par Rédaction | Août 11, 2017 | Canada, Économie, International, Opinions
Par Pierre-Luc Baril
Cette année encore, du 11 au 13 août se tient l’Abbotsford International Air Show dans la ville du même nom, près de Vancouver. Comme l’indique le titre de l’évènement, il s’agit d’un spectacle aérien mettant en vedette les plus puissantes et les plus récentes machines de guerre de l’aviation canadienne. Le rassemblement d’Abbotsford figure parmi les évènements du genre les plus courus. Selon le quotidien USA Today (1), il s’agit de l’un des dix plus importants spectacles aériens à travers le monde. Chaque année depuis sa création en 1966, c’est près de 300 000 personnes qui assistent à ce divertissement qualifié de « familial ». Cependant, un aspect de l’évènement n’est pas mentionné : c’est aussi l’un des plus grands marchés d’armement et d’équipement militaires au Canada.
Un spectacle aérien doublé d’un commerce lucratif
Au début des années 2000, Robert A. Hackett et Richard Gruneau, de l’École des Communications de la Simon Fraser University, dressaient un portrait pour le moins surprenant de ce rassemblement. Dans leur livre The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada’s Press, les auteurs mentionnent que de 37 entreprises exposant leurs produits en 1989, ce nombre était passé à 104 en 1995 (2). D’abord réservée aux entreprises canadiennes comme Bombardier et Bristol Aerospace, la foire d’Abbotsford s’ouvre ensuite aux producteurs internationaux, par exemple Mitsubishi et Boeing (3).
Bien entendu, la concentration d’une si grande quantité d’offres au même endroit a tôt fait d’attirer à son tour une vaste demande. Dans l’édition du Peace Magazine de novembre 1996, David Thiessen, attaché à la Fondation Fraser Valley Ploughshares, un organisme catholique de promotion de la paix, rend compte de l’ampleur que possède déjà l’Abbotsford Air Show. Selon Thiessen, c’est plus de 15 000 représentant·e·s de près de 70 pays qui sont présent·e·s à l’époque pour venir acheter du matériel militaire (4). Dans son article, Thiessen souligne les conséquences que représente l’accessibilité d’un tel marché pour des États reconnus pour user de la violence envers leur population. Nous reviendrons sur ce dernier point un peu plus tard.
Afin de mieux comprendre l’impact que peut avoir un tel évènement, voici quelques chiffres concernant l’évolution des exportations d’armes du Canada. Selon les recherches de l’équipe de L’Actualité, l’exportation canadienne d’équipement militaire a plus que doublé au cours des vingt dernières années (5). De 1990 à 2015, la valeur monétaire des marchandises exportées est passée de 460 à 960 millions de dollars (excluant le marché états-uniens) (6). Pour la même période, le nombre de pays importateurs d’équipement militaire canadien a augmenté de 50 à 80 (7). On constate donc que le commerce des marchandises militaires prend une importance non négligeable avec le temps.
En raison des éléments que nous venons de mentionner, il serait possible de croire que l’évènement annuel d’Abbotsford est d’abord né sous l’impulsion d’un simple spectacle aérien avant de se transformer graduellement en l’un des plus importants marchés d’équipement militaire du Canada. Le phénomène peut aisément s’expliquer par la liaison entre la démonstration de tels produits et la présence de points de vente sur les lieux du spectacle. L’évènement d’abord ludique serait devenu un moment privilégié pour l’industrie de faire la démonstration de ses produits et d’en offrir l’acquisition après coup.
L’Abbotsford International Air Show : une présence médiatique discrète
En dehors de la présence de ce marché d’équipement militaire au Canada, la couverture de l’évènement par les médias est pour le moins particulière. D’abord, en dépit de son envergure internationale, l’événement est très peu couvert par les médias. Ensuite, l’image que l’on en donne est bien loin de celle d’un marché d’armes.
Dans The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada’s Press, Hackett et Gruneau font intervenir à ce sujet Donald S. Dart, professeur au collège universitaire de Fraser Valley. Pour Dart, l’infime espace médiatique occupé par l’Abbotsford Air Show ainsi que sa représentation sous la forme de « divertissement familial » repose essentiellement sur deux facteurs : une lourde campagne de relations publiques et des journalistes forts peu critiques (8).
C’est notamment en raison d’un appel à la pensée critique que nous devons l’une des premières références francophones à la vente d’armes d’Abbotsford. C’est dans les pages de son incontournable Petit cours d’autodéfense intellectuelle que Normand Baillargeon, ancien professeur de pédagogie à l’Université du Québec à Montréal, traite du problème médiatique que représente la foire d’Abbotsford. Suite à une minutieuse recherche dans les médias québécois, Baillargeon fut incapable de retracer plus d’une dizaine d’articles traitant de l’évènement dans les quarante dernières années (9). Dans tous les cas, aucun ne parle de la vente de matériel militaire, seulement du spectacle aérien et de son caractère familial.
Dans le but de vérifier cette affirmation, nous nous sommes adonnés au même exercice que Baillargeon. Outre les articles déjà mentionnés par ce dernier, nous n’avons trouvé que très peu d’articles liés à l’Abbotsford International Air Show. Dans tous les cas, les articles sont le fruit de journaux locaux et ne traitent d’aucune façon de la vente d’armes qui se déroule sur les lieux lors de l’évènement.
Il nous a fallu remonter près de vingt ans en arrière pour accéder à des documents portant sur le commerce de marchandises militaires durant ce spectacle aérien. Quant à ces travaux, ils ont été rédigés par des spécialistes géographiquement près d’Abbotsford (Burnaby, Vancouver, etc.). Même le vaste travail de L’Actualité, dont nous avons déjà fait mention, ne traite pas du rassemblement annuel d’Abbotsford et de la vente d’équipement militaire qui s’y déroule.
