Par Alfonso Insuasty Rodríguez[i] et Yani Vallejo Duque[ii]
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando.
La version officielle du conflit en Colombie réduit ce dernier au trafic de drogue. Dans les faits, ce discours cache une tout autre réalité : celle de réseaux qui lient groupes armés, forces de sécurité, élites, clans politiques et intérêts géopolitiques. Or, ce sont ces mêmes réseaux qui perpétuent la violence et refusent de reconnaître les communautés historiquement marginalisées.
Depuis 1999, le Plan Colombie a marqué un tournant récent dans la configuration de la frontière nord du pays. Avec comme prétexte de lutter contre le trafic de drogue, ce plan a servi à imposer un modèle extractiviste, qui a entraîné le déplacement, la criminalisation et l’appauvrissement les habitant·e·s de toute une région.
Le Catatumbo, région stratégique du nord de Santander, à la frontière avec le Venezuela, a toujours été un épicentre de conflits économiques, sociaux et politiques. Très riche en ressources énergétiques et naturelles, la région s’est développée au gré de l’exploitation du pétrole, du charbon, du gaz et de la monoculture de l’huile de palme, utilisée dans la production de biocarburant.
Bien que soient là des piliers économiques essentiels, le type d’exploitation mise en œuvre a principalement servi les élites nationales et les sociétés transnationales. En d’autres mots, les inégalités historiques demeurent et les communautés locales sont tenues à l’écart.
Le pétrole comme destin du Catatumbo au XXe siècle.
La concession de Barco de 1905[iii] a cédé la place à des entreprises telles que la Colombian
Petroleum Company (Colpet) et la South American Gulf Company (Sagoc). Ces dernières ont contribué à la déforestation, à la dépossession des terres et à la colonisation pétrolière en faveur d’intérêts étrangers. La région dispose d’infrastructures essentielles dont un oléoduc de 423 km qui se termine à Coveñas, sur la côte atlantique. Même si l’exploitation pétrolière est passée aux mains d’Ecopetrol , la pétrolière nationale, en 1955, ce changement de propriété n’a profité qu’à quelques un·e·s, et sur la majeure partie du territoire, les populations demeurent pauvres et exclues.
Le Catatumbo est aussi un producteur important de charbon. Ses réserves sont estimées à 630 millions de tonnes. La région s’est ainsi taillée une place sur le marché mondial de l’énergie. Elle produit 1 750 000 tonnes par an, dont 80 % sont exportés vers des marchés tels que les États-Unis et l’Union européenne.
L’exploitation minière est au centre de l’économie du nord de Santander, notamment en ce qui concerne la production de charbon bitumineux de haute qualité à des fins thermiques et métallurgiques. En 2020, le département a produit 1,1 million de tonnes de charbon, soit 2,2 % du total national, ainsi que 4,8 % du gravier et 12 % de l’argile de la Colombie. Plus de 80 % du charbon et du coke produits sont exportés, tandis que le reste est destiné à la consommation intérieure, le plus souvent dans des centrales thermoélectriques et des fours à briques.
L’industrie du charbon génère plus de 7 500 emplois directs et 15 000 emplois indirects, en plus de 3 600 emplois directs et 7 000 emplois indirects liés à la production de coke. Cependant, l’exploitation du charbon est confrontée à des défis tels que la dépendance à l’égard de routes en mauvais état et les perturbations dues à la fermeture des frontières et aux manifestations populaires.
Malgré une baisse de la production pendant la pandémie, la reprise économique s’est d’abord manifestée dans le secteur de l’exploitation minière. Entre 2021 et 2022, 238 milliards de dollars y ont été investis, entre autres, dans les transports, l’éducation et la technologie.
En ce qui a trait à la sécurité, la région est en proie à l’exploitation illégale et un taux élevé d’accidents. Par ailleurs, Ruta de la Legalidad est un programme qui y fait la promotion de normes plus élevées. Même si l’exploitation minière ne représente que 0,95 % du PIB régional, elle constitue le moyen de subsistance de 33 000 familles. Néanmoins, cette explosion de l’exploitation du charbon, loin d’enrichir la population locale, n’a fait que contribuer à la détérioration de l’environnement. En effet, le système extractiviste qui s’est imposé a largement tenu à l’écart les habitant·e·s de cette région. Ce sont surtout les conglomérats nationaux et internationaux qui en ont profité.
