Les droits de la personne, 75 ans plus tard : des garanties menacées

Les droits de la personne, 75 ans plus tard : des garanties menacées

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando

Au fil des ans, les garanties prétendument fournies par l’ONU se sont grandement dégradées. En effet, il est inquiétant de constater que l’organisation semble dépassée, en plus d’être contrôlée par des pays puissants, et subordonnée aux impératifs d’un capital vorace qui marchandise tout. L’année 2023 a marqué le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, un document fondateur pour le monde occidental. Or, il est impératif de s’interroger sur la portée qu’il a de nos jours. Cette déclaration soi-disant universelle met de l’avant une conception de l’être humain inséparable des concepts de justice et de dignité. Elle est née des cendres de l’holocauste nazi. Évidemment, comme humanité, nous répudions ce génocide. Néanmoins et malheureusement, lorsque nous sommes aujourd’hui confrontés à des actes similaires, perpétrés contre le peuple palestinien, nous semblons en être peu indigné·e·s. Ce manque d’indignation est une caractéristique patente de la crise actuelle.

La Déclaration universelle des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) est la pierre angulaire de la fondation de l’ONU en 1945, organisation dont la noble visée était de promouvoir la paix, la coopération entre les pays et la protection des droits fondamentaux. Au fil des ans, les garanties prétendument fournies par l’ONU se sont grandement dégradées. L’organisation semble dépassée, en plus d’être contrôlée par des pays puissants et subordonnée aux impératifs d’un capital vorace qui marchandise tout. La protection des droits de l’homme, essentielle à l’ONU, est compromise par son incapacité à relever des défis fondamentaux. Les massacres qui ont lieu impunément en Palestine, par exemple, sont la preuve de son impuissance.

Trois quarts de siècle après la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’heure est à la réflexion et à l’action collective pour que la vie et la dignité soient universellement respectées. L’humanité est confrontée à d’énormes défis, tels que l’accroissement des inégalités dans le monde et l’effondrement du climat, que les Nations unies semblent incapables de relever efficacement. Selon OXFAM, le 1 % des plus riches ont accumulé 63 % de la richesse produite dans le monde en 20201OXFAM, « Depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté près de deux fois plus de richesses que le reste de l’humanité », 1er janvier 2023, récupéré sur : https://www.oxfam.org/es/notas-prensa/el-1-mas-rico-acumula-casi-el-doble-de-riqueza-que-el-resto-de-la-poblacion-mundial-en (consulté le 16 février 2024). Il ne s’agit pas d’un accident, mais le résultat d’efforts concertés et de coercition. Cela constitue en soi un échec retentissant des idéaux de l’ONU, d’un monde « fondé sur le droit » qui respecte la justice sociale et environnementale.

Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et les récentes déclarations d’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, la planète entame un effondrement climatique et il a déclaré sans mâcher ses mots : « nous avons déclenché l’enfer »2RTVE, « La ONU alerta a los líderes mundiales sobre el peligro del cambio climático: Hemos abierto las puertas del infierno », 20 septembre 2023, récupéré sur :  https://www.rtve.es/noticias/20230920/onu-cambio-climatico-puertas-infierno/2456430.shtml (consulté le 16 février 2024), soulignant que les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat sont encore loin d’être atteints et l’inefficacité des 28 COP qui ont déjà eu lieu. Il s’agit là d’un autre grand échec de ces organisations à faire respecter les droits de la personne. Le récent rapport sur l’état d’avancement des objectifs de développement durable (ODD), édition spéciale, montre que plus de la moitié du monde accuse des retards, que les progrès sur plus de la moitié des objectifs sont faibles et insuffisants, et que, pour un tiers d’entre eux, on observe une stagnation ou même une régression. Or, ce sont des objectifs qui concernent des sujets essentiels tels que la pauvreté, la faim et le climat. Si nous n’agissons pas maintenant, l’Agenda 2030 pourrait devenir l’épitaphe d’un monde qui aurait pu être. Dans tous les cas, le rapport indique qu’il pourrait s’agir d’une promesse en péril. Les efforts déployés à ce jour à l’échelle mondiale ont été insuffisants pour obtenir le changement dont nous avons besoin, mettant en péril cet engagement pour les générations actuelles et futures3ONU, « La población refugiada y desplazada en el mundo alcanza los 110 millones de personas », 9 octobre 2023, récupéré sur : https://news.un.org/es/story/2023/10/1524752 (consulté le 16 février 2024).

L’étude intitulée Hunger Hotspots :  Warning of Acute Food Insecurity est particulièrement intéressante. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) y souligne que les conflits, les conditions climatiques extrêmes, la crise économique, la dette publique excessive, les effets de la pandémie de COVID-19 et les répercussions de la guerre en Ukraine plongent des millions de personnes dans la pauvreté et la faim aux quatre coins de la planète4FAO, Hunger Hotspots, janvier 2023, récupéré sur : https://www.fao.org/3/cc0364en/cc0364en.pdf (consulté le 16 février 2024). OXFAM prévient également que 700 millions de personnes dans le monde pourraient être déplacées en raison de graves pénuries d’eau d’ici 2030.

Pendant ce temps, la population mondiale de réfugiés et de personnes déplacées dépasse les 110 millions de personnes et continue d’augmenter5Op. cit., note 4. La nécessité d’aider les personnes qui ont été forcées de tout quitter pour sauver leur vie s’accroît et l’agence des Nations unies pour les réfugiés qui leur fournit un accompagnement et un soutien ne dispose pas de ressources suffisantes pour répondre à l’ampleur des besoins. Rien ne change en ce qui concerne les droits de l’enfant : quelque 400 millions d’enfants, soit environ 20 % de la population mondiale, vivent dans des zones de conflit ou les fuient. Le Comité des droits de l’enfant souligne aussi le degré des brutalités perpétrées à Gaza. Il faut indéniablement en faire plus pour défendre les droits des enfants dans un monde de plus en plus menacé par les conflits, l’appauvrissement et les répercussions de la crise climatique6ONU. (20 de noviembre de 2023). « Los derechos de los niños están en peligro 34 años después de la adopción del tratado para protegerlos », récupéré sur : https://news.un.org/es/story/2023/11/1525812 (consulté le 16 février 2024).

En 2023, l’ONU a fonctionné avec un déficit de 650 millions de dollars et l’année 2024 ne s’annonce pas mieux, selon le chef de l’agence, qui indique que les conflits sont la principale cause de fuite des populations7ONU. (9 de octubre de 2023). « La población refugiada y desplazada en el mundo alcanza los 110 millones de personas », récupéré sur : https://news.un.org/es/story/2023/10/1524752 (consulté le 16 février 2024), tandis que les investissements visant à accroître la capacité de guerre et de destruction des pays puissants augmentent de manière exorbitante. La méfiance croissante et la désinformation s’ajoutent à ce sombre tableau. Les médias polarisent la société et paralysent les communautés. La science est attaquée et les mesures de sauvetage économique pour les plus vulnérables arrivent trop lentement ou n’arrivent pas du tout, sous la forme d’un crédit qui étouffe les gens et leurs générations futures. La discrimination raciale et ethnique reste un problème dans de nombreux pays, avec une discrimination et une violence systématiques fondées sur la race ou l’appartenance ethnique. La liberté d’expression est soumise à des restrictions. Les journalistes, les militants et les détracteurs du gouvernement faisant l’objet de menaces, d’arrestations, de censure et même d’élimination physique.

La répression politique gagne du terrain dans le monde entier alors que l’Occident s’obstine à entraîner le monde dans de nouvelles guerres : l’Ukraine, la bande du Sahel en Afrique, le déploiement d’armes de destruction massive dans le Pacifique, de nouveaux territoires de tension et d’intérêts géopolitiques particuliers. Enfin, pour terminer cette année 2023, nous assistons à un génocide télévisé. Israël, les Etats-Unis et l’Europe se rapprochent dans leur dessein destructeur et irrationnel, générant des souffrances extrêmes, sans que les États « garants des droits » ne prennent une position forte pour empêcher cette tragédie.

Les droits de la personne, le droit international humanitaire, le monde fondé sur des règles, le concept d’État et, somme toute, les fondements de la modernité ne semblent plus avoir de sens au regard de toute cette barbarie effrontée. Non seulement des milliers d’êtres humains qui n’ont rien à voir avec le conflit sont anéantis, mais tout un peuple et toute une culture menacent d’être détruits, sans parler des survivant·e·s qui sont affamé·e·s et contraint·e·s de vivre dans des conditions sanitaires déplorables. Un rapport récent prédit une famine sans précédent à Gaza si le conflit se poursuit8FAO, « Gaza frente al hambre: nuevo informe pronostica una hambruna si el conflicto continúa », 21 décembre 2023, récupéré sur : https://es.wfp.org/noticias/gaza-frente-al-hambre-nuevo-informe-pronostica-una-hambruna-si-el-conflicto-continua (consulté le 16 février 2024). Il ne s’agit de rien de moins qu’une attaque contre l’humanité, mais il est difficile de reconnaître cette réalité sans d’abord reconnaître les espoirs de transformation qui animent les peuples. L’Amérique latine, sa diversité et ses peuples en fournissent de nombreux exemples. L’ère des peuples est arrivée. Il est temps que, de l’Amérique latine, émergent, dans toute leur diversité, des luttes conscientes pour la défense de l’eau, des coutumes, de la vie et du territoire.

L’anniversaire de ces 75 ans doit marquer le début de quelque chose de différent et de cohérent dans la recherche d’un monde plus juste et plus équitable. Nous sommes peut-être la dernière génération qui a encore la possibilité de transformer les relations que nous entretenons les uns avec les autres pour qu’elles se développent dans le respect, l’équité et la dignité. La survie de la vie et de l’espèce humaine sur la planète en dépend

CRÉDIT PHOTO : Pixabay


Démocratie et paix en Colombie

Démocratie et paix en Colombie

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Tout au long de son histoire, la Colombie a été gouvernée selon un modèle de gouvernance qui satisfait aux intérêts de la minorité au pouvoir, prête à mettre le pays à feu et à sang pour le garder entre ses mains. Parallèlement, il existe des soulèvements populaires qui réclament sans relâche des droits, le respect de leurs modes et leurs projets de vie sur le territoire. L’histoire de la Colombie est celle d’une minorité qui a la tête dans le sable et qui s’impose par la force. C’est aussi le récit d’une classe sociale privilégiée qui profite de la misère et de l’exploitation de larges couches de la population. Des accords existent entre le pouvoir officiel et le pouvoir officieux pour empêcher les paysan·ne·s d’accéder à la terre, aux possibilités d’avancement et à une participation politique effective. Les conséquences sont, d’une part, une accumulation de privilèges, de terres et de possibilités dans les mains de quelques-uns et, d’autre part, la configuration d’une démocratie bancale, endettée, une démocratie capturée1Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando..

Cette réalité a donné lieu à des conflits et des guerres qui perdurent, pour le droit à la terre, le droit d’exister comme peuple, comme parties prenantes ayant droit au pouvoir, et maintenant, avec une énergie renouvelée, pour la défense du territoire, des fleuves, des forêts et de la vie. En Colombie, le refus de laisser les mouvements d’opposition accéder au pouvoir a engendré une situation sans issue. Il n’est donc pas étonnant que l’histoire du pays soit jalonnée d’accords non respectés. Elle est entachée par un génocide permanent, physique, épistémique, symbolique et par une lutte sans relâche pour sa sauvegarde. Il s’agit d’un aspect de l’histoire qui tend à être nié.

Nous avons subi une participation simulée et fictive, un grand mirage. Des espaces d’expressions ont été créés pour diminuer les tensions sociales, mais plus le temps passe et moins les choses changent : les promesses oubliées par le pouvoir se transmettent de génération en génération. Les avancées mineures sont systématiquement dues aux luttes populaires constantes. À titre d’exemple, le pouvoir n’a jamais donné suite aux promesses de la Constitution de 1991. En effet, 31 ans plus tard, le pays traîne de la patte derrière les objectifs fixés par cette dernière. Nous sommes l’un des pays les plus inégaux, avec une pauvreté et une misère généralisée. Le peuple est exclu et le territoire se trouve toujours aujourd’hui entre quelques mains fortunées. Une minorité accumule une richesse extraordinaire, comme le montre Luis Jorge Garay dans son livre le plus récent sur les dynamiques des inégalités en Colombie2Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.. Dans ce contexte, il sera très difficile d’apporter des changements fondamentaux et la voie qui mène vers la paix est particulièrement complexe.

Les promesses jamais tenues

Malgré le récent accord de paix, historique, signé entre les FARC-EP et l’État colombien (2016), les mêmes dynamiques perdurent. D’une part, sept ans après la signature de l’accord, la pleine mise en œuvre de ses principes fondamentaux reste à faire, comme en font état les rapports de l’Institut Kroc3https://kroc.nd.edu/, chargé d’effectuer le suivi. Le seul point mis en œuvre est le dépôt des armes et la participation des commandant·e·s de la guérilla au Congrès de la République (Congreso de la República)4Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.. La mise en œuvre des autres points se bute à des obstacles de taille, en particulier le premier point, qui concerne la réforme de la gestion des régions rurales. Parallèlement, sous le gouvernement Duque (2018-2022), le conflit et la violence armée se sont intensifiés et des scandales de corruption relatifs à l’argent destiné à la mise en œuvre de l’accord ont éclaté5Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023). Ces échecs ont justement entraîné l’émergence de plusieurs groupes armés qui contrôlent maintenant les régions où l’État n’était pas présent.