Il appert donc qu’il faut soit remonter dans le temps pour entendre parler de la vente d’équipement militaire durant l’Abbotsford International Air Show, soit se rabattre sur les médias locaux pour en entendre parler aujourd’hui. Dans le cas de ces derniers, les articles traitent toujours de l’évènement comme un rassemblement ludique et familial, en somme un spectacle de divertissement.
Il est donc légitime, dans un régime se présentant comme démocratique, de s’interroger sur les raisons entourant une telle opacité médiatique. Normalisation du commerce d’équipement militaire? Contrôle gouvernemental? Manque de sensationnalisme de l’évènement? Ce sont toutes des questions qui méritent des réponses.
Le Canada, promoteur de la paix?
Bien entendu, les éléments que nous avons énoncés plus haut ont de quoi entacher la réputation de promoteur et gardien de la paix du Canada. Encore en mai dernier, à l’occasion de la Journée internationale des Casques bleus de l’ONU, Justin Trudeau rappelait la « longue et fière histoire en matière de missions de maintien de la paix » du Canada à travers le monde (10). Il semblerait pourtant que le Canada n’ait pas de problème à promouvoir la paix d’un côté et à vendre des armes de l’autre.
La Corporation commerciale canadienne, dont la mission est « l’expansion du commerce en aidant les exportateurs canadiens à accéder aux marchés publics étrangers grâce à un mécanisme de passation de contrats de gouvernement à gouvernement », semble jouer un rôle prépondérant dans l’implication du Canada sur le marché mondial de l’équipement militaire (11). Dans la section « La CCC dans le monde », le rapport de la société d’État traite avec fierté de la facilité des transactions de matériel militaire avec les États-Unis, de la vente de véhicules et d’aéronefs militaires au gouvernement péruvien, du bien connu programme de chars blindés avec l’Arabie Saoudite et de l’exportation d’hélicoptères pour les forces aériennes des Philippines (12). Il s’agit là d’une série de contrats dont la valeur s’élève à plusieurs centaines de millions de dollars. Toutes ces transactions sont présentées comme de simples échanges commerciaux et non des ventes de matériel risquant d’être impliqué dans la mort de civils.
En effet, comme l’a si bien expliqué l’équipe de L’Actualité, depuis Brian Mulroney jusqu’à Trudeau fils, tant les Libéraux que les Conservateurs ont favorisé la croissance de l’exportation d’équipement militaire (13). Dans certains cas, les acheteurs, c’est-à-dire les États, ont utilisé l’équipement militaire dans des situations ayant causé des décès civils (14). Dans la dernière année au pouvoir de Stephen Harper, le Canada a exporté pour 676 millions de dollars en marchandises militaires tandis que ce montant a atteint 717,7 millions de dollars pour la première année de Justin Trudeau (15).
C’est une situation pour le moins surprenante, si l’on considère tous les efforts menés par Amnistie internationale pour que les États membres de l’ONU adoptent un accord sur le commerce international des armes en 2013. Rappelons ici que le Canada n’a toujours pas ratifié cet accord (16). Le Canada se retrouve donc face à un reflet de lui-même fort peu enviable. D’un côté, il fait la promotion de la paix tandis que de l’autre, le commerce de l’armement vient enrichir ses coffres. La situation devient réellement inconfortable si l’on s’attarde aux conclusions d’Amnistie internationale voulant que les conflits accentuent la demande en armement et que le besoin d’équipement militaire à son tour enflamme les conflits (17).
En finir avec l’hypocrisie
À la lumière des analyses et des textes que nous avons mentionnés, le cas de l’Abbotsford International Air Show soulève de graves questions concernant l’administration et les choix du gouvernement canadien. Il est flagrant d’abord de voir le malaise persistant quant à l’objectivité et à l’indépendance des médias, tant au Canada anglais qu’au Québec. Le cas d’Abbotsford semble prouver qu’il existe une forme de contrôle étatique sur la diffusion ainsi que la présentation de l’information au Canada.
Ensuite, il est impossible de passer sous silence le réel degré d’implication du Canada sur le marché mondial de l’équipement militaire. Alors qu’il est aujourd’hui de notoriété publique que le Canada participe et récolte sa part du lucratif marché de l’armement, il ne faudrait pas oublier que derrière ses airs de gardien de la paix, le gouvernement canadien est complice d’États qui font usage de l’équipement produit chez nous contre des groupes civils.
Nous sommes d’avis qu’à l’heure où le Canada s’interroge sur le rôle des blindés canadiens à l’étranger (18), il faut définitivement mettre fin à l’hypocrisie qui domine les politiques économiques et étrangères du Canada. Il en va d’abord d’une question de droits humains et de respect et de protection de la vie sous toutes ses formes.
1) 10 Best Editors, « 10 best air shows around the world », USA Today, 27 février 2013, <https://www.usatoday.com/story/travel/destinations/2013/02/26/10-best-ai…, consulté le 8 août 2017.
2) Robert A. Hackett et Richard Gruneau, The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada’s Press, Ottawa, Garamound Press, 1999, p. 157.
3) Ibid.
4) David Thiessen, « Airshow Canada: The Eighth Most Censored Story Of 1995 », Peace Magazine, vol. 12, no. 6 (1996), p. 6.
5) Naël Shiab, « Marchandises militaires : la grande hypocrisie canadienne », L’Actualité, 5 février 2017, <http://lactualite.com/societe/2017/02/05/marchandises-militaires-la-gran…, consulté le 8 août 2017.
6) Ibid.
7) Ibid.
8) Robert A. Hackett et Richard Gruneau, op. cit., p. 158.
9) Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux Éditeur, 2006, p. 293.
10) Justin Trudeau, « Déclaration du premier ministre du Canada à l’occasion de la Journée internationale des Casques bleus de l’Organisation des Nations Unies », Ottawa, 29 mai 2017.
