juin 2019, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1123907/milliards-litres-eau-quebec-industrie-redevances-dollars-elections.

[33] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », Op. Cit.

[34] Philippe Teisceira-Lessard, « Station d’épuration: un projet d’un demi-milliard en eaux troubles », La Presse, 17 décembre 2019, www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2019-12-17/station-d-epuration…(link is external).

[35] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[36] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris: La Découverte, 2015, 400 p.

[37] Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Du néolibéralisme au commun », iris-recherche.qc.ca/publications/Commun1, Consulté le 22 avril 2021.

De la fibre optique dans l’Arctique : la route sous-marine des millions à haute vitesse

De la fibre optique dans l’Arctique : la route sous-marine des millions à haute vitesse

Par Marie-Claude Belzile

Pendant que Stephen Harper tente de démontrer la souveraineté du Canada dans l’Arctique, Douglas Cunningham, un investisseur expert dans le marché de la technologie des télécommunications à fibre optique, dépose depuis cet été un câble géant dans l’océan présentement le plus convoité de la scène politico-économique internationale.

Douglas Cunningham, c’est l’homme à la tête de la compagnie torontoise Arctic Fibre. Sur le site web d’Investing.businessweek.com[i], on peut lire qu’il a lancé et financé plusieurs projets de télécommunications ces vingt dernières années, principalement dans les Antilles. On y apprend aussi qu’il a été analyste financier au Canada et a été considéré comme le numéro un entre  les années 1982 et 1993. Pour lui,  «Shrinking Arctic is creating a golden opportunity.[ii]», et c’est avec cette idée qu’il a amorcé le projet de réduire de 7000 km le chemin le plus court (réseau internet actuel reliant Londres à Tokyo) en empruntant la voie désormais navigable de l’Extrême-Arctique. C’est un projet avoisinant les 600 millions de dollars canadiens, et peut-être 1,5 milliards si tout ne va pas comme prévu, c’est-à-dire si les gouvernements fédéral et provincial passent à côté de l’opportunité d’investir dans le projet.

Le projet

Arctic Fibre, supporté par AECOM (firme multinationale de design et d’ingénierie écoresponsable) et associé à diverses compagnies et organisations paragouvernementales au Nunavut, au Nord-du-Québec  et en Alaska, propose une solution de rechange au service internet par satellite qui dessert actuellement le Nord avec des technologies peu fiables, coûteuses et désuètes. C’est l’utilisation de la fibre optique qui est au centre du projet, soit un câble sous-marin de plus de 15 000 kilomètres, dont 31 seront acheminés par voie terrestre.  Le câble passera de la mer de Beaufort à la frontière Yukon-Alaska de l’extrême nord du Pacifique, à l’est de la mer de Baffin et au sud de la Baie d’Hudson et de la Baie James. La partie terrestre de 31 km sera acheminée sur la presqu’île de Boothia. Même si le projet est en cours depuis 2009 et que les premiers kilomètres de sondages des fonds océaniques ont lieu au Nunavut depuis la mi-août 2014, ce n’est pas avant 2016 qu’Arctic Fibre croit pouvoir fournir ses premiers lots de gigabytes. Ne désirant pas faire de vente au détail, c’est en fait aux compagnies de distribution déjà en place que des lots de bande passante seront vendus, et ces dernières les revendront à leurs clients, soit aux villageois du Grand Nord et aux entreprises locales.

Les instigateurs du projet

Si certains investisseurs du projet demeurent encore anonymes, il n’est pas sans intérêt de noter que le siège d’Arctic Fibre est situé dans l’un des paradis fiscaux les plus connus, soit aux Bermudes. Cunningham y a déjà séjourné auparavant pour s’occuper d’affaires externes à Arctic Fiber, concernant entre autres le câble BUS-1 géré par GlobeNet[iii], un projet de connexion à fibre optique similaire reliant les États-Unis, les Bermudes, la Colombie, le Venezuela et le Brésil. Les Bermudes, en tant que territoire outremer du Royaume-Uni, ne sont pas sans lien avec le fait que le marché boursier de Londres soit parmi les premiers bénéficiaires de l’installation d’Arctic Fibre. Réduire la distance du câble entre la City de Londres et la bourse de Tokyo équivaut à augmenter plus que substantiellement les gains des échangeurs de devises et des marchands boursiers.

L’apport du câble à fibre optique

Par rapport à la connexion satellite, le projet de fibre optique de Cunningham apporte avec lui de forts arguments pour s’attirer la part des investisseurs qui lui manque, soit les instances gouvernementales, les résidents des communautés nordiques et les compagnies de télécommunications. Arctic Fibre propose donc 1) de fournir un accès à 4G de bande passante en haute vitesse;  2) d’occasionner du même coup une augmentation des services gouvernementaux (à condition qu’ils prennent part au projet) dans le domaine de l’éducation et de la télémédecine; 3) de donner un accès aux services de streaming pour le marché de l’audiovisuel; 4) d’améliorer indirectement l’économie locale en offrant une connectivité moins coûteuse aux PME; 5) d’augmenter la rapidité des interactions boursières internationales (trois à quatre fois plus rapide que la connexion par satellite actuelle, et surtout, dix fois moins cher). En effet, la liste est alléchante.

