Par Alfonso Insuasty Rodríguez[i] et Yani Vallejo Duque[ii]
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando.
La version officielle du conflit en Colombie réduit ce dernier au trafic de drogue. Dans les faits, ce discours cache une tout autre réalité : celle de réseaux qui lient groupes armés, forces de sécurité, élites, clans politiques et intérêts géopolitiques. Or, ce sont ces mêmes réseaux qui perpétuent la violence et refusent de reconnaître les communautés historiquement marginalisées.
Depuis 1999, le Plan Colombie a marqué un tournant récent dans la configuration de la frontière nord du pays. Avec comme prétexte de lutter contre le trafic de drogue, ce plan a servi à imposer un modèle extractiviste, qui a entraîné le déplacement, la criminalisation et l’appauvrissement les habitant·e·s de toute une région.
Le Catatumbo, région stratégique du nord de Santander, à la frontière avec le Venezuela, a toujours été un épicentre de conflits économiques, sociaux et politiques. Très riche en ressources énergétiques et naturelles, la région s’est développée au gré de l’exploitation du pétrole, du charbon, du gaz et de la monoculture de l’huile de palme, utilisée dans la production de biocarburant.
Bien que soient là des piliers économiques essentiels, le type d’exploitation mise en œuvre a principalement servi les élites nationales et les sociétés transnationales. En d’autres mots, les inégalités historiques demeurent et les communautés locales sont tenues à l’écart.
Le pétrole comme destin du Catatumbo au XXe siècle.
La concession de Barco de 1905[iii] a cédé la place à des entreprises telles que la Colombian
Petroleum Company (Colpet) et la South American Gulf Company (Sagoc). Ces dernières ont contribué à la déforestation, à la dépossession des terres et à la colonisation pétrolière en faveur d’intérêts étrangers. La région dispose d’infrastructures essentielles dont un oléoduc de 423 km qui se termine à Coveñas, sur la côte atlantique. Même si l’exploitation pétrolière est passée aux mains d’Ecopetrol , la pétrolière nationale, en 1955, ce changement de propriété n’a profité qu’à quelques un·e·s, et sur la majeure partie du territoire, les populations demeurent pauvres et exclues.
Le Catatumbo est aussi un producteur important de charbon. Ses réserves sont estimées à 630 millions de tonnes. La région s’est ainsi taillée une place sur le marché mondial de l’énergie. Elle produit 1 750 000 tonnes par an, dont 80 % sont exportés vers des marchés tels que les États-Unis et l’Union européenne.
L’exploitation minière est au centre de l’économie du nord de Santander, notamment en ce qui concerne la production de charbon bitumineux de haute qualité à des fins thermiques et métallurgiques. En 2020, le département a produit 1,1 million de tonnes de charbon, soit 2,2 % du total national, ainsi que 4,8 % du gravier et 12 % de l’argile de la Colombie. Plus de 80 % du charbon et du coke produits sont exportés, tandis que le reste est destiné à la consommation intérieure, le plus souvent dans des centrales thermoélectriques et des fours à briques.
L’industrie du charbon génère plus de 7 500 emplois directs et 15 000 emplois indirects, en plus de 3 600 emplois directs et 7 000 emplois indirects liés à la production de coke. Cependant, l’exploitation du charbon est confrontée à des défis tels que la dépendance à l’égard de routes en mauvais état et les perturbations dues à la fermeture des frontières et aux manifestations populaires.
Malgré une baisse de la production pendant la pandémie, la reprise économique s’est d’abord manifestée dans le secteur de l’exploitation minière. Entre 2021 et 2022, 238 milliards de dollars y ont été investis, entre autres, dans les transports, l’éducation et la technologie.
En ce qui a trait à la sécurité, la région est en proie à l’exploitation illégale et un taux élevé d’accidents. Par ailleurs, Ruta de la Legalidad est un programme qui y fait la promotion de normes plus élevées. Même si l’exploitation minière ne représente que 0,95 % du PIB régional, elle constitue le moyen de subsistance de 33 000 familles. Néanmoins, cette explosion de l’exploitation du charbon, loin d’enrichir la population locale, n’a fait que contribuer à la détérioration de l’environnement. En effet, le système extractiviste qui s’est imposé a largement tenu à l’écart les habitant·e·s de cette région. Ce sont surtout les conglomérats nationaux et internationaux qui en ont profité.
Le Plan Colombie et l’USAID ont aussi favorisé la culture intensive d’huile de palme, entraînant la métamorphose du paysage au Catatumbo. La culture de la palme à huile revêt une très grande importance pour le secteur de l’industrie agroalimentaire dans la région. Palnorte, un des cinq plus importants exploitants en Colombie, produit annuellement 50 000 tonnes d’huile. Or, 35 % de cette production est exportée. De son côté, Aceites y Grasas del Catatumbo cherche à tripler sa capacité de traitement au moyen d’un investissement de plus de 75 milliards de dollars. Dans le nord de Santander, Palm Cluster, créée en 2021, emploie plus de 14 000 personnes et exploite 45 000 hectares de cultures. À elle seule, elle génère 40 % du PIB agricole de la région.
Il s’agit sans l’ombre d’un doute d’un développement inégal. À l’ombre de l’industrie de l’huile de palme, de l’exploitation du charbon, du gaz et du pétrole, qui ont prospéré dans la région, s’est perpétuée une réalité douloureuse : la dépossession des terres, la violence perpétrée par les paramilitaires et le déplacement forcé de bon nombre de paysan·ne·s et autochtones. Comme l’ont montré les processus de Justice et Paix, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et la Commission de la vérité elle-même, les secteurs clés de l’économie locale étaient contrôlés par des groupes armés illégaux. Ces derniers s’approprient le territoire par la force, en faisant un grand nombre de victimes, déchirant à long terme le tissu social.
Le Catatumbo se trouve non seulement au cœur d’un système extractiviste , mais aussi de conflits géopolitiques pour le contrôle des ressources énergétiques. En effet, le Venezuela voisin possède d’immenses réserves de pétrole, de gaz et d’or, entre autres richesses naturelles. Ses richesses énergétiques et sa position stratégique en tant que corridor frontalier ont contribué à une dynamique de déstabilisation qui se perpétue. Même l’État colombien contribue à cette instabilité sous prétexte de lutter contre les menaces à la stabilité régionale. Dans un contexte plus large, les États-Unis cherchent à réaffirmer leur influence en Amérique latine, face à la montée en puissance de la Chine et de la Russie. Ainsi, les élites colombiennes servent les intérêts étrangers et leurs propres intérêts en embrassant une militarisation accrue du territoire.
Le discours officiel réduit le conflit de la région à un problème de trafic de drogue. Par la même occasion, il sert à occulter les relations complexes entre les groupes armés, les forces de sécurité, les élites économiques et les clans politiques, qui continuent à exercer des fonctions publiques, les intérêts géopolitiques étant au cœur des dynamiques de ces conflits. Des rapports récents, comme celui de la Caravana Humanitaria 2024, ont dénoncé la collusion entre les forces de sécurité et les groupes paramilitaires, parmi lesquels le Clan del Golfo, et dans certains cas, des alliances avec les groupes dissidents. Ces relations contribuent à l’appropriation du territoire et perpétuent le système d’exclusion de la population locale.
Cultiver la coca pour survivre
Le Catatumbo est une des nombreuses régions de Colombie historiquement marginalisées par l’État. Par conséquent, ses habitant·e·s ont durement souffert des effets de la pauvreté et de la violence. Devant l’impossibilité de vivre d’autres formes d’agriculture, les paysan·e·s se sont tournés vers la culture de la feuille de coca, le pain et le beurre.
. Le mauvais état des routes de Tibú, El Tarra, Convención, Teorama et Hacarí pose obstacle à la commercialisation d’autres produits. Il n’est donc pas possible de remplacer la culture de la coca. Ielles affirment elles-mêmes qu’ielles ne cultivent pas la coca pour s’enrichir, mais simplement pour survivre.
Contrairement à ce qu’affirme l’État colombien, l’argent du trafic de drogue ne profite pas aux habitant·e·s du Catatumbo, mais aux habitant·e·s des grandes villes et des pays consommateurs. Selon le dernier rapport du Système de surveillance intégré des cultures illicites des Nations Unies, on cultive la coca sur 43 866 hectares du nord de Santander. Tibú est la municipalité qui comporte le plus grand nombre d’hectares de coca, avec 23 030 hectares. La région produit 17 % de la coca au pays. C’est pourquoi elle est le théâtre d’activités de divers groupes armés et de l’État pour le contrôle de ces revenus illicites.
L’approche militaire s’est soldée par un échec : ni les pulvérisations de glyphosate ni l’utilisation de la force n’ont donné les résultats escomptés. Même les accords issus du processus de paix n’ont pas été mis en œuvre par l’État. Aussi, le manque de possibilités pour les anciens combattants des FARC a fait en sorte que, faute d’alternative, ils sont retournés au commerce illicite. La demande mondiale de cocaïne est croissante et stimule la production en Colombie. Se demande-t-on, aux États-Unis ou en Europe, pourquoi les gens consomment de plus en plus de drogues?
La récente confrontation entre le front de guerre Nord-Est de l’ELN et le 33e front de l’État-major central (EMC) des FARC a donné lieu à des théories sur une prétendue alliance entre l’ELN et le
gouvernement vénézuélien pour contrôler le trafic de drogue. Toutefois, ces accusations ne sont pas fondées sur des éléments de preuve. Elles semblent plutôt refléter le discours des États-Unis, lui-même servant de justification à une potentielle intervention militaire au Venezuela.
La résistance au Catatumbo : une lutte pour la dignité
Cependant, le Catatumbo, même marginalisé et en proie à la violence, est un territoire de résistance. Les paysan·ne·s, les autochtones et les personnes afrodescendantes ont proposé le Pacte social territorial[iv]. Il s’agit d’un modèle de développement fondé sur la justice sociale, le développement durable et la souveraineté du peuple. Cependant, ces initiatives ont été criminalisées par les élites, qui préfèrent maintenir le statu quo.
L’État n’a fait sentir sa présence dans la région que dans le but de contrôler les ressources naturelles, au détriment de ses habitant·e·s. Le Catatumbo a été un laboratoire martial, au sein duquel les paramilitaires ont arraché les terres aux paysan·e·s, pour le compte des mouvements d’extrême droite, de certain·e·s politicien·ne·s et du secteur privé. La réaction de la classe dirigeante aux demandes des communautés a été la répression. La grève de Nororiente en a été un exemple clair. Les paysans ont réclamé des droits et de meilleures conditions de vie. Et la réponse de l’État? Les assassinats, les disparitions forcées et la torture, souvent avec la complicité du bataillon des Vencedores de l’armée nationale.
Les mouvements sociaux ont dénoncé la militarisation comme n’étant pas une solution pour la paix. Elle ne ferait qu’entraîner davantage de violence et de déplacements. La paix n’est pas imposée par des armes. Elle est construite au moyen d’investissements dans des programmes sociaux, dans des infrastructures et des garanties de sécurité.
Les habitant·e·s du Catatumbo ont la conviction que ce sont les survivant·e·s de la guerre et de l’oubli qui doivent paver la voie de l’avenir. Sur ce territoire où l’histoire fait gronder son tonnerre en pleine jungle, la volonté d’un peuple qui rêve d’une vie de dignité, de souveraineté et de fraternité en Amérique latine reste inébranlable.
Cet article est d’abord paru dans notre recueil imprimé Les voix qui s’élèvent, disponible dans notre boutique en ligne.
L’extractivisme est un terme qui a fait son entrée dans le vocabulaire académique et militant il y a quelques années pour renvoyer à un sujet immense, tant par l’étendue géographique qu’il concerne que par l’ampleur et la multiplicité des acteur∙rice∙s qu’il implique. C’est un phénomène dont les effets sont intriqués sur les corps et les territoires. Les communautés directement impactées par l’extractivisme, à travers par exemple des projets miniers à grande échelle, des monocultures intensives ou le passage de pipelines, résistent. Leurs résistances prennent des formes variées en fonction des dynamiques de pouvoir et des enjeux locaux avec lesquels elles composent. Parfois, ces résistances se retrouvent à des milliers de kilomètres des lieux matériels d’extraction et entraînent des actions collectives transnationales, c’est-à-dire des mouvements qui impliquent plusieurs acteur∙rice∙s qui s’engagent pour un objectif commun et dont l’action dépasse les limites des frontières des États. Tour d’horizon de cette notion et de sa matérialisation dans les luttes transnationales prenant racine à Montréal et à Ottawa.
Introduction à l’extractivisme
L’extractivisme est un modèle particulier de l’exploitation industrielle et massive de la nature à des fins d’exportationi qui peut concerner n’importe que type de ressource (il ne s’agit donc pas d’un synonyme de l’activité minière). Parmi les caractéristiques les plus saillantes qui permettent de définir l’extractivisme, on retrouve la concentration des décisions et des profits de l’activité entre les mains de monopoles, l’entrelacement étroit entre l’État et le capital privé, qu’il soit national ou international, la création et/ou le creusement d’inégalités territoriales et régionales, et, plus généralement, le côté destructeur à la fois des terres et des corpsii.