11) Corporation commerciale canadienne, Un monde d’occasions d’exportations s’ouvre à vous – Rapport annuel 2014-2015, juin 2015, p. B.
12) Ibid, p. 2-3.
13) Naël Shiab, Op. cit.
14) Ibid.
15) Canada (Affaires Mondiales Canada), Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada – 2015, Ottawa, 2015, p. 1 et Canada (Affaires Mondiales Canada), Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada – 2016, Ottawa, juin 2016, p. 4.
16) Ibid.
17) Amnistie internationale, Contrôler les armes, Paris, Éditions Autrement, p. 76-98.
18) Radio-Canada, « Ottawa se penche sur l’utilisation de blindés canadiens en Arabie saoudite », Radio-Canada, 29 juillet 2017, <http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1047828/ottawa-armee-blindes-canadie…, consulté le 8 août 2017.
par Alexandre Dubé-Belzile | Juin 21, 2017 | Analyses, Économie, International
Le Venezuela fait actuellement face à l’une des plus grandes crises de son histoire récente. Le gouvernement affirme qu’il se défend contre une guerre économique qui aurait été instiguée par l’opposition, notamment par la Table ronde de l’unité démocratique (Mesa de la Unidad Democrática ou MUD), avec la collaboration des grands conglomérats industriels du pays, Fédécamaras et Coindustrias. De leur côté, les opposants au gouvernement actuel accusent plutôt celui-ci de dissimuler la crise et de s’imposer peu à peu en dictature. Par-delà de nombreuses informations contradictoires, quelles sont les causes et les conséquences de cette crise et quelles sont les issues possibles ?
La révolution bolivarienne en péril
Le charismatique leader socialiste Hugo Chavez est arrivé au pouvoir par la voie des urnes en 1998[i]. Son coup d’État manqué de 1992 lui avait valu une réputation de Don Quichotte, noble cavalier d’une époque révolue partant à l’assaut des moulins à vent du néo-libéralisme. Il se réclamait de Bolivar (dit El Libertador, le libérateur) et du Christ[ii]. Il était aussi un fervent apôtre de la révolution cubaine et de Fidel Castro[iii]. Toutefois, derrière une rhétorique et un discours radical, le Chavisme s’est surtout appuyé sur des mouvements sociaux aux objectifs divergents. Par conséquent, il a dû depuis lors jouer à l’équilibriste pour tenir le coup et lutter contre, entre autres opposants, le secteur privé, et ce, au sein d’un système qui a toujours été au service des intérêts d’une classe privilégiée. Le politologue américain George Ciccarriello-Maher le qualifiera d’ailleurs de « géant aux pieds d’argile[iv] ». Pour lui, la quintessence de la révolution bolivarienne se trouve dans les communes, dans les expériences économiques autogérées, dans les coopératives qui ont « créé Chavéz » et qui ne sont pas nécessairement en bons termes avec le gouvernement actuel[v]. L’avis de Ciccarriello est partagé par Padraic O’Brien, titulaire d’une maîtrise en développement et en planification rurale et auteur de Insurgent Planning in Venezuela and Brazil : The case of the CRBZ and the MST[vi]. Nous avons pu nous entretenir avec ce dernier, qui a lui-même mené des recherches au Venezuela.
En 2017, alors que la révolution bolivarienne au Venezuela est menée tant bien que mal par Nicolas Maduro depuis la mort de Chavez en 2013, elle est rongée par une crise qui perdure depuis 2014[vii]. Le pays est touché par un taux d’inflation gargantuesque et souffre d’une grave pénurie de nourriture et de médicaments. Le système de santé s’effondre. Alors que le pays n’arrive pas à s’affranchir de sa dépendance aux revenus du pétrole, l’État est accusé d’intensifier son contrôle sur l’économie et la société vénézuélienne outre mesure, en plus de museler l’opposition. Le 20 octobre dernier, le président a interrompu une collecte de signatures qui visait à obtenir un référendum sur sa destitution. Le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), auquel appartient l’actuel président, est minoritaire au sein de l’Assemblée depuis les élections législatives de décembre 2015 (55 sur 167 par rapport à 112 pour le MUD, la principale coalition d’opposition)[viii]. De plus, la sécurité dans les villes du pays se détériore gravement. Selon certains rapports, la situation échapperait au contrôle des policiers et policières qui tireraient à vue sur les hors-la-loi sans aucune forme de procès. Près de 20 000 criminels meurent chaque année sous les balles des policiers et policières lors de raids dans les bidonvilles. Selon l’Observatoire vénézuélien de violence, le taux de morts violentes pour 2016 était de 91,8 par 100 000, par rapport à environ 5 par 100 000 pour les États-Unis[ix]. Récemment, le principal meneur de l’opposition, Henrique Capriles, a reçu l’interdiction de se présenter aux prochaines élections. Depuis lors, de violentes manifestations ont fait irruption au sein de la capitale et se poursuivent[x].