De son côté, le gouvernement de Gustavo Petro (2022- ), qui s’est lui-même désigné comme gouvernement du changement, a proposé une stratégie appelée Paix totale (Paz Total). Elle vise l’abandon total de la violence politique et le retour sur les accords non respectés, et ce, afin d’améliorer les conditions de vie des communautés dans les territoires touchés par la négligence et la violence de l’État, à élargir la participation politique pour que le peuple puisse définir son présent et son avenir. Cela implique donc, d’une part, de respecter la Constitution de 1991 et, d’autre part, d’élargir et d’approfondir l’exercice de la démocratie.

La Loi 2272 de 2022 a été adoptée à cette fin. Elle vise une extension de la loi sur l’ordre public (Loi 418/97) en y apportant des modifications. Le gouvernement de Gustavo Petro, reprenant les instruments juridiques du passé et se dotant de nouveaux instruments, cherche donc à relever plusieurs défis majeurs :

1) respecter l’accord de paix signé avec les FARC-EP;

2) faire avancer, dans une logique de dialogue, les processus de négociation avec les groupes insurgés tels que l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional — ELN);

3) discuter de la question de savoir si certains des groupes dissidents des FARC-EP pourraient être reconnus comme insurgés.

Pour l’instant, tout indique que les groupes dissidents connus sous les noms d’État major central (Estado Mayor Central (EMC) et la Nouvelle Marquetalia (Nueva Marquetalia NM), seraient effectivement insurgés. La Loi permet des dialogues sociojuridiques avec les groupes qu’elle désigne comme « criminalité aux répercussions importantes », des groupes hérités du paramilitarisme et du crime organisé, qui sont plus étroitement liés au trafic de drogue et à d’autres activités illégales, afin de rechercher des voies de réconciliation et d’obtenir des avantages juridiques et des accords protégeant leurs biens et l’argent obtenus grâce à leurs activités criminelles6KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023).

Il s’agit d’une entreprise de grande envergure. Aujourd’hui, environ sept processus de paix sont en cours dans tout le pays. Par exemple, dans le port de Buenaventura, sur la côte pacifique, un processus est mené entre des groupes illégaux de trafic de drogue et des groupes de la Sierra Nevada de Santa Marta. C’est la même chose à Medellín avec les groupes paramilitaires,  dont les activités criminelles entraînent des répercussions importantes, comme le groupe paramilitaire Clan del Golfo, et les groupes Farc dissidents susmentionnés, qui prennent de l’importance et qui s’autonomisent. Or, un seul processus a récemment connu des avancées significatives : les négociations entre l’ELN et le gouvernement national. À cet égard, le président Gustavo Petro a affirmé :

« Il y aura des gens qui négocieront avec le gouvernement des options pour mettre fin à une guerre insurrectionnelle de plusieurs décennies, qui doit se terminer définitivement sans échos pour que la société colombienne puisse être le vrai maître du pays, le vrai maître des destinées de la Colombie. Il s’agit la démocratie réelle et pacifique dont nous avons besoin dans ce pays. La loi est donc signée ». Il a également précisé que « c’est maintenant à notre commissaire à la paix, Danilo Rueda, de mettre en œuvre une grande partie de cette réglementation. »7« Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)

L’ELN et la demande de participation

L’idée de centrer les négociations sur la participation populaire n’est pas nouvelle. Elle a marqué le discours de paix et les propositions de l’Armée de libération nationale (ELN) tout au long de l’histoire. Selon les termes de son commandant en chef, Antonio García :

La proposition initiale de l’ELN portait sur la construction d’une voie de sortie de la crise en comptant sur la participation active de la société. Cette proposition est née dans un camp de guérilla au sud de Bolívar au début de février 1996 et a été appelée Convention nationale, puis elle a été discutée dans d’autres camps. Le contenu de la proposition a ainsi été enrichi pour devenir la proposition collective de l’ELN8« La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023).

Déjà lors des pourparlers, le point crucial ou le mot le plus souvent répété était « participation », et ce, jusque dans les dialogues de la fin des années 90, y compris au Venezuela et à Cuba, où l’idée d’impliquer la société dans les discussions sur la paix a commencé avec des réunions organisées par secteurs d’activité. Les dialogues de Puerta del Cielo et de Mayence méritent d’être mentionnés. L’idée a mûri pour devenir ce que l’on a appelé l’Accord national, puis le Dialogue national, chacun ayant pour objectif de construire un large consensus social pour contribuer à la transformation de la société. Sous le gouvernement d’Álvaro Uribe (2002-20010), la guérilla a également organisé des dialogues exploratoires et, dans plusieurs réunions, la participation des divers secteurs de la société a été à nouveau au centre des discussions : entrepreneur·e·s, syndicats, étudiant·e·s, paysan·ne·s, peuples autochtones, et bien d’autres ont pu s’exprimer dans la Casa de Paz, qui a rendu ces échanges possibles en toute sécurité.

En 2014, sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2020-2018), une nouvelle tentative de négociation entre les mouvements insurrectionnels et l’État a été lancée, avec pour mot d’ordre, encore une fois, la participation. En effet, l’ordre du jour des négociations, convenu d’avance, contenait six points, dont trois sont dédiés à la participation effective de la société :

1. la participation de la société à la construction de la paix;

2. la démocratie pour la paix;

3. la transformation de la paix.

À l’arrivée au gouvernement d’Iván Duque (2018 – 2022), le processus a été confronté à des obstacles et des surprises, à tel point qu’il est suspendu (2019). Qui plus est, au-delà de ce qui a été convenu, dans une attitude hostile et vindicative, le gouvernement a empêché la mise en œuvre des protocoles de retour de la délégation de paix à Cuba et a renouvelé les mandats d’arrêt à l’encontre de dix négociateur·trice·s. Le processus a depuis repris sous le gouvernement de Gustavo Petro, dans le cadre de la Paix totale.

Les limites qui menaient auparavant le processus avec les FARC ont été dépassées. La maxime « rien n’est convenu tant que tout n’est pas convenu » semble prévaloir, ce qui facilite l’élaboration d’accords, ainsi que leur respect et leur mise en œuvre. En outre, il est possible de construire une vision commune de la paix, quelque chose de nouveau et d’inédit qui facilite la compréhension entre les parties9Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023) . Les avancées réalisées auparavant ont été maintenues et les négociations se poursuivent, avec l’accent mis sur l’élargissement de la participation. Ainsi, l’accord 9 est conclu, précisant le mécanisme à suivre pour assurer la participation effective de la société :

Un Comité national de participation (CNP) est nommé, composé de 30 organisations sociales, qui délèguent des membres pour un total de 81 personnes issues des mouvements sociaux et des diverses régions10« Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid.

Le CPN a pour fonction ou objectif d’entamer un processus participatif afin d’établir une méthodologie de participation qui devrait être rendue publique en février 2024. Ce sera le point de départ d’un grand processus national de participation qui se déroulera de février 2024 à mai 2025. Ce processus se conclura par la consolidation d’un Grand Accord national, un document qui rassemble les positions, les besoins, les voies d’action et de transformation du pays, afin d’approfondir les changements structurels historiques dont la société a besoin pour penser à une paix concrète, avec des changements fondamentaux.

Une fois que ce processus vers un Grand Accord national aura été conclu, les parties reprendront ce document fondamental pour avancer sur les trois derniers points prévus pour les négociations :

4. les victimes;

5. fin du conflit armé;

6. le plan général de mise en œuvre des accords entre le gouvernement national et l’ELN.

Parallèlement au processus de participation, des mesures humanitaires seront mises en œuvre dans les territoires affectés par un conflit armé intense qui perdure. À cet égard, un cessez-le-feu national bilatéral temporaire a également été conclu. Ce dernier devrait permettre une amélioration de la situation et pourra être prolongé dans le temps, le cas échéant. Les obstacles seront nombreux, qu’ils soient logistiques, liés au manque de ressources, politiques et idéologiques, ou des difficultés vécues par les grands médias. Un autre obstacle majeur est la montée du paramilitarisme, qui vise l’extermination des mouvements sociaux en association avec des secteurs puissants du pays. Les défis seront nombreux, y compris les contraintes pédagogiques, méthodologiques et temporelles pour la systématisation de l’essentiel des informations qui en résulteront. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un événement historique qui pourrait établir un système de participation populaire autonome, une sorte de congrès populaire qui permettrait d’articuler les luttes sociales et politiques, de favoriser le changement et de le défendre lorsque les conditions le justifient.

CRÉDIT PHOTO : Canva


  • 1
    Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando.
  • 2
    Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.
  • 3
  • 4
    Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.
  • 5
    Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023)
  • 6
    KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023)
  • 7
    « Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)
  • 8
    « La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023)
  • 9
    Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023)
  • 10
    « Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid
Des villes qui dépouillent, rendent malades et dépriment : Medellín

Des villes qui dépouillent, rendent malades et dépriment : Medellín

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando

La ville idéale et idéalisée, où l’on ne pense qu’à l’avenir, à la paix et à la tranquillité, cache derrière elle une logique de marché qui influence les pratiques de planification urbaine et les décisions publiques, tout en restant camouflé derrière un discours de façade prônant le progrès pour tous·tes. Le contrôle est à la fois sa grande force et sa grande faiblesse. En effet, ce contrôle diffus des autorités permet des alliances entre des acteurs légaux et illégaux, des forces unies par des charnières solides qui permettent une coordination parfaite et qui maintiennent en vie la machine productive du capital, peu importe si elle œuvre dans la légalité ou non.

En fait, Medellín est l’illusion d’une ville charmante, harmonieuse, pacifiée, le résultat d’une histoire typique d’un urbanisme néolibéral. En somme, il s’agit de la ville du déni, qui cache et invisibilise l’évidence, l’injustice sociale, spatiale, structurelle à des échelles colossales, le déni de l’avenir, les violations et les souffrances constantes et profondes. Il s’agit d’une ville qui invisibilise les contradictions de la lutte des classes directe et constante. La paix et la violation du droit à la ville sont des axes qui ne semblent pas se croiser, mais ils sont jumelés, entrelacés. L’un définit l’autre. Ce sont des questions complexes aux implications sociales, économiques et politiques.

Aujourd’hui, la ville (désormais district) de Medellín souffre de plusieurs maux structurels résultant d’une accumulation résultant de toutes les décisions prises par les gouvernements locaux et nationaux successifs, décisions qui ont favorisé la concentration du pouvoir, de richesses, des possibilités de mobilité sociale et de privilèges. Ce modèle de ville a été imposé par le sang et le feu et a donné vie à une ville néolibérale, configurée pour le marché, qui favorise la négation des droits et qui cache ses problèmes profonds. Or, nous avançons que ce sont ces problèmes qui doivent éclater au grand jour pour être solutionnés, et ce, pour avoir enfin la paix.

Ces réalités cachées

1. Déplacement forcé

En raison du conflit armé, la ville s’est développée en périphérie. De nos jours, ses habitant·e·s doivent vivre avec le contrôle exercé par les réseaux criminels paramilitaires qui entrainent des déplacements forcés. La municipalité est également bouleversée par des travaux d’aménagement urbain, par les changements climatiques et par la pauvreté et le manque d’emploi.

2. Inégalités socio-économiques

La ville de Medellín est l’une des villes de la région où les inégalités sont les plus importantes. Il n’y existe pas d’accès aux services de base, à un logement adéquat, à une éducation de qualité ou à des possibilités d’emploi. Même si la situation semble s’être améliorée, du moins dans les statistiques, elle reste très grave.

3. Inégalités d’accès aux transports

Le système de métro, unique en son genre dans le pays, exacerbe le manque d’infrastructures de transport adéquates. La ville accuse des inégalités criantes pour l’accès à ces services, ce qui rend plus difficile l’accès à l’éducation, la possibilité de se trouver du travail ou de participer à des activités de loisirs dans les différentes parties de la ville.

4. Marginalisation, groupes vulnérables

Il y a eu une augmentation significative du nombre de sans-abri, de l’extrême pauvreté, du nombre de personnes migrantes, de réfugiés, de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et d’autres groupes vulnérables qui se heurtent à d’énormes obstacles pour accéder aux services de base et participer à la vie sociale et culturelle de la ville1Susana Cogua, « ¿Por qué hay indígenas asentados a las afueras de un colegio público en Medellín? » Qhubo, 23 avril 2023. Récupéré sur https://www.qhubomedellin.com/solidaridad-qhubo/mi-ciudad/por-que-hay-indigenas-a-las-afueras-de-colegio-publico-en-medellin/ (consulté le 13 août 2023).

5. Manque de participation effective des citoyens

Il existe une participation miroir, fonctionnelle, sans impact réel sur la résolution des conflits structurels, ni sur la définition d’un modèle de ville qui se décline en politiques urbaines garantissant la prise en compte effective de leurs besoins et de leurs droits2Norela Mesa Duque, Daniela Londoño Días, Alfonso Insuasty Rodríguez et al., (2023). Desarrollo Urbano: Afectaciones Y Resistencias En Medellín. UNAULA : Medellín, 2023. Récupéré sur https://kavilando.org/lineas-kavilando/observatorio-k/9535-desarrollo-urbano-afectaciones-y-resistencias-en-medellin-libro (consulté le 13 août 2023).

6. Discrimination et ségrégation

L’existence de politiques de ségrégation est évidente, que ce soit pour favoriser le tourisme ou la promenade tranquille des étrangers. Cela accroît les barrières et la discrimination fondée sur l’ethnicité, le genre, l’orientation sexuelle ou le handicap et génère une forte ségrégation spatiale et accroît l’exclusion sociale3Sebastián Estrada, « Este martes será cercado El Parque Lleras como pasó con el Parque Botero », Caracol, 1er mai 2023. Récupéré sur https://caracol.com.co/2023/05/01/este-martes-sera-cercado-el-parque-lleras-como-paso-con-el-parque-botero/ (consulté le 13 août 2023).