Traduction du terme espagnol « extractivismo », l’extractivisme désigne un courant théorique apparu en Amérique latine dans les années 1970. Les études portant sur ce concept abondent dans cette région du monde et elles en éclairent plusieurs angles, dont les liens entre l’économie politique locale, nationale et internationale, l’anthropologie du développement et les rapports aux territoires. Le point commun entre les travaux issus de ce corpus est le rôle central que joue l’État dans l’extractivisme. Dans les cas où des États redistribuent une partie des richesses à travers des investissements ou des programmes sociaux, comme c’est le cas par exemple en Bolivie, en Équateur et dans une moindre mesure au Brésil, la littérature qualifie le modèle de néo-extractivismeiii ou d’extractivisme progressif (progressive extractivismiv). Dans ses « dix thèses sur le néo-extractivisme », Eduardo Gudynas explique que le néo-extractivisme est « un style de développement basé sur l’appropriation de la nature qui alimente un modèle productif peu diversifié et très dépendant d’une insertion à l’économie internationale en tant que fournisseurs de matières premières, et malgré que l’État joue un rôle plus actif tout en obtenant une plus grande légitimité en redistribuant une partie des bénéfices générés par l’extraction, les impacts sociaux et environnementaux négatifs se répètent de toute façonv ». Dans tous les cas, la présence de l’État – ou son absence, ou sa faiblesse – est exploitée par le capital pour lui garantir l’accès, l’exploitation et l’appropriation des ressources, quelle que soit la nature du régime en placevi. Au Canada, des travaux comme Noir Canada d’Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sachervii et Paradis sous terre (Deneault et Sacher)viii, ont mis en lumière les commodités institutionnelles qui existent, comme la législation de complaisance, qui inclut par exemple le laxisme fiscal, dont bénéficient des minières canadiennes qui opèrent à l’international.
L’extractivisme joue un rôle central dans l’idéologie néolibérale et développementaliste, contre laquelle l’Amérique centrale et du Sud est devenue un symbole de résistance. La littérature décoloniale d’Amérique du Sudix propose une perspective critique de la rationalité et de la modernité comme paradigme dominant la production des savoirs et des politiquesx. Ceci Misoczky explique par exemple que l’idée du développement comme étant un passage linéaire d’un état de sous-développement vers une logique d’accumulation de matières n’existe pas dans la cosmovision autochtone des Andesxi. Les autochtones y considèrent le futur comme une catégorie en perpétuelle construction, la « vie harmonieuse » (buen vivir) est conditionnée par un savoir, des normes de conduite éthiques et spirituelles et le respect de la Terre mèrexii.
La dépossession est une caractéristique importante de l’extractivisme. Elle concerne à la fois les terres, les corps, les modes de vie, les droits et les émotions des personnes qui vivent sur les territoires concernés, et particulièrement les femmes et les populations autochtones, qui sont les plus vulnérables aux conséquences de ces dépossessionsxiii. Dans leurs discours, les organisations et les activistes anti-extractivisme mobilisent d’ailleurs souvent la notion de souveraineté des peuples sur leurs terresxiv et leurs futurs pour mettre en lumière la dépossession et le caractère destructeur de ce modèle.
Les territoires sacrifiés
Un point commun entre les zones directement touchées par l’extractivisme, à divers degrés, est qu’elles deviennent des lieux de production de « territoires sacrifiésxv ». Les territoires d’extraction sont considérés comme « sacrifiés », soit à l’autel des besoins de l’urbanisation planétairexvi, soit à celui de la croissance économique. Ils se trouvent enfermés dans un cercle vicieux où la stigmatisation territoriale attire continuellement davantage d’industries polluantes ou extractivesxvii. Des communautés entières sont alors forcées à se déplacer ou à vivre près de zones polluéesxviii. Cette notion de territoire sacrifié a pris de l’ampleur ces dernières années, surtout dans le champ de la justice environnementale où on la désigne sous l’appellation de « zone sacrifiée » (sacrifice zones). Hugo Reinert définit le concept en ces termes :
Le terme [zone sacrifiée] recouvre une relation entre la violence destructrice et le caractère jetable, ou « sacrifiable », qui permet de mettre en avant des questions telles que le racisme environnemental (Bullart 1990), la justice économique (Hedges et Sacco 2012), la souveraineté autochtone (Endres 2012) et la violence structurelle ou la violence « lente » (Nixon 2013). Plus généralement, en tant qu’image de perte ou d’abandon destructeur, le concept de sacrifice est approprié pour réfuter les discours qui mettent en scène des transformations sans frictions et qui sont ceux des imaginaires hégémoniques de la croissance, du développement et du commerce mondialxix.
C’est en effet une notion utile et utilisée à la fois par les chercheur∙e∙s et par les activistes.
Les travaux utilisant l’approche de la justice environnementale, dont une large production est issue des États-Unis, introduisent une analyse par la race, le genre et le rapport colonial. L’angle de la justice environnementale montre que territorialement, ce sont les communautés racisées et pauvres qui sont les plus touchées par les impacts de l’extractivisme en termes de dégradations de la santé et de l’environnement, bien qu’elles n’en retirent pas les bénéfices. Au Canada, dans le sud de l’Ontario, se trouve une zone appelée « Chemical Valley » du fait qu’elle regroupe le plus grand complexe d’usines pétrochimiques du Canada.
Les chercheurs Isaac Luginaah, Kevin Smith et Ada Lockridgexx ont étudié les dynamiques sociales dans le territoire autochtone d’Aamjiwnaang, qui se trouve au milieu de cette zone extrêmement polluée. Les habitant∙e∙s y perçoivent « la Terre mère » comme étant malade. Face à des processus longs et complexes, dont certains remontent au siècle dernier (comme les redevances pour la vente de terres à des compagnies industrielles ou des compensations financières pour le passage de gazoducs), cette communauté dispose de bien peu d’option et de pouvoir. Il n’en demeure pas moins que la cohésion communautaire prévaut et que le territoire concerné, ancrage important de la culture et de l’histoire de la communauté, est l’objet d’un fort attachement. La difficulté de pointer la source et le responsable de la pollution de l’air fait en sorte que les résidents d’Aamjiwnaang expriment un profond manque de confiance envers les gouvernements provincial et fédéral ainsi qu’envers les industries. De manière générale, la résistance à l’extractivisme est marquée d’une forte dimension territoriale. Cependant, des organisations et des acteur∙rice∙s basé∙e∙s ailleurs que dans les territoires et les espaces physiques d’extraction s’activent et dénoncent les liens étroits entre l’extractivisme, le colonialisme et l’impérialisme. C’est le cas à Montréal, où des mouvements de résistance à l’extractivisme minier s’organisent.
Résistance transnationale contre l’extractivisme à Montréal
Les actions collectives transnationales contre l’extractivisme prennent des formes variées. Elles peuvent être ponctuelles et liées à un projet spécifique, comme la campagne « Solidarité canadienne pour les monts Kaz », qui a eu lieu à Montréal en août 2019xxi. Lancée par Delphine et Berat, un couple de migrants turcs installé à Montréal, la campagne faisait écho à plusieurs marches, rassemblements et campements de protestation qui ont pris place dans plusieurs régions en Turquie, appelant à l’arrêt et au retrait des activités de la compagnie canadienne d’extraction minière Alamos Gold. La minière canadienne opère dans les montagnes du Kaz, au nord-ouest de la Turquie, où un site d’extraction empiète et pollue dangereusement une zone protégée. À Montréal, la campagne s’est d’abord déroulée en ligne avant de se déplacer dans l’espace public, lors d’un rassemblement au square Cabot, puis d’une marche le long des principales artères de la ville. Les pancartes et les discours dénoncent un pillage des ressources par la compagnie qui est facilité par les gouvernements, de part et d’autre des frontières. Plusieurs liens et similitudes dans les opérations de la minière en Turquie et dans d’autres pays ont été soulignés, dénonçant l’aspect impérialiste de l’extractivisme. En octobre 2019, la société annonçait la suspension de ses activités, mais pas leur arrêt définitif. La campagne de solidarité à Montréal est de fait suspendue, mais l’implication de Delphine et Berat à Montréal a permis de créer des liens de solidarité entre plusieurs militant∙e∙s au Canada et en Turquie. Les résistances aussi sont transnationales et dépassent les frontières.
Une autre forme de lutte transnationale contre l’extractivisme inscrite davantage dans la durée est celle du Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC)xxii. Le PASC est un collectif basé au Canada, composé de militant∙e∙s anti-impérialistes, féministes, décoloniales et décoloniaux, qui organisent depuis 2003 des actions d’accompagnement visant à soutenir les militants sociaux et militantes sociales en Colombie. L’accompagnement du PASC consiste à réaliser un séjour d’au minimum trois mois – en général six mois – auprès d’organisations colombiennesxxiii. Les accompagnateurs et accompagnatrices suivent un processus de formation avant le départ et sont invité∙e∙s à poursuivre leur implication à leur retourxxiv. La pandémie a contraint le PASC à suspendre le programme d’accompagnement, qui implique un déplacement physique. Mais les actions du PASC continuent, en dépit de la situation. Blandine, une des plus anciennes membres du collectif, qui se trouve actuellement en Colombie, et Mélissa cofondatrice du PASC, qui se trouve actuellement à Montréal, ont accepté d’échanger avec moi de l’impact de la pandémie sur leurs actions.
Les membres du PASC étaient déjà habitué∙e∙s à échanger et à coordonner leurs activités en ligne, étant donné qu’elles et ils sont basé∙e∙s à différents endroits au Québec et en Colombie. Néanmoins, comme le souligne Blandine, « au PASC, ça fait longtemps qu’on savait que si on veut avoir des réflexions de fond, on a besoin de se voir. Donc on fait une fin de semaine une ou deux fois par an pour nous rencontrer quelque part dans un espace proche de la nature, car en se baignant dans un lac, c’est aussi un moment dans lequel les discussions politiques prennent plus de profondeur ». Ce besoin de disposer de lieux physiques pour organiser des rencontres, avoir des discussions de fond, réfléchir ensemble, et planifier l’action est largement évoqué dans les travaux ethnographiques et en études urbaines, notamment dans les recherches sur les mouvements sociaux de justice globalexxv et les forums sociaux mondiauxxxvi. L’un des effets les plus importants de ces espaces sur les mouvements sociaux est qu’ils facilitent la création de liens solides de confiance entre les participant∙e∙s, chose qu’internet ne permet pas vraiment de créer, mais permet de maintenir (des liens déjà créés dans un espace physique).
Des liens nouveaux – certes noués à travers des connaissances communes – ont fleuri entre des activistes se trouvant à mille lieux les un∙e∙s des autres, du fait de la numérisation forcée et accélérée de l’action militante en général, et transnationale en particulier. Par exemple, organiser des panels réunissant des participant∙e∙s se trouvant aux quatre coins du globe n’est plus le défi logistique qu’il pouvait être auparavant, ni en termes de temps d’organisation – beaucoup plus court – ni en termes de frais de déplacement. Cela étant, il est difficile de mesurer l’impact et la différence entre le nombre de personnes qui assistent effectivement en ligne aux événements d’information et de sensibilisation, comparativement à avant la pandémie. Aussi, la qualité et la durabilité de ces liens restent à évaluer, comme le souligne Blandine : « Je ne sais pas ce qui va en rester après. Je pense qu’une discussion au bord d’un lac avec des gens que tu connais va beaucoup plus à fond que ce que tu peux faire avec ces interfaces superficielles. » Il n’en demeure pas moins que les gens de manière générale sont de plus en plus habitués à manipuler les outils de communication numériques, que des liens sont tissés et que des échanges d’expériences et d’idées circulent entre les mouvements sociaux à l’international.
Par ailleurs, Blandine a remarqué qu’une réflexion est revenue à plusieurs reprises dans des échanges en ligne. C’est l’idée que « la pandémie met une sensation dans le corps de tout le monde, [soit] que ce qui se passe chez moi a un rapport avec ce qui se passe à l’autre bout de la planète ». Pour cette militante, dont une partie du travail porte sur la sensibilisation aux liens globaux et locaux de l’extractivisme, cette prise de conscience des liens et destins communs est un effet plutôt « positif » de cette crise. L’utilisation intensifiée d’internet ne va pas sans soulever les enjeux de surveillance et de dépendance aux géants des réseaux sociaux et moteurs de recherche. À ce sujet, le PASC a diffusé un articlexxvii qui attire l’attention sur ce capitalisme de surveillance, sur le rôle de l’État et la place du privé dans cette période de pandémie, ainsi que sur la croissance du secteur de l’extractivisme des données, c’est-à-dire la consolidation des données extraites par les utilisateurs et utilisatrices dans des bases de données cotées en bourse. Le PASC conclut son article en appelant à ancrer les résistances dans les territoires : « Nous [le PASC] aspirons à des résistances qui se construisent loin des écrans, qui alimentent des vies avides de liberté où nous sommes en relation directe les un[∙e∙]s avec les autres et avec le territoire qui nous entoure et où nous refusons de devenir des androïdes biologiques connectés à la réalité virtuelle qu’on aura construite pour nous. »
Résistances contre l’extractivisme depuis Ottawa
Le 2 juin 2020, une lettre publiée en ligne, appelant à une « solidarité mondiale avec les communautés, les peuples autochtones et les travailleurs et travailleuses menacé∙e∙s par les profiteurs miniers de la pandémie [traduction libre] » a collecté plus de deux cents signatures d’organisations internationales militantes et d’individusxxviii. En parallèle, sept organisations internationales militantesxxix ont publié le rapport « Voix du terrain : comment l’industrie minière mondiale profite de la pandémie de COVID-19xxx », dans lequel elles illustrent avec des exemples concrets les tendances observées dans l’industrie minière mondiale entre le début de la pandémie et la publication des documents en juin 2020, et qui sont dénoncées dans la lettre de solidarité. Ces tendances sont les suivantes :
Les sociétés minières continuent d’opérer en dépit des menaces sérieuses de la pandémie; les gouvernements du monde entier prennent des mesures extraordinaires pour réduire les protestations au silence; les sociétés minières utilisent la pandémie pour redorer leur image et se présenter comme sauveurs auprès des communautés (en distribuant nourriture, masques et gants dans les villages et les hôpitaux par exemple); les gouvernements et les sociétés minières utilisent la crise pour opérer des changements dans les règlements et législations en faveur de l’industrie et au détriment des individus et de la planète [traduction libre].