La technique marketing est intéressante : promettre une meilleure autonomie, la création de nouveaux emplois, une amélioration de la qualité de vie et tout cela, grâce à un simple câble à fibre optique. Il est question d’empowerment politique[iv], de donner une vision d’autonomie arrivant au Grand Nord, alors qu’en réalité, ce grand projet semble créé pour les grandes compagnies pétrolières et minières et pour le monde des échanges boursiers. Parmi les stations d’atterrissage des installations du câble, certaines sont d’ailleurs à proximité de grandes pétrolières, dont la Deadhorse Prudhoe Bay Oil Field enAlaska, ou encore d’installations scientifiques et militaires gouvernementales, telle la Station de recherche du Canada dans l’Extrême-Arctique, qui se construit présentement à Cambridge Bay au Nunavut. Chasibi, dans le nord du Québec, a aussi été choisie en fonction de sa proximité avec le chemin de la Baie James et des infrastructures à proximité.

Ainsi, ce n’est qu’indirectement et que si le gouvernement investit (ce qu’il risque faire étant donné que son contrat actuel de connexion par satellite prend fin en 2016 et qu’Arctic Fibre sera prêt cette année-là) que les communautés pourront observer l’étendue des bienfaits de ce qu’offre Arctic Fiber. Si le gouvernement n’investit pas et si les compagnies de télécommunications désirent demeurer avec le satellite, malgré les frais et l’instabilité de la connexion, les bienfaits du projet pourraient ne jamais voir le jour. En fait, si Arctic Fibre n’attire pas dans son projet tous les investisseurs qu’il souhaite, seulement 52% des villageois des communautés de l’Arctique auront accès au service. Pour que 99% de la population soit comblée, il faudrait que les phases 2 et 3 du projet se concrétisent, éventualité encore incertaine à ce jour.

Qui gagnerait quoi?

En octobre 2013, dans sa proposition finale donnée à divers organismes paragouvernementaux et gouvernementaux, Arctic Fibre mentionne que jusqu’à présent, 480 personnes ont été consultées, mobilisées, sollicitées, depuis 2011. De ce lot, 160 résident au Nunavut, parmi lesquels des trappeurs, chasseurs et pêcheurs. Les consultations publiques avaient encore lieu cet été et elles risquent de se poursuivre encore pour les quelques mois à venir, alors que la saison froide ralentira les travaux et que certaines questions, craintes et insatisfactions se font encore sentir quant à la pose du câble.

Les fermes à serveurs numériques

L’informatique en nuage, plus connue sous le nom de cloud computing, est le fait de bien savoir utiliser la puissance de calcul et de stockage de serveurs informatiques éloignés les uns des autres à l’aide d’un réseau, tel internet. Ces serveurs ont une valeur marchande, loués à la demande, parfois au forfait ou à la tranche d’utilisation. Avec le câble sous-marin d’Arctic Fibre, plusieurs géants américains ont d’ailleurs énoncé publiquement le projet d’établir ces fermes dans le but de profiter du froid.- oui, du climat naturellement réfrigéré de l’Arctique – et d’une bande passante haute vitesse fiable. Facebook a déjà son propre serveur dans le nord de la Suède[v], alors que le Québec aimerait bien attirer de nouveaux clients sur ses terres arctiques. L’idée derrière la création de ces fermes est de réduire à zéro les coûts liés à la climatisation, technologie essentielle au bon fonctionnement des serveurs dans les pays où le climat est chaud ou tempéré. La méthode consiste à retirer l’air du bâtiment où sont déposés les serveurs et d’y faire pénétrer par aspiration l’air froid de l’extérieur, de manière mesurée, tout en gérant le taux d’humidité des bâtiments.

La Station de recherche du Canada dans l’Extrême-Arctique (SRCEA)

Situé à Cambridge Bay, la SRCEA (CHARS en anglais) profiterait d’une connexion à fibre optique pour les activités de recherche qui y sont prévues dans les années à venir. Selon le site internet du gouvernement[vi], la SRCEA devrait «devenir un centre de sciences et de technologies de renommée internationale dans le Nord Canadien[vii]». Projetée depuis 2007, la station devrait ouvrir en 2017, soit pour le 150e anniversaire de la Confédération canadienne, qui est également l’année suivant la connexion officielle donnée par Arctic Fiber. Le projet officiel est d’attirer des scientifiques du monde entier pour faire travailler les résidents du Nord, mais l’idée est principalement d’assurer une forte présence scientifique et militaire dans l’Extrême Arctique et d’y raffermir la gérance gouvernementale canadienne. Cette présence, c’est aux pays de l’Arctic Five (autre que le Canada : les É-U, la Russie, la Norvège et le Danemark) que le gouvernement conservateur désire la démontrer. Cette station est un projet initié dans la «Stratégie pour le Nord Canadien» du gouvernement, qui a pour fin d’exercer la souveraineté canadienne sur 162 000 kilomètres des côtes et 40% des terres arctiques[viii]. Un tel projet exige une garantie sur la fiabilité de sa connexion internet et surtout, que celle-ci puisse être obtenue à moindre coût.