Le Plan Colombie et l’USAID ont aussi favorisé la culture intensive d’huile de palme, entraînant la métamorphose du paysage au Catatumbo. La culture de la palme à huile revêt une très grande importance pour le secteur de l’industrie agroalimentaire dans la région. Palnorte, un des cinq plus importants exploitants en Colombie, produit annuellement 50 000 tonnes d’huile. Or, 35 % de cette production est exportée. De son côté, Aceites y Grasas del Catatumbo cherche à tripler sa capacité de traitement au moyen d’un investissement de plus de 75 milliards de dollars. Dans le nord de Santander, Palm Cluster, créée en 2021, emploie plus de 14 000 personnes et exploite 45 000 hectares de cultures. À elle seule, elle génère 40 % du PIB agricole de la région.
Il s’agit sans l’ombre d’un doute d’un développement inégal. À l’ombre de l’industrie de l’huile de palme, de l’exploitation du charbon, du gaz et du pétrole, qui ont prospéré dans la région, s’est perpétuée une réalité douloureuse : la dépossession des terres, la violence perpétrée par les paramilitaires et le déplacement forcé de bon nombre de paysan·ne·s et autochtones. Comme l’ont montré les processus de Justice et Paix, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et la Commission de la vérité elle-même, les secteurs clés de l’économie locale étaient contrôlés par des groupes armés illégaux. Ces derniers s’approprient le territoire par la force, en faisant un grand nombre de victimes, déchirant à long terme le tissu social.
Le Catatumbo se trouve non seulement au cœur d’un système extractiviste , mais aussi de conflits géopolitiques pour le contrôle des ressources énergétiques. En effet, le Venezuela voisin possède d’immenses réserves de pétrole, de gaz et d’or, entre autres richesses naturelles. Ses richesses énergétiques et sa position stratégique en tant que corridor frontalier ont contribué à une dynamique de déstabilisation qui se perpétue. Même l’État colombien contribue à cette instabilité sous prétexte de lutter contre les menaces à la stabilité régionale. Dans un contexte plus large, les États-Unis cherchent à réaffirmer leur influence en Amérique latine, face à la montée en puissance de la Chine et de la Russie. Ainsi, les élites colombiennes servent les intérêts étrangers et leurs propres intérêts en embrassant une militarisation accrue du territoire.
Le discours officiel réduit le conflit de la région à un problème de trafic de drogue. Par la même occasion, il sert à occulter les relations complexes entre les groupes armés, les forces de sécurité, les élites économiques et les clans politiques, qui continuent à exercer des fonctions publiques, les intérêts géopolitiques étant au cœur des dynamiques de ces conflits. Des rapports récents, comme celui de la Caravana Humanitaria 2024, ont dénoncé la collusion entre les forces de sécurité et les groupes paramilitaires, parmi lesquels le Clan del Golfo, et dans certains cas, des alliances avec les groupes dissidents. Ces relations contribuent à l’appropriation du territoire et perpétuent le système d’exclusion de la population locale.
Cultiver la coca pour survivre
Le Catatumbo est une des nombreuses régions de Colombie historiquement marginalisées par l’État. Par conséquent, ses habitant·e·s ont durement souffert des effets de la pauvreté et de la violence. Devant l’impossibilité de vivre d’autres formes d’agriculture, les paysan·e·s se sont tournés vers la culture de la feuille de coca, le pain et le beurre.
. Le mauvais état des routes de Tibú, El Tarra, Convención, Teorama et Hacarí pose obstacle à la commercialisation d’autres produits. Il n’est donc pas possible de remplacer la culture de la coca. Ielles affirment elles-mêmes qu’ielles ne cultivent pas la coca pour s’enrichir, mais simplement pour survivre.