Lors d’un entretien, Jamie, membre de MiningWatch Canada, une des organisations qui ont contribué auxdits rapport et lettre, révèle que ces tendances continuent à être d’actualité à ce jour (octobre 2020) dans plusieurs pays dans le monde, de façon différenciée. L’un des questionnements de Jamie sur les débats actuels autour des futurs possibles après la pandémie est relatif aux discours qui soutiennent les transitions vers des énergies renouvelables. Jamie s’inquiète du fait que ces discours ne feraient que déplacer le centre d’attention de l’extractivisme des énergies fossiles vers les minerais.
Les quatre tendances clés identifiées et illustrées dans ces publications militantes font écho aux travaux académiques sur l’extractivisme cités plus haut, qui mettent de l’avant le caractère opportuniste et prédateur de l’extractivisme, comme ceux de Svampa, de Gudynas, de Willow et de plusieurs autres. Par exemple, Vila Benites et Bebbingtonxxxi se sont penchés sur le cas du secteur minier au Pérou. Le discours officiel y est basé sur l’idée que le Pérou est « un pays minier » dont le développement dépend de la promotion et de l’extraction des ressources. Ce genre de discours contribue à renforcer les idées concernant ce qui constitue un risque acceptable et gérable. La protection de la vie y est mise en équation avec la protection de la productivité et la possibilité de taxer les profitsxxxii. Dès le début de la pandémie, le secteur minier à large échelle s’est vu libéré de réglementations et exigences liées à l’état d’urgence. Le secteur minier à petite échelle n’a pour sa part pas pu reprendre ses activités, ce qui fait que les régions où l’activité minière se fait à petite échelle ont vu apparaître des poches de vulnérabilité du fait de l’absence de solutions économiques de remplacement. Cette situation et le discours qui l’entoure – soit que les opérations minières à large échelle sont un moteur essentiel du développement – sont dangereux, selon Vila Benites et Bebbington, car la capacité des compagnies minières à gouverner les territoires et à y instaurer des dynamiques sociales est renforcée et légitimée par le gouvernement lui-même. Les territoires miniers à petite échelle, lorsqu’ils revendiquent la reprise de leurs activités, sont présentés comme étant privilégiés, indisciplinés et ayant besoin d’un ordre autoritaire. Ainsi, l’étude du discours des acteurs de l’État dans cette période de pandémie, des décisions qui y sont décrétées et des territoires qui en bénéficient permet de révéler les dynamiques de pouvoirs qui ont cours au Pérou. Ces mécanismes et ces discours d’inclusion et d’exclusion des pouvoirs se retrouvent dans plusieurs autres pays en Amérique du Sud; le Pérou en est une illustrationxxxiii.
Mouvements sociaux contre l’extractivisme face à la pandémie – vue globale
Les points soulevés par le PASC et MiningWatch dans l’entrevue peuvent être mis en perspective et complétés par des données sur l’expérience d’autres mouvements et activistes à travers le monde. En Afrique du Sud, par exemple, un reportage de Sithandiwe Yenixxxiv avec l’activiste féministe contre l’extractivisme Pinky Langa corrobore plusieurs de ces éléments et amène une perspective différente. Selon Langa, l’utilisation intensive d’internet et des webinaires rapproche certes les activistes se trouvant dans des lieux différents et favorise des alliances et des discussions. Néanmoins, les activistes ont besoin d’avoir une connexion internet stable et un outil pour se connecter (téléphone intelligent ou ordinateur portable). Or, dans plusieurs cas, les pertes d’emploi rendent l’accès à ce genre d’outils et données encore plus difficile. Langa dénonce aussi les collaborations entre gouvernements locaux et acteurs et actrices du privé visant à tirer profit de la pandémie, repoussant continuellement la frontière extractive tout en restreignant la liberté de mouvement des personnes et des activistes. La journaliste poursuit en mettant en lumière les problèmes genrés auxquels font face les femmes activistes contre l’extractivisme, comme Pinky Langa en Afrique du Sud. Elle souligne le danger auquel s’exposent les femmes travaillant dans les emplois du care, si les enfants vont nager dans une eau contaminée par la mine, par exemple. Il y a aussi le défi de la reproduction sociale des dynamiques de travail, car, le travail minier étant genré, les hommes vont travailler dans la mine tandis que les femmes restent à la maison. Citons aussi le fait que les mines rendent les maisons plus sales à cause de la poussière et que le nettoyage incombe aux femmes, que les sites miniers sont des lieux reconnus pour le travail du sexe, que les femmes trouvent difficilement du travail dans la mine en raison du harcèlement qu’elles risquent de subir et qu’on leur réclame souvent des services sexuels en échange d’un travail. À cela s’ajoutent les défis liés à l’iniquité sur le plan des salaires ainsi qu’à la contamination des sols et de l’eau qui rend impossible la pratique de l’agriculture à petite échelle. Langa évoque également l’importance des espaces physiques de rencontre. Pour elle, l’impossibilité de se retrouver dans une même salle que d’autres femmes fait émerger des besoins émotionnels et politiques qu’elle décrit ainsi :
Cela a créé un vide dans ma vie, j’ai envie de passer un moment dans la même pièce que les femmes pour pleurer. Cela m’a affectée psychologiquement, je suis coincée à la maison et ça ne va pas bien. Les conversations sont différentes à la maison. Je puise ma force des rencontres de groupe avec d’autres militantes. Je fouille dans mes propres affaires et je n’ai nulle part où me décharger [traduction libre]xxxv.
La pandémie laissera probablement des séquelles psychologiques pour tout le monde, et comme l’exprime Langaxxxvi, les activistes dans les communautés qui vivent près des mines souffrent déjà de problèmes respiratoires ou de la tuberculose, ce qui les rend d’autant plus vulnérables à la COVID-19. Elles et ils se trouvent bloqué∙e∙s dans une situation d’incertitude et d’isolement. Leur quotidien, déjà difficile à bien des égards, l’est d’autant plus que les espaces d’activisme qui sont aussi des espaces de rencontre, de solidarité et d’entraide sont inaccessibles.
Des mouvements qui s’adaptent à la crise
La pandémie de COVID-19 a cassé une vague de protestations qui a duré plusieurs mois, un peu partout dans le monde en 2019. Du jour au lendemain, comme nous le rappelle le chercheur Geoffrey Pleyersxxxvii, les conversations ordinaires et celles qui prennent place dans les médias ont été totalement et entièrement orientées autour de la pandémie et de l’urgence de contrôler le virus. Pourtant, les revendications de justice sociale sont plus pertinentes que jamais. Si les manifestations spectaculaires de 2019 ont été suspendues partout dans le monde, les mouvements sociaux ont pris des formes différentes. Pleyersxxxviii fait un tour d’horizon des mouvements qui se sont poursuivis ou qui ont émergé dans le monde pendant la pandémie. Il nous rappelle que les inégalités se sont exacerbées à cause de la pandémie et ont touché surtout les plus pauvres et les minorités. Des manifestations – dans lesquelles la distanciation physique était de mise parmi les contestataires – ont tout de même repris dans plusieurs pays, au Chili, en Grèce, à Hong Kong, au Liban et en Équateur, entre autres.
D’autres actions collectives ont concerné la défense des droits des travailleurs et des travailleuses. Ainsi, les livreurs d’Amazon en France et à New York ont exigé des bonus de risques du fait de leur exposition plus grande aux risques d’infection et à l’augmentation record de leur charge de travail durant cette période. Des livreurs et livreuses ont tenu des grèves aux États-Unis pour dénoncer les risques pour la santé et les piètres conditions de travail, mais l’absence de syndicats chez les livreurs et livreuses de plusieurs compagnies aux États-Unis fait que les statistiques officielles excluent beaucoup de travailleurs et travailleuses des comptes. À Hong Kong, les travailleurs et travailleuses de la santé ont organisé cinq jours de grève en mai 2020.
D’autres types d’actions collectives ont été organisées dans le but de renforcer la solidarité et l’entraide. Ainsi, le syndicat des chauffeurs de camion de Chicago a décidé d’accorder 2 millions de dollars de son fonds de grève pour couvrir les frais médicaux de ses membres licenciés durant la pandémie. Dans plusieurs pays, ce sont des bénévoles et des organisations de la société civile qui ont été les premiers à rouvrir des centres d’accueil pour les sans-abri, organiser des distributions de nourriture, tirer la sonnette d’alarme sur les augmentations des violences domestiques et à exiger l’ouverture de refuges pour les victimes de violence domestique. Ces exemples sont des domaines d’actions dans lesquels les États n’ont pas été présents et dans lesquels les mouvements grassroots ont mis en place des groupes locaux d’entraide pour faire face à la pandémie en groupe et éviter l’isolement. Pleyers souligne que ces actions de solidarité, qui font aujourd’hui partie intégrante des formes d’activisme politique, ont une forte dimension préfigurative de ce que peuvent être les relations sociales, surtout dans un monde dominé par l’individualisme.
Les mouvements sociaux poursuivent également leur rôle de suivi (monitoring) des décisions politiques en produisant rapports et contre-expertises scrutant la manière avec laquelle les gouvernements ont géré la crise sociale et sanitaire. Les mouvements ont souligné les liens profonds entre la propagation du virus et les inégalités sociales, ils ont analysé les impacts des politiques d’austérité et les liens entre des années de politiques néolibérales et l’état des hôpitaux ou du logementxxxix. Par exemple, l’Association for Neighbourhood and Housing Development in New York City a révélé la géographie et les liens étroits entre l’incidence de la pandémie de COVID-19, sa propagation et son impact dans les quartiers new-yorkais à majorité habités par des personnes racisées et des locataires versant plus de 30 % de leur revenu dans le loyerxl.
Pour conclure, les mouvements sociaux en général et ceux contre l’extractivisme, dans leurs dimensions territoriale et transnationale, n’ont absolument pas disparu malgré les nombreuses restrictions et les états d’exception inédits imposés par la pandémie de COVID-19. Les mouvements se réinventent constamment et les luttes pour un monde, présent et futur, plus juste pour toutes et tous sont plus d’actualité que jamais.
i Stephen G. Bunker, Underdeveloping the Amazon: Extraction, Unequal Exchange, and the Failure of the Modern State, Chicago : University of Chicago Press, 1985, 296 p.
iiJingzhong Ye, Jan Douwe van der Ploeg, Sergio Schneider et Teodor Shanin, « The Incursions of Extractivism: Moving from Dispersed Places to Global Capitalism », The Journal of Peasant Studies, vol. 47, no.1 : 2020, 155–183.
iii Maristella Svampa, Neo-Extractivism in Latin America, Cambridge: Cambridge University Press, 2018.
v Samuel Courtemanche, « Extractivisme au Québec: le cas de l’extraction des hydrocarbures. » Mémoire. Maîtrise en science politique, Université du Québec à Montréal, 2016.
vii Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher, Noir Canada, Montréal: Écosociété, 2008, 352.
viii Alain Deneault et William Sacher, Paradis Sous Terre Comment Le Canada Est Devenu La Plaque Tournante de l’industrie Minière Mondiale, Montréal : Écosociété, 2012, 192.
x Arturo Escobar, « Thinking-Feeling with the Earth: Territorial Struggles and the Ontological Dimension of the Epistemologies of the South. » AIBR, Revista de Antropología Iberoamericana, vol. 11, no.1 : 2016, 11–32. https://doi.org/10.11156/aibr.110102e.
xi Maria Ceci Misoczky, « World Visions in Dispute in Contemporary Latin America: Development x Harmonic Life » Organization, vol. 18, no.3 : 2011, 345-363. https://doi.org/10.1177/1350508411398730.
xiiiAnna J. Willow, « Embrace It, Accept It, or Fight like Hell: Understanding Diverse Responses to Extractive Industrial Development », Environment, Development and Sustainability, Novembre 2019.