À la bourse

Le câble à fibre optique permet de fournir une bande passante dont la latence est faible[ix], plus faible que la transmission satellite, tout en transférant plus de données en moins de temps. La faible latence est importante pour les services de streaming, pour les communautés de jeux en ligne et les échanges d’algorithmes entre analystes financiers. Tous ces domaines demandent la meilleure qualité comme source de branchement à l’internet, ce qu’offre le câble en fibre optique. Par exemple, pour un client à la bourse, chaque milliseconde «perdue» occasionne cent millions d’opportunités perdues par an ; une différence de 3 millisecondes peut coûter 0,08 cents par action négociée[x]

Le trading haute fréquence (échanges de devises et d’actions à «haute vitesse») compte pour 70% des négociations faites sur les marchés américains, et cette proportion augmente en Europe et en Asie. Ce sont les investissements à court terme, réalisés dans le temps de quelques millièmes de seconde, qui fournissent le plus de liquidités aux marchés boursiers tout en assurant une forte probabilité de petits profits réguliers. Dans cet univers, le gain sur le temps se compte en millisecondes, et c’est justement ce que peut offrir le câble d’Arctic Fibre en empruntant le chemin le plus court suivant la plus petite circonférence du globe terrestre à la latitude septentrionale où il sera déployé. Aujourd’hui, les transactions les plus rapides se font en 230 millisecondes ; avec Artic Fiber, ce sera 170 millisecondes. Ce gain créera une sorte d’émulation sur les marchés boursiers et les analystes devront performer plus que jamais pour rivaliser d’un bout à l’autre de la planète, principalement à Tokyo et à Londres (3e et 4e plus grands stock exchange au monde).

L’Alaska et Quintillion Network

Basée à Anchorage, la compagnie Quintillion agit comme fournisseur de connexion internet haute vitesse aux résidents et aux entreprises locales. Ainsi, supportée financièrement par CALISTA et Futaris inc., lesquelles comptent parmi les 13 corporations régionales d’Alaska pour les autochtones (17 300 résidents), Quintillion organisera aussi la phase 2 d’Arctic Fibre en Alaska. La compagnie se chargera d’installer des câbles terrestres (micro-ondes principalement) et de répartir entre les villages de son État les branchements secondaires au câble sous-marin principal. La Arctic Slope Telephone Association Cooperative (ASTAC), coopérative de propriétaires de 9 communautés autochtones d’Alaska, s’inscrit aussi au nom des investisseurs participants. De son côté, Quintillion a aussi des ententes de partenariat avec l’industrie de la vidéo, laquelle désire créer du trafic sur son réseau. Les investisseurs du marché veulent plus de clients et Quintillion assurera la revente de la bande passante à moindre coût, ce qui attirera plus de clients; ainsi, tous en profiteront[xi].

Les entrepreneurs de la Deadhorse Prudhoe Bay Oil Field (pétrolière américaine numéro un de son domaine d’expertise en Amérique du Nord) investissent aussi dans le projet de câble optique. La firme est opérée par BP (British Petroleum), ExxonMobil (3e plus grande compagnie au monde dans son domaine, descendant directement de la légendaire Rockerfeller’s Standard Oil co.) et Conoco Phillips Alaska (qui est une compagnie d’État à Anchorage). De toute évidence, le monde du pétrole n’a pas hésité à choisir la fibre optique pour se connecter à internet.

Au Nunavut et au Nord-du-Québec

Même si Arctic Fiber compte parmi ses consultantes et consultants l’ancienne mairesse d’Iqualuit, Madelaine Redfer[xii], c’est sans contredit dans cette portion de l’Arctique (et elle n’est pas petite) que l’enthousiasme des résidents et des organismes locaux s’est fait le moins sentir.

Au Nunavut, Adamee Itorcheak, le vice-président du Nunavut Broadband Development Corporation (NBDC), croit que, comme la majorité des projets venus de l’extérieur, il n’y aura pas de phases 2 ou 3 pour l’implantation de fibre optique dans la région. Les seules communautés qui en bénéficient habituellement sont les 3 centres urbains majeurs, soit Iqualuit, Rankin Inlet et Cambridge Bay (lesquelles auront des stations d’atterrissage du câble principal). Il croit que le Nunavut n’a pas besoin d’Arctic Fiber, qu’il y a déjà suffisamment de support gouvernemental et provincial et qu’il vaut mieux conserver le service actuel (par satellite) qui promet de se moderniser[xiii]. Pour que le projet d’Arctic Fiber fonctionne, il y aurait un investissement de 192 millions de plus à faire pour lier les communautés voisines, et Itorcheak ne croit pas que le gouvernement devrait s’en mêler, du moins pas aux dépends des Nunavummiut. Il dit craindre la création d’une «division digitale» intercommunautaire entre les 52% connectés (ou les 92% si Arctic Fiber poursuit jusqu’à la phase 3) et le 48% (ou 8% si la phase 3 est achevée) restant[xiv].

Lors des rencontres de Cunningham avec les communautés du Nunavut et du Nord-du-Québec, plusieurs craintes ont été soulevées : que le gouvernement décide de ne pas investir dans le projet, laissant ainsi la phase 2 et 3 du projet avortée pour les communautés éloignées de câble principal; qu’il y ait des dommages environnementaux dans l’océan et près des stations d’atterrissage; que les profits soient faits sur le dos des résidents et au bénéfice des compagnies de câblodistribution ou encore qu’Arctic Fibre fasse son projet et se lave les mains de ses responsabilités face à la population lorsque le tout sera installé. Sur le site internet de Arctic Fibre, dans la section «Foire aux questions», on peut lire les diverses réponses données à ces craintes par M. Cunningham. De notre lecture, les réponses aux craintes énoncées dans ces lignes ne sont pas satisfaisantes.

