par Simon Paré-Poupart | Juin 19, 2019 | Entrevues, Environnement
À l’aube d’une nécessaire transition écologique, le journaliste français Guillaume Pitron a publié La guerre des métaux rares, La face cachée de la transition énergétique et numérique (1). Le livre est le fruit d’une enquête de plusieurs années sur l’exploitation des métaux nécessaires à la transition écologique, transition qui s’appuie d’abord sur l’accroissement des green tech (les technologies vertes). Celles-ci sont les éoliennes, les panneaux solaires, ainsi que les véhicules électriques. Ces technologies sont « pilotées par des technologies numériques ». L’une et l’autre de ces transitions, l’une énergétique et l’autre numérique, dépendent des métaux rares, et le couplage des deux forme la transition écologique que critique M. Pitron dans son ouvrage. Cette transition, critique-t-il, donne l’impression que « ces métaux rares [dont sont truffées les technologies vertes et les technologies numériques mentionnées ci-haut] produisent une énergie décarbonée ». Ce n’est pas ce qui est ressorti de son enquête. Pour cette raison, l’auteur se demande s’il est vraiment possible de faire actuellement cette transition de sorte qu’elle soit écologique. « Il faut d’abord nous entendre sur la transition en question », nous explique M. Pitron. « Il faut sortir des énergies fossiles, ça, c’est clair, mais c’est sur la suite qu’il est moins évident de s’entendre ». Nous lui proposons une entrevue sur ce qu’il pense de la situation depuis la parution de son livre en début d’année 2018.
En parallèle, un chercheur bien d’ici, expert en énergie et en ressources naturelles, signataire du Pacte pour la Transition, Normand Mousseau, se questionne plutôt sur les raisons qui bloquent l’arrivée de cette transition, un sujet traité notamment dans son livre Gagner la guerre du climat. Douze mythes à déboulonner (2). Nous l’interrogeons sur ce qu’il pense de l’essai de M. Pitron ainsi que des réponses que l’auteur nous donne. En fin d’entrevue, l’un et l’autre s’interrogent mutuellement afin de mettre à bas leurs incompréhensions et désaccords.
Simon Paré-Poupart : M. Pitron, vous dites que ni la COP 21 ni la COP 24 n’ont abordé la question de l’exploitation des ressources minières. Et pourtant, votre livre illustre bien que la transition écologique dépend de ces ressources naturelles : on ne peut faire de transition écologique sans minéraux. Et vous ajoutez que les technologies vertes, elles aussi nécessaires à cette transition, engendrent une accélération de la consommation de ces ressources, dont les fameuses terres rares dont elles dépendent. L’extraction minière étant une activité très polluante, n’y a-t-il pas là un problème?
Guillaume Pitron : En effet, le problème est bien là. Les technologies vertes ne seront jamais vertes. Jamais complètement propres. C’est du greenwashing (3).
La raison de ce mutisme : tant qu’on a des pays pauvres pour mettre la poussière sous le tapis, on laissera le sujet de côté le plus longtemps possible. Je crois que la plupart de nos dirigeant[∙e∙]s ignorent même complètement cette dynamique; c’est en effet ce qu’en a démontré l’absence de mention des métaux rares dans les dernières COP. Dans un monde où nous avons fermé nos propres mines, nous avons perdu une certaine connaissance des matières premières, des ressources. Par exemple, Olivier Vidal, chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), illustre dans le cadre d’une recherche sur les métaux nécessaires pour soutenir nos modes de vie high-tech [technologies des transitions énergétiques et numériques] qu’il va falloir extraire du sous-sol des quantités considérables de métaux de base pour tenir la cadence de la lutte contre les changements climatiques. Pour l’instant, M. Vidal n’est reçu que par des groupes composés d’étudiant[·e·]s lors de ses conférences alors que son livre devrait intéresser les chef[·fe·]s d’État du monde entier.
SPP : Nous avons fermé nos mines chez nous; la pollution est donc ailleurs, laissez-vous entendre? L’extraction des ressources se passant loin de chez nous, cela ne nous concerne-t-il donc plus?
GP: En effet, c’est l’impression que ça donne. Une inculture du consommateur [et de la consommatrice] s’est alors créée; c’est-à-dire, une distanciation progressive entre la ressource (son exploitation technique, le lieu où elle se trouve) et le produit. Nous avons perdu en savoir d’achat. Au diable le métal! C’est que la chaîne d’approvisionnement s’est complexifiée tout en se mondialisant.
SPP : Voulez-vous dire que nous sommes rendu·e·s dans une économie mondialisée?
GP: En effet! Alors comment voulez-vous avoir cette connaissance, celle du lien entre la ressource et le produit? Le capitalisme dans lequel nous sommes est tributaire de cette dynamique. C’est surprenant, mais nous sommes dans l’économie de la connaissance (avec les téléphones portables, les tablettes); paradoxalement, nous avons perdu la connaissance des ressources qui sont indispensables aux technologies des connaissances.
Normand Mousseau : Les enjeux ne sont pas là, en effet. Par exemple, François Legault n’a pas été à la COP 24, et cela importe peu. Ce qu’on attend d’un gouvernement, c’est qu’il fixe des cibles de réduction claires et qu’il s’organise pour qu’on se dirige vers celles-ci. De plus, on s’attend de ce même gouvernement qu’il informe les citoyen[·ne·]s sur les moyens d’atteindre ces objectifs. C’est sur cela que devrait se concentrer M. Legault.
Pour ce qui est des métaux nécessaires à la transition écologique, oui, nous utilisons beaucoup de métaux avec les nouvelles technologies. Il faut réduire la consommation des ressources aux forts impacts environnementaux. Nous devons donc diminuer nos besoins les nécessitant, non pas à cause de la raréfaction des métaux, mais plutôt pour contrer les changements climatiques en découvrant des solutions de rechange, telles que les batteries au sodium, ou avec du phosphate de fer afin d’éviter le lithium; bref, se transporter d’un métal à fort impact environnemental vers un autre.
SPP : La transition écologique semble s’appuyer fortement sur le développement et la démocratisation de l’auto électrique. Pensons notamment au Plan d’action (en électrification des transports 2015-2020 du gouvernement du Québec. Avoir une auto électrique semble être « LA » solution. À la lecture de votre livre, on comprend que vous n’êtes pas d’accord avec ça, non?
GP : Le discours ambiant, c’est d’opposer l’auto thermique à l’auto électrique, se débarrasser du thermique sale pour de l’électrique vertueux et propre. Mais c’est la Chine qui internalisera les coûts de la production de nos autos électriques. J’y vois une forme de schizophrénie entre l’entrepreneur [et l’entrepreneuse] qui connaît ce problème et les investisseurs [et investisseuses] qui veulent ce développement pour continuer à vendre des autos.
Il faut changer notre mode de consommation. Se questionner. Comment consomme-t-on? Mieux vaut conserver ma vieille auto. Sinon, comment faire de l’autopartage, du covoiturage? L’utilisation de la voiture individuelle doit être contestée par le développement d’autres modes de transport. C’est comme ça que la question devrait être posée.
NM : En partie, c’est vrai que l’auto électrique, c’est très polluant, car l’industrie minière est très polluante. Sur l’échelle du cycle de vie, on ne recycle pas le lithium tiré de ces batteries. Puisqu’on n’a pas assez de volume pour l’instant, on ne le recycle pas. Pourtant, il faut absolument diminuer son impact environnemental. Il faut revoir ça. Il faut rechercher des solutions à plus faible impact.
SPP : Donc, faut-il se tourner vers une consommation plus responsable, vers plus de recyclage? Est-ce que les niveaux de production de la Chine, un des principaux producteurs de terres rares, laissent de la place au développement de l’industrie du recyclage?
GP : Pour le recyclage, les matières premières sont trop peu chères. Il y a encore beaucoup de ressources primaires facilement accessibles. La Chine maintient le prix des métaux rares bas, à la baisse, pour nous noyer de métaux pas chers. Elle veut que l’Occident soit accroc à ses matières premières. Les cours sont donc extrêmement volatiles (4).
Comment voulez-vous avoir une stratégie de recyclage sur le long terme, dans ce cas? Impossible aujourd’hui. Mais possible demain. Le prix augmentera, car les métaux se raréfient de plus en plus au rythme de consommation actuel. Les gisements de classe mondiale s’amenuisent et il en coûte plus cher d’exploiter les nouveaux gisements. Aussi, les normes environnementales augmentent. La ressource va devenir de plus en plus chère. La matière secondaire deviendra plus compétitive.
Il faut retourner à une certaine « souveraineté des ressources », c’est-à-dire une reprise de contrôle de ce qui est sur notre sol. Localement, développer une expertise dans le recyclage, plutôt que de se débarrasser de ces ressources. On s’empêche de développer cette matière secondaire. La Chine entend devenir l’État qui produira le plus de green tech. Elle veut siphonner les emplois verts au détriment de l’Europe, du Japon et des États-Unis.
SPP : Et que pensez-vous de ceux qui disent qu’il faut revoir notre façon de vivre?