https://doi.org/10.1007/s10668-019-00529-8;
Maristella Svampa, « Néo-« développementisme » extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine, vol. 81, no. 3 : 2011, 101-127;
Martín Arboleda, « Spaces of Extraction, Metropolitan Explosions: Planetary Urbanization and the Commodity Boom in Latin America », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 40, no. 1 : 2016, 96-112. https://doi.org/10.1111/1468-2427.12290;
Tomas Frederiksen et Matthew Himley, « Tactics of dispossession: Access, power, and subjectivity at the extractive frontier », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 45, no. 1 : 50-64;
Anna J Willow, Samantha Keefer, « Gendering Extraction: Expectations and Identities in Women’s Motives for Shale Energy Opposition », Journal of Research in Gender Studies, vol. 5, no. 2 : 93-120.
xiv Anna J. Willow, « Indigenous ExtrACTIVISM in Boreal Canada: Colonial Legacies, Contemporary Struggles and Sovereign Futures », Humanities, vol. 5, no. 3 : 2016, 55. https://doi.org/10.3390/h5030055;
Martina Angela Caretta, Sofia Zaragocin, Bethani Turley, et Kamila Torres Orellana. « Women’s Organizing against Extractivism: Toward a Decolonial Multi-Sited Analysis », Human Geography, Mars 2020. https://doi.org/10.1177/1942778620910898;
Jonathan Gomez-Pereira, « The Altar of National Prosperity: Extractivism and Sacrifice Zones in Argentine Patagonia », Anthropology Department Honors Papers, no. 18 : 2020, 89.
xv Hugo Reinert, « Notes from a Projected Sacrifice Zone », ACME: An International Journal for Critical Geographies, vol. 17, no. 2 : 2018, 597-617.
xvi Neil Brenner, Implosions/Explosions: Towards a Study of Planetary Urbanization, Berlin : Jovis, 2014.
xvii David Rudolph et Julia K Kirkegaard, « Making Space for Wind Farms: Practices of territorial stigmatisation in rural Denmark », Antipode, 2018;
Dana Kornberg, « The Structural Origins of Territorial Stigma », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 14, no. 2 : 263-283;
Loïc Wacquant, Tom Slater et Virgílio Borges Pereira, « Territorial Stigmatization in Action », Environment and planning A, vol. 46, no. 6 : 1270-1280.
xviii Javier Auyero et Debora Alejandra Swistun, Flammable: Environmental Suffering in an Argentine Shantytown, Oxford : Oxford University Press, 2009, 288; Isaac Luginaah, Kevin Smith et Ada Lockridge, « Surrounded by Chemical Valley and « Living in a Bubble »: the case of the Aamjiwnaang First Nation, Ontario », Journal of Environmental Planning and Management, vol. 53, no. 3 : 353-370.
xix Hugo Reinert, op. cit. : 598 : « The term captures a relationship between destructive violence and disposability, or “sacrificability”, that helps foreground issues such as environmental racism (Bullard 1990), economic justice (Hedges and Sacco 2012), indigenous sovereignty (Endres 2012) and structural or ‘slow violence’ (Nixon 2013). More generally, as a figure of loss or destructive surrender, the idea of sacrifice is particularly useful for interrupting narratives of frictionless transformation, including hegemonic imaginaries of global growth, trade and development—but also, potentially, for critically reframing issues such as resource extraction or the biopolitics of conservation and species management. [Traduction libre] »
xx Isaac Luginaah, Kevin Smith et Ada Lockridge, op. cit.
xxii Site web du Projet Accompagnement Solidarité Colombie : pasc.ca
xxiii Les organisations colombiennes accompagnées font partie du réseau RedHer : www.redcolombia.org ; pasc.ca/node/3133
xxiv Plus d’informations sur l’accompagnement ici : pasc.ca/node/3164#2.1E
xxv Walter Nicholls, « Place, Networks, Space: Theorising the Geographies of Social Movements », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 34, no. 1 : 2009, 78-93.
xxvi Paul Routledge, « Convergence Space: Process Geographies of Grassroots Globalization Networks », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 28, no. 3 : 2003, 333 -349. https://doi.org/10.1111/1475-5661.00096.
xxvii« Capitalisme de surveillance et choc pandémique », Contrepoints, 7 septembre 2020. contrepoints.media/posts/capitalisme-de-surveillance-et-choc-pandemique-alors-que-la-realite-devient-virtuelle
xxix Earthworks (USA), Institute for Policy Studies – Global Economy Program (USA), London Mining Network (UK), MiningWatch Canada, Terra Justa, War on Want (UK), et Yes to Life No to Mining, avec la contribution de nombreuses organisations et communautés partenaires.
xxxi Gisselle Vila Benites et Anthony Bebbington. « Political Settlements and the Governance of Covid-19: Mining, Risk, and Territorial Control in Peru », Journal of Latin American Geography, vol. 19, no. 3 : 215–223.
xxxvIbid. « It has created a gap and a void in my life, I am longing for a moment to be in the same room with women to cry. It has affected me psychologically, I’m stuck at home and it is not going well. The conversations are different at home. I get strenght from being in groups with other activists. I am going through my own stuff and I have nowhere to offload. »
Le présent article suit un premier texte sur l’« impérialisme canadien ». Dans ce deuxième volet, nous aborderons les agissements des multinationales canadiennes qui bénéficient de l’aide du gouvernement sous forme d’interventions militaires ou d’aide au développement, à l’extérieur du pays[i]. Enfin, nous aborderons, en guise de conclusion, l’immigration comme part entière des dynamiques néocoloniales qui participent à la constitution des rapports de pouvoir nord-sud. Nous voudrions ainsi donner lieu à une « critique idéologique » du Canada, au sens que lui donne le philosophe Slavoj Zizek[ii].
L’impérialisme canadien dans le monde
Même si les pays du Nord continuent de vanter la mondialisation et le néolibéralisme comme un bienfait incontestable et un synonyme de liberté et de démocratie, leurs conséquences sur les pays du Sud sont désastreuses. La dette du tiers monde aurait augmenté de 580 milliards en 1980 à 2,4 trillions en 2002[iii]. Selon une autre source, cette dette était de près de 5 trillions en 2012[iv]. Cet argent avait été soi-disant prêté au nom du développement, mais aujourd’hui, la plupart des pays du Sud ne font que payer les intérêts de cette dette, sans espoir de rembourser le reste, et ce, en dépit des ajustements structurels imposés par le FMI, comme si, après la vague des indépendances qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale, les prêts avaient été une manière de recoloniser les pays du Sud. Encore aujourd’hui, par les intérêts payés, la dette est même devenue une source de revenus pour les pays riches plutôt qu’un fardeau, contrairement à ce que certains voudraient entendre. Enfin, ces intérêts ont permis aux pays du Nord de toucher de nombreuses fois les montants prêtés au départ, ce qui fait que l’abolition de la dette ne coûterait au fond rien. C’est sans parler des accords de libre-échange qui contraignent les pays à ouvrir leurs économies désavantagées par rapport à celles des pays du Nord et à vendre des matières premières, seule production exportable, afin d’obtenir les devises étrangères pour le service de la dette[v]. En fait, c’est comme si les pays endettés devaient payer un loyer pour vivre chez eux. L’aide au développement, en comparaison, constitue une fraction de ce qui est payé en intérêts. En effet, en 2004, 370 milliards de dollars US avaient été payés par les pays du Sud pour service la dette et seulement 80 milliards avaient été reçus en aide au développement (généralement sous forme de prêts)[vi]. Nous aborderons ultérieurement comment la plus grande partie de l’aide ne se rend même pas aux populations dans le besoin, mais revient aux pays donateurs grâce aux tentacules de sa bureaucratie, de ses ONG, de ses entreprises, de ses consultants, etc. Beaucoup d’argent a aussi été dépensé pour la sécurité du personnel canadien sur place, grâce à des entreprises de sécurité privée comme Garda. Cette compagnie de sécurité privée, la plus importante au Canada, a fait fortune en Iraq. En 2010, il y avait 1800 membres de son personnel en Iraq et en Afghanistan pour protéger les diplomates, les travailleurs et travailleuses de l’aide et les entreprises[vii]. Au regard des scandales qui ont éclaté autour de l’entreprise de sécurité privée Blackwater, cette petite armée privée, dont les activités ont été entourées d’affaires nébuleuses et qui a bénéficié d’une certaine immunité, reste inquiétante[viii].Garda s’était d’ailleurs attiré des ennuis avec le gouvernement afghan en 2012 pour une histoire de trafic d’armes alors que l’entreprise avait déjà fort mauvaise réputation[ix]. Les activités d’entreprises comme Blackwater et Garda s’intègrent dans ce que Robert Young Pelton appelle la « privatisation de la guerre contre le terrorisme[x] ».
De plus, de manière plus générale, l’absence de barrière pour l’entrée du capital étranger dans les pays du Sud favorise l’accaparement des terres et des ressources naturelles. Les paysan·ne·s se voient ainsi chassé·e·s de leurs terres pour s’ajouter au rang des travailleurs et des travailleuses exploité·e·s dans les bidonvilles grandissants, réduit·e·s à l’esclavage du salariat. Aussi, les mesures d’austérité imposées aux gouvernements par le Fonds monétaire international (FMI) rendent ceux-ci incapables de protéger leurs populations. En fait, les élites des pays du Sud sont très souvent « éduquées » en occident et alliées aux multinationales contre leur propre population. D’ailleurs, les gouvernements qui ne sont pas du côté du Capital finissent très souvent par être délogés par les puissances impérialistes. C’est ce dont rend compte le cas récent du Honduras, où un coup d’État a été orchestré avec le soutien des États-Unis et du Canada, sans parler du cas du Chili de 1973, de celui du Guatemala de 1954, ou encore de l’exemple de l’Iran de 1955. Des tentatives de coup d’État contre le gouvernement vénézuélien ont aussi marqué l’histoire récente[xi].
Comme nous le disions antérieurement, l’impérialisme canadien intervient aussi grâce à son influence au sein des institutions de Bretton Woods et les ajustements structurels ont été soutenus par l’ACDI, le ministère des Finances et le ministère des Affaires étrangères pour faciliter l’expansion de son capital. D’ailleurs, vers la fin des années 1980, le Canada avait été choisi pour mener les ajustements structurels en Guyane[xii]. Ces politiques ont été défendues au nom de la « stabilité macroéconomique » et visaient aussi à « éduquer » les pays du Sud. À cet égard, de 2004 à 2010, l’ACDI avait financé un programme de 1,5 million de dollars en collaboration avec l’Université nationale autonome du Honduras afin de faciliter la mise en œuvre du système d’ajustements structurels[xiii]. Pourrait-on parler d’intellectuel·le·s « subalternes »[xiv] au service de l’impérialisme ? Ces questions sont très importantes et sont aussi liées aux questions de l’impérialisme culturel concernant, entre autres, l’immigration et la formation d’élites transnationales, dont nous traiterons ultérieurement dans ce texte. Quoi qu’il en soit, est-ce vraiment étonnant que le Canada ait soutenu les auteurs du coup d’État du 28 juin 2009 ? C’est à cette occasion qu’on avait « puni » le progressiste Manuel Zelaya pour avoir tenté de réviser à la hausse le salaire minimum, d’établir un moratoire contre les concessions minières et de nationaliser certaines parties du secteur de l’énergie. Zelaya aura aussi payé cher son rapprochement avec le gouvernement d’Hugo Chavez et d’Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América (ALBA)[xv]. Dans les quelques mois qui ont suivi le coup, de nombreux opposants au nouveau régime ont été assassinés, torturés et détenus arbitrairement. Des manifestant·e·s ont été battu·e·s, gazé·e·s et parfois abattu·e·s. Les bureaux des organisations et des médias qui critiquaient le gouvernement ont été contraints de fermer leurs portes. Le Canada n’a jamais dénoncé ces incidents[xvi]. On retrouve une situation similaire au Guatemala, dont le gouvernement d’extrême droite, ayant été mêlé à des crimes génocidaires dans les 1980, reçoit toujours le soutien du Canada. Les années 2000 ont été caractérisées par une reconcentration de la propriété terrienne, la recrudescence des avoirs liés au narcotrafic, la production de cultures d’exportation massive, comme celles de la canne à sucre, de la palme et de la banane. Le pays est plus récemment devenu un lieu de passage incontournable pour les narcotiques, à un tel point que les élites locales nouent des alliances avec les trafiquants comme avec les multinationales. Cela renforce l’idée selon laquelle l’État, en contexte néolibéral, devient le valet du Capital et de son expansion sous toutes ses formes. Les élites locales y ont ainsi trouvé leur compte. Aussi, les activités minières sont en pleine expansion et l’eau a été privatisée. Des infrastructures ont aussi été mises sur pied pour faciliter le transport des marchandises, et ce, au détriment de la population, qui s’enlise dans une pauvreté encore plus totale, en plus de subir une répression violente aux mains de 15 000 policiers et policières et 60 000 membres d’agences de sécurité privée et de « guardias blancas », des paramilitaires[xvii].