De la Baie James à Montréal

Afin de relier Montréal à cette fibre optique -car la métropole provinciale a elle aussi quelques dollars à y gagner- le chemin le plus court serait de prendre la sortie du câble à Chasibi et de le faire descendre jusqu’à Montréal, pour ensuite lui faire rejoindre New York et le New Jersey. Malheureusement, pour que cette portion des travaux soit simplement amorcée, il faudra d’abord restaurer la route qui mène jusqu’à Chasibi par le chemin de la Baie James, car cette route est actuellement trop risquée pour satisfaire aux besoins de circulation d’Arctic Fiber. Cunningham prétend que ce doit être à Hydro-Québec de payer la facture pour restaurer la route. De son côté, la société d’État veut que le gouvernement ou bien Arctic Fiber paient aussi pour leurs besoins. Hydro-Québec se dit prêt à couvrir une partie des frais, s’ils sont équitablement divisés avec les autres qui l’utiliseront, comme cela a été fait lors de la construction des barrages à la fin des années 1970 et 1980.  Cunningham croit que des investisseurs à Montréal devraient s’intéresser au projet s’ils veulent en avoir les bénéfices. Selon lui, si le marché montréalais attend le gouvernement, les travaux ne seront débutés qu’en 2019. Ce délai trop long pourrait faire dévier Arctic Fiber de son chemin et choisir Toronto plutôt que Montréal. Les coûts estimés pour les travaux de la route seraient de près de 200M$. C’est donc dans les mains des entreprises montréalaises que Cunningham laisse la question[xv],  La seule information  recueillie sur le web concernant la portion du projet concernant la vallée laurentienne laisse prévoir peu de travaux additionnels outre ceux projetés dans l’Arctique, sinon des associations avec les grandes compagnies qui distribuent le service internet actuellement, dont Bell Canada[xvi].

Par ailleurs, à Chasibi, des projets scientifiques d’antennes paraboliques semblent avoir déjà attiré les Allemands et les Suédois. Le Canada devrait y déposer la sienne avant 2020. [xvii] Arctic Fibre n’aurait pas choisi cet emplacement sans raison, n’est-ce pas?

L’Asie, une voie de contournement

Le câble crée une voie de contournement au système en place en passant par l’Arctique. Cela permettrait à plusieurs pays de passer ailleurs que par la mer Rouge et les câbles américains qui sont sous haute surveillance. Les centaines de millions d’individus utilisant internet haute vitesse en Asie permettraient à Arctic Fiber de faire 15 à 18 millions de $ par année (en profits)[xviii].

Les avantages… sans études d’impact environnemental

Bien que plusieurs études de préfaisabilité (à ce jour, une quinzaine de versions, rédigées par Arctic Fiber) aient été faites pour informer les diverses instances gouvernementales (Industrie Canada, le Ministère des Ressources Naturelles du Québec, les comités de villages, les mairies et leurs homologues américains), aucune étude de risque d’impact environnemental n’a été faite à ce jour. Une première étude devrait être conduite d’ici les deux prochaines années (2015) et ne prendrait tout au plus que six mois selon Cunningham. Malgré cette lacune importante, plusieurs éléments ont été pris en compte dans deux rapports remis à la Commission OSPAR (pour le Nunavik) et une réalisée par Salter Global Consulting inc. (SGC) à la demande d’Arctic Fibre.

Le câble serait sans effets sur l’air, sans émission de gaz à effet de serre (selon leur site web) et ne causerait aucune autre perturbation des sols que l’installation du câble. Cependant, la chaleur et le champ magnétique qui se dégageront du câble sont envisagés comme des agents perturbateurs de l’écosystème. On ne sait pas à quel point cela posera problème et il n’y a jusqu’à maintenant pas d’étude environnementale précédant les travaux qui permettent de connaître les données exactes à ce sujet.

Selon la 15e version de l’étude de SGC, publiée en 2013, le projet est considéré comme ayant un «impact significatif modéré à élevé». C’est un projet dit «transformatif» et il est jugé moins sévèrement que les projets miniers. Son grand bémol est que même si la capacité de la fibre optique est presque illimitée, la croissance des réseaux sera nécessairement limitée par les coûts d’interconnexion (liens micro-ondes ou satellitaires pour les villages qui n’ont pas un branchement direct au câble principal) et par les fournisseurs locaux qui revendent la connexion aux particuliers. SGC croit que le projet demeure réalisable et serait avantageux comparativement au système en place actuellement. Autrement, l’étude fait mention de plusieurs éléments environnementaux à prendre en considération en ce qui concerne les risques et impacts: 1) l’affouillement glaciaire créant un risque à l’intégrité des câbles par frottement; 2) la glace fixe qui est un risque majeur de bris de câble si deux plaques se rencontrent et se superposent; 3) le forage horizontal qui demande l’emploi d’un équipement lourd et bruyant au bord du rivage; 4) l’installation du câble dans les fonds marins qui perturbe la faune benthique (c’eat-à-dire du fond marin); 5) la cause de 90% des pannes envisagées, qui seront dues à des facteurs externes : ancres des navires, pêche, navigation; et 6) le temps requis pour réparer un bris dans l’hiver extrêmement long de la région concernée, considérant que 34% de la longueur du câble est enfouie dans des lieux inaccessibles sept mois par année[xix].