Le MUD, principale force d’opposition, est une coalition de 21 partis plutôt hétéroclites, d’une cohérence et d’une orientation plutôt approximative[xi]. Maduro appartient au PSUV. Il existe d’autres partis de gauche moins importants comme le Parti communiste du Venezuela (PCV) et le Gran Polo Patriotico (GPP), qui sont d’ailleurs alliés. Le Parti communiste s’inquiète que les pourparlers instigués par le pape entre les deux principaux belligérants donnent lieu à un « pacte entre les élites ». D’anciens membres du PSUV qui ont fondé la Marea Socialista (Marée socialiste) avancent même que le dialogue pourrait instaurer une division du pouvoir entre le MUD et le PSUV.[xii] Même si la constitution interdit la participation de l’armée dans les affaires politiques de l’État, le PSUV est une entité militaro-civile marquée par la division. L’armée y joue un rôle prépondérant et le Parti est cimenté par le compromis avec ses membres civils. Cependant, les membres dans son ensemble supporteraient tous Maduro pour empêcher le régime de s’effondrer en entier, ce qui risquerait d’arriver si des élections étaient déclenchées par le départ du successeur de Chavez[xiii]. Il existe également d’autres types d’opposition à la révolution bolivarienne. Rafael Uzcatégui, qui en est un exemple, dirige l’ONG PROVEA et le journal El Libertario, une publication d’orientation anarchiste. Il incarne en quelque sorte l’avocat du diable pour tout ce qui a trait à la révolution bolivarienne. Pour lui, le régime actuel n’est que la continuation des régimes antérieurs. Dans son livre La révolution comme spectacle : une critique anarchiste de la révolution bolivarienne, il avance que « le socialisme du XXIe siècle » et toute la rhétorique du discours de Chavez n’est que fumée sans feu. Même s’il concède que la qualité de vie des Vénézuéliennes et des Vénézuéliens s’est améliorée et que le régime bolivarien n’est pas une impitoyable dictature totalitaire, il avance que le nouveau gouvernement n’a changé que très peu de choses, fondamentalement[xiv]. Cependant, selon monsieur O’Brien, « Uzcatégui est déconnecté des masses. Il nie les changements profonds apportés par la révolution. »
L’ampleur de la répression et de la criminalité
De plus en plus de médias attaquent les méthodes du gouvernement vénézuélien dans la gestion de la crise. Un des aspects les plus alarmants de ces critiques est la répression de l’opposition. Selon l’International Crisis Group[xv], l’État vénézuélien aurait mis sur pied des groupes de motards paramilitaires. Une demi-douzaine de ces groupes se seraient établis autour du palais présidentiel. Ils auraient fréquemment attaqué des manifestant·e·s de l’opposition à Caracas et ailleurs[xvi]. Une autre force militaire, la milice nationale bolivarienne, créée en 2007, recevrait ses ordres directement du président et pourrait également servir à réprimer l’opposition. Des « opérations pour la libération et la protection du peuple » (OLP) ont également été menées à partir de 2015 en réponse à la présence de groupes criminels qui contrôlent certains quartiers et certaines régions rurales. Le gouvernement accuse ces groupes d’appartenir à l’opposition. Quoi qu’il en soit, ces opérations sont violentes, se font sans mandat et les familles, dont certains membres sont soupçonnés d’appartenir à ces groupes criminels, sont expulsées des logements publics. Des massacres ont également été attribués aux forces armées, qui opéraient dans l’impunité, et des charniers ont été déterrés[xvii]. Selon le procureur général, 95 % des meurtres restent impunis et 70 % des prisons, dans lesquelles beaucoup de ces meurtres seraient planifiés, sont contrôlées par les criminels eux-mêmes. Le gouvernement aurait été contraint de négocier des zones libres avec ces criminels, dans lesquelles il ne peut les poursuivre. Ces derniers auraient acquis, avec la complicité de certains des membres des forces armées, des armes de combats[xviii].
La guerre économique
Ainsi, selon les rapports de l’International Crisis Group, les droits de la personne les plus élémentaires sont bafoués par les autorités. Des pourparlers ont débuté à la fin octobre entre le PSUV et le MUD, à l’instigation du pape, mais les résultats tardent à venir[xix]. Les soulèvements et les émeutes qui ont lieu en raison des pénuries font craindre que ces événements puissent prendre l’ampleur du Caracazo, en 1989, lorsque les ajustements structurels imposés au pays avaient entraîné une hausse du prix des denrées alimentaires et un soulèvement populaire massif. L’armée avait tiré sur la foule, causant des centaines de morts. Cela aura été à cause d’un mécontentement grandissant et de la montée de Chavez au pouvoir[xx]. Nous avons demandé à monsieur O’Brien quelles étaient les causes de cette crise, s’il s’agissait véritablement d’une guerre économique du secteur privé ou seulement de l’incompétence du gouvernement. Sa réponse est nuancée. Selon lui, d’une part, les compagnies causent certaines pénuries. D’autre part, il est vrai que le gouvernement a cessé de collecter des données ou de publier certaines statistiques, quelque temps après que la crise ait éclaté. Aussi, deux systèmes parallèles existent : le système installé par la révolution, qui dépend des revenus du pétrole et le système traditionnel, affaibli par un certain abandon et qui peine à fournir. Il y a aussi un problème de corruption flagrante et de contrebande avec la Colombie (carburant et matériaux de construction prisés par les paramilitaires colombiens et l’ELN). Ce serait la corruption qui minerait le plus le système révolutionnaire. Nous nous permettons de préciser qu’il est d’ailleurs clair que le système de subventions installé par le gouvernement est très coûteux et inefficace. Qui plus est, il facilite la contrebande et les abus. Il est possible d’obtenir une denrée subventionnée et la revendre pour 100 fois le prix. Pour le pétrole vendu illégalement en Colombie, le prix est 600 fois plus élevé[xxi]. « Dans un Mercal (marché d’État), j’ai vu les employé-e-s qui se servaient. Le pays souffre d’une dépendance structurelle au pétrole. Le gouvernement socialiste est en lutte avec le secteur privé, qui profite de la crise pour tenter de faire tomber le gouvernement. Le secteur privé est encore tout puissant. Le Venezuela est encore fondamentalement capitaliste », affirme monsieur O’Brien, qui ajoute que Maduro a moins de discipline et de contrôle que son prédécesseur sur les opportunistes qui se sont joints une fois que la révolution a eu un certain succès. Il souligne que, selon Chavez, la solution n’est pas d’augmenter le pouvoir du gouvernement, mais d’élargir son appropriation par la base, par les communautés, et lutter contre le problème de la dépendance au pétrole. Enfin, selon lui, les communautés doivent reprendre le contrôle des ressources et au bout du compte, abolir le capitalisme.
