Le Canada adopte une protection légale des langues autochtones

Le Canada adopte une protection légale des langues autochtones

La Loi sur les langues autochtones a été sanctionnée le 21 juin 2019 par le gouvernement libéral de Justin Trudeau. Bien que trop peu médiatisée, elle marque un point tournant dans l’évolution des droits autochtones au Canada. En effet, avant 2019, aucune loi n’accordait une véritable protection des langues autochtones, bien que leur vitalité ait été dangereusement en péril. Chères aux peuples et intrinsèquement liées à l’identité des communautés, ces langues ont subi d’importants soubresauts depuis l’ère colonisatrice, puis à plus forte raison depuis les premières lois fédérales sur les « Indiens », qui visaient essentiellement leur assimilation culturelle. À l’heure où les tentatives de réconciliation avec les peuples autochtones sont de plus en plus saillantes et le malaise collectif amplifié par les rapports houleux des commissions d’enquête qui se succèdent, un geste significatif de la part de l’État canadien était vraisemblablement attendu.

Or, l’initiative fédérale de protéger les droits linguistiques autochtones n’est pas complètement inusitée. La sphère juridique et les tribunaux avaient déjà jeté des bases claires qui militaient en faveur d’une reconnaissance juridique des droits linguistiques autochtones en tant que droits ancestraux garantis par la Constitution canadienne1. La loi apparait ainsi comme l’aboutissement d’un cheminement juridique non-négligeable, mais aussi d’un important processus de rapprochement avec les peuples. À ce titre, la satisfaction du ministre du Patrimoine canadien et du Multiculturalisme, Pablo Rodriguez, n’est pas restée lettre morte.

« La Loi sur les langues autochtones vient concrétiser l’engagement du gouvernement fédéral à renouveler ses liens avec les Autochtones en misant sur la reconnaissance des droits, le respect et la collaboration. Je tiens à souligner le travail extraordinaire des organisations autochtones partenaires au cours de l’élaboration concertée de la Loi ainsi que du processus législatif. Il s’agit d’un moment marquant sur le chemin de la réconciliation avec les peuples autochtones, et le gouvernement du Canada entend poursuivre ce même travail collaboratif dans le processus de mise en œuvre de la Loi »2.

Une réponse à des préoccupations historiques

Cette pièce législative est le fruit d’une conjoncture politique significative, dont le préambule fait mention expresse.

En effet, l’UNESCO a annoncé que les trois quarts des langues au Canada étaient en danger et a décrété l’année 2019 comme « l’Année internationale des langues autochtones ».

La conception de la loi s’est aussi réalisée dans la foulée de la Commission de vérité et réconciliation tenue au Canada entre 2007 et 2015, dont le rapport final a été accueilli par le gouvernement Trudeau. Cette Commission prenait l’ « engagement [d’]établir de nouvelles relations reposant sur la reconnaissance et le respect mutuels » et a constitué l’occasion pour les personnes touchées par les séquelles des pensionnats autochtones de communiquer leurs récits et leurs expériences3. Ainsi, la Loi sur les langues autochtones se veut plus particulièrement une réponse aux actions 13 à 15 du rapport sur lequel a débouché la Commission, qui ont trait à : (1) la reconnaissance des droits linguistiques autochtones, (2) l’adoption d’une loi témoignant de l’urgence de préserver les langues autochtones et d’accroître l’autonomie des communautés dans la gestion de leurs langues et cultures – tout en reflétant leur diversité intrinsèque -, puis (3) la nomination d’un commissaire chargé de la promotion des langues autochtones et assurant une reddition de compte quant au financement fédéral.

Un peu plus tard, la Déclaration des Nations Unies sur le droit des peuples autochtones, que le Canada appuie sans réserve depuis mai 2016, a aussi semé les premiers bourgeons de l’écriture d’une loi canadienne. Elle reconnait explicitement une multitude de droits collectifs et individuels aux peuples autochtones à l’échelle mondiale et fournit des lignes directrices aux États afin qu’ils prennent des actions concrètes pour les mettre en application.

Finalement, bien que la loi ne le précise pas textuellement, le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées a été rendu public quelques jours avant l’adoption de la loi. Identifiant les causes systématiques de violences faites aux femmes et les barrières sociales qu’elles subissent, ce rapport recommandait une fois de plus au gouvernement de reconnaître les droits linguistiques autochtones « en tant que droits inhérents et protégés constitutionnellement […] et assurer cette protection »4.

Face à ces multiples incitatifs de collaborer avec les peuples autochtones, plutôt que d’agir unilatéralement dans l’écriture de la loi, le ministère du Patrimoine canadien s’est livré à un processus d’« élaboration conjointe » avec l’Assemblée des Premières Nations, la Nation inuite et la Nation métisse. Rarement observée, cette concertation témoigne a priori d’une volonté de rapprochement encourageante entre les parties prenantes impliquées. Des séances de mobilisation précoces ont d’abord été tenues en 2017 et 2018. En outre, au sein du ministère, un groupe de spécialistes a donné son avis et les conclusions étaient sans équivoque : la vitalité linguistique des langues autochtones, interconnectée avec la culture des peuples et façonnée par leur vision du monde, est en péril et la solution réside dans un système de soutien des langues qui implique les peuples eux-mêmes. On peut donc constater la pression d’agir qui a motivé le ministère à légiférer.

Les droits linguistiques et le droit à l’autodétermination

La loi, dans sa forme actuelle, paraît avant tout comme un énoncé de principes. Elle reconnait d’abord que les droits ancestraux, protégés par la Constitution, « comportent des droits relatifs aux langues autochtones ». Cette avancée est majeure, puisqu’auparavant, les droits ancestraux reconnus étaient plutôt en lien avec des activités territoriales, telles que le droit de pêcher dans une zone définie. Le droit d’apprendre, de pratiquer et d’assurer la vitalité des langues avait pourtant le grand potentiel de se caractériser parmi les activités qui « font partie intégrante de la culture distinctive du peuple autochtone concerné », soit le critère exprimé par la Cour suprême pour reconnaitre un droit ancestral5.

Chose faite, cette protection légale pourrait par exemple ouvrir la voie à l’usage de langues autochtones dans l’octroi de services gouvernementaux, l’enseignement ou l’accès aux tribunaux. Le législateur a d’ailleurs exprimé la volonté du gouvernement d’offrir un soutien à la promotion de l’usage des langues, en plus d’encourager leur présence dans les médias et l’éducation. Par contre, il reste à observer dans quelle mesure le gouvernement sera prêt à poser ces gestes concrets. Reconnaître des droits linguistiques autochtones constitutionnels, c’est admettre l’existence d’une situation de droit – soit le statut conféré par la Constitution aux peuples autochtones – et en accepter les conséquences sur le plan juridique. Ici, l’une des conséquences serait de devoir assurer la sécurité linguistique. Or, celle-ci est dépendante de la protection offerte par l’État, qui se doit d’accomplir des actions positives pour la garantir. La Loi sur les langues autochtones fournit des outils qui représentent un premier pas dans cette direction. Par exemple, elle accorde le « pouvoir » aux institutions fédérales de veiller à ce que les documents acheminés aux Autochtones soient traduits et que des services d’interprétation soient offerts en langues autochtones. Aussi, au plan financier, la Loi sur les langues autochtones met en place une obligation de consulter les corps politiques autochtones en vue d’adopter des mesures pour faciliter un financement adéquat, stable et à long terme destiné à la protection de ces langues.

Outre les droits linguistiques ancestraux, dans le préambule de la loi, il est reconnu aux peuples autochtones un « droit inhérent » à l’autodétermination et à l’autonomie dans leurs relations avec le gouvernement canadien. Cependant, il n’est pas clair comment ce droit à l’autodétermination se traduira en pratique et s’il amènera un gain véritable pour le sort des peuples. Dans une logique d’application hiérarchisée d’une simple loi fédérale, il n’est pas acquis que les peuples autochtones pourront s’enquérir de ce droit en toute circonstance et indépendamment de l’État canadien, surtout devant des instances provinciales qui ne sont pas, en principe, liées par la loi fédérale.

La création du Bureau du commissaire aux langues autochtones

La loi prévoit finalement la création du Bureau du commissaire aux langues autochtones, qui n’est toujours pas en place à ce jour, mais qui fait partie du budget fédéral prévu pour 2019-2020.

Cette entité se veut indépendante, ne faisant pas partie de l’administration publique fédérale. Sa mission sera de promouvoir les langues autochtones, de soutenir les peuples autochtones dans la réappropriation de leurs langues en vue de les revitaliser, les maintenir et les renforcer, d’examiner les plaintes, de sensibiliser le public, etc.

Des mesures de suivi et des services sur demande seront également offerts par le Bureau. Autre point intéressant : le commissariat linguistique sera redevable par un mécanisme de reddition de compte, soit un rapport annuel que le Bureau devra fournir au ministre pour qu’il soit à même de vérifier les besoins et les progrès réalisés, ainsi que de s’assurer de l’efficacité du financement et de la mise en œuvre efficiente de la loi.

L’opposition des groupes inuits et les divergences linguistiques

Bien que ces fondements soient essentiels et chaleureusement appuyés par l’Assemblée des Premières Nations et la Nation métisse, des réserves ont été exprimées notamment par la Nation inuite. Les préoccupations centrales de celle-ci résident dans le fait qu’il s’agit d’une loi symbolique, qui n’est pas adaptée à la réalité des droits linguistiques inuits et ne contient aucun contenu spécifique aux Inuits. Elle déplore l’absence d’obligation pour le gouvernement fédéral de soutenir leurs initiatives.

Ayant désigné leur propre région géographique nommée « Inuit Nunangat », où la majorité des Inuits vivent et où 84 % de la population parle l’inuktitut, elle revendique un système qui leur est propre et une autodétermination dans l’acquisition, l’implantation et l’utilisation des ressources financières reçues du fédéral. Elle aurait aussi souhaité que l’inuktitut bénéficie d’un statut de langue officielle à l’intérieur des frontières de l’Inuit Nunangat. La Nation inuite avance que tout cela devrait être négocié autour des Bilateral Inuit Nunangat Language Accords, au détriment de l’approche actuelle, qu’elle perçoit comme assimilatrice.

Bref, la principale difficulté, avouée dans la loi elle-même, est l’adoption d’une approche qui soit assez flexible pour laisser transparaître la « mosaïque des identités et cultures autochtones et de l’histoire de chaque peuple ». En effet, l’État canadien s’est construit une fâcheuse tendance, datant de l’époque coloniale, à légiférer sur les Autochtones en les « mettant tous dans le même panier », comme si ces peuples étaient des objets de droit plutôt que des sujets de droit. Cette dynamique a donné naissance à des pratiques gouvernementales discriminatoires – les pensionnats autochtones en sont l’exemple flagrant – qui ont contribué à l’érosion des langues, tel que reconnu dans le préambule de la loi. Le mea culpa que le gouvernement y inscrit est noble, bien que probablement insuffisant pour amener de véritables actions concrètes dans une perspective de protection efficiente des langues autochtones en voie de disparition.