Selon la commission OSPAR, laquelle a pour mandat de protéger et préserver l’Atlantique du nord-est américain et ses ressources, les impacts écologiques de la fibre optique sont multiples. Sont abordées en premier lieu la turbidité accrue dans les fonds marins et la remise en mouvement de sédiments contaminés, ce qui est problématique pour certaines espèces sensibles tels les bivalves (huîtres, moules, pétoncles); les plus à risque étant les espèces benthiques mobiles, tels les crabes. Une obstruction des mécanismes de filtration par certains organismes des fonds marins pourrait aussi être engendrée par les sédiments remis en circulation. Le câble en lui-même amène l’introduction artificielle d’un substrat dur (l’armature du câble), ce qui peut occasionner un effet de récif en attirant des espèces étrangères à l’écosystème local.  Les émissions de chaleur sont à considérer sérieusement, car le fil conducteur du câble peut atteindre 90°C tandis que la gaine du câble peut atteindre 70°C. Cette énergie thermique peut s’étendre sur un rayon de quelques mètres en périphérie du câble; or, les organismes marins sont pour la plupart très réactif aux changements de température, même minimes. Ces modifications thermiques peuvent occasionner des effets d’éloignement et de rapprochement de différentes espèces, modifiant par la même occasion les comportements migratoires de celles-ci. OSPAR relève aussi que  cette augmentation de température pourrait modifier la physiologie, la reproduction et la mortalité des communautés benthiques. Le champ magnétique provenant du câble risque quant à lui de perturber le système d’orientation des poissons et des mammifères marins, ce qui affecterait en outre leur comportement migratoire, surtout chez les élasmobranches (raies et requins) qui perçoivent très bien ces champs. Enfin, le risque d’accident nucléaire n’est pas négligeable, puisque ce sont des brise-glaces à moteur nucléaire qui sont utilisés pour tracer la route maritime lors des sondages, et qui le seront éventuellement lors des travaux de construction et de maintien de la fibre optique.

Arctic Fibre n’est pas seul

Arctic Fibre est un projet colossal dont on parle très peu. Nous pouvons imaginer que de nombreux débats s’animent autour de celui-ci et qu’une majorité des intéressés préfèrent garder l’anonymat d’ici à ce que toutes les formalités bureaucratiques et monétaires soient réglées.  Pour l’heure, il semble peu probable de voir ce projet tomber dans l’oubli malgré les craintes des résidents du Nord. C’est que de tels câbles ont déjà prouvé leur efficacité (du moins pour le monde des affaires) en Afrique et au Groenland ces dix dernières années. Par ailleurs, Arctic Link et Polarnet, câbles états-uniens et russes, sont aussi en marche dans leurs propres pays, lesquels partagent des frontières communes avec le Canada dans l’Arctique. Deux autres années doivront s’écouler avant que la phase 1 du projet soit complétée : l’histoire et ses développements sont donc à suivre.


[i]     http://investing.businessweek.com/research/stocks/private/person.asp?personId=40106574&privcapId=39103532&previousCapId=39103532&previousTitle=Windward%20Telecom%20Limited

[ii]    http://www.theglobeandmail.com/report-on-business/shrinking-arctic-ice-and-a-golden-fibre-optic-opportunity/article4714817/

[iii]   Pour en connaître davantage sur ce projet BUS-1, veuillez consulter le lien internet suivant : http://globenet.net/globenet-and-te-subcom

[iv]   L’empowerment politique se définit comme une «technique visant à fomer des individus ou des groupes à s’insérer dans des rapports concurrentiels marchands […] [L]a logique néolibérale cherche autant que possible à privatiser ces actions [la compétition remise entre les mains des citoyens] pas forcément dans le sens d’un transfert vers des entreprises privées à but lucratif, mais dans celui d’une prise en charge par ceux-là mêmes qui subissent l’action.» MCFALLS, Laurence. Les fondements rationnels et sociaux des passions politiquesVers une sociologie de la violence contemporaine avec Weber et Foucault, Anthropologie et Sociétés, vol. 32 n°3, 2008, p. 151-172. [v]    http://www.telegraph.co.uk/technology/facebook/8850575/Facebook-to-build-server-farm-on-edge-of-Arctic-Circle.html

[vi]   www.science.gc.ca/SRCEA

[vii]  www.science.gc.ca

[viii] idem

[ix]   La latence est le temps demandé pour recevoir les données envoyées en langage binaire (le bit est l’unité minimale de quantité d’information transmise). Une bonne latence est inversement proportionnelle au temps écoulé, ainsi une latence faible est désirée pour réduire les délais de communication.

[x]    http://www.reseaux-telecoms.net/actualites/lire-de-la-fibre-optique-sous-l-arctique-pour-accelerer-les-echanges-boursiers-24755.html

[xi]   http://arcticfibre.com/arctic-fibre-extends-network-to-northwest-alaskan-communities/

[xii]  Elle a été la première Inuit à recevoir un titre de fonctionnaire à la Cour supérieur du Canada dans les questions autochtones de sa nation.

