Le quotidien des grandes luttes : Regards croisés sur les littératures autochtones

Le quotidien des grandes luttes : Regards croisés sur les littératures autochtones

Les littératures autochtones prennent aujourd’hui une place incontestable au sein du paysage littéraire québécois. Qu’il s’agisse de Joséphine Bacon qui a récemment remporté le Prix des libraires 2019 dans la catégorie « poésie » avec son dernier recueil Uiesh, quelque part, de la poésie de Natasha Kanapé Fontaine, de celle de Marie-Andrée Gill, ou encore des romans acclamés de Naomi Fontaine, Kuessipan et Manikanetish, ainsi que Shuni, paru cet automne, les œuvres d’autrices et d’auteurs autochtones émerveillent le lectorat québécois. Ainsi, quiconque désire aujourd’hui se plonger dans l’univers de ces peuples au moyen de la littérature le peut. Si cette dernière permet un dialogue entre différentes cultures, langues et territoires, elle peut aussi servir à recenser la parole de celles et ceux qui subissent le colonialisme depuis longtemps et encore aujourd’hui de différentes manières. Or, à plus petite échelle, et sans être pour autant moins important, il semble que la littérature se pose comme pivot pour s’accrocher, vivre et entrer en contact avec le quotidien des Premiers Peuples. Cet appel à la vie quotidienne, à la banalité, aux petites routines qui peuplent l’existence de chacun·e pourrait être perçu comme une autre manière de concevoir la décolonisation, mais surtout de l’humaniser.

Au Québec, bien qu’on assiste depuis quarante ans à un essor de plus en plus important des œuvres littéraires autochtones, la présence de celles-ci dans les cours de français demeure timide. Inversement, les étudiant·e·s francophones découvrent peu à peu le champ des études littéraires autochtones, mais aussi les potentiels qui s’en dégagent. Or les références théoriques sur la question se font plutôt rares dans la langue de Molière[i]. Pour aider à paver la route, la maison d’édition Mémoire d’encrier s’est tournée vers des textes déjà publiés dans l’autre langue coloniale, l’anglais, pour finalement lancer en 2018 l’ouvrage Nous sommes des histoires : Réflexions sur la littérature autochtone, qui regroupe des textes théoriques universitaires, mais aussi des points de vue d’écrivain·e·s sur leur travail et sur les différentes dimensions que peut prendre celui-ci. Ce fut, d’une part, un travail de recension de ces textes, et d’autre part, un travail de traduction de l’anglais au français. Désormais, le lectorat francophone a accès à des textes lui permettent de constater que la littérature, oui, peut divertir, émerveiller ou choquer. Pour certain·e·s, les lettres et les histoires deviennent parfois aussi des outils de lutte au quotidien.  

Pour mieux explorer ce qui vient d’être mentionné, deux jeunes militantes ont été contactées. Questionnées afin de savoir si la lecture d’œuvres autochtones a pu à certains moments influencer leur parcours et leur travail militant, la réponse fut positive. L’idée qui s’est dégagée de ces entrevues a finalement dévié vers un appel à s’intéresser aux quotidiens des gens issus des communautés autochtones.

Premières lectures 

Jointe par téléphone, la militante métisse Maitée Labrecque-Saganash, se rappelle ses premières lectures. « Mon père m’a appris à lire et à écrire à 3 ans, j’avais genre 3 ans et demi. J’ai commencé à lire tôt. Je gossais vraiment, j’étais assise à la table pis je lisais mon article de journal vraiment tranquillement[ii]. » Elle dit grandir dans une famille ou la culture est très présente et valorisée. D’une mère québécoise, Élaine Labrecque, et d’un père cri, l’homme politique Roméo Saganash, Maitée Labrecque-Saganash est très tôt entourée de livres. « Mes parents avaient des grosses grosses bibliothèques faites sur mesure pour mettre tous leurs livres, pis y’en avait vraiment beaucoup. Mon père avait plein de livres sur Louis Riel, sur les résistances autochtones, sur la convention de la Baie-James, sur l’arrivée des colons en territoire cri[iii]. » Elle raconte avec humour que c’est en posant naïvement à ses parents la question de savoir qui était Louis Riel que ceux-ci lui répondent « Bin Louis Riel y’est comme toi, il est Cri et francophone ». Et elle poursuit : « Mais là, il fallait qu’ils m’expliquent qu’ils l’ont pendu, genre… Comment t’expliques ça à ton enfant, comment t’expliques l’impérialisme canadien et la colonisation à ton enfant? » ajoute-t-elle en riant un peu de la délicatesse d’une telle situation, mais peut-être aussi de la complexité de celle-ci. Et qui dit grandir dans une situation familiale complexe peut aussi vouloir dire identité complexe : « J’pense que mes parents savaient que j’allais avoir une identité compliquée, alors mes parents m’ont amenée tôt dans des musées, à me faire lire, alors j’pense que ç’a toujours fait partie de ma vie, vraiment, les arts[iv]. »

Pour la militante allochtone abitibienne Élise Blais-Dowdy, qui s’implique entre autres à titre de co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’Esker de Saint-Mathieu-Berry où une minière de la compagnie Sayona cherchait récemment à éviter l’examen du Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) pour son projet de mine de lithium, c’est au Cégep que ses contacts avec les littératures autochtones ont débuté. Celle qui, après des études en soins infirmiers, s’est dirigée vers les études autochtones à l’Université de Montréal, se souvient que c’est à la lecture du livre relatant la vie de Dominique Rankin, On nous appelait les sauvages, qu’elle a connu l’effet chamboulant de la littérature. « J’accédais tout d’un coup à un tout autre récit de l’histoire de ma région d’appartenance, l’Abitibi », confie-t-elle. Après ses études dans la métropole, Élise Blais-Dowdy est revenue à s’établir à Val-d’Or, notamment en raison d’un emploi comme agente de recherche à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec. Elle demeure marquée par cette prise de conscience, du « fait que même dans un contexte de proximité [avec les Premières Nations], dans des villes comme Amos et Val‑d’Or, où l’on retrouve une forte présence des membres des Premières Nations, il est possible de vivre sans jamais connaître les réalités historiques entourant notre cohabitation. »

Les mots du quotidien

Une erreur qui guette celui ou celle qui se penche sur les questions autochtones est d’adopter une posture essentialiste et une vision figée de ce que c’est d’être autochtone aujourd’hui au XXIe siècle. Or, s’y intéresser dans un contexte journalistique ou universitaire peut amener l’initié·e à ne s’attarder qu’aux grands enjeux et problèmes liés au colonialisme. Bien que ceux-ci soient très importants et déterminants, ils occultent parfois les particularités et les nuances qui fondent les individus. À cet effet, le partage du quotidien, que permettent entre autres l’écriture et la lecture, se présente comme une autre manière d’aborder les cultures et enjeux concernant les Premières Nations.

Maitée Labrecque-Saganash travaille depuis un peu plus d’un an au Cree Health Board à Waswanipi où elle s’occupe principalement des communications, en cherchant, notamment, à intégrer des savoirs traditionnels aux plateformes Web, ou bien en allant à la rencontre des ainé·e·s pour documenter des histoires relatant « The cree way of life » ( Eeyou pimatsiiwin, en langue crie, Le mode de vie cri, en français)Parallèlement à ces fonctions, elle tient aussi des chroniques dans différents médias, dont le quotidien montréalais Métro. Elle se réjouit d’ailleurs que cette tribune lui permette de rejoindre autant de gens à Montréal et au Québec : « J’pensais pas qu’il y avait autant de gens qui me lisaient. Je suis contente que ces personnes-là, comment je pourrais dire… enjoy my daily, how I talk about my daily life (apprécient mon quotidien, comment je parle de ma vie quotidienne), parce que le quotidien, quand tu es dans une réserve, est tellement différent du quotidien en ville. »  Ainsi, si dans ses chroniques elle traite d’enjeux plus larges, témoigner de son quotidien, parfois sous forme de tranches de vie, n’est pas moins important, au contraire : « Juste le quotidien, comment on est, comment on interagit, les gens s’intéressent à ça, et moi je suis contente que les gens aiment nous connaître de cette façon-là ; comme un peuple actif, comme des individus qui vivent une vie au quotidien, qui ne font pas juste souffrir à la télé, qu’on a une vie quotidienne. On a nos petites routines, nos codes sociaux, on est un peuple qui est présent dans le temps. »

De son côté, Élise Blais-Dowdy, qui dans son parcours académique a été amenée à bonifier sa connaissance des cultures autochtones en lisant des textes plus théoriques ou des essais, croit que même si la dimension humaine demeure présente dans de tels textes « il y a peut-être un risque qu’après avoir lu des récits très militants, proposant des idéaux de décolonisation à atteindre, on se retrouve déçu lorsque l’on se rend compte de la multiplicité des enjeux du quotidien à surmonter » (sous-financement généralisé des services publics, problématiques de logement, insécurité alimentaire, etc.)[v]. Voilà pourquoi la lecture de textes plus littéraires peut s’apparenter à « des rencontres humaines qui n’auraient pas pu avoir lieu autrement »[vi]. La littérature permet-elle d’éviter d’essentialiser les Premières Nations? « Tout à fait », répond sans hésiter la militante, avant d’enchaîner sur une anecdote qui s’est produite lors d’une soirée de contes et légendes présentée au site culturel Kinawit à Val-d’Or. Élise Blais-Dowdy raconte : « Nous avons rencontré Johanne Wabanonik de la communauté de Lac-Simon. Pour cette soirée, Johanne a tout simplement décidé de partager avec nous qui elle était, quel était son rôle dans sa communauté (…) et comment elle vivait au quotidien son identité culturelle. Ce fut un partage humain ancré dans le quotidien qui a présenté les éléments tels que l’interprétation des rêves, l’utilisation de plantes médicinales, la pratique de cérémonies de guérison. Non pas comme des éléments de  »contes et légendes », mais bien comme des pratiques structurantes qui font partie concrètement de la vie de tous les jours de cette personne. »

« Autochtone » mais pas que ça 

Si lors de leurs entretiens, Maitée Labrecque-Saganash et Élise Blais-Dowdy ont été jointes dans le but de discuter de littérature et du lien que cet intérêt pouvait entretenir avec leurs militantismes, le sujet a bien évidemment dévié quelques fois, et ce pour le mieux. L’idée initiale d’aborder l’entrevue strictement en ce sens était en quelque sorte limitée. En parlant d’auteurs ou d’autrices autochtones qu’elle a aimé lire dernièrement, Élise mentionne l’autrice Virginia Pesemapeo Bordeleau : « J’ai aimé lire L’amant du Lac, que j’ai reçu tout simplement comme une magnifique histoire d’amour et de sensualité. Le récit prend lieu autour du lac Abitibi, et lorsque j’ai eu la chance d’aller le voir pour la première fois à partir de l’île Nepawa en Abitibi-Ouest, je me rappelle simplement avoir souri en repensant au roman de Virginia Pesemapeo Bordeleau. Cette lecture a donc eu pour effet d’humaniser un lieu nouveau, et je trouvais tout simplement ça beau et agréable. » L’appréciation de ce roman semble donc s’être faite en deçà de son origine identitaire, comme quoi il est aussi de mise d’apprécier la qualité du texte en soi.