1 Gouvernement du Canada, Loi constitutionnelle de 1867, Partie II, Droits des peuples autochtones du Canada, art. 35.

2 Patrimoine canadien, « La Loi sur les langues autochtones reçoit la sanction royale », Gouvernement du Canada, Communiqué de presse, 21 juin 2019. www.canada.ca/fr/patrimoine-canadien/nouvelles/2019/06/la-loi-sur-les-la….

3 Gouvernement du Canada, Commission de vérité et réconciliation du Canada, 19 février 2019. www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1450124405592/1529106060525.

4 Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Réclamer notre pouvoir et notre place: le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, 2019, p. 201.

5 Québec (Procureure générale) c. Lachappelle, par. 27 ; R. c. Van der Peet, par. 549 ; R. c. Sparrow, p. 1099.

Le quotidien des grandes luttes : Regards croisés sur les littératures autochtones

Le quotidien des grandes luttes : Regards croisés sur les littératures autochtones

Les littératures autochtones prennent aujourd’hui une place incontestable au sein du paysage littéraire québécois. Qu’il s’agisse de Joséphine Bacon qui a récemment remporté le Prix des libraires 2019 dans la catégorie « poésie » avec son dernier recueil Uiesh, quelque part, de la poésie de Natasha Kanapé Fontaine, de celle de Marie-Andrée Gill, ou encore des romans acclamés de Naomi Fontaine, Kuessipan et Manikanetish, ainsi que Shuni, paru cet automne, les œuvres d’autrices et d’auteurs autochtones émerveillent le lectorat québécois. Ainsi, quiconque désire aujourd’hui se plonger dans l’univers de ces peuples au moyen de la littérature le peut. Si cette dernière permet un dialogue entre différentes cultures, langues et territoires, elle peut aussi servir à recenser la parole de celles et ceux qui subissent le colonialisme depuis longtemps et encore aujourd’hui de différentes manières. Or, à plus petite échelle, et sans être pour autant moins important, il semble que la littérature se pose comme pivot pour s’accrocher, vivre et entrer en contact avec le quotidien des Premiers Peuples. Cet appel à la vie quotidienne, à la banalité, aux petites routines qui peuplent l’existence de chacun·e pourrait être perçu comme une autre manière de concevoir la décolonisation, mais surtout de l’humaniser.

Au Québec, bien qu’on assiste depuis quarante ans à un essor de plus en plus important des œuvres littéraires autochtones, la présence de celles-ci dans les cours de français demeure timide. Inversement, les étudiant·e·s francophones découvrent peu à peu le champ des études littéraires autochtones, mais aussi les potentiels qui s’en dégagent. Or les références théoriques sur la question se font plutôt rares dans la langue de Molière[i]. Pour aider à paver la route, la maison d’édition Mémoire d’encrier s’est tournée vers des textes déjà publiés dans l’autre langue coloniale, l’anglais, pour finalement lancer en 2018 l’ouvrage Nous sommes des histoires : Réflexions sur la littérature autochtone, qui regroupe des textes théoriques universitaires, mais aussi des points de vue d’écrivain·e·s sur leur travail et sur les différentes dimensions que peut prendre celui-ci. Ce fut, d’une part, un travail de recension de ces textes, et d’autre part, un travail de traduction de l’anglais au français. Désormais, le lectorat francophone a accès à des textes lui permettent de constater que la littérature, oui, peut divertir, émerveiller ou choquer. Pour certain·e·s, les lettres et les histoires deviennent parfois aussi des outils de lutte au quotidien.  

Pour mieux explorer ce qui vient d’être mentionné, deux jeunes militantes ont été contactées. Questionnées afin de savoir si la lecture d’œuvres autochtones a pu à certains moments influencer leur parcours et leur travail militant, la réponse fut positive. L’idée qui s’est dégagée de ces entrevues a finalement dévié vers un appel à s’intéresser aux quotidiens des gens issus des communautés autochtones.

Premières lectures 

Jointe par téléphone, la militante métisse Maitée Labrecque-Saganash, se rappelle ses premières lectures. « Mon père m’a appris à lire et à écrire à 3 ans, j’avais genre 3 ans et demi. J’ai commencé à lire tôt. Je gossais vraiment, j’étais assise à la table pis je lisais mon article de journal vraiment tranquillement[ii]. » Elle dit grandir dans une famille ou la culture est très présente et valorisée. D’une mère québécoise, Élaine Labrecque, et d’un père cri, l’homme politique Roméo Saganash, Maitée Labrecque-Saganash est très tôt entourée de livres. « Mes parents avaient des grosses grosses bibliothèques faites sur mesure pour mettre tous leurs livres, pis y’en avait vraiment beaucoup. Mon père avait plein de livres sur Louis Riel, sur les résistances autochtones, sur la convention de la Baie-James, sur l’arrivée des colons en territoire cri[iii]. » Elle raconte avec humour que c’est en posant naïvement à ses parents la question de savoir qui était Louis Riel que ceux-ci lui répondent « Bin Louis Riel y’est comme toi, il est Cri et francophone ». Et elle poursuit : « Mais là, il fallait qu’ils m’expliquent qu’ils l’ont pendu, genre… Comment t’expliques ça à ton enfant, comment t’expliques l’impérialisme canadien et la colonisation à ton enfant? » ajoute-t-elle en riant un peu de la délicatesse d’une telle situation, mais peut-être aussi de la complexité de celle-ci. Et qui dit grandir dans une situation familiale complexe peut aussi vouloir dire identité complexe : « J’pense que mes parents savaient que j’allais avoir une identité compliquée, alors mes parents m’ont amenée tôt dans des musées, à me faire lire, alors j’pense que ç’a toujours fait partie de ma vie, vraiment, les arts[iv]. »

Pour la militante allochtone abitibienne Élise Blais-Dowdy, qui s’implique entre autres à titre de co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’Esker de Saint-Mathieu-Berry où une minière de la compagnie Sayona cherchait récemment à éviter l’examen du Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) pour son projet de mine de lithium, c’est au Cégep que ses contacts avec les littératures autochtones ont débuté. Celle qui, après des études en soins infirmiers, s’est dirigée vers les études autochtones à l’Université de Montréal, se souvient que c’est à la lecture du livre relatant la vie de Dominique Rankin, On nous appelait les sauvages, qu’elle a connu l’effet chamboulant de la littérature. « J’accédais tout d’un coup à un tout autre récit de l’histoire de ma région d’appartenance, l’Abitibi », confie-t-elle. Après ses études dans la métropole, Élise Blais-Dowdy est revenue à s’établir à Val-d’Or, notamment en raison d’un emploi comme agente de recherche à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec. Elle demeure marquée par cette prise de conscience, du « fait que même dans un contexte de proximité [avec les Premières Nations], dans des villes comme Amos et Val‑d’Or, où l’on retrouve une forte présence des membres des Premières Nations, il est possible de vivre sans jamais connaître les réalités historiques entourant notre cohabitation. »

Les mots du quotidien

Une erreur qui guette celui ou celle qui se penche sur les questions autochtones est d’adopter une posture essentialiste et une vision figée de ce que c’est d’être autochtone aujourd’hui au XXIe siècle. Or, s’y intéresser dans un contexte journalistique ou universitaire peut amener l’initié·e à ne s’attarder qu’aux grands enjeux et problèmes liés au colonialisme. Bien que ceux-ci soient très importants et déterminants, ils occultent parfois les particularités et les nuances qui fondent les individus. À cet effet, le partage du quotidien, que permettent entre autres l’écriture et la lecture, se présente comme une autre manière d’aborder les cultures et enjeux concernant les Premières Nations.

Maitée Labrecque-Saganash travaille depuis un peu plus d’un an au Cree Health Board à Waswanipi où elle s’occupe principalement des communications, en cherchant, notamment, à intégrer des savoirs traditionnels aux plateformes Web, ou bien en allant à la rencontre des ainé·e·s pour documenter des histoires relatant « The cree way of life » ( Eeyou pimatsiiwin, en langue crie, Le mode de vie cri, en français)Parallèlement à ces fonctions, elle tient aussi des chroniques dans différents médias, dont le quotidien montréalais Métro. Elle se réjouit d’ailleurs que cette tribune lui permette de rejoindre autant de gens à Montréal et au Québec : « J’pensais pas qu’il y avait autant de gens qui me lisaient. Je suis contente que ces personnes-là, comment je pourrais dire… enjoy my daily, how I talk about my daily life (apprécient mon quotidien, comment je parle de ma vie quotidienne), parce que le quotidien, quand tu es dans une réserve, est tellement différent du quotidien en ville. »  Ainsi, si dans ses chroniques elle traite d’enjeux plus larges, témoigner de son quotidien, parfois sous forme de tranches de vie, n’est pas moins important, au contraire : « Juste le quotidien, comment on est, comment on interagit, les gens s’intéressent à ça, et moi je suis contente que les gens aiment nous connaître de cette façon-là ; comme un peuple actif, comme des individus qui vivent une vie au quotidien, qui ne font pas juste souffrir à la télé, qu’on a une vie quotidienne. On a nos petites routines, nos codes sociaux, on est un peuple qui est présent dans le temps. »

De son côté, Élise Blais-Dowdy, qui dans son parcours académique a été amenée à bonifier sa connaissance des cultures autochtones en lisant des textes plus théoriques ou des essais, croit que même si la dimension humaine demeure présente dans de tels textes « il y a peut-être un risque qu’après avoir lu des récits très militants, proposant des idéaux de décolonisation à atteindre, on se retrouve déçu lorsque l’on se rend compte de la multiplicité des enjeux du quotidien à surmonter » (sous-financement généralisé des services publics, problématiques de logement, insécurité alimentaire, etc.)[v]. Voilà pourquoi la lecture de textes plus littéraires peut s’apparenter à « des rencontres humaines qui n’auraient pas pu avoir lieu autrement »[vi]. La littérature permet-elle d’éviter d’essentialiser les Premières Nations? « Tout à fait », répond sans hésiter la militante, avant d’enchaîner sur une anecdote qui s’est produite lors d’une soirée de contes et légendes présentée au site culturel Kinawit à Val-d’Or. Élise Blais-Dowdy raconte : « Nous avons rencontré Johanne Wabanonik de la communauté de Lac-Simon. Pour cette soirée, Johanne a tout simplement décidé de partager avec nous qui elle était, quel était son rôle dans sa communauté (…) et comment elle vivait au quotidien son identité culturelle. Ce fut un partage humain ancré dans le quotidien qui a présenté les éléments tels que l’interprétation des rêves, l’utilisation de plantes médicinales, la pratique de cérémonies de guérison. Non pas comme des éléments de  »contes et légendes », mais bien comme des pratiques structurantes qui font partie concrètement de la vie de tous les jours de cette personne. »