GP: Il faut une forme de décroissance. Par exemple, il y a tout intérêt à ce qu’il y ait une décroissance de notre consommation de matières premières. Un découplage entre croissance du PIB et croissance des ressources doit s’opérer (NdA : Plus l’on consomme de high tech, plus il y a de pression sur les ressources pour approvisionner cette consommation). C’est ça qu’il faut viser. De plus, il faut que le secteur du recyclage croisse, et il faut se diriger vers l’économie servicielle, l’économie de la fonctionnalité (5). Tout ça comporte sa part de décroissance. Il faut aussi une part de sobriété (énergétique, de consommation). La logique du low cost est aux antipodes de tout ça. Ne faut-il pas dépenser plus pour nos produits?
NM : La Chine a une approche qui vise le contrôle des ressources et leur exploitation plutôt que le recyclage. Ça coûte moins cher, en effet. Mais, il y a d’autres possibilités. Il n’y a rien qui nous empêche de mettre en place des taxes, des mesures qui vont favoriser le recyclage. Il faut comprendre que lorsque la Chine a ouvert ses portes, les pays occidentaux étaient heureux d’en profiter. Actuellement, on veut profiter du bas prix des métaux. À la fin, il faut faire payer les vrais prix.
En ce sens, nous avons une responsabilité. Le Canada est un paradis minier. Les minières canadiennes peuvent faire ce qu’elles veulent à l’étranger.
Aussi, il faut réduire la demande mondiale de voitures. Sans cette réduction, on ne remet pas en question notre mode de vie, donc tout demeure parfait. Or, on doit le changer, absolument.
Mais je n’aime pas la présentation que fait M. Pitron du sujet : qu’il y ait un risque de crise des métaux rares. Il n’y a pas de vraie crise. Il faut faire une analyse fine de toutes les possibilités. Il n’y a pas en général qu’une seule façon pour arriver au changement lorsqu’on maîtrise l’expertise des métaux.
Les auteurs se questionnent
Question de Guillaume Pitron : M. Mousseau, dans un monde à 10 milliards d’habitant[·e·]s, où chacun[·e] a le désir de partager notre mode de vie, croyez-vous qu’on va y arriver, avec votre expérience? Va-t-on parvenir à cette transition, ou est-ce que cette transition sera transitoire? Et qu’avant d’y arriver, tout ne sera-t-il pas détruit?
Réponse de Normand Mousseau : C’est sûr qu’il faut trouver un autre chemin. Il faut réduire notre impact sur les ressources et sur la planète. Revoir notre mode de vie, mais pas nécessairement notre qualité de vie. S’orienter vers les services en santé et en éducation tout en travaillant à l’accès au logement. Mais la solution, on ne la connaît pas.
GP : Je ne pense pas qu’il y aura des pénuries de ressources. Mais pensez-vous qu’avec l’accroissement du nombre d’automobiles électriques, il y aura des risques sur le lithium, le cobalt?
NM : Si ça fait monter les prix, ça va forcer les gens à trouver d’autres options. Les comportements se modifieront alors.
Question de Normand Mousseau : Vous passez souvent de « terres rares » à « métaux rares », dont les définitions sont assez différentes. Comment percevez-vous les similarités et les différences entre ces termes?
Réponse de Guillaume Pitron : Nous sommes d’accord et ces différences sont largement exposées dans mon livre. Les terres rares sont une sous-catégorie de métaux rares, mais tous les métaux rares ne sont pas des terres rares! Et d’ailleurs, sont-ils si rares que ça (un débat vieux comme le monde… ou presque!)?
NM : M. Pitron, en quoi la problématique que vous soulevez sur les minéraux est-elle différente de celle des autres secteurs économiques?
GP : Les problématiques sont très similaires, et c’est cela le sel de cette enquête : tous les enjeux associés au pétrole et au charbon (pollution, compétition technologique et économique, tensions géopolitiques) se retrouvent avec ces ressources… Cependant que l’on nous promettait un monde plus vert, plus sobre, plus apaisé (cf. les images de la signature de la COP21, on dirait la signature d’un traité de paix!). Or il n’en est rien. Nous ne réglons pas le problème, nous le déplaçons.
CRÉDIT PHOTO : Vera Kratochvil, publicdomainpictures.net
1. Guillaume Pitron, 2018, La guerre des métaux rares, La face cachée de la transition énergétique et numérique, Éditions Les Liens qui Libèrent, France.
2. Normand Mousseau, 2017, Gagner la guerre du climat. Douze mythes à déboulonner, Boréal, Québec.
3. Bruce Watson, 20 août 2016, « The troubling evolution of corporate greenwashing », The Guardian, Londres.
https://www.theguardian.com/sustainable-business/2016/aug/20/greenwashing-environmentalism-lies-companies
4. Chloé Hecketsweiler et Thomas Chemin, « Le CAC 40 accro aux « terres rares » », l’express, l’expansion, France.
https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/le-cac-40-accro-aux-terres-rares_1390452.html
5. Patrice Vuidel, Brigitte Pasquelin, 2017, Vers une économie de la fonctionnalité à haute valeur environnementale et sociale en 2050. Les dynamiques servicielle et territoriale au cœur du nouveau, Ademe, France.
par Pierre-Luc Baril | Mai 11, 2018 | Entrevues
Depuis le 8 avril dernier, la politique canadienne est en ébullition. En effet, la compagnie Kinder Morgan a annulé « toutes les activités non essentielles et toutes les dépenses relatives au projet d’élargissement de l’oléoduc Trans Mountain » (1). Ce projet de transport d’hydrocarbures vise à agrandir l’actuel réseau Trans Mountain en construisant, parallèlement au tracé actuel, une autre ligne entre l’Alberta et la Colombie-Britannique. Cette décision a été prise en réponse aux mesures adoptées par le gouvernement Horgan de la Colombie-Britannique en janvier dernier. Ces mesures visent, entre autres, à restreindre le transport de pétrole bitumineux le long des côtes et à améliorer la réactivité des autorités en cas d’incidents comportant un déversement de pétrole. Il va de soi que ces mesures viennent faire obstacle au projet d’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan. C’est pourquoi la compagnie soutient qu’elle mettra fin au projet si la situation ne débloque pas avant le 31 mai 2018.
Le gouvernement Trudeau a vivement réagi à cette annonce, arguant que le projet Trans Mountain était dans « l’intérêt national » (2). Ainsi, depuis plusieurs semaines, les gouvernements du Canada et de l’Alberta tentent de convaincre la Colombie-Britannique de la nécessité d’aller de l’avant avec ce projet. Au passage, le gouvernement Trudeau n’a pas hésité à brandir la menace d’une intervention fédérale pour contraindre la Colombie-Britannique à accepter le projet de Kinder Morgan. Outre la mésentente entre le gouvernement fédéral et deux provinces, le dossier entourant l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain soulève de nombreux enjeux, notamment en ce qui concerne les communautés autochtones le long du tracé.
L’oléoduc Trans Mountain, en bref (3)
Construit en 1953, le réseau original de l’oléoduc Trans Mountain est toujours en fonction aujourd’hui. Il trouve sa source à Strathcona County, près d’Edmonton, en Alberta, pour finir sa course à Burnaby, en Colombie-Britannique. Ce tracé constitue près de 1150 kilomètres d’oléoduc. Le projet actuel de Kinder Morgan propose de construire un second oléoduc parallèle au premier. Cet agrandissement du réseau Trans Mountain ferait passer le débit de pétrole transporté de 300 000 à 890 000 barils par jour, ce qui représente une augmentation de 196 %.
Le 19 mai 2016, l’Office national de l’énergie (ONÉ) a approuvé la construction de la nouvelle ligne de Trans Mountain (4). La décision de l’ONÉ a été fortement remise en question lors de sa publication. Un comité ministériel mis sur pied par Jim Carr, ministre fédéral des Ressources naturelles, concluait que « le travail mené par l’Office national de l’énergie comporte de grandes lacunes » et que « les questions soulevées par […] Trans Mountain font partie des plus controversées au pays, voire dans le monde entier […] : les droits des peuples autochtones, l’avenir de l’exploitation des combustibles fossiles face aux changements climatiques, et la santé de l’environnement marin (5) ». Le 29 novembre 2016, le gouvernement Trudeau a à son tour approuvé le projet d’agrandissement du réseau Trans Mountain « sous réserve de 157 conditions juridiquement contraignantes qui aborderont les répercussions sur les peuples autochtones, les incidences socio-économiques et les impacts environnementaux que pourrait avoir le projet (6) ». L’annonce concernant le projet a suscité de vives réactions un peu partout au Canada, notamment en Colombie-Britannique. Gregor Robertson, maire de Vancouver, n’a pas caché sa déception à la suite de la décision de Justin Trudeau tandis que des groupes comme l’Union des chefs autochtones de la Colombie-Britannique ont mis en place une pétition pour faire pression sur le gouvernement fédéral (7).
Les travaux préliminaires ont commencé dès septembre 2017. Selon Kinder Morgan, il s’agit d’un projet qui s’élèvera à 7,4 milliards de dollars et qui devrait générer 15 000 emplois durant sa construction et près de 37 000 emplois indirects après sa mise en marche. Ces chiffres ont été avancés dans une étude du Conference Board du Canada, commandé par Kinder Morgan (8). En audience devant l’ONÉ, Kinder Morgan avait pourtant mentionné « qu’en moyenne, 2500 personnes avaient travaillé directement pendant environ trois ans sur la construction du pipeline » tandis que le ministère des Ressources naturelles affirme que l’exploitation de Trans Mountain devrait occuper environ 440 personnes à temps plein (9).
