par Any-Pier Dionne | Juin 18, 2018 | Environnement, Opinions
« Plan Nord : Plan mort », scandaient les étudiant·e·s et manifestant·e·s en 2012, après la défaite de Jean Charest, premier architecte du Plan Nord actuel. On croyait que ce projet, qui vise à développer les territoires situés au nord du 49e parallèle, serait abandonné. Ce ne fut toutefois pas le cas. Pauline Marois proposait « Le Nord pour tous », puis Philippe Couillard a officiellement relancé le Plan Nord en 2015. Seize milliards ont déjà été investis dans cet immense chantier, aux dires du premier ministre[i]. Bien qu’on entende relativement peu parler de ce qu’il se trame aujourd’hui sur cette vaste étendue, de nombreux projets y sont bel et bien en cours.
Le gouvernement du Québec présente son Plan Nord comme un modèle de développement « responsable et durable »[ii]. Mais ce projet titanesque est-il réellement « responsable » des points de vue environnemental, social et économique ? C’est à cette question à laquelle ont voulu répondre Bruno Massé, géographe, activiste et écrivain ; Marie-Ève Blanchard, animatrice en défense de droits et poète féministe ; Frédéric Lebel, géographe et consultant en planification territoriale et en stratégies de développement local ; et Alice de Swarte, coordonnatrice en conservation et analyse politique à la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), lors de notre brunch-discussion du 29 avril dernier. Elles et ils ont abordé le contexte économique et politique dans lequel est né et se développe le Plan Nord, ses impacts sur les femmes, ainsi que les engagements gouvernementaux en matière de protection des territoires.
Le Plan Nord en bref
La Société du Plan Nord, soit l’organisme responsable de la mise en œuvre du projet depuis le 1er avril 2015[iii], affirme que le projet a « pour but de mettre en valeur le potentiel minier, énergétique, social, culturel et touristique du territoire québécois situé au nord du 49e parallèle »[iv]. Le gouvernement prévoit des investissements publics et privés totalisant près de 50 milliards de dollars entre 2015 et 2035, date prévue de la fin du projet. La région touchée représente 72 % de la superficie du Québec. Environ 120 000 habitant·e·s — soit 1,5 % de la population de la province —, y vivent, dont près du tiers sont autochtones, note Frédéric LeBel[v].
Toutefois, comme l’a souligné chaque intervenant·e lors de l’événement du 29 avril dernier, le Plan Nord est d’abord et avant tout un projet de développement minier, assorti de« petits bonus » promis pour le développement social et la protection de l’environnement. Bruno Massé dénonce le fait que le projet gravite sur l’exploitation minière. De plus, il souligne que les mesures sociales annoncées dans le cadre du Plan Nord (construction de logements sociaux au Nunavik,de serres, etc.) sont à la remorque du développement minier. Selon lui, la population se trouve « prise en otage » : pour avoir droit à ces mesures sociales, les communautés sont contraintes d’accepter le Plan Nord et tous ses chantiers miniers et énergétiques.
De plus, pour la période allant de 2015 à 2020 seulement, le gouvernement promet des investissements publics de l’ordre de deux milliards de dollars, auxquels pourront s’ajouter des contributions du gouvernement fédéral. Ces investissements visent à « mettre en place les conditions nécessaires pour favoriser le développement et l’accès au territoire »[vi]. Cependant, Frédéric LeBel avance que les infrastructures de transport (routes, aéroports, ports) construites pour augmenter l’accessibilité du territoire sont destinées avant tout à l’industrie minière. En effet, il explique que les principales infrastructures visent à leur faciliter l’accès aux minerais et à leur permettre de l’exporter plus aisément.
Le gouvernement avance que le Plan Nord créera des emplois et générera des revenus à la fois pour les communautés touchées et pour les Québécois·es en général. On fait miroiter un projet « rassembleur pour la société québécoise »[vii]. Toutefois, comme cela a été souligné pendant la période de discussion avec le public, ce mégaprojet exacerbe les tensions entre les communautés et dans les communautés. De plus, comme l’a dénoncé un membre du public, la façon dont est créée et redistribuée la richesse est choquante, voire « humiliante » : les ressources minières qui sont le cœur du Plan Nord sont non renouvelables. Et pourtant, on favorise une approche « terriblement capitaliste », au nom de laquelle « on sort tout, tout de suite », pour le profit des actionnaires, s’offusque-t-il. Rien dans l’approche préconisée ne garantit la pérennité des ressources ou la transformation locale de la matière pour créer des emplois dans les secteurs secondaires et tertiaires[viii].
Par ailleurs, certain·e·s estiment que la promesse du gouvernement de protéger 50 % du territoire au nord du 49e parallèle n’est que poudre aux yeux. Comme le souligne Frédéric LeBel, le gouvernement vend l’idée qu’il faut exploiter ce territoire pour en protéger une partie, alors qu’il serait tout à fait possible de le préserver sans prôner une exploitation à grande échelle. De son côté, Bruno Massé avance que les mesures environnementales ont été créées dans le but de rallier l’opinion publique et de manufacturer le consentement face à ce titanesque projet.
Pourquoi « développer » le Nord ?
Plusieurs raisons expliquent la volonté gouvernementale de « développer » le Nord. Le message officiel des libéraux est que ce plan vise à relancer l’économie et à stimuler l’emploi[ix]. Cependent, Pierre Arcand, ex-ministre responsable du Plan Nord, avouait dans un article de La Presse en 2017 que, « [l]orsqu’on a lancé le Plan Nord, c’était en réaction à des investissements miniers très importants qui étaient soudainement apparus »[x].
Bruno Massé avance que, en vérité, le Plan Nord serait fortement lié au « boom minier » qui a éclaté en 2011. Selon lui, on connaissait depuis longtemps le fort potentiel minier du Nord québécois, mais on a attendu que le contexte économique justifie l’exploitation avant d’aller de l’avant. En effet, le « boom minier », qui résulte à la fois de la hausse de la demande en métaux des marchés asiatiques et de la rareté des ressources minières, rentabilise désormais l’exploitation de mines dans le Nord québécois, d’après le géographe. La fonte du pergélisol, la qualité du sol composé à 90 % de roche précambrienne (dite « favorable », car facile à exploiter) et l’arrivée de nouvelles technologies sont des arguments de plus qui justifient l’exploitation minière sur ce territoire, ajoute Frédéric LeBel.
Toutefois, malgré le contexte mondial de rareté de la ressource et la forte demande en minéraux, la faiblesse majeure qui freinait les investissements de l’industrie minière au Québec est l’éloignement du marché et la difficulté d’accéder aux ressources. En effet, les marchés désireux d’acheter les matières premières extraites des mines, comme l’expliquait Frédéric LeBel, sont plutôt éloignées du Québec, la majorité se trouvant en Asie. Les infrastructures de transport inappropriées rendaient l’exportation du minerai difficile, mais le gouvernement du Québec a tenu à rassurer les compagnies minières et à les encourager à choisir le Nord québécois pour investir. Pour ce faire, il avait promis de construire et d’entretenir des infrastructures de transport pour leur permettre d’accéder aux ressources, mais aussi de l’exporter. Le gouvernement a donc financé la construction de routes pour se rendre aux mines et en sortir le minerai[xi], d’aéroports et d’un port en eau profonde à Sept-Îles. Le gouvernement assurera également en grande partie les coûts reliés à l’entretien de ces infrastructures, qui sont particulièrement vulnérables en raison du climat hostile pour les chaussées des régions nordiques. Pour Frédéric LeBel, on parle de « socialiser le risque par la dette publique ».
Pour ajouter au contexte économique favorable aux investissements de l’industrie minière, Québec a fait le choix de maintenir un faible taux de redevances minières, signale Frédéric LeBel. En 2015, dans Le Devoir, Alexandre Shields révélait que « les minières ont versé un milliard de dollars de redevances depuis 2009, tandis que la valeur des minerais tirés du sol dépasse les 54 milliards ». Le journaliste déplorait que ce taux était bien inférieur à la moyenne canadienne[xii].
Par ailleurs, poursuit Frédéric LeBel, d’un point de vue géopolitique, l’ouverture du passage du Nord-Ouest, qui résulte des changements climatiques et de la fonte des glaciers, facilite l’exportation des matières extraites vers l’Asie et, en particulier, vers la Chine, dont la demande en minéraux est très forte. Cette situation est favorable pour l’industrie minière qui cherche un marché accessible où vendre les minerais Les changements climatiques leur assurent donc un nouveau passage plus rapide vers leurs principaux acheteurs.
L’enjeu du positionnement géopolitique du Québec dans l’arctique est également un facteur clef qui explique cette volonté de développer le Nord, croit Frédéric LeBel. Le Québec est la province possédant le plus grand accès aux mers nordiques du Canada, mais, étant donné son statut politique de province, elle ne peut y transiter à titre de nation indépendante. On peut prévoir que le passage du Nord-Ouest entre le Manitoba et la Russie deviendra un espace essentiel pour le commerce mondial, d’où l’intérêt pour le Québec d’occuper le territoire nordique et de se projeter dans les mers, note le géographe.
Les femmes « charriées » par le Plan Nord
D’un point de vue social, le Plan Nord engendre de graves conséquences sur la situation des femmes. Au fil de ses recherches à titre de citoyenne engagée, Marie-Ève Blanchard a constaté que « l’implantation de mégaprojets extractifs et énergétiques s’accompagne souvent d’une dévaluation de la condition de vie des femmes, d’une hausse des agressions physiques et sexuelles, et d’une hausse du marché sexuel », et ce, entre autres conséquences négatives.
Le monde politique semble toutefois peu sensible à ces répercussions dramatiques. Marie-Ève Blanchard relate un échange « éclairant » datant de 2015, entre Alexa Conradi (alors présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ)) et André Spénard, député de la Coalition avenir Québec (CAQ) et membre de la commission parlementaire sur les choix budgétaires. Lorsque Alexa Conradi critiquait les investissements associés au Plan Nord, argumentant que, autant les agressions sexuelles que l’industrie du sexe sont en nette hausse sur la Côte-Nord – région fortement touchée par le Plan Nord –, le député caquiste lui a répondu : « On n’arrêtera pas les ressources naturelles et l’extraction du minerai de fer, de cuivre, ou l’or, parce qu’il y a plus d’agressions sexuelles dans ce coin-là! […] Vous me charriez ! »
Les chiffres donnent cependant raison à la présidente de la FFQ de sonner l’alarme. Selon une analyse de l’Institut national de la santé publique du Québec, de 2002 à 2011, le nombre de voies de fait, excluant les agressions sexuelles, a augmenté de façon significative sur l’ensemble de la Côte-Nord. Ce taux était deux fois plus élevé que la moyenne en 2009 et et 2011, mais comparable à celui de 2002[xiii], s’offusque Marie-Ève Blanchard. Fait à noter : 2009 marque l’ouverture du premier campement près du chantier La romaine, un complexe hydro-électrique construit dans le cadre du Plan Nord.