7. Pollution environnementale

Medellín est l’une des villes où le niveau de pollution atmosphérique est le plus élevé du pays. Cela a des répercussions négatives sur la santé et le bien-être de ses habitants4Divulgación Científica UPB, « 5 datos que no sabías sobre la contaminación del aire en Medellín », UPB, 22 août 2019. Récupéré sur https://www.upb.edu.co/es/central-blogs/divulgacion-cientifica/contaminacion-aire-medellin (consulté le 13 août 2023).

8. Établissements informels, déficit de logements et logements inadéquats

Medellín abrite un nombre important d’établissements informels ou de bidonvilles, dans lesquels les conditions de vie sont précaires. Ils sont aussi le plus souvent sans accès aux services de base. Selon le Plan d’occupation des sols de Medellín (Plan de Ordenamiento Territorial de Medellín – POT), en 2019, il manquait 133 000 logements dans la ville. Au déficit quantitatif s’ajoute un déficit qualitatif, avec de nombreux logements qui ne répondent pas aux normes minimales de qualité.

Le modèle de ville configure les types de personnes qui habitent la ville

1. Travail du sexe et consommation de substances psychoactives

Dans les dernières années, l’industrie touristique de Medellín a connu une croissance importante. Par la même occasion, il y a eu une explosion de l’offre de services sexuels et de la consommation de substances psychoactives, ce qui implique d’importantes sommes d’argent5El Tiempo, « ONU denuncia Narco-Turismo en Medellín y turismo sexual », El Tiempo, 23 octobre 2012. Récupéré sur https://kavilando.org/lineas-kavilando/territorio-y-despojo/2114-onu-denuncia-narco-turismo-en-medellin-y-turismo-sexual (consulté le 13 août 2023).

2. La culture du traqueto

Renán Vega Cantor affirme que le traqueto se définit comme une manière de régler tout problème par la violence physique directe, en proclamant son machisme profond, en s’exhibant en public, avec des proches ou autres convives. C’est aussi faire étalage des meurtres commis et de dilapider au cours d’une soirée le paiement reçu pour avoir exécuté un assassinat ou transporté une cargaison de drogue en dehors du territoire colombien. La personne qui s’adonne au traqueto achète tout ce qui est à sa portée (femmes, sexe, amis), même si elle est pauvre, déteste les pauvres ou si, au nom de la morale catholique, elle déteste tout ce qui sent la lutte sociale dans le quartier, à l’école ou sur le lieu de travail. Il s’agit d’« un schéma culturel qui s’est répandu comme un idéal »6RenánVega Cantor, « La formación de una cultura “traqueta” en Colombia », 18 février 2014, Rebelión. Récupéré sur https://rebelion.org/la-formacion-de-una-cultura-traqueta-en-colombia (consulté le 13 août 2023).

3. Les personnes vivant dans la rue

Ce problème prend de l’ampleur. Au cours des trois dernières années, leur nombre a augmenté de 150 %, dépassant la capacité des autorités à faire face à de ce problème7El Colombiano. (). Habitantes en calle crecieron casi un 150% en 3 años, El Colombiano, 24 septembre 2022. Récupéré sur https://www.elcolombiano.com/antioquia/aumento-de-habitantes-de-calle-en-medellin-AO18701652 (consulté le 13 août 2023). Il faut dire que la volonté politique manque également. En outre, la ville compte 25 000 consommateurs de substances psychoactives qui sont à deux doigts de vivre dans la rue8El Colombiano, « Medellín tiene 25.000 drogadictos a un paso de ser habitantes de calle », El Colombiano, 8 janvier 2017. Récupéré sur https://www.elcolombiano.com/antioquia/la-drogadiccion-es-el-problema-mas-complejo-de-medellin-dice-secretario-de-inclusion-BM5718056 (consulté le 13 août 2023).

4. La population carcérale augmente

Depuis 2016, la surpopulation dans les centres de détention temporaire de Valle de Aburrá a doublé. Les postes de police sont parfois plein à 713 % de leur capacité et cela touche la population juvénile en particulier.

5. Suicides

Medellín a enregistré 214 suicides en 2022 et plus de 3 000 tentatives de suicide, des chiffre élevés à l’échelle nationale et latino-américaine, « l’angoisse face à un présent plein d’inconvénients, un avenir incertain et les pressions culturelles de la consommation et du succès, sont derrière les motivations qui abîment et rendent malades des milliers de personnes »9Libardo Sarmiento Anzola, « Medellín activa alarma por suicidios », DesdeAbajo, 20 avril 2023. Récupéré sur https://www.desdeabajo.info/ediciones/edicion-no-300/item/medellin-activa-alarma-por-suicidios.html (consulté le 13 août 2023) .

VICTIMES DU DÉVELOPPEMENT

À ce panorama, il faut ajouter la fabrication accélérée de victimes du développement face à l’avancée et à l’approfondissement de l’extractivisme urbain. Il s’agit d’un phénomène qui suit la voie de la dépossession, désormais accompagnée du discours du bien commun.

Selon une étude menée en 2017 auprès des communautés affectées par le développement urbain à Medellín, il s’agissait d’un phénomène croissant. En même temps, une première rencontre des communautés affectées par le développement a été organisée. En 2019, un rapport sur ce phénomène a été présenté par à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). La même année, une audience publique a été convoquée par le Congrès de la République, par l’entremise du représentant du parti Omar Restrepo Comunes. Pendant la pandémie, le harcèlement des familles lors d’expulsions de leurs maisons ou pour des travaux d’aménagement urbain n’a pas cessé. En 2021, la table ronde des victimes du développement et de l’administration municipale (Mesa de Interlocución Victimas del Desarrollo y Administración municipal) a été créée et un rapport a été dûment publié.

Après cet exercice, nous avons pu repérer ces répercussions.

Nous estimons qu’un total cumulé de plus de 9 826 000 de personnes a été affecté par la mise en œuvre des travaux de développement. Les chiffres pourraient en fait être beaucoup plus élevés et nous ne nous référerons qu’à quelques cas.

Total, personnes affectées par chaque macroprojet en 2021

MacroprojetTotal,
personnes affectées
Ramed de tramway Ayacucho2790
Metro Cable Picacho1750
Parc Bicentenario760
Pont de la Madre Laura2100
Tunnel Occidente226
Métro de la 80 (Barrio El Volador)2200
Total, personnes affectées9826

Source : Préparation propre (estimations basées sur le nombre de parcelles nécessaires et le nombre de personnes (en moyenne) par famille occupant chaque parcelle).

Ces répercussions générales sont donc mises en évidence :

AffectationAxes
Les inégalités se creusent et l’appauvrissement de la population s’accroît.La mise en œuvre du développement dans la ville et la destruction des entreprises de subsistance.
De nombreuses entreprises sont installées dans les maisons qui feront l’objet d’évictions, ce qui permet de réduire les coûts. Cela touche aux biens, aux idées d’entreprise et aux propriétaires d’entreprise. 
Les propriétés sont évaluées de manière irrégulière à bas prix et les paiements sont retardés. 
Passage de propriétaires à possesseurs déracinés. 
Effets psychosociaux et communautaires graves.L’individu est affecté sur le plan émotionnel : perte de vision de l’avenir, désorientation, dépression.   
Les conflits familiaux, l’éclatement de la famille, les conflits intergénérationnels et le manque d’efficacité au travail et dans les études sont accentués. 
Effets sociaux et communautaires : perturbation du tissu social, du voisinage, de la solidarité et de la subsistance. 
La démocratie et la crédibilité des institutions publiques sont fracturées.La manière dont ces travaux sont mis en œuvre et gérés est médiatisée par la tromperie, les menaces, les renseignements incomplets, la confusion, la désinformation, une logique de taxation descendante.
La participation est fonctionnelle, les besoins et les griefs des personnes concernées ne sont pas réellement pris en compte. 
Le temps, c’est de l’argent. C’est pourquoi les pressions augmentent à mesure que la bureaucratie prend du retard et il y a manque de diligence raisonnable. Les gens sont laissés à eux-mêmes dans un état d’anxiété. 

Source : Rapport 202110Hernán Darío Martínez Hincapié, Edison Villa Holguín, et Alfonso Insuasty Rodríguez (30 juin 2022), « El desarrollo urbano que impulsa la brecha de la desigualdad. Caso Medellín – Colombia », 14(1), 7-20. de https://kavilando.org/revista/index.php/kavilando/article/view/444 (consulté le 13 août 2023).

Medellín n’a pas eu l’intelligence de se mettre d’accord sur des solutions à nos graves problèmes. Il n’est pas intelligent d’être la ville la plus innovante du monde et en même temps l’une des plus inéquitables. Il n’est pas intelligent de vouloir développer un quartier d’innovation technologique et d’affaires et en même temps de ne pas pouvoir payer un prix juste pour le logement. Il n’est pas intelligent de construire le plus grand pont urbain du pays et de laisser, dans la tromperie, plus de 1000 familles sans logement. Il n’est pas intelligent de concevoir le système de Metrocable pour le quartier de La Paralela  sans penser à des solutions de logement décentes pour les 600 familles qui y habitent. Il n’est pas intelligent d’attendre que la Moravie brûle pour empêcher 256 familles de construire à nouveau et ne pas leur offrir de solution de logement définitive. Il n’est pas intelligent de laisser les familles pauvres résoudre seules leur problème de logement et de les accuser en même temps de ne pas respecter les réglementations et d’effectuer de la construction très risquée. Une société ne peut pas être intelligente si, après avoir subi 30 ans de guerre, elle ne se reconnaît pas comme une victime et ne veut pas de la paix. Le développement n’est pas intelligent s’il est construit sur la douleur11Op. Cit., note 10.

En 2023, avec l’avancement des travaux du métro léger sur la route 80, ces problèmes préexistant se sont aggravés en raison des mensonges, des retards, des abus, des tromperies, du manque d’information, des évaluations dérisoires et des répercussions ci-dessous. Plus de 594 propriétés ont été touchées et 725 l’ont été partiellement12Sergio Zuluaga, « Con 816 predios censados avanza la gestión sociopredial del Metro de la 80 », mairie de Meddellín, 12 décembre 2022. Récupéré sur https://www.medellin.gov.co/es/sala-de-prensa/noticias/con-816-predios-censados-avanza-la-gestion-sociopredial-del-metro-de-la-80/ (consulté le 13 août 2023) et plus de 10 000 entreprises ont été affectées13El Tiempo, « Los ‘sacrificados’ para que Medellín tenga un nuevo tramo del Metro », El Tiempo, 16 octobre 2020. Récupéré sur https://www.eltiempo.com/colombia/medellin/medellin-la-historia-de-los-afectados-por-la-entrega-de-predios-para-nuevo-tramo-del-metro-543358 (consulté le 13 août 2023). Le discours de la ville la plus innovante pèse lourdement sur les personnes qui s’y opposent et qui, contre elle, revendiquent leurs droits. En effet, elles sont aux prises avec leurs propres croyances et aux contradictions vécues au quotidien, à la répression, aux violations des droits de la personne et elles ne connaissent que trop bien le prix que leur coûte cette ville-illusion, cette « ville plus ». Il s’agit d’une réorganisation criminelle du territoire14Eulalia Borja Bedoya, José Fernando Valencia Grajales, et Alfonso Insuasty Rodríguez, (2022). « ¿Gentrificación o reordenamiento criminal del territorio urbano? Caso Medellín (Colombia) » Ratio Juris, 263-288. Obtenido de Revista Ratio Juris: https://kavilando.org/lineas-kavilando/observatorio-k/9339-gentrificacion-o-reordenamiento-criminal-del-territorio-urbano-caso-medellin-colombia (consulté le 13 août 2023).En référence à la chanson de Kortatu15Groupe de punk basque, actif de 1984 à 1988., sommes-nous condamnés à vivre et à habiter une « ville de merde »16Giuseppe Aricó, José A. Mansilla et Marco Luca Stanchieri, Mierda de Ciudad. Una rearticulacion crítica del urbanismo neoliberal desde las ciencias sociales. Bacelona : Pol-Len Edicions, SCCL, 2015.?

Et la paix?

Jusqu’à présent, nous n’avons pas parlé des réseaux criminels qui contrôlent les quartiers, les communes, l’économie locale et enfin, même la vie quotidienne et la participation politique, et ce, suivant une logique paramilitaire. Et la paix? C’est en effet la question la plus importante. Or, cette absence de paix est le symptôme d’un mal structurel que nous devons reconnaître et qui va de pair avec le modèle de ville autoritaire qui nous est imposé. Medellin est ville néolibérale qui doit être transformée. Enfin, si on veut la paix, il faut parler de ces problèmes structurels et leur trouver des solutions.

Et les résistances ?

Il y a de nouvelles organisations sociales ad hoc qui revendiquent des droits. Il y en a d’autres, plus anciennes, qui ont compris que la lutte est longue et elles en sont arrivées à une réflexion qui les amène à remettre en question le modèle de ville, qui leur a été imposé par le sang et le feu dans le cadre d’une alliance criminalité-entreprises-État. C’est une réalité qui doit être étudiée et soulignée.

Il y a plusieurs villes qui débattent de questions différentes en fonction de leur propre réalité, mais ces questions portent toutes sur les conséquences du même modèle. Il est impératif de gagner en qualification, en articulation et en mobilisation, et ce, afin de contester, d’une part, les outils de planification du prochain examen approfondi du plan d’occupation des sols, prévu pour 2027, conformément à la réglementation en vigueur et, d’autre part, afin de consolider un plan d’action commun de la ville, et ce, pour produire un ou des modèles de ville populaire pour aborder des questions qui n’ont pas été entendues, ou qui ont été ignorées ou étouffées. Nous souhaitons ainsi donner lieu à une planification insurgée, une sorte de libération urbaine permanente.