Ces affirmations nous ont également été confirmées lors d’un entretien avec l’économiste Mathieu Perron-Dufour, professeur à l’Université du Québec en Outaouais. Ce dernier affirme : « Le gouvernement Chavez avait fait le pari de ne pas abolir l’opposition économique en créant effectivement des structures parallèles et d’autres projets d’investissement, financés par le pétrole. Évidemment, celles-ci sont mises à mal depuis que le prix du pétrole a baissé. » Il ajoute que même si Chavez a véritablement « poussé différents modèles coopératifs à bien des égards, il n’est pas parvenu à modifier fondamentalement la structure de l’économie ». Toutefois, il n’a pas su s’approprier tous les leviers de l’économie qui se trouvent aux mains de ceux qui ne « cessent de torpiller le gouvernement, que ce soit à coup de référendums électoraux ou de sabotages économiques. » Malheureusement, le Venezuela reste un « parfait exemple de pays périphérique dont le développement était bloqué par une élite comprador », cette classe affairiste nationale qui tire son influence de ses liens avec les puissances économiques du Nord, et ce, aux dépens du développement économique local. Monsieur Perron-Dufour nous fait également part que l’économiste de l’école de la dépendance Paul Baran avait déjà traité de ce genre de problème dans les années 1950. Dans son article On the Political Economy of Backwardness, Paul Baran décrivait comment, dans de nombreux pays incluant le Venezuela, une élite vécut en parasite en gaspillant une bonne partie des revenus du pays sur des commodités et des produits de luxe. C’est ce que Baran appelait une combinaison du capitalisme et du féodalisme. Qui plus est, ces pays sont dépendants de l’exportation de matières premières et dans le cas du Venezuela, du pétrole. Paul Baran ajoutait même que l’avènement d’une planification économique dans ce contexte ne pouvait qu’engendrer une forte corruption et une résistance de la part de la classe dominante. Le changement ne se fait donc jamais facilement, et souvent par la violence[xxii]. Même après la révolution bolivarienne, la rente pétrolière continue d’être capturée grâce à des dettes distordues par le taux de change, une sous-facturation des exportations, une surfacturation des importations et d’autres moyens qui sont frauduleusement déployés par le secteur privé. Cette élite, qui existe toujours au Venezuela, a été baptisée par certains la « bolibourgeoisie ». De son côté, elle continue de blâmer l’État. Il ne faut pas oublier que 70 % de l’économie vénézuélienne est encore privée[xxiii].
Le Venezuela a été, pendant une bonne partie de son histoire, sous la botte des militaires, et les coups d’État y ont été fréquents. Les deux dernières tentatives ont eu lieu en 1992, à l’initiative d’Hugo Chavez, et en 2002, contre Hugo Chavez. Ce dernier coup d’État fut orchestré par l’opposition avec la complicité de la CIA[xxiv]. Le gouvernement actuel est à la fois civil et militaire. En février 2015, Maduro a créé Canimpeg, une corporation militaire qui exploite le secteur minier, pétrolier et gazier. Le 9 juillet de la même année, Maduro a instauré la zone économique militaire et socialiste, incorporant 6 autres entreprises et contrôlant certains secteurs de la finance, de la construction, une banque, des chaînes de télévision et de radio, une compagnie de transport et une usine d’assemblage de véhicules. Le 11 juillet suivant, le commandant des forces armées, le général Padrino Lopez, a été nommé à la tête de la « Grande mission d’approvisionnement souverain » qui donnait à l’armée un strict contrôle de la nourriture dans le pays. L’armée pourrait donc agir pour défendre ses intérêts et intervenir pour ou contre Maduro[xxv].
Le gouvernement affirme être l’objet de sabotage du secteur privé. Selon l’agence gouvernementale Mision Verdad, l’entreprise Polar ferait artificiellement diminuer l’offre de ses denrées sur le marché, et ce, en dépit des démentis de son directeur, le milliardaire Lorenzo Mendoza. Ce dernier nie utiliser son entreprise comme arme politique et économique. Mendoza se serait défendu en affirmant : « Nous ne faisons pas la guerre économique. C’est une invention du gouvernement. Néanmoins, nous appelons à la paralysie du secteur ouvrier, économique, financier et commercial au Venezuela pour accentuer la crise au pays, exacerber les forces de déstabilisation et le climat politique actuel. »[xxvi] Il appellerait cette stratégie la « grève nationale », se présentant ainsi, lui et le MUD, comme des défenseurs des travailleurs. De grands conglomérats comme Fedecámaras et Conindustria (qui détient 60 % des moyens de production du pays) n’excluent pas que leurs entreprises se joignent à ladite « grève ». Selon Mision Verdad, depuis 2012, 40 % des entreprises affiliées à Coindustria auraient diminué leur production alors qu’elles ont reçu un apport en devises de 16 % de plus[xxvii]. En avril 2002, lorsque Chavez avait temporairement été démis de ses fonctions par un coup d’État raté, Fedecámaras avait joué un rôle important. Son directeur de l’époque, Pedro Carmona, avait alors été nommé président, avec l’aide de certains généraux d’extrême droite. Selon le groupe International Crisis, dont certaines affirmations portent toutefois à douter[xxviii], Fedecámaras se serait depuis « éloignée de la politique[xxix] ». Selon un rapport publié par l’organisation Food First, les pénuries touchent surtout certains produits, et ce, souvent lors de moments de tensions politiques. L’entreprise Polar, mentionnée ci-haut, contrôlerait huit des denrées essentielles selon le ministère de l’Agriculture, et produirait 62 % de la farine de maïs précuite utilisée pour la confection d’arepas, le pain qui constitue la base de l’alimentation des Vénézuéliennes et des Vénézuéliens. Qui plus est, ce ne sont pas tous les aliments qui manquent, mais bien certains produits en particulier, comme le lait et le café. En dépit de cela, il reste que selon la FAO, les Vénézuélien·ne·s mangeaient, en 2015, 3 092 calories par jour, une quantité supérieure à l’apport recommandé de 2 720 calories[xxx].