Si pendant qu’elle résidait à Québec ou à Montréal « lire des auteurs autochtones [lui] faisait du bien parce qu'[elle était] loin de chez [elle] », depuis plus d’un an, celle qui habite principalement à Waswanipi, ne vit plus la même réalité. En Eeyou Istchee, son identité crie n’est plus, si l’on peut dire, en situation minoritaire : « Je n’ai plus à la justifier et je n’ai plus à l’expliquer. (…) J’ai juste à vivre mon identité. » De ce fait, elle peut désormais se dire « je suis chez nous. J’ai le temps de lire d’autres choses aussi », ajoute-t-elle, en rappelant, non sans raison qu’elle est « une personne en dehors de [son] identité autochtone aussi ». Dernièrement, elle dit avoir apprécié lire le recueil Even this page is white de l’artiste Vivek Shraya. Une autre de ses lectures du moment est le recueil de la poétesse Clementine Von Radics In a Dream You Saw a Way to Survive qui traite, entre autres, de rupture amoureuse. « Moi aussi j’en ai des heartbreaks, et moi aussi j’ai une vie en dehors d’être autochtone et d’être militante […] J’ai des expériences humaines en dehors des violences coloniales. J’ai aussi des beaux moments dans ma vie […] et être à la maison, ça me permet de développer ces moments-là aussi, et prendre le temps de rire. Alors, ouais, je prends le temps de lire autre chose aussi. »

Au terme de ces échanges sur la littérature et sur les rapports qu’ont pu entretenir ces deux militantes avec celle-ci, il semble que c’est surtout un appel au dialogue et à l’écoute qui se dégage de ces entrevues. Sur ce point, nul ne doute que la littérature peut permettre ces rapprochements.  

[i] Louis-Karl Picard-Sioui. In « Nous sommes de histoires : réflexions sur la littérature autochtones »

CRÉDIT PHOTO: Renaud Camus – FLICKR 

La sous-représentativité des artistes issus-es de minorités culturelles dans les médias québécois

La sous-représentativité des artistes issus-es de minorités culturelles dans les médias québécois

Cet article s’attache à déterminer quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontés-es les artistes de Montréal issus-es de la diversité dans le milieu des arts. Il constitue la synthèse d’une série d’entrevues menées par Miruna Craciunescu avec des artistes et des professionnels-les issus-es d’horizons très divers, dont le parcours les a cependant tous et toutes amenés-es à confronter les enjeux liés à la représentation des minorités culturelles dans différents médias au Québec.

Cet article a été publié dans le recueil (in)visibilités médiatiques de L’Esprit libre. Il est disponible sur notre boutique en ligne ou dans plusieurs librairies indépendantes.

Intervenants-es
Manon Barbeau

Cinéaste, entrepreneure sociale et conférencière, Manon Barbeau assume le poste de directrice générale et artistique de Wapikoni mobile depuis sa création en 2003. Actif dans 30 communautés au Canada et dans 17 communautés d’Amérique du Sud, ce studio ambulant de création vidéo et musicale a donné une voix à des milliers de jeunes Autochtones qui y ont réalisé 900 courts métrages diffusés dans le monde entier. Récipiendaire de nombreuses distinctions, dont, en 2014, le prestigieux Prix Albert-Tessier, qui constitue la plus haute récompense au cinéma au Québec, elle a œuvré comme scénariste et réalisatrice pour plusieurs organismes, notamment Télé-Québec et l’Office national du film du Canada (ONF).

Felicia Mihali

Depuis son installation au Québec en l’an 2000, Felicia Mihali a fait paraître sept romans en français aux Éditions XYZ et deux romans en anglais aux Éditions Linda Leith. En 2004, sa carrière de journaliste l’a menée à cofonder le webzine multiculturel en ligne Terra Nova, dont elle a assumé la rédaction en chef jusqu’à sa fermeture en 2009. Elle a, en outre, été membre de plusieurs jurys octroyant des bourses de création (Conseil des arts et des lettres du Québec) et des prix littéraires (ville de Sherbrooke, Radio-Canada). Après avoir enseigné le français et l’anglais, elle travaille actuellement comme professeure d’histoire du Québec et du Canada au secondaire.

Jérôme Pruneau

Détenteur d’un doctorat en ethnologie de l’Université de Montpellier, Jérôme Pruneau a travaillé huit ans comme maître de conférence en Guadeloupe avant de repartir à zéro en tant que plongeur dans un restaurant à Montréal en 2012. Sa participation active en tant que bénévole à Diversité artistique Montréal lui a, depuis, valu le poste de directeur artistique et rédacteur en chef la revue mensuelle TicArtToc. Il a mis en place un programme de mentorat visant à accompagner les artistes dans l’établissement de leur carrière. Cette expérience l’a rendu témoin de parcours extraordinaires dont il a rendu compte dans un essai percutant paru en 2015 aux éditions Dialogue Nord-Sud intitulé : Il est temps de dire les choses.

Quelle universalité pour l’art au Québec? Le cas du cinéma et de la télévision

J’ai regroupé les interventions de Felicia Mihali et de Jérôme Pruneau en raison de la diversité des postures qu’ils adoptent devant un fait biographique commun : l’appartenance à une minorité culturelle au Québec. Vécue tour à tour comme un obstacle à surmonter ou comme une source d’inspiration, cette appartenance semble avoir constitué un facteur déterminant dans leurs carrières, au point de modeler leur parcours professionnel. À cela s’ajoute le témoignage de Manon Barbeau, qui – sans être elle-même issue de la diversité – a choisi d’accorder une part importante de sa carrière à une problématique connexe, soit celle de faire entendre et rayonner les voix des Premières Nations. La confrontation de leurs discours produit ainsi un portrait nuancé d’une réalité peu connue, bien qu’elle touche un-e Montréalais-e sur deux aux dires de Jérôme Pruneau, lequel est parvenu à ce chiffre en associant les 33% d’immigrants-es de la première génération au nombre de Montréalais-es issus-es d’une minorité visible.

Au même titre que l’ensemble des productions artistiques contemporaines, les médias occupent une fonction normative dans la création d’une identité et d’un imaginaire culturels. À Montréal, reflètent-ils cette réalité vécue par 50% de la population? Rien n’est moins sûr. On sait que la « racialisation » du crime devient un phénomène de plus en plus étudié[i] et qu’en 2013, le rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel a révélé que la population carcérale canadienne issue de minorités visibles avait augmenté de 75%[ii]. Or, dans la série télévisée Unité 9, l’actrice Ayisha Issa incarne le seul personnage noir parmi les détenues… un rôle antagoniste introduit à partir de la deuxième saison, lequel compte en moyenne deux fois moins d’apparitions que des personnages principaux incarnés par Guylaine Tremblay et Céline Bonnier[iii]. Et encore ne s’agit-il que d’un exemple parmi d’autres.

Lorsque j’ai entrepris les recherches préliminaires à la rédaction de cet article, j’admets volontiers que j’avais quelques réserves à parler de la « sous-représentativité » des minorités culturelles dans les médias au Québec comme s’il s’agissait d’un problème répandu, et de surcroît avéré. Ma retenue tenait au fait que le tournant effectué par les études culturelles depuis les années 70 a contribué à populariser les discours minoritaires – du moins en Amérique du Nord –, au point où il n’est pas rare d’entendre dire que l’appartenance à une minorité, qu’elle soit culturelle ou sexuelle, constitue désormais un atout dans le monde professionnel en raison de la discrimination positive qui inciterait la plupart des universités américaines, par exemple, à respecter certains quotas favorisant l’adhésion d’étudiants-es ou de candidats-es appartenant à des groupes sous-représentés. L’idée selon laquelle cette pratique serait répandue dans le domaine artistique est assez courante. Un tel contexte soulève donc naturellement l’interrogation suivante : s’il existe bel et bien un problème de sous-représentation des minorités culturelles dans les médias au Québec, pourquoi les discours militant en faveur d’une plus grande diversité sont-ils aussi minoritaires? Pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’artistes issus-es de l’immigration qui prennent position par rapport à cette problématique?

Je crois avoir trouvé une réponse possible à cette question alors qu’une première version du présent article, laquelle contenait les résultats de quatre entrevues, était prête et qu’elle était déjà en attente des corrections de la part du comité éditorial. Dans le monde journalistique, il est très rare que les personnes interviewées disposent d’un droit de regard sur leurs entrevues avant la publication de ces dernières. Cependant, étant donné que j’effectue davantage de recherche universitaire que de journalisme, j’ai estimé, dans un souci d’exactitude, qu’il était naturel de soumettre l’article à mes intervenants-es afin de m’assurer que la manière dont j’ai synthétisé leurs propos ne procède pas à une déformation de leurs dires. C’est ainsi qu’une de mes intervenantes m’a contacté à plusieurs reprises pour me faire part d’une série de modifications qu’elle souhaitait apposer à la partie qui la concernait.

Ces modifications étaient de trois natures. Elles concernaient tout d’abord des anecdotes qu’elle ne se sentait pas à l’aise de communiquer en public en raison de leur nature personnelle. Il s’agissait ensuite d’expériences qu’elle ne désirait pas présenter comme étant caractéristiques d’un problème plus global, car il était difficile de prouver que d’autres actrices de couleur avaient été confrontées, dans leur parcours professionnel, à des situations similaires à celles qu’elle m’avait rapportées. Enfin, elle s’est dite insatisfaite de la perspective que j’ai adoptée pour parler tant de son parcours que du projet de série télévisée sur lequel elle travaille avec une collègue, sous la supervision d’une mentore qui lui a été attribuée dans le cadre du programme de mentorat mis en place par Diversité artistique Montréal afin de promouvoir les artistes issus de la diversité dans leur parcours professionnel.

Son malaise provenait en particulier du fait qu’elle estimait que le ton sur lequel j’ai synthétisé notre conversation penchait vers « le côté négatif de la problématique », là où elle aurait souhaité se distancer de la nature revendicatrice ou dénonciatrice des discours, largement absents des médias québécois, que j’ai évoqués plus haut. Toutes ces demandes m’ont amenée à être confrontée à un phénomène dont je n’avais pas clairement conscience, jusqu’à ce que j’observe la dichotomie marquée qui sépare les problèmes qu’un-e artiste issu-e de la diversité se sent à l’aise d’aborder dans le cadre d’une conversation dans un café de la perspective « officielle » qu’ils et elles adoptent à leur égard dans le domaine public. Je veux parler, bien entendu, du phénomène de l’autocensure.

L’autocensure dans les médias. Un problème récurrent?