CRÉDIT PHOTO: FLICKR / Reg Natarajan


La lutte aux paradis fiscaux, encore et toujours

La lutte aux paradis fiscaux, encore et toujours

Cet article est d’abord paru dans le numéro 96 de nos partenaires, la revue À bâbord!

On apprenait récemment la publication d’un court essai intitulé Paradis fiscaux. Comment on a changé le cours de l’histoire. Le titre témoigne de la confiance des privilégiés qui, aux commandes des grands chantiers de réforme, s’assurent que le vent du changement tourne toujours en leur faveur.

L’auteur, Pascal Saint-Amans, était jusqu’à tout récemment directeur du Centre de politique et d’administration fiscales (CPAF) de l’OCDE. Pendant qu’il occupait cette fonction, il a supervisé l’élaboration de la réforme de la fiscalité internationale connue sous le nom de Solution à Deux Piliers, mesure intégrée au projet BEPS pour « Base Erosion and Profit Shifting » ou « Érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices ». Une réforme attendue, car censée refonder les principes des relations fiscales internationales, mais qui, à l’aube de son entrée en vigueur, menace de dissoudre la contestation citoyenne dans le processus de mondialisation capitaliste.

Réforme de la fiscalité internationale : un pétard mouillé ?

Le premier Pilier de la réforme vise les déformations produites, entre autres, par l’économie numérique en créant un nouveau droit d’imposition consistant à réallouer une partie des « surprofits » (taux de rentabilité dépassant 10 %) aux pays où l’activité économique a réellement lieu. Le second Pilier instaure un taux d’imposition minimal mondial des entreprises multinationales avec un chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions € (± 1,1 milliard CAD).

La proposition de réforme de l’OCDE fait, depuis sa signature en octobre 2021, l’objet d’importantes contestations. Des ONG reconnues – Oxfam ou le Tax Justice Network, par exemple – et des économistes de renom – Jayati Ghosh, Joseph Stiglitz, etc. – contestent le seuil d’imposition de 15 %, plutôt faible face au taux moyen d’imposition des sociétés de 22 % en vigueur dans les pays de l’OCDE. Par ailleurs, des États comme le Nigeria ont témoigné des lacunes démocratiques des négociations de l’OCDE. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour critiquer l’insuffisance de cet accord qui doit « changer le cours de l’histoire » des paradis fiscaux1Pour un sommaire de ces critiques, voir l’article de Lison Rehbinder, « Taxation des multinationales : une réforme insuffisante », Relations, no 818, 2022, p. 35-37..

Pourtant, ces critiques ne semblent pas trouver de relais médiatiques adéquats et peinent donc à opposer un contre-discours efficace à celui de l’OCDE, qui mène depuis peu une campagne autocongratulatoire. Chaque avancée, qu’elle soit véritablement décisive ou non, est tenue pour une preuve supplémentaire du succès indiscutable de l’entente parrainée par l’organisation.

Ainsi, en janvier dernier, l’OCDE annonçait en grande pompe une importante réévaluation à la hausse des retombées économiques attribuables à l’entrée en vigueur du second Pilier de la réforme – passant de 150 milliards à 220 milliards USD (202 milliards à 297 milliards CAD)2OCDE, « Selon l’OCDE, l’impact de la réforme de la fiscalité internationale sur les recettes sera supérieur aux prévisions » [en ligne], https://www.oecd.org/fr/presse/l-impact-de-la-reforme-de-la-fiscalite-internationale-sur-les-recettes-sera-superieur-aux-previsions.htm. Or, depuis peu, certains redoutent qu’un des mécanismes censés encourager les pays à adopter la réforme – l’impôt complémentaire minimum national3L’impôt complémentaire minimum national (ICMN) est une mesure d’imposition de droit interne arrimée aux règles du Pilier Deux. Il donne à l’état qui le promulgue le droit de capter les recettes fiscales autrement redistribuées à des juridictions étrangères au titre des règles principales instaurant l’impôt minimum mondial. Plusieurs paradis fiscaux notoires envisagent l’instauration d’un ICMN puisque celui-ci leur donnerait préséance sur les pays où l’activité économique a réellement lieu. – réduise les recettes anticipées dans plusieurs pays. Alors que les paradis fiscaux pourraient continuer d’attirer chez eux les profits des multinationales, les pays à fiscalité dite « normale » comme le Canada verraient leurs revenus amputer jusqu’à 97 %.

Quant au premier Pilier, la rumeur veut que celui-ci, dont le secrétaire général de l’OCDE Mathias Cormann espérait encore récemment l’entérinement rapide, soit mort au feuilleton. Comble de l’ironie pour un projet censé « changer l’histoire », qui voit l’une de ses mesures phares être refusée par les pays riches membres de l’OCDE, ceux-là mêmes qu’elle devait avantager.

Une grande opération de récupération

Ce qui change cependant avec cette réforme, c’est l’intégration officielle de la concurrence entre États au sein du système fiscal mondial. Comme l’a affirmé récemment l’économiste Gabriel Zucman, la réforme est « conceptuellement et philosophiquement déficiente4Forum économique mondial, « Is Global Tax Reform Stalling? » [en ligne], https://www.weforum.org/events/world-economic-forum-annual-meeting-2023/sessions/is-global-tax-reform-stalling.. »

D’une part, elle prévoit d’importantes exemptions qui auront pour conséquence de maintenir le taux d’imposition effectif des multinationales sous la barre des 15 %. L’une des exemptions les plus troublantes concerne l’absence de minimum d’imposition là où une activité économique substantielle est réalisée. Cela signifie que la concurrence fiscale est encore encouragée lorsqu’il s’agit d’une politique de développement économique. Ce faisant, la réforme ouvre un nouvel enfer sous nos pieds : les multinationales continueront de faire pression sur les gouvernements afin de magasiner leurs préférences fiscales et légales.

D’autre part, cette réforme lance le signal que les multinationales, acteurs économiques dominants, n’ont qu’à payer 15 % d’impôts alors que les PME et les particuliers dans la majorité des pays de l’OCDE sont imposé·es à des taux beaucoup plus élevés.

Soyons clairs : cette réforme vise à pouvoir déclarer que seul le phénomène des paradis fiscaux à 0 % d’imposition soit chose du passé. Or, ce modèle classique du paradis fiscal est aussi désuet que l’image d’île aux palmiers qui lui est associée. La réalité des paradis fiscaux et légaux est bien plus complexe et la réforme de l’OCDE cherche à la maintenir. Cette absence de profondeur reflète un manque de volonté de mettre fin au régime d’exception des paradis fiscaux. L’OCDE est moins gênée par les injustices dont ces législations complaisantes sont la source que par le fait que ces dernières grugent la confiance du public dans le projet de la mondialisation.

C’est d’ailleurs ce qu’affirmait Pascal Saint-Amans lui-même lors de sa dernière réunion à titre de directeur du CPAF5OECD, « 14th Meeting of the OECD /G20 Inclusive Framework on BEPS », [en ligne], https://www.oecd.org/tax/beps/oecd-g20-inclusive-framework-on-beps-meeting-october-2022.htm (à partir de 4h31min).. La réforme, dit-il, a pour but d’apporter du bon sens (common sense) à un système fiscal dans lequel la juridiction où sont déclarés les profits est artificiellement dissociée de la juridiction où sont réalisées les activités économiques réelles.  Une telle distorsion est « ce qui a conduit les gens dans les rues à penser que quelque chose n’allait pas et donc à rejeter la mondialisation. » Saint-Amans poursuit : « je pense que notre devoir, en tant que technocrates et politiciens, est de nous assurer que nous nous en tenons à ce bon sens et que nous veillons à ce que les règles produisent ce qu’elles sont censées produire. »

On décèle, dans cet énoncé creux, l’un des motifs sourds du projet de l’OCDE : conserver vivante la mondialisation capitaliste en l’arrimant à la notion consensuelle, mais vide, du « bon sens ». Ce dernier ne suffit cependant pas à faire oublier le pacte ruineux passé entre nos démocraties dites libérales et cette mondialisation qui, bafouant les droits et décuplant les inégalités, alimente la montée d’une droite autoritaire partout dans le monde. La réforme de l’OCDE n’est pas fondée sur le besoin d’une plus grande justice, mais sur celui de créer les conditions favorables à la poursuite de la mondialisation. Voilà pourquoi il ne pourrait être question d’aller plus loin qu’« un standard minimal c’est-à-dire un standard maximal » comme Saint-Amans le disait lors de la même occasion dans un lapsus révélateur.

Le titre du livre de Pascal Saint-Amans tient de la mauvaise blague. Comment on a changé le cours de l’histoire ? Réponse : en entérinant la tendance lourde de l’économie capitaliste pour laquelle les paradis fiscaux ne sont pas une excroissance anormale, mais bien un rouage essentiel. L’OCDE n’a nulle intention de lutter contre ces législations complaisantes : l’heure est à leur intégration officielle au sein de l’appareil fiscal international. L’accord de l’OCDE est un mirage de progrès.

La fin de la lutte ?

Une question s’impose au mouvement social pour la justice fiscale. Cette réforme ne fait que confirmer ce qui se produisait officieusement, tout en « renouvelant » la confiance du public en la mondialisation. Ce faisant, elle étouffe les contestations. Car la situation, telle qu’elle se profile actuellement, compromet les efforts qui ont été déployés au fil des années pour assurer une redistribution plus juste de la richesse à travers le globe. La lutte aux paradis fiscaux et aux injustices qu’ils génèrent a démontré l’efficacité de la mobilisation citoyenne sur cette question. Or, une proposition comme celle de l’OCDE – brandie comme un succès par nos gouvernements qui assurent nous avoir entendu·es – devient paradoxalement le principal obstacle à la mobilisation. Une fois la réforme adoptée, comment lutter en l’absence (apparente) d’une cause ? Le projet de l’OCDE ne se contente pas d’entériner la position dominante acquise par les grandes compagnies multinationales au fil des années : elle prévient également la naissance des foyers de contestation présents et à venir.

La dernière réforme de la fiscalité internationale datant des années 1920, nous n’avons pas le luxe de laisser cette occasion nous filer entre les mains. Il nous faut avoir le courage politique de mener la lutte à son terme.

Une campagne pour poursuivre la lutte

Le collectif Échec aux paradis fiscaux, à l’instar de plusieurs autres organismes œuvrant pour la justice fiscale ailleurs dans le monde, a pris acte de la nécessité de prévenir ce relâchement de la pression militante. Sa campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser »6Une présentation de la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » est disponible sur le site internet du collectif Échec aux paradis fiscaux : https://www.echecparadisfiscaux.ca/agir/demasquer-condamner-encaisser/. propose de poursuivre la lutte en tenant compte des mutations que le phénomène des paradis fiscaux a subies. En ramenant la lutte à sa plus simple expression, Échec aux paradis fiscaux souhaite rendre apparentes les causes des injustices fiscales afin de les cibler politiquement.

À la complaisance de l’OCDE, la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » répond par une demande politique claire, qui articule trois perspectives différentes, mais complémentaires sur la lutte aux paradis fiscaux ; le problème est à la fois présenté comme une zone d’ombre à éclaircir (Démasquer), comme une injustice à punir (Condamner) et enfin comme un outil de lutte contre les inégalités (Encaisser).

Cette campagne fournit des orientations claires à l’action politique dans une perspective de justice fiscale. Elle doit être lue comme un programme qui, à travers ses treize revendications, conjugue des luttes locales à des considérations internationales. La campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » évite l’une des difficultés typiques du problème des paradis fiscaux, difficulté qui est par ailleurs entretenue par l’OCDE : faire de la justice fiscale le débat hermétique d’une communauté experte. Les revendications que porte Échec aux paradis fiscaux sont ancrées dans des inquiétudes concrètes, qui illustrent l’incidence des paradis fiscaux sur l’organisation de la société. Le collectif est ainsi en mesure d’intervenir dans le débat politique afin de défendre une conception alternative du bien commun, comme en témoignent ses contributions aux consultations publiques7Consultez les publications du collectif à l’adresse suivante : https://www.echecparadisfiscaux.ca/agir/publications/.

Surtout, cette campagne est destinée à opposer un contre-discours à l’apparence de consensus qui règne au sein des gouvernements des pays de l’OCDE. Ce que propose le collectif, c’est une lunette de lecture qui aide à faire sens des enjeux associés aux paradis fiscaux et à mobiliser la société civile à partir d’objectifs communs. La sombre perspective qu’offre la réforme de l’OCDE montre que la lutte centrale demeure celle pour gagner l’opinion publique à la cause de la justice fiscale. Car c’est à la société civile, aux groupes citoyens qui la composent, que revient en dernière analyse la tâche d’infléchir l’action des gouvernements. L’éducation populaire, la sensibilisation à ces enjeux ont engendré et continuent de provoquer des changements lents, graduels, mais nécessaires.


La criminalité entre les entreprises et l’État : une alliance efficace pour la dépossession en Colombie

La criminalité entre les entreprises et l’État : une alliance efficace pour la dépossession en Colombie

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile
Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Parmi les entreprises condamnées à la restitution des terres dont elles s’étaient accaparées pendant le conflit armé, on retrouve Cementera Argos, la multinationale du charbon Drummond, les sociétés minières Continental Gold Limited, Anglo Gold Ashanti, le Fondo Ganadero de Córdoba, des sociétés agro-industrielles qui œuvrent dans les secteurs de l’huile de palme et de la banane ainsi que des sociétés immobilières1Alfonso Insuasty Rodríguez, « La defensa del territorio y la avanzada paramilitar », Desinformémonos, 2023. https://desinformemonos.org/la-defensa-del-territorio-y-la-avanzada-paramilitar-en-colombia/ (consulté le 29 mai 2023).