De plus, le nombre d’agressions sexuelles est en hausse sur tout le territoire du Plan Nord. On rapportait 67 agressions en 2011-2012, 81 agressions 2012-2013, puis 102 agressions en 2013-2014[xiv], soit une augmentation constante, rapporte Marie-Ève Blanchard. On observe également une hausse des voies de fait contre la personne en contexte conjugal de 300 % dans la région de la Minganie, touchée par le Plan Nord. Difficile de ne pas faire de liens entre ces statistiques aberrantes et les chantiers du Plan Nord ou les projets extractifs et énergétiques, comme le laisse entendre la poète féministe.
En effet, comme mentionné précédemment, le Plan Nord a pour clef de voûte sur l’exploitation minière, une industrie à forte prédominance masculine. Une membre du public faisait justement remarquer que la minière connue comme étant la plus responsable au Québec employait à peine 7 % de femmes (dans des postes administratifs pour la plupart). Elle ajoutait qu’en Abitibi-Témiscamingue, région où les minières sont omniprésentes, les femmes gagnent 60 % du revenu des hommes, soit le plus grand écart salarial au Québec après la Côte-Nord[xv]. Cet écart peut s’expliquer par la forte présence des mines, « où l’on retrouve des salaires très élevés »[xvi], et d’où la grande majorité des femmes sont exclues.
Par ailleurs, d’après Marie-Ève Blanchard, le navettage (plus connu comme « fly-in/fly-out »), nouveau mode d’organisation du travail préconisé sur les chantiers miniers et énergétiques, exacerbe les comportements jugés répréhensibles (excès de drogues ou d’alcool, prostitution, agressions sexuelles). Elle explique que le navettage ne favorise pas la création d’un sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil. Les employé·e·s viennent travailler, souvent 12 heures par jour pendant 14 jours consécutifs, puis repartent dans leur communauté d’origine pour 14 jours de congé, avant de recommencer ce voyagement constant. C’est un mode de travail de plus en plus répandu sur les différents chantiers du Plan Nord et qui aurait des répercussions néfastes importants — quoiqu’encore méconnus — sur le tissu social tant de la communauté d’origine que celui de la communauté de travail des employé·e·s[xvii].
D’ailleurs, « plusieurs milieux féministes autochtones formulent l’hypothèse que […] s’attaquer à l’autonomie et aux droits des femmes et ainsi fragiliser le tissu social d’une communauté serait un moyen d’atténuer la capacité de résistance des communautés touchées pour contrôler plus aisément un territoire convoité pour le développement extractif », signale Marie-Ève Blanchard. Selon elle, cette « stratégie de destruction » se trouverait au cœur même du Plan Nord, et viserait à faire taire les résistances. Elle décrit la stratégie de développement du Nord, qui laisse tomber les femmes et qui ne prend pas en compte les répercussions des multiples chantiers sur ces dernières.
Des promesses environnementales bafouées
Alice de Swarte, de la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), a résumé les engagements gouvernementaux en matière de protection du territoire dans le cadre du Plan Nord. Elle explique que le gouvernement du Québec a promis de conserver 50 % du territoire touché d’ici la fin prévue du projet en 2035. Pour ce faire, on compte mettre sur pied des aires protégées représentatives de la biodiversité nordique. Elle affirme que ce chiffre est tiré de plusieurs études qui démontrent que pour endiguer la perte de biodiversité, il faut soustraire de 25 % à 75 % du territoire à l’exploitation industrielle. Le chiffre de 50 % se veut donc une moyenne, l’équivalent du « deux degrés » pour limiter l’impact des changements climatiques.
Le gouvernement s’est engagé à atteindre cette cible en trois étapes majeures : il souhaitait protéger 12 % du territoire pour 2012, 20 % pour 2020, puis 50 % pour 2035. Pour l’instant, précise Alice de Swarte, seulement 12 % du territoire du Plan Nord est protégé. Il faudra donc y ajouter 8 % en moins de deux ans pour remplir l’objectif de 2020. Pour y arriver, il faudra donc accélérer drastiquement le rythme auquel on crée des aires protégées.
Toutefois, plusieurs défis sont à relever pour atteindre ces cibles, déplore Alice de Swarte. On pense aux claims miniers, qui ont préséance sur les autres usages du territoire. Un claim minier est un droit à l’exploration minière qui peut être loué en échange d’un certain montant par des compagnies ou des personnes[xviii]. Cela veut dire que si un territoire donné est « claimé » par une compagnie, l’exploration minière — et éventuellement l’exploitation de la ressource — ont priorité sur création d’aires protégées, résume Alice de Swarte.
Alice de Swarte dénonce également les ministères à vocation économique qui « font de l’obstruction » à la création d’aires protégées, ainsi que la culture au sein du ministère des Ressources naturelles qui permet de mettre un droit de veto sur la plupart des projets de protection. Elle s’offusque du fait que la vision des acteurs économiques finit, dans 90 % des cas, par aller à l’encontre de la préservation de l’environnement.
De plus, elle estime qu’il y a un manque de cohérence dans la vision gouvernementale, et qu’on manque d’outils pour gérer le territoire de façon équilibrée et pour mettre les communautés au centre des enjeux de conservation. Elle regrette « l’absence quasi totale de balises pour s’assurer d’un développement responsable ». Notamment, le gouvernement n’a toujours pas fait d’étude de l’effet cumulatif des conséquences de multiples chantiers du Plan Nord sur l’environnement. En effet, la SNAP est préoccupée par l’ouverture du territoire par la construction de nombreuses infrastructures de transport sur un territoire « dont l’isolement constituait jusqu’à maintenant la meilleure garantie de protection »[xix].
Par ailleurs, Alice de Swarte s’inquiète du manque de respect du consentement libre, préalable et éclairé des communautés autochtones par le gouvernement. Elle déplore le manque de ressources pour leur permettre de mener à terme leurs projets de protection du territoire face à la machine gouvernementale et aux industries.
Elle demande également à ce que les activités industrielles menées sur le territoire fassent l’objet d’une surveillance indépendante, car, pour l’instant, ce sont les compagnies qui exploitent des ressources naturelles qui sont chargées de s’autosurveiller, avec toutes les lacunes qu’un tel fonctionnement peut causer.
Pour conclure, à la lumière des explications des intervenant·e·s qui ont pris la parole lors de cette discussion sur le Plan Nord, il semble évident que ce projet comporte plusieurs lacunes sur le plan économique, social et environnemental. Malgré les belles promesses du gouvernement, le Plan Nord dans sa forme actuelle est loin d’être un « modèle de développement durable et responsable », comme le clame le gouvernement du Québec.
CRÉDIT PHOTO: Parolan Harahap / FLICKR
[i] Jocelyne Richer, « Philippe Couillard inaugure une aire protégée dans le Grand Nord », La Presse, 26 octobre 2017. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201710/…
[ii] Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/
[iii] Société du Plan Nord, « Plan stratégique 2016-2020 », Gouvernement du Québec, 2016, p. 9. https://plannord.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2017/05/Plan_strategique_SPN_2016-2020.pdf
[iv] Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/
[v] Société du Plan Nord, « Le territoire du Plan Nord et ses principales caractéristiques », 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/territoire/
[vi] Société du Plan Nord, « Cadre financier », Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/vision/cadre-financier/
[vii] Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/
[viii] Alexandre Shields, « Forcer la transformation du minerai ici serait néfaste pour le Québec », Le Devoir, 7 février 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/341982/forcer-la-transfor…
[ix] Secrétariat du Plan Nord, « Le Plan Nord à l’horizon 2035. Plan d’action 2015-2020 », Gouvernement du Québec, 2015, page iii. https://plannord.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2017/05/Synthese_PN_FR_IMP.pdf
[x] Émilie Laperrière, « Plan Nord : Le Québec est « mieux organisé » pour la relance », La Presse, 23 mai 2017. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.lapresse.ca/affaires/portfolio/plan-nord/201705/23/01-5100462…
[xi] Alain Mondy, « Prolongement de la route 167 : pour un meilleur accès aux ressources minières », ministère des Transports du Québec, novembre 2011. Page consultée le 10 mai 2018 : https://mern.gouv.qc.ca/mines/quebec-mines/2011-11/prolongement.asp; Laurence Royer, « 489 M$ pour les routes de la Côte-Nord », Radio-Canada, 26 mars 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1091580/investissement-routes-cote-nord; Steeve Paradis, « Plan Nord : la route 389 asphaltée sur 40 km de plus », La Presse, 30 août 2011. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.lesoleil.com/actualite/plan-nord-la-route-389-asphaltee-sur-…
[xii] Alexandre Shields, « Le Québec, cancre canadien », Le Devoir, 26 octobre 2015. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/453528/redevances-miniere…
[xiii] Institut national santé publique du Québec, « Violence conjugale dans la région de la Côte-Nord », avril 2011. https://www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1245_ViolenceConjugaleCoteNord.pdf
[xiv] Catherine Lévesque, « Plan Nord au féminin : une vie pas toujours rose (infographie) », Huffington Post, 1er décembre 2014. Page consultée le 23 mai 2018 : https://quebec.huffingtonpost.ca/2014/12/01/plan-nord-au-feminin–une-vi…
[xv] « Portrait : Les femmes et le marché du travail (Abitibi-Témiscamingue) », Emploi-Québec Abitibi-Témiscaminge, janvier 2016. Page consultée le 10 mai 2018 :http://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/uploads/tx_fceqpubform/08_Portrait-femmes.pdf
[xvi] Jocelyn Corbeil, « L’écart salarial entre les hommes et les femmes demeure important en Abitibi-Témiscamingue », Radio-Canada, 7 mars 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1087791/ecart-salarial-hommes-femme…
[xvii] Julie Tremblay, « Fly-in, fly-out : extraire des ressources et des travailleurs », Radio-Canada, 12 janvier 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1077627/fly-in-fly-out-travailleurs…
[xviii] Simplement géologie, « Les claims miniers – un aperçu », 10 avril 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.simplegeo.ca/2012/04/les-claims-miniers-un-apercu.html
[xix] Patrick Nadeau, « Ouverture du Nord : les dépenses s’accumulent – les impacts environnementaux aussi », SNAP Québec, 12 avril 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : http://snapqc.org/news/ouverture-du-nord-les-depenses-saccumulent-les-im…
par Rédaction | Nov 4, 2015 | Économie, Idées
Par Sarah B. Thibault
Le nouvel ordre mondial contemporain est loin de s’être débarrassé des formes totalitaires de pouvoir, malgré ce qu’on pourrait se plaire à croire. La puissance du capitalisme s’impose depuis la dernière décennie comme despote surpassant même le pouvoir des États. Par l’adoption de ses politiques austères, le gouvernement libéral du Québec est présentement en train de liquider les acquis sociaux québécois au profit d’un libre-marché sauvage.