Nous aborderons maintenant plus en détail le caractère impérialiste de la politique étrangère canadienne. En fait, pour maintenir l’hégémonie canadienne, Affaires mondiales Canada (et anciennement l’ACDI) a travaillé pour défendre les intérêts de la classe capitaliste, et ce, avec d’autant plus de vigueur après le 11 septembre 2001. Klassen fait aussi état d’une augmentation du budget de l’ACDI peu avant sa dissolution, qui est passé de 2,6 milliards de dollars pour l’exercice 2000-2001 à 4,23 milliards pour l’exercice 2006-2007.[xviii] L’ACDI, créé en 1968, a toutefois fusionné avec le ministère des Affaires étrangères, sous le gouvernement Harper, en 2013. Quoi qu’il en soit, cette hausse de budget aurait permis d’étendre ses opérations en Haïti et en Afghanistan, deux pays caractérisés par des interventions militaires canadiennes. Il existe donc un lien étroit entre les interventions militaires du Canada et ses projets de « développement ». En effet, depuis le 11 septembre, l’aide au développement a été de plus en plus associée à des objectifs militaires et géopolitiques. De plus, cette aide est aussi utilisée à des fins de « soft power » là où sévissent les minières et les pratiques extractivistes « nationalistes ». Les mêmes objectifs sont aussi atteints par des ententes de nature commerciale. Depuis 2007, le Canada a signé des accords de protection des investissements étrangers avec le Bahreïn, la Chine, l’Inde, la Jordanie, le Kuwait, la Lettonie, Madagascar, le Mali, le Pérou, la Roumanie, le Sénégal et la Tanzanie ainsi que des accords de libre-échange avec la Colombie, le Honduras, la Jordanie, le Panama, le Pérou et l’Union européenne, accentuant ainsi la dérégulation du capital. De manière plus inquiétante, le Canada a aussi cherché à accroître ses ventes d’armes[xix]. Il va sans dire que les dépenses militaires ont également augmenté et devraient atteindre 30 milliards de dollars pour l’exercice 2027-2028, alors qu’elles n’atteignaient que 12,8 milliards en 2005 [xx]. Le Canada a par ailleurs également soutenu les interventions militaires en Haïti (en 2004 et en 2010), en Afghanistan (en 2001), en Serbie (1999), en Somalie (1994), en Iraq (en 1991 et en 2003) et en Libye (2011). Cela indique une militarisation croissante des interventions du Canada. L’armée a ainsi gagné plus d’autonomie et l’idéologie militariste, qui doit beaucoup au gouvernement Harper, s’est de plus en plus infiltrée dans la société canadienne, et ce, bien sûr, au service du Capital[xxi]. Klassen précise qu’il ne s’agit ni de la stratégie d’un gouvernement de passage au pouvoir ni le résultat de pression des États-Unis ; ce sont les intérêts une bourgeoisie tout à fait canadienne qui ont été défendus. Klassen décrit plus longuement les exemples de l’Afghanistan et d’Haïti.
L’impérialisme canadien en Afghanistan
À l’occasion de la guerre en Afghanistan, même si les objectifs mis de l’avant par le discours officiel laissaient entendre que l’intervention militaire de l’OTAN avait pour but d’amener la démocratie et de libérer les femmes, déclaration dont Francis Dupuis-Déri critique d’ailleurs le caractère phallocratique dans L’Éthique du vampire[xxii], l’occupation du pays d’Asie centrale avait véritablement pour objectif la défense des intérêts des multinationales canadiennes et de leur transnationalisation. La coalition menée par les États-Unis s’était alliée sur le terrain à l’Alliance du Nord, avec à sa tête le seigneur de guerre Abdur Rachid Dostum, pourtant coupable de crimes graves[xxiii]. L’invasion elle-même a duré deux mois et a réussi à faire fuir le gouvernement taliban dans les régions tribales du Pakistan voisin. Durant les opérations, de nombreux civils ont perdu la vie et les conséquences ont été désastreuses pour l’ensemble de la population du pays.[xxiv] Les États-Unis, le Canada et le reste des pays de l’OTAN ont par la suite œuvré à l’installation du gouvernement d’Hamid Karzai, constitué de quelques seigneurs de guerres dont les milices avaient combattu les talibans. Les intérêts et les structures de commandements des membres du nouveau gouvernement ont par la suite été incorporés dans l’armée et la police. La mise sur pied de ces deux forces de l’ordre avec l’aide des pays de l’occupation a donc reproduit dans ses structures les tensions sectaires et ethniques qui minaient depuis des décennies la stabilité du fragile État afghan dans le nouveau système politique. Pour ce qui est du modèle de développement imposé, il s’agissait d’un néolibéralisme pur et dur, et donc, de la privatisation des services gouvernementaux et de la dérégulation du marché. Comme nous le disions, le secteur de la sécurité a été pris d’assaut par les entreprises étrangères, ce qui n’est pas mince, la question de la privatisation de la guerre en Afghanistan représentant un exemple extrême de la dérégulation néolibérale et de privatisation des services, mais aussi le secteur de l’énergie et de la construction[xxv]. Les pays donateurs contrôlaient aussi la manière dont l’argent était utilisé et les fonds revenait en majorité dans les pays du Nord par la voie des ONG étrangères, des salaires des consultant·e·s, des services de sécurité ou par les profits des multinationales qui accaparaient le marché afghan[xxvi]. Il ne faut pas oublier tous les incidents de torture aux mains des forces de l’occupation qui ont été rapportés par diverses organisations.[xxvii] Aussi, le Canada a été très impliqué dans la construction de l’État fantoche afghan. Le gouvernement fédéral aurait même écrit certains discours du président ! Il a aussi travaillé en collaboration avec des personnalités politiques peu recommandables et des chefs de milices coupables de trafic de drogues et de torture, dont Gul Agha Sherzai (à qui le Canada avait octroyé des contrats de « sécurité »), Asadullah Khalid, Rahmatullah Raufi, Tooryalai Wesa, Abdul Raziq et Ahmed Wali Karzai, frère du président, trafiquant de drogues notoire qui travaillait pour la CIA. Qui plus est, les projets d’infrastructures de l’ACDI ont été menés de manière à encourager la corruption, à coups de pots de vin et d’alliances avec des brigands. Par exemple, les 50 millions de dollars dépensés auprès de SNC-Lavalin pour reconstruire le barrage Dahla et le système d’irrigation n’ont servi à rien : la structure résultant des travaux bâclés ne peut absolument rien irriguer. L’entreprise semble avoir profité de l’opportunité de capturer des fonds publics sans se soucier de satisfaire aux besoins d’une population qui avait peu de moyens de résister puisque l’armée se portait avant tout à la défense du capital étranger. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Cette expérience de développement manqué démontre un manque de considération pour la population locale ainsi qu’un manque de recherche pour réellement comprendre les dynamiques de la société afghane. Le fait qu’on donne aussi facilement à des brigands et à des tyrans locaux, vraisemblablement parce qu’ils semblent les plus à même de contrôler un territoire donné et sa population, démontre aussi qu’on ne se préoccupe que très peu d’aider les afghan·e·s. À cet égard, nous avions abordé une question pertinente dans notre article sur le conflit en République centrafricaine. En effet, le professeur Modeste Mbatalla soulignait comment il était difficile pour les chercheurs et chercheuses de recevoir du financement pour aller étudier sur place les conflits, ce qui serait pourtant profitable, même pour les impérialistes[xxviii]. Malheureusement, il semble qu’on préfère injecter de grosses sommes d’argent des contribuables sur des interventions musclées et des quasi-dons à des entreprises qui exécutent des travaux exécrables. Serait-ce un autre moyen pour l’État de servir les multinationales ? Cependant, fait intéressant, en Afghanistan, les entreprises canadiennes ont bel et bien commencé à exploiter les réserves minières du pays, et ce, sans trop de problèmes « techniques », semble-t-il[xxix]. Enfin, selon les sources citées par Klassen, les soldat·e·s canadien·ne·s auraient eu un comportement ouvertement raciste. Les afghan·e·s, de leur côté sont devenu·e·s de plus en plus hostiles aux Canadien·ne·s, surtout depuis qu’ont eu lieu les nombreux décès « accidentels » de civils[xxx]. En effet, les forces de l’occupation de l’OTAN et les soldat·e·s canadien·ne·s se sont rendu·e·s coupables de meurtres, souvent involontaires, quelques fois peut-être pas. Le 14 mars 2006, des soldat·e·s canadien·ne·s ont tué le chauffeur de taxi Nasrat Ghali[xxxi]. Le 22 août de la même année, c’est un garçon de dix ans qu’ils ont assassiné sur une motocyclette[xxxii] et, quelques mois plus tard, un homme de 90 ans[xxxiii]. En 2008, ils ont tué une fille de 4 ans et son petit frère de deux ans[xxxiv], trois enfants encore en février 2009[xxxv] et une autre jeune fille la même année[xxxvi]. Ce ne sont là que quelques exemples cités dans les médias[xxxvii]. Il y a fort à parier que beaucoup d’incidents beaucoup plus graves ont pu être dissimulés par les forces impérialistes en Afghanistan, pays évidemment difficile d’accès pour les journalistes. Il faut en conclure qu’il est fort probable que la majorité des crimes n’ont pas été documentés.
L’impérialisme canadien en Haïti
L’autre cas abordé par monsieur Klassen est celui d’Haïti. En 2004, le gouvernement démocratique de Jean-Bertrand Aristide, un prêtre progressiste, proche de la théologie de la libération et élu démocratiquement, a été renversé avec la complicité des États-Unis, de la France et du Canada, pour être remplacé par Gérard Latortue, un homme d’affaires vivant en Floride. L’arrivée au pouvoir de ce dernier a donné lieu à une forte répression des couches pauvres de la population et même à l’assassinat de nombre de ses opposants, entre autres crimes contre l’humanité. C’était la deuxième fois qu’on contraignait Aristide à quitter le pouvoir. En effet, ses politiques en faveur des plus démuni·e·s avaient déjà mené à sa déposition en 1991 et le gouvernement qui l’avait remplacé avait été responsable d’exactions, dont, entre 1991 et 1994, la mort d’au moins 5000 personnes, dont plusieurs ont perdu la vie aux mains du Front révolutionnaire armé pour le progrès d’Haïti, un escadron de la mort soutenu par la CIA. Aristide a été réélu en 1994 et a tenté de tenir tête aux États-Unis ; il avait alors refusé de céder aux ajustements structurels exigés, sans trop de succès. Malheureusement, la population haïtienne avait continué de servir de main-d’œuvre bon marché. Quelque 16 ans plus tard, en 2010, après que l’île ait été frappée par un tremblement de terre, l’aide a été promise au pays en grande quantité. Cela dit, le véritable objectif de cette « aide » s’est avéré être de faciliter l’entrée massive de capitaux étrangers. Ainsi, Haïti est presque entièrement passé sous le contrôle des États-Unis et du Canada. Tous les aéroports et tous les ports ont été pris en charge par l’armée étatsunienne. Par contre, en ce qui concerne l’aide promise, des 5,3 milliards de dollars qui avaient été promis, seulement 1,28 milliard arriva en Haïti et selon ce qui est rapporté dans le livre de Klassen, à peu près rien n’a été réellement dépensé pour la reconstruction[xxxviii]. Presque tout l’argent a été octroyé pour des contrats avec des entreprises étatsuniennes et les autres donateurs ont presque tous donné à leurs propres ONG. Klassen explique la situation en rapportant les propos de Justin Podur :
« Le tremblement de terre a consolidé ce que le chercheur canadien Justin Podur (2012) appelle la “nouvelle dictature” en Haïti : des structures de domination et d’exploitation qui assurent la subordination du pouvoir aux intérêts économiques et politiques des élites nationales et étrangères. Au sein de ces structures, il n’y a que très peu d’espace pour un pouvoir populaire. Les soldat[·e·]s étrangers[·ères] imposent leur ordre grâce à des agences de sécurité locales. Des ONG internationales assurent les services essentiels pour la survie [de la misère]. Les élections sont corrompues par la répression politique et les transnationales mènent leurs activités sans aucune restriction[xxxix]. »
En ce qui concerne cette « nouvelle dictature », Klassen affirme que le Canada n’était ni servile des intérêts étatsuniens ni totalement dévoué à la « cause » humanitaire. Selon lui, le Canada aurait suivi son propre programme politique, minant d’abord le gouvernement Aristide dans le début des années 2000 et participant par la suite à la déstabilisation orchestrée par l’Oncle Sam, en finançant des ONG qui ont éventuellement soutenu le coup d’État[xl]. Enfin, le Canada aurait aussi participé à la planification logistique du coup d’État[xli]. Ce sont même des commandos canadiens qui auraient assuré la sécurité de l’aéroport pour la séquestration d’Aristide et près de 500 soldat·e·s ont été envoyé·e·s au lendemain du coup[xlii]. Par la suite, le Canada a aidé, en collaboration avec l’agent de la GRC Davis Beer, à la tête de la police civile de l’ONU, en y intégrant les forces paramilitaires putschistes. L’ACDI aurait consacré des dizaines de millions de dollars à ce projet. Gilden Activewear, une entreprise de Montréal, est l’une des nombreuses entreprises canadiennes qui ont pu profiter de la situation pour exploiter la main-d’œuvre bon marché d’Haïti. Le Canada aurait également voulu que ses entreprises contrôlent les secteurs de l’électricité, de l’agriculture, des technologies de l’information, des technologies médicales, du transport et même du tourisme[xliii]. Le même scénario s’est essentiellement répété après le tremblement de terre de 2010 sous la forme de ce que Naomi Klein a appelé le « capitalisme du désastre[xliv] ».