En Colombie, le pouvoir avait prêché la haine contre l’accord de paix qui aura été conclu entre les FARC-EP et l’État et a sans doute pu, par ce moyen, inciter la population à voter contre la paix lors du référendum d’octobre 2016. L’objectif sous-jacent était de limiter la portée des discours pour la vérité et la justice. Il s’agissait d’un moyen pour les hommes et les femmes d’affaires, les politicien·ne·s, les cadres de l’armée et les entreprises étrangères responsables de la dépossession, de la violence et de la douleur de se protéger et de perpétuer un modèle économique de la mort2Norela Mesa Duque et Alfonso Insuasty Rodríguez, « Criminalidad corporativa y reordenamiento territorial en Urabá (Antioquia, Colombia) », Ratio Juris, 595-622, 2021. https://publicaciones.unaula.edu.co/index.php/ratiojuris/article/view/1243 (consulté le 29 mai 2023), tout en assurant leur survie et leur expansion. Tout cela se poursuit au moment où ces lignes sont écrites3Omar Eduardo Rojas Bolaños, Alfonso Insuasty Rodríguez, Norela Mesa Duque, Jose Fernnado Valencia Grajales et Héctor Alejandro Zuluaga Cometa, Teoría social del Falso Positivo. Manipulación y muerte, 2020. http://biblioteca-repositorio.clacso.edu.ar:8080/bitstream/CLACSO/4966/1/0_16.pdf (consulté le 29 mai 2023)..

Après la signature de l’accord de paix entre les FARC et le gouvernement colombien en 2016, le pouvoir en place a bénéficié d’une impunité qui lui a permis de continuer d’agir librement pour influencer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’armée et les médias. Ces derniers ont huilé la machinerie de guerre qui, aujourd’hui, a plongé le pays dans une spirale de violence renouvelée sur des territoires riches en ressources, exploités ou à la veille de l’être.

En fait, le pays n’en est pas encore arrivé à mette en lumière les diverses responsabilités des gros bonnets de la politique nationale et internationale, du monde des affaires (des tiers civils, terceros civiles dans le jargon judiciaire colombien) impliqués dans la perpétuation du conflit. Ielles maintiennent et profitent du statu quo tout en se posant comme un barrage policier sur la voie du progrès. Ielles refusent de laisser avancer certaines réformes nécessaires dont le gouvernement de Gustavo Petro fait la promotion avec insistance : de petits ajustements au cadre législatif, institutionnel, culturel et la transformation des idéologies qui ont permis à un très petit groupe de personnes de s’assurer des privilèges considérables. Dans l’ouvrage Élites, poder y principios de dominación en Colombia (1991-2022): Orígenes, perfiles y recuento histórico, les auteurs concluent : « 1281 personnes identifiées comme appartenant à l’élite colombienne, au cours des trois dernières décennies, soit 0,02 % de la population, ont dirigé le cours de l’État et de l’économie en Colombie »4Jenny Pearce, Juan David Velasco Montoya, (16 de febrero de 2023). Élites, poder y principios de dominación en Colombia (1991-2022): Orígenes, perfiles y recuento histórico, 2023.  https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9448-elites-poder-y-principios-de-dominacion-en-colombia-1991-2022-origenes-perfiles-y-recuento-historico-libro-libre (consulté le 29 mai 2023)..

Cependant, les décisions qui ont été prises, parmi lesquelles la restitution des terres, ont révélé le modus operandi qui a mené les élites locales, régionales, nationales et internationales à accumuler un pouvoir et une richesse importantes grâce à la machine de guerre. Faisant de prime abord irruption dans les territoires avec des discours soi-disant progressistes, se heurtant à la résistance des communautés locales, ils se sont imposés par la violence. La guerre leur a ainsi permis d’accumuler terres et capital.

Dans un rapport de 2023, l’organisation Fundación Forjando Futuros (FFF) a souligné que 435 condamnations avaient été prononcées pour la restitution des terres accaparées par diverses entreprises depuis 2012. En effectuant un suivi du nombre de causes entendues par année, il est possible de constater que l’année 2018 a ertainement été la plus occupée, avec 108 décisions rendues. En 2022, 72 décisions ont été rendues, obligeant les entreprises à restituer des terres5Fundación Forjando Futuros, « 72 Empresas fueron obligadas a restituir tierras en 2022 », 11 avril 2023. https://www.forjandofuturos.org/72-empresas-fueron-obligadas-a-restituir-tierra-en-2022/ (consulté le 29 mai 2023).. Ce chiffre est le deuxième le plus élevé de l’histoire depuis la mise en œuvre de la Loi 1448, connue sous le nom de Loi sur les victimes (Ley de víctimas). Ces décisions obligent les entreprises à restituer les terres dépossédées. De plus, pour l’année 2022, 15 entreprises ont comparus pour la première fois sur la scène des restitutions territoriales, parmi lesquelles des institutions financières qui ont dû annuler des titres hypothécaires (voir tableau ci-dessous), cinq banques qui avaient déjà été sanctionnées au cours des années précédentes et qui l’ont été de nouveau et cinq autres banques qui ont essuyé des sanctions.

Les entreprises tenues de procéder à des restitutions sont Agropecuaria Cuba S.A.S., Sociedad Pegados Restrepo y CIA S.C.A., Inversiones Silva Silva y CIA S.A.S., Agropecuaria Cuba S.A.S. et Agropecuaria Cuba S.A.S., Inmobiliaria Santander, Agropecuaria Santander, Financiera Santander, Constructora Santander, Agropecuaria Cesar, Inmobiliaria Cordoba, Agropecuaria Bolívar, Multinational Drummond LTDA, Fondo Ganadero de Córdoba, Bananera la Florida, Todo Tiempo S.A.S., Inversiones JAIPERA.

Avant 2022, de grandes entreprises bananières, le cimentier Argos du puissant groupe entrepreneurial de l’Antioquia (Grupo Empresarial Antioqueño) et Bancolombia avaient été condamnés à annuler des hypothèques, comme, par ailleurs, l’entreprise Las Palmas LTDA, Palmas de Bajirá, Palmagan S.A. et les entreprises minières Continental Gold Limited et Anglo Gold Ashanti, entre autres6El Universal, « Estas son las empresas que han sido condenadas a restituir tierras », 3 novembre 2016. https://www.eluniversal.com.co/colombia/estas-son-las-empresas-que-han-sido-condenadas-restituir-tierras-239156-OXEU347292  (consulté le 29 mai 2023)..

Dans le cas de la puissante multinationale charbonnière Drummond, que la réputation en matière de mauvaises pratiques précède, elle a été condamnée non seulement à restituer des terres, mais les dirigeant·e·s de la Juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz – JEP) ont aussi sommé l’entreprise de rendre des comptes de l’assassinat de trois membres importants de la centrale syndicale des travailleur·euse·s des mines (Sindicato Nacional de trabajadores de la industria Minera – Sintramienergética), dont Gustavo Soler, président du syndicat en 2001. Selon les déclarations de l’ancien chef paramilitaire7Alfonso Insuasty Rodríguez, « ¿De qué hablamos cuando nos referimos al paramilitarismo?», El Ágora USB, 17(2), 338–367. https://doi.org/10.21500/16578031.3278 (consulté le 29 mai 2023). Jairo Jesús Charris, « les principaux responsables de ces crimes sont le président de la multinationale de l’époque, Augusto Jiménez Mejía, le propriétaire de Drummond, Gary Drummond, et l’ancien président mondial Mike Tracy »8WRadio. (13 de 04 de 2023). « JEP: señalan a expresidente de Drummond y a ‘Jorge 40′ por homicidio de sindicalistas ». https://www.wradio.com.co/2023/04/13/jep-senalan-a-expresidente-de-drummond-y-a-jorge-40-por-homicidio-de-sindicalistas/ (consulté le 29 mai 2023).. La plupart des victimes d’assassinat sont des paysan·e·s qui possédaient de petites parcelles de terre. Quant aux responsables des assassinats, 75 % étaient des paramilitaires, 15 % des gueriller@s et, dans 6 %, des cas étaient dus à des affrontements.

Il convient de noter que l’Agence de restitution des terres (Agencia de Restitución de Tierras – ART), une organisation créée grâce à la Loi sur les victimes qui a commencé à œuvrer en 2012, s’était donné comme objectif principal de restituer 300 000 propriétés, mais 10 ans plus tard, en 2023, elle n’a atteint qu’un peu plus de 4 % de cet objectif. Les obstacles à l’effectivité de ces restitutions sont nombreux, mais le principal est l’absence de volonté politique claire de la part des gouvernements en place, qui bloque l’application de la loi. En fait, une série de dispositifs et de procédures administratives alourdissent le processus de restitutions et s’ajoutent aux obstacles judiciaires déjà présents, ce qui entrave la plupart des restitutions. Le gouvernement actuel de Gustavo Petro s’est penché sur cette question et a pris des décisions qui ont progressivement permis d’affronter et de surmonter les obstacles accumulés.

L’élevage, l’industrie agro-alimentaire, l’exploitation minière et le secteur financier sont accusés de tirer profit de la guerre en Colombie. Derrière cela, c’est tout un réseau institutionnel de collusion qui émerge, mis au service de ce génocide et de cette dépossession qui se poursuivent : dans les secteurs, militaires, politiques et de justice. Il s’agit de tout un réseau de criminalité qui amalgame les entreprises et l’État, une alliance malveillante dont les répercussions sont désastreuses pour le pays

Néanmoins, la vérité émerge lentement. À notre avis, le rapport de la commission de la vérité a manqué de force à cet égard. Hébert Veloza García, connu sous le pseudonyme de H.H., chef paramilitaire condamné en vertu de la Loi de justice et de paix (Ley de Justicia y Paz), a été extradé par le président de l’époque, Álvaro Uribe Vélez. Selon H.H., il s’agissait d’une manœuvre visant à étouffer la vérité. Or, l’homme qui détient cette vérité est désormais de retour en Colombie après avoir purgé sa peine aux États-Unis et demande une audience devant la JEP, affirmant qu’il y a encore beaucoup de révélations à faire, lesquelles permettraient de mettre en lumière les raisons qui expliquent le retour du conflit armé. Il affirme que cette dépossession a été possible grâce au soutien des forces de sécurité, de l’État et des entreprises. Pour tourner la page, tous·tes les acteur·trice·s du conflit doivent être traduit·e·s en justice, y compris les politicien·ne·s et les industriel·le·s influents de Colombie et de l’étranger qui poursuivent leur activité, nouant des alliances macabres pour empêcher la véritable justice de fonctionner.

Quelques pistes de réflexion

Ce texte souligne l’existence de tout un réseau criminel, institutionnalisé et protégé par l’État lui-même. Ce réseau ne fait qu’accélérer le rythme d’une transformation violente du territoire dans les régions riches en ressources naturelles. Il s’agit d’une logique, d’une dynamique et d’une réalité qui évoluent aujourd’hui dans un contexte de crise mondiale où le modèle extractif se renforce, malgré la prépondérance du discours écologiste.

Pour mettre fin à une guerre qui perdure et qui ne profite qu’à quelques familles et propriétaires et afin d’en arriver à une paix totale, le processus de résolution des conflits doit aller encore plus loin. Le milieu des organisations sociales, populaires et ethniques ainsi que le monde universitaire engagé et militant doivent mettre en œuvre une construction des savoirs, des moyens de formation et de sensibilisation, en dévoilant, en communiquant et en approfondissant la dynamique d’une vérité libératrice, émancipatrice, celle qui permet de comprendre les origines d’une guerre qui se poursuit encore et qui sert à protéger les privilèges d’une minorité.

CRÉDIT PHOTO : eliasfalla/ Pixabay


Madre Ayahuasca : étreinte avec la panacée amazonienne

Madre Ayahuasca : étreinte avec la panacée amazonienne

En collaboration avec Luisina Sosa Rey

Le présent article fait état de mon expérience avec des chamanes dans le centre de retraite spirituelle Gaia Sagrada, près de Cuenca, en Équateur1https://gaiasagrada.com/. Mon approche fait écho au journalisme gonzo et l’absence de distance critique est absolument intentionnelle. J’ai tenté de plonger dans la pensée chamanique pour mieux la comprendre. Qui plus est, pour apprécier pleinement l’expérience d’état de conscience non-ordinaire2Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir :
Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
de l’Ayahuasca, l’abandon est nécessaire, l’abandon de soi aux multiples réalités possibles et l’abandon des dogmes du quotidien qui peuvent nous asservir dans les sociétés de consommation. L’« état de  conscience non-ordinaire » est un terme emprunté à Stanislav Grof, psychiatre tchèque et pionnier de la recherche psychédélique dans les années 1950. Ce terme se veut non-péjoratif et désigne les effets des enthéogènes par opposition à la conscience altérée ou à l’hallucination. Le terme « enthéogène » signifie : qui « génère le sentiment de Dieu en soi, qui donne le sentiment du divin »3https://fr.wiktionary.org/wiki/enth%C3%A9og%C3%A8ne#:~:text=Adjectif,-Si…(Pharmacologie)%20(En%20parlant%20d,donne%20le%20sentiment%20du%20divin..  Je ne prétends pas avoir totalement réussi cet abandon, mais je pense avoir été en mesure de transmettre ce qui a peu été exprimé auparavant dans une approche anti-hégémonique, c’est-à-dire de lutte contre l’oppression.

Dans le cadre de ce texte, je tente d’aborder l’intersectionnalité entre certaines formes de chamanisme autochtone et les pensées écologique, anti-impérialiste, féministe ou encore, de manière plus générale, révolutionnaire. Je m’inspire, d’une part, de mon expérience lors de cérémonies d’Ayahuasca et de San Pedro en Équateur et, d’autre part, de mes propres recherches en épistémologie qui visent à remettre en question le projet politique impérialiste de l’épistémè actuel, c’est-à-dire le système du savoir à un lieu et une époque donnée. Ce système est responsable de la marginalisation de nombreux savoirs, dont les savoirs autochtones et les savoirs chamaniques.