Le philosophe Jean Vioulac s’est longuement penché sur la place qu’occupent l’argent et le capitalisme dans les sociétés occidentales modernes. Il en vient à déduire que le monde contemporain serait assujetti à une forme de puissance tout autre que celle de l’État. Le nouvel ordre mondial serait effectivement dominé par le règne grandissant du système capitaliste, imposant l’argent comme unité de base vers laquelle toutes les actions convergent. Aux dires du Docteur Vioulac, la puissance avec laquelle le Capital s’impose comme ordre universel dépasse largement celle que les États peuvent prétendre avoir et réduirait les peuples au règne de la valeur (1). Ainsi, contrairement aux expressions premières du totalitarisme comme en ont été victimes l’Italie ou l’URSS, ce que nous appellerons le « post-totalitarisme » se déploie bien au-delà des partis. Si le totalitarisme se définit comme étant un régime dans lequel un parti unique s’accapare l’entièreté des pouvoirs sans tolérer quelconque opposition et appelant le peuple à se joindre à lui à la manière d’un corps unique, alors il y a bel et bien moyen de l’appliquer à la place qu’occupe le Capital dans les sociétés occidentales intégrées à la vague de mondialisation. Vioulac qualifie le phénomène comme un « processus au long cours qui intègre tous les hommes [sic], tous les peuples et tous les territoires dans un même espace temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tou[-te-]s dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de « totalitarisation » pour définir ce processus » (1).
La dissolution du politique
Bien que la comparaison aux régimes totalitaires puisse paraitre forte, le phénomène de globalisation propre au monde moderne a fait du capitalisme une puissance rarement égalée et le Québec n’en a pas été épargné. Par l’établissement du Capital comme unité de base justifiant l’ensemble des actions, le nouvel ordre mondial se caractérise par une dissolution du politique au profit de l’économique. Il faut bien le constater, depuis les dernières années, il y a un recul significatif de l’interventionnisme d’État dans certains pays européens et en Amérique du Nord (avec les conséquences qui l’accompagnent). Cependant, la disparition du politique représente bien plus qu’un non-interventionnisme de l’État. Le principe rime carrément avec la réduction de toutes les sphères publiques à une conformité aux normes du marché. Le Capital s’imposerait alors comme parti unique, comme la seule voie à suivre. Au Québec, le gouvernement de Philippe Couillard s’est fait un devoir de se désengager de sa mission sociale, tout en choisissant de réduire son discours à celui d’un comptable gérant les finances communes. Dans une vision « totale » de l’économie, les libéraux ont pris le pouvoir au Québec en imposant leurs objectifs de réduction de la dette comme étant une réalité objective et unique, alors qu’ils n’en sont pas. En plus de renier la complexité et la diversité des besoins d’une société comme celle du Québec, l’austérité libérale de Philippe Couillard brille par l’absence de projet de société, de vision et de la quête de quelconque idéal collectif. Loin de lancer un appel à la liberté, à la fraternité et encore moins à l’égalité, le premier ministre et son équipe sous-entendent que la réalité (celle du Capital) parle d’elle-même et que l’action gouvernementale ne fait qu’y répondre.
Une idéologie invisible
Pourtant, l’austérité est le résultat bien réel d’une idéologie, bien qu’elle ne soit pas présentée comme telle. En justifiant les coupes et le démantèlement des mécanismes de redistribution de la richesse comme étant de simples réponses à une réalité économiquement « exigeante », Philippe Couillard et Martin Coiteux font croire à un raisonnement technique. Claude Lefort qualifiait ce type d’illusion d’« idéologie invisible », en ce sens qu’elle prétend être technique alors qu’elle cache une idéologie tout en faisant appel à une société dépourvue de conflits et de divisions internes (2). Les mesures d’austérité font bel et bien partie d’un projet de démantèlement de l’État-providence et d’allègement le plus total des structures institutionnelles. Ainsi, le PLQ agirait plus comme un agent facilitateur pour le despotisme capitaliste que comme acteur garant du bien commun et de l’exercice de la dialectique politique.
D’un point de vue collectif, cette attitude du pouvoir en place représente un affront à la démocratie, qui se veut être un système permettant au peuple de choisir ses gouvernant-e-s et non pas l’accaparement du lieu de pouvoir par une élite imposant son idéologie comme étant une réalité universelle et objective. D’un point de vue individuel, l’austérité « totale » réduit les citoyen-ne-s à n’être que des « entrepreneur-e-s d’eux-mêmes et d’elles-mêmes ». Dans une logique propre au néolibéralisme, on impose aux Québécois-es une liberté et un épanouissement basé uniquement sur la capacité à posséder, à dépenser et à accumuler. Les aptitudes citoyennes ou l’épanouissement personnel et collectif sont complètement rayés de la carte. Comme l’explique Vioulac, quand le Capital devient l’unité unique au détriment de l’avancement du savoir, de la créativité, de la libre pensée ou encore du communautarisme, on force l’individu à sentir qu’il doit devenir une encoche dans cette roue de production économique pour la rendre encore plus efficace. Cette adaptation forcée et intéressée de l’individu au marché se fait dès le plus jeune âge, ce qui contribue à en faire une aptitude intrinsèque : « Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable et productif, pour en faire le consommateur [ou la consommatrice] requis[-e] par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs (1). »
La normalité maladive : nouveau trouble de l’ère moderne?
N’est-il pas flagrant de constater que le président du Conseil du patronat, Martin Coiteux, depuis le tout début de son mandat en 2014, fait référence aux Québécois-es comme étant de simples détenteurs et détentrices de portefeuille. Dans son article portant sur l’austérité, la psychanalyste Dominique Scarfone déplore l’appel des politiques d’austérité à un « conformisme maladif » de la vie mentale. Rappelant les bases de la psychanalyse, la professeure établit qu’un équilibre doit être maintenu entre les traits pulsionnels ainsi que les traits normatifs et rationnels de l’humain pour lui permettre un développement personnel sain. Par ailleurs, selon Scarfone, le discours austère du gouvernement ferait appel à une zone de sensibilité au refoulement des penchants pulsionnels de la personnalité qui serait présente chez tou-te-s et chacun-e. En d’autres mots, l’argumentaire du PLQ encouragerait les citoyen-n-es à se camper dans leur propension à se conformer, ce qu’elle qualifie comme étant de la normopathie : « On n’a en effet pas besoin d’aller jusqu’à l’extrême de la normopathie pour être tenté-e d’acquiescer à une figure classique du discours politique de droite : celle qui nous présente la société dans son ensemble comme un corps unique et harmonieux (3). » De ce corps harmonieux, on peut attendre une docilité aveugle et dépourvue de libre conscience. Cependant, le musèlement de l’opposition politique est la clé de voute du totalitarisme.
De cette manière, dans une optique de « totalitarisation » de l’économie, le capitalisme ne peut accepter quelconque opposition. Au Québec, ce sont les mécanismes de redistribution de la richesse ainsi que les ressources mises en commun qui souffrent le plus particulièrement de l’austérité. Au goulag québécois, on retrouve le filet social, qui pourrait être perçu comme étant une poche de résistance à la croissance et à l’efficience. Puisque nos CLSC, nos entreprises d’État, nos écoles publiques, nos CPE et nos CÉGEPS ne sont pas à proprement dit des machines de production de profits à court terme, leur mission n’est plus reconnue ni protégée.
Un choix de société plutôt qu’une fatalité
Le néo-totalitarisme capitaliste affecte l’ensemble des pays industrialisés depuis une trentaine d’années. Par ailleurs, ses effets ne se font pas sentir partout de la même manière. Comme le démontre une récente publication de l’Institut du Nouveau Monde (4), les choix idéologiques de gouvernance font toute la différence par rapport à la distribution de la richesse à l’échelle nationale. En fait, si la mondialisation a bel et bien accru la production de richesse, celle-ci est répartie de manière très inégalitaire. Malgré ce que nous serions tenté-e-s de croire, ces disparités ne sont pas étrangères au Québec. Dans « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », l’INM insiste sur le fait que les choix politiques font toute la différence dans le maintien des institutions de redistribution de revenus qui deviennent de plus en plus polarisés. Ainsi, le PLQ choisirait-il la croissance au détriment de l’égalité sociale? Effectivement, l’INM en vient à conclure que certains phénomènes de la mondialisation, comme la compétition mondiale pour attirer l’investissement étranger, exercent une pression à la baisse des impôts et à la mise au rancart des politiques de l’État-providence, créant par le fait même des milieux fortement propices aux inégalités sociales (4).
Un jeu gagné d’avance
Par ailleurs, si nous restons dans une optique de recherche de richesse, le gouvernement se tromperait sur tous les fronts, puisque depuis les vingt dernières années, l’augmentation de la richesse créée au Québec s’est traduite dans le PIB, mais pas au niveau du revenu des familles. En se désengageant de sa mission en éducation, en santé et dans les programmes sociaux, non seulement le Québec se trouve hypothéqué par une population malade, moins éduquée et plus propice à développer des problèmes mentaux, mais par le fait même, dont le potentiel de développement économique est fortement réduit (4). Dans son obsession arbitraire d’arriver à l’équilibre budgétaire en 2015-2016, le PLQ s’entête à ruiner une croissance économique à long terme. En laissant la plus grande partie du capital québécois reposer dans les comptes d’épargne de la mince part de la population la plus avantagée, c’est l’ensemble de la communauté qui est privée d’investissements réinjectés dans la société. En abandonnant une communauté entière aux lois arbitraires d’un système économique basé sur une unité de valeur tout à fait abstraite, le PLQ devient un pion de plus dans le grand jeu de la mondialisation totalisante. Ce jeu, par contre, l’élite économique du 1 % l’a gagné d’avance et continuera à en tirer profit encore d’avantage si les règles ne cessent d’être levées en ruinant une quelconque égalité des chances.