En Colombie, les activités des minières canadiennes ont été associées avec la violence aux mains des paramilitaires, qui seraient responsables, au regard des statistiques fournies dans l’ouvrage de Gordon, de beaucoup plus d’incidents de violence que les guérillas, FARC et ELN combinées. Ces paramilitaires sont intiment liés à l’armée colombienne et ont été impliqués dans l’assassinat de milliers de syndicalistes et de militant·e·s des mouvements sociaux. Dans les années 1980, ces forces officieuses avaient commis un génocide politique contre l’union patriotique, un parti progressiste fondé par les FARC qui cherchait à intégrer la politique parlementaire[xlv]. Cela n’a rien d’exceptionnel, car le système électoral colombien, tout au long de l’histoire de la nation turbulente, a été perturbé par des menaces de mort, des assassinats, de la fraude, des achats de votes, du financement illégal et ainsi de suite. En comparaison, le gouvernement vénézuélien de Chavez, critiqué par les puissances impérialistes comme dictatorial, avait des pratiques plus transparentes, en plus d’avoir été réélu 13 fois en 14 ans[xlvi]. Pourtant, c’est la Colombie que Harper avait encensée en 2007, la décrivant comme un « allié » dans la région[xlvii]. Ce n’est par hasard que le Canada a affiché hostilité et méfiance envers le gouvernement de Chavez, surveillant les activités d’aide au développement de ce dernier dans les Caraïbes et en Amérique latine, cette dernière minant l’emprise du Canada sur certaines économies de la région, dont Haïti. Les médias canadiens ont aussi participé à donner une image déformée de la gauche latino-américaine et de Hugo Chavez, le décrivant avant tout comme un dangereux dictateur[xlviii].
Conclusion : immigration et dynamiques impérialistes
Dans la précédente section et la première partie de cet article, nous avons tenté de synthétiser certaines idées importantes des écrits de Jerome Klassen et de Todd Gordon sur l’idée d’impérialisme canadien. Nous avons tenté de le faire, comme nous le disions dans notre introduction, en adoptant l’approche de Slavoj Zizek en ce qui concerne l’idéologie comme « fantasme inconscient qui structure la réalité sociale[xlix] ». Nous avons fait cette synthèse en deux parties, la première sur la formation de l’impérialisme canadien et la deuxième, sur ses agissements à l’étranger. Enfin, pour conclure, nous voudrions aborder brièvement l’immigration, qui revêt aussi beaucoup d’importance, du point de vue de l’idéologie. En effet, ceux et celles qui immigrent doivent avoir un fantasme assez précis pour venir de leur plein gré se faire coloniser au Canada. Un tel fantasme pourrait rejoindre ce « complexe d’infériorité » du colonisé dont parlait Frantz Fanon[l] et le rêve ou, devrions-nous dire, le fantasme américain.
À cet égard, Todd Gordon décrit tout de même brièvement dans son livre le rôle joué par l’immigration dans les dynamiques impérialistes qui caractérisent le Canada. Il souligne que, même si la main-d’œuvre immigrante est de plus en plus importante et cruciale pour certains secteurs de l’économie, surtout dans les grandes villes, il est de plus en plus difficile pour ces travailleurs et travailleuses et leur famille d’obtenir un statut permanent au Canada. Cela est sans compter les immigrants illégaux, qui n’ont aucun droit, ou les travailleurs et travailleuses temporaires, surtout dans le secteur agricole. Dans le cas de cette dernière catégorie, même si ces hommes et ces femmes ont légalement été amené·e·s à travailler au Canada, il leur est impossible de devenir citoyen·ne·s, de se syndiquer ou d’avoir accès aux services sociaux. Il va sans dire que les travailleurs et travailleuses de couleur gagnent en moyenne moins que les travailleurs et travailleuses de couleur blanche[li]. Ces exploité·e·s viennent s’ajouter aux Autochtones comme main d’œuvre moins fortunée et exploitée. Toutefois, à la différence des Autochtones, il leur est possible au cours des différentes étapes de sélection de recevoir une certaine éducation idéologique. Les immigrant·e·s sont donc initié·e·s au « fantasme inconscient qui structure la réalité sociale » du Canada qu’ils apprennent aussi à entretenir avec des rituels, comme le fait de chanter l’hymne national canadien[lii] lors de leur assermentation, ce que peu d’Autochtones ou de Québécois accepteraient de faire. Qui plus est, dans des villes où la population immigrante est importante, entre autres, à Toronto, on fait chanter l’hymne national tous les jours dans les écoles primaires. Todd Gordon ne manque pas non plus de souligner un certain racisme qui est inhérent au Canada comme entité idéologique. Les exigences de plus en plus strictes font en sorte que ceux et celles qui réussissent à immigrer au Canada sont souvent des gens fortunés dans leur pays et très éduqués. On pourrait avancer que cela contribue à l’exode des cerveaux, qui deviendrait presque une ressource pompée au même titre que les matières premières. Cependant, paradoxalement, il est très difficile pour ces gens de voir leurs études reconnues et ils sont contraint·e·s d’occuper le rôle qu’on leur destine souvent, celui de main-d’œuvre bon marché. En plus d’avoir reçu une éducation idéologique au cours des procédures d’immigration, elles et ils sont maintenant intimidé·e·s avec toutes sortes de mesures de sécurité mises en place au nom de la « guerre au terrorisme », mais qui se situent dans la continuité d’un économisme des plus tyranniques. Si quelques un·e·s parviennent à accéder aux cercles privilégiés, celles et ceux qui y arrivent se trouvent le plus souvent au service de l’hégémonie, contribuent à la transnationalisation de la classe capitaliste et servent comme « informateurs autochtones »[liii] dans la production du savoir au service du Capital.
Dans un article paru dans le numéro de Relations mars-avril 2018, Slavoj Zizek décrit les dynamiques qui régissent les relations entre la mondialisation et l’extrême droite. Pour lui, en France, l’élection de Macron est survenue en réponse à la dédiabolisation de l’extrême droite en France, avec un retour en scène du Front national de Marine Le Pen. Selon Zizek, Macron aurait alors eu la tâche de rediaboliser la droite. À ce sujet, il affirme :
Mais cette (re) diabolisation a aussi pour fonction d’empêcher de se questionner sur les origines de ce mal : la montée de Le Pen comme réaction aux forces politiques dont Macron est l’incarnation par excellence. En fait, c’est là la fonction première de cette diabolisation : brouiller les pistes afin que ce sentiment de culpabilité face à la montée de la xénophobie et du racisme trouve sa source dans un acteur situé à l’extérieur de notre espace démocratique. […] Historiquement, la tâche de la gauche était justement de poser ce genre de question. Il n’est pas étonnant, donc, que la gauche radicale finisse elle aussi par disparaître de l’arène politique avec l’ennemi qu’elle diabolise.[liv]
Nous pourrions entrevoir la même dynamique au Canada avec les tentatives de Justin Trudeau de diaboliser la droite nationaliste québécoise. La situation n’est pas exactement la même qu’en France, car les partis plus à droite (PLQ, PQ, CAQ, pour nommer les principaux) semblent tous jouer avec des idées qui appartiennent généralement avec l’extrême droite en élaborant des projets de loi qui sous-tendent la xénophobie sans pour autant ouvertement la laisser paraître. Ils le font probablement pour mobiliser les membres et les sympathisant·e·s des mouvements de droite qui semblent avoir une influence grandissante sur le terrain. Nous n’affirmons pas que ces partis sont tous trois d’extrême droite, bien qu’ils nous apparaissent tous trois conservateurs à leur manière. Cependant, les débats en ce qui a trait l’immigration, par exemple, laissent entrevoir des positions qui ne sont pas toujours aussi progressistes et « accueillantes » qu’on voudrait l’entendre. En fait, nous dirions qu’il existe un fascisme latent dans l’idéologie de ces partis. Quoi qu’il en soit, sur la scène fédérale, le PLC tente de rediaboliser cette xénophobie, ce qui n’est pas mal en soi, si ce n’est qu’il le fait pour défendre le système capitaliste international. En fait, alors que l’extrême droite tente de ramener une hiérarchisation des races, les régimes « de centre » tendent plutôt à remplacer la hiérarchie des races par celle des cultures. Aimé Césaire avait déjà souligné comment il trouvait surprenant au lendemain de l’holocauste à quel point les Européen·ne·s se montraient indigné·e·s de voir en Europe ce qu’eux-mêmes faisaient subir aux habitant·e·s de leurs colonies[lv]. Enfin, à la suite des indépendances de la plupart des colonies après la Seconde guerre mondiale, il semble que la hiérarchie des cultures ait pris le dessus dans le système néolibéral, que ce soit sous la forme d’une laïcité hégémonique comme en France ou au Québec (ledit « interculturalisme »), ou le multiculturalisme dans les pays anglo-saxons. Enfin, lors de notre entrevue avec le politologue Thomas Collombat, professeur de sciences politiques à l’Université du Québec en Outaouais, nous avons discuté de la question. Selon lui, la différence entre l’interculturalisme et le multiculturalisme n’est pas très importante. Dans les deux cas, il y aurait une vision du monde inspirée par Samuel Huntington et son « choc des civilisations [lvi]». Pour nous, les débats qui tentent de contester la possibilité d’appliquer la laïcité à la française au Québec sont utiles. La laïcité fait partie de l’idéologie colonialiste de la France qui lui confère sa fantasmatique supériorité sur le reste du monde. Par conséquent, toute différence tolérée revient à une diversité définie par le haut. Cet état des choses accentue l’apartheid du savoir. Les revendications des communautés LGBQI n’ont rien d’extraordinaire en ce sens qu’elles s’appliquent à toute la question de l’identité au sens large, d’où la nécessité de défendre le caractère « fluide » de cette dernière et non essentialiste. La hiérarchisation ambiante qui règne dans les pays du nord à un niveau idéologique plus ou moins conscient constitue donc une forme de brutalité, accentuée, entre autres, par le discours contre le terrorisme. Enfin, les mesures entreprises ressemblent très souvent, et dangereusement à du terrorisme d’État, concept dont il est de notre devoir d’élargir la définition, comme Gordon et Klassen ont voulu élargir la définition du colonialisme et de l’impérialisme.
[i] Gilbert Rist. Le développement :Histoire d’une croyance occidentale. Presses de sciences Po (P.F.N.S.P.), Paris, 2007.
[ii] George I. García et Carlos Guillermo Aguilar Sánchez, « Psychoanalysis and politics: the theory of ideology in Slavoj Žižek ». International Journal of Zizek Studies 2, no 3 2008.
[xvii] Todd Gordon et Jeffery R. Webber, Blood of Extraction: Canadian Imperialism in Latin America, Fernwood Publishing, Toronto, 2016, p. 108
[xviii] CIDA, « Statistical Report on International Assistance: Fiscal Year 2006–2007», Ottawa, 2009.
[xix] Carl Meyer,« CCC sees “untapped” market for Canadian arms.”» Embassy, 2011, http://www.embassynews.ca/ news 12011106/151 ccc-sees-untapped-market-for-canadian-armsi 40395? absolute=1.
[xx] Steven Staples, « Canada Is Overspending on Defence», Embassy, 16 novembre 2011.
[xxi] Jerome Klassen. Joining Empire: The Political Economy of the New Canadian Foreign Policy, University of Toronto Press, Toronto, 2014, pp. 218-219
[xxii] Francis Dupuis-Déri, L’éthique du vampire, Lux Éditeur, Montréal, 2007.
[xxvi] Mark Waldman, Falling Short: Aid Effectiveness in Afghanistan. Kabul: Agency Coordinating Body for Afghan Relief, 2008.
[xxvii] Ahmed Rashid, Descent into Chaos: The United States and the Failure of Nation Building in Pakistan, Afghanistan, and Central Asia, Penguin, London, 2008.
[xl] Nikolas Barry-Shaw et Dru Oja Jay, Paved with Good Intentions: Canada’s Development NGOs from Idealism ta Imperialism, Fernwood Publishing, Halifax, NS, 2012.
[xlix] George I. García et Carlos Guillermo Aguilar Sánchez, « Psychoanalysis and politics: the theory of ideology in Slavoj Žižek ». International Journal of Zizek Studies 2, no 3 2008.
Le présent article s’intéresse au concept d’« impérialisme canadien ». Nous n’aborderons pas les subtilités de son système parlementaire, mais plutôt ses fondements ontologiques, et ce, au regard des faits sociohistoriques qui ont jalonné sa cristallisation. Plus particulièrement, nous nous intéresserons aux corrélations entre le système politique canadien, le développement international comme mécanisme de contrôle des pays du Sud et l’immigration comme partie intégrante de ses dynamiques néocoloniales et de la constitution des rapports de pouvoir Nord-Sud. Notre article comporte deux parties. Dans ce premier texte, nous traiterons principalement du premier point. Les deux autres seront traités dans la deuxième partie. Ce faisant, nous voudrions donner lieu à une « critique idéologique » du Canada, au sens que lui donne le philosophe Slavoj Zizek[1]. Nous avons également discuté de la question avec le politologue Todd Gordon. Dans cette première partie, nous décrirons surtout ce qui définit cet impérialisme.