« Autochtone » mais pas que ça 

Si lors de leurs entretiens, Maitée Labrecque-Saganash et Élise Blais-Dowdy ont été jointes dans le but de discuter de littérature et du lien que cet intérêt pouvait entretenir avec leurs militantismes, le sujet a bien évidemment dévié quelques fois, et ce pour le mieux. L’idée initiale d’aborder l’entrevue strictement en ce sens était en quelque sorte limitée. En parlant d’auteurs ou d’autrices autochtones qu’elle a aimé lire dernièrement, Élise mentionne l’autrice Virginia Pesemapeo Bordeleau : « J’ai aimé lire L’amant du Lac, que j’ai reçu tout simplement comme une magnifique histoire d’amour et de sensualité. Le récit prend lieu autour du lac Abitibi, et lorsque j’ai eu la chance d’aller le voir pour la première fois à partir de l’île Nepawa en Abitibi-Ouest, je me rappelle simplement avoir souri en repensant au roman de Virginia Pesemapeo Bordeleau. Cette lecture a donc eu pour effet d’humaniser un lieu nouveau, et je trouvais tout simplement ça beau et agréable. » L’appréciation de ce roman semble donc s’être faite en deçà de son origine identitaire, comme quoi il est aussi de mise d’apprécier la qualité du texte en soi.

Si pendant qu’elle résidait à Québec ou à Montréal « lire des auteurs autochtones [lui] faisait du bien parce qu'[elle était] loin de chez [elle] », depuis plus d’un an, celle qui habite principalement à Waswanipi, ne vit plus la même réalité. En Eeyou Istchee, son identité crie n’est plus, si l’on peut dire, en situation minoritaire : « Je n’ai plus à la justifier et je n’ai plus à l’expliquer. (…) J’ai juste à vivre mon identité. » De ce fait, elle peut désormais se dire « je suis chez nous. J’ai le temps de lire d’autres choses aussi », ajoute-t-elle, en rappelant, non sans raison qu’elle est « une personne en dehors de [son] identité autochtone aussi ». Dernièrement, elle dit avoir apprécié lire le recueil Even this page is white de l’artiste Vivek Shraya. Une autre de ses lectures du moment est le recueil de la poétesse Clementine Von Radics In a Dream You Saw a Way to Survive qui traite, entre autres, de rupture amoureuse. « Moi aussi j’en ai des heartbreaks, et moi aussi j’ai une vie en dehors d’être autochtone et d’être militante […] J’ai des expériences humaines en dehors des violences coloniales. J’ai aussi des beaux moments dans ma vie […] et être à la maison, ça me permet de développer ces moments-là aussi, et prendre le temps de rire. Alors, ouais, je prends le temps de lire autre chose aussi. »

Au terme de ces échanges sur la littérature et sur les rapports qu’ont pu entretenir ces deux militantes avec celle-ci, il semble que c’est surtout un appel au dialogue et à l’écoute qui se dégage de ces entrevues. Sur ce point, nul ne doute que la littérature peut permettre ces rapprochements.  

[i] Louis-Karl Picard-Sioui. In « Nous sommes de histoires : réflexions sur la littérature autochtones »

CRÉDIT PHOTO: Renaud Camus – FLICKR 

Plan de développement de Bolsonaro pour le Brésil

Plan de développement de Bolsonaro pour le Brésil

PAR SOLAL COMICS 

Aussitôt élu, le nouveau président du Brésil a pris d’assaut les terres autochtones situées dans la forêt amazonienne, y voyant un potentiel agricole, minier et hydraulique important. Le poumon de la planète, qui est aussi le milieu de vie de nombreuses populations indigènes, est fortement menacé depuis qu’il est sous la nouvelle emprise d’un ministère de l’agriculture avide de nouvelles opportunités d’affaires. Une situation qui préoccupe notre collaborateur Solal Comics.

Honorer la figure du premier ministre canadien John A. Macdonald : une volonté désormais problématique

Par Étienne de Sève

La figure de l’ancien premier ministre canadien John A. Macdonald fait plus que jamais l’objet de controverses. Les statues à l’effigie de Macdonald sont aujourd’hui vandalisées un peu partout au pays. Pourtant, les politiciens canadiens défendent vivement l’héritage de ce « père » de la Confédération. Les actions politiques controversées de John A. Macdonald soulèvent des interrogations sur la nécessité de retirer les monuments en son honneur au sein des espaces publics.

Dans la nuit du 12 novembre 2017, la statue en bronze de l’ancien premier ministre canadien John Alexander Macdonald (1815-1891), située sur la place du Canada à Montréal, est aspergée de peinture rouge. Cet acte de vandalisme s’est produit quelques heures avant une manifestation antiraciste. Un groupe anonyme revendique alors le geste en affirmant que cette figure prédominante de l’histoire politique canadienne représente un « symbole du colonialisme, du racisme et de la suprématie blanche »[1]. Comme le mentionne Nicholas Clyde Griffith, un agent de sécurité de la place du Canada, ce n’est pas la première fois qu’on perpétue des actes criminels contre cette sculpture datant de 1895[2]. Les employés savaient d’ailleurs exactement quel produit appliquer sur l’œuvre afin de mieux en retirer la peinture. Certaines attaques de vandales ont cependant été plus violentes que d’autres par le passé. L’historien et journaliste Jean-François Nadeau rappelle que cette statue a par exemple été décapitée en 1992 lors de l’anniversaire de la pendaison de Louis Riel (1844-1885)[3]. Habituée des gestes répréhensibles, cette œuvre d’art représentant John A. Macdonald vêtu de l’habit du conseil impérial, est particulièrement mise en valeur par son cadre architectural. En effet, Montréal possède ici la statue la plus imposante et la plus élaborée de toutes les sculptures qui représentent cet ancien premier ministre conservateur dans les lieux publics canadiens.

En janvier 2013, une autre statue du célèbre homme d’État, située à Kingston en Ontario, avait également été souillée avec de la peinture rouge. On y a retrouvé, peints en blanc sur le socle, les mots « Ceci est une terre volée », « meurtrier » et « colonialiste »[4]. L’ancien ministre conservateur des Affaires étrangères, John Baird, s’était alors empressé de condamner ces gestes violents, et il avait ajouté que « tous les Canadiens peuvent être fiers de l’héritage de Sir John A. »[5]. Loin d’être renié, l’héritage de John A. Macdonald est honoré tous les ans par le gouvernement canadien au 11 janvier, et ce, depuis 2002. En 2016, la ministre libérale du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, avait pour sa part incité les Canadiens à en apprendre davantage sur la vie de cet homme qui, selon elle, « valorisait la diversité, la démocratie et la liberté »[6]. Il n’en demeure pas moins que les attaques répétées contre la figure de cet ancien premier ministre, et la défense soutenue de certains politiciens à l’égard de la mémoire de cet homme d’État, suscite aujourd’hui des discussions.

Bien que les statues d’hommes politiques soient toujours susceptibles d’être la cible de vandalisme, les attaques perpétrées contre les œuvres d’art publiques représentant John A. Macdonald sont plus virulentes depuis un certain temps[7]. L’héritage de « Sir John A. » – comme on l’appelle affectueusement au Canada-anglais – est de plus en plus ouvertement critiqué dans les médias. Les célèbres quotidiens américains The Washington Post et The New York Times ont d’ailleurs consacré des articles au sujet de la « controverse John A. Macdonald »[8]. En août 2017, la Fédération des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario (FEEO) en venait à recommander aux conseils scolaires de rebaptiser les écoles portant le nom de John A. Macdonald puisque ce dernier aurait contribué, selon elle, au « génocide des peuples autochtones »[9]. Lorsqu’on examine au peigne fin l’héritage de l’homme d’État, on est en droit de se questionner sur la pertinence d’honorer sa mémoire. Certains faits et gestes de l’ancien premier ministre suscitent la controverse et vont à l’encontre de valeurs et d’idéaux démocratiques défendus aujourd’hui au pays. Plusieurs intervenants se demandent si les politiciens canadiens cesseront un jour de glorifier les actions de « Sir John A. », qui fait les manchettes pour de mauvaises raisons.

John A. Macdonald était soucieux d’une « efficacité politique » dans le but d’arriver à ses fins. Loin de prôner une cohérence doctrinale dans ses prises de positions, il puisait ses idées à différentes sources. Cette réalité entraine d’ailleurs des débats chez plusieurs historiens spécialistes de John A. Macdonald, qui n’arrivent pas à s’entendre sur la nature de sa pensée[10]. À l’heure où le gouvernement canadien invite les citoyens à s’inspirer de l’héritage de « Sir John A. », une évaluation de son legs politique s’impose.

John A. Macdonald : un politicien canadien controversé

John A. Macdonald a une feuille de route impressionnante au Parlement canadien pour y avoir siégé en tout 47 années[11], dont 19 à titre de premier ministre[12]. Son nom est notamment associé à la construction du chemin de fer transcontinental du Canadien Pacifique ainsi qu’à la gestion de la rébellion du Nord-Ouest (1885) lors de laquelle les Métis se sont dressés contre le gouvernement canadien. Il a été au cœur des discussions visant l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 et la mise en place du régime fédératif. Ce « père de la Confédération » occupa le tout premier poste de premier ministre du Canada, ce qui lui confère une notoriété symbolique. Si Macdonald a une importance historique indéniable, le portrait que l’on brosse de sa personnalité est généralement peu reluisant au Québec.

L’anthropologue Serge Bouchard, récipiendaire du prix littéraire du Gouverneur général en 2017 pour son essai intitulé Les yeux tristes de mon camion (2016), le décrit en des termes bien peu flatteurs : « S’il existe un personnage indigne dans l’histoire du Canada, c’est bien cet avocat corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme sans compassion et sans principes, un voyou en cravate qui eût été sanctionné en des temps moins laxistes »[13]. On rapporte souvent ses problèmes de comportement, et plus spécifiquement ceux reliés à son alcoolisme. Bien que les problèmes d’alcool fussent plus répandus à l’époque, l’historien Frédéric Boily affirme que les frasques du politicien étaient bien connues de ses contemporains. Macdonald traine une réputation pour son « légendaire goût immodéré pour la boisson »[14]. Son amour de la dive bouteille se percevait lors de certains de ses discours, qui apparaissaient plus laborieux. Selon le politologue Jean-François Caron, c’est aussi l’alcool qui est mis en cause pour expliquer la propagation du feu dans la chambre d’hôtel de Macdonald à Londres en 1866, alors que la délégation canadienne parachevait l’Acte de l’Amérique du Nord britannique avec les autorités coloniales[15]. L’alcoolisme de Macdonald lui occasionnait aussi des comportements agressifs. Doté d’un tempérament bouillant, Macdonald avait tendance à en venir aux coups avec ses adversaires politiques. En février 1849, alors qu’il siégeait à titre de député de Kingston, il réclama un duel en plein Parlement – alors situé à Montréal – à la suite d’échanges acrimonieux avec le solliciteur William Hume Blake (1809-1870)[16]. La défense de ses idées était parfois liée à une forme de violence physique.