Les droits des peuples autochtones
Bien évidemment, la présence de communautés autochtones sur le tracé de l’agrandissement de l’oléoduc amène de nombreuses questions quant à la légitimité et la pertinence du projet. Ces questions touchent tant à l’acceptabilité du projet par les communautés autochtones qu’aux droits qu’elles possèdent pour s’y opposer ou négocier son passage sur leurs territoires.
Pour Jean Leclair, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal (UdeM) et spécialiste en droits des peuples autochtones, les positions autochtones concernant l’agrandissement de Trans Mountain doivent être nuancées. « Les non-autochtones ont tendance à percevoir les Autochtones comme un groupe uniforme, alors qu’en réalité, ces communautés sont divisées quant à la nature du projet, sur les mêmes bases que les communautés non-autochtones », explique-t-il. Bien que la plupart des communautés autochtones présentes sur le tracé de Trans Mountain s’opposent au projet, quelques communautés, comme celle de Whispering Pines/Clinton en Colombie-Britannique, y sont favorables (10). Pour le chef Michael LeBourdais, l’abandon du projet Trans Mountain pourrait mener à une action en justice contre le gouvernement de la Colombie-Britannique, qui serait alors responsable de la perte des 300 000 $ de taxes par année promises par Kinder Morgan (11). Il reste cependant que la majorité des groupes autochtones s’oppose au projet.
Le professeur Leclair mentionne au passage que les perspectives sur le projet divergent d’une communauté à l’autre, selon leur emplacement géographique. Pour les communautés autochtones de la côte pacifique, les possibilités de déversements découlant de l’augmentation du débit de Trans Mountain menacent directement leur mode de vie et leur environnement. Au contraire, les groupes autochtones des Prairies sont plutôt favorables au projet d’agrandissement, notamment pour des raisons économiques. « Il ne faut pas oublier que, dans l’Ouest, le secteur de l’extraction offre les meilleurs emplois pour les Autochtones de ces régions. [Elles et] ils ne sont pas différent[·e·]s de nous, [elles et] ils veulent des emplois, mais pas à n’importe quel prix », souligne le professeur Leclair. Selon Statistique Canada, en 2001, les emplois liés à l’exploitation des ressources naturelles figurent parmi les dix principales professions chez les Autochtones de l’Ouest canadien avec 5,7 % contre 1,4 % des emplois pour les non-autochtones. Ce secteur arrive en quatrième position (12).
Ce genre d’enjeu met en lumière les droits que possèdent les peuples autochtones pour s’opposer au projet ou pour négocier son passage. Selon le professeur Leclair, « les gouvernements fédéral et provinciaux se doivent de consulter les communautés autochtones si le projet porte atteinte à leurs droits prouvés ou potentiels ». Par droit prouvé, M. Leclair entend les droits qui découlent de traités ou encore de jugements de la cour et qui sont actuellement reconnus. Le droit potentiel quant à lui se distingue du droit prouvé par la possibilité d’être reconnu par la loi, la Constitution ou un jugement de la cour. Ces deux types de droits s’ajoutent aux droits constitutionnels que possèdent déjà les peuples autochtones.
Avec ces droits, les communautés autochtones qui habitent sur le territoire de l’éventuel agrandissement de l’oléoduc sont en mesure de ralentir le processus, mais pas de l’empêcher. Il faut noter que « le gouvernement du Canada a l’obligation légale de consulter et, le cas échéant, d’accommoder les peuples autochtones s’il a été établi que des droits de peuples autochtones et des droits issus de traités pourraient être enfreints (13) ». Ainsi, le gouvernement a le devoir de consulter les communautés autochtones, mais n’est pas tenu d’obtenir leur consentement pour aller de l’avant avec ce projet. « Procéder à la construction de Trans Mountain sans consulter les peuples autochtones serait une grave erreur politique de la part du gouvernement Trudeau qui vante les bienfaits de la réconciliation avec les Autochtones », souligne M. Leclair. Néanmoins, si la construction de l’oléoduc est faite sans prendre en compte les droits autochtones, il est tout à fait possible que la Cour suprême ordonne la démolition de certaines structures de l’oléoduc afin de respecter les droits reconnus, d’après le professeur Leclair.
En plus des leviers juridiques que possèdent les peuples autochtones, poursuit M. Leclair, ces derniers possèdent un poids politique non négligeable qu’ils peuvent utiliser pour se défendre devant les gouvernements. « Le coefficient de sympathie des communautés autochtones à l’international est une grande force pour elles. Le Canada est très soucieux de sa réputation internationale », explique-t-il. L’absence de prise en considération des droits et de l’avis des peuples autochtones par le gouvernement canadien pourrait avoir des répercussions par rapport à sa réputation à l’international. À titre d’exemple, on retrouve la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, dont plusieurs articles soutiennent notamment les droits au territoire (art. 10, 26, 27, 28, 29, 30, 32) (14).
Trans Moutain : une nouvelle « Crise d’Oka »?
Depuis le début de la saga entourant l’agrandissement de Trans Mountain, certains médias font circuler l’idée que la poursuite du projet par Kinder Morgan pourrait mener à une grave crise entre les communautés autochtones concernées et le gouvernement du Canada (15). Les communautés autochtones de l’Ouest semblent prêtes à faire valoir leur position, si jamais le gouvernement du Canada se refuse à les écouter. Depuis le dépôt du rapport de l’ONÉ favorisant l’acceptation du projet, plusieurs groupes autochtones font entendre leur opposition à la Cour d’appel fédérale (16).
Pour le professeur Leclair, il est étonnant qu’il n’y ait pas eu d’autres crises majeures depuis celle d’Oka en 1990. « Longtemps, les Autochtones ont été opprimé[·e·]s. Alors, quand on se met à écouter une minorité, celle-ci devient rapidement plus ambitieuse », dit-il. D’après les dires de M. Leclair, les communautés autochtones sont présentement en pleine croissance et une grande majorité de la population autochtone actuelle est jeune. Faisant référence à une discussion qu’il a eu avec un chef autochtone, M. Leclair ajoute que « les jeunes n’ont plus la patience de leurs ainé[·e·]s. La construction de barrages sans consultation et des conventions comme celles de la Baie-James, [elles et] ils n’en veulent plus ». Le professeur Leclair qualifie ces projets de « seconde conquête ».
À la croisée des chemins
Pour Jean Leclair, il ne fait pas de doute que le Canada, avec le dossier de l’agrandissement de Trans Mountain, fait face à des « choix existentiels ». Aujourd’hui, le gouvernement de Justin Trudeau doit décider quel type de relation il veut développer avec les membres des Premières Nations. Les tentatives de réconciliation entre Autochtones et allochtones n’en sont qu’à leurs balbutiements. Les peuples autochtones possèdent des droits ancestraux qui leur permettent de faire valoir leurs intérêts et leurs choix. À la lumière des propos du professeur Leclair, ils semblent désormais plus décidés que jamais à faire entendre leurs voix.
L’auteur tient à remercier le professeur Leclair pour sa disponibilité et ses réponses.
Crédit photo: Peg Hunter
(1) La Presse canadienne, « Kinder Morgan annonce la suspension des travaux de Trans Mountain », Le Devoir, 9 avril 2018. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/524754/kinder-morgan-cana…
(2) Radio-Canada, « Justin Trudeau réitère son appui au projet Trans Mountain », Radio-Canada, 10 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094247/kinder-morgan-trans-mountai…
(3) Sauf indications contraires, les détails du projet proviennent de la plateforme en ligne de Trans Mountain. https://www.transmountain.com/
(4) Anne-Diandra Louarn, « Feu vert de l’Office national de l’énergie pour le pipeline Trans Mountain », Radio-Canada, 19 mai 2016. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/782517/neb-one-pipeline-trans-mount…
(5) Alexandre Shields, « Pipeline Trans Mountain : manque de confiance envers l’ONE pour un projet très controversé », Le Devoir, 3 novembre 2016. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/483818/pipeline-trans-mou…
(6) Radio-Canada et La Presse canadienne, « Ottawa dit non à Northern Gateway, mais approuve Trans Mountain », Radio-Canada, 29 novembre 2016. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1002927/trudeau-annonce-projets-ole…
(7) Anne-Diandra Louarn, « Approbation de Trans Mountain : onde de choc et déception en Colombie-Britannique », Radio-Canada, 29 novembre 2019. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1002926/approbation-trans-mountain-…
(8) Radio-Canada, « La Vérif : combien d’emplois seront générés par le pipeline Trans Mountain? », Radio-Canada, 11 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094403/combien-emplois-genere-pipe…
(9) Ibid.
(10) Sébastien Tanguay et Laurence Martin, « Des chefs autochtones favorables à Trans Mountain », Radio-Canada, 17 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1095501/transmountain-kinder-morgan…
(11) Ibid.