[xiii] http://arcticfibre.com/nunavut-broadband-proponents-unsure-of-fibre/

[xiv] www.nnsl.com/frames/newspapers/2012-07/jul2_12fbr.html

[xv]  Idem que viii

[xvi] ftp://ftp.nirb.ca/01-SCREENINGS/COMPLETED%20SCREENINGS/2014/13UN035-Arctic%20Fibre%20Submarine%20Cable/01-APPLICATION/130326-13UN035-Revised%20Application-IA2E.pdf

[xvii] Idem que viii

[xviii] www.nnsl.com/frames/newspapers/2012-07/jul2_12fbr.html

[xix] http://www.krg.ca/images/stories/docs/Tamaani%20Reports/SGC%20Nunavik%20Final%20Report%20v15%20Public%20fre%2010_09%20rapport%20complet.pdf

Les sociétés d’investissement, une menace pour l’agriculture québécoise?

Les sociétés d’investissement, une menace pour l’agriculture québécoise?

Par Thomas Deshaies

Depuis quelques années, le phénomène de l’accaparement des terres sème la controverse. Au Québec, plusieurs intervenant-es se sont également demandés si nous étions vulnérables devant ce phénomène.  Le problème semble cependant se poser différemment ici, mais il provoque autant d’inquiétude chez les agriculteurs-trices. 

Préoccupation mondiale : l’accaparement des terres

Depuis la crise alimentaire de 2008, nous avons pu observer une nouvelle vague d’intérêt de la part des pays caractérisés comme « développés » pour les terres arables à l’étranger. Celle-ci vient répondre à un besoin de trouver de nouvelles terres pour y pratiquer l’agriculture. En fait, les gouvernements de certains États considèrent que les terres sur leurs propres territoires ne sont plus disponibles ou sont en quantité insuffisante pour répondre à leurs besoins (1). En contrepartie, l’International Institute for Environment and Development (IIED) estime que les trois quarts des 800 millions d’hectares disponibles en Afrique ne sont pas exploités (2). C’est donc le continent africain qui fait l’objet des plus grandes convoitises, mais aussi l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est.

L’expression « location de terres à grande échelle » est le terme plus objectif pour désigner le phénomène d’accaparement. On parle de location puisque dans la plupart des États, on ne peut à proprement dit acheter une terre. Le gouvernement national peut cependant généralement « louer » ces terres à une entreprise étrangère. On parle donc de baux pouvant aller de quelques années à 75 ans et plus.

Il est également important de mentionner que la manière d’effectuer ces investissements respecte une certaine logique et une vision commune du rôle de l’agriculture et des techniques agricoles dans nos sociétés. La productivité et la rentabilité sont au cœur des préoccupations, ce qui implique généralement que ces locations de terre soient effectuées selon les méthodes de l’agrobusiness. Par exemple, on cherchera à favoriser la monoculture pour des raisons productivistes et comme étant la manière logique de pratiquer l’agriculture suite à la libéralisation du rôle de la production alimentaire au cours des années 1960-1970. Il faut savoir que le nouveau paradigme considère la terre comme un bien d’échange faisant partie des circuits commerciaux (3).  C’est une marchandise comme une autre.

Bien qu’une majorité des contrats de location soit effectuée par des entreprises et non par des gouvernements, plusieurs entreprises nationales et privées bénéficient de mesures incitatives de la part de leur gouvernement afin d’investir à l’étranger (4). Ce qu’il faut comprendre, c’est que de nombreux États mettent en place des politiques afin d’externaliser une partie de leur production alimentaire. Il y a donc une volonté politique claire derrière cet enjeu et il ne faut pas en faire abstraction. Les gouvernements des pays « d’accueil » sont également, de manière générale, en faveur de ces investissements. Ils y voient la possibilité de se servir de cet engouement et des capitaux ensuite injectés comme un outil de développement national (5). D’ailleurs, plusieurs États africains vont placer l’agriculture au centre de leur stratégie pour sortir de la pauvreté (6). Ces politiques semblent avoir un impact notable depuis plusieurs années puisque ce n’est pas moins de 35 millions d’hectares qui ont été loués depuis 2009. C’est l’équivalent de quatre fois la superficie du Portugal (7).

L’une des premières organisations à avoir considéré comme problématiques les investissements massifs est l’ONG Grain. Celle-ci publia le rapport « main basse » en 2008 afin de dénoncer ce qu’elle qualifie comme du « néo-colonialisme » (8). Il s’agirait selon l’auteur du rapport de pratiques tout à fait semblable à celles qui ont eu lieu à l’époque de la colonisation. Elles consistent en la prise de contrôle des ressources naturelles d’un pays afin de répondre aux besoins de sa propre population sans se soucier des impacts locaux de sa présence. Le problème réside également, selon lui, dans le développement agroindustriel, qu’il considère comme étant destructeur pour l’économie locale. Depuis la publication de ce rapport, plusieurs ONGs prirent elles aussi position contre les locations de terres à grande échelle. Finalement, certains groupes financiers acquièrent de grandes superficies de terres afin d’effectuer de la spéculation foncière. Des ONGs paysannes comme Via campesina ont mis sur pied une campagne de mobilisation internationale. Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, a par ailleurs publié un rapport conseillant aux États de prendre les mesures nécessaires pour contrer les impacts négatifs des locations de terres à grande échelle.