Le « père » d’une Confédération canadienne plus centralisatrice

John A. Macdonald a néanmoins laissé une empreinte indélébile lors de la création de la Confédération canadienne. S’il est souvent associé à la création du régime fédéral de 1867, Macdonald n’en était pourtant pas un fervent partisan. Cet avocat de formation s’avérait beaucoup plus « centralisateur » que ses homologues lors des conférences préparatoires à la mise en place du nouveau régime fédéral. En 1864, il affirmait : « Nous devrions avoir un gouvernement fort et stable sous lequel nos libertés constitutionnelles seraient assurés, contrairement à une démocratie, et qui serait à même de protéger la minorité grâce à un gouvernement central puissant »[17]. Macdonald avait notamment manœuvré auprès des autorités britanniques de façon à changer les résolutions prises à la Conférence de Québec (1864), qui étaient pour leur part moins centralisatrices en regard du pouvoir fédéral. Le jeu de coulisse de Macdonald aurait notamment eu un impact sur le pouvoir résiduaire, qui vise à déterminer les futurs champs de compétence du gouvernement fédéral, pour mieux favoriser la construction d’un régime où le gouvernement central serait plus puissant. Adversaire d’une décentralisation étatique semblable à la démocratie américaine, Macdonald avait par ailleurs souligné que les États américains avaient « trop de droits » et que cela entrainait l’état de guerre civile qui faisait rage aux États-Unis dans les années 1860[18]. John A. Macdonald voyait donc d’un bien mauvais œil la division du pouvoir politique et il éprouvait une aversion pour le système démocratique.

Une vision « restrictive » de la démocratie

Fortement opposé au suffrage universel, John A. Macdonald craignait une forme d’oppression des pauvres contre les riches : « Nous devons protéger l’intérêt des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres »[19]. Alors que Macdonald n’était pas favorable à la mise en place du droit de vote pour toutes les catégories sociales, l’instauration du suffrage universel gagnait du terrain dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe. En 1848, malgré une résistance à la mise en place d’un processus démocratique plus égalitaire[20], la France avait été l’un des premiers pays à accorder le droit de vote à tous les hommes en âge « viril »[21]. En Angleterre, c’est le Reform Act de 1867 qui a élargi considérablement l’électorat pour l’étendre à quelque 2 millions de personnes. John A. Macdonald, qui ne pouvait concevoir qu’un individu arborant l’étiquette de conservateur sur le plan politique soit « favorable au suffrage universel », était pour sa part partisan d’une éligibilité démocratique « restreinte » où seuls les propriétaires auraient le droit de vote[22]. Après une volte-face, Macdonald avait néanmoins donné un avis favorable, lors d’un débat le 27 avril 1885, à l’instauration du droit de vote des femmes qui possédaient une propriété. Macdonald avait même parlé du rôle de leader que pouvait jouer le Canada sur la question de « l’émancipation complète » des femmes[23]. Qu’il ait été sincère ou simplement opportuniste et rusé lorsqu’il tenait de pareil propos sur le suffrage féminin, le conservateur Macdonald craignait une tyrannie des masses par l’établissement d’un régime politique trop démocratique.

Homme conservateur de son temps, Macdonald voyait le pouvoir du peuple comme une menace potentielle à la stabilité politique. Ses commentaires relatifs à une « démocratie incontrôlable » (unbridled democracy) s’inscrivent dans une vieille tradition qui perçoit la démocratie comme un synonyme de sédition[24]. Au XVIIIe siècle, le philosophe Voltaire redoutait par exemple « l’anarchie républicaine » ainsi que la tyrannie de la majorité. Ce dernier prônait le maintien d’une élite à la tête d’un État monarchique puissant[25]. Selon Voltaire, la monarchie absolue de la France répondait parfaitement à cette dernière nécessité comme mode de gouvernement. Monarchiste convaincu, Macdonald voyait quant à lui dans le régime parlementaire britannique un système politique plus tempéré qui permettait d’éviter, d’une part, les abus d’un maître absolu à la tête de l’État et, d’autre part, les débordements populaires d’une démocratie. « Sir John A. » réclamait ainsi la mise en place d’un système politique canadien prenant pour modèle celui de l’Angleterre, où les droits des minorités étaient selon lui mieux protégés qu’ailleurs[26]. Selon la politologue Janet Azjenstat, Macdonald ne faisait cependant pas référence à la protection des minorités religieuses ou ethniques lorsqu’il tint ces paroles, mais bien à la classe dirigeante qui rassemblait les politiciens canadiens de toutes allégeances[27].

La vision de Macdonald des institutions démocratiques nous apparait évidemment dépassée en 2018. Les politiciens canadiens n’osent plus tenir ouvertement ce genre de discours « alarmant » à propos de la démocratie actuelle. À preuve, le gouvernement libéral de Justin Trudeau promettait de s’engager dans une réforme du mode de scrutin lors des élections générales de 2015. Les libéraux voulaient faire en sorte que « l’élection de 2015 soit la dernière élection fédérale organisée selon un scrutin uninominal à un tour »[28]. Même si elle ne s’est pas concrétisée, cette promesse témoigne du fait qu’à notre époque, la volonté d’accorder davantage de pouvoir démocratique aux citoyens par le moyen d’un vote à l’échelle canadienne gagne en popularité. N’en déplaise à la ministre Joly, il est difficile de raccorder cette volonté politique à la vision de la démocratie plus restrictive que préconisait John A. Macdonald en son temps.

Un « premier premier ministre » canadien raciste

Les discours portant sur la nature des races qui ont été prononcés par l’ancien premier ministre du Canada paraissent également surprenants au XXIe siècle. Certaines politiques du gouvernement Macdonald témoignent d’une peur réelle des étrangers. Les décisions des Conservateurs prisent à l’égard de la « race chinoise ou mongole » sont révélatrices. En 1885, le gouvernement Macdonald imposa une taxe d’entrée de 50 $ aux Chinois, une somme considérable à l’époque. En effet, dans les années 1870, le salaire d’un journalier habitant le quartier Saint-Anne, à Montréal, était d’environ 1 $ par jour. Selon l’historien Martin Petitclair, il fallait compter entre 275 $ et 300 $ par année pour les stricts besoins essentiels (combustible, loyer, vêtements et nourriture) d’une famille avec trois enfants et la majorité des ouvriers vivaient dans la précarité[29]. En plus d’exiger un effort économique considérable aux Chinois à leur entrée au Canada, Macdonald leur retira aussi le droit de vote. Néanmoins, plus de 17 000 d’entre eux étaient présents en Colombie-Britannique afin de construire le chemin de fer du Canadien Pacifique. Plusieurs de ces travailleurs périssaient dans des accidents liés aux différents feux, désastres, glissements de terrain ou explosions, sans oublier que les conditions de vie des ouvriers sur le terrain se trouvaient particulièrement médiocres[30].

La peur des Asiatiques était répandue et la population canadienne redoutait une invasion d’une plus grande ampleur. Ces Chinois menaçaient, selon Macdonald, le caractère « aryen de l’Amérique britannique » et le gouvernement devait prévenir la « destruction » du Canada[31]. Selon l’historien Timothy J. Stanley, « Sir John A. » appréhendait les contrecoups politiques pervers d’une prise du pouvoir gouvernemental par les Chinois en Colombie-Britannique. En effet, ces derniers pouvaient entraîner des mœurs politiques « immorales », « excentriques » et des « principes asiatiques » douteux dans le gouvernement[32]. Selon Macdonald, il ne fallait pas se mêler à eux.

L’ancien premier ministre canadien craignait le croisement des races aryenne et asiatique et il soutenait, à titre de comparaison, que les espèces des chiens et des renards ne pouvaient se reproduire entre elles dans l’espoir d’un succès racial. Ces paroles de Macdonald nous rappellent que de nombreuses théories dites scientifiques foisonnaient dans la seconde moitié du XIXe siècle. Celles-ci comptaient améliorer les sociétés et la race humaine. Alors que plusieurs écrits de l’Ancien Régime élaboraient des systèmes de « hiérarchisation des races » en dissertant plutôt sur les attributs culturels et les caractères moraux des peuples[33], le XIXe siècle devenait un terrain fertile pour des « classements raciaux » où les discours prenaient leur point d’appui sur la science. Par exemple, le darwinisme social, élaboré par Herbert Spencer (1820-1903), défendait l’idée que la lutte pour la vie « affecte, à l’intérieur de l’espèce humaine, les différents groupes sociaux qui la composent (familiaux, ethniques, étatiques) de telle sorte que des hiérarchies se créent, qui sont le résultat d’une sélection sociale qui permet aux meilleurs de l’emporter »[34]. Ainsi, certains scientifiques reprenaient les théories de Charles Darwin (1809-1882) dans De l’origine des espèces (1859) et prétendaient que l’espèce humaine était soumise à la sélection naturelle à l’instar des animaux. La théorie du darwinisme social se popularisait dans la seconde moitié du XIXe siècle et on a peine à imaginer son importance aujourd’hui[35].

L’eugénisme s’était quant à lui développé à la suite des travaux sur l’hérédité de Francis Galton (1822-1911), le cousin de Charles Darwin. L’eugénisme de Galton prônait un programme de sélection naturelle artificielle dans le but d’en arriver à une race humaine supérieure par le contrôle des mariages[36]. Comme le souligne l’historien Carl Bouchard, différents pays ont été influencés par les théories eugénistes et certains cherchaient à court-circuiter la sélection naturelle[37]. On tâchait alors d’éliminer les mauvais gènes, une volonté qui mena malheureusement à des dérapages. Plusieurs États produisaient des « politiques négatives », dont le Canada. On peut penser, selon Bouchard, aux décisions concernant les restrictions de l’immigration ou des politiques de ségrégation qui comptaient éliminer les gènes des « races inférieures » en les prévenant de se mêler à ceux des « races supérieures ».