Le contrôle exercé par le PSUV sur les taux de change est un instrument politique qui lui permet de se maintenir au pouvoir. En effet, depuis 2003, le gouvernement utilise une politique de contrôle des devises plutôt musclée, son arme de choix dans la guerre économique. Cette politique a d’abord été introduite pour remédier à la fuite des capitaux qui avait entraîné un déficit de devises étrangères. Le besoin s’était présenté lorsque l’opposition avait bloqué l’industrie pétrolière, principale exportation dont dépend le Venezuela pour l’acquisition de ces devises. Cela est sans parler de la dette étrangère que nous n’aborderons pas dans cet article[xxxi]. Il y a deux taux de change, un taux fixe pour la nourriture et les biens essentiels (10 bolivars pour 1 $ US) et un taux variable pour tout le reste (665 bolivars pour 1 $ à la mi-décembre 2016). Les entreprises privées vénézuéliennes doivent avoir recours à des intermédiaires pour acquérir les devises étrangères nécessaires à l’importation. Les intermédiaires demandent le taux parallèle du marché, qui diffère de celui offert par l’État et qui est encore plus défavorable aux entrepreneurs locaux. Mark Weisbrot explique également comment l’existence de deux taux de change a accéléré l’inflation. En effet, comme il existe une pénurie de dollars, le prix de ces dollars sur le marché noir augmente et fait augmenter le prix des importations dans un pays où les denrées alimentaires sont en grande majorité importées. Alors que l’inflation augmente, la population désire acheter plus de dollars, car elle y voit une plus grande sécurité par rapport au bolivar, dont la valeur dégringole. Le prix du dollar sur le marché noir augmente alors encore, de même que l’inflation[xxxii].
La valeur du bolivar est en chute libre et le gouvernement ne publie plus de statistiques à cet effet depuis décembre 2015. La production intérieure diminuant de plus en plus, c’est en important que le Venezuela doit satisfaire à la demande. Le Venezuela est cependant dépendant à 96 % des revenus du pétrole pour obtenir les devises étrangères nécessaires aux importations, dont le prix est aujourd’hui environ 60 % plus bas que ce qu’il était en 2012. Le ministre de l’Économie, Miguel Pérez Abad, avait affirmé que, en 2016, 15 milliards seraient disponibles pour l’importation, alors que 50 milliards étaient disponibles en 2012[xxxiii]. Depuis l’arrivée de Chavez en 1999, le nombre d’entreprises privées a diminué de façon importante. Selon Conindustria, les deux tiers des 8 000 firmes qui existaient à l’époque ont fermé leurs portes. Le gouvernement s’est accaparé de près de 4 000 000 d’hectares de terres agricoles. On a ainsi nationalisé 500 entreprises agricoles, qui ne produisent plus qu’une fraction de ce qu’elles produisaient. En raison du contrôle des prix des denrées de base, les entreprises étaient contraintes de vendre en deçà des coûts de production. De plus, en raison d’une hausse du taux de change du marché parallèle, il est devenu rapidement impossible de compenser les pertes encourues par les ventes du commerce extérieur. Avec l’inefficacité de la production nationalisée et la paralysie de secteur privé, les problèmes de la pénurie et de l’inflation ne sont pas près d’être réglés[xxxiv]. Dans une entrevue avec l’économiste Michael Albert[xxxv], l’ex-ministre de l’Intérieur et de la Justice Miguel Rodriguez Torres, qui se trouvait aussi à la tête des services de renseignements, affirme que la question du taux de change devrait être réglée au plus vite par le gouvernement. Pour lui, ce serait mentir de dire que seule la guerre économique est responsable de la crise actuelle. La baisse du prix du pétrole y est pour beaucoup, mais le gouvernement n’a que très peu de contrôle sur le cours des hydrocarbures. Il tenterait de diminuer la production de pétrole, mais cela ne changera rien à la situation. Enfin, le taux de change, lui, repose entre ses mains et lui a attiré l’hostilité des entrepreneurs. Qui plus est, il facilite le « torpillage » du gouvernement. Il faut donc revoir cet instrument du PSUV[xxxvi]. L’économiste Mark Weisbrot appuie également cette thèse.
L’effondrement du système de santé et de l’industrie agroalimentaire
Grâce à la rente du pétrole, dès les débuts de sa présidence, le gouvernement de Chavéz avait mené une campagne contre la pauvreté avec les « missions », en fournissant des services de santé et de littératie dans les régions les plus pauvres. Ces missions distribuent de l’argent, des bourses scolaires. L’État distribuait aussi, à travers une série de magasins d’État Mercal, des aliments subventionnés. Le prix du pétrole était à la hausse pendant les années 2000, surtout entre 2004 et 2007 et ce sont les revenus ainsi engendrés qui permettaient cette générosité. Cependant, avec la chute du prix du pétrole vers la fin des années 2000, le système s’est effondré pour devenir totalement inefficace. Très vite, la demande de denrées subventionnées a dépassé l’offre et de longues files d’attente se sont constituées devant ces magasins. Les denrées ont peu à peu fait l’objet d’un contrôle plus strict et éventuellement d’un rationnement, allant même jusqu’à contrôler l’identité des clients avec leurs empreintes digitales. Le gouvernement, de son côté, nie l’ampleur du problème et affirme que le pays fait l’objet d’une campagne de désinformation[xxxvii].