(12) Jacqueline Luffman et Deborah Sussman, « La population active autochtone de l’Ouest canadien », Statistique Canada, janvier 2007. http://www.statcan.gc.ca/pub/75-001-x/10107/9570-fra.pdf
(13) Gouvernement du Canada, « Sables bitumineux : Peuples autochtones », Ressources Naturelles Canada. http://www.rncan.gc.ca/energie/publications/18737
(14) Nations Unies, Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, mars 2008. http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf
(15) Bernard Barbeau, « Trans Mountain : une autre crise d’Oka pourrait se dessiner, disent des chefs », Radio-Canada, 13 avril 2018. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/a-la-une/document/nouvel…
(16) Ibid.
par Pierre-Luc Baril | Fév 22, 2018 | Entrevues
En juillet 2017, Sabotart publiait le livre Produire la menace, Agents provocateurs au service de l’État canadien signé par Alexandre Popovic. Il faut remonter en 1992 pour connaitre les débuts du parcours de ce militant de longue date impliqué notamment dans des groupes de défense des droits, dans la lutte antiraciste, les collectifs anarchistes ou encore le comité des sans-emploi de Montréal-Centre. C’est en 1995 qu’il est réellement confronté aux méthodes policières. Lors d’une manifestation contre un groupe homophobe et anti-avortement, Popovic est arrêté par les forces de l’ordre. Il est détenu pendant cinq jours – privé de ses lunettes par le service de police – avant d’être libéré. On lui intime alors de ne plus manifester. C’est à ce moment que Popovic s’engage dans la mise sur pied du comité qui deviendra le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP). Le groupe cherche à soutenir les gens arrêtés lors de rassemblements ou de manifestations. Pendant les dix années suivant la création du COBP, Popovic sera au front pour faire valoir les droits de ses concitoyen·ne·s et tenter d’endiguer les abus policiers.
Dans son livre Produire la menace, Alexandre Popovic revient sur près de 150 ans de provocation et d’actions ambiguës de la part des forces de l’ordre et des services secrets, au Canada et au Québec.
Qu’est-ce que la provocation?
Avant toute chose, il est primordial de comprendre à quoi réfère la notion de provocation, d’agent·e provocateur ou provocatrice. Comme l’explique l’auteur en entrevue avec L’Esprit libre : « Un[·e] agent[·e] provocateur[·trice], c’est d’abord quelqu’un qui est un informateur[·trice], qui renseigne les corps policiers sur les activités d’un groupe en particulier. Seulement, un[·e] agent[·e] provocateur[·trice] va plus loin que de simplement donner des renseignements. Il s’agit plutôt d’un rôle actif et non plus d’un rôle passif. Sous la prétention d’être solidaire, l’agent[·e] provocateur[·trice] va inciter ses camarades à faire des choses illégales, à se compromettre judiciairement ou politiquement. »
Popovic revient sur un exemple tiré de l’introduction de son livre : en 2009, un an après la mort de Freddy Villanueva, abattu par un policier du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), le SPVM tente de faire dérailler une marche pacifique en mémoire du jeune homme. Quelques jours avant l’évènement, un mystérieux « Will J » écrit par courriel aux différents groupes qui organisent la marche pour « organizé kelkechose de fucktop » parce que ses « boyz sont près à faire le war ». Les organisateurs·trices de l’évènement ne se laisseront pas berner. Rapidement, on découvrira que le véritable nom de « Will J » est en fait James Noël, agent du SPVM sous le matricule 5787. En retraçant l’adresse IP des courriels envoyés par « Will J », on apprend que l’ordinateur utilisé est logé au 2580 boulevard Saint-Joseph Est, soit l’adresse du Centre des communications opérationnelles du SPVM. On retrouve là un exemple parmi tant d’autres de la forme que peut prendre la provocation policière, notamment dans une tentative d’infiltrer un groupe, souvent politique, pour l’amener à se radicaliser.
Produire la menace
C’est dans la foulée du débat sur le projet de loi loi C-51 du gouvernement Harper en 2015 que Popovic décide d’entamer la rédaction de ce livre (1). Rappelons-le, le projet de loi en question allait changer le statut du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en plus d’élargir la portée de ses pouvoirs. Pour Popovic, il ne s’agit ni plus ni moins « de la légalisation de la provocation ». D’autre part, le militant considère que « la population canadienne de façon générale ne sait pas ce qui se passe avec les services secrets ».
C’est donc dans ce contexte qu’il entame la rédaction des quelque 258 pages qui constitueront son ouvrage sur la provocation par la police et les services secrets canadiens. C’est également pour combler l’absence de données dans ce domaine que Popovic mène cette recherche, qui est d’ailleurs loin d’être chose facile comme en témoignent les nombreuses demandes d’accès à l’information qu’il a dû faire. Ce qui illustre, comme nous le dit l’auteur, qu’« il y a un vide à propos de la provocation au Canada ».
Dans son ouvrage, Popovic remonte aussi loin que la Confédération canadienne pour raconter l’histoire de la provocation. Il aborde d’abord les exactions commises par les agent·e·s des services secrets à l’endroit des Cri·e·s, des Méti·sse·s et des Fenian·e·s. Comme on peut s’y attendre, la provocation policière n’épargnait pas les milieux ouvriers tout comme les regroupements socialistes et, plus particulièrement, communistes au tournant du XXe siècle. Popovic revient ensuite sur les opérations entourant les actions du Front de libération du Québec dans les années 1960 ainsi que lors de la Crise d’octobre de 1970. Il fait état par la suite de la surveillance dont ont été victimes les communautés noires du Canada et du Québec. Élaborant sur les diverses commissions d’enquête sur les activités policières (Macdonald en 1977 et Keable en 1981), l’auteur s’intéresse également au contexte de naissance du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Le lectorat pourra aussi comprendre comment les services secrets ont été relativement tolérants à l’endroit de groupes d’extrême-droite prônant la violence dans les années 1990. Finalement, l’ouvrage revient sur la manière dont les agent·e·s du SCRS ont contribué à alimenter les craintes envers la communauté musulmane au tournant des années 2000. L’affaire Joseph Gilles-Brault est au cœur de ce chapitre où un agent du SCRS se révèle être l’auteur d’une série de lettres annonçant des attentats à la bombe dans le réseau de métro montréalais.
L’ouvrage est un véritable voyage, rigoureusement documenté, dans l’histoire méconnue du renseignement et de la provocation au Québec et au Canada.
Le rôle des médias
Durant notre discussion, Alexandre Popovic est revenu à plusieurs reprises sur le rôle que jouent les médias dans la poursuite de la provocation et des bavures des services secrets et de la police. « Il y a un manque de travail des médias », déplore-t-il. « Souvent, les grands médias vont obtenir un document suite à une demande d’accès à l’information et vont ensuite présenter le tout comme un document confidentiel concernant les services secrets. Mais ces documents représentent ce que les services secrets veulent bien laisser paraitre. »
Ainsi, les médias prétendent diffuser une nouvelle à sensation qui dans les faits n’en est pas une, car chaque citoyen·ne peut obtenir ces mêmes documents en formulant une demande d’accès à l’information. Mais surtout, les documents en question sont bien souvent épurés pour ne laisser paraitre que la version officielle des services secrets. Le militant explique que ces documents sont par la suite relayés dans les journaux et sur internet sans que les journalistes en fassent une analyse critique.
Comme le souligne Popovic, ce genre de traitement médiatique survient seulement lorsque traitement médiatique il y a. Il donne l’exemple d’un ancien agent du SCRS, Michael Cole, dont le livre Smokescreen: Canadian Security Intelligence After September 11, 2001 est passé relativement inaperçu dans les médias malgré sa critique du système en place.
« Dans le monde d’aujourd’hui, si un État n’a pas de services secrets, un autre État va se charger du renseignement sur son territoire. Cependant, il est du rôle des médias de critiquer et de documenter les bavures, les actions illégales et les débordements dont peuvent faire preuve les services secrets. Ils sont là pour éveiller les gens », explique l’auteur.
Changer les choses
Pour améliorer la gestion des services secrets et éviter les bavures, Popovic indique quelques pistes à suivre : « Il existe déjà des dispositions dans le Code criminel concernant l’écoute électronique. Après 90 jours, les autorités doivent aviser les victimes d’écoute ou de surveillance des activités qui ont eu lieu à leur égard. Il devrait en être de même pour l’infiltration. Au-delà d’un certain laps de temps, les personnes [touchées par] une opération d’infiltration devraient être averties. » L’essentiel selon l’auteur reste d’abord et avant tout la reddition de compte. « Il y a beaucoup d’obscurité dans le monde du renseignement, il faut donc s’assurer que les choses soient transparentes une fois l’opération terminée. »
Aux citoyen·ne·s, Alexandre Popovic adresse quelques conseils simples. « Lorsque les gens sont certains d’être confrontés à de la provocation ou à de l’infiltration, il faut dénoncer et documenter. » D’après l’auteur, il ne faut pas attendre le gouvernement pour voir les choses changer; le changement doit plutôt venir de la base.
Notons qu’à la suite d’une demande d’accès à l’information pour savoir ce que le SCRS pensait de son livre, Alexandre Popovic a été informé qu’il ne pouvait avoir de réponse à ce sujet, car son livre avait faisait l’objet d’une étude du service de lutte aux activités subversives.
Pour plus d’information, voir : Alexandre Popovic, Produire la menace, Agents provocateurs au service de l’État canadien, Montréal, Sabotart, 2017, 258 pages.