Conséquence directe du démantèlement des instances gouvernementales qui se présenteraient comme des résistances au marché libre, une perte de tribune et de légitimité pour l’opposition citoyenne. Fort malheureusement pour le Québec, cet effet pervers semble conséquent avec le type de gouvernance du PLQ. Prétendant s’adresser à l’être rationnel qui sommeille en chacun-e, Couillard présente l’opposition politique comme étant un obstacle nuisible à l’atteinte d’un objectif nécessairement meilleur pour l’entièreté des Québécois-es. Dans une entrevue accordée à L’actualité en octobre 2014, le premier ministre assure être à l’écoute des manifestations de mécontentement des milieux affectés par l’austérité, mais également à l’écoute du silence : « J’écoute. Mais j’écoute aussi le silence, ce qu’il faut savoir faire en politique. Oui, il y a de la grogne, des manifestations, et c’est tout à fait légitime. Je suis franchement heureux de vivre dans un endroit où l’on peut s’exprimer. Mais il y a aussi la population qui travaille, qui s’occupe de sa famille et qui vaque à ses occupations, mais qui n’en pense pas moins. Il faut savoir, à travers le bruit, percevoir la signification du silence (5). » En plus de faire entendre une majorité pourtant silencieuse, le premier ministre sous-entend que c’est la voix des individus se conformant au système imposé qui sera la clé de voute la plus légitime. Ainsi, le silence des normopathes serait plutôt bruyant.
Malgré tout, si l’abandon du politique par l’élite dirigeante semble s’instaurer comme mot d’ordre dans le monde contemporain, le Québec n’est pas pour autant dépourvu de quelconque projet commun. Au Québec, les clivages sont importants entre la réalité et les préoccupations des citoyen-ne-s des régions, des minorités visibles et des plus ou moins nanti-e-s, pour ne nommer que ces groupes. Par ailleurs, il est particulièrement choquant de constater que le gouvernement libéral dirige une troupe d’individus lourdement armés de leurs portes-feuilles plutôt qu’un peuple riche de sa diversité. Si plusieurs considèrent que nous vivons une époque vide de sens et de vision, la toute première étape pour en sortir est fort probablement une lutte au démantèlement des acquis sociaux rudement mis à l’épreuve par un totalitarisme du Capital. Somme toute, si le totalitarisme implique un élément de puissance contraignante, il suppose également une soumission des individus à un pouvoir total. Refusons de nous soumettre à cet asservissement.
(1) Liberté, 2014, « Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac », Liberté, Nº 303 (printemps 2014). [En ligne] http://www.revueliberte.ca/content/le-totalitarisme-sans-etat-entretien-…
(2) Ouellet, Maxim, André Mondoux et Marc Ménard, 2014, « Médias sociaux, idéologie invisible et réel : pour une dialectique du concret », Tics et société, Vol. 8 (1-2 2014). [En ligne] https://ticetsociete.revues.org/1391
(3) Scarfone, Dominique, 2015, « Obéir à papa », Liberté, Nº 306 (hiver 2015), pp. 23-25.
(4) Institut du Nouveau monde, 2015 « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », 58 p.
(5) Castongay, Alec, 2014, « Entrevue avec Philippe Couillard : « Il faut libérer la prochaine génération »», L’Actualité. [En ligne] http://www.lactualite.com/actualites/politique/entrevue-avec-philippe-co… (Consulté le 20 septembre 2014)
par Rédaction | Oct 5, 2015 | Économie, Idées
Par Émile Duchesne
« C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. »
-Adam Smith
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre; c’est refuser l’alliance et la communion. Ensuite, on donne parce qu’on y est forcé[-e], parce que le [ou la] donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur [ou à la donatrice]. »
-Marcel Mauss
Essai sur le don (1924)
L’oeuvre phare d’Adam Smith Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations se présente comme un moment fondateur de l’économie classique tout comme un projet normatif du libéralisme. Dans cet ouvrage, Adam Smith postule la naturalité de la faculté d’échange chez l’être humain et ce pour expliquer et légitimer l’émergence de la société marchande et libérale. Aujourd’hui, ce « mythe du troc » est érigé en véritable mythe fondateur de nos sociétés de marché par les économistes néoclassiques. Or, les preuves ethnographiques nous montrent qu’aucune société n’a structuré ses échanges autour du principe du troc (par exemple, j’échange mon poulet contre une douzaine de tes œufs) (1). Cette façon de penser la vie économique, propre à la société marchande européenne, a structuré les interactions entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s et a considérablement transformé le mode de vie de ces derniers et de ces dernières. Cette transformation amena son lot de mutations à l’intérieur de la vie symbolique et économique amérindienne tout comme elle stimula l’émergence de mécanismes de protection envers le marché.
L’argument d’Adam Smith
Pour Smith, la division du travail est le résultat d’un « penchant naturel » des êtres humains au troc et à l’échange. Cette propension naturelle trouve son fondement dans une sphère non économique, c’est-à-dire dans la faculté langagière et l’échange de parole. L’échange est une faculté typiquement humaine dans la pensée de Smith : aucun animal n’est capable d’une telle chose. L’animal est l’exemple privilégié de l’indépendance individuelle; il n’a pas besoin de l’aide de ses semblables. En revanche, l’être humain a continuellement besoin de ses confrères et consœurs pour assurer sa subsistance. Pour ce faire, il doit cependant s’adresser à leur « intérêt personnel » afin de mobiliser leur aide.
Chez Smith, la coopération humaine n’est pas gage d’humanité mais bel et bien d’un certain égoïsme; la plupart des besoins humains sont comblés par traité, échange ou achat. Ce modus operandi est à l’origine de la division du travail. Par « calcul d’intérêt », l’être humain se spécialiserait naturellement. En se généralisant, cette spécialisation finit par donner à l’échange une certaine certitude : savoir que l’on peut écouler facilement le surplus de son travail contre le surplus du travail d’un autre spécialiste encourage chaque personne à se spécialiser davantage. Ceci jette les bases d’une division du travail complexe comme celle connue dans les sociétés que Smith désigne comme « civilisées ».
Par contre, pour Adam Smith, la division du travail n’est pas le résultat de prédispositions naturelles des individus à certaines activités productives. Elle serait plutôt le fruit de l’habitude et de l’éducation. La propension à l’échange chez l’être humain reste la cause fondamentale de la division du travail. Sans ce penchant naturel à l’échange, les produits de la division du travail ne peuvent être mis en commun pour contribuer à la « commodité commune » des êtres humains.
Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde
La façon dont Adam Smith décrit le troc chez les sociétés dites « primitives » renvoie très clairement aux sociétés amérindiennes du Nouveau Monde. Ses exemples comprennent des chasseurs, des arcs, des flèches, des castors, des cerfs, etc. On peut excuser certaines lacunes de Smith par le fait qu’il ne possédait à l’époque pas beaucoup de données de qualité sur la vie économique des sociétés amérindiennes. Mais même les témoignages d’explorateurs allaient dans le sens de Smith. Lahontan, lieutenant du régiment de Bourbon qui séjourna 10 ans en Nouvelle-France de 1683 à 1693, écrivait alors : « Il n’y a que les marchands qui trouvent leur compte, car les Sauvages des Grands Lacs du Canada descendent ici presque tous les ans, avec une quantité prodigieuse de castors qu’ils échangent pour des armes, des chaudières, des haches, des couteaux et milles autres marchandises » (2).
Il va sans dire que le témoignage de Lahontan va dans le sens des propos de Smith. Ce que Lahontan décrit est littéralement une économie de type « j’échange ton poulet contre une douzaine de mes œufs ». Par contre, on peut voir les choses d’un autre oeil: les Européen-ne-s utilisaient le système monétaire pour mener à bien leurs échanges, contrairement aux Amérindien-ne-s. Or, les Européen-ne-s voyaient les échanges économiques d’un point de vue strictement marchand. Il est raisonnable de penser que ce mode d’échange a été imposé, consciemment ou non, aux Amérindien-ne-s ou qu’il a tout simplement structuré les relations économiques entre les deux peuples d’une façon plus ou moins naturelle.
Comment, alors, les sociétés amérindiennes voyaient-elles ces échanges? Comment était organisée leur vie économique ? Entre autres auteur-e-s, Denys Delâge s’est penché sur les relations entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s en Nouvelle-France en axant son travail sur la Huronie. Dans la société huronne telle qu’elle existait au moment du contact avec les Français-es, il n’existait pas de marché : « Les biens circulent exclusivement à l’intérieur des réseaux de partage et de redistribution […] C’est dire qu’il n’y a pas de transactions commerciales » (3). Delâge reprend ici la théorie de Marcel Mauss pour décrire la vie économique des Huron-ne-s. Le don y prend une place centrale et constitue un élément structurant des relations sociales. « Le [ou la] donataire est redevable à l’esprit du donateur [ou de la donatrice] » (4).
La société huronne était au centre d’un réseau d’échanges qui mettait en contact des sociétés allant de l’Arctique jusqu’au golfe du Mexique. Ainsi, les Huron-ne-s échangeaient leurs propres produits et servaient également d’intermédiaires d’échange entre différentes sociétés. Fait important, lorsqu’un-e Huron-ne découvrait une nouvelle route permettant de mener des échanges, le droit d’usage de cette route lui était assuré à elle ou lui et à son lignage. Les échanges extérieurs étaient à la fois matériels et symboliques tout comme ils consistaient en des activités économiques et politiques. Par ailleurs, on ne faisait des échanges qu’avec les groupes avec qui l’on était en paix. Ces alliances étaient réitérées rituellement avant que tout échange ait lieu. Lors de ces transactions économiques, ce sont « des représentant[-e]s d’une collectivité qui se rencontrent et non des individus » (5).
L’arrivée des Européen-ne-s et l’implantation du commerce des fourrures vint déstabiliser les réseaux d’échange amérindiens. Delâge problématise la question par le concept d’échange inégal. Les deux sociétés qui se font face possèdent des moyens de production inégaux : on a d’un côté des sociétés qui vivent de chasse et d’agriculture avec une division du travail relativement simple et de l’autre, des sociétés manufacturières où la division du travail atteint un degré de complexité élevé. En bref, « quand de part et d’autre la productivité est inégale, l’échange est lui aussi inégal » (6). De plus, la finalité des échanges n’est pas la même. Les sociétés amérindiennes recherchaient strictement des valeurs d’usage pouvant faciliter leur travail de tous les jours (fusil, hache, pelle, farine, etc.). Les Européen-ne-s, de leur côté, agissaient dans une logique stricte de capitalisation : le fameux A-M-A’ de Marx (échange d’Argent contre Marchandise et ensuite échange de la même Marchandise contre plus d’Argent) (7).