Dans tous les cas, il ne fait aucun doute que le système de santé est dans un état pitoyable. Dans les hôpitaux, de nombreux médecins auraient quitté leur emploi en raison des conditions précaires. Depuis 2013, le gouvernement aurait tenté de remédier à la situation en déployant des docteurs communautaires[xxxviii] (médicos integrales comunitarios) sans formation universitaire. Un accord bilatéral avec Cuba avait permis à des milliers de médecins cubains de donner des soins dans le cadre du programme Barrio Adentro[xxxix], et ce, en échange de pétrole. Selon les chiffres officiels, près de 44 000 médecins auraient été dépêchés au Venezuela. Cependant, selon la Fédération pharmaceutique du Venezuela, 60 % des médicaments ne seraient pas disponibles à Caracas, et 70 % à l’extérieur de Caracas[xl]. Il ne fait également aucun doute sur le fait que le secteur agroalimentaire est plutôt dysfonctionnel. En 2010, le gouvernement Chavez a exproprié 47 fermes dans l’État de Zulia, dans lequel 4 000 hectares et 8 000 têtes de bétail ont été cédés à la Empresa Agroecológica La Maricela, une entreprise d’État. La production de lait est passée de 5 000 à 75 litres par jour en quatre ans. En 2014, ces terres ont été données à la municipalité de Colon. Il ne restait plus que 3 600 bêtes, beaucoup ayant été tués ou volés. Les employé·e·s n’avaient pas été payé·e·s pendant 4 mois. Les fermes, privées ou étatiques, ont de la difficulté à obtenir des pièces de rechange pour leur machinerie. Dans cette région frontalière avec la Colombie, la viande et le lait sont vendus illégalement de l’autre côté de la frontière, car les trafiquants colombiens payent un meilleur prix. Aussi, les fermes ont peine à trouver de la main-d’œuvre, car on y gagne presque autant en une journée en vendant sur le marché qu’en travaillant un moins entier au salaire minimum[xli]. L’ancien ministre Miguel Rodriguez Torres admet que la gestion de nombreuses fermes nationalisées a été désastreuse, que la manière dont ont été réalisées ces expropriations était inadéquate et mal gérée. Il donne deux exemples : le premier, concerne une ferme laitière qui s’est établie dans une région où il n’y avait aucune tradition de production de lait en raison des conditions inadéquates du site. Malheureusement, ce mauvais choix d’emplacement a été fait par pure ignorance. L’autre exemple est celui de l’entreprise Agroislena, qui était très bien gérée et très efficace. Elle exploitait malheureusement certains ouvriers. Monsieur Torres affirme qu’elle aurait pu être contrainte, et que les travailleurs et travailleuses auraient pu être défendus par l’État. Néanmoins, le gouvernement a nationalisé l’entreprise, qui est devenue Agro Patria. L’entreprise rencontre aujourd’hui de graves problèmes, entre autres, liés à l’importation de semences et à l’obtention de fertilisants. L’entreprise a depuis déménagé à Cuba et les fermiers et fermières s’en tirent très mal. Monsieur Torres ajoute que le Venezuela importe encore 70 % de ses biens de consommation. Le plus grave problème qui touche le pays n’est pas la distribution, mais la production. Le pays a la capacité de produire pour atteindre l’autarcie, mais dépend plutôt des revenus pétroliers pour sa sécurité alimentaire[xlii]. Il s’agit malheureusement d’un exemple typique de pays « dépendant », dont le mode de fonctionnement a été expliqué par Paul Baran.
En juillet 2016, le gouvernement a décidé que les produits de base disponibles à des prix contrôlés dans les supermarchés seraient détournés vers les Comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP). Ces derniers sont gérés par des organisations militaro-civiles issues du PSUV et distribuent des denrées de base à des prix contrôlés aux plus démunis. Même s’ils sont plus ou moins efficaces et rongés par la corruption, ils ont réduit les files d’attente devant les détaillants. Le 4 octobre, Maduro a annoncé que la moitié de la production de nourriture serait redirigée vers les CLAP. Pour beaucoup de Vénézuéliennes et de Vénézuéliens, le marché noir est la meilleure manière de mettre du pain sur la table : plus d’un tiers de la population aurait vendu des possessions personnelles afin de joindre les deux bouts[xliii].
Les coups d’état en Amérique latine, une menace encore bel et bien réelle
Il est important de replacer la crise au Venezuela dans le contexte actuel latino-américain. Il est aussi important de rappeler que des coups d’état y sont encore menés régulièrement au nom du libre marché, avec l’implication des États-Unis. Les tactiques ne sont peut-être plus les mêmes que celles employées au Guatemala en 1954[xliv] ou au Chili en 1973[xlv]. Néanmoins, elles ont tout de même mené à un changement de gouvernement en Haïti, en 2004, avec l’enlèvement de Jean-Bertrand Aristide ; au Honduras, en 2009, avec l’exil forcé de Manuel Zelaya au Costa Rica ; et enfin, au Paraguay, en 2012, avec le jugement « express » de Fernando Lugo. Il est possible d’ajouter à cela la destitution de madame Rousseff en 2016 au Brésil, pour laquelle on a blâmé le scandale de la Petrobras. Cela est sans compter les tentatives de coup d’état au Venezuela en 2002, celle en Bolivie en 2008 et en Équateur en 2010. Les craintes alléguées par Nicolas Maduro ne peuvent donc être seulement des fabulations comme semble parfois l’entendre l’opposition. Ont été impliquées à différents degrés dans les interventions antérieures la National Endowment for Democracy (NED)[xlvi], la United States Agency for International Development (USAID)[xlvii], la National Security Agency (NSA)[xlviii], la Defense Intelligence Agency (DIA)[xlix]. Il y a aussi la Western Hemisphere Institute for Security Cooperation (WHINSEC)[l], auparavant connue comme l’École des Amériques, qui forme le personnel militaire de nombre de pays d’Amérique latine. Ces interventions ont généralement lieu lorsque les intérêts de l’élite, alliée au secteur privé et aux entreprises étrangères, sont menacés par une quelconque mouvance progressiste qui désire changer les choses pour le bien-être de la majorité[li]. Il ne serait donc pas étonnant qu’une menace de coup d’état pèse effectivement sur le Venezuela. Le même secteur privé qui, allié à l’opposition et aidé par la CIA, avait tenté un coup d’État en 2002 pourrait encore tenter la même manœuvre en 2017 ou 2018. D’ailleurs, selon Marc Weisbrot, Washington essaie de renverser le gouvernement vénézuélien depuis une quinzaine d’années[lii].