Crédit photo: Yannick Gingras
(1) Le projet de loi C-59 est actuellement discuté devant la Chambre des Communes à Ottawa. Ce projet de loi « propose de mieux baliser certains des articles les plus inquiétants de C-51 ». Pour de plus amples détails sur les enjeux liés à C-59, voir Ligue des Droits et Liberté, « Projet de loi C-59 sur la sécurité nationale : des modifications demandées pour garantir les droits et libertés », en ligne, <http://liguedesdroits.ca/?p=4772>.
par Jules Pector-Lallemand | Sep 7, 2017 | Entrevues
Professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, Jonathan Durand Folco a publié en mars dernier son premier livre À nous la ville chez Écosociété. Nous sommes allés à la rencontre de ce jeune philosophe prolifique dont les idées sont déjà en train de se propager partout au Québec.
Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces réalités inquiétantes. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s.
Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? C’est précisément cette possibilité qu’explore Jonathan Durand Folco, que j’ai eu l’occasion de rencontrer au début de l’été. C’est dans un petit café de Villeray que je découvre un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté, bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.
Jules Pector-Lallemand (JPL) : En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?
Jonathan Durand Folco (JDF) : Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.
Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie était en train de se refléter dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.
JPL : Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?
JDF : Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.
J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit À nous la ville afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.
JPL : Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Quels sont-ils?
JDF : Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde des grandes inégalités sociales où il y a des formes de richesse et d’opulence qui côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.
C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.
C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers centraux urbains. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.
Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.
Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.
JPL : À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?
JDF : Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.
Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.
Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.
Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.
Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.
JPL : Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?
JDF : Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.
JPL : Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?
JDF : On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en autogouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.
Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendication et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.
Disons que la vision un peu plus ambitieuse de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.
JPL : Une économie post-croissance, des autogouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?
JDF : Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.
JPL : En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?
JDF : La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste (http://actionmunicipale.org/manifeste/) au mois de mars, qui s’appelle À nous la ville, comme le titre de mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebook (https://www.facebook.com/actionmunicipale.org/), un site web (http://actionmunicipale.org/) et une plateforme libre (http://forum.actionmunicipale.org/) où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des évènements et se partager de l’information et des outils.
La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.
Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.
Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.
Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.
Pour approfondir la réflexion : Jonathan Durand Folco, À nous la ville : traité de municipalisme, mars 2017, Montréal, Écosociété
par Rédaction | Juin 13, 2017 | Culture, Entrevues, Québec, Societé
Par Émile Duchesne
Pierre Perrault est un cinéaste québécois dont la réputation n’est plus à faire. Figure fondatrice du cinéma direct, il aura influencé un grand nombre de cinéastes d’ici et d’ailleurs. À travers son œuvre cinématographique, Perrault propose une réflexion sur le Québec de son époque. Dans À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession, Olivier Ducharme – docteur en philosophie, auteur et éditeur de la série « Cinéma » aux éditions Varia – s’intéresse à démontrer comment le thème de la dépossession est omniprésent dans l’œuvre de Pierre Perrault ainsi que la manière dont l’œuvre du cinéaste garde toute sa pertinence pour comprendre et penser le Québec d’aujourd’hui.
Q1. Dans votre livre, vous décrivez les pressions du système capitaliste comme la force de l’Un, c’est-à-dire comme un vecteur engendrant l’uniformisation, le désenchantement, la perte des ressources et des techniques du territoire, etc. Pour celles et ceux qui n’ont pas lu le livre, comment se manifeste cette force de l’Un dans l’œuvre de Pierre Perrault ?
R1. Perrault s’est intéressé principalement à trois communautés au cours des années 1960-1970, à commencer par celle des navigateurs et navigatrices de l’île aux Coudres avec qui il produira trois documentaires. Le dernier volet de la trilogie (Les voitures d’eau) expose le déclin de l’industrie maritime coudriloise, symbolisé par la disparition progressive des goélettes (bateau de bois servant au transport du bois de pulpe) construites directement sur l’île. Devenues inadéquates à la navigation contemporaine, les goélettes peinaient à suivre la cadence des bateaux de fer qui possédaient un pouvoir financier capable de s’adapter aux nouvelles pratiques de navigation. Le recul technologique et économique aura ainsi eu raison d’un savoir-faire traditionnel transmis de génération en génération par la population de l’île aux Coudres. Nous sommes alors devant une dépossession territoriale et économique affectant une communauté entière.
Au tournant des années 1970, Perrault amorce deux nouveaux cycles documentaires qui le mèneront à l’ouest et au nord du Québec : en Abitibi et à la Côte-Nord. En mettant les pieds en Abitibi, Perrault découvre rapidement que les terres se vident de leurs agriculteurs et agricultrices et que les rangs de campagne se transforment en cimetière où se côtoient de vieilles carcasses d’automobiles et des restes de granges et de maisons. Il cherche alors à comprendre les raisons ayant pu pousser des milliers de colons et d’agriculteurs et agricultrices à quitter leur terre. Il trace l’histoire de l’agriculture en Abitibi en racontant la venue massive de colons, quittant précipitamment la pauvreté des villes causée par la grande Crise de 1929. Par le biais des plans Gordon (fédéral) et Vautrin (provincial), chaque colon recevait un lot à défricher et un montant d’argent pour construire une première maison. Perrault montre avec gravité que l’aventure agricole abitibienne n’aura duré que quelques décennies et aura laissé démunis plusieurs agriculteurs et agricultrices déçu·e·s de ne pas pouvoir faire prospérer le potentiel des terres qu’ils avaient défrichées de peine et de misère pendant de nombreuses années. Cet échec ne s’explique pas par la mauvaise qualité des terres ou par l’incompétence des agriculteurs et agricultrices, mais bien par un changement dans le mode de production agricole. Pendant longtemps, l’agriculture québécoise s’est satisfaite d’une culture vivrière où chaque famille pouvait aspirer à vivre de manière autonome. Avec la montée d’une agriculture industrielle à laquelle le gouvernement octroyait subventions et prêts, les petit·e·s agriculteurs et agricultrices se virent marginalisé·e·s et poussé·e·s à la faillite, faute de moyens financiers pour acquérir les équipements nécessaires. Comme pour les navigateurs et navigatrices de l’île aux Coudres, les agriculteurs et agricultrices de l’Abitibi vécurent les effets d’une dépossession, aussi bien territoriale qu’économique.
À la même époque, Perrault prend part à quelques expéditions de chasse dans le territoire du Mouchouânipi (pays de la terre sans arbre), qui se situe au nord du 52e parallèle dans le Nord-du-Québec, en compagnie de deux Innus de la réserve de la Romaine (André Mark et Basile Bellefleur). Tous ensemble, ils tentent de recréer les gestes de la chasse au caribou que la communauté Innue de la Côte-Nord pratiquait de génération en génération avant de perdre l’accès à son territoire de chasse et, par le fait même, à une partie essentielle de sa culture. Les deux documentaires que Perrault rapporte de ses expéditions à la Côte-Nord (Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi) (dé)montrent une communauté qui peine à renouer avec sa culture ancestrale. Vivant maintenant dans des réserves avec le souvenir d’une époque lointaine caractérisée par une culture de chasse et un mode de vie nomade, les Innu·e·s se trouvent maintenant déchiré·e·s entre un passé envié et un présent qui laisse peu de chances de s’en sortir dignement. Elles et ils ont subi et subissent encore aujourd’hui les conséquences d’une triple dépossession : culturelle, territoriale et économique.
Les nombreuses dépossessions décrites à même le terrain par Perrault participent toutes d’un processus de prolétarisation dans lequel les travailleurs et travailleuses (navigateurs, navigatrices, agriculteurs, agricultrices, chasseurs et chasseuses) perdent leur indépendance et le pouvoir qu’ils possédaient jadis sur un territoire. Tout ceci contribue, selon Perrault, à entretenir un mouvement d’uniformisation culturelle dans lequel les gestes originaux posés sur un territoire précis, disparaissent au profit d’une culture où seuls comptent la rentabilité, la vitesse et le développement économique. Cet impitoyable constat n’a rien perdu de son actualité!
Q2. Le rapport aux animaux est un thème très important chez Perrault. Dans votre livre vous exposez au moins trois figures explorées par Perrault : l’animal-marchandise dans les abattoirs, le braconnage et le rapport sacré entre les Innu·e·s et le caribou. Pourriez-vous nous parler brièvement du rapport aux animaux chez Perrault?
R2. Une question qui mériterait un ouvrage entier. Des marsouins (Pour la suite du monde) aux orignaux (La bête lumineuse), en passant par les bœufs musqués (Cornouailles), les animaux détiennent dans les documentaires de Perrault, une signification qui dépasse le simple amour des bêtes. Je me suis intéressé à la question animale chez Perrault par l’entremise de la critique qu’il émet sur le traitement des animaux dans un abattoir de l’est de Montréal. Au début des années 1960, Perrault produit une série radiophonique ayant pour thème, la ville de Montréal (J’habite une ville). Dans ce cadre, il réalise une émission sur le travail effectué dans un abattoir montréalais dans laquelle il se montre extrêmement critique face à la violence faite aux animaux. Il dénonce le travail à la chaîne opéré par les travailleurs et travailleuses qui découpent la carcasse des bêtes de manière abstraite. Perrault ne critique pas, comme nous pouvons le faire aujourd’hui, la cruauté des abattoirs face aux animaux, mais plutôt la perte de la véritable signification du sacrifice animal, du sang versé et de la mort.