La convoitise pour les produits européens fut telle qu’elle bouleversa complètement l’organisation de la vie économique des sociétés amérindiennes. Chez les Huron-ne-s, la règle du droit d’usage d’un lignage sur une route de commerce fut abolie car elle mettait trop de pouvoir aux mains d’une minorité d’individus. Désormais, les routes commerciales seraient supervisées par les chefs et tou-te-s les Huron-ne-s y auraient accès. Pour contrer l’émergence d’un pouvoir trop grand aux mains des chefs, on renforça les normes de redistribution et de partage. D’autre part, la traite des fourrures eut pour effet d’accroître la division du travail entre peuples amérindiens. Les Amérindien-ne-s délaissèrent ainsi certaines activités productives comme l’horticulture, la cueillette et la pêche au profit de la chasse et de la trappe afin de s’assurer un approvisionnement en marchandises européennes. Ces marchandises étaient alors inconditionnelles à la vie en Amérique. Par elles se gagnaient les guerres et s’assuraient une partie de la subsistance. « Plus les sociétés amérindiennes produisent pour le marché, plus elles se spécialisent et plus elles réduisent leur autarcie » (8).
Clastres, Polanyi et le combat contre l’émergence de l’Un
« Dans le pays du non-Un, où s’abolit le malheur, le maïs pousse tout seul, la flèche rapporte le gibier à ceux [et celles] qui n’ont plus besoin de chasser, le flux réglé des mariages est inconnu, les [humains], éternellement jeunes, vivent éternellement. […] Le Mal, c’est l’Un ».
-Pierre Clastres
La société contre l’État (1974)
Dans La société contre l’État, Pierre Clastres démontre avec brio comment les Guaranis du Paraguay sont des sociétés contre l’État, c’est-à-dire qu’elles et ils refusent l’unification politique autour d’une figure unique. Clastres parle littéralement d’un processus constant de « conjuration de l’Un, de l’État » (9). L’Un est un élément important des croyances religieuses des Guaranis et représente la source créatrice du Mal. Cette conception de l’Un s’oppose à celle qu’en avaient les Grec-que-s ancien-ne-s : « On trouve chez les premiers [et premières] insurrection active contre l’empire de l’Un, chez les autres au contraire nostalgie contemplative de l’Un » (10). Il y a donc un conflit fondamental entre les conceptions occidentales et amérindiennes du monde. La relation métaphysique qui relie l’Un au Mal chez les Guaranis en cacherait une autre plus subtile selon Clastres : l’Un serait l’État.
Comprendre que les conceptions de l’Un des sociétés amérindiennes et de l’Occident sont en conflit fondamental amène à élargir le constat de Clastres à la sphère économique. Les sociétés amérindiennes pourraient-elles être, en plus d’être des sociétés contre l’État, des sociétés contre le marché? Il faut néanmoins revenir à la société libérale de marché pour éclairer cette hypothèse. L’encastrement de la société dans le marché représente pour la société libérale l’émergence de l’Un : c’est-à-dire qu’en retirant de la société les modalités d’institutionnalisation économique que sont la réciprocité et la redistribution, le marché se trouve à subsumer toutes les relations sociales en son sein.
Supprimer ces modalités d’institutionnalisation représente une attaque en règle contre les procès économiques traditionnels des sociétés amérindiennes; procès qui sont encastrés par le biais de mythes et de pratiques sociales institutionnalisées. Il est inévitable qu’un processus cherchant à structurer l’ensemble des rapports sociaux par une seule modalité d’institutionnalisation de l’économie crée de l’instabilité. L’introduction de rapports marchands dans les sociétés amérindiennes avec l’arrivée des Européen-ne-s a, on le sait, bouleversé leur mode de vie. Par contre, les sociétés amérindiennes ont déployé des pratiques sociales et un discours leur permettant de contrer l’influence des rapports marchands au sein de leurs propres sociétés. Certaines de ces pratiques pourraient faire d’elles des « sociétés contre le marché ».
Comme il a été dit plus tôt, les sociétés amérindiennes n’avaient pas une propension « naturelle » à troquer et à faire des échanges sur le modèle du marché. Si aujourd’hui elles participent au marché, on ne peut pas dire qu’il y a eu encastrement total de la société amérindienne au sein du marché. Les sociétés amérindiennes ont refusé et ont modifié certains éléments du marché tout comme elles ont accepté plusieurs de ses facettes par choix ou par imposition. L’exemple des Huron-ne-s, qui ont renforcé leurs normes de redistribution et de partage suite à l’arrivée des Européen-ne-s, en représente un bon exemple. Les sociétés amérindiennes ont aussi su conserver une certaine distance par rapport au marché à travers des justifications symboliques et mythologiques.
Autre exemple, dans le film Le goût de la farine de Pierre Perrault, un aîné innu chante une chanson pour deux hommes effectuant le rituel de matutishan (soit les tentes à suer). Dans la chanson, l’aîné appelle à l’abondance de viande de caribou et à ce que rien ne brime les Innus à l’intérieur des terres (c.-à-d. dans la forêt). Dans l’univers symbolique des Innu-e-s, la forêt est associée à l’abondance et à la liberté en opposition à la côte (où ont été installées les réserves) qui est associée à la privation de liberté et à la pauvreté. Certains mythes innus, comme celui de Carcajou (11), structurent les relations entre Autochtones et Europée-ne-ns : les premiers et premières continueront de poursuivre leur nourriture tandis que les second-e-s la produiront. Carcajou confiera aux Européen-ne-s la responsabilité de donner de la nourriture aux Innu-e-s lorsque celles-ci et ceux-ci seront affamé-e-s. Ce mythe est une justification symbolique de l’assistance gouvernementale (qui auparavant était donnée aux Innu-e-s sous forme matérielle, souvent de la farine) et représente une façon pour les Innu-e-s d’échapper à un encastrement au marché. De l’avis de Josée Mailhot (12), aujourd’hui, les principes de partage et de réciprocité sont encore bien vivants dans les communautés innues : « Les différences de richesses entre les individus sont d’ailleurs peu visibles à Sheshatshit, car le vieux principe innu qui oblige à partager assure à la famille élargie une certaine participation aux avantages matériels dont jouit un[-e] de ses membres et cela, avec ou sans l’accord de l’intéressé[-e]. »
Conclusion
L’idée d’Adam Smith selon laquelle le troc et l’échange marchand feraient partie intégrante de la nature humaine et qu’ils structureraient l’agir économique de toutes les sociétés humaines se révèle très tendancieuse. Nulle part dans le monde il n’a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait strictement sur ces bases (13). À travers l’exemple des sociétés amérindiennes, il a été possible de prouver que le troc et l’échange marchand n’y étaient pas présents avant l’arrivée des Européen-ne-s. Mais encore, ces sociétés ont déployé diverses pratiques sociales et justifications symboliques afin de réduire l’incidence des rapports marchands dans leur organisation sociale et ce avant, pendant et après la colonisation européenne. L’entreprise de Smith se révèle donc être un projet normatif issu de la société marchande libérale. Encore aujourd’hui, cette position naturalisante fait autorité dans les sciences économiques et dans la conscience collective. Un renversement de cette position serait souhaitable et permettrait d’élargir l’univers des possibles pour nos sociétés marchandes occidentales.
(1) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.
(2) Lahontan (1983). Lahontan : nouveaux voyages en amérique septentrionale. L’Hexagone, Montréal : p. 82
(3) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 64
(4) Ibid p. 65
(5) Ibid p. 68
(6) Ibid p. 91
(7) Marx, Karl (2014). Le capital. Presses universitaires de France, Paris : chapitre IV.
(8) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 130
(9) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 186.
(10) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 147
(11) Savard, Rémi (1971). Carcajou et le sens du monde : récits montagnais-naskapi. Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi : p. 120.
(12) Mailhot, Josée (1993). Au pays des Innus : les gens de Sheshatshit. Recherches amérindiennes au Québec, Montréal : p. 93.
(13) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.
par Miruna Craciunescu | Déc 16, 2014 | Opinions
Dans cet article, je désire partager quelques réflexions autour d’un phénomène de société qui soulève certes beaucoup de discussions, mais qui n’a peut-être pas assez été abordé du point de vue des paradoxes qu’il soulève.
Tout d’abord, je veux parler du sous-financement de la culture que dénoncent abondamment, de manière générale, toutes les parties concernées: les établissements d’enseignement, l’industrie du livre et celle du spectacle, mais aussi la recherche en sciences humaines. Cette dernière passe à tel point au second plan après la recherche dans les domaines scientifiques que les gens s’étonnent couramment d’apprendre qu’on puisse être « chercheur-euse » en littérature tout comme on peut être chercheur-euse en biologie (sans les guillemets) ; et, de surcroît, que ces deux types de recherches sont le plus souvent financées par des institutions publiques, c’est-à-dire qu’elles puisent avec parcimonie dans les poches des contribuables pour produire des articles sur Baudelaire ou sur le cancer du sein.
La réaction qu’une telle découverte suscite est, hélas, trop prévisible pour mériter qu’on s’y attarde ici plus que de besoin. Car s’il ne vient presque jamais à l’esprit de nier l’utilité des expériences médicales, on se demande trop souvent à quoi servent les études en sciences humaines. Comme l’a relevé avec justesse Stéphane Toussaint dans son étude sur l’anti-humanisme dans la société contemporaine, le mode de pensée qui domine ce type de réflexions est bien évidemment utilitariste (1). Envisagée dans son expression la plus simple, une telle philosophie revient à privilégier l’« utile » sur le superflu – c’est-à-dire, dans le cas de la recherche, qu’elle tend à valoriser les secteurs concrets qui produisent des résultats dont l’application est relativement immédiate ; ce qui revient implicitement à dévaluer les disciplines abstraites qui produisent ce qu’il conviendrait plutôt d’appeler des « analyses » que des résultats, dont la pertinence, l’utilité et l’efficacité est plus difficile à évaluer.