Même s’il n’a pas élaboré un système précis de hiérarchie des races, John A. Macdonald, à l’instar de plusieurs de ses contemporains, était sensible à ce type de discours où les mélanges raciaux pouvaient influer sur le devenir de la société. Selon Stanley, ces mots de Macdonald dirigé contre les Chinois demeuraient cependant très radicaux dans le contexte parlementaire de l’époque. En effet, le « premier premier ministre canadien » était le seul politicien à se référer à la « race aryenne » dans les débats de la chambre des Communes au cour des années 1870 et 1880[38]. Stanley affirme que Macdonald était responsable de l’introduction d’un « racisme biologique » dans l’univers politique d’antan. Il rappelle qu’entre 1874 et 1878, le chef du Parti libéral (et premier ministre du Canada) Alexander Mackenzie (1822-1892), s’était préalablement opposé à l’idée que certaines « classes d’humains » ne puissent s’établir au pays. En 2018, ces discours de Macdonald et les politiques du gouvernement conservateur de l’époque sont considérés racistes. On ne peut affirmer que ces décisions prisent à l’égard des Chinois soient particulièrement inspirantes de nos jours et qu’elles tendent à « valoriser la diversité ».

Macdonald, un sympathisant des tenants du système esclavagiste

D’autres prises de positions politiques de Macdonald, comme celles relatives à l’esclavage, sont compromettantes sur le plan historique. Au début de sa carrière politique, alors qu’il pratiquait encore le droit privé, il se mit au service des Copperheads, une faction du Parti démocrate américain qui regroupait des opposants à l’abolition de l’esclavage. Selon son biographe Richard Gwyn, il affichait un penchant favorable aux sudistes[39] au cours de la Guerre de Sécession (1861-1865). Il rendit même hommage à « la brave défense menée par la république sudiste » durant un banquet[40]. En politicien habile, Macdonald jouait toutefois de prudence lorsqu’il devait se prononcer publiquement sur les divisions politiques qui faisaient rage aux États-Unis. « Sir John A. » était aussi très laconique sur la question de l’esclavage dans ses nombreuses correspondances qui cumulent plus de 30 000 lettres[41].

On peut d’ailleurs qualifier de complexe le rôle qu’a joué le Canada dans l’histoire de la Guerre de Sécession. À l’époque, le gouvernement du Canada-Uni avait déclaré sa neutralité dans le conflit entre les États confédérés du Sud et le gouvernement de l’Union au Nord. Or, la colonie canadienne avait bien intérêt à entretenir la division des États-Unis sur le plan politique de façon à mieux contenir l’expansion américaine. De plus, durant cette guerre fratricide, Montréal s’est instituée comme un pôle majeur de transactions économique pour les confédérés. Par conséquent, bien que majoritairement opposée à l’esclavage, la population canadienne était divisée sur la question de la Guerre de Sécession et les belligérants américains recevaient leur part d’appuis des habitants. Les recherches récentes démontrent que la haute société montréalaise accueillait les plus grands noms des sudistes, dont John Wilkes Booth (1838-1865), le futur assassin d’Abraham Lincoln (1809-1865), et qu’un important système de blanchiment d’argent avait été implanté en leur faveur[42]. Les autorités coloniales avaient donc fermé les yeux sur les activités douteuses qui se déroulaient au Canada.

Ainsi, les politiciens, le clergé et la bourgeoisie canadienne de l’époque tissaient des liens avec les confédérés.  Bien qu’une partie des élites du Canada-Uni fréquentait des tenants du système esclavagiste américain, ces actions sont aujourd’hui embarrassantes lorsque vient le moment d’honorer la mémoire d’un ancien politicien comme John A. Macdonald. Encore une fois, la sympathie de Macdonald pour la cause sudiste est gênante, peu glorieuse et elle n’aide en rien à favoriser son bilan en matière de droits et libertés. Le traitement de la cause autochtone de la part du gouvernement Macdonald est encore plus incriminant.

Les politiques dures de John A. Macdonald à l’égard des Autochtones

Les décisions relatives à la pendaison de Louis Riel suscitent justement un lot de questions sur le jugement de John A. Macdonald. Les Métis se sentant menacés par l’immigration massive des colons ontariens dans l’Ouest canadien, Louis Riel envoya en 1884 une pétition à Ottawa. Il y réclamait des brevets attestant d’une reconnaissance des terres des Métis, un accès direct aux berges, une coupe de taxes, des terres au Manitoba, de meilleurs traitements, le vote secret, la liberté de commerce ainsi que la construction d’une route vers la Baie d’Hudson[43]. La lenteur de la réponse du gouvernement canadien devant ces demandes entraîna la rébellion des Métis, qui furent finalement écrasés par les militaires. Louis Riel fut ensuite pendu le 16 novembre 1885.

Selon l’historien Donald Swainson, les mauvaises décisions de John A. Macdonald dans la gestion du dossier des Métis avaient entrainé un jugement sévère contre lui de la part des Canadiens-français. Ceux-ci étaient alors majoritairement opposés à l’exécution de Louis Riel. Macdonald avait cependant l’appui des Canadiens-anglais, qui étaient plus favorables à la mise à mort de celui que l’on considérait alors comme un « traître ». Devant le tollé que suscitait la décision du gouvernement au Québec, John A. Macdonald avait prononcé ces paroles pour le moins provocantes : « Louis Riel sera pendu, même si tous les chiens du Québec aboient en sa faveur »[44]. Bien que ces paroles soient très méprisantes, il semble qu’à l’époque, Macdonald effectuait simplement un calcul politique efficace dans le but de gagner ses futures élections. Le gouvernement conservateur avait effectivement tout intérêt à se concilier la faveur des Ontariens, qui élisaient davantage de députés que les Québécois au Parlement canadien. Si le traitement controversé à l’égard des Métis au XIXe siècle a toujours choqué plusieurs Canadiens, le sort réservé aux Autochtones de l’Ouest a récemment provoqué l’indignation générale à la suite de la parution des travaux de l’historien James Daschuk.

Dans son ouvrage Clearing the Plains. Disease, Politics of Starvation, and the Loss of Aboriginal Life (2013), Daschuk a mis en lumière le rôle joué par le gouvernement conservateur de John A. Macdonald dans l’extermination des populations autochtones de l’Ouest canadien. Après la Confédération, le gouvernement canadien signa plusieurs traités avec les Premières Nations, s’arrogeant ainsi le droit de coloniser et d’exploiter des terres agricoles appartenant aux peuples autochtones dans l’Ouest[45]. En échange, le Canada s’engageait à leur concéder des terres de réserve, de l’équipement agricole, des animaux, des annuités, des munitions, des vêtements et certains droits de chasse et de pêche. Daschuk explique que l’ancien premier ministre John A. Macdonald, qui était aussi responsable des Affaires autochtones  (1878-1888), avait un plan « cruel mais efficace » pour assurer la coopération des Autochtones au sein des réserves[46]. Par l’éradication des bisons, l’administration de Macdonald a contraint les Autochtones à dépendre entièrement des rations alimentaires qu’on leur donnait[47]. En cas de soulèvement dans les réserves, le gouvernement coupait les vivres. Cette politique de la famine mena à une soumission fulgurante des peuples autochtones. La malveillance des politiciens canadiens d’antan auprès des Premières Nations a donc eu un impact considérable sur les conditions de vie misérables des Autochtones par la suite. On estime qu’entre 1884 et 1894, les populations de plusieurs réserves ont décliné de moitié dû à la malnutrition, au surpeuplement, à la mauvaise hygiène et aux politiques oppressives du gouvernement canadien[48]. Daschuk affirme même que le Canada moderne s’est essentiellement construit par un nettoyage ethnique et un génocide des Premières Nations[49].

Le moment révisionniste à l’intention de la figure de John A. Macdonald

Il est certain qu’en tant que « premier premier ministre » du pays, John A. Macdonald bénéficie d’une aura symbolique particulière. On comprend certes le désir du gouvernement canadien d’honorer la mémoire de ce « père » de la Confédération. Cependant, le bilan politique de cet ancien homme d’État suscite aujourd’hui une réflexion et appelle à une action de nos gouvernants. Il semble peu pertinent de puiser au sein des politiques et discours de John A. Macdonald afin d’y recueillir une vision inspirante de la démocratie, de la diversité ou de la liberté comme le souhaitait Mélanie Joly en janvier 2016. Les révélations récentes à l’égard de John A. Macdonald vont peut-être avoir raison de la glorification de sa mémoire.

Le travail de recherche remarquable de Daschuk – qui a remporté le Prix John A. Macdonald en 2014 pour l’ouvrage d’histoire emmenant la contribution la plus significative à la compréhension du passé au Canada – a changé la perception que plusieurs avaient de John A. Macdonald. Les politiques à l’égard des Premières Nations, opérées sous la gouverne de « Sir John A. », sont désormais insupportables pour de nombreux citoyens. Dans un contexte où de plus en plus de gens sont conscientisés sur les affaires autochtones, une commission de vérité et réconciliation a été mise sur pied dans le but de « reconnaître l’injustice et des torts » commis au sein de « pensionnats autochtones », et de renouveler les relations entre les Premières Nations et les Canadiens[50]. Ouverts en 1883 pour assimiler les Autochtones, ces établissements gérés par des religieux ont vu des milliers de personnes subir des sévices corporels et sexuels[51]. Inutile de rappeler que Macdonald était très favorable à la multiplication de ces pensionnats, qui étaient à son avis la solution pour « éliminer l’indianité ». Cette position insensée a été décriée par la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, en mai 2015[52], qui a d’ailleurs qualifié le programme d’assimilation des Autochtones du gouvernement Macdonald à un « génocide culturel ».

À un moment où l’ancien premier ministre est vivement critiqué, on comprend mieux pourquoi les monuments à l’image de Macdonald, placés dans nos espaces publics, sont attaqués par des activistes partout au Canada. Est-ce que le maintien des statues à l’effigie de « Sir John A. » – un homme d’État qui a été directement responsable de traitements aujourd’hui dénoncés à l’égard des Premières Nations – est conséquent avec la volonté de réconciliation qui habite aujourd’hui le Canada ? Il semble qu’il y ait une contradiction évidente dans le fait de soigner les plaies d’un passé compromettant dans les pensionnats, et d’honorer simultanément la mémoire d’un politicien qui a contribué à les mettre en place. James Daschuk invitait même les communautés résidant au Canada à une discussion « franche et éclairée » sur la possibilité d’éliminer les statues de Macdonald de l’espace public[53].