Lui-même chasseur, Perrault a souvent défendu cette activité comme étant le lieu où se révèle la valeur de la nourriture et du sacrifice animal. Pour étayer sa position, Perrault se référait souvent à la signification que les amérindien·ne·s accordent à l’animal, le respectant et le chassant avec parcimonie. À la différence de la chasse sportive qui se pratique dans les limites d’une pourvoirie, la chasse au caribou, longtemps pratiquée par les communautés innues, représentait une question de vie et de mort, l’animal incarnant la figure de la survie. Du point de vue d’une éthique animale, nous pouvons défendre la position de la chasse pratiquée dans un cadre de survie. Il est cependant gênant de défendre la position adoptée par Perrault, qui pratique la chasse pour son plaisir personnel. La chasse ne se justifie qu’à l’intérieur d’une culture précise et il faut s’interroger sur la pertinence pour notre culture de la pratiquer encore.
Q3. Même si Perrault met l’accent sur la dépossession, il réussit quand même à documenter la résistance – au sens de continuité dans les pratiques – envers cette même dépossession. Comment se manifeste cette résistance dans l’œuvre de Perrault ?
R3. La résistance se révèle, tout d’abord, dans la mémoire des gestes que Perrault a réussi à capter tout au long de sa vie. Les traces de la pêche aux marsouins, de la navigation des goélettes sur le fleuve Saint-Laurent, de la chasse au Mouchouânipi, de l’agriculture vivrière en Abitibi, de la grève étudiante à Moncton en 1968, Perrault les a conservées en imprimant sur la pellicule la parole et les gestes des personnes qui ont vécu ces événements. Cette mémoire survit à la disparition de ces pratiques propres aux territoires québécois, amérindien et acadien, et elle garde vivante une parole devenue obsolète en raison de la dépossession. Résister en se souvenant, en se rappelant l’existence de ceux et celles qui nous ont précédé, fait partie d’un devoir de mémoire.
Comme je l’ai déjà mentionné, la majorité des documentaires de Perrault montre le déclin de communautés incapables de survivre à la montée envahissante d’un marché économique qui écrase chaque particularité au profit d’une uniformisation culturelle. La figure par excellence de la résistance perraultienne demeure sans contredit celle d’Hauris Lalancette, tenant à bout de bras sa ferme dans un paysage déserté. Il a survécu à la désertion de la campagne abitibienne, mais à quel prix! Une résistance plutôt désespérée, proche de l’entêtement. Perrault célèbre la persévérance d’Hauris Lalancette, mais il sait également qu’elle symbolise le sacrifice d’un homme se battant seul contre tous.
Q4. L’idée du royaume est un thème qui traverse toute l’œuvre de Perrault. On sait que Perrault était nationaliste mais son nationalisme détonnait de la version classique que l’on connait au Québec. En effet, pour Perrault, le Québec devrait être constitué de plusieurs « royaumes » ce qui fait de son nationalisme un mouvement profondément décentralisé. Il en est ainsi venu à concevoir l’Abitibi mais aussi le pays Innu comme des royaumes. Peux-tu nous parler davantage de cette idée de royaume ?
R4. Le royaume demeure une notion complexe dans l’œuvre de Perrault. Elle est devenue centrale à travers la tétralogie abitibienne et l’effervescence nationaliste des années 1970. On peut la rapprocher de celle de la souveraineté qui devient incontournable à cette époque au Québec. Il faut cependant rapidement apporter des nuances. Le royaume perraultien ne peut pas se réduire à la seule sphère du politique ; il se rapporte plutôt à une continuelle quête de liberté qui passe autant par les simples gestes de la vie quotidienne que par un désir d’émancipation politique et économique. Pour saisir la portée étendue du royaume, j’aime me rapporter à ce passage tiré d’un manuscrit inédit présent dans les archives de Perrault : « D’abord, il s’agit de maîtriser la moindre chose, de la plus humble et la plus quotidienne comme le pain, le bétail, les arbres, l’eau, jusqu’à la plus sophistiquée, jusqu’à l’atome, jusqu’aux galaxies. » On le voit, l’idée de royaume en est une exigeante chez Perrault. Vivre en son royaume équivaut à posséder le territoire, les moyens de production et les instances décisionnelles. Ne possédant ni le territoire ‒ pensons aux ressources naturelles qui nous échappent au profit des multinationales ‒ ni le pouvoir économique, le Québec ne peut pas encore se vanter d’être un royaume selon Perrault.
Le royaume se rapporte finalement à la volonté d’être libres là où nous habitons. Être libre économiquement ‒ ne pas être au service de l’argent des autres ‒ politiquement ‒ pouvoir décider par soi-même ‒ et culturellement ‒ développer des manières originales de vivre : voici les conditions requises pour l’établissement d’un royaume digne de ce nom. Perrault s’intéresse très peu, pour ainsi dire jamais, à une idéalisation de la liberté. Il braque plutôt son attention sur la multitude ‒ le peuple ‒ dont l’absence de liberté se vit à même sa chair. Pour tout dire, la souveraineté politique du Québec se réalisera, selon Perrault, lorsque le peuple sera lui-même libre, lorsqu’il aura décidé de son sort.
Q5. Si Perrault s’est attardé à documenter différentes manifestations de la dépossession, son œuvre a également permis à certain·e·s de reprendre possession de leur rapport au territoire, de leur identité, etc. Je pense ici aux Innu·e·s de Unamen Shipu (La Romaine), qui affectionnent les films de Perrault puisqu’ils leur permettent de raviver certains souvenirs. L’œuvre de Perrault exerce aussi une influence sur certains musiciens, comme Fred Fortin et son groupe Gros Méné. Croyez-vous que les travaux de Perrault peuvent contribuer à obstruer le rouleau compresseur de la dépossession capitaliste?
R5. Pierre Perrault nous lègue une parole critique et un sens aigu de la liberté. La meilleure description de son travail demeure celle qu’il donne de l’artiste engagé : « L’artiste engagé (toutes formes d’engagement ici comprises sauf la partisane) est celui qui refuse les idéologies, ne propose pas de solutions mais approfondit la douleur silencieuse. Il cherche à confondre toutes les raisons et toutes les infaillibilités. Il imagine les avènements. Il légitime sa présence. Il cherche à libérer les hommes successivement. Il établit son rapport avec l’histoire. Il prend ses distances avec les puissances et il exerce sans aide sa liberté. » Fervent critique de la société de son temps, Perrault nous offre une parole qui dénonce le pouvoir économico-politique des puissant·e·s et donne voix à celles et ceux qui demeurent à l’écart. Il y a une colère chez Perrault dont nous devons nous souvenir pour mener à bien les présentes et futures batailles contre la centralisation des pouvoirs et la disparition des identités culturelles.
À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession d’Olivier Ducharme a été publié aux éditions Écosociété en novembre 2016.
par Marie-Claude Belzile | Avr 6, 2017 | Entrevues
(PORTRAIT) Depuis le 17 mars dernier, Pol Pelletier offre gratuitement des représentations dans des lieux de Montréal qu’elle habite et fait habiter brièvement, comme des éphémérides corporelles durant lesquelles elle communique son art, sa pensée, sa manière d’être face au monde. Généreusement, dans un langage qu’elle maîtrise et raffine rigoureusement, elle offre et incarne tout à la fois la réflexion, la révolte et le potentiel du changement. Le 9 avril prochain à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), elle interprétera l’art poétique de France Théoret, oeuvre qui sera la clôture de cette série de spectacles, laquelle souligne ses cinquante ans de carrière. Le mercredi 22 mars dernier, j’ai eu l’honneur de la rencontrer.