Pourquoi est-il évident que les réflexions que nous avons énoncées précédemment s’articulent autour d’une pensée qui tend à privilégier l’utile plutôt que le « superflu »? À vrai dire, les termes mêmes d’un tel questionnement révèlent bien à quel point il est aujourd’hui difficile de réfléchir en-dehors des créneaux de l’utilité et de la rentabilité qui constituent les deux piliers de l’univers néo-libéral dans lequel nous vivons. La question que nous venons de poser opère en effet un syllogisme dans le prolongement de la courte explication avec laquelle nous avons choisi de définir le mode de pensée utilitariste, en opposant successivement l’utile au superflu, puis l’utile à l’abstrait – ce qui nous amena implicitement à assimiler le superflu à l’abstrait (2). Or, dire des études qui n’interrogent pas directement des problèmes concrets qu’elles sont « superflues » revient déjà à prononcer un jugement dès lors qu’il s’agit de décider comment il conviendrait de gérer le financement accordé aux différents secteurs tels que la santé, l’éducation, la défense, etc. Parmi ces derniers, si la culture est considérée comme étant superflue, il ne faut guère s’étonner qu’elle fasse l’objet de coupures importantes.
C’est pourquoi j’ai choisi de parler d’un « paradoxe » en abordant le problème du sous-financement de la culture, car celui-ci semble souvent relever du sur-financement dans un contexte de crise économique prolongée qui contraint le gouvernement tout comme les contribuables à revoir soigneusement leur liste de priorités. D’autant plus que, lorsqu’on assiste à un événement de l’ampleur du Salon du Livre de Montréal, on peut avoir du mal à croire les discours millénaristes qui déplorent la disparition progressive de la lecture parmi les plus jeunes, voire qui prédisent l’écroulement de l’industrie du livre à l’ère du numérique. Avant de parler du problème de sous-financement de la culture en prenant pour exemple l’industrie du livre, commençons donc par examiner ces problèmes plus « concrets » dont l’urgence justifierait l’opinion selon laquelle la culture recevrait trop d’argent au Québec.
Des coupures, encore des coupures… pour financer quoi?
Sur le plan local : les routes
Revenons donc plus concrètement sur la question des coupures budgétaires. On ne cesse de répéter, dans les médias tout comme dans les rues, que les problèmes sont partout et qu’ils heurtent un bon nombre de secteurs autrement plus vitaux à l’économie d’un pays. Du point de vue local, d’abord, il y a les routes de Montréal qu’on ne cesse de réparer, et qui comptent néanmoins parmi les plus mauvaises sur lesquelles il m’ait été donné de circuler. Et il faut dire que celles-ci comprennent des pays « à l’économie émergente » comme le Maroc, la Turquie et l’Argentine qui semblent curieusement avoir moins de problèmes de corruption que nous en ce qui concerne la gestion des contrats de construction. À moins, bien sûr, qu’on ne considère que la commission Charbonneau n’a révélé que des scandales « insignifiants » auxquels il faut bien se résoudre, car ils semblent en fin de compte être le lot de tout système politique, indifféremment de son degré de transparence et de démocratie? Sur ce point comme sur tant d’autres, il est difficile de trancher.
Sur le plan provincial : le système de santé
Sur le plan provincial, l’accessibilité aux soins médicaux demeure parfois difficile, et des réformes sont ponctuellement proposées pour tenter d’augmenter la disponibilité des médecins de famille. La solution la plus simple n’est malheureusement pas envisagée, puisqu’elle consisterait à augmenter tout naturellement le nombre de médecins, ce qui forcerait le système public à supporter des coûts beaucoup plus élevés. On tente donc d’étendre le beurre sur nos tartines jusqu’au possible en demandant par exemple aux omnipraticiens-ennes de remplir un quota de patients-es par année, faute de quoi le projet de loi 20 prévoit leur appliquer des pénalités pouvant s’élever jusqu’à un tiers de leur salaire annuel. De telles pénalités peuvent laisser indifférent un contribuable de la classe moyenne, pour qui les deux tiers d’un revenu à six chiffres représentent encore un salaire beaucoup plus important que le sien. Mais ce serait sans doute là sous-estimer les effets d’une politique qui veut éternellement accomplir plus avec moins, et dont les résultats sont hautement prévisibles. Surmenés, les médecins qui tenteront de remplir leurs quotas accorderont des soins plus superficiels à leurs patients, tandis que les autres tenteront sans doute d’échapper aux pénalités en quittant le Québec ou en s’orientant vers le privé, ce qui ne fera qu’aggraver la pénurie actuelle.
Sur le plan international : la sécurité
Enfin, sur le plan international, il ne faut pas oublier les dépenses engendrées par une politique interventionniste qui incite de plus en plus le Canada à apporter des secours humanitaires dans des contextes de crise. En dépit des coupures, il faut donc que le gouvernement fédéral prévoie des réserves importantes d’où l’on pourra continuer de puiser pour aider nos voisins américains à remplir leur fonction de gardiens de l’ordre et de la sécurité — qu’il s’agisse d’endiguer les progrès d’une épidémie comme l’ebola, ou encore la croissance de régimes perçus comme étant une menace en raison de leurs ambitions expansionnistes, tels que la Russie depuis l’annexion de la Crimée, et, bien entendu, les États islamiques favorables au jihad. Sans même parler des efforts que l’on se croit obligés de déployer pour endiguer l’anti-occidentalisme des États du proche et du Moyen-Orient qu’on ne peut pas ranger ouvertement dans l’« axe du mal ».
Le reste est-il superflu?
Bon: passons sur ce que tout le monde sait. Le but de cette énumération n’était pas d’ouvrir une parenthèse servant à illustrer le point de vue de ceux qui voient d’un bon œil la privatisation des différents secteurs de l’industrie culturelle, dans la mesure où elle permet de diminuer les dépenses publiques qui ne viseraient pas à adresser directement des problèmes aussi urgents.
Ce détour apparent visait au contraire à rappeler qu’une civilisation est d’abord le reflet de ses produits culturels, si bien que les romans, les films et les spectacles de théâtre sont des lieux privilégiés où l’on discute des problèmes auxquels est confrontée une société donnée. Ainsi, il ne faut pas oublier que les outils d’analyse développés par les chercheurs en sciences humaines s’appliquent aussi bien à des textes littéraires qu’à l’étude de phénomènes tels que la perte de confiance des jeunes citoyens envers leurs institutions, l’érosion de privilèges sociaux durement obtenus durant les années soixante tels que le gel des frais de scolarité et le régime de l’assurance maladie, ou encore des conflits idéologiques qui s’inscrivent dans le prolongement du néocolonialisme. C’est bien pour cette raison que des penseurs qui en vinrent à être associés à la « French Theory » eurent une influence considérable sur les discours politiques, en développant notamment des stratégies d’« empowerment » visant l’émancipation de minorités sexuelles ou ethniques.(3)
Admettons, donc, que l’on puisse trouver une utilité sociologique dans le financement et dans la diffusion de produits culturels comme les livres, les films et les spectacles de théâtre. Je tiens à préciser ici qu’une opinion semblable est loin de faire l’unanimité dans le domaine des études littéraires, où toute justification de ce type s’apparente à un asservissement du texte au contexte dans lequel une œuvre est produite. Mais si l’on adopte une perspective qu’on appellera un tant soit peu « économique » (faute d’un terme plus approprié), il faudra bien retomber sur le vieil adage selon lequel les sciences humaines humanisent, qui vise à rappeler qu’il n’y a pas de société humaine sans elles.
Or, une conclusion semblable ne nous avance pas très loin dès lors qu’il s’agit de coupures budgétaires dans le domaine culturel, car il n’est pas certain que l’industrie du livre devrait bénéficier d’un financement public ; pour ne donner qu’un exemple. En l’absence d’un tel financement, la formation de grands conglomérats comme Québécor et Random House ne parviendrait-elle pas à développer des stratégies éditoriales plus efficaces, qui toucheraient de ce fait un public plus large? L’usage du conditionnel relève, dans ce cas-ci, d’une convention purement formelle qui parvient mal à masquer à quel point l’industrie culturelle est soumise à la logique de la rentabilité que nous avions évoquée un peu plus tôt avec l’ouvrage de Stéphane Toussaint. Aussi, la réponse à une telle question semble-t-elle aller de soi.
Il va de soi que l’industrie du livre a survécu et prospéré, à l’ère du numérique, parce qu’elle a su développer des stratégies de marketing qui ont séduit un lectorat qui ne cesse de se diversifier. De même qu’il va de soi que la privatisation des différentes branches de l’industrie culturelle a pleinement participé au développement de telles stratégies commerciales. Si l’on continue à lire malgré tout, et si on lit peut-être davantage aujourd’hui qu’à n’importe quelle époque qui nous a précédés, c’est peut-être parce que les livres que l’on publie à présent forment mieux qu’auparavant les goûts de leurs lecteurs en cherchant à reproduire sous toutes sortes de formes les mêmes « formules gagnantes » (4).
Il suffit de jeter un coup d’œil à la sélection des « vingt-cinq livres de l’année » que propose la Presse pour constater combien d’œuvres ont été retenues parce qu’elles choquent ou parce qu’elles émeuvent (5). Un tel phénomène n’est évidemment pas nouveau: André Schiffrin en parlait déjà en 1999 dans un ouvrage intitulé L’édition sans éditeurs dans lequel il retrace la naissance des grands conglomérats, en démontrant qu’elle participa dans une large part à la disparition de l’édition de qualité (6). Schiffrin mentionna notamment que, selon la même logique de rentabilité, on hésiterait à publier aujourd’hui des auteurs tels que Brecht et Kafka dont les ouvrages ne furent tirés qu’à 800 et 600 exemplaires, respectivement.
Ainsi, l’on se retrouve curieusement confrontés à un second paradoxe. Si la production culturelle contemporaine est jugée digne d’être étudiée et financée parce qu’elle nous humanise — autrement dit, parce qu’elle nous incite à réfléchir sur les problèmes auxquels notre société est confrontée —, elle semble pourtant s’encadrer dans les mêmes paradigmes qui ont donné lieu aux processus d’aliénation qui nous déshumanisent, et procéder selon des mécanismes qui ont créé les mêmes problèmes sur lesquels ils sont censés nous permettre de réfléchir.
Comment ne pas considérer dans ce cas que l’on accorde déjà trop de financement à une industrie qui ne diffère en rien des autres? Et malgré tout, si l’on s’accordera pour dire que les mesures d’austérité menacent l’autonomie de cette production culturelle, la meilleure attitude à adopter face à ce problème n’est certes pas d’encourager la privatisation de la culture. Que l’on appelle donc ce phénomène celui du sous-financement de la culture ou de son sur-financement, le constat demeure le même. Tant et aussi longtemps qu’on abordera cette question selon une perspective utilitariste soumise à la logique de la rentabilité, les coupures dans le domaine culturel demeureront tout aussi justifiables que les compromis qui visent à améliorer l’efficacité du système médical tout en diminuant les dépenses gouvernementales.