Dans le cas de cette intervenante, dont j’ai décidé de garder l’identité anonyme pour ne pas avoir à écarter les problèmes que son entrevue a permis de mettre en relief, le choix de censurer ses propos s’explique aisément par la crainte que l’adoption d’un discours critique à l’égard du milieu télévisuel québécois dans lequel elle commence à peine à s’intégrer n’ait des répercussions négatives sur ses perspectives de carrière. J’ignore si c’est cette même crainte qui l’a incitée à mettre de l’avant la nature collaborative de la série télévisée sur laquelle elle travaille. Elle tenait en effet à spécifier que bien qu’elle traite de la diversité, elle s’adresse d’abord à un public québécois, dont le point de vue sera représenté à différentes étapes de la réalisation puisque l’équipe sera constituée aussi bien de gens « du milieu » que de professionnels-les issus-es de la diversité.

Ce qui est certain, c’est que pour qu’une collaboration de ce type soit possible, et surtout pour qu’une série de cette nature ait des chances d’être reçue favorablement auprès des principaux canaux de diffusion télévisuels du Québec comme Téléfilm et Série+, il devenait nécessaire de présenter le projet sur un ton positif en mettant de l’avant son caractère inclusif, en l’absence duquel l’émission courait le risque de ne pas interpeller les téléspectateurs-trices. Il est pourtant rare que ces canaux se posent la même question lorsqu’il s’agit de diffuser des séries télévisées dans lesquelles la présence de personnages issus « de la diversité » est, non pas minoritaire, mais bien absente. C’est ce dont témoigne par exemple l’une des anecdotes de nature personnelle que cette intervenante m’a relatée en me confiant que son neveu âgé de six ans a récemment formulé un constat similaire en remarquant que « ça a l’air plus simple d’être Blanc » alors qu’il avait le regard rivé sur l’écran de télévision. Il s’agit là d’un signe que les choses n’ont guère changé avec la tentative timide de Vrak TV de rejoindre leur auditoire multiculturel en introduisant un protagoniste d’origine arabe dans l’émission Med.

Comment espère-t-elle contribuer à faire changer les choses?

La comédienne en question m’a fait part à plusieurs reprises de l’étonnement que lui a communiqué sa mentore lorsqu’elle lui relatait des anecdotes de nature personnelle illustrant l’incompréhension culturelle à laquelle elle se heurte dans son quotidien, lorsque des gens de son entourage s’attendent à ce que son comportement corresponde à un certain nombre de stéréotypes liés à la communauté haïtienne dont elle est issue. Ce sont surtout les expériences les plus anecdotiques qui suscitent le plus l’étonnement, telles que celles qui ont trait aux relations familiales, au contrôle parental, au rapport à la sexualité, ou encore aux pressions exercées par l’entourage pour l’orienter vers un avenir reproduisant l’ensemble de valeurs qui lui ont été inculquées en lien avec le mariage ou bien le fait d’avoir des enfants. Or, il est difficile d’avoir une idée précise de ce qui distingue le quotidien d’une personne appartenant à une minorité culturelle de celui des Québécois-es lorsque l’idée qu’on se fait au Québec du quotidien d’une Haïtienne, par exemple, est issue de plateaux de télévision dont les équipes de production sont entièrement constituées de Québécois-es dits-es « de souche ».

Ainsi, ce sont précisément les malentendus qui naissent de cette cohabitation incomplète que la série télévisée sur laquelle elle travaille s’évertue à exposer. C’est pourquoi en travaillant à la bible de la série, elle a tenté de faire en sorte, avec son équipe, que le public réalise qu’il partage les stéréotypes que la série activera dans un premier temps, avant de les désamorcer pour révéler ce qui fait de chaque personnage un individu à part entière. Si jamais la série est produite, le fait que de nombreuses scènes s’inspirent de faits vécus contribuera à garantir la vraisemblance des anecdotes relatées. L’actrice en question m’a décrit ces anecdotes comme étant vraisemblables, en dépit des clichés qu’elles réactiveront dans un premier lieu, afin que le public reconnaisse les mécanismes qu’il est habitué de voir mis en œuvre, avant d’assister à leur renversement progressif.

Une telle série télévisée a-t-elle des chances de changer les représentations mentales qui sont liées aux minorités culturelles au Québec? Il me semble que si l’idée est bonne, il y a malheureusement de grandes chances qu’elle finisse par être dépouillée de tout son potentiel subversif au gré des modifications qu’elle subira depuis les étapes préliminaires jusqu’à la production finale. Je ne crois pas qu’il soit possible de modifier les pratiques de production culturelle d’un milieu artistique sans adopter une démarche confrontationnelle qui revendique la nécessité d’opérer un changement.

Or, il est évident que l’adoption d’une telle démarche n’est pas sans comporter quelques risques, parmi lesquels figure au premier plan celui de faire à son tour l’objet d’une controverse, concernant par exemple le degré auquel il est pertinent de supposer que les expériences personnelles auxquelles elle a été confrontée au cours de sa carrière sont généralisables et indicatrices d’un problème de société. La réticence dont elle a fait preuve lorsque je me suis proposée de publier l’une de ces expériences professionnelles m’a convaincue que l’adoption d’une démarche ouvertement critique à l’égard du milieu télévisuel québécois n’est pas envisageable dans le cas d’une actrice issue de la diversité en début de carrière.

Il s’agissait, dans le cas présent, de son refus de jouer une scène de nudité lors de sa première expérience sur un plateau de tournage. Nous avions abordé ce sujet en discutant du degré auquel son environnement de travail lui avait prodigué l’impression que les équipes de réalisation et de scénarisation étaient suffisamment informées sur les réalités culturelles qu’elles souhaitent représenter lorsqu’on lui demandait d’incarner un personnage issu de sa culture. Sa réponse, que j’ai perçue comme étant négative, consistait en une série d’exemples parmi lesquels cette anecdote a le plus retenu mon attention. À l’époque, ce n’était pas tant le fait de jouer une scène de nudité qui l’avait dérangée, mais bien le fait que la nudité lui avait semblé à la fois gratuite et invraisemblable, compte tenu des circonstances dans lesquelles se trouvait le personnage de la femme haïtienne qu’elle incarnait, qui se serait supposément dénudée devant un étranger chez elle, en plein milieu de la journée, alors que son petit frère était à la maison. Ce ne serait certes pas la première fois qu’une série télévisée comporterait des scènes invraisemblables. Cependant, ce type d’invraisemblances, largement involontaires, soulève des questions sérieuses concernant le degré auquel le corps des femmes issues de minorités visibles est encore associé à un certain exotisme, lequel aurait pour effet de les rendre plus érotiques que leurs concitoyennes.

L’on ne peut évidemment pas parvenir à une conclusion concernant l’état global de l’industrie cinématographique et télévisuelle québécoise sur la base d’une seule expérience. Il est cependant impossible de déterminer dans quelle mesure cette industrie impose plus aisément des scènes de nudité gratuite à des actrices de couleur qu’à des actrices Québécoises « de souche », si les premières préfèrent censurer les propos qu’elles tiennent en public, comme l’a fait mon intervenante, plutôt que de courir le risque de voir leurs perspectives de carrière diminuer parce qu’elles auront tenu un discours critique à l’égard du milieu clos qu’elles souhaitent intégrer.

Je ne crois donc pas qu’une hypothèse semblable serait à exclure, comme l’illustrent à mon avis les autres interventions que j’ai réunies dans le corps de cet article. Si jamais elle venait à se confirmer, elle ne ferait que participer à ce que Jérôme Pruneau appelle une folklorisation de l’autre, un phénomène qui a été férocement dénoncé par Dany Laferrière dans son tout premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985).

La littérature migrante

Siégeant depuis déjà trois ans à l’Académie française, Dany Laferrière se perçoit comme un auteur international. À ce titre, il accepte mal qu’on affuble d’une étiquette qui incite à lire l’ensemble de son œuvre à travers un prisme autobiographique que la critique hésiterait à appliquer aussi spontanément à un auteur qui n’appartiendrait pas à la « diversité ».

Pour sa part, Felicia Mihali m’a assurée qu’elle ne voyait aucun inconvénient à ce que l’on range son œuvre dans une catégorie préétablie. La littérature fonctionne par classifications, rappelle-t-elle, dont certaines résultent d’une volonté de la part d’un regroupement d’auteurs-es de se démarquer par rapport aux autres, comme c’est le cas pour la littérature postcoloniale sur laquelle elle a travaillé pour son projet de maîtrise à l’Université de Montréal. La littérature dite « migrante » résulte à ce titre au moins autant d’un phénomène économique que littéraire. Felicia Mihali la définit comme une littérature écrite par des auteurs-es ayant vécu une expérience migratoire, mus-es par la nécessité de changer de pays, et le plus souvent de langue, afin de bénéficier d’une plus grande visibilité. Sur le plan thématique, elle la caractérise par un drame métaphysique qui rejoint la manière dont Tzvetan Todorov, cité de mémoire, avait décrit l’immigrant : celui qui a « perdu un pays sans en trouver un autre ».

L’œuvre de Mihali est traversée de récits migratoires, allant des expériences traumatisantes qu’elle a vécues sous le régime communiste durant sa jeunesse, jusqu’à l’exploration identitaire qui a suivi son installation au Québec ou son voyage en Chine. Elle ne s’est cependant jamais sentie confinée dans ces problématiques, dont elle n’a pas hésité à sortir en alternant les difficultés émotives posées par les récits inspirés de son parcours personnel et les difficultés documentaires auxquelles elle s’est confrontée lors de la rédaction de deux romans historiques : La reine et le soldat (2005) et L’enlèvement de Sabina (2011). Aussi est-ce avec entrain qu’elle m’a communiqué la liberté de création dont elle a longtemps joui avec la maison d’édition XYZ, avant son achat par Hurtubise, qui a fait sortir son œuvre de leur catalogue de publication.

Le fait que ces deux œuvres se soient moins bien vendues est pourtant indicatif des attentes qui se sont formées chez le public québécois francophone, lequel semble de loin préférer la voir parler de la pauvreté qui accable les campagnes roumaines dans Dina (2008) et Le pays du fromage (2002), plutôt que de la Grèce antique. Elle m’a cependant expliqué que ce n’est pas ce qui a motivé son passage à l’anglais lorsqu’elle a fait paraître son premier roman dans cette langue en 2012 aux éditions Linda Leith. Cette nouvelle aventure résultait d’un besoin de s’ouvrir à un autre imaginaire, et de se découvrir un style et un genre d’humour qu’elle n’aurait pas pu adopter en français, dont le ton verse plus aisément chez elle dans la mélancolie, la nostalgie et la tragédie, que dans le bien-être.