Foisonnement d’intersections : la pensée adaptogène chamanique

La spiritualité révolutionnaire préoccupait d’ailleurs grandement José Carlos Mariatégui, dont la pensée est cruciale pour la pensée révolutionnaire dans les Amériques. Selon le penseur marxiste-léniniste, les autochtones devraient être au-devant de tout processus révolutionnaire digne de ce nom et au-devant de la théorisation qui doit mener à la révolution4Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49 dans les Amériques. Cela s’explique par le fait que tous les enjeux sociaux, économiques et politiques qui touchent aux systèmes oppressifs dans les Amériques nous ramènent inéluctablement au génocide qui a mené à la construction de ses États et de leurs systèmes politiques actuels. La pensée chamanique me fait abonder en ce sens. Si certains mouvements d’extrême gauche sont souvent dénoncés comme étant sectaires, la réponse à ce problème est peut-être une ouverture plus formelle et plus manifeste aux spiritualités marginalisées et colonisées. Les chamanes dont j’ai fait la connaissance semblent aussi, à mon sens, mieux comprendre la santé que certains médecins, étant donné que leur approche dépasse le cadre rigide de la médecine occidentale et tient compte de l’interdépendance de la santé spirituelle, corporelle et mentale. Cela étant dit, ce n’est pas la seule forme de médecine holistique.   

Au cœur de la pensée et de l’expérience chamanique se trouve l’idée de guérison de diverses maladies : la haine, le sexisme, le spécisme, l’homophobie, la transphobie ou encore l’avarice des multinationales qui détruisent les forêts. Dans ce texte, j’essaie de souligner l’importance cruciale d’une ouverture aux spiritualités marginalisées, ce qui est nécessaire, à mon avis, à toute pensée ou axe de pensée anti-hégémonique. En fait, la solution même aux limites actuelles de certains types de pensée hégémonique pourrait bien être trouvée dans la spiritualité chamanique elle-même, dans son caractère nomade et « adaptogène »5Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6, caractère qui se retrouve chez toutes les ethnies qui utilisent la plante médicinale :

Ce processus comprend également l’appropriation chamanique de n’importe quelle et de toute métaphore relative au pouvoir, que ce soit la réception de Saintes Écritures, la radio, des allumettes magiques, des pilules blanches, des pharmacies, des armes de guerre moderne et des OVNI.6« This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.

À titre d’exemple, la croyance en les extraterrestres est omniprésente dans la pensée chamanique. J’ai eu des conversations avec des chamanes qui me racontaient, comme si c’était tout naturel, de nombreuses rencontres avec des extraterrestres, des êtres qui seraient interdimensionnels, donc invisibles dans des états de conscience ordinaires, mais tout de même bienveillants. L’idée à retenir ici n’est pas la question de la véracité de cet énoncé, du point de vue de la réalité objective, mais bien l’illustration de cette faculté adaptogène qui fait en sorte que des métaphores, essentiellement, sont empruntées à tous les horizons pour exprimer des réalités abstraites, qui peuvent être exprimées tant de manière spirituelle qu’artistique, selon les affinités de chacun·e. Par ailleurs, l’Ayahuasca est parfois appelée Ayer, hoy y mañana (hier, aujourd’hui et demain) et pour les chamanes, elle est associée à une vision du monde selon laquelle le temps n’existe pas7Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19. Cela n’est pas étranger au débat philosophique entre présentéisme et éternalisme. Dans le premier cas, seul le présent existe. Le passé a cessé d’exister et le futur n’existe pas encore. Pour l’éternalisme, le passé et le futur existent tout autant que le présent, mais en d’autres lieux dans l’univers8Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220. Ce point de vue est connexe au quatre dimensionalisme, qui voit le temps comme une quatrième dimension9Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1. Pour d’autres, le temps n’existe tout simplement pas, position similaire à celles des chamanes10McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458 ou encore de certaines écoles bouddhistes11Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.. Dans le soufisme,

la relation entre le réel et le cosmos est comme la relation entre l’eau et la neige[…] Il y a un va-et-vient qui se produit au sein de l’éternité sans commencement et sans fin et en chaque instant, puisque, à chacun de ces instants, le cosmos revient à la réalité pour ensuite retourner au-delà, comme les vagues de l’océan12«The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57..

 Comme le soulignait Christine, qui dirige la retraite spirituelle ou j’ai passé une semaine, la science tente d’expliquer la spiritualité, sans nécessairement réussir. Christine est une chamane étatsunienne qui a étudié auprès des autochtones dinés (autodénomination du groupe plus connu sous le nom de Navajos) pendant de nombreuses années. Pour Don Mauricio, un autre chamane originaire du Chili que j’ai eu le plaisir de rencontrer, la musique est un médicament. Il est lui-même un musicien accompli en Amérique latine et fabrique ses propres instruments13Voir https://www.youtube.com/watch?v=rdYFx2UyG3s. Il est membre du groupe Altiplano de Chile14Voir https://www.youtube.com/watch?v=g5JtdHzBno0. En autres mots, dans le chamanisme, la création artistique est une activité hautement spirituelle qui permet donc d’en comprendre davantage que la science. Créer des arts visuels, de la musique, de la poésie, c’est développer une relation avec l’invisible, avec la réalité divine, mais c’est aussi un instrument thérapeutique puissant.

Selon Pierre Clastres, anthropologue anarchiste qui s’est spécialisé dans l’étude des sociétés sans État, on trouve certaines sociétés autochtones « où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition [ou] subordination hiérarchique »15Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.. Il s’intéresse plus particulièrement au cas de la tribu Tupinambà, dont ses chefs ne détenaient aucun pouvoir, contrairement aux monarchies absolues qui régnaient en Europe à l’époque de la colonisation16Ibid., p.14.. Or, les autochtones guaranis étaient des sociétés chamaniques et c’est là une autre raison de tirer des connaissances des savoirs autochtones, avec toute l’humilité et le respect nécessaires. Le politique dans leur société aurait existé avant la politique comme nous l’entendons, mais elle serait en même temps apolitique parce qu’elle ne serait pas porteuse de pouvoir, mais plutôt de son auto abolition. À cet égard, les sociétés autochtones seraient détentrices de formes de savoir qui touchent ce que nous appelons l’écologie, l’anti-impérialisme et le féminisme, mais qui existaient bien avant l’émergence de ces disciplines et courants de pensée qui sont aujourd’hui intégrés dans l’épistémè européenne dominante, c’est-à-dire la superstructure du savoir.  

Le caractère adaptogène de la pensée chamanique serait une cannibalisation (au sens de l’école brésilienne de la traduction cannibale17Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143.
Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020.
Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.
), une sorte de contre-appropriation culturelle anti-hégémonique. Le chamanisme, même s’il n’est en rien homogène et plutôt nomade et en constante transformation, s’assure au moins, dans son ensemble, de ne rien devoir à la culture blanche. La culture et la science des blancs deviennent des outils pour expliquer leur vérité, sans toutefois que ces simples métaphores de pouvoir puissent en atteindre la complexité et l’exhaustivité et sans en diminuer le pouvoir. Même les intersections féministe et révolutionnaire ne sont que des moyens d’exprimer des éléments qui se trouvent déjà dans la pensée chamanique. Il est important de préciser que les chamanes considèrent le savoir qu’ielles acquièrent et transmettent comme antédiluvien. L’écologie est déjà pratiquée de manière saillante par les chamanes, qui considèrent la faune et la flore comme étant dotées d’une conscience avec laquelle on peut communiquer. En effet, la voix de l’Ayahuasca devenant la voix de la faune et de la flore, sa traductrice. L’expérience transpersonnelle18Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés. avec madre ou mère Ayahuasca favorise l’épanouissement des solidarités avec la flore, la faune et les peuples autochtones victimes de la déforestation19Op. Cit., note 5, p.vii. Pour les chamanes, mère Ayahuasca serait « le cordon ombilical vers le cosmos »20Op. Cit., note 5, p. 16.

Pour ce qui est de l’angle proto-féministe à proprement parler, mère Ayahuasca est considérée comme une énergie féminine, qui renvoie à un grand principe féminin, principe que j’ai pu embrasser totalement lors de mon expérience. Ce principe féminin n’a rien à voir avec une conception binaire du genre. Comme le masculin, il s’agirait d’une forme d’énergie qui traverse l’univers de part et d’autre et se retrouve dans chaque personne. L’idée de principe ici renvoie à une essence, mais qui se retrouve de manière diffuse dans tout ce qui existe. Cette conception d’énergie traverse les cultes et les époques et diverses traditions l’associent plus spécifiquement à divers éléments et caractéristiques. Dans la tradition hermétique, le principe féminin serait celui de l’inconscient21Voir https://www.sacred-texts.com/eso/kyb/kyb16.htm. Dans le Sanatana Dharma (endonyme de l’Hindouisme), ce principe serait Shakti, l’énergie créatrice et dynamique22Voir https://asiasociety.org/education/shakti-power-feminine. Kenneth Grant, qui avait été secrétaire d’Aleister Crowley et qui a étudié les traditions spirituelles de l’Inde, accordait à ce principe une place importante dans sa magie sexuelle. Par ailleurs, Crowley considérait la prostituée de Babylone (à l’encontre de l’image biblique) comme bienveillante et donnant accès aux mondes au-delà du nôtre23Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press..

J’ai pu me rendre à l’évidence qu’auparavant, une mauvaise compréhension de mes désirs faisait obstacle à une étreinte profonde du féminin. Et je dis étreinte, car l’expérience elle-même de l’Ayahuasca était une union extatique, comme un immense orgasme féminin, féminin parce que tellement plus puissant, de plusieurs heures. En fait, le problème est que la masculinité est malade, affligée par une volonté de possession dans l’amour, l’appropriation de ce qui, dans une vue étroite, suscite le désir. Au fond, selon une compréhension mystique, c’est la divinité elle-même qui suscite le désir pour elle-même dans le cœur de l’amant·e. Par conséquent, ce qui inspire soi-disant le désir de l’autre n’est rien d’autre que la divinité et ses émanations dont cet·te autre se fait porteur·euse. L’Ayahuasca enseigne donc à servir le principe féminin plutôt que de l’asservir.

 J’ai depuis également retrouvé ces vérités dans le tantrisme, mouvement spirituel originaire de l’Inde qui transcende diverses communautés hindoues et bouddhistes. Ce mouvement spirituel regroupe des idées relatives, d’une part, au principe créateur féminin, et, d’autre part, aux pratiques sexuelles visant à atteindre des états de conscience non-ordinaire. Par des pratiques sexuelles visant à prolonger la durée du plateau de l’orgasme, l’objectif est ainsi de pouvoir produire des visions. Cette utilisation de l’énergie sexuelle comme enthéogène est toutefois controversée, associée au mouvement New Age et certains groupes sectaires, dont je ne me revendique pas du tout, mais je reconnais la valeur du symbolisme et des méthodes d’auto-exploration ainsi fournies, indépendamment de tout dogme ou de toute dérive. Aussi, comme je tente dans ce texte de nous plonger dans la pensée chamanique, il est tout à fait concevable d’interpréter le tantrisme comme porteur de métaphores de pouvoir pour représenter quelque chose qui existe déjà dans le chamanisme. En effet, l’énergie sexuelle y symboliserait une forme de pouvoir qu’on peut avoir sur soi-même ou sur les autres.

Le tantrisme propose également certaines méthodes pour aller au-delà des acquis de la révolution sexuelle des années 1960. Cette révolution, qu’on peut d’ailleurs interpréter comme un mouvement pour l’accès sexuel, c’est-à-dire la possibilité d’avoir des rapports sexuels à l’extérieur de l’institution du mariage, ne tient pas compte du caractère sacré de la sexualité. Sans une nouvelle compréhension plus profonde de la sexualité, celle-ci n’a pas pu offrir un nouvel horizon de sens, pourtant indispensable à toute pensée révolutionnaire24À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.. J’entends par là que la sexualité postrévolutionnaire (si on considère la révolution sexuelle comme une véritable révolution) a reproduit les rapports de pouvoir qui existaient auparavant au sein des institutions, sans engendrer une sexualité de libération. Le tantrisme et le chamanisme amènent une dimension spirituelle, un caractère sacré, à la sexualité. Une notion de libération de la sexualité par elle-même, une libération qui passe par une adoration du principe féminin25Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans  une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.. En bref, mère Ayahuasca m’a fait comprendre la femme comme étant notre porte vers cet univers et la porte vers l’au-delà, les autres dimensions, les univers parallèles, les paradis et les enfers.

Pourquoi l’Ayahuasca?

Si j’avais à faire un parallèle avec une expérience antérieure à la mienne, ce serait avec celle de l’écrivain étasunien converti à l’Islam Muhammad Michael Knight, qui raconte son expérience dans son livre Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Comme il l’explique d’entrée de jeu dans son livre, l’Ayahuasca n’a rien à voir avec les drogues au sens conventionnel du terme. C’est aussi ce qu’affirmait Titi un des chamanes qui m’a guidé pendant une des cérémonies. Titi, autochtone guarani originaire du Brésil, a mentionné qu’il considérait les expressions « drogues », « hallucinogènes » ou « psychédéliques » comme étant péjoratives. Il insistait sur le terme « enthéogène ». Dans tous les cas, comme le dit Knight :

Même mes ami·e·s musulman·e·s qui font de la cocaïne ne veulent pas se joindre à moi pour de l’Ayahuasca, mais ils ne font pas de la cocaïne pour leur croissance spirituelle. La cocaïne c’est agréable, pas l’Ayahuasca. La cocaïne, c’est pour les gens qui aiment faire la fête et l’Ayahuasca, c’est pour les gens qui aiment se vomir et se chier dessus et voir Muhammad voler dans l’espace sur un jaguar. Il n’est donc pas étonnant que ces deux activités attirent différents types de personnes26« Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3..