Pas de risques significatifs d’accaparement étranger pour le moment au Québec

Au Québec, il semble que les risques que nous assistions à un accaparement massif des terres agricoles par des entreprises étrangères soit pour le moment minimes. C’est d’ailleurs la conclusion de plusieurs récents rapports comme celui du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (9), qui affirme qu’il n’y a qu’une infime partie des terres qui est possédée par des non-agriculteurs au Québec. Selon Jean-Pierre Juneau, conseiller en Affaires publiques à l’Union des Producteurs Agricoles du Québec (UPA) et rejoint en entrevue, le problème se pose davantage dans l’Ouest canadien qu’au Québec. D’ailleurs, selon lui, plus de 95% des terres québécoises sont possédées par des agriculteurs.

Le gouvernement du parti québécois de 2012 a par ailleurs procédé à l’adoption du projet de loi 46 visant à prévenir un tel accaparement étranger en imposant des balises et en obligeant les possibles acheteurs à avoir l’intention de résider pendant au moins trois ans au Québec. Monsieur Juneau considère que cette nouvelle loi est un pas dans la bonne direction, mais que le véritable problème n’est pas étranger, mais local. En fait, depuis seulement quelques années, des hommes d’affaires québécois ont mis sur pied de nouvelles sociétés d’investissement agricole visant à acquérir des terres arables au Québec. Ce sont ces sociétés qui constituent une menace selon lui.

Les nouvelles sociétés privées d’investissement agricole au Québec

Il existe plusieurs sociétés d’investissement agricole au Québec dont PANGEA, qui a bénéficié d’une importante exposition médiatique puisque son fondateur est nul autre que Charles Sirois, codirigeant de la Coalition pour l’avenir du Québec, ancêtre de la CAQ. Leur mission officielle est « d’assurer la pérennité des fermes familiales tout en contribuant à la revitalisation du secteur agricole ».  Mais que proposent-ils vraiment? En fait, PANGEA propose d’acquérir la moitié (49%) d’une terre agricole en partenariat avec un-e agriculteur-trice afin de l’aider à augmenter le nombre d’hectares cultivés. En investissant des capitaux, PANGEA affirme donc pouvoir aider des agriculteurs qui n’en auraient autrement pas les moyens.

La société Partenaires agricoles propose aussi cette formule, mais achète (ou rachète) également de nouvelles terres et en assure elle-même la gestion. Selon son fondateur Clément C. Gagnon, rejoint en entrevue téléphonique par l’équipe de l’Esprit libre, il y a beaucoup de terres arables qui ne sont pas allouées dans la province, menant donc à une sous-utilisation des terres. D’un point de vue économique, Monsieur Gagnon rappelle par ailleurs le côté lucratif de l’agriculture au Québec et son rôle important dans l’économie québécoise. Il considère que sa société propose un nouveau modèle révolutionnaire. Il nous a par ailleurs confié avoir rencontré l’ambassadeur du Bénin qui souhaite exporter ce modèle sur son territoire.

Ces sociétés d’investissement affirment  être essentielles pour augmenter et sécuriser notre production alimentaire. Selon elles, la conjoncture fait en sorte que les agriculteurs-trices ont besoin d’aide de manière urgente.  Il y a, dans un premier temps, un déficit clair de relève agricole et le vieillissement de la population ne fait qu’aggraver la situation. Il y a donc un risque que notre production alimentaire perde de sa vigueur. De plus, ce sont les agriculteurs-trices québéois-es qui sont les plus endettés au Canada. Ces sociétés d’investissement prétendent donc pouvoir supporter le développement de l’agriculture au Québec en palliant au déficit de relève et au manque de fonds en injectant massivement des capitaux

Risque de dérives

À première vue, l’émergence de ces nouvelles sociétés d’investissement agricoles au Québec semble une heureuse nouvelle. Qui peut être contre la vertu? En entrevue téléphonique, l’enthousiasme de Clément Gagnon et l’importance qu’il accorde au rôle de l’agriculture semblait véritable et sincère. Cependant, quelques voix s’élèvent contre ce nouveau modèle et d’autres demeurent sceptiques quant aux résultats. Les critiques ne portent pas sur l’intention des fondateurs de ces sociétés, mais bien sur la vision du modèle d’agriculture qui y est préconisé et sur les effets de ce modèle à long terme.

De son côté, Patrice Juneau est très clair et rejette ces initiatives privées: « (…) avec des groupes comme PANGEA, on retourne un peu à l’époque féodale, ce ne sont plus des propriétaires (agriculteurs), mais de simples locataires! ». Pour l’UPA, bien que 95% des terres soient possédées actuellement par des familles d’agriculteurs, il demeure important d’œuvrer à la préservation de ce modèle. Ces sociétés sont une menace à l’agriculture familiale puisqu’elles tendent à augmenter le nombre d’hectares possédés par un seul groupe ou bien à carrément empêcher la gestion de certains hectares par des familles, car ils seraient dorénavant entre les mains de la société d’investissement. Ceux qui accepteraient un partenariat ne pourraient d’ailleurs plus exercer pleinement le contrôle sur leurs terres puisqu’ils devraient se soumettre aux impératifs des investisseurs.