Elle déplore en outre que certains-es appréhendent comme une « trahison » ce qu’elle estime être une richesse inestimable, soit celle de pouvoir changer de langue à chaque dix ans, ou presque. Cette mentalité lui avait déjà valu de se mettre en froid avec les membres issus-es de sa communauté, comme en témoigne l’absence totale de ventes de ses livres à la librairie roumaine de Montréal. Le choix de s’imprégner d’une autre langue de création fait partie de l’expérience migratoire, et la réalité culturelle montréalaise est majoritairement francophone et anglophone. En revanche, elle estime que la ghettoïsation et le repli communautaire résultent d’une incapacité à sortir de sa zone de confort dont souffrent d’une part les écrivains-es communautaires, et d’autre part de nombreux-ses Québécois-es francophones, en raison d’une apologie du nationalisme qu’elle a constaté en enseignant l’histoire du Québec et du Canada depuis quelques années.

Ce qu’a remarqué Felicia Mihali, c’est que lorsqu’on se prépare à passer l’examen officiel du ministère à la fin du secondaire 4, non seulement l’enseignement de la culture québécoise anglophone est inexistant, mais le programme pédagogique en histoire encourage un endoctrinement des élèves dans une haine des anglophones. Celui-ci vient aujourd’hui s’ajouter au refroidissement international des mentalités vis-à-vis de l’étranger dans un contexte de montée de l’extrême droite, d’attaques terroristes et de crise de réfugiés-es. La promotion d’une véritable culture de la diversité doit donc d’abord passer par une réforme cruciale de l’éducation visant à développer chez les jeunes un sentiment en voie d’extinction dans les salles de classe : la curiosité. Toutefois, avant de l’encourager chez les autres, il faut d’abord le développer chez soi-même, ce qui implique qu’il faut s’exposer à la culture locale et se « québéciser ».

Un « rêve américain » à petite échelle

Si le succès dont jouit Felicia Mihali au Québec ne reflète pas la réalité vécue de nombreux-ses écrivains-es, c’est en raison de la détermination avec laquelle elle s’est engagée dans une discipline qui requiert un travail assidu, là où – d’après ce qu’elle a constaté dans la communauté roumaine – l’écriture est trop souvent abordée comme une activité de retraité ou un hobby du dimanche. Son parcours, certes atypique lorsqu’on le compare à celui de la majorité des auteurs-es issus-es de minorités culturelles qui continuent à faire paraître dans leur langue des ouvrages destinés à un public réduit, est donc sans doute assez caractéristique des écrivains-es migrants-es qui ont réussi à s’affirmer sur un marché étranger.

En effet, sa décision de venir s’installer au Québec ne résulte guère d’une incapacité à « percer » dans son pays – où elle bénéficiait déjà d’une réputation établie de par la réception très positive de ses trois premiers ouvrages – mais plutôt de la nécessité de vérifier si son succès était attribuable à la valeur de ses livres, et non à leur contexte de publication ou à son réseau de connaissances. Après avoir elle-même traduit son premier roman du roumain vers le français, elle a eu la satisfaction de voir ce succès confirmé par des critiques très élogieuses parues dans Le DevoirVoir et La Presse. L’accomplissement de ce « rêve américain » à petite échelle l’a convaincue qu’il existe, au Québec, une véritable méritocratie qui fait en sorte que les œuvres qui le méritent finissent inévitablement par trouver leur chemin auprès du public. C’est ce que son expérience en tant que membre du Conseil des arts et des lettres du Québec n’a fait que confirmer. Les projets sélectionnés pour les bourses de création étaient retenus strictement sur la base de leur qualité, sans qu’aucun traitement particulier ne soit réservé aux dossiers soumis par des auteurs-es aux noms non francophones.

Aussi, lorsque je lui ai demandé si elle était d’avis qu’il faudrait augmenter le financement qui est accordé aux artistes de la diversité, elle tenait à souligner le scepticisme qu’elle ressent à l’égard de la discrimination positive. Selon elle, une politique culturelle visant à promouvoir des artistes venus-es d’ailleurs laisse entendre que ces derniers-ères se verraient incapables de concurrencer la culture mainstream sans les appuis gouvernementaux qui leur sont spécifiquement destinés. Qui plus est, la mise en place d’un appareil gouvernemental discriminatoire visant à diminuer les effets pervers d’un système favorable aux Québécois-es « d’ici » introduirait nécessairement des discriminations supplémentaires. Elles auraient pour effet de creuser l’écart entre les communautés marginalisées dont on entend le plus parler – comme la communauté haïtienne de Montréal – et les communautés qui ne bénéficient à peu près d’aucune représentation, comme la communauté roumaine. Or, selon elle, les unes comme les autres participent à la création de la culture québécoise contemporaine, et il est tout aussi difficile pour l’écrivain-e migrant-e de se créer un réseau de contacts dans le milieu littéraire montréalais que pour n’importe quel-le étudiant-e de cégep désireux-ses de poursuivre une carrière dans les lettres.

Felicia Mihali ne nie pas pour autant qu’il y a un véritable problème de représentativité des minorités culturelles dans les médias comme dans la critique. Comme je le lui ai fait remarquer après avoir effectué une étude à partir du dernier numéro de Lettres québécoises (été 2016), dont le logo rappelle qu’elle est la « seule revue entièrement consacrée à la littérature québécoise », sur les quarante-cinq auteurs-es dont une nouvelle parution en langue française était répertoriée, seuls deux auteurs portaient des noms non francophones. Ce nombre représente moins de 5% de la totalité des œuvres qui ont reçu un écho de la part de la critique dans ce numéro-là. Or selon Daniel Chartier, cité par Jean-François Caron dans un numéro précédent de Lettres québécoises datant de l’hiver 2013[iv], « les écrivains nés à l’étranger forme[raient] le cinquième des écrivains du Québec[v] ». Parmi celles et ceux qui parviennent à se faire publier ou qui ont recours à l’autoédition pour sortir de l’anonymat, combien bénéficient d’une visibilité dans les médias? Combien sont, en revanche, condamnés-es d’avance au pilonnage, ou à une microdistribution qui ne dépasse guère le cercle de leurs connaissances?

Le réseautage, contrepoint à l’image d’un Québec ouvert

Sur ce point, la position de Mihali est plutôt ferme : au Québec comme ailleurs, le réseautage est une composante nécessaire de la réussite, quel que soit le domaine artistique. Une opinion partagée par l’actrice que j’ai interviewée qui souligne l’importance de se bâtir une vaste liste de contacts sur des plateformes comme Facebook, où il est aisé de savoir qui connaît déjà les bonnes personnes par rapport à qui dispose d’un réseau social limité. Il ne serait alors pas choquant que les collaborateurs et collaboratrices de Lettres québécoises, lesquels-les possèdent pratiquement tous des noms francophones, et dont la biographie précise quasi systématiquement qu’ils et elles sont nés-es au Québec, choisissent majoritairement de recenser des ouvrages rédigés par des auteurs-es nés-es au Québec et portant des noms francophones. Il s’agit d’un milieu extrêmement étroit. Ce népotisme journalistique fait en sorte que les entrevues sont toujours accordées dans les mêmes cercles, et que les auteurs-es qui bénéficient de la plus grande visibilité à Montréal sont celles et ceux qui sont déjà des membres de la coterie littéraire québécoise. Beaucoup d’écrivains-es sortent ainsi des mêmes départements de création littéraire, qui s’imposent de plus en plus comme des lieux de passage obligés, en l’absence desquels il devient difficile de rencontrer les « bonnes personnes ».

Ce fait peut étonner, surtout compte tenu de la réputation d’ouverture que le Québec a acquise à l’international – du moins sur le plan littéraire –, où des écrivains-es comme Dany Laferrière, Kim Thúy, Ying Chen et Wajdi Mouawad s’imposent comme des exemples incontestables du succès de la littérature migrante. Felicia Mihali se l’est souvent fait répéter tandis qu’elle effectuait la promotion de ses livres anglophones à l’étranger : on jalouse le Québec parce qu’il y a une grande ouverture si l’on tient compte du nombre d’auteurs-es migrants-es par rapport au reste de la population. Cela semble en effet être une opinion couramment répandue. Pour ne citer qu’un exemple, dans le même dossier sur la littérature migrante paru dans Lettres québécoises à l’hiver 2013, Jean-François Caron notait que l’accueil que Maya Ombasic avait reçu en France en tant qu’écrivaine québécoise en résidence était mitigé, parce qu’elle « n’avai[t] rien à voir avec l’écrivain québécois qu’ils auraient voulu voir à [s]a place », alors qu’au Québec, « on ne s’est jamais posé la question, quand [elle a] reçu la résidence, si [elle] était québécoise ou migrante (…). On s’en fichait[vi]. »

Felicia Mihali m’a confié qu’il s’agit là d’une mythologie qui fonctionne bien au Québec : la région se dit et se perçoit ouverte, et elle se plaît à exporter cette image à l’étranger. Pour les avoir étudiés, elle a cependant constaté qu’il y a davantage d’écrivains-es migrants-es qui connaissent du succès dans le Canada anglophone, ce qui est attribuable en partie à la taille réduite de notre marché et au fait que la littérature québécoise s’exporte mal en France. Là encore, il n’y a pas à s’étonner : selon Mihali, tandis que les Québécois-es affichent une nette préférence envers les auteurs-es migrants-es qui confèrent de leur province une image idyllique, les auteurs-es qui s’exportent le mieux en France sont celles et ceux qui contiennent une bonne dose de critique sociale. Le problème pour les auteurs-es migrants-es qui souhaitent élargir leur public serait d’être « pris entre les deux », de devoir produire des livres qui ne dérangent personne.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’une règle absolue, et parmi les livres plus tranchants, Felicia Mihali m’en a cité au moins deux qui ont reçu un assez bon accueil : Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998) et Cockroach (Le cafard) de Rawi Hage (2008). En revanche, les cas de Kim Thúy et de Dany Laferrière lui semblent caractéristiques à cet égard. Lorsque j’ai évoqué Ru (2009), il lui a semblé être un livre joyeux, généreux, qui évoquait le colonialisme français à travers les bonnes choses, alors que la guerre était imputée davantage aux Américains. L’image qui s’en dégage de l’Indochine est beaucoup plus glorieuse que, disons, chez Marguerite Duras. Quant au premier roman de Dany Laferrière, lequel demeure sans doute l’un de ses plus connus, elle trouvait que c’était surtout envers lui-même qu’il était satirique, et que les critiques qu’il adressait à la société québécoise se mêlaient à des éloges, ce qui les a rendues supportables.

Il est vrai que la recension rédigée par Jean-François Crépeau sur le dernier ouvrage de Laferrière semble illustrer cette tendance de manière quasi caricaturale. Dans une section sous-titrée : « Québec, je t’aime », après avoir accordé à Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (2015) la note très honorable de 3 étoiles et demie sur 5, Crépeau écrit :

Le regard que Dany Laferrière jette sur la vie au Québec nous en apprend autant sur nous-mêmes et notre société que de longues et ennuyeuses études. Certaines de nos forces et faiblesses sont évoquées sans flagorneries, ni procès ni jugements. Il y a là tout ce qu’il faut pour projeter l’avenir de notre société après avoir redressé certains travers. C’est aussi cela, la valeur ajoutée de l’immigration[vii]

Par contre, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer, trois pages plus loin, qu’Annabelle Moreau reproche à la biographie que Mauricio Segura a rédigée sur Oscar Peterson un ton « détaché » qui s’avère par moments « carrément antipathique » à l’égard du célèbre pianiste. Verdict : 2 étoiles et demie sur 5.