« L’idéologie n’est pas constituée de propositions abstraites en elles-mêmes. L’idéologie est plutôt la texture même du monde dans lequel nous vivons et qui “schématise” ces propositions, les rendant “vivables”. […] Lorsque nous voyons des scènes d’enfants affamés en Afrique, avec un appel à l’aide, le message idéologique sous-jacent serait quelque chose comme : “Ne pensez pas. Ne politisez pas. Oubliez les véritables causes de la pauvreté. Ne faites qu’agir. Donnez de l’argent pour ne pas avoir à penser !”[2] »
Le philosophe slovène Slavoj Zizek, qui s’inspire à la fois de Karl Marx et de Jacques Lacan, décrit l’idéologie comme un « fantasme inconscient qui structure la réalité sociale[3] ». En adoptant cette définition, le nationalisme pourrait être décrit comme essentiellement idéologique et donc, nous pourrions aussi affirmer que le Canada tel que nous le connaissons aujourd’hui, comme résultat d’une construction de discours sociohistoriques et politiques, ne serait rien d’autre que de la substance idéologique agglutinée et enfin, par conséquent, un tissu de fantasmes inconscients qui structurent notre propre réalité sociale et rendent les contradictions du Capital soutenables. Cette substance se matérialiserait par des discours et des rituels militaires, bureaucratiques, politiques et économiques qui servent à perpétuer et à régénérer ce tissu de fantasmes. Cette substance idéologique serait aussi en tension avec d’autres substances idéologiques, dont celle du nationalisme québécois. Quoi qu’il en soit, Slavoj Zizek avance que la « critique idéologique » serait le moyen de combattre l’idéologie[4], c’est-à-dire la production de contre-discours aux idées diffusées, entre autres, dans les médias hégémoniques et monolithiques. Enfin, ce texte se veut en quelque sorte une critique idéologique du Canada et un effort de conscientisation aux réalités de l’impérialisme canadien. Dans un article antérieur, nous avons abordé la question par rapport à la situation québécoise[5]. Cette fois, nous voudrions l’analyser davantage dans le contexte du système politique international, ou, selon l’expression du sociologue Immanuel Wallerstein, au sein du « système-monde[6] ».
En dépit des tensions récentes avec les États-Unis dont les nouvelles assorties d’images du grognard président étatsunien ont fait le tour du monde[7], il est important de rappeler que, de manière encore plus claire depuis les années 1990, le Canada a été et reste un défenseur de l’idéologie néolibérale. Cela ne veut pas dire que ce n’était pas le cas auparavant. En effet, le gouvernement de Brian Mulroney avait entamé ce virage néolibéral dans les années 1980. On pourrait même dire que les années 1970 avaient préparé ce virage, alors que la social-démocratie qui avait été mise en œuvre dans les années 1960 s’affaiblissait déjà à coups de crise et que les États-Unis abandonnaient l’étalon or, alors garant de stabilité des monnaies après la Seconde guerre mondiale. Le 17 décembre 1992, le gouvernement fédéral signait l’ALÉNA, un traité qui visait, selon Jerome Klassen, politologue et chercheur au MIT Center for International Studies, à garantir aux multinationales le moins d’interférence possible de la part des États dans leurs affaires commerciales[8]. Le traité a ensuite été ratifié en 1993 et est entré en vigueur en 1994. Dans un même élan, l’État canadien s’était aussi lancé dans la privatisation de ses avoirs, dans la libéralisation des investissements et dans la dérégulation des marchés, mettant fin de façon définitive à la social-démocratie de la Guerre froide, après que la menace communiste se soit effondrée. À cet égard, Slavoj Zizek affirme d’ailleurs que la chute du mur de Berlin avait permis la « suprématie du statu quo », celle du néolibéralisme[9]. Quoi qu’il en soit, les interventions militaires canadiennes demeuraient plutôt rares. Cela est resté vrai jusqu’au 11 septembre 2001. Après cet évènement, le Canada a aligné ses priorités avec celles des États-Unis pour prendre part à la « guerre contre le terrorisme », et ce, même s’il ne s’est pas engagé en Iraq. Enfin, l’engagement dans ce conflit purement idéologique n’était que le masque de volontés hégémoniques de nature d’abord et avant tout économique. Nous entendons par là que la « croisade contre le terrorisme » est, suivant la conception de l’idéologie de Zizek, un fantasme dans lequel le Canada se projette comme une nation salvatrice et exemplaire qui s’engage à éradiquer le mal. C’est ce fantasme qui rend tolérables les contradictions du Capital que nous avons auparavant mentionnées, en tentant de donner un « sens », en apparence, à des interventions militaires aux visées clairement impérialistes. Quoi qu’il en soit, pour satisfaire à la soif du Capital, des soldats canadiens ont été envoyés en Afghanistan et en Haïti. Aussi, malgré l’absence d’implications directes dans l’occupation, le Canada s’est réservé une part du gâteau dans le pillage de l’Iraq après l’occupation[10]. Encore une fois, au détriment de l’ensemble de la population du Canada et du reste du monde, une minorité a su s’enrichir, en se servant de la plateforme étatique, des attentats du 11 septembre, comme si l’ablation du symbole phallique de puissance économique que constituait le World Trade Center avait été un mal nécessaire pour exciter le Léviathan du Capital. À cet égard, Noam Chomsky et Jean Baudrillard ont tous deux resitué cet évènement dans un contexte plus large. Le premier décrivait comment l’ampleur de cette « tragédie » est relativement restreinte en comparaison des conséquences des interventions des États-Unis à l’étranger[11]. Le deuxième affirmait que cet évènement représentait ce que beaucoup auraient voulu eux-mêmes être en mesure de faire[12]. En grande partie à notre insu, le Canada, ou à tout le moins certains groupes de personnes d’influence, se sont comportés comme des nécrophages.
Cela n’est pas tout. Le Canada noue également des relations, depuis les années 2000, avec les gouvernements les plus à droite d’Amérique latine, notamment la Colombie, avec laquelle un accord de libre-échange a été signé le 21 novembre 2008 pour entrer en vigueur en août 2011, avec des conséquences désastreuses. En effet, les multinationales y font affaire avec des paramilitaires qui commettent viols et massacres afin d’intimider la population civile[13]. Aussi, au Honduras, le Canada a également soutenu les auteurs du coup d’État contre le gouvernent progressiste démocratiquement élu de Mel Zelaya, pour ensuite entretenir d’étroites relations avec l’armée pourtant responsable de nombreuses violations des droits de la personne[14]. Est-ce surprenant ? Le Canada avait aussi noué de bonnes relations avec le gouvernement Pinochet après le coup d’État de 1973[15]. Au Myanmar aussi, le Canada semblait, jusqu’à tout récemment, entretenir des relations plutôt cordiales avec le gouvernement du pays, ayant même octroyé une citoyenneté honoraire à Aung San Suu Kyi en 2007, elle qui s’est par la suite rendue responsable de massacres contre la population Rohingya après son ascension au pouvoir. Il a fallu attendre jusqu’en 2018 pour que sa citoyenneté lui soit révoquée.[15.1] [16]. Nous pourrions aussi discuter de l’intervention de l’OTAN contre Qadafi, qui a mené à la situation actuelle en Libye[17]. Ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Aussi, le discours de la guerre contre le terrorisme et la défense du néolibéralisme vivent désormais en symbiose. Cette symbiose semble même avoir été la cause du refus d’octroyer des visas à des participant·e·s de certains évènements comme le Forum social mondial[18], sous-tendant à une gouvernance de plus en plus autoritaire et une répression de plus en plus évidente de la contestation, même pacifique. Partout où le capital canadien s’infiltre, les multinationales s’enrichissent et les populations locales en souffrent. La responsabilité sociale des corporations et l’aide au développement (un « cache-sexe pour les éléphants blancs », selon l’expression d’Alain Denault[19]) sont devenues grosso modo des moyens d’acheter les populations locales, en plus de soulager la bonne conscience des Canadiens et des Canadiennes, comme l’affirme Zizek dans les propos mis en exergue. De nombreux exemples sont fournis dans le livre Noir Canada, d’Alain Denault. Un des plus marquants est celui de Sadiola, au Mali, où les activités de la société Semos ont pollué l’eau potable au point où de nombreuses femmes ont vécu des avortements non souhaités. L’entreprise avait alors mis sur pied un « fonds de développement local », sans pour autant cesser ses activités[20].
Dans son livre, Jerome Klassen, défend l’idée selon laquelle ce récent « tournant » dans la politique étrangère canadienne ne doit pas être compris comme un changement de cap soudain qui se serait produit après l’arrivée des conservateurs de Stephen Harper au pouvoir[21]. Le cas échéant, nous aurions pu croire que le retour des libéraux au pouvoir aurait pu y changer quelque chose. Or, selon Klassen, il n’en est rien. Il faut pousser l’analyse au-delà de ce changement apparent, en examinant les antécédents de formation des classes sociales et de l’économie politique canadienne projetée à l’échelle internationale, et ce, grâce à des multinationales établies au Canada et qui s’adonnent sciemment et sans restriction à une accumulation de capital. Cela dit, selon Klassen, la classe capitaliste canadienne se serait « transnationalisée », propulsée par les politiques du gouvernement canadien. Le Canada se comporterait donc comme un empire et sa politique étrangère serait, dans ce contexte, un point de tension et de contact entre le micropolitique et le macropolitique[22] dont les réalités sont de plus en plus étroitement liées, parce que toutes façonnées par le Capital. L’État n’est donc pas dissous dans les flux transnationaux de ce Capital, mais il devient plutôt son valet, allant même jusqu’à aider à faire taire les critiques du néolibéralisme, comme cela a été le cas pour les auteurs et l’autrice de Noir Canada[23], pratiquant ainsi un véritable terrorisme d’État au nom de la « Loi » et du « Droit ». Du point de vue de Klassen, qui s’inspire de Nicos Poulantzas[24], l’impérialisme canadien doit être vu d’abord comme déterminé par des relations de classes, dont la nature économique est, en apparence, distincte de l’arène politique, en ce sens que ses dynamiques d’exploitation ne sont pas menées directement par l’État. Ce dernier détiendrait donc une certaine autonomie dans sa tâche de paver la voie aux multinationales qui en dépendent. L’État se trouve donc inéluctablement à défendre les intérêts de sa classe « capitaliste »[25], en veillant sur sa propriété et sa reproduction sociale. Enfin, cette classe, pour assurer son hégémonie, emploie une classe d’« intellectuel[·le]s organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci[26], responsables de produire le discours de l’État en fonction des intérêts de classe.
« Un des points de vue significatifs associés au matérialisme historique est que l’État est une organisation de relations sociales de pouvoir. Il ne s’agit pas d’une institution désincarnée qui agit en elle-même contre l’équilibre global du pouvoir. Il n’est pas non plus une structure inerte au service de la société civile. Au contraire, il est la cristallisation des relations sociales capitalistes. […] Par conséquent, le contenu du pouvoir d’État est toujours indéniablement social[27]. »
Pour cerner plus précisément ce phénomène, Todd Gordon, politologue de l’Université Wilfrid Laurier, mobilise, entre autres, les travaux de recherche de William Carroll, de l’Université de Colombie-Britannique, selon lequel une transnationale (ou multinationale) se définit comme une entreprise active dans au moins cinq pays[28]. En 2009, au moment de la rédaction de Joining Empire, Klassen affirme qu’il y avait près de 1400 multinationales établies au Canada, qui comptaient environ 3700 entreprises affiliées à l’étranger[29]. Aussi, selon des chiffres de 2006, 72 multinationales canadiennes étaient des leaders mondiaux dans les industries minière, des produits chimiques, des télécommunications, de la nourriture et des breuvages, des pièces de voitures, des services financiers, etc[30]. Enfin, selon Gordon, ces corporations sont en pleine croissance et leur expansion à l’étranger vaut largement pour les achats d’actifs canadiens par des multinationales étrangères. Il rejette donc le discours de la « gauche nationaliste canadienne » selon laquelle l’État canadien serait la pauvre victime des multinationales étrangères[31]. En fait, encore selon Todd Gordon et son collègue Jeffrey Webber, politologue installé à la Queen Mary University de Londres, la définition de colonialisme doit être quelque peu élargie pour inclure beaucoup plus que le simple contrôle d’un territoire, de ses ressources et de sa population. Ce qu’ils appellent l’impérialisme englobe toute forme de contrôle ou d’influence directe ou indirecte et se traduit par un « système global d’inégalités[32] ». En ce qui nous concerne, lorsque ce contrôle ou cette influence s’exerce par la coercition, par des discours de sécurité nationale et tout autre moyen pour propager la crainte de représailles de la part du pouvoir, nous emploierions même le terme de terrorisme d’État.