Ces impératifs peuvent également diverger de ceux de la ferme familiale. Après tout, l’objectif de ces hommes d’affaires est également de faire du profit. À quel point sont-ils prêts à augmenter la productivité des terres au détriment de la diversité des aliments ou de la qualité de ceux-ci? L’exemple des cas d’accaparement des terres en Afrique où l’agro-industrie a préféré pratiquer une monoculture pour des questions de rentabilité tout en sachant qu’elle « assècherait » la terre nous montre que la maximisation des profits peut occasionner certaines dérives. Est-ce que ce sera également le cas ici? Quelles garanties avons-nous, autres que les bonnes intentions des sociétés d’investissement?

Bien que PANGEA se soit publiquement défendu d’avoir occasionné une augmentation du prix des terres après l’achat de lots en Abitibi-Témiscamingue, l’UPA persiste à affirmer qu’ils en sont la cause. C’est-à-dire que puisqu’ils possèdent plus de moyens, ils ont pu acheter des terres à un prix beaucoup plus élevé que la normale, occasionnant une augmentation généralisée aux alentours. Cette augmentation restreindrait l’accès à la propriété foncière pour les petits agriculteurs. La crainte chez l’UPA concerne également les risques de spéculation foncière. Elle consisterait en une prise de possession des terres par des individus malintentionnés ne cherchant pas à les cultiver, mais à en faire croitre la valeur pour ensuite les revendre. Partenaires agricoles de même que PANGEA affirment ouvertement lutter contre la spéculation. Cependant, il n’en demeure pas moins que dans certains projets, ce sont des non-agriculteurs qui s’occupent de la gestion des terres. En connaissant moins le travail d’agriculteurs, certaines de leurs décisions pourraient être défavorables à la production de denrées alimentaires de qualité et abordables.

Alternatives

Un rapport de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) paru il y a un mois affirme que le surendettement des agriculteurs-trices au Québec que l’on brandit comme une menace n’est peut-être pas si alarmant (10). En effet, selon les chercheurs-euses de l’IRÉC, les agriculteurs-trices sont plus endettés, mais parce qu’ils investissent massivement pour acquérir du nouveau matériel à la fine pointe de la technologie. Le fait qu’ils investissent plus que leurs confrères et consœurs de l’Ouest canadien s’explique par la bonne santé du marché québécois et par la confiance qu’ils ont en celui-ci. Ils et elles sont donc davantage confiants de pouvoir rentabiliser leur production et donc investissent à long terme quitte à s’endetter.

C’est d’ailleurs pourquoi Patrice Juneau affirme que les sociétés comme PANGEA ne sont pas essentielles au développement des fermes agricoles et que sans leurs capitaux, les agriculteurs-trices peuvent tout de même acquérir du matériel de qualité. Par ailleurs, chez l’UPA, on préconise la création d’une Société d’investissement et d’aménagement au Québec (SADAQ). Inspiré du modèle français, cet organisme d’État veillerait à gérer les nouvelles acquisitions de terres par des non-agriculteurs et à supporter financièrement les agriculteurs. Ils ne s’ingéreraient pas dans les transactions de terres entre producteurs agricoles. Selon Monsieur Juneau, ce serait une initiative formidable afin d’empêcher tout accaparement étranger et de mettre un frein aux investisseurs privés locaux comme PANGEA et Partenaires agricoles. Clément Gagnon croit quant à lui que personne ne veut de cette société chez les agriculteurs-trices.

Menace pour l’agriculture familiale?

Il est encore trop tôt pour avoir l’heure juste sur le travail de ces sociétés privées d’investissement agricole. Ce qui est cependant clair, c’est qu’elles suscitent beaucoup d’inquiétude dans le milieu agricole. Mais le plus important à noter, c’est que le modèle traditionnel familial d’agriculture est remis en question par ces hommes d’affaires. Leurs initiatives ont la possibilité de changer radicalement le visage de l’agriculture québécoise, pour le meilleur ou pour le pire.  


(1) Polack, E., Cotula, L. et Côte, M. Reddition de comptes dans la ruée sur les terres d’Afrique : quel rôle pour l’autonomisation juridique ? IIED/CRDI, Londres/Ottawa. 2013, p.8

(2) International Institute for Environment and Development (IIED), Projet Claims. 2006. Modes d’accès à la terre, marchés fonciers, gouvernance et politique foncières en Afrique de l’Ouest. Union Européenne. Rédigé par Jean-Pierre Chauveau et al. 97p.

(3) Paquette, Romain. Rapaysannisation dans les pays en développement, prolongement de l’expérience vécue. Cahiers de géographie du Québec, volume 54, numéro 151, 2010, p.154

(4) Brondeau, Florence. Les investisseurs étrangers à l’assaut des terres agricoles africaines. EchoGéo, Volume 14, 2010. 12p.

(5) IBID

(6) Action for Large-scale Land Acquisition (ALLAT), 2013. Who is beniffiting ? Freetown. Rédigé par Joan Baxter. P.32

(7) Land Matrix. 2013. GRAIN. En ligne. « http://www.landmatrix.org/en/ » . Consulté le 1er avril 2014.

(8) Grain, 2008. Mais basses sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière. Espagne. p.2

(9) CIRANO, Meloche, Jean-Philippe. Acquisitions des terres agricoles par des non-agriculteurs au Québec. (10) http://www.irec.net/index.jsp?p=120