Pol Pelletier est un nom qui résonne différemment selon qui parle d’elle : on effleure son nom, on balbutie son nom, on le scande ou le dit avec admiration. Dans tous les cas, il ne laisse personne indifférent, qu’on espère voir son œuvre encensée ou détruite. Pol Pelletier est une actrice, une auteure, une professeure et une metteure en scène, mais elle est aussi une féministe radicale et une théoricienne trop peu reconnue. Cette femme a transformé l’histoire du Québec en s’y inscrivant fortement, sans gêne, sans peur, de front, mais pacifiquement en parlant haut et fort, en enseignant et en créant. Un don de soi, constant, que le milieu du théâtre a essayé et essaie encore d’ignorer, de taire, mais qui n’y parvient pas, car son message est lourd de vérité et vivant d’actualité : il faut détruire le patriarcat puisque le patriarcat tue. Ça semble radical, et justement ce l’est : il s’agit d’aller à la racine des problèmes, de nos problèmes sociaux, de nos injustices, de nos maladies. Son œuvre, son théâtre, ne sert que cela : mettre au jour ce qui nous ronge individuellement et collectivement, et dès l’origine, selon elle, c’est le patriarcat. Pol Pelletier va aussi au-delà de la dénonciation, elle transmet et propose des outils de guérison, par le jeu, soutenus par une philosophie sur le théâtre et le féminin qui mériterait d’être partagée au plus grand nombre. Depuis 2008, par le biais de L’École sauvage[i] qu’elle a fondée, elle s’occupe de produire des événements à la fois artistiques et sociaux, et elle organise des ateliers de formation sur la guérison par le jeu. Quand on parle de guérison, Pol Pelletier a une définition propre qui s’articule dans une dynamique avec l’inconscient individuel et collectif et notre rapport à nous-mêmes : « La guérison commence quand l’inconscient s’ouvre et laisse sortir un souvenir empoisonné, une blessure qui détermine tout ce que tu es, ton corps, tes choix de vie, tes relations humaines, tout! Là, y’a plus rien qui tient, t’es en état de choc, il faut la révolution! » La guérison commence quand on accepte de faire face au poids de notre culture sur nous-mêmes. Pour Pol, dans notre culture, ce sont les femmes qui portent « la souffrance du monde », c’est inclus dans le rôle du féminin, et selon elle, cette souffrance, les femmes ne sont plus capables de la contenir, elles désirent dénoncer, mais trop encore se taisent. Elle se demande ce qu’on fait avec toute cette souffrance. Et elle propose une méthode dans son enseignement, le Dojo[ii], qui permet la révolution de soi et des autres par le jeu. Une révolution dans le sens de transformer la souffrance de la blessure du patriarcat par quelque chose d’autre, ce féminin que l’on réduit à néant depuis des millénaires. Qu’est-ce que ce féminin? Pour Pol Pelletier, c’est le concept qui permet de définir par la négative le masculin, le concept qui sert à valider le masculin mais qui cache et contient le féminin : la peur, l’étranger, le chaos, la fragilité, la sensibilité, et tout ce qui est mis au rang inférieur dans notre culture. Toutes ces caractéristiques que l’on attribue au genre et au sexe féminin et qui n’auront jamais d’égal au statut du masculin. Accepter la fragilité du féminin est ce qui semble pouvoir guérir la blessure, selon Pol. La révolution est de détruire le patriarcat qui tue, viole, abuse, oblige, contraint et fait commerce chaque jour, partout, dans les pays occidentaux et occidentalisés. Pol me dit que malgré toutes ces années d’enseignement, malgré qu’elle ait rencontré plus de 4 000 élèves, elle ne sait toujours pas exactement quoi faire avec toute cette souffrance, mais elle a observé au cours d’un atelier un geste qui lui donne espoir : « Y’a un gars qui est arrivé avec une vieille carabine. Y’était avec et tu voyais que lui, comme homme, y’avait pas envie de tirer et y savait pas quoi faire avec. Ben y’a une femme qui l’a pris, pis elle, elle a fait une canne avec… Ça, c’est l’inconscient collectif qui parle. Les femmes sont capables de faire ça, c’est l’imaginaire. L’inconscient est capable de prendre les choses et de les détourner de leur sens. » En apprenant à danser avec l’inconscient, comme se le figure Pol Pelletier, on se donne accès à la créativité, et c’est par ce moyen qu’on peut transformer l’état des choses.
Plus je discute avec cette femme, plus je croise son regard, mieux je comprends pourquoi elle a eu tant de mal à jouer ses idées, pourquoi elle a reçu tant d’insultes et comment on a pu refuser de l’accueillir au-devant des grandes audiences : elle déstabilise l’ordre établi, elle jure avec la norme, elle croit dur comme fer à son propos, elle parle de changement et choisit des oeuvres qui détruisent tout le confort de notre société. Qui ose? Elle, sans aucune excuse, car elle fait les choses pour qu’il y ait évolution, pour faire cesser le statu quo, pour invalider l’économie si stable des théâtres-business que le grand public fréquente. Pol Pelletier dérange. Elle parle fort, elle déplace l’air quand elle le fait et contredit toutes les postures gentilles qu’une femme devrait tenir si elle écoutait la norme de tenue d’une femme dans les lieux publics. Pourquoi se contenir, se retenir et faire semblant? Au jeu comme dans la vie, la vérité est le mot d’ordre pour cette femme. Tout doit être question de vie ou de mort, sinon ça ne sert à rien de plonger. Et puisque le patriarcat tue, au propre et au figuré, il y a beaucoup de questions auxquelles s’attarder, des femmes qui reproduisent les maux du patriarcat aux raisons pour lesquelles nous sommes si malades de corps et d’esprit. Elle me raconte, parmi tout cela, ce qu’elle pense du théâtre, aujourd’hui, elle qui a cofondé Le Théâtre expérimental de Montréal (1975-1979, aujourd’hui le Nouveau Théâtre expérimental), ainsi que Le Théâtre expérimental des femmes (1979-1985, aujourd’hui l’Espace Go). Pour elle, un théâtre devrait être comme une maison, mais elle croit que ce genre de théâtre n’existe plus aujourd’hui, ou bien c’est qu’elle ne les connait pas. Elle voit le théâtre comme un lieu que l’on doit habiter, animer de l’intérieur et rendre intéressant. Quand on s’en va rendre visite à un membre de la famille ou à des ami·e·s dans leur maison, on se prépare, on a hâte d’arriver, de sentir les odeurs, de voir les sourires, d’être accueilli·e·s par celles et ceux qui y vivent. C’est comme ça qu’elle aimerait se sentir si elle allait encore au théâtre. Elle se rappelle qu’avant, les guichetières et guichetiers étaient aussi les éclairagistes ou les actrices et acteurs, qu’elle était accueillie avec des lampes de poche et des masques à l’entrée des lieux, qu’il y avait des personnages cachés : « C’était toujours une expérience… tu marchais sur St-Paul [la rue à Montréal] l’hiver, y’avait une vieille maison, souvent y’avait pas d’affiche, fallait que tu le saches que c’était là. » De l’avis de Pol Pelletier, aujourd’hui, cette notion de maison, dans les lieux de théâtre, a disparu. Les théâtres sont devenus des business qui ne cherchent qu’à « entrer dans leur argent » et qui ne se questionnent qu’à propos du marketing. Selon elle, toutes les femmes sur les affiches des pièces que l’on observe un peu partout dans la ville sont uniformisées, sans but autre que de faire vendre, noircir le papier des journaux et remplir les salles. C’est dire à quel point on est loin de l’idée de la maison chaleureuse qui offre de quoi nourrir l’esprit. C’est une logique de comptable qui a façonné les théâtres contemporains, il n’y a plus de générosité : « Je considère que j’ai vécu une époque où le théâtre était d’une telle vitalité au Québec! Aujourd’hui, je considère qu’il est mort. Là, tout ressemble à tout. Avant, tout était complètement différent dès l’accueil. C’était comme aller en visite, c’était excitant, tu savais pas comment ils allaient t’accueillir à chaque fois. »
Pol se désole de constater que les espaces se ressemblent tant, que les lieux n’offrent plus d’idées. Et c’est entre autres pour cela qu’elle a proposé ce mois de mars dernier trois spectacles gratuits dans des lieux qui ne sont habituellement pas des théâtres mais qu’elle transforme ainsi par sa courte présence, d’environ trente minutes chaque fois. Le 17 mars, à la librairie Le Port de tête, elle a interprété Les Vaches de nuit de Jovette Marchessault[iii], un texte profond, violent et fragilisant qui parle du féminin et que Pol livre sans pudeur. J’ai eu l’occasion de le voir deux fois ces dernières années et dans deux lieux fort différents, mais l’effet est toujours le même : on veut frapper du pied avec elle sur la petite table qui la soutient car les frissons qui nous prennent donnent goût à l’action. Pol Pelletier nous donne envie d’agir avec elle, il y a communication entre elle et son audience, sa présence transforme car ce qu’elle choisit de donner, ces textes qu’elle joue n’ont d’autre choix que de réveiller en nous l’humanité, la sensibilité, le féminin. Elle donne justice à ce que tait le patriarcat, elle détruit les contraintes sociales, dans son art comme dans tout ce qu’elle produit. Le 24 mars 2017 à la librairie La Flèche rouge, elle a joué Joie[iv], texte pour lequel elle a remporté le Masque de l’interprétation féminine, prix décerné par l’Académie québécoise du théâtre. De la série des trois spectacles gratuitement offerts par Pol Pelletier, elle a interprété L’Euguélionne de Louky Bersianik, le 31 mars 2017, à la nouvelle librairie féministe du même nom, L’Euguélionne.