En effet, la cocaïne poursuit une euphorie instantanée et une impression de toute puissance. L’ayahuasca écrase la personne qui entre en communication avec elle et la confronte à ses propres démons, aux monstres tapis dans le placard de notre inconscient. Cela étant dit, ce n’est probablement pas cet aspect qui dérange le plus la médecine traditionnelle, mais bien le fait que les chamanes ne prétendent pas guérir elles-mêmes les afflictions du corps ou de l’esprit. La cérémonie d’Ayahuasca a pour objectif d’invoquer des esprits avec lesquels le ou la chamane a établi des relations pour que ces derniers viennent guérir l’usager·ère en entrant dans son corps et en travaillant sur la relation qu’ielle a avec son corps et son esprit. La boisson a également un effet purgatif et ce qui serait vu en Occident comme un symptôme d’une affliction est en fait un moyen de se purger, littéralement, de ses idées négatives27Op. Cit., note 5, p.i. Lors de mon expérience, un autre participant m’avait par ailleurs recommandé de lire Dante avant la cérémonie, auteur célèbre pour sa cartographie de la vie après la mort. La mort est inséparable de l’expérience des enthéogènes. En fait, certain·e·s chercheur·e·s, dont Rick Strassman, affirment qu’au moment de la mort, le cerveau sécrète de grandes quantités de diméthyltryptamine (DMT), la même substance contenue dans la vigne servant à fabriquer l’Ayahuasca. Cette substance serait aussi sécrétée pendant les rêves28Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: ‎ Park Street Press, 2002)..

L’idée d’aller ingurgiter cette boisson en Amérique du Sud est très souvent motivée par la volonté de guérison, mais aussi de conscientisation. Les visions peuvent aussi être des « traductions de réalités inconscientes réprimées »29Op. Cit., note 5, p. 241. Contrairement à la thérapie traditionnelle et la pharmacopée occidentale, les cérémonies chamaniques peuvent porter en peu de temps des effets positifs à long terme, qui durent bien au-delà de la dernière cérémonie30Op. Cit., note 5, p. 239. Selon une étude de chercheurs hongrois, l’interaction chimique entre l’esprit de la plante et son usager·ère provoquerait un redémarrage de l’esprit permettant de se débarrasser des « mauvais programmes »31Op. Cit., note 5, p. 237-238, ces mécanismes, des pensées et des actions nuisibles qui se déclenchent dans certaines situations. À titre d’exemple, cela peut être un sentiment de culpabilité qui vient troubler le plaisir, les complexes d’infériorité ou encore simplement la haine, la colère, la peur ou toute autre émotion négative qui revient de manière récurrente.

 Si les propriétés médicinales de la potion amazonienne commencent à éveiller l’intérêt des chercheur·e·s occidentaux·ales pour ses vertus médicinales dans le traitement des troubles d’anxiété et de la dépression32Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251., à mon sens, elle nous oriente vers la solution à l’aliénation dont ce que nous désignons comme la maladie mentale n’est que le symptôme : la révolution. En effet, si la médecine traditionnelle tient surtout compte de symptômes, le chamanisme permet d’accéder aux sources de ce que la pensée européenne appelle la maladie mentale, c’est-à-dire l’aliénation d’un système économique et d’une société rongée par l’injustice et les rapports de pouvoir. Il est important de noter que l’Ayahuasca n’est pas une seule plante, mais bien la combinaison d’au moins deux végétaux33Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78., ce qui fait en sorte qu’elle est parfois comparée, dans le cadre de métaphores tout à fait habituelles au chamanisme, au téléviseur ou à la radio, par sa capacité à capter les fréquences d’univers parallèles. Pour l’anthropologue montréalais Jeremy Narby34Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998., largement responsable du regain d’intérêt pour l’ayahuasca dans les vingt dernières années, il pourrait très bien s’agir d’un « antidote contre le désenchantement de la modernité »35Op. Cit., note 5, p. 12. Je ne suis pas le premier à croire au potentiel révolutionnaire des enthéogènes. Timothy Leary, Aldous Huxley et Stanislav Grof avaient raison de souligner l’importance de l’expansion de la conscience par des « états de conscience non-ordinaires »36Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
dans l’éveil à la nécessité de la mise en œuvre d’un processus révolutionnaire37Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers.
Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books.
Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.
. Je me penche donc de nouveau sur cette idée.

À la suite de cette expérience formidable, je réaffirme avec conviction que ce qui est authentiquement réaliste en ce moment, c’est d’exiger l’impossible. En effet, il est inconséquent de penser qu’on puisse continuer de vivre comme nous le faisons, marchant tout droit à la destruction des écosystèmes. Au fond, ma position reste la même : les gouvernements sont impossibles et la réalité est ingouvernable. Enfin, si on parle souvent de consentement, c’est, je crois, à la réalité entièrement qu’il faudrait consentir pour céder notre pouvoir à celles et ceux qui nous imposent la réalité soi-disant commune. Cela dit, qui voudrait vraiment céder de plein gré un tel pouvoir? Chaque personne est à même de créer sa propre réalité et d’accepter ou de refuser toute réalité.   

Pour Allen Ginsberg, les visions avaient un caractère épistémologique et ontologique38Op. Cit., note 5, p.23. Séparé de son individualité, il s’est retrouvé nez à nez avec un immense vagin humide, d’une manière qui cadre avec l’archétype de l’univers-utérus39Op. Cit., note 5, p.332, c’est-à-dire l’idée présente dans divers paradigmes culturels selon laquelle ce monde est une matrice dans laquelle nous attendons notre véritable naissance. Comme pour beaucoup de gens qui ont pu faire l’expérience produite par cette concoction, ce qui comprend les membres de la beat generation William S. Burroughs et Allen Ginsberg, mon expérience en Équateur a été plutôt transformatrice. Je n’entends pas par-là que mes proches ne me reconnaissent plus. À cet égard, il n’est pas rare de voir des gens craindre de ne plus être, de ne plus avoir accès à leur propre être, de perdre la tête, de devenir fou·olle, de faire une psychose toxique et de ne plus jamais pouvoir sortir de la prison des paradis artificiels, ce qui les fait hésiter à consommer des hallucinogènes. Pour ma part, mes idées n’ont pas beaucoup changé et je suis toujours anarchiste, toujours à la recherche d’une prise de position plus radicale et plus impossible. En fait, d’une certaine manière, l’expérience d’étreinte avec l’Ayahuasca m’a permis de mieux voir qui je suis, de l’accepter et d’entamer les démarches nécessaires pour devenir qui je suis. Ce dernier point étant en quelque sorte la mise en pratique des acquis de mon expérience, que je m’efforce de mener à bien depuis lors. J’insiste pour parler d’étreinte au regard de ce que le philosophe iranien Sayed Hossein Nasr souligne dans The Garden of Truth.En arabe, un des mots pour amour, ishq, tire son étymologie de la liane qui étreint l’arbre pour l’étrangler, symbolisant du même coup la relation étroite entre l’amour et la mort40Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66., mais aussi entre la conscience et mère Ayahuasca. Pour d’autres, les visions se présentent comme symbolisant l’amour suprême et universel :

« J’ai pénétré le grand filet de l’être, réseau de ce qui ressemblait à des joyaux étincelants de sois divins tissant une tapisserie anthropocosmique sans fin. Il s’agissait d’une réalité d’êtres universels avec une topologie unidirectionnelle d’esprits et de cœurs interreliés, fusionnant avec une sagesse et un amour infini »41« l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic  tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19

Vers la fin de son livre, Knight finit par décrire son expérience avec la panacée amazonienne. Il s’était endormi en attendant les effets de la potion. Il est ensuite soudainement réveillé par les visions, des fenêtres contextuelles comme celles qui apparaissent sur un écran d’ordinateur, avec des scènes pornographiques impliquant des femmes d’Asie du Sud42Op. Cit., note 7, p. 219. Elles « s’étouffaient sur d’énormes sexes parcourus de veines, mais sans corps ». Des « larmes de mascara coulaient sur leurs visages, qui étaient bombardés de grumeaux et de longs filaments de sperme ». Selon Knight, il s’agissait des « houris, les poupées sexuelles vivantes du paradis islamique »43Op. Cit., note 7, p.220. Il découvre ensuite les mystères de l’univers en ingurgitant des litres du sang qui s’écoulaient du vagin de la fille du prophète, Fatimah, qui lui apparaît comme une femme noire. Ce sang passe à travers les plaies des martyrs de l’Islam44Op. Cit., note 7, p.221-222. Nue, Fatima prend la main de Knight et la pose sur son vagin et lui dit : « Ceci est tout ce qui existe. Toutes les religions, les livres, les mosquées, ce n’est que ça. Ce sont des hommes qui essaient d’imiter ce pouvoir »45Op. Cit., note 7, p. 223.  Elle ajoute plus loin : « c’est la porte de la mosquée », le monde entier étant aussi comme un immense utérus46Op. Cit., note 7, p.223. Cela faisait contraste avec l’islam soi-disant orthodoxe, qui participait à la construction d’« une sexualité de colère et de vengeance »47Op. Cit., note 7, p. 233. Enfin, Knight conclut son livre en en arrivant à peu près aux mêmes conclusions que moi. L’Ayahuasca ne l’a pas changé lui, mais bien la façon dont il voit sa propre place au sein de l’ordre des choses48Op. Cit., note 7, p.256.

La répression de la conscience : guerre contre la drogue et guerre spirituelle

Si les enthéogènes rendaient les gens plus réactionnaires et moins révolutionnaires, le cannabis et le LSD n’auraient pas entraîné la répression dont ses consommateur·trice·s ont fait l’objet dès les années 1960 et 1970. En effet, ces enthéogènes étaient associés à la contre-culture, aux mouvements révolutionnaires de l’époque, des Black Panthers au Weather Underground et aux mouvements pacifistes qui s’opposaient à la guerre du Vietnam qui minaient la crédibilité des politiques impérialistes du gouvernement49Voir :
Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013.
Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.
. En effet, la répression de la culture des enthéogènes est politique et ses prisonnier·ère·s, sont des prisonnier·ère·s politiques. Knight se permet de faire le parallèle avec l’interdiction des oranges en Espagne après la reconquête chrétienne. En effet, ces dernières avaient été amenées par les musulman·e·s d’Afrique du Nord. Pour Knight, toutes les formes de répression qui ont touché la consommation de divers psychotropes avaient pour motif caché la répression, dans une perspective coloniale, d’un groupe de personnes racisées. Par exemple, la guerre contre l’opium du XIXe siècle avait été menée contre les « travailleurs chinois qui menaçaient de voler les emplois sur le chemin de fer des hommes blancs ». La guerre contre la marijuana du XXe siècle, quant à elle, avait été menée contre « les travailleurs mexicains qui menaçaient de voler les emplois agricoles des hommes blancs ». Enfin, la guerre contre la drogue des années 1980 a touché de manière disproportionnée les populations afro-américaines.

Même la guerre contre le terrorisme dans l’ère post-onze-septembre a été menée comme si l’islam était une « substance qui empoisonnait les esprits » de jeunes hommes blancs50Op. Cit., note 7, p.16-17. Les traditions islamiques ou enthéogéniques sont donc traitées comme hérétiques par rapport à l’orthodoxie dominante, cryptochrétienne et même peut-être au Québec, cryptocatholique, parce que l’abstinence aux enthéogènes est aussi bien estimée que la soi-disant abstinence des prêtres et des religieuses ou l’abstinence du croyant en général vis-à-vis de leur sexualité. Il ne faut pas oublier que l’apogée de la guerre contre la drogue des années 1980 a été initiée par Reagan, néoconservateur et néo-fondamentaliste, ce qui n’a pas été sans répercussions sur notre coin des Amériques. Les personnes qui « pêchent » contre l’orthodoxie dominante sont conditionnées à ressentir un terrible sentiment de culpabilité et l’Ayahuasca est peut-être un remède contre ce mal, comme l’a été le LSD pour la contre-culture des années 1960. À titre d’exemple, Michel Foucault aurait affirmé avoir vécu une expérience transformatrice et éclairante avec le LSD, qui lui aurait permis de comprendre sa sexualité51Op. Cit., note 7, p.29. Enfin, je pense qu’il faudrait se rendre à l’évidence que notre société ne s’est jamais libérée des dogmes de l’Église catholique, pas au Québec en tout cas. Elle ne les a que refoulés. Pour revenir à l’Islam, si ses dogmes enseignent que les intoxicants sont « taghiyat al-aql, le recouvrement de l’intellect »52Op. Cit., note 7, p.25, l’Ayahuasca ne l’est pas, car elle repousse les limites de la conscience, accroît la sensibilité à des dimensions de la réalité inaccessibles autrement. Je ne le répéterai pas assez : l’Ayahuasca n’est pas et ne doit pas être considérée comme un stupéfiant. Malheureusement, la peur de déroger à l’orthodoxie rend la tâche de dénoncer cette méprise bien difficile. Un ordre soufi, c’est-à-dire un groupe qui adopte la voie mystique de l’Islam, le Fatimiya Sufi Order, fondé par Wahid Azal, un iranien bahaï converti à l’Islam chiite en Australie, utilise la boisson amazonienne, dans une version qui utiliserait des ingrédients importés d’Iran, mais cet ordre est extrêmement marginal53https://realitysandwich.com/fatimiya_sufi_ayahuasca/
http://www.monamagick.com/media/the-fatimiya-sufi-order/
. Le philosophe de l’anarchisme spirituel Hakim Bey avait d’ailleurs adhéré à cet ordre avant sa mort en mai dernier54https://ia902505.us.archive.org/15/items/plwto-nwazal-11apr-2020/PLWtoNWAzal-11apr2020.pdf
https://ia802206.us.archive.org/27/items/forwarded-message-2/Forwarded%2…
.