Contrairement à ce qu’affirme l’État colombien, l’argent du trafic de drogue ne profite pas aux habitant·e·s du Catatumbo, mais aux habitant·e·s des grandes villes et des pays consommateurs. Selon le dernier rapport du Système de surveillance intégré des cultures illicites des Nations Unies, on cultive la coca sur 43 866 hectares du nord de Santander. Tibú est la municipalité qui comporte le plus grand nombre d’hectares de coca, avec 23 030 hectares. La région produit 17 % de la coca au pays. C’est pourquoi elle est le théâtre d’activités de divers groupes armés et de l’État pour le contrôle de ces revenus illicites.
L’approche militaire s’est soldée par un échec : ni les pulvérisations de glyphosate ni l’utilisation de la force n’ont donné les résultats escomptés. Même les accords issus du processus de paix n’ont pas été mis en œuvre par l’État. Aussi, le manque de possibilités pour les anciens combattants des FARC a fait en sorte que, faute d’alternative, ils sont retournés au commerce illicite. La demande mondiale de cocaïne est croissante et stimule la production en Colombie. Se demande-t-on, aux États-Unis ou en Europe, pourquoi les gens consomment de plus en plus de drogues?
La récente confrontation entre le front de guerre Nord-Est de l’ELN et le 33e front de l’État-major central (EMC) des FARC a donné lieu à des théories sur une prétendue alliance entre l’ELN et le
gouvernement vénézuélien pour contrôler le trafic de drogue. Toutefois, ces accusations ne sont pas fondées sur des éléments de preuve. Elles semblent plutôt refléter le discours des États-Unis, lui-même servant de justification à une potentielle intervention militaire au Venezuela.
La résistance au Catatumbo : une lutte pour la dignité
Cependant, le Catatumbo, même marginalisé et en proie à la violence, est un territoire de résistance. Les paysan·ne·s, les autochtones et les personnes afrodescendantes ont proposé le Pacte social territorial[iv]. Il s’agit d’un modèle de développement fondé sur la justice sociale, le développement durable et la souveraineté du peuple. Cependant, ces initiatives ont été criminalisées par les élites, qui préfèrent maintenir le statu quo.
L’État n’a fait sentir sa présence dans la région que dans le but de contrôler les ressources naturelles, au détriment de ses habitant·e·s. Le Catatumbo a été un laboratoire martial, au sein duquel les paramilitaires ont arraché les terres aux paysan·e·s, pour le compte des mouvements d’extrême droite, de certain·e·s politicien·ne·s et du secteur privé. La réaction de la classe dirigeante aux demandes des communautés a été la répression. La grève de Nororiente en a été un exemple clair. Les paysans ont réclamé des droits et de meilleures conditions de vie. Et la réponse de l’État? Les assassinats, les disparitions forcées et la torture, souvent avec la complicité du bataillon des Vencedores de l’armée nationale.
Les mouvements sociaux ont dénoncé la militarisation comme n’étant pas une solution pour la paix. Elle ne ferait qu’entraîner davantage de violence et de déplacements. La paix n’est pas imposée par des armes. Elle est construite au moyen d’investissements dans des programmes sociaux, dans des infrastructures et des garanties de sécurité.
Les habitant·e·s du Catatumbo ont la conviction que ce sont les survivant·e·s de la guerre et de l’oubli qui doivent paver la voie de l’avenir. Sur ce territoire où l’histoire fait gronder son tonnerre en pleine jungle, la volonté d’un peuple qui rêve d’une vie de dignité, de souveraineté et de fraternité en Amérique latine reste inébranlable.
[i] https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/10072-catatumbo-la-herida-abierta-del-extractivismo-y-la-resistencia-territorial-colombia
[i] Professeur de recherche à l’Université de San Buenaventura de Medellín, qui fait partie de REDPAZ et est membre du groupe de recherche Kavilando.
[ii] Titulaire d’une maîtrise en droit de la procédure pénale, défenseur public, chercheur au sein du groupe Kavilando.
[iii] Concession pétrolière qui a marqué les a marqué les débuts du pays en la matière.
[iv] Pacto Social Territorial.
CRÉDIT PHOTO: Makalu / PIXABAY