Le retrait d’une œuvre d’art de l’espace public est une problématique à laquelle la ville de Montréal a déjà dû faire face. La statue en hommage à Claude Jutra, conçue par l’artiste Charles Daudelin (1920-2001), a été retirée d’un parc sur le Plateau Mont-Royal, en juin 2016, après que des graffiteurs eut écrit sur l’œuvre les mots dégradants « Pépé pédo ». Cette décision a eu lieu dans le contexte de révélations entourant le passé pédophile du cinéaste Claude Jutra (1930-1986) il y a plus de deux ans. La tempête médiatique que ces dénonciations ont provoquée a contraint le maire Denis Coderre à déclarer qu’il effacerait le nom de Claude Jutra de la toponymie montréalaise[54]. La ville a ainsi rebaptisé le parc où se trouvait la statue par le nom de « Ethel Stark » et renommé le «croissant Claude Jutra » dans Rivière-des-Prairies–Pointes-aux-Trembles par celui du « croissant Alice-Guy ». Ces décisions ont par la suite été critiquées par des intellectuels québécois – dont l’ex-juge Suzanne Coupal – en novembre 2016. Ces derniers considéraient que la société québécoise avait rayé de manière trop expéditive le nom de Jutra de l’espace public. Ils affirmaient qu’un questionnement plus approfondi sur la pérennité des œuvres culturelles, sur la pédophilie et sur le rôle des médias aurait été souhaitable dans cette affaire hautement médiatisée[55].

Une telle réflexion sur le rôle des tribunes médiatiques aurait peut-être permis d’éviter la situation paradoxale que l’on vit aujourd’hui à Montréal. Contrairement aux révélations sur Jutra, celles liées aux agissements de Macdonald n’ont pas suscité d’engouement médiatique considérable. Malgré la puissance des termes et locutions employés récemment par différents commentateurs pour dénoncer les délits de « Sir John A. » et les politiques du gouvernement conservateur des années 1880 (« génocide », « génocide culturel »), aucune réaction médiatique d’envergure ne s’est produite à Montréal, et le monument de l’ancien premier ministre trône toujours à la Place du Canada. Or, sans vouloir minimiser les abus sexuels de Claude Jutra, qui ont quant à eux provoqué un tsunami de réactions et entrainé la suppression de sa mémoire toponymique, les délits dont Macdonald est responsable sont d’une toute autre ampleur. Les traitements politiques différents réservés par la mairie de Montréal à l’égard de la mémoire de Claude Jutra et de celle de John A. Macdonald témoignent visiblement d’une incohérence dans les prises de position de l’administration.

Les actions politiques criminelles de « Sir John A. » – dont les répercussions ont été absolument dévastatrices sur le développement des Premières Nations – n’ont pas provoqué de décisions similaires à celles entourant la suppression de la mémoire de Claude Jutra dans l’espace public montréalais. En retirant la statue de John A. Macdonald du paysage, la mairie de Montréal se montrerait plus conséquente dans ses choix, d’autant plus que la Ville affiche désormais une sensibilité manifeste à l’égard des Premières Nations. En effet, lors de l’assermentation de la nouvelle mairesse Valérie Plante en novembre 2017, la séance s’est déroulée sous des auspices favorables aux revendications traditionnelles des Mohawks puisque l’on y avait proclamé haut et fort que Montréal constituait un territoire autochtone « non cédé »[56].

Une volonté d’enrayer certaines injustices passées à l’égard des Premières Nations se concrétise depuis un certain temps au Canada par la suppression des figures d’hommes célèbres associés au mauvais traitement des Autochtones. À Halifax, la statue du fondateur de la ville, Edward Cornwallis (1713-1776), a été retirée puisque ce dernier avait demandé une « chasse aux scalps de Micmacs en échanges de primes » en 1749[57]. La mairie de Montréal, sous l’égide de Denis Coderre, avait aussi promis de changer le nom de la rue Amherst. La mémoire toponymique du général anglais Jeffrey Amherst (1717-1797) devrait être chose du passé en raison de son ambition de procéder à l’élimination des Autochtones révoltés en 1763 en leur donnant des couvertures infectées par la variole. À Ottawa, le nom d’Hector Langevin, un ancien politicien conservateur que plusieurs considèrent comme « l’architecte » des pensionnats autochtones, a aussi été retiré d’un bâtiment fédéral[i].

De la même manière, on tente actuellement de réduire la visibilité de Macdonald. Une brasserie de la ville de Kingston, la « Sir John’s Public House » a décidé en janvier 2018 qu’elle changera de nom pour celui de « The Public House »[58]. Dans cette lignée, la Banque du Canada a annoncé le 8 mars dernier la substitution de la figure de « Sir John A. » sur les billets de banque canadiens de 10 $ pour celle de Viola Desmond, une militante noire qui s’est opposée à la ségrégation raciale et à la discrimination systémique qui sévissait en Nouvelle-Écosse dans les années 1940. Dans cette perspective, devrait-on retirer les statues de John A. Macdonald de l’espace public et les déplacer vers les musées? Sans effacer complètement la mémoire du politicien, on placerait les sculptures dans des lieux qui permettraient de les contextualiser plus adéquatement. Cette solution réduirait d’ailleurs les coûts de restauration liés au maintien des statues de « Sir John. A ». En 2010, la statue de John A. Macdonald à la Place du Canada a été restaurée au coût de 436 000 $. Au rythme où les sculptures sont abîmées par les vandales, les factures liées à la restauration de ces statues risquent d’être passablement plus élevées au cours des prochaines années au Canada.

[1]           Radio-Canada, « Une statue de John A. MacDonald vandalisée au centre-ville de Montréal », ICI Grand Montréal, 12 novembre 2017.

[2]           Pour en savoir davantage sur la statue de Macdonald au Square Dorchester, voir le site internet : Art public Montréal, « Monument à Sir John. A. Macdonald, 1895 », https://artpublicmontreal.ca/oeuvre/monument-a-sir-john-a-macdonald /.

[3]           Jean-François Nadeau, « John A. Macdonald : tout sauf un démocrate », Le 15-18, mercredi 3 février 2016.

[4]           Agence QMI, « La statue de John. A. Macdonald vandalisée », Le Journal de Québec, 11 janvier 2013.

[5]           Agence QMI, ibid., 11 janvier 2013.

[6]           Gouvernement du Canada, « Déclaration de la ministre Joly à l’occasion de la journée sir John A. Macdonald », Ottawa, le 11 janvier 2016.

[7]           Le 23 février 2018, une autre statue de John A. Macdonald a été vandalisée avec de la peinture verte et jaune. Voir l’article de CTV-Regina, « Sir John A. Macdonald vandalized in Victoria Park », CTV News Regina, 23 février 2018.

[8]           Voir Alan Freeman, « As America debates Confederate Monuments, Canada face its own historical controversy », The Washington Post, 28 août 2017. Voir également Ian Austen, « Canada, Too, faces a Reckoning With History and Racism », The New York Times, 28 août 2017.

[9]           Natasha MacDonald-Dupuis, « Des enseignants veulent rebaptiser les écoles portant le nom de John A. Macdonald », ICI Radio-Canada Toronto, 24 août 2017.

[10]         Frédéric Boily, John A. Macdonald. Les ambiguïtés de la modération politique,  Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2017, p. 34.

[11]         Donald Swainson, Sir John A. Macdonald. The man and the Politician, Kingston, Quarry Press, 1989, p. 9.

[12]         André Champagne, « John A. Macdonald », un premier ministre à l’héritage controversé », Aujourd’hui l’histoire, émission du mercredi 30 mars 2016.

[13]         Serge Bouchard, Les yeux tristes de mon camion, Montréal, Éditions du Boréal, 2017 (1ère éd. 2016), p. 169.

[14]         Frédéric Boily, op. cit, p. 25.

[15]         Jean-François Caron, « L’héritage méconnu de John A. Macdonald », Le Devoir, 8 janvier 2015.

[16]         À titre d’exemple, John A. Macdonald voulait « mettre son poing sur la figure » de l’homme politique et d’affaires, Alexander Donald Smith (1820-1914), avant que des témoins n’interviennent pour mettre fin à l’affrontement. Voir P.B. White, « The Political Ideas of John A. Macdonald », Les idées politiques des premiers ministres du Canada. Les conférences Georges P. Vanier, Ottawa, Les Éditions de l’Université d’Ottawa, 1968, p. 56. Par ailleurs, le duel avec Blake n’a jamais eu lieu. Voir Sarah Gibson et Arthur Milnes, Canada Transformed. The speeches of Sir John A. Macdonald, Mclleland et Stewart, 2014. Voir aussi Christopher Moore, The Court of Appeal for Ontario. Defining the Right of Appeal in Canada, 1792-2013, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 2014, p. 21.

[17]         Jean-François Nadeau, op. cit, mercredi 3 février 2016.

[18]         Frédéric Boily, op. cit, p. 64.

[19]         Cité par Jean-François Nadeau, « Faux-monnayeur », Le Devoir, 9 juin 2014. Le 6 février 1865, John A. Macdonald affirmait que : « In all countries the rights of the majority take care of themselves, but it is only in country like England, enjoying constitutional liberty, and safe from a tyranny of a single despot or of an unbridled democracy, that the rights of minorities are regarded. ». Voir John A. Macdonald, « Macdonald’s Speech at Quebec », Parliamentary Debate on the Subject of the Confederation of the British North American Provinces, Legislative Assembly, 6 février 1865.

[20]         À titre d’exemple, Alexis de Tocqueville, dans ses Souvenirs (1851), s’exprime sur les changements de positions politiques des opposants au suffrage universel dans le contexte de la révolution de 1848 : « Les conservateurs, qui avaient vu depuis six mois toutes les élections partielles tourner invariablement à leur avantage, qui remplissaient et dominaient presque tous les conseils locaux, avaient mis dans le système du vote universel une confiance presque sans limite, après avoir professé contre lui une défiance sans borne ». Voir Alexis de Tocqueville, Lettres choisies, Souvenirs, 1814-1859, textes réunis sous la dir. de Françoise Mélonio et Laurence Guellec, Paris, Gallimard, 2003, p. 908.

[21]         Alain Garrigou, « Le suffrage universel, « invention » française », Le Monde diplomatique, avril 1998, p. 22. Voir également Dominique Rupart, « Suffrage universel, suffrage lyrique chez Lamartine, 1834-1848 », Romantisme, vol. 135, no. 1, 2007, p. 9-21. 

[22]         Frédéric Boily, op. cit, p. 40.

[23]         Frédéric Boily, op. cit, p. 42.

[24]         Certains pamphlétaires français de la seconde moitié du XVIIIe siècle véhiculaient des discours très critique à propos de la démocratie. Par exemple, l’auteur du libelle intitulé Considérations sur l’Édit de décembre 1770, publié en 1771, craignait le régime démocratique pour les séditions populaires qui en émergeraient tôt ou tard : « Nous sçavons[sic] que dans la démocratie la sagesse ne préside pas à des loix[sic] dictées par une multitude aveugle, qui défait même bientôt, par des séditions particulières, l’ouvrage de l’assemblée générale ». Voir les Considérations sur l’Édit de décembre 1770, 1771, 92 p.