Ces librairies ne sont pas choisies à la légère : elles sont des lieux indépendants dans lesquels les idées circulent, se partagent, se créent. Ces librairies ont aussi une mission sociale, une approche féministe, une volonté de travailler de manière solidaire avec les membres de leur quartier. La solidarité, Pol la considère nécessaire, essentielle au devenir d’une humanité nouvelle : « Il faut se mettre en groupe, pour décider d’une collectivité il faut se parler […] » L’entraide, le partage, le travail par passion, elle ne le voit presque plus, et elle semble bien nostalgique de constater que les projets communs ne semblent pas suffisamment entrepris pour faire changer les choses. Elle est absolument féministe, mais elle ne sait plus trop si elle croit encore au féminisme. Quand elle voit que les mouvements de dénonciation tels que #BeenRapedNeverReported[v] ne permettent pas de rendre justice aux personnes abusées sexuellement et que les violeurs peuvent continuer à vivre leur vie sans conséquence, elle n’est plus sûre que le féminisme vit encore. De son point de vue, il y a encore trop peu de femmes qui n’ont ni peur ni honte d’être femmes, et simplement trop qui veulent reproduire le patriarcat en niant leur féminité : « Elles veulent faire la même chose que les hommes, pis y’en a qui vont faire pire que les hommes, parce qu’elles ont tellement honte d’être une femme… donc elles font semblant qu’elles ne sont pas [des] femmes. » Elle déplore le fait que plusieurs femmes nient encore le fait qu’elles ont des positions de directrices ou de présidentes d’entreprises grâce aux mouvements féministes auxquels elle a participé dans les années 1970 et 1980. Elle raconte le refus de Lorraine Pintal, directrice du Théâtre du Nouveau Monde concernant un texte de Jovette Marchessault : « Lorraine Pintal est là présentement parce qu’il y a eu un mouvement féministe radical. Elle est là à cause de moi pis de mes amies. Et elle le sait. Mais elle veut pas. Comment elle dort la nuit? »
Pour Pol Pelletier, donc, la reproduction du patriarcat par les femmes est une preuve décevante lui prouvant la mort du féminisme. Elle se dit toutefois contente que je lui apprenne que des mouvements de dénonciation grandissent de jour en jour sur les réseaux sociaux, qu’il s’agisse d’intimidation, d’homophobie, de xénophobie, de sexisme, de racisme, et tout ce qui découle de notre culture patriarcale. Mais elle croit que les jeunes femmes sont quelque peu naïves : « Je pense que les jeunes femmes, les femmes en général, ne sont pas assez conscientes que si tu déranges assez le patriarcat, il va te tuer. Il y a une naïveté, une illusion très grande chez les femmes en général, parce que la seule raison pour laquelle on a pu survivre pis qu’on a continué à marier des hommes pis à faire des bébés, c’est qu’on s’est dit “C’est pas si pire que ça.” » Pour elle, une partie du problème aujourd’hui réside chez les femmes elles-mêmes, dans la contradiction que certaines présentent à se servir des avancées du féminisme pour reproduire la culture patriarcale. De son point de vue, on n’est donc pas suffisamment nombreuses pour bien faire changer les choses : « On pense que c’est arrangeable… Mais le patriarcat, quand y’est pas content, il tue. Pis là on l’a en pleine face! Penses-tu que Trump y va avoir des malaises de conscience, lui, quand il va faire quoi que ce soit? C’est que la masse critique dans l’inconscient collectif est pas assez grande… Y’a pas assez de femmes – et d’hommes de bonne volonté, ça existe – qui sont prêt[·e·]s à mourir. On le voit pas clairement, mais le gun est là. » Pol Pelletier n’a pas de compte Facebook et ne navigue pas sur les réseaux sociaux, parce qu’elle croit que ce qui a lieu sur ce cyberespace ne changera rien. Ce qui se promène sur internet sera tôt ou tard récupéré dans la culture populaire ou bien démonisé, comme on le fait constamment avec le féminin. Elle croit qu’une majorité des femmes pensent que tout ce dont on a besoin maintenant, ce n’est qu’un aménagement, un arrangement : « On vous veut les filles, vous faites de bonnes directrices de banque, vous êtes tellement cutes, on va bien vous traiter », lance Pol en changeant sa voix. Elle demeure persuadée que le patriarcat veut encore faire des femmes de bonnes servantes, qu’elles soient en beau suit de banque ou à la maison. Pourtant, ce n’est pas d’un simple arrangement dont l’humanité a besoin, mais bien de la destruction de ses fondements, pour bâtir tout à fait autrement. C’est la structure qui est le problème, non pas un individu en soi à blâmer, me précise-t-elle.
Pol Pelletier ne dresse pas un portrait flatteur de notre société québécoise, puisque le problème est systémique, puisque la politique et l’économie humaine se développent depuis déjà bien longtemps sur une structure sociale patriarcale dans laquelle, pour elle, le féminin n’a aucune valeur. Elle n’hésite pas à qualifier clairement le Canada de « pourri » et l’histoire du génocide des Premières Nations et des pensionnats de « merde humaine incommensurable » : « Comment pensez-vous réparer ça? En une génération en disant “Excusez-nous, voici de l’argent”? Voyons donc! J’en connais des vies détruites. C’est des vies détruites! » Et je constate à quel point cette histoire, notre histoire commune de colons et de colonisé·e·s, ce que Pol définit comme une blessure collective, la choque et la révolte. Et c’est selon moi la réaction la plus instinctive, et on ignore et nie collectivement cette réalité. Et tout le monde en souffre, et tout le monde a besoin de guérison, car c’est de l’inconscient collectif qui marque et détermine qui nous sommes, individuellement et en société. Comme elle dit : la vérité. Elle me répète qu’elle ne supporte pas le mensonge, les vérités à peu près : « Justin Trudeau, câlice, un féministe? On accepte ce déguisement-là? Y’a pas beaucoup de monde qui vont faire comme l’enfant pis pointer du doigt “Heille, l’empereur est nu!”. Imagines-tu si on allait tou[·te·]s sur la colline pis on disait : “Heille, t’es tout nu Justin Trudeau, t’es tout nu!” Mais il faudrait être des milliers! » Et elle s’anime devant moi, tout son corps s’ouvre et je comprends, c’est ça le théâtre dont elle parle, le théâtre qui l’intéresse, qu’elle veut jouer, qu’elle veut voir le monde être. Elle veut que nous nous mobilisions tous et toutes pour changer les choses, qu’on s’anime, qu’on devienne actrices et acteurs. Son rôle d’actrice, c’est de nous faire rendre compte du poids de notre culture sur nos individualités, le patriarcat qui nous tue en dedans, et de nous donner raison de nous animer, de nous lever et de nous voir agir ensemble. Elle me parle des zapatistes au Chiapas[vi], de leur révolte. Elle n’est plus sur sa chaise, elle ajuste les mouvements au fil de ses mots et me raconte le soulèvement populaire du 1er janvier 1994, au Mexique :
« Ils étaient 20 000 quand y sont descendus. C’est le plus grand spectacle de théâtre… j’étais même pas là! Je voyais les traces dans la ville de ce qu’ils avaient fait! Ils étaient 20 000, ils descendaient quatre par quatre pis ça a duré cinq heures pis personne n’a parlé. C’était une mise en scène cosmique! Ils montaient sur le podium de la cathédrale, quatre par quatre, y descendaient quatre par quatre… 20 000 personnes qui décident, qui font un spectacle! Ils appelaient pas ça de même, mais moi je dis que c’est du théâtre, ça! Toute la ville est changée pour toujours. » C’est l’exemple parfait du théâtre qu’elle aime et aimerait voir : une mise en scène sociale, massive, qui transforme. C’est aussi son outil de guérison. Le patriarcat nous apprend la colère, la rage, il nous apprend à tuer quand on veut changer quelque chose. Si on laissait faire plus le féminin, si on utilisait le théâtre comme un mouvement social (être acteur ou actrice, agir pour transformer), on pourrait utiliser cette violence que nous possédons toutes et tous et en faire une création nouvelle, une structure nouvelle. Ce qui s’est passé à San Cristobal de las Casas[vii] et qui est, pour Pol Pelletier, un acte de guérison, une révolution. Mais, malheureusement, plusieurs de celles et ceux qui étaient parmi les 20 000 se sont fait tuer. On sent que cette femme a eu le coeur brisé. Quand elle me raconte comment elle a investi toute sa vie à comprendre le féminin et comment on le rejette encore collectivement, je sens une tristesse dans ses yeux. Si elle me confirme qu’elle a déjà vécu son deuil sur son théâtre et le féminisme, elle me dit qu’aujourd’hui, surtout, elle est fatiguée. Elle sent qu’il y a un regain d’espoir, quelque chose qui grouille à nouveau dans l’inconscient collectif, que les femmes, peut-être, veulent ressurgir, veulent faire cesser l’hémorragie. Elle se lance encore un peu, elle jouera encore, voire, mais elle se posera sûrement bientôt, pour écrire sa philosophie du féminin, ses mémoires aussi.
Le 9 avril prochain, Pol Pelletier présentera l’art poétique[viii] de France Théoret[ix], en duo avec la danseuse Rae Bowhay, à l’Auditorium de la BAnQ du Vieux-Montréal pour clore la série d’événements soulignant ses cinquante ans de carrière. Une campagne de sociofinancement[x] a présentement lieu pour permettre à Pol de réaliser son livre, Le livre Pol.
CRÉDIT PHOTO: Pol Pelletier
[i] http://www.polpelletier.com/fr/ecole_sauvage.php
[ii] http://www.polpelletier.com/userfiles/L_ATELIER_D_INITITATION_A__LA_PRE_SENCE.pdf
[iii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jovette_Marchessault
[iv] http://www.polpelletier.com/fr/repertoire.php?id=13
[v] http://www.huffingtonpost.ca/2015/11/01/been-raped-never-reported-one-year-later_n_8444162.html
[vi] https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_au_Chiapas
[vii] http://www.medelu.org/Plus-que-jamais-les-Zapatistes
[viii] https://vimeo.com/209247720
[ix] http://www.litterature.org/recherche/ecrivains/theoret-france-441/
[x] https://www.indiegogo.com/projects/le-livre-pol/x/13689837#/