[1] Stéphane Toussaint, Humanismes, antihumanismes de Ficin à Heidegger, Tome 1 : « Humanitas et Rentabilité », Paris, Les Belles Lettres, 2008.
[2] Nous pouvons résumer ce syllogisme de la manière suivante : si l’utile s’oppose au superflu et que l’utile s’oppose à l’abstrait, alors le superflu s’apparente à l’abstrait. Rappelons que la structure traditionnelle d’un syllogisme est la suivante : Si A= B et B = C, alors A = C. Ce raisonnement fallacieux reprend donc bel et bien la structure d’un syllogisme, mais il la modifie également de manière importante : si A ≠ B et A ≠ C, alors A = C. [3] Voir par exemple le livre de François Cusset: French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003. [4]Néanmoins, un tel constat n’est pas sûr. Dans une de ses publications les plus récentes, Marc Angenot démontre par exemple que les auteurs de romans populaires issus de la littérature de colportage avaient souvent conscience de reproduire les mêmes schémas « gagnants » (Les dehors de la littérature: du roman populaire à la science-fiction, Paris, Honoré Champion, 2013). Pour obtenir plus de renseignements à ce sujet, nous invitons également le lecteur à consulter l’excellent ouvrage dirigé par Roger Chartier intitulé Les pratiques de la lecture (Paris, éd. Rivages, 1985). [5]Il s’agit ici du numéro datant du 5 décembre 2014 (« Les vingt-cinq romans de 2014: les choix de notre équipe », pages A 28- A 29). [6]André Schiffrin, L’édition sans éditeurs, traduit de l’américain par Michel Luxembourg, La fabrique-éditions, 1999.
par Rédaction | Juil 6, 2014 | Économie, Enquêtes, International
Par Sylvia De-Benito
En avril 2006, plusieurs journaux partageaient les phénomènes suivants : la jeunesse française prenait la rue pour manifester contre la première réforme du travail ; au même moment, environ 25 000 jeunes espagnol-e-s se mobilisaient en organisant des « macro-botellón » (un grand rendez-vous pour boire dans la rue) pour saluer le printemps (1). Quelques années plus tard, on voyait une image complètement différente à la une des journaux internationaux : celle de millions d’espagnol-e-s qui manifestent pendant des semaines contre les conséquences de la crise économique. C’était l’image des «Indignés », c’était l’année de la perte de l’innocence.
Le 15 mai 2011, la société espagnole s’est réveillée et a connu des mobilisations sociales qu’on n’a pas vues depuis la Transition. Ces manifestations, spontanées au début, ont désarmé les partis politiques et les structures de pouvoir traditionnelles qui n’ont pas réussi à comprendre les causes et les conséquences de la rage des citoyen-n-es. Certains d’entre eux ont même essayé de délégitimer les protestations, affirmant que les responsables derrière celles-ci cherchaient à mettre fin à l’actuel modèle de démocratie. Au contraire, manifester contre la gestion et le modèle des institutions démocratiques doit être perçu différemment du fait de plaider contre la démocratie elle-même. Parmi les slogans les plus populaires figuraient d’ailleurs : « Nous ne sommes pas anti-système, nous sommes anti-vous », ou « démocratie réelle maintenant ». Outre l’utilisation de formes traditionnelles de protestation, de nouveaux éléments ont été introduits: des campements dans les endroits d’intérêt, des réunions dans la rue, des « escraches », des blocages aux institutions, des marches à travers le pays ou des initiatives pour arrêter les expulsions (du logement) (2).
Trois ans plus tard, alors que la crise est toujours bien présente, beaucoup se demandent où est le 15-M (3) et où sont les « Indignés ». Qu’est-ce qui s’est passé avec la masse qui manifestait et occupait les places et les rues ? La réponse : elle est toujours là. Malgré le manque de notoriété dans les médias traditionnels et dans les journaux hors des frontières espagnoles, les mobilisations continuent. La grande masse de personnes s’est scindée, et maintenant il existe un tissu social composé de groupes de travail, d’assemblées de quartier, de plateformes et de nouvelles associations et organisations. Dans plusieurs villes et quartiers, les citoyen-n-es s’organisent pour fournir les services de base que plusieurs ne peuvent s’offrir : des crèches, des écoles de musique, des bibliothèques, des centres de culture, des restos sociaux, et surtout, de nombreuses banques alimentaires. Les citoyen-n-es agissent là où l’État providence n’est plus présent. Certaines plateformes font aussi la promotion du non-paiement de la dette et de la désobéissance civile.
L’influence du 15-M s’étend partout en Espagne, mais elle est aussi très présente sur le web. La désaffection générale provoquée par la crise en conjonction avec les possibilités offertes par l’Internet ont donné naissance à un grand nombre de projets et d’initiatives solidaires, tels que les banques du temps, la monnaie sociale, le « crowdfunding » et plusieurs nouveaux médias et instruments d’information. Le journaliste Juan Luis Sánchez, sous-directeur du journal « El diario », doute que ce projet ait pu voir le jour de sans l’existence du 15-M (4). Les nouvelles plateformes citoyennes utilisent les outils informatiques pour améliorer les mécanismes de participation civiques. C’est le cas notamment pour « Que font nos députés » (http://quehacenlosdiputados.net/). Le cas le plus significatif est sans doute la « 15Mpédie », une encyclopédie en ligne développée par le mouvement 15-M, recueillant avec détail tous les événements et actions autour de ce phénomène depuis sa naissance en mai 2011. (5)
Voici quelques mouvements nés depuis le 15-M et qui comptent parmi les plus actifs aujourd’hui :
Plateforme des Affectés par l’Hypothèque (Plataforma de Afectados por la Hipoteca, PAH).
En février de cette année, 400 personnes provenant des différentes PAHs espagnoles se sont donné rendez-vous à Barcelone pour célébrer le 5ème anniversaire de ce mouvement. Née à Barcelone au débout de 2009, la PAH est une organisation horizontale, pacifique et non-partisane qui, depuis l’éclatement de la bulle immobilière, revendique le droit au logement digne. Présente dans pratiquement toutes les grandes villes espagnoles, elle agit à travers ses sections locales qui s’occupent entre autres des cas d’expulsion de logement ainsi que de la négociation d’une amélioration des conditions de l’hypothèque avec les banques. La PAH s’organise à travers ses assemblées, où sont présentés les cas de personnes ayant des problèmes avec leur hypothèque. L’organisation met à disposition l’aide légale et les ressources humaines pour trouver une solution aux problèmes pratiques, mais aussi aux problèmes psychologiques, puisque depuis le début de la crise, le taux de personnes qui se suicident après avoir perdu leur logement n’a fait qu’augmenter. L’organisation a d’ailleurs créé différentes campagnes :
- Initiative Législative Populaire : la PAH présentait une ILP pour la dation en paiement et pour le logement social. Elle a recueilli un million et demi de signatures et a également obtenu le support des juges, du Parlement Européen et même des Nations Unies. Néanmoins, elle fut complètement ignorée par le gouvernement conservateur.
- Stop expulsions : Cette plateforme mène des actions de désobéissance civile et de résistance passive devant les notifications et saisies d’expulsion, se concentrant à la porte des maisons touchées pour empêcher le passage des huissiers.
- Œuvre Sociale : Compte tenu de la montée des saisies immobilières, cette plateforme propose de s’approprier des maisons vides qui appartiennent aux institutions financières. Dans les cas où les concentrations ne parviennent pas à mettre fin aux expulsions, la PAH s’occupe de reloger les familles qui ont été expulsées dans des logements squattés.
- Dation en paiement : il s’agit de promouvoir la livraison du logement pour l’annulation de la dette hypothécaire en cas de résidence habituelle à des emprunteurs de bonne foi.
Le travail de la PAH a mérité le Prix Citoyen Européen 2013. Quelques mois plus tôt, en mars, le Tribunal Européen du Luxembourg avait déclaré que la législation espagnole en matière d’hypothèques est contraire aux droits fondamentaux. Jusqu’à présent, la PAH a arrêté 1135 expulsions et son Œuvre Sociale a relogé 1180 personnes (6).
Jeunesse sans Futur (Juventud Sin Futuro)
« Juventud Sin Futuro » est un mouvement sensible à la situation précaire dans laquelle se trouve la jeunesse espagnole, et qui était présent pendant les premières manifestations du 15-M. L’organisation est née de l’initiative de divers groupes universitaires de Madrid qui ont constaté l’aggravation des conditions sociales des jeunes depuis les mesures prises par le gouvernement pour gérer la crise économique en Espagne. Son slogan : « sans boulot, sans maison, sans futur, sans peur » [http://wiki.15m.cc/wiki/Juventud_Sin_Futuro]. Avec une importante présence sur l’Internet, ce collectif s’est consacré à dénoncer la paupérisation des jeunes, la marchandisation du système éducatif, le manque de bourses pour financer les études, et la situation (taux, niveau) du chômage, qui touche 55,5% des jeunes de moins de 25 ans (7).
Selon eux, la réforme du marché du travail a transformé les jeunes en « travailleurs précaires pour la vie ». La réforme des retraites, qui allonge la durée de cotisation et retarde l’âge minimal de départ à la retraite, est également ciblée : « si je ne peux pas travailler, comment vais-je cotiser? ». Enfin, le groupe s’insurge contre la marchandisation de l’éducation nationale. « Vous nous avez trop pris, maintenant nous voulons tout », concluent-ils. Dernièrement, le mouvement s’est consacré à dénoncer l’exil forcé auquel beaucoup de jeunes sont condamnés chaque année. C’est précisément pour cette raison que l’organisation compte sur un grand soutien à l’étranger, où les jeunes exilés se sont organisés dans plusieurs villes pour continuer à exprimer leurs revendications. Leurs dernières campagnes : « Madrid n’est pas une ville pour les jeunes », en 2014 [noesciudadparajovenes.com] et « On ne s’en va pas, ils nous expulsent » en 2013. [nonosvamosnosechan.com]. Cette dernière est une initiative qui dénonce l’exil forcé de la jeunesse précaire et montre à travers une carte les nouvelles destinations à l’extérieur et à l’intérieur du pays.