Faut-il une politique pour encourager la diversité? Le plaidoyer de Jérôme Pruneau

Que faut-il retirer d’un tel témoignage? Felicia Mihali ne paraît guère avoir vécu la situation qu’elle décrit de manière problématique. Elle m’a signalé à plusieurs reprises que l’intérêt qu’elle a manifesté à travers son œuvre envers l’expérience migratoire ne résultait pas d’une contrainte. Elle a également insisté sur le fait qu’elle ne s’est guère sentie obligée de relater uniquement de bonnes choses sur la Belle Province.

En changeant de pays, elle trouvait cela normal d’être aux prises avec des difficultés économiques. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi beaucoup de pauvres au Québec, dont la situation est peut-être plus difficile parce que leur pauvreté n’est pas issue de l’immigration, ce qui implique malheureusement que leur situation n’est pas temporaire. En revanche, le système de sélection du ministère de l’Immigration tend à filtrer les nouveaux-elles arrivants-es de telle manière que plusieurs finiront éventuellement par s’acheter des maisons en banlieue et par mettre leurs enfants dans des écoles privées – car, artistes ou autres, ce sont souvent les élites qui délaissent leur pays pour partir s’installer ici. Leur misère n’est donc souvent que provisoire.

La posture qu’occupent les écrivains-es migrants-es au Québec n’est certes pas parfaite, mais elle demeure tout de même enviable par rapport à d’autres endroits qu’elle a connus. À cet égard, elle postule que si un-e auteur-e africain-e, par exemple, était publié-e en Roumanie, sa réception serait probablement nulle. Bien qu’elle admette qu’il existe ici comme ailleurs un népotisme privilégiant parfois les contacts au profit du talent brut, Felicia Mihali demeure convaincue que le système de reconnaissance artistique au Québec est fondé sur le mérite et sur l’égalité des chances. D’après ce qu’elle a pu constater dans le milieu littéraire montréalais, tout-e auteur-e peut parvenir à faire paraître son œuvre et à s’assurer une bonne visibilité auprès de la critique, à condition cependant de produire des ouvrages de qualité. Selon elle, lorsqu’on a du talent, que l’on vienne d’ailleurs ou que l’on soit né-e au Québec, le parcours le plus sûr pour parvenir à établir une carrière en création littéraire demeure la voie académique : bâtir un réseau de contacts solide à l’université, décrocher un diplôme, profiter de toutes les opportunités offertes par les programmes de subvention gouvernementaux, et surtout écrire.

Cette vision des choses contraste fortement avec l’expérience vécue par Jérôme Pruneau à Diversité artistique Montréal. Il pousse un cri du cœur en publiant son essai Il est temps de dire les choses (2015), malgré les difficultés qu’il a rencontrées pour trouver le temps de le rédiger. À son bureau, il a été témoin de la marginalisation professionnelle de trop d’artistes aux parcours de vie exceptionnels, et souvent dramatiques, pour croire que le système actuel récompense véritablement le mérite. Il s’agissait de dresser un état des lieux plutôt que d’effectuer une critique de la société québécoise. En dépit de sa nature a priori empathique, le milieu des arts et de la culture au Québec demeure l’un des secteurs les plus difficiles à pénétrer lorsqu’on provient « de la diversité ».

Son étude n’est pas exhaustive, notamment en raison du délai dont il disposait pour effectuer sa recherche, mais les chiffres réunis ne mentent pas. Dans le domaine musical par exemple, une visite rapide sur le site du Gala de l’ADISQ lui a révélé qu’il n’y a pas eu un-e seul-e musicien-ne issu-e de la diversité qui avait reçu un prix ces cinq dernières années (2010-2015). Cet état des choses est révélateur du manque de reconnaissance dont souffrent les artistes qu’il côtoie. Tout comme Felicia Mihali, la plupart d’entre eux et elles bénéficiaient déjà d’une réputation établie dans leur pays. Assez souvent, ils et elles y étaient détenteurs-trices de plusieurs diplômes, invités-es à des colloques et à des grands concerts à l’étranger. Or, tout comme les 1000 immigrants-es qui viennent s’installer à Montréal à chaque semaine – un chiffre qui frappe davantage les esprits que de dire « 48 000 par an » – c’est en raison d’une conjoncture politique et économique fortement défavorable qu’ils et elles ont tout abandonné pour aller s’installer ailleurs.

Pourquoi ont-ils et elles autant de mal à faire reconnaître leur talent ici, s’ils et elles ont déjà connu un certain succès dans leur pays? La nécessité d’obtenir des qualifications au Québec quel que soit l’emploi que l’on exerce, les années d’expérience et les universités qu’on a fréquentées à l’étranger, nous a habitués-es à attribuer à de telles exigences une valeur normative. On le demande parce qu’il est normal de le demander. Dans le cas de l’industrie culturelle, elles soulèvent cependant de sérieuses questions concernant le degré auquel ces impératifs résultent d’un réel besoin de vérifier que des artistes provenant d’un autre pays possèdent véritablement la capacité de se faire un nom dans leurs disciplines respectives avant d’être admis-es dans une association professionnelle qui leur garantira la visibilité dont elles et ils ont besoin pour poursuivre leur carrière — ou bien si ces mécanismes de sélection n’ont pas plutôt été développés par protectionnisme.

L’hermétisme actuel du secteur culturel s’explique par de nombreux facteurs, lesquels font en sorte qu’il n’est pas aisé d’attribuer le manque de diversité dans le milieu artistique à deux ou trois problèmes. S’il fallait se résoudre à isoler les facteurs qui contribuent le plus à cette inertie, la taille réduite du marché constitue encore une fois une des causes principales pour lesquelles toutes les opportunités se créent, et tous les contrats se signent, au sein des mêmes réseaux. Les baby-boomers qui assument encore majoritairement les postes de responsabilité n’étaient pas confrontés-es à un paysage social aussi diversifié lorsqu’ils et elles ont développé leurs réflexes de travail il y a une quarantaine d’années. Ainsi, si les formulaires impersonnels en ligne des associations professionnelles artistiques laissent aussi peu de place à des parcours différents, c’est parce qu’il n’existe aucune commission chargée de comprendre comment fonctionne la reconnaissance culturelle à l’étranger. Un tel organisme serait susceptible de savoir par exemple qu’en Afrique, il est très prestigieux d’exposer dans des consulats, même si tel n’est pas le cas au Québec. Les artistes étrangers-ères pourraient alors bénéficier d’une véritable reconnaissance de leurs accomplissements lorsqu’elles et ils remplissent des demandes de subvention ou lorsqu’elles et ils cherchent à obtenir des contrats avec des maisons de disque, de production, ou avec des agents-es. En son absence, les artistes n’ont qu’une seule alternative à celle de se résigner à stagner dans les petits jobs étudiants : recommencer à zéro.

Le fait qu’au théâtre, l’habitude de tenir des auditions publiques est très peu répandue constitue un autre exemple des « mauvais réflexes » qui ont été adoptés par la génération qui tient encore les rênes de l’industrie culturelle à Montréal. À cela s’ajoute une vision ethnocentrique qui consiste à répéter qu’il y a une façon de voir l’art, et de faire de l’art au Québec qui est québécoise, et qu’il faut s’adapter à cette vision pour être produit ici. Les comédiens-nes issus-es de minorités audibles se heurtent ainsi à une vision identitaire fondée sur le joual, qui accepte mal d’intégrer d’autres accents (hispanophone, roumain, arabe…) sur la scène théâtrale. Si l’on considère l’ensemble des disciplines représentées par DAM, on constate que cette vision est appuyée, sur le plan étatique, par des organismes comme le Conseil des arts pour qui l’excellence esthétique demeure largement ethnocentrique. Cette tendance à reléguer tout ce qui est produit par les artistes étrangers-ères dans l’exotisme – ce dont témoigne très bien une étiquette comme « musique du monde », laquelle intègre tout ce qui n’est pas visiblement québécois dans une même catégorie – est frappante par l’appropriation occidentale du concept de contemporanéité. Ainsi, une danse contemporaine inspirée par des rythmes africains, comme la pratique la chorégraphe Nyata Nyata, n’est pas considérée comme « contemporaine » mais bien comme de la danse africaine.

C’est pourquoi Jérôme Pruneau considère qu’il est urgent de remplacer l’ouverture théorique passive qui est actuellement la norme dans le milieu culturel (« je suis ouvert venez me voir, postulez… ») par des démarches actives visant à intégrer les artistes de la diversité au sein des réseaux existants (« connaissez-vous quelqu’un qui… »). Pour pouvoir commencer à parler d’une véritable culture de la diversité, il faut cesser de considérer la diversité culturelle comme un problème à « gérer » et commencer à développer une vision philosophique de l’interculturel.

Survivre en se représentant soi-même : Wapikoni mobile et l’identité autochtone

« D’un livre à l’autre, la littérature dresse le portrait de qui nous sommes, exprime le détail de nos valeurs, de nos symboles, et fait de nous des êtres mis au monde, ouverts sur lui et présents au cœur d’un imaginaire commun[viii]». Réfléchissant au tollé provoqué au printemps 2013 à la suite de la décision du gouvernement de Pauline Marois de modifier l’intitulé du programme collégial « Arts et lettres » en « Culture et communications », Jean-François Caron rappelle ainsi la contribution fondamentale de la production artistique contemporaine dans la formation d’un sentiment de cohésion sociale. Il insiste aussi, par la même occasion, sur l’obligation qu’a l’école de continuer à transmettre ce « fonds culturel commun, [qui est aussi] un vecteur identitaire fort[ix]».

Couramment qualifiés de « quatrième pouvoir », les médias partagent en effet avec les institutions officielles d’enseignement la charge de diffuser le savoir et de nourrir l’imaginaire national, lequel s’avère indispensable à la valorisation d’un héritage culturel auquel chaque nouvelle génération apporte son empreinte. Or, comme l’a fait valoir Jérôme Pruneau, un-e Québécois-e dit-e « de souche » n’est pas le ou la même aujourd’hui qu’il y a 150 ans – ce qui implique que l’identité se renouvelle constamment, ce que les médias et les productions culturelles contemporaines se doivent de refléter.

Le cinéma occupe sans doute une place privilégiée à cet égard. Cette discipline se voit alors de plus en plus couramment chargée de répondre à l’impératif éthique de lutter contre la discrimination de groupes marginalisés. Par exemple, en France, la commission Images de la diversité, mise sur pied en 2007, est chargée de promouvoir la représentation de minorités ethniques dans les films français[x].