[25]         Durand Echeverria. The Maupeou Revolution. A Study in the History of Libertarianism : France, 1770-1774. Bâton Rouge et London, Lousiana State University Press, 1985, p. 155.

[26]         Comme l’écrit Ronald Hamowy : « The attitude of classical liberals toward democracy was always ambivalent, however. They were aware of the potential in an unbrided democracy for oppression of minorities by majorities ». Voir Ronald Hamowy, The Encyclopedia of Libertarianism, London, New Delhi, SAGE Publications, 2008. 664 pages.

[27]         Janet Azjenstat, Canadian Founding. John Locke and the Parliament, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 42.

[28]         Madeleine Blais-Morin, « Vives réactions à l’abandon par Trudeau de la réforme du mode de scrutin », Radio-Canada, publié le mercredi 1er février 2017.

[29]         Martin Petitclerc, « Chapitre 13 : Le travail et la classe ouvrière au XIXe siècle » dans Histoire de Montréal et de sa région, t. 1, Des origines à 1930, textes réunis sous la dir. de Dany Fougères, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 550.

[30]         Voir le site internet de Bibliothèque et Archives Canada, « La construction du Chemin de fer du Canadien Pacifique », https://www.collectionscanada.gc.ca/settlement/kids/021013-2031.3-f.html.

[31]         Guillaume Bourgault-Côté, « Un homme et son bicentenaire », Le Devoir, 14 janvier 2015.

[32]         Aaron Wherry, « Was John A. Macdonald a white supremacist ? », Macleans, 21 août 2012.

[33]         Selon Sylvia Sebastian, les thèmes de « race » et de « genre » marquaient des limites évidentes à la notion de « progrès » au XVIIIe siècle. On établissait une « hiérarchie des races » et certaines cultures ne connaissaient pas, selon ces classements, le sentiment d’amour. Les Africains étaient, selon Sebastian, décrits comme des animaux et les Asiatiques, comme des hommes jouissant d’une luxure entrainant la dépravation. Voir Silvia Sebastian, « “ Race”. Women and Progress in the Scottish Enlightenment » dans Women, Gender and Enlightenment, textes réunis sous la dir. de Sarah Knott et Barbara Taylors, Houndmills, Basingstoke, Hamshire, Palgrave Macmillan, 2005,  p. 89.

[34]         Voir le site internet de Denis Touret : « Les grands idéologues : Herbert Spencer », https://www.denistouret.fr/ideologues/Spencer.html.

[35]         Daniel Becquemont, « Une régression épistémologique : le darwinisme social », in Espaces temps, les Cahiers, 84-85, 2004, dans L’opération épistémologie. Réfléchir les sciences sociales, sous la dir. De Christian Delacroix, p. 92.

[36]         Dominique Aubert Marson, « Sir Francis Galton : le fondateur de l’eugénisme », Médecine/Sciences, vol. 25, no. 6-7, juin-juillet 2009, p. 641-645.

[37]         Carl Bouchard, « L’eugénisme, cette obsession de la pureté ethnique », Aujourd’hui l’histoire, émission du 30 mai 2017.

[38]         Richard Gwyn, « How Macdonald almost gave women the vote », National Post, 14 janvier 2015. Voir aussi Timothy Stanley, « John A. Macdonald’s Aryan Canada : Aboriginal Genocide and Chineese Exlusion », Activehistory.ca, 7 janvier 2015. http://activehistory.ca/2015/01/john-a-macdonalds-aryan-canada-aborigina….

[39]         Richard Gwynn, John A. The Man Who Made Us. The Life and Times of John A. Macdonald. Volume One : 1815-1867, Toronto, Vintage Canada, 2007, p. 245.

[40]         Maxime Laporte et Christian Gagnon, « À quand le limogeage de John A. Macdonald ? », Le Devoir, 11 janvier 2017.

[41]         Le nombre de lettres écrites par John A. Macdonald a été répertorié sur le site internet de Bibliothèques et Archives Canada, mis en ligne le 7 août 2008.

[42]         Jean-François Nadeau, « Montréal, la sudiste du Nord », Le Devoir, 15 août 2017.

[43]         Donald Swainson, op. cit., p. 133.

[44]         Jean-François Nadeau, « Riel, notre frère, est mort », Le Devoir, 15 avril 2016.

[45]         Voir le site du Gouvernement du Canada, « Les traités conclu avec les Autochtones au Canada », https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1100100032291/1100100032292.

[46]         Comme l’écrit James Daschuk : « Macdonald’s plan to starve uncooperative Indians into reserves and into submission might have been cruel, but it certainly was effective. With the exception of a few brief confrontations, contruction of the Canadian Pacific Railway west of Swift Current continued almost unabated ». Voir James Daschuk, Clearing the Plains. Disease, Politics of Starvation, and the Loss of Aboriginal Life, Régina, University of Regina Press, 2013, p. 127-128.

[47]         Jean-François Nadeau, Faux-monnayeur…,Le Devoir, 9 juin 2014.

[48]         James Daschuk, Clearing the Plains…., p. 162.

[49]         Comme le souligne James Daschuk : « The uncomfortable truth is that modern Canada is founded upon ethnic cleansing and genocide ». Voir Carol Goar, « Canada starved aboriginal people into submission : Goar », The Star.com, publié le 10 juin 2014. https://www.thestar.com/opinion/commentary/2014/06/10/canada_starved_abo…

[50]         Voir le site internet de la « Commission de vérité et réconciliation du Canada ». http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=19

[51]         La Presse canadienne, « Vandalisme à Kingston pour l’anniversaire de John A. Macdonald », La Presse, 11 janvier 2016.

[52]         Elle citait Macdonald : « L’objectif – je cite Sir John A. Macdonald, notre ancêtre vénéré – était de « sortir l’indien de l’enfant » et de résoudre ainsi ce qu’on appelait le problème indien. L’« indianité » ne devait pas être tolérée, elle devait plutôt être éliminée ». Voir Radio-Canada avec Globe and Mail, « Les Autochtones victimes d’un « génocide culturel », dit la juge en chef de la Cour suprême », Ici Radio-Canada Alberta, publié le 29 mai 2015. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/723002/genocide-culturel-beverly-mc…

[53]         Amélia MachHour, « John A. Macdonald, « un personnage complexe », Radio-Canada, 25 août 2017.

[54]         Amélie Pineda, « Montréal va retirer le nom d’un parc et d’une rue », Le Journal de Montréal, publié le 17 février 2016. 

[55]         Jean-François Nadeau, « Affaire Jutras : la vitesse a eu raison de la rigueur », Le Devoir, 17 novembre 2016.

[56]         Romain Schué, « « Montréal : territoire autochtone non-cédé » : polémique autour d’une phrase controversée », Métro, publié le 11 décembre 2017. http://journalmetro.com/actualites/montreal/1279460/montreal-territoire-….

[57]         Hugo de Grampré, « Place d’armes : controverse autour d’une plaque », La Presse, publié le 9 mars 2018, http://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/201803/08/01-5156662-pl…

[58]         Nicole Thompson, « Kingston Pub dropping reference to John A. Macdonald from its name », CTV News Ottawa, publié le 9 janvier 2018. https://ottawa.ctvnews.ca/kingston-pub-dropping-reference-to-john-a-macd…

Crédit photo : Pixabay

[i]             CBC.CA, « Une note interne soulève des doutes quant au véritable « architecte » des pensionnats autochtones », ICI Ottawa-Gatineau, publié le dimanche 13 août 2017, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1050118/gouvernement-federal-edific….

Trans Mountain et les Autochtones

Trans Mountain et les Autochtones

Depuis le 8 avril dernier, la politique canadienne est en ébullition. En effet, la compagnie Kinder Morgan a annulé « toutes les activités non essentielles et toutes les dépenses relatives au projet d’élargissement de l’oléoduc Trans Mountain » (1). Ce projet de transport d’hydrocarbures vise à agrandir l’actuel réseau Trans Mountain en construisant, parallèlement au tracé actuel, une autre ligne entre l’Alberta et la Colombie-Britannique. Cette décision a été prise en réponse aux mesures adoptées par le gouvernement Horgan de la Colombie-Britannique en janvier dernier. Ces mesures visent, entre autres, à restreindre le transport de pétrole bitumineux le long des côtes et à améliorer la réactivité des autorités en cas d’incidents comportant un déversement de pétrole. Il va de soi que ces mesures viennent faire obstacle au projet d’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan. C’est pourquoi la compagnie soutient qu’elle mettra fin au projet si la situation ne débloque pas avant le 31 mai 2018.

Le gouvernement Trudeau a vivement réagi à cette annonce, arguant que le projet Trans Mountain était dans « l’intérêt national » (2). Ainsi, depuis plusieurs semaines, les gouvernements du Canada et de l’Alberta tentent de convaincre la Colombie-Britannique de la nécessité d’aller de l’avant avec ce projet. Au passage, le gouvernement Trudeau n’a pas hésité à brandir la menace d’une intervention fédérale pour contraindre la Colombie-Britannique à accepter le projet de Kinder Morgan. Outre la mésentente entre le gouvernement fédéral et deux provinces, le dossier entourant l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain soulève de nombreux enjeux, notamment en ce qui concerne les communautés autochtones le long du tracé.

L’oléoduc Trans Mountain, en bref (3)

Construit en 1953, le réseau original de l’oléoduc Trans Mountain est toujours en fonction aujourd’hui. Il trouve sa source à Strathcona County, près d’Edmonton, en Alberta, pour finir sa course à Burnaby, en Colombie-Britannique. Ce tracé constitue près de 1150 kilomètres d’oléoduc. Le projet actuel de Kinder Morgan propose de construire un second oléoduc parallèle au premier. Cet agrandissement du réseau Trans Mountain ferait passer le débit de pétrole transporté de 300 000 à 890 000 barils par jour, ce qui représente une augmentation de 196 %.

Le 19 mai 2016, l’Office national de l’énergie (ONÉ) a approuvé la construction de la nouvelle ligne de Trans Mountain (4). La décision de l’ONÉ a été fortement remise en question lors de sa publication. Un comité ministériel mis sur pied par Jim Carr, ministre fédéral des Ressources naturelles, concluait que « le travail mené par l’Office national de l’énergie comporte de grandes lacunes » et que « les questions soulevées par […] Trans Mountain font partie des plus controversées au pays, voire dans le monde entier […] : les droits des peuples autochtones, l’avenir de l’exploitation des combustibles fossiles face aux changements climatiques, et la santé de l’environnement marin (5) ». Le 29 novembre 2016, le gouvernement Trudeau a à son tour approuvé le projet d’agrandissement du réseau Trans Mountain « sous réserve de 157 conditions juridiquement contraignantes qui aborderont les répercussions sur les peuples autochtones, les incidences socio-économiques et les impacts environnementaux que pourrait avoir le projet (6) ». L’annonce concernant le projet a suscité de vives réactions un peu partout au Canada, notamment en Colombie-Britannique. Gregor Robertson, maire de Vancouver, n’a pas caché sa déception à la suite  de la décision de Justin Trudeau tandis que des groupes comme l’Union des chefs autochtones de la Colombie-Britannique ont mis en place une pétition pour faire pression sur le gouvernement fédéral (7).