Comme nous l’avons déjà mentionné, Klassen s’inspire aussi de la « relative autonomie de l’État » mise de l’avant par Nicos Poulantzas[33]. Selon cette idée, l’État est incapable de « transcender » ou d’éliminer les contradictions inhérentes au capitalisme que ce dernier s’affaire plutôt à reproduire, comme un cancer[34], dans ses structures institutionnelles et dans sa « bureaucratie cancéreuse »[35]. Plus précisément, l’État serait un « condensé politique de tendances transnationales d’exploitation et d’appropriation et des besoins du Capital de mettre de l’avant et de protéger la propriété à l’échelle globale tout en disciplinant toute opposition à ses ambitions tant à l’échelle locale qu’internationale. »[36]
Il ajoute aussi que, après les évènements du 11 septembre et l’amalgame des intérêts économiques des puissances occidentales et du discours de la guerre contre le terrorisme, la nouvelle stratégie de l’impérialisme canadien gravite autour de cinq points :
« [… L] a mise en œuvre d’un marché néolibéral […] sous l’hégémonique orchestration du capital canadien, […] l’érection de la “forteresse d’Amérique du Nord” pour une accumulation sans restriction aucune, […] la recherche d’un espace [, d’un droit au chapitre,] dans le fonctionnement des infrastructures de sécurité menées par les États-Unis, […] un soutien aux régimes internationaux et aux institutions qui facilitent le néolibéralisme transnational […] et […], enfin, un militarisme disciplinaire et des interventions militaires dans des États défaillants ou voyous afin d’éliminer ce qui est perçu comme une menace au Capital […]. »[37]
Dans l’introduction de son travail colossal, Klassen retrace les origines de l’économie politique canadienne jusqu’aux colonisations française et britannique, aux XVIIe et XVIIIe siècles, car les deux empires avaient déjà, dès leur installation d’un système mercantile et féodal sur le continent, pratiqué une forme d’extractivisme, et ce, au détriment non seulement des populations autochtones, mais aussi des paysan·ne·s, des agriculteurs et agricultrices et éventuellement, des ouvriers et ouvrières. En 1837-1838 avait éclaté la Rébellion des Patriotes, une tentative de révolution de la part de la petite bourgeoise canadienne-française qui voulait s’assurer un peu plus d’autonomie politique. Bien que la révolution ait été écrasée, le Canada a entamé, peu de temps après, la transition d’un système féodal vers un système de salariat, notamment avec l’afflux de main-d’œuvre migrante d’Irlande. Klassen décrit la Loi constitutionnelle de 1867 comme une « révolution par le haut » cherchant à miner l’influence de la révolution aux États‑Unis, mais aussi de lancer à pleine vitesse la « révolution industrielle » grâce au système ferroviaire. Il est à noter que ces changements ont été menés à l’initiative de la classe capitaliste en émergence, sans réelle contribution de ceux et celles qui allaient devenir les canadiens et les canadiennes, populations blanches, autochtones et immigrantes confondues. En effet, John A. Macdonald avait alors lancé une industrialisation par substitution des importations, tout en intensifiant la dépossession des Autochtones et la colonisation de l’Ouest[38]. À cet égard, Todd Gordon affirme :
« Toute discussion au sujet de l’impérialisme canadien doit commencer en abordant ce qui se passe chez nous. Les nations autochtones représentent un véritable tiers monde au Canada, créé et géré au sein d’un plus vaste projet colonial encore en chantier et qui porte encore les cicatrices de notre histoire. […] L’entièreté des fondations du capitalisme canadien repose sur les terres et les ressources [ainsi usurpées] et, par conséquent, la croissance du capitalisme canadien n’a pu être accomplie que par des moyens impérialistes. L’existence du Canada [, son ontologie,] dépend de la subjugation par la force [, le viol,] des nations autochtones et de leurs ressources afin de satisfaire à ses besoins[39]. »
L’impérialisme canadien s’est approprié les terres des communautés autochtones par la force, mais plus fondamentalement, grâce au concept même de propriété privée[40], et ce, jusqu’aux XIXe et XXe siècles. Dans de nombreux cas, le gouvernement a fait appel des traités conclus grâce des négociations malhonnêtes visant à limiter les droits et l’indépendance des Autochtones devant le gouvernement central. L’État les a également contraints à intégrer le système économique capitaliste en rendant très difficile leur survie dans le cadre de leurs activités économiques traditionnelles. Les populations autochtones ont donc pu être plus facilement assimilées aux structures de classe comme main d’œuvre exploitée. Par la même occasion, la voie avait ainsi été pavée pour l’extraction des ressources. Ensuite, les terres ont été dévastées par des activités minières et des déchets industriels. Même si l’usurpation des terres autochtones avait été formellement interdite par la Loi constitutionnelle de 1867, cela n’a pas empêché le Canada de poursuivre l’expropriation pour la construction d’infrastructures de transport comme celle menée par le régime Macdonald[41].
Par la suite, l’exploitation des populations autochtones comme main-d’œuvre bon marché s’est accentuée avec l’émergence du néolibéralisme. Gordon affirme que la population autochtone est plus jeune, compte plus de personnes en âge de travailler et croît beaucoup plus rapidement que la population non autochtone[42]. Elle serait donc la source, comme l’immigration, de main-d’œuvre bon marché, ce qui permettrait à la classe capitaliste, le plus souvent blanche, d’assurer une certaine reproduction sociale. La population blanche au sens plus large n’est pas non plus étrangère à ce principe, puisque, dans une société de consommation, les enfants deviennent des commodités accessibles à ceux et celles qui ont les moyens s’en procurer. Aussi, il serait possible de défendre cette idée selon laquelle, pour ne pas entraver les dynamiques de consommation et pour veiller à la reproduction sociale (pour le « futur » des enfants, en fait des privilèges de classe), on a beaucoup moins d’enfants que dans les pays du « Sud ». Par conséquent, d’un point de vue démographique, la main d’œuvre migrante et autochtone est nécessaire pour occuper les emplois moins rémunérés et pour produire, par reproduction sociale, de la main-d’œuvre bon marché pour servir les intérêts des plus privilégiés. Certain·e·s Autochtones et immigrant·e·s accèdent aux cercles restreints des classes privilégiées, mais doivent payer le prix fort et servir l’hégémonie. Nous en reparlerons dans la deuxième partie de cet article. Quoi qu’il en soit, bon nombre de ces emplois moins rémunérés sont liés à l’exploitation des ressources et les Autochtones comme les immigrant·e·s restent une main-d’œuvre importante pour leur exploitation[43]. Cela dit, ces mêmes emplois ont des conséquences désastreuses sur la santé et sur l’environnement, ce qui les rend encore plus aliénants pour ceux et celles qui défendent justement le droit à la terre. Il n’est donc pas surprenant que les communautés résistent aussi à l’« esclavage du salariat » et à une entrée forcée dans le système capitaliste national et international, son exploitation et une situation de pauvreté maintenue sciemment comme telle. La situation est semblable dans toutes les industries extractivistes, qu’il s’agisse des mines, du pétrole ou du gaz[44]. Enfin, Gordon affirme, sur une note plus positive :
« Au cours des 20 dernières années, le militantisme autochtone a connu un renouveau, alors que le conflit entre les nations autochtones et l’État s’est accentué en réaction aux pressions de l’expansion géographique, de la pauvreté grandissante et du refus de l’État de satisfaire aux revendications des Premières Nations. […] Un des moments sans doute les plus marquants des années 1990 était la révolte d’Oka, avec ces images de guerriers mohawks en habits-camouflages tenant tête aux soldats[45]. »
Pour revenir aux facteurs historiques de constitution idéologique du Canada, ce dernier a obtenu son indépendance en ce qui a trait à sa propre politique étrangère en 1931 avec le statut de Westminster. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Canada occupait une place relativement importante sur la scène internationale et s’est avéré être un allié important des États-Unis au sein de l’OTAN pendant la Guerre froide. Le Canada a également contribué à la création des institutions de Bretton Woods, notamment la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce, dont le rôle hégémonique n’est aujourd’hui plus un secret[46]. En dépit de sa proximité avec les États-Unis, le Canada a pu éviter des dépenses militaires massives tout au long du XXe siècle, pour se spécialiser dans les missions de maintien de la paix et autres pratiques de « soft power ».
Cependant, comme nous le disions antérieurement, cela a quelque peu changé avec l’éclatement de la guerre au terrorisme. En effet, le Canada a depuis adopté des politiques beaucoup plus agressives. Klassen souligne la convergence des activités de renseignements au lendemain des évènements du 11 septembre 2001. Non seulement les agences concernées travailleraient maintenant plus étroitement les unes avec les autres, mais la menace terroriste servirait de prétexte pour surveiller tout autant les mouvements sociaux. En 2001, l’entente « Five Eyes », conclue dans les années 1940 entre les États-Unis, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande et l’Australie a été élargie, donnant lieu à une vaste surveillance électronique qui touche beaucoup plus que les simples questions de « terrorisme ». En fait, ces agences de renseignements verraient d’un mauvais œil tout ce qui interfère avec l’expansion du Capital et les intérêts de la classe capitaliste, faisant affaire, pour arriver à ses fins, à des régimes répressifs et brutaux qui vont même jusqu’à utiliser la torture[47]. Enfin, la question de sécurité nationale serait, en fait, en grande partie, une question de « sécurité économique »[48], qui se retrouve, dans le système-monde, à représenter la sécurité de la classe capitaliste que sert l’État idéologiquement prostitué au Capital.
Nous avons eu l’occasion de discuter de l’impérialisme canadien avec Todd Gordon lui-même et nous avons ainsi confirmé certains éléments de notre analyse. Nous lui avons d’abord demandé s’il pouvait faire état d’un quelconque changement dans les politiques étrangères du Canada depuis l’arrivée de Justin Trudeau au pouvoir. Sa réponse a été la suivante : « Le seul changement vraiment significatif est le retour du discours libéral progressiste selon lequel le Canada serait une présence progressiste dans le monde. Vous vous souviendrez des annonces de Trudeau selon lesquelles “le Canada est de retour” avec ses “manières ensoleillées”. Cependant, les pratiques de son gouvernement nous disent le contraire. Par exemple, Trudeau va de l’avant avec le traité de ventes massives d’armes signé par Stephen Harper avec l’Arabie saoudite. Son gouvernement a aussi envoyé des forces spéciales en Iraq et en Syrie. Il n’a fait que très peu pour limiter concrètement les actions des minières canadiennes et a soutenu, entre autres, le gouvernement frauduleusement élu du Honduras [qui avaient maintenu au pouvoir les auteurs d’un coup d’État contre le gouvernement progressiste de Zelaya] [49]. » Nous ajouterions que la crise diplomatique actuelle avec l’Arabie saoudite qui a, en principe, mis fin au contrat de vente d’armes, semble se résorber et nous doutons qu’elle donnera lieu à des précédents.
Quoi qu’il en soit, nous avons ensuite abordé la question du nationalisme de gauche canadien et du logocentrisme auquel il sous-entend. « La réalité concrète du rôle du Canada dans le monde rend difficile de défendre un tel nationalisme de gauche. Parmi les gens avec lesquels je m’engage politiquement, personne ne le fait. En fait, il nous faut encore travailler à l’éradiquer, car les leaders sociaux-démocrates du NPD, les mouvements ouvriers et les ONG se revendiquent toujours, à un certain degré, de ce discours. Voyez par exemple la campagne d’Unifor “j’achète canadien” en réponse aux disputes commerciales entre le Canada et les États-Unis. […] Et en dépit de cela, le gouvernement essaie [toujours] de transformer ces luttes [femmes, autochtones, migrantes] en programmes sûrs et contrôlables qui en émousseront les tranchants radicaux des mouvements qui remettent en question le pouvoir capitaliste et les pratiques racistes de l’État. Je pense que c’est là, ne serait-ce qu’en partie, ce que le multiculturalisme représente. Un autre exemple de ce phénomène est l’écoblanchiment de la responsabilité sociale des entreprises[50]. » Enfin, nous avons demandé quels moyens il privilégiait pour lutter contre l’impérialisme canadien de l’intérieur. Il nous a laissés entendre que les initiatives de solidarité internationale et la conscientisation des Canadiens et des Canadiennes étaient les meilleures manières d’aller de l’avant.
En bref, encore une fois, à la lumière de cette histoire de formation, Klassen conteste cette idée associée à la « gauche nationaliste canadienne » qui veut que le Canada soit enchâssé dans l’économie américaine, semi-colonisé et victime de l’hégémonie de son voisin. Pour Klassen, le Canada est un État impérialiste qui profite, comme un vautour, de sa proximité avec les États-Unis pour consommer les carcasses laissées par les bombes de l’oncle Sam. Cela dit, dans la deuxième partie de cet article, nous traiterons de ce sujet plus amplement après avoir abordé les activités du Canada et de ses multinationales à l’étranger[51].
CRÉDIT PHOTO: Jamie Mccafrey – Flickr
[1] George I. García et Carlos Guillermo Aguilar Sánchez, « Psychoanalysis and politics: the theory of ideology in Slavoj Žižek ». International Journal of Zizek Studies 2, no 3 2008.
[2] Slavoj Zizek. Living in the End of Times. London and New York: Verso Books, 2010, pp. 3–4.
[6] Immanuel Wallerstein, The Modern World-System: Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century, Academic Press, New York, 1976.
[24] Nicos Poulantza, Political Power and Social Classes, Verso, Londres, 1978.
[25] Nous reprenons l’expression de Klassen, aussi utilisée par d’autres, qui se trouve à être moins ambiguë que classe « dominante » et qui fait référence au noyau du système d’exploitation et de production idéologique, du point de vue de la lutte des classes et leur formation.
[26] Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci, Éditions Parti Pris, Ottawa, 1970.
[27] Robert W. Cox, « Social Forces, States and World Orders: Beyond International Relations»,
Journal of International Studies – Millennium 10, no 2,1981.
Op. cit., note 8, p. 187
[28] William Carroll, Corporate Power and Canadian Capitalism, Vancouver: University of Colombia Press, 1986.