Au Québec, la cinéaste Manon Barbeau constitue un cas de figure exceptionnel de la mesure dans laquelle la conscientisation à cette problématique peut déterminer le cours d’une carrière. En 1998, à l’occasion du cinquantième anniversaire du lancement du manifeste Refus global qui a marqué l’entrée de la Belle Province dans la modernité, c’est en travaillant à la réalisation d’un documentaire qui visait à mettre en avant les mérites et les répercussions que ce document historique a produites sur les enfants des signataires – dont elle faisait elle-même partie – que Manon Barbeau a pris conscience du pouvoir transformateur que l’art exerce sur l’individu. Elle m’a confié ne plus avoir été la même personne avant et après la création des Enfants de Refus global. Une telle métamorphose, certes inquiétante, s’avère le plus souvent libératrice. C’est pourquoi elle a souhaité donner la parole à des gens issus de milieux défavorisés. Deux autres documentaires, L’armée de l’ombre (1999) et L’amour en pen (2004), résultent ainsi d’une collaboration avec des jeunes de la rue vivant à Montréal et à Québec, et avec des prisonniers à qui elle a fourni les outils nécessaires à la modification de leur propre image.

Ces créations collectives l’ont menée à mettre en place des studios mobiles adaptés à la production de films dans des environnements éloignés de grands centres urbains, comme c’est le cas des communautés autochtones vivant dans des régions éloignées. Dans les centres urbains, ces studios peuvent également se révéler utiles pour des individus travaillant dans des conditions matérielles difficiles, comme c’est le cas des jeunes sans-abri qu’elle a côtoyés-es pendant les trois années de fonctionnement de Vidéo Paradiso. Toutefois, devant la diversité des organismes destinés à fournir un appui aux jeunes de la rue, elle a pris le pari de mettre un terme à cette initiative afin de centrer son attention sur ce que l’auteur-compositeur-interprète et réalisateur Richard Desjardins a appelé « le peuple invisible » dans son documentaire éponyme datant de 2007.

Depuis, l’entreprise poursuivie par Wapikoni mobile a rencontré un succès qui ne cesse de grandir, comme en témoignent les 120 prix accordés aux quelque 900 documentaires produits ces treize dernières années à travers 30 communautés au Canada et 17 communautés en Amérique du Sud. À noter que les dons reçus par l’organisme proviennent d’un public à la fois autochtone et non autochtone. Cet appui financier, lequel peut parfois s’avérer vital – comme ce fut le cas en 2012 lorsque le projet a « failli mourir » après que Services Canada l’ait « amputé de la moitié de [son] budget[xi]» – revêt également un caractère symbolique. Il indique que Wapikoni bénéficie d’un mandat de confiance renouvelé de la part des communautés autochtones qui ont contribué aux deux tiers à sa fondation.

À la différence de nombreux projets non autochtones qui ont été abandonnés, le Wapikoni mobile résulte d’une collaboration entre Manon Barbeau, le Conseil de la Nation Atikamekw, et du Réseau des jeunes. La présidence du conseil d’administration de Wapikoni est d’ailleurs assumée par la cofondatrice du mouvement Idle no more Quebec, Melissa Mollen Dupuis, issue d’une communauté innue. Lorsque je lui ai demandé quelles ont été les difficultés auxquelles elle s’est heurtée lors de la mise en place de ce projet, Manon Barbeau n’a pas manqué de souligner, d’ailleurs, que cette initiative bénéficie de la crédibilité nécessaire pour remplir le mandat dont elle s’est chargée précisément en raison de la participation active des communautés autochtones. Elle cherche à valoriser leurs langues et leurs cultures, afin de permettre aux gens des communautés de mettre un terme à l’isolement dont ils sont victimes depuis trop longtemps.

Le but de Wapikoni mobile n’est pas de transformer tous-tes ses participants-es en des cinéastes accomplis-es, mais de permettre de leur redonner confiance en leurs moyens. Il est difficile de mesurer l’impact que la participation à un projet créatif de ce type peut avoir sur la vie d’un individu, ce qui explique pourquoi les objectifs varient en fonction de chacun. Pour certains-es, l’arrivée de la caravane tout équipée du Wapikoni leur a peut-être redonné le goût d’être active dans leur communauté, de se trouver un emploi, ou de retourner à l’école. Pour beaucoup d’autres, il s’agissait surtout de leur redonner goût à la vie. Ce n’est donc pas un hasard si Santé Canada contribue de manière significative au financement de ce projet : les effets positifs de la création sur la santé sont désormais reconnus[xii]. Le fait de contribuer à contrer les stéréotypes qui circulent sur les Autochtones à travers le monde, et de modifier l’image qu’ils et elles perçoivent de leur communauté par la même occasion, constitue un moyen efficace de contrer le suicide auprès de jeunes qui souffrent d’un manque de reconnaissance de leur propre culture et d’une absence de consolidation de leur identité.

Ce qui n’empêche pas que plusieurs aient pris goût à ce moyen d’expression. Parmi celles et ceux qui ont désiré pousser l’expérience plus loin, les histoires de succès ne manquent pas. Après avoir réalisé son premier dessin animé dans la roulotte, Raymond Caplin, un jeune Micmac, s’est vu offrir l’opportunité de se former gratuitement auprès de spécialistes travaillant pour Pixar et Disney à la célèbre École de l’image Gobelins à Paris[xiii]. Son cas est caractéristique de beaucoup de jeunes qui travaillent à présent dans le cinéma, poursuivent des études dans ce domaine, ou y enseignent même, à l’instar d’Abraham Côté. Après avoir produit plusieurs films avec Wapikoni, ce dernier dispose à présent de son propre matériel pour réaliser des films dans sa communauté.

Mais l’histoire de succès la plus connue demeure sans doute celle du rappeur algonquien Samuel Tremblay, plus connu sous le nom de Samian, dont la carrière internationale lui a valu de se produire sur scène avec le groupe Loco Locass, avant de gagner le Félix du meilleur album hip-hop en 2010 pour son deuxième album, Face à la musique. Tout comme la poétesse-slameuse Natasha Kanapé-Fontaine, dont la publication de ses trois recueils chez Mémoire d’encrier lui a valu de voyager jusqu’en Haïti, Samian est aujourd’hui devenu une figure de proue de la nouvelle génération autochtone. Souhaitons que celle-ci devienne un moteur de changement.

CRÉDIT PHOTO: www.haaijk.nl

[i]                       Voir par exemple l’étude produite par Solutions Research Group en 2003 intitulée : La diversité culturelle à la télévision, p. 16 disponible en ligne : http://www.cab-acr.ca/french/societal/diversity/taskforce/report/cdtf_phase_1a.pdf

[ii]                      ICI Radio-Canada. 2013. « Noirs et Autochtones surreprésentés dans les prisons ». ICI Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2013/11/26/002-canada-prisons-noirs-autochtones.shtml

[iii]                     Statistiques disponibles sur l’article Wikipédia d’Unité 9 https://fr.wikipedia.org/wiki/Unité_9_(série_télévisée,_2012)

[iv]                     Caron, Jean-François. 2013. « Écriture migrante : migrer au cœur de notre littérature ». Lettres québécoises nº152, hiver 2013, p. 12-15

[v]                      Chartier, Daniel. 2008. « De l’écriture migrante à l’immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la littérature au Québec ». Dans Dumontet, Danielle et Frank Zipfel (dirs.) Écriture migrante/Migrant Writing. Zurich : OLMS

[vi]                     Caron, Jean François. Opcit, p. 14

[vii]                    Crépeau, Jean-François. 2016. « Ceci n’est pas un roman ». Lettres québécoises 162, été 2016, p. 20-21

[viii]                   Caron, Jean-François. 2015. « Enseigner/apprendre la littérature ». Lettres québécoises nº157, printemps 2015, p. 15

[ix]                     Moreau, Patrick. 2014. « Quelle littérature québécoise pour quelle formation? ». L’Unique, juin 2014, p. 6, cité par Jean-François Caron (opcit, p. 16)

[x]                      Commissariat général à l’égalité des territoires. 2016. « Commission Images de la diversité ». Commissariat général à l’égalité des territoires, http://www.cget.gouv.fr/commission-images-de-diversite-0

[xi]                     Tremblay, Odile. 2014. « Éclairs autochtones au Wapikoni ». Le Devoir, 24 février 2014, http://www.ledevoir.com/culture/cinema/400973/plintchaud-eclairs-autochtones-au-wapikoni

[xii]                    Marco Bélair-Cirino commente le soutien financier qu’offre Santé Canada à Wapikoni mobile dans son article paru le 11 octobre 2011 dans Le Devoir : « Le Wapikoni mobile, fleuron du Canada! », http://www.ledevoir.com/politique/canada/333332/le-wapikoni-mobile-fleuron-du-canada

[xiii]                   Beauséjour, Martin. 2014. « Personnalité de la semaine : Raymond Caplin ». La Presse+, édition du 29 juin 2014, http://plus.lapresse.ca/screens/4cc383f8-53af-1381-be39-01beac1c606a%7C_0.html

«Why Indigenous cinema matters»

«Why Indigenous cinema matters»

Le 10 août dernier, des cinéastes de communautés autochtones du Canada et d’ailleurs dans le monde se sont réuni-e-s dans le cadre d’un panel interactif sur leurs coopérations mutuelles d’art audiovisuel. Le public, muni de casques d’écoute pour la traduction simultanée de la discussion trilingue, fut témoin du récent déploiement d’alliances transnationales entre communautés autochtones des quatre coins du globe, notamment entre artistes d’origines  samie, maorie, quechua, mapuche, kuna, innue, anishnabe, attikamekw et bien d’autres. Curieuse à propos de ces projets émergents, j’ai assisté à la conférence afin de mieux comprendre cette réorganisation du territoire visuel par l’usage de stratégies cinématographiques.

Marquant la fin de la 26e édition du festival Présence autochtone ainsi que le début du Forum social mondial à Montréal, la conférence internationale « Les cinémas autochtones : affirmation culturelle et réconciliation » portait principalement sur les récentes contributions du Réseau international de création audiovisuelle autochtone (RICAA), une initiative fondée en 2014 et signée Wapikoni mobile. Inscrit dans un processus plus large de revalorisation culturelle et de reconnexion avec des connaissances et identités spécifiques, le RICAA travaille en collaboration avec plusieurs organismes partenaires de divers pays en participant à l’appropriation des médias par les autochtones, dans le but « d’échanger sur différentes méthodologies de formation audiovisuelle, de développer des projets de films en cocréation et d’accroître la diffusion et la visibilité des œuvres réalisées » (1). Jusqu’à maintenant, la formule principale consiste à enchaîner des fragments et images de courts-métrages de multiples auteur-e-s sous le fil conducteur de la résurgence autochtone par la (ré)appropriation d’outils cinématographiques tout en reconnaissant la riche diversité culturelle et artistique propre à chaque communauté et géographie.