Les travaux préliminaires ont commencé dès septembre 2017. Selon Kinder Morgan, il s’agit d’un projet qui s’élèvera à 7,4 milliards de dollars et qui devrait générer 15 000 emplois durant sa construction et près de 37 000 emplois indirects après sa mise en marche. Ces chiffres ont été avancés dans une étude du Conference Board du Canada, commandé par Kinder Morgan (8). En audience devant l’ONÉ, Kinder Morgan avait pourtant mentionné « qu’en moyenne, 2500 personnes avaient travaillé directement pendant environ trois ans sur la construction du pipeline » tandis que le ministère des Ressources naturelles affirme que l’exploitation de Trans Mountain devrait occuper environ 440 personnes à temps plein (9).

Les droits des peuples autochtones

Bien évidemment, la présence de communautés autochtones sur le tracé de l’agrandissement de l’oléoduc amène de nombreuses questions quant à la légitimité et la pertinence du projet. Ces questions touchent tant à l’acceptabilité du projet par les communautés autochtones qu’aux droits qu’elles possèdent pour s’y opposer ou négocier son passage sur leurs territoires.       

Pour Jean Leclair, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal (UdeM) et spécialiste en droits des peuples autochtones, les positions autochtones concernant l’agrandissement de Trans Mountain doivent être nuancées. « Les non-autochtones ont tendance à percevoir les Autochtones comme un groupe uniforme, alors qu’en réalité, ces communautés sont divisées quant à la nature du projet, sur les mêmes bases que les communautés non-autochtones », explique-t-il. Bien que la plupart des communautés autochtones présentes sur le tracé de Trans Mountain s’opposent au projet, quelques communautés, comme celle de Whispering Pines/Clinton en Colombie-Britannique, y sont favorables (10). Pour le chef Michael LeBourdais, l’abandon du projet Trans Mountain pourrait mener à une action en justice contre le gouvernement de la Colombie-Britannique, qui serait alors responsable de la perte des 300 000 $ de taxes par année promises par Kinder Morgan (11). Il reste cependant que la majorité des groupes autochtones s’oppose au projet.

Le professeur Leclair mentionne au passage que les perspectives sur le projet divergent d’une communauté à l’autre, selon leur emplacement géographique. Pour les communautés autochtones de la côte pacifique, les possibilités de déversements découlant de l’augmentation du débit de Trans Mountain menacent directement leur mode de vie et leur environnement. Au contraire, les groupes autochtones des Prairies sont plutôt favorables au projet d’agrandissement, notamment pour des raisons économiques. « Il ne faut pas oublier que, dans l’Ouest, le secteur de l’extraction offre les meilleurs emplois pour les Autochtones de ces régions. [Elles et] ils ne sont pas différent[·e·]s de nous, [elles et] ils veulent des emplois, mais pas à n’importe quel prix », souligne le professeur Leclair. Selon Statistique Canada, en 2001, les emplois liés à l’exploitation des ressources naturelles figurent parmi les dix principales professions chez les Autochtones de l’Ouest canadien avec 5,7 % contre 1,4 % des emplois pour les non-autochtones. Ce secteur arrive en quatrième position (12).   

Ce genre d’enjeu met en lumière les droits que possèdent les peuples autochtones pour s’opposer au projet ou pour négocier son passage. Selon le professeur Leclair, « les gouvernements fédéral et provinciaux se doivent de consulter les communautés autochtones si le projet porte atteinte à leurs droits prouvés ou potentiels ». Par droit prouvé, M. Leclair entend les droits qui découlent de traités ou encore de jugements de la cour et qui sont actuellement reconnus. Le droit potentiel quant à lui se distingue du droit prouvé par la possibilité d’être reconnu par la loi, la Constitution ou un jugement de la cour. Ces deux types de droits s’ajoutent  aux droits constitutionnels que possèdent déjà les peuples autochtones.

Avec ces droits, les communautés autochtones qui habitent sur le territoire de l’éventuel agrandissement de l’oléoduc sont en mesure de ralentir le processus, mais pas de l’empêcher. Il faut noter que « le gouvernement du Canada a l’obligation légale de consulter et, le cas échéant, d’accommoder les peuples autochtones s’il a été établi que des droits de peuples autochtones et des droits issus de traités pourraient être enfreints (13) ». Ainsi, le gouvernement a le devoir de consulter les communautés autochtones, mais n’est pas tenu d’obtenir leur consentement pour aller de l’avant avec ce projet. « Procéder à la construction de Trans Mountain sans consulter les peuples autochtones serait une grave erreur politique de la part du gouvernement Trudeau qui vante les bienfaits de la réconciliation avec les Autochtones », souligne M. Leclair. Néanmoins, si la construction de l’oléoduc est faite sans prendre en compte les droits autochtones, il est tout à fait possible que la Cour suprême ordonne la démolition de certaines structures de l’oléoduc afin de respecter les droits reconnus, d’après le professeur Leclair.

En plus des leviers juridiques que possèdent les peuples autochtones, poursuit M. Leclair, ces derniers possèdent un poids politique non négligeable qu’ils peuvent utiliser pour se défendre devant les gouvernements. « Le coefficient de sympathie des communautés autochtones à l’international est une grande force pour elles. Le Canada est très soucieux de sa réputation internationale », explique-t-il. L’absence de prise en considération des droits et de l’avis des peuples autochtones par le gouvernement canadien pourrait avoir des répercussions par rapport à sa réputation à l’international. À titre d’exemple, on retrouve la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, dont plusieurs articles soutiennent notamment les droits au territoire (art. 10, 26, 27, 28, 29, 30, 32) (14).   

Trans Moutain : une nouvelle « Crise d’Oka »?         

Depuis le début de la saga entourant l’agrandissement de Trans Mountain, certains médias font circuler l’idée que la poursuite du projet par Kinder Morgan pourrait mener à une grave crise entre les communautés autochtones concernées et le gouvernement du Canada (15). Les communautés autochtones de l’Ouest semblent prêtes à faire valoir leur position, si jamais le gouvernement du Canada se refuse à les écouter. Depuis le dépôt du rapport de l’ONÉ favorisant l’acceptation du projet, plusieurs groupes autochtones font entendre leur opposition à la Cour d’appel fédérale (16).   

Pour le professeur Leclair, il est étonnant qu’il n’y ait pas eu d’autres crises majeures depuis celle d’Oka en 1990. « Longtemps, les Autochtones ont été opprimé[·e·]s. Alors, quand on se met à écouter une minorité, celle-ci devient rapidement plus ambitieuse », dit-il. D’après les dires de M. Leclair, les communautés autochtones sont présentement en pleine croissance et une grande majorité de la population autochtone actuelle est jeune. Faisant référence à une discussion qu’il a eu avec un chef autochtone, M. Leclair ajoute que « les jeunes n’ont plus la patience de leurs ainé[·e·]s. La construction de barrages sans consultation et des conventions comme celles de la Baie-James, [elles et] ils n’en veulent plus ». Le professeur Leclair qualifie ces projets de « seconde conquête ».

À la croisée des chemins

Pour Jean Leclair, il ne fait pas de doute que le Canada, avec le dossier de l’agrandissement de Trans Mountain, fait face à des « choix existentiels ». Aujourd’hui, le gouvernement de Justin Trudeau doit décider quel type de relation il veut développer avec les membres des Premières Nations. Les tentatives de réconciliation entre Autochtones et allochtones n’en sont qu’à leurs balbutiements. Les peuples autochtones possèdent des droits ancestraux qui leur permettent de faire valoir leurs intérêts et leurs choix. À la lumière des propos du professeur Leclair, ils semblent désormais plus décidés que jamais à faire entendre leurs voix.  

L’auteur tient à remercier le professeur Leclair pour sa disponibilité et ses réponses.

Crédit photo: Peg Hunter

(1) La Presse canadienne, « Kinder Morgan annonce la suspension des travaux de Trans Mountain », Le Devoir, 9 avril 2018. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/524754/kinder-morgan-cana…

(2) Radio-Canada, « Justin Trudeau réitère son appui au projet Trans Mountain », Radio-Canada, 10 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094247/kinder-morgan-trans-mountai…

(3) Sauf indications contraires, les détails du projet proviennent de la plateforme en ligne de Trans Mountain. https://www.transmountain.com/

(4) Anne-Diandra Louarn, « Feu vert de l’Office national de l’énergie pour le pipeline Trans Mountain », Radio-Canada, 19 mai 2016. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/782517/neb-one-pipeline-trans-mount…

(5) Alexandre Shields, « Pipeline Trans Mountain : manque de confiance envers l’ONE pour un projet très controversé », Le Devoir, 3 novembre 2016. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/483818/pipeline-trans-mou…

(6) Radio-Canada et La Presse canadienne, « Ottawa dit non à Northern Gateway, mais approuve Trans Mountain », Radio-Canada, 29 novembre 2016. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1002927/trudeau-annonce-projets-ole…

(7) Anne-Diandra Louarn, « Approbation de Trans Mountain : onde de choc et déception en Colombie-Britannique », Radio-Canada, 29 novembre 2019. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1002926/approbation-trans-mountain-…

(8) Radio-Canada, « La Vérif : combien d’emplois seront générés par le pipeline Trans Mountain? », Radio-Canada, 11 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094403/combien-emplois-genere-pipe…

(9) Ibid.

(10) Sébastien Tanguay et Laurence Martin, « Des chefs autochtones favorables à Trans Mountain », Radio-Canada, 17 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1095501/transmountain-kinder-morgan…

(11) Ibid.

(12) Jacqueline Luffman et Deborah Sussman, « La population active autochtone de  l’Ouest canadien », Statistique Canada, janvier 2007. http://www.statcan.gc.ca/pub/75-001-x/10107/9570-fra.pdf

(13) Gouvernement du Canada, « Sables bitumineux : Peuples autochtones », Ressources Naturelles Canada. http://www.rncan.gc.ca/energie/publications/18737

(14) Nations Unies, Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, mars 2008. http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf

(15) Bernard Barbeau, « Trans Mountain : une autre crise d’Oka pourrait se dessiner, disent des chefs », Radio-Canada, 13 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/a-la-une/document/nouvel…

(16) Ibid.