Les marées de couleurs (Las Mareas de Colores)
Chaque marée a ses propres revendications et sa propre façon de s’organiser. Mais elles ont des formes d’action similaires : assemblées, coordination avec les écoles et hôpitaux, des renfermements, etc. Car à la fin de la journée, toutes les marées signalent le même problème : l’absence de démocratie dans le pays.
La marée rouge: le droit au travail digne.
Le rouge reste toujours la couleur des travailleur-euse-s, et les espagnol-e-s n’en peuvent plus. Le taux de chômage ne fait qu’augmenter et les conditions de travail sont de pire en pire. Cette marée rouge sert donc de catalyseur pour les revendications, et permet aussi aux travailleur-euse-s et chômeur-euse-s d’exprimer leur rage. La colère et l’impuissance des citoyen-ne-s sont mieux comprises dans le contexte des déclarations faites par certains membres du patronat qui, depuis le début de la crise économique, se sont consacrés à les mépriser et à les dédaigner. Ainsi, on a entendu Monica Oriol, présidente du Cercle des Entrepreneurs, dire que le droit aux prestations de chômage encourage le parasitisme chez les chômeur-se-s. Son homologue de la région de León se demandait aussi pourquoi ce ne sont pas les travailleur-se-s qui compensent l’entreprise lorsqu’ils sont licenciés. On trouve un autre exemple du manque de respect envers la classe ouvrière avec les événements survenus au cours d’une sélection pour un (seul) poste de travail, à travers laquelle les candidat-e-s devaient rattraper un billet de 50 euros pour gagner le poste vacant (8).
La marée blanche: les soins médicaux pour tous.
Les médecins, les infirmier-ère-s, et le reste du personnel sanitaire ne capitulent pas devant les politiques libérales et manifestent fortement contre les coupures qui menacent l’universalité des soins santé. La réalité: des listes d’attente interminables et des patients décédés dans les couloirs d’hôpitaux en attendant un lit. Pour la plupart, le problème majeur demeure la ferme détermination du gouvernement en vue de privatiser le système, privilégiant ainsi les plus fortunés. Ainsi, dans la Région de Madrid, les grèves continues et une décision judiciaire défavorable ont finalement arrêté la mise en œuvre d’un plan de privatisation de 8 hôpitaux (9).
La marée verte: l’éducation.
En 2011, sous le slogan « éducation publique de tous, pour tous », la marée verte a été la première à prendre les rues pour éviter le démantèlement de l’école publique. Des professeur-e-s, des étudiant-e-s et des parents se sont exprimé-e-s contre la hausse des taxes scolaires, contre la réduction des bourses, contre l’augmentation du taux d’élèves par classe, contre le virement du personnel et contre les réductions de salaire qui ont fortement réduit le pouvoir d’achat des professeurs. À l’origine de ce mouvement, on trouve des assemblées et plateformes de professeur-e-s et d’étudiant-e-s qui se sont rassemblé-e-s pour la cause : outre de nombreuses grèves générales ont été organisées, dans plusieurs régions, des réclusions dans les centres publics de même que des pétitions adressées aux différents gouvernements. Des professeur-e-s au chômage ont également donné des cours dans la rue. Ces revendications ne visent pas seulement à améliorer les conditions de travail des professeur-e-s, mais aussi à maintenir la qualité des services publics de plus en plus dégradés dans le contexte d’une crise économique brutale (10).
La marée violette: les féministes.
La crise économique a aussi touché les droits des femmes : les allocations familiales ont presque disparu, mais les femmes demeurent tout de même à la maison pour prendre soin du reste de la famille. En outre, les politiques conservatrices que les Espagnoles subissent depuis trois ans cherchent de manière très subtile à imposer une image et un modèle de conduite pour les femmes : c’est celui de l’épouse soumise qui reste au foyer, dont les seuls rôles et dont les seules aspirations sont d’élever ses enfants et de prendre soin de son mari. La décision du ministre de la Justice de modifier la Loi portant sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase : son abrogation supposerait un énorme recul pour les droits sexuels et pour la santé reproductive des femmes et entraînerait un retour aux avortements clandestins, qui comportent de grands risques. Les dernières manifestations contre cette nouvelle loi, qui cherche pratiquement à supprimer le droit à l’avortement en Espagne, comptent parmi les plus imaginatives et les plus provocatrices: dans différentes villes espagnoles, plusieurs groupes de femmes se sont approchés des bureaux du Registre Foncier pour enregistrer leurs corps afin de protester contre « l’expropriation » continue qu’elles en subissent (11).
La marée grenat: les expatrié-e-s.
La couleur des passeports espagnols. La plupart de ceux et celles qui ont émigré vers autres pays n’ont pas choisi cet exil. Néanmoins, une fois à l’étranger, ils ont voulu s’organiser pour poursuivre la lutte, la protestation. Cette marée est née des convocations faites par Jeunesse Sans Futur dans plusieurs capitales européennes, en avril 2013, dans le cadre de sa campagne « On s’en va pas, ils nous expulsent » (12). À Londres, environ 300 personnes ont participé, et ont eu l’idée d’articuler un réseau international d’immigrant-e-s espagnol-e-s. À ce jour, des assemblées on lieu partout en Europe et en Amérique, notamment à Berlin, à Bruxelles, à Dublin, à Zurich, à Vienne, à Rome, à Paris, à Oslo, à Munich, à Milan, à Londres, à Lisbonne, à Montevideo, à Lima, à Mexico, à Bogotá, et à Montréal. Les assemblées de Londres et de Berlin comptent parmi les plus grandes et les mieux organisées. Les expatrié-e-s ont créé des réseaux solidaires pour accueillir ceux et celles qui arrivent et ont créé deux groupes de travail, le premier portant sur l’accès aux soins médicaux, et le deuxième sur le droit de vote depuis l’étranger (13).
Les Marches de la Dignité
Le 22 Mars 2014 ont eu lieu les Marches de la Dignité dont le slogan était « Pain, travail et toit pour tous et toutes ». Il s’agissait de manifestations provenant des différentes régions de l’Espagne et qui ont convergé vers la capitale, Madrid. Parmi les revendications se démarquaient le refus du paiement de la dette publique, le rejet des coupures budgétaires et des slogans contre la troïka (Fonds Monétaire International, la Banque Centrale Européenne et la Commission Européenne) [le Manifeste : http://marchasdeladignidadmadrid.wordpress.com/category/manifiesto-2/]. Les manifestant-e-s appelaient aussi à la démission du gouvernement et dénonçaient la situation extrême « d’urgence sociale » dans laquelle se situe une grande partie de la population espagnole. Encore une fois les manifestant-e-s ont eu recours à l’ironie et à l’humour pour montrer leur mécontentement. Sur les affiches on lisait des affirmations significatives : « ma fille serait ici mais elle a émigré», ou « d’est en ouest, du nord au sud, la lutte continue malgré tout » (14). Malgré les difficultés rencontrées dans l’organisation des manifestations, malgré la violence policière, malgré le silence médiatique, les marches furent considérées comme un succès par les organisateurs-trices, qui comptaient, selon des estimations, environ deux millions de participant-e-s. Néanmoins, le cri du cœur et le mécontentement des citoyen-ne-s réuni-e-s furent ignorés par le gouvernement et par la plupart des médias de masse, qui sont déterminés à ignorer et à minimiser l’importance des mouvements sociaux qui s’organisent pourtant partout à travers le pays.
Mais le soir du 22 mars, les marches de la dignité nous ont laissé une image complètement différente de celle que l’on avait le matin même, alors que les manifestant-e-s exprimaient leurs revendications de manière pacifique et civilisée. Aux fins d’une série d’affrontements violents entre la police et les manifestant-e-s, plusieurs policiers blessés ont dû avoir recours à des soins médicaux. A l’extérieur, des protestataires blessé-e-s priaient les unités d’urgence, complices des manifestant-e-s, de ne pas secourir les policiers blessés (15). Les moments de tension vécus cette nuit-là témoignent de l’ampleur du problème qui traverse la société espagnole. Le degré de confrontation entre le peuple et le gouvernement est si extrême et la situation politique, économique et sociale est tellement désespérée qu’il a été possible d’assister à des moments qui nous font douter de notre propre humanité, de notre condition humaine.
1) Olmos, Juan Ramón, 18/03/11, Ideal, http://www.ideal.es/granada/20110318/local/granada/fiesta-primavera-granada-personas-201103181401.html, 29/05/2014
2) Aloso, Zamora et Llop, 23/04/2014, Agora Blog, http://agora.vv.si/2014/04/en-profundidad-inseguridad-ciudadana-de-que-nos-protegen/, 26/05/2014
3) Le mouvement des Indignés (Indignados en espagnol) ou Mouvement 15-M est un mouvement assembléiste et non violent né sur la Puerta del Sol, en Espagne, le 15 mai 2011, rassemblant des centaines de milliers de manifestants dans une centaine de villes. Bien que les manifestants forment un groupe assez hétérogène, ils ont en commun un désaveu des citoyens envers la classe politique, la volonté d’en finir avec le bipartisme politique entre le Parti populaire (PP) et le parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), ainsi qu’avec la corruption.
4) Raúl Magallón Rosa , 01/07/2013, Blog Participasion, http://participasion.wordpress.com/2013/07/01/hijs-del-15-m-tecnologias-civicas-y-participacion-ciudadana/, 26/05/2014
5) http://wiki.15m.cc/wiki/Portada, 18/05/2014
6) http://afectadosporlahipoteca.com/, 16/05/2014
7) Datos Macro, http://www.datosmacro.com/paro-epa/espana, 20/05/2014
8) Jorge Moruno Danzi, 24/04/2013, Publico, http://blogs.publico.es/jorge-moruno/2014/04/24/parasitos/, 28/05/2014
9) 27/01/2014, Marea Blanca, http://mareablancasalud.blogspot.fr/, 12/05/2014
10) http://mareaverdemadrid.blogspot.fr/, 12/05/2014
11) http://mareavioleta.blogspot.fr/, 13705/2014
12) Clara Blanchar, 27/05/2013, El País, http://ccaa.elpais.com/ccaa/2013/05/26/catalunya/1369595046_737060.html, 28/05/2014
13) http://mareagranate.org/, 28/05/2014
14) Agence, 23/03/2014, El Huffington Post, http://www.huffingtonpost.es/2014/03/22/marchas-dignidad-directo_n_5012996.html, 29/05/2014
15) Lorenzo Silva, 24/03/2014, El Mundo, http://www.elmundo.es/espana/2014/03/24/532f6856ca4741116a8b457a.html, 15/05/2014