D’entrée de jeu, Tarcila Rivera Zea – membre du RICAA et invitée d’honneur – ouvre la conférence en expliquant qu’un des défis d’aujourd’hui est de renforcer les connexions entre les savoirs autochtones et d’unir les différentes voix pour partager, par l’usage d’esthétismes particuliers, des valeurs et discours politiques. En effet, pendant les discussions, la plupart des panellistes insistent sur la pertinence des cinémas autochtones dans le cadre de luttes communes aux Autochtones de partout dans le monde. Jeannette Paillan, réalisatrice mapuche et directrice du festival autochtone FICWALLMAPU, explique que l’audiovisuel est en synergie avec les luttes des peuples autochtones et que cette technologie permet de collecter les expériences de chacun-e afin d’amplifier ces voix vers l’articulation de solutions aux enjeux actuels de dépossession, d’invisibilisation ou de perte des langues autochtones. Répondant au besoin de participer à la diffusion de la culture samie dans le milieu du cinéma, Odd Levi Paulsen, d’origine samie (Norvège) et producteur de NuorajTV, s’active pour sa part à la réappropriation de la langue autochtone de sa nation par la création d’émissions Web dédiées à la jeunesse samie. Dépassant le cadre strictement esthétique ou culturel, le cinéma autochtone génère donc des propositions politiques ancrées dans un acte de résistance, un acte de collaboration mais aussi un acte de vie; car c’est un travail infusé d’un désir de construire un futur, un futur en rupture avec les images hollywoodiennes du bon sauvage ou du violent guerrier (2) célébrées depuis maintenant plus d’un siècle dans la culture populaire.

Les cinéastes présent-e-s au panel partagent certaines motivations tout en étant porté-e-s par différents objectifs : « Les multiples formes artistiques me permettent de repousser les frontières de cette boîte dans laquelle on essaie de nous mettre », m’explique l’artiste multidisciplinaire anishnabe Caroline Monnet : « Je sens que j’ai une responsabilité due à mes origines, et cela influence énormément mon travail, c’est pourquoi j’ai décidé de communiquer mes idées avec l’usage de l’art». En 2014, Monnet a notamment participé à la transformation de la Place des Arts dans le cadre du festival Présence autochtone en intégrant des dispositifs lumineux sur les lieux, réinscrivant dans l’espace urbain des œuvres artistiques témoignant de l’existence de nombreuses nations autochtones dans la ville, un lieu à tort considéré comme non-autochtone (3). Pour sa part, la réalisatrice kuna Analicia Lopez voit le cinéma comme une façon de mettre en relief les particularités de chaque communauté autochtone. Ayant séjourné dans la communauté anishnabe de Kiticisakik pour la réalisation d’un court-métrage, Lopez remarque que « leurs traditions sont différentes : nous ne mangeons pas du tout les mêmes choses, et eux ne parlent plus autant leur langue. Pour moi c’est triste de constater cela, et c’est très important pour moi de continuer à parler ma langue car c’est la mienne. » (4) Bien que les deux artistes choisissent de mettre en lumière des thèmes qui leur sont propres, toutes deux se rejoignent dans la méthode de travail permettant une autodéfinition, ce que Monnet qualifie « d’auto-expression » c’est-à-dire l’action de créer, de générer un art qui performe une vision du monde, une idée ou un désir.

Est-il possible de situer cette méthodologie d’auto-expression, comme l’a expliqué Monnet, dans un travail plus large de « souveraineté visuelle » (5) ? Ce concept originairement proposé par l’auteure seneca Michelle Raheja décrit une stratégie cinématographique visant d’une part à corriger la lentille coloniale à travers laquelle les cultures autochtones sont observées, d’autre part à considérer l’auto-représentation comme un acte de souveraineté offrant le potentiel de déconstruire les stéréotypes néfastes et contribuant à une santé intellectuelle autochtone (6). En s’ancrant dans des esthétismes spécifiques, le cinéma autochtone donne donc la possibilité au public autochtone ou allochtone de remettre en question les images des médias de masse qui ont l’habitude de célébrer des représentations du passé pour parler des autochtones, sous-tendant l’idée que ces derniers n’existent que dans une temporalité lointaine, isolée, voire effacée. Bien au contraire, les panellistes et membres du RICAA semblent témoigner que les cinémas autochtones se déploient à travers des réseaux complexes vers l’articulation de représentations contemporaines, vivantes et au-delà des frontières géographiques ou linguistiques, des représentations nées d’alliances réciproques et nourries par des imaginaires riches et infusés de vécus partagés. Reste à souhaiter que ces projets émergents prennent de plus en plus d’ampleur et de place dans les cinémas et festivals d’ici et d’ailleurs, afin de reconnaître la présence grandissante d’artistes et cinéastes autochtones.

PHOTO: Ariane Arbour (crédit) / Jeannette Paillan , directrice du festival FICWALLMAPU (Chili) et Ivan Sanjines, directeur du CEFREC (Bolivie)

(1) Description de la mission fournie par le Wapikoni mobile

(2) À ce sujet, voir le documentaire du réalisateur cri : Diamond, Neil (2009). The Reel Injun, Rezolution Pictures & National Film Board of Canada, [1:08:12].

(3) Razack, Sherene (2002). Race, Space and the Law : Unmapping a White Settler Society, Toronto, p.131.

(4) Traduit de l’espagnol

(5) Raheja, Michelle (2011). Redfacing, Reservation Reelism, Visual Sovereignty, and Representations of Native Americans in Film, University of Nebraska Press, 360p.

(6) Raheja, Michelle (2007). « Visual Sovereignty, Indigenous Revisions of Ethnography, and Atanarjuat », American Quarterly, Vol.59, No.4, p.1161.

Entre Minifest et Manifeste

Entre Minifest et Manifeste

Un nouveau festival d’humour bat son plein dans un bar de Rosemont, où se succèdent devant le public curieux pas moins d’une soixantaine d’humoristes de la relève. Ils ont pour la plupart entre 20 et 30 ans, et probablement déjà trépigné d’envie de rejoindre leurs idoles d’enfance sur la scène Juste pour rire. Mais c’est maintenant avec l’idée de sortir des sentiers battus qu’ils gravissent les marches de la petite scène aménagée par le Medley à l’occasion du Minifest, un festival auto-produit.

François Tousignant, humoriste à l’origine du Minifest, avait l’ambition de créer un nouvel espace de diffusion pour ses collègues et amis, libre des contraintes qu’imposent de plus grosses machines de production.

«Avec les gros producteurs, c’est vraiment la mentalité de la NHL [Ligue nationale de hockey]. Ils vont te repêcher pour que tu présentes dans une grande salle. On dirait qu’au fil des ans, le lien de pouvoir entre les artistes et le producteur s’est renversé. La production semble dire: « on a pas besoin de toi, c’est toi qui a besoin de nous si tu veux te produire ». Avec le Minifest, on veut leur donner la chance de jouer, mais aussi rappeler aux artistes que l’auto-production est un beau format, que ça peut fonctionner», affirme-t-il.

Mouvement

Depuis quelques années, Juste pour rire n’est plus le principal producteur sur la scène de l’humour au Québec. Mais le milieu reste extrêmement petit: le Zoofest à Montréal et ComediHa! à Québec sont les principales options des artistes qui souhaitent rejoindre un large public.

Au moment où lui est venue l’idée de lancer le nouveau festival, François Tousignant ne s’attendait pas à un tel enthousiasme de la part de ses collègues et amis, malgré un mouvement déjà amorcé vers les modes de production indépendants.

«Ça fait déjà quelques années que dans le milieu de l’humour on entend parler des gens qui essaient de se partir un collectif ou un festival indépendant. [Beaucoup d’humoristes sont] dans une mentalité d’auto-production, parce que ça ne nous prend pas grand chose pour faire un show», raconte-t-il.

Aux yeux de plusieurs, le Minifest arrive dans le monde de l’humour à un moment où les humoristes tentent effectivement de se rapprocher de leur public et faire leur chemin autrement.

«Sans nécessairement boycotter les plus gros, il y a une scène underground qui évolue. À un moment donné, le show business est saturé un peu, alors il y a une relève qui, pour survivre, crée sa propre scène. Il y a plus de bons numéros a l’année longue que Juste pour rire peut en absorber», témoigne l’humoriste Fred Dubé.

L’humoriste Gabrielle Caron voit quant à elle ce mouvement comme une évolution naturelle du monde de l’humour.

«Il faut qu’on réalise qu’il n’y a pas que Juste pour rire, on peut faire autre chose. Ce n’est pas comme dans les années 90 où tu faisais un gala et tu étais une vedette. Ce n’est plus le cas. Maintenant, tu peux faire 8 galas et t’es même pas une vedette. Les choses ont changé et c’est correct que les formules changent aussi», lance-t-elle.

Contraintes financières

Lors de ce festival qui dure six jours, les humoristes inscrits se produisent sur la scène du bar, et récoltent en moyenne 60% sur les revenus de la soirée. Le seul intermédiaire entre le public et les artistes est la billetterie.

«L’auto-production permet d’aller chercher un plus gros pourcentage pour les artistes et de se rapprocher de leur public. Le public peut aussi payer moins cher», explique François Tousignant.

Alors qu’il faut habituellement payer des frais d’inscription pour se produire lors de festivals de plus grosse envergure – le Zoofest par exemple, coûte à partir de 350$ – le Minifest est gratuit pour les artistes.

Des humoristes qui ne souhaitent pas être nommés ont affirmé à L’Esprit Libre que certaines boîtes de production, en plus de cumuler des frais d’inscription, demandent à l’artiste de fournir le matériel publicitaire tel que les affiches et mettent «énormément de pression» pour la vente des billets.

Ces contraintes ont suffi à certains d’entre eux pour cesser de faire affaire avec les plus gros, malgré la visibilité qu’ils apportent.

Contenu explosif

Outre le Minifest, d’autres petits festivals sont nés dans les dernières années, avec également pour but de faire un pied de nez aux grosses boîtes.

Fred Dubé a participé à la mise sur pied, avec Guillaume Wagner, du Front commun comique, où tous les fonds des spectacles à thématiques engagées vont à une cause choisie pour l’occasion.

Le Dr Mobilo Aquafest également de Guillaume Wagner, tenu au mois de mars, a aussi repoussé les normes établies en ayant pour but de rendre l’humour trash davantage accessible.

«Ils éliminent des intermédiaires donc l’artiste est plus libre, a plus d’emprise. C’est une plus grande autonomie donc C’est beaucoup plus intéressant au niveau du contenu, affirme Fred Dubé au sujet des productions indépendantes.

«Beaucoup penchent vers [l’autoproduction]. Ça permet une plus grande liberté pour les humoristes, pour créer ce qu’ils veulent», renchérit Antoni Remillard, diplômé de l’école nationale de l’humour en 2015.

«Avant, il devait y avoir 7-8 one man show par année. En ce moment il y en a une quarantaine par année, mais pour le même public, donc vendre les billets c’est rendu pratiquement impossible. Il faut changer ses méthodes et passer plus par les petites salles. L’auto-production permet aussi de créer des spectacles plus rapidement et de se renouveler plus facilement quand on n’est pas pris dans un carcan d’une grosse production», ajoute-t-il, disant avoir besoin tant des festivals indépendants comme le Minifest que des plus gros comme le Zoofest pour faire son chemin.