Illégale en Amérique du Nord et en Europe, à quelques exceptions près55https://blog.retreat.guru/ayahuasca-legality, comme c’est le cas pour les succursales de l’église Santo Daime, originaire du Brésil, située à Montréal et à Toronto56https://www.ctvnews.ca/health/health-canada-allows-more-religious-groups…., au Pérou, l’Ayahuasca est reconnue comme une « plante médicinale traditionnelle, patrimoine culturel et pratique spirituelle »57Op. Cit., note 7, p.16. Enfin, le corps entier est rempli d’enthéogènes, dont le DMT, présent dans l’Ayahuasca. Par conséquent, je crois que le concept de biopouvoir mis de l’avant par Michel Foucault, c’est-à-dire le pouvoir sur la vie, sur le corps et sur la société s’applique tout à fait à la répression de l’utilisation des enthéogènes, même ceux qui se trouvent déjà dans nos propres corps et nos propres glandes. Il ne s’agirait alors de rien d’autre que la gouvernance du corps pour empêcher toute remise en question des dogmes et de la réalité de la conscience ordinaire58Op. Cit., note 7, p.35. Enfin, d’un point de vue spirituel, et peut-être celui de certaines branches de la philosophie ou de la physique quantique, on ne peut reprocher aux drogues d’engendrer des paradis artificiels ou une pseudo-réalité, car toute réalité est illusoire, produite par la conscience qui observe59Op. Cit., note 7, p. 36.

Les acquis de l’expérience

Selon Ibn Arabi, les dogmes ont remplacé la transparence de ce monde par une opacité persistante. La soi-disant construction rationnelle du savoir a réussi à dépeindre une illusion directement sur cette transparence et continue d’y appliquer des coups de pinceau pour ne pas que s’écaille la peinture pour nous laisser voir au travers. L’imagination créatrice est ce que nous projetons de l’autre côté de cette transparence, dans le monde intermédiaire (alam -al-misal), monde habité par les djinns (esprits, origine du mot « génie ») et autres créatures invisibles. En fait, l’imagination est un moyen d’accès, souvent trop vite perdu parmi les savoir rationnels, vers les réalités intérieures. Intérieures parce que dans le soufisme, il y a une correspondance entre microcosme, le soi, et le macrocosme, l’univers. « Ce qui est en haut est aussi en bas », selon les paroles de la Table d’émeraude attribuées à Hermès Trismégiste. Dans le monde intermédiaire, il serait possible d’observer des bribes de la réalité suprême et divine60Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006), 208‑9.. Les chamanes, selon leur propre compréhension, auraient développé de bonnes relations avec certain·e·s djinn·e·s bienfaisant·e·s, dont l’Ayahuasca, protectrice de l’Amazonie et de mère nature. Ces esprits les aident ensuite à guérir celles et ceux qui participent à leur cérémonie.

Toujours du point de vue du chamanisme, c’est notre ignorance d’Européen·ne·s qui nous fait parfois parler d’un effet placebo pour désigner ce qui n’est rien de moins qu’une chirurgie de l’inconscient qui transforme notre relation avec le réel. La pensée chamanique conçoit, entre autres, que le médicament, le natan, la préparation elle-même, permet d’interagir avec l’Ayahuasca-esprit, et constitue une technologie qui permettra de franchir la prochaine étape de l’évolution humaine61Diane Reed Slattery, Xenolinguistics: Psychedelics, Language, and the Evolution of Consciousness. Berkeley, CA : Evolver Editions, 2015.. Enfin, en ce qui me concerne, lors de ma première expérience, mère Ayahuasca m’a montré comment puiser dans mes moments de bonheur, de conscience non-ordinaire, dans mes rêves de libération, mes moments d’inspiration qui me poussent à écrire. Mère Ayahuasca m’a fait comprendre, dans son langage pur, sans loi ni gouvernement, que je prospère hors des sentiers battus et dans la marge. Je devais accepter cette place.

Jaguar Negro, ou Jaguar noir, avait été le chamane pour la deuxième cérémonie d’Ayahuasca, celle qui avait été, pour moi, la plus transformatrice. Lors d’une conversation que nous avons eue le lendemain autour du feu, il m’a expliqué certaines notions de son identité culturelle shuar (et non Jivaros, terme raciste et péjoratif), peuple auparavant connu en Europe comme étant des cannibales et des réducteurs de tête. En fait, pour lui, les shuars sont avant tout des défenseur·euse·s de terre mère et dévorer ceux et celles qui détruisent la nature est un moyen comme un autre de la défendre. J’ai longuement discuté avec lui, moi de mes expériences de vie, de voyages et lui, de son cheminement pour devenir un chamane. Selon lui, il y a plusieurs niveaux d’éveils de la conscience.

  1. Victime : sentiment d’autopitié
  2. Ambitieux·euse : vouloir changer le monde
  3.  Chercheur·e : celui ou celle qui cherche la vérité
  4. Voyageur·euse : sur la voie de la sagesse
  5. Sage

Il mentionne aussi qu’il y a quatre obstacles à la réalisation spirituelle :

  1. La science
  2. La politique
  3. L’économie
  4. La religion

Je crois que ces idées méritent d’être analysées, d’une part, comme faisant partie d’une certaine pensée autochtone et adaptogène chamanique, mais aussi d’une spiritualité postcoloniale qui cannibalise les moyens culturels du système hérité du colonialisme. Le nombre d’interprétations possibles est infini. On pourrait, par exemple, interpréter l’enchaînement des niveaux de réveil de la conscience de la manière suivante : victime du colonialisme, l’ambitieu·euse qui veut changer le système de l’intérieur en se taillant une place au sein du système hégémonique, le ou la chercheur·e qui cherche la vérité qui transcende le colonialisme et la condition de colonisé·e et enfin, le ou la voyageur·euse qui a trouvé son chemin et le ou la sage. Quand il parle de ces obstacles, je pense qu’il faut aussi les comprendre : la science des blancs, la politique de blancs, l’économie des blancs et la religion des blancs. Jaguar m’a qualifié de chercheur.

Enfin, pour la cérémonie de San Pedro (Wachuma), un cercle est créé par le ou la chamane pour nous protéger des esprits prédateurs qui rôdent en périphérie et qui pourraient dévorer votre âme. Christine nous a expliqué que les visions produites par l’Ayahuasca et le San Pedro sont bel et bien réelles. Des voies d’accès à des dimensions parallèles sont ouvertes par la cérémonie. Les dimensions parallèles seraient comme des ondes radio, dont nous pouvons syntoniser la fréquence grâce aux enthéogènes. C’est aussi un peu comme une rivière qui nous suit en parallèle, lorsque nous dormons, nous y trempons les pieds et lorsque nous ingérons les plantes médicinales pour nous trouver en présence de mère Ayahuasca ou papa Wachuma, nous nageons dans cette rivière d’émotions, nous permettant de perdre le pied ferme sur la rive le temps de quelques heures. Par ailleurs, le but de la médiation soufie (la mouraqaba) serait justement de nager dans cette rivière et d’échapper aux contraintes de l’espace-temps62Shamsuddin Azeemi, Muraqaba: The Art and Science of Sufi Meditation, 2020.. Sur le plan personnel, cette cérémonie m’a permis de tourner la page sur mes expériences d’intimidation vécues à l’enfance, dont les horreurs m’avaient suivi jusque dans la vie adulte.

Christine nous expliquait que nous sommes la conscience éternelle de Dieu. Ce que nous vivons constitue un rêve. Tout ce qui est vrai, c’est la conscience qui en est témoin. Nous avons le choix de faire de ce rêve un rêve agréable ou d’en faire un cauchemar. Malheureusement, selon Christine, des sorciers sont à l’œuvre et font en sorte que les travailleur·euse·s de la lumière, les personnes qui suivent la voie de l’accomplissement spirituel par l’amour, deviennent obnubilé·e·s par la machinerie de l’obscurité. Le ou la chamane œuvre à ramener ces travailleurs·euses vers leur vraie nature, celle de répandre la lumière. Pour elle, le monde est gouverné en collaboration avec des démons qui soutiennent les puissances impérialistes et les forces du capitalisme transnationalisé. Elle nous appelle des anges, des « agents 007 de l’amour » dont la responsabilité est de faire changer les choses. Au sujet de l’amour, Ibn Arabi, une des figures les plus importantes du soufisme, le mysticisme islamique, explique qu’il existe trois types d’amour, l’amour naturel, dans lequel cas l’amant·e ne cherche qu’à satisfaire ses propres désirs auprès de l’aimé·e, puis il y a l’amour spirituel, dans lequel l’amant·e n’a d’autre but que satisfaire les moindres désirs de l’aimé· et, enfin, l’amour divin, dans lequel cas Allah aime sa créature et se crée dans le cœur de cette dernière. La créature désire Allah en retour, désir qui n’est autre qu’Allah lui-même révélé en son cœur qui tente inlassablement de retourner vers lui ou elle-même63Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 166.. Ce dernier type est complet, et n’exclut pas non plus l’amour du prochain et l’amour de soi, puisque, dans le soufisme n’existe rien d’autre qu’Allah et sa parole manifestée64Muhammad Hisham Kabbani, The Sufi Science of Self-Realization (Fenton, Michigan: Institute for Spiritual & Cultural Advancement, 2006), 18..

L’amour, d’un point de vue alchimique, est une puissance transformatrice65Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition, 64.. Or, mère Ayahuasca m’a permis de mieux embrasser ces idées. Face à mon affirmation selon laquelle l’amour serait la seule véritable force révolutionnaire, Christine a acquiescé. Encore une fois, il faut comprendre toutes ces choses à un niveau métaphorique tout en prenant conscience que, dans la pensée chamanique, ces métaphores et les émotions dont elles sont chargées sont plus vraies que ce que nous appelons la réalité objective. Ce n’est pas sans raison que beaucoup de gens se sentent frustrés en revenant de ces expériences et sentent que personne d’autre n’est en mesure de les comprendre. J’espère que ce texte pourra jeter un nouvel éclairage sur cette incompréhension. Malheureusement, le gouvernement canadien, entre autres gouvernements, déconseille encore fortement, dans ses avertissements aux voyageurs [sic], de participer à de telles cérémonies66Voir https://voyage.gc.ca/destinations/equateur.. Je crois qu’il faut le voir comme une résistance des pouvoirs réactionnaires et néocoloniaux à une acceptation authentique des visions du monde qui ne se conforment pas à leurs intérêts politiques et économiques. Par la même occasion, ils essaient d’asservir encore plus profondément la vie elle-même et la conscience, une tentative vaine et un objectif impossible.


  • 1
  • 2
    Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir :
    Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
    Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
  • 3
    https://fr.wiktionary.org/wiki/enth%C3%A9og%C3%A8ne#:~:text=Adjectif,-Si…(Pharmacologie)%20(En%20parlant%20d,donne%20le%20sentiment%20du%20divin.
  • 4
    Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49
  • 5
    Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6
  • 6
    « This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.
  • 7
    Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19
  • 8
    Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220
  • 9
    Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1
  • 10
    McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458
  • 11
    Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.
  • 12
    «The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57.
  • 13
  • 14
  • 15
    Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.
  • 16
    Ibid., p.14.
  • 17
    Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143.
    Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020.
    Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.
  • 18
    Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés.
  • 19
    Op. Cit., note 5, p.vii
  • 20
    Op. Cit., note 5, p. 16
  • 21
  • 22
  • 23
    Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press.
  • 24
    À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.
  • 25
    Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans  une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.
  • 26
    « Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3.
  • 27
    Op. Cit., note 5, p.i
  • 28
    Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: ‎ Park Street Press, 2002).
  • 29
    Op. Cit., note 5, p. 241
  • 30
    Op. Cit., note 5, p. 239
  • 31
    Op. Cit., note 5, p. 237-238
  • 32
    Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251.
  • 33
    Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78.
  • 34
    Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998.
  • 35
    Op. Cit., note 5, p. 12
  • 36
    Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press.
    Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
  • 37
    Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers.
    Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books.
    Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.
  • 38
    Op. Cit., note 5, p.23
  • 39
    Op. Cit., note 5, p.332
  • 40
    Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66.
  • 41
    « l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic  tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19
  • 42
    Op. Cit., note 7, p. 219
  • 43
    Op. Cit., note 7, p.220
  • 44
    Op. Cit., note 7, p.221-222
  • 45
    Op. Cit., note 7, p. 223
  • 46
    Op. Cit., note 7, p.223
  • 47
    Op. Cit., note 7, p. 233
  • 48
    Op. Cit., note 7, p.256
  • 49
    Voir :
    Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013.
    Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.
  • 50
    Op. Cit., note 7, p.16-17
  • 51
    Op. Cit., note 7, p.29
  • 52
    Op. Cit., note 7, p.25
  • 53
  • 54
  • 55
  • 56
  • 57
    Op. Cit., note 7, p.16
  • 58
    Op. Cit., note 7, p.35
  • 59
    Op. Cit., note 7, p. 36
  • 60
    Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006), 208‑9.
  • 61
    Diane Reed Slattery, Xenolinguistics: Psychedelics, Language, and the Evolution of Consciousness. Berkeley, CA : Evolver Editions, 2015.
  • 62
    Shamsuddin Azeemi, Muraqaba: The Art and Science of Sufi Meditation, 2020.
  • 63
    Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 166.
  • 64
    Muhammad Hisham Kabbani, The Sufi Science of Self-Realization (Fenton, Michigan: Institute for Spiritual & Cultural Advancement, 2006), 18.
  • 65
    Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition, 64.
  • 66