Écosystème

Car s’il est facile d’opposer le Minifest au Zoofest par leur mode de production, l’idée derrière les deux festivals reste de donner une vitrine à la relève et à un humour «différent». Le mot clé, selon Patrick Rozon, directeur du Zoofest, est variété.

«Le Zoofest, le Minifest, Dr Mobilo, tout ça fait partie d’un écosystème où on peut travailler tout le monde ensemble. Tu ne peux pas qu’avoir qu’un seul festival d’humour. Il faut juste trouver chacun sa ligne et sa niche qui peut se démarquer dans son style», affirme le producteur.

À la barre du Zoofest depuis deux ans, le directeur décrit le festival comme un événement multidisciplinaire. Il reconnaît qu’il en coûte davantage aux artistes pour se produire lors du Zoofest, mais avec quelques avantages.

«Oui, il y a un aspect financier, mais il y a aussi l’aspect qu’on a un marché d’agence, de diffuseurs, qui vient voir les show et qui peuvent voir des humoristes et aimer ce qu’ils font.

On a l’avantage d’avoir une grosse notoriété dans le marché, et une ambiance qui s’étend sur 24 jours», nuance Patrick Rozon.

Bien qu’il reconnaisse cet avantage qu’ont plusieurs gros festivals, pas seulement le Zoofest, François Tousignant mise tout de même sur le Minifest pour «faire pression sur les festivals et producteurs et construire un meilleur système plus avantageux».

Si dérider le public et se faire connaître est le principal objectif des humoristes, peu importe où ils se produisent, il n’y a nul doute que derrière le Minifest se cache également un « manifeste »,  celui des artistes voulant innover pour produire un contenu hors-norme.

À quand une télévision à notre image ?

À quand une télévision à notre image ?

Réponse à « Chronique du racisme ordinaire »

Depuis l’annonce du non-renouvèlement de contrat de Katerine-Lune Rollet, l’animatrice du magazine Montréalités diffusé sur la chaîne communautaire MAtv, le débat sur la « blancheur » de la télévision québécoise est revenu faire les manchettes. Parmi les voix s’étant exprimées sur le sujet, la chroniqueuse du Journal de Québec et du Journal de Montréal, Tania Longpré, a récemment publié un texte sur le « racisme ordinaire » [1]. Nous avons répondu à son cri d’alarme.    

La télévision québécoise, trop blanche, trop francophone, trop « québécoise » ?

Visiblement émue par le non-renouvèlement  du contrat de l’animatrice de Montréalités à MAtv, Katerine-Lune Rollet, pour des questions de manque de diversité, l’écrivaine, blogueuse et enseignante en francisation des immigrant-es(!) pose cette question avant d’y répondre par l’affirmative et d’ajouter très sérieusement ceci :

« Honnêtement, ça n’a pas de bon sens. J’ai peine à imaginer le tollé que cela aurait soulevé si l’animatrice avait été vietnamienne, pakistanaise ou congolaise : on aurait crié au racisme, et ce, avec raison. On aurait encouragé la personne licenciée à se battre contre cette décision et on lui aurait probablement suggéré de faire appel aux tribunaux, on aurait évoqué la Charte des droits et libertés de la personne. Sans surprise, elle aurait évidemment gagné sa cause. »

D’une part, Katerine-Lune Rollet n’a pas été licenciée, son contrat n’a tout simplement pas été renouvelé [2]. Ce qu’insinue Tania Longpré, c’est qu’une « Québécoise blanche francophone » a été licenciée parce qu’elle est blanche, francophone et « québécoise », et donc, qu’elle a été discriminée au profit d’une personne non blanche, non francophone et, disons-le, pas du tout « québécoise » ! Ce raisonnement est problématique pour plusieurs raisons, notamment parce qu’il suppose une sorte de compétition entre un « Nous » (les Québécois-es, francophones, blancs/ches) et un « Eux » (les non Québécois-es, les non francophones et les non blancs/ches).

D’autre part, la situation fictive que propose d’imaginer Tania Longpré  est justement fictive.  Dans la réalité que nous vivons, il y a très peu de chance que le non-renouvellement, voire le licenciement, d’une personne racisée du petit écran produise un « tollé » tout simplement parce que personne n’écrirait sur le sujet et que, de toute façon, elles ne sont pas assez nombreuses dans le milieu des arts [3].

La raison pour laquelle cette histoire dérange, nous confie Tania Longpré, c’est que Katerine-Lune Rollet est « trop « normale » pour soulever les foules ». Dès lors, on peut se demande ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. La normalité impliquant l’anormalité, une télévision à l’image d’un Québec où les minorités racisées composent près de 11 %, majoritairement concentrées dans la région métropolitaine à laquelle s’intéresse l’émission Montréalités, serait donc « anormale ». Erreur d’interprétation ? Que nenni !

Le racisme ordinaire

En fait, le « racisme ordinaire » dont se plaint Tania Longpré est justement le fait de considérer la « norme » comme étant blanche, francophone, « québécoise ».

Le racisme ordinaire, c’est d’ouvrir sa télévision, sa radio, son journal ; c’est d’aller au cinéma ou au théâtre, se présenter aux spectacles de la Fête nationale et ne pas se reconnaître dans ces espaces où se manifeste la culture « québécoise » parce que nous ne sommes pas dans la « norme ».

Le racisme ordinaire, c’est de se faire appeler « moustique » parce que nous voulons une télévision, une radio, du théâtre, de la musique qui nous ressemble, qui nous parle, qui nous fasse vibrer parce que nous sommes, nous aussi, Québécoises et Québécois.  

Le racisme ordinaire, c’est d’apprendre dans un cours d’histoire, que si le Québec n’est pas un pays, c’est « d’la faute au vote ethnique ». Le racisme ordinaire, c’est des partis politiques, des organismes publics et l’État québécois qui continuent de célébrer la diversité du Québec, mais qui demeurent majoritairement dirigés par l’élite blanche (un « white boys club » qui plus est.)

Le racisme ordinaire, c’est de voir des émissions comme Unité 9, qui se déroulent dans une prison québécoise, et d’y voir uniquement des femmes blanches, alors qu’en réalité, il y a une hausse phénoménale du nombre de détenu-es noir-es et Autochtones dans les prisons fédérales et qu’aujourd’hui plus de 40 % de la population carcérale canadienne n’est pas blanche

Le racisme ordinaire, c’est de lire une « Chronique sur le racisme ordinaire » portant sur le licenciement/non-renouvellement de contrat d’une femme blanche, alors que plusieurs études font état de discriminations à l’embauche pour les candidat-es racisé-es tant dans le Grand Montréal que dans la Capitale-Nationale.

Les mythes de « l’ethnie de service » et de la méritocratie

Le coup de gueule de Tania Longpré termine sur les deux grands mythes qui, à mon avis, reviennent constamment dans le débat sur le racisme systémique au Québec.

«J’imagine la pauvre remplaçante qui sera « l’ethnie de service » qui n’aura pas nécessairement été choisie grâce à son talent ou à ses compétences, mais grâce à… son physique, qui reflèterait « autre chose » qu’une « Québécoise de souche surreprésentée dans les médias québécois ». »

Le premier consiste à voir une personne racisée comme étant uniquement définie par ses origines. Ainsi, si un employeur embauche Samira Benounis au lieu de Valérie Tremblay [4], c’est seulement parce que Samira Benounis est d’origine algérienne et non pas parce que Samira Benounis est autant sinon plus compétente que Valérie Tremblay.

Selon cette logique essentialiste, les personnes de minorités ethnoraciales ne sont pas embauchées pour leurs compétences, mais seulement pour remplir les sièges réservés aux « ethnies ». Pire, ce que sous-entend la chronique de Tania Longpré c’est que désormais on doit renvoyer des « Québécois » et des « Québécoises » (blancHEs et francophones) pour donner leur poste à des personnes provenant d’ailleurs!

C’est exactement ce type de rhétorique qui permet à des politiciens comme Donal Trump d’aliéner une partie de la population (généralement blanche) contre une autre (généralement non blanche).  

Le deuxième mythe à l’œuvre dans le texte de Tania Longpré, c’est celui de la méritocratie capitaliste. Selon cette idéologie, seul-es les plus « méritant-es » doivent être récompensé-es par le système. Le problème, c’est que les standards que nous établissons pour évaluer le « mérite » sont décidés par ceux et celles qui en tirent profit. Dans le cas ici présent, la blancheur de la « petite lucarne » québécoise va de concert avec le fait que ceux et celles qui tirent avantage de son homogénéité sont ceux et celles qui croient dur comme fer qu’ils et elles « méritent » de jouer dans telle pièce, d’animer telle émission ou d’être auditionner pour tel rôle. Or, l’on sait désormais que certaines pratiques ou phénomènes telles que la discrimination à l’embauche, le recrutement aux moyens de réseaux de connaissances, la non-reconnaissance de diplômes acquis à l’étranger ou la composition familiale influencent les opportunités d’avenir pour les personnes racisées [5] qui, même quand elles ont le talent et la volonté de réussir dans le milieu culturel québécois, finissent par réorienter leur carrière. 

Heureusement, si elle désire survivre face à l’hégémon qu’est la télévision américaine, la télévision québécoise n’aura bientôt plus d’autre choix que d’offrir à tous ses téléspectateurs et toutes ses téléspectatrices, une télévision à leur image.  

*

N.B Un deuxième article est en préparation pour un recueil thématique qui sera publié par la revue L’Esprit libre à l’automne 2016.

Pour lire d’autres textes de cet auteur, consulter son blogue : Les heures bleues.

[1] Nous avons explicitement décidé de répondre à cette chronique parce qu’elle porte en elle les principaux arguments invoqués dans ce débat par ceux et celles qui réfutent la thèse d’une télévision québécoise trop blanche. 

[2] Selon Hugo Dumas de La Presse,  l’annonce aurait été faite par l’ex-animatrice de Montréalités sur son compte Facebook.  

[3] Ainsi, une des rares études sur les artistes et travailleurs culturels dans les provinces et territoires du Canada souligne que les « minorités visibles » composent à peine 13 % des artistes canadiens, alors qu’elles forment 18 %  de la population active totale. Au Québec, les artistes de la diversité représentent à peine 7 % alors que les « minorités visibles » représentent 10 %.  À Montréal, 7,1 % des artistes sont issus de minorités visibles. Comparativement, Vancouver et Toronto sont les centres culturels beaucoup plus diversifiés avec respectivement 18,7 % et 15,8 %  d’artistes de la diversité.

[4] Noms fictifs utilisés dans l’étude du CIRANO sur la discrimination à l’embauche des candidats d’origine mahgrébine dans la région de la Capitale-Nationale.

[5] Chicha M.-T. (2012) «Discrimination systémique et intersectionnalité: la déqualification des immigrantes à Montréal», Revue femme et droit/Canadian Journal of Women and the Law 24: 82-113 (RAC)