Conclusion : les solutions à entrevoir ?
Dans son dernier rapport sur la crise qui sévit au Venezuela, l’International Crisis Group a fait quelques recommandations. Au gouvernement, il recommande de tenter de s’entendre avec l’opposition pour établir un calendrier électoral clair et, idéalement, de devancer les élections prévues pour décembre 2018. Il propose toute une série de recommandations qui consistent à démuseler l’Assemblée nationale et réformer le pouvoir législatif, qui se trouve à toute fin pratique aligné avec le PSUV. Il demande aussi la libération des quelques 2 000 prisonniers et prisonnières politiques, des militant·e·s de l’opposition qui auraient été arrêté·e·s pour avoir participé à des manifestations contre le gouvernement et de remettre en question sa réponse militaire à la crise, qui a mené à des abus et à des exécutions sommaires. Selon le groupe, le Venezuela aurait également intérêt à négocier avec des expert·e·s nationaux en économie pour faire diminuer l’inflation et restaurer le pouvoir d’achat, bien que cela irait tout à fait contre l’hostilité manifeste du gouvernement actuel envers le secteur privé et son refus de lui faire confiance[liii]. En effet, cette option rappelle les ajustements structurels imposés par le FMI qui avaient été la cause de la montée du prix, ce qui entraîna le Caracazo. Selon d’autres analystes, l’économie vénézuélienne devrait être complètement nationalisée, y compris les banques, ce qui semble peu réaliste vu les divisions actuelles au sein du gouvernement[liv]. La situation actuelle au Venezuela n’est pas celle de Cuba au moment de la révolution.
Cependant, l’ingénieur canadien Joe Emersberger, collaborateur de Telesur, fait mention d’une solution proposée par UNASUR qui semble plus intéressante. L’UNASUR propose, entre autres, le retour à un taux de change unique, une levée graduelle du contrôle des prix et de la subvention du pétrole, qui devraient être remplacés par des subventions directement au citoyen par l’entremise de cartes électroniques par exemple, une indexation des salaires, l’introduction d’un impôt sur le revenu, et des taxes sur les transactions financières. Bien que le taux de change unique et l’abolition des subventions ressemblent aux mesures jadis appliquées par le FMI, l’idée de subventions directes en diffère totalement[lv]. Pour M. Torres, les priorités devraient être de réparer l’économie et de restaurer la sécurité. Pour lui, il faut cesser de voir l’opposition comme un ennemi avec qui il faut surtout éviter de dialoguer, au risque de devenir un traître. C’est plutôt le contraire. Pour ce qui est des médias, ces derniers sont très puissants et très impliqués en politique. Toutefois, museler l’opposition et les médias n’est pas la solution. Selon lui, il faut mieux informer, mieux éduquer la population, et de nouveaux médias pourraient être utilisés à cette fin. Le socialisme du XXIe siècle n’est pas, selon lui, celui de l’Union soviétique et de Cuba, qui a connu des échecs catastrophiques[lvi]. Enfin, certainement, la faiblesse d’un système répressif est dans les libertés qu’il accorde (que ce système soit politique, économique, ou autre), mais la liberté accordée ne cesse d’être une menace pour un système que lorsque ce système cesse d’être répressif. La restriction des libertés au Venezuela semble ainsi rendre les manifestations de mécontentement, qu’elles soient de l’opposition ou « populaires », encore plus violentes. Nous avons demandé à monsieur O’Brien ce à quoi, selon lui, nous pouvons nous attendre. Il a répondu que la corruption et les tensions internes ne laissent présager rien de bon et que, « selon Chavéz, ce sont les mouvements sociaux qui doivent remplacer le gouvernement ».
i Bulmer-Thomas, V. (6 mars 2013). Analysis: How Hugo Chavez changed Venezuela. Récupéré sur BBC News: http://www.bbc.com/news/world-latin-america-15240081
ii Frías, H. C. (14 mars 2010). Las Líneas de Chávez: Con Marx, con Cristo, con Bolívar. Récupéré sur Cuba Debate: Contra el terrorismo mediatico: http://www.cubadebate.cu/especiales/2010/03/14/las-lineas-de-chavez-con-…
iii Associated Press. (11 mars 2013). Mort de Chavez: Cuba a perdu son « meilleur ami », selon Castro. Récupéré sur Radio-Canada: http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/603968/mort-chavez-fidel-castro-cuba…
iv Ciccariello-Maher, G. (2013). We created Chavez: A People’sHistory of the Venezuelian Revolution. Duke University Press.
v George CiccarielloMaher. (22 mars 2016). Venezuela : ¡ Comuna o Nada! Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/11897
vi O’Brien, P. (2014). Insurgent Planning in Venezuela and Brazil: The case of the CRBZ and the MST. LAP Lambert Academic publishing.
vii Duddy, P. (30 mars 2015). Political Crisis in Venezuela. Récupéré sur Council on Foreign Relations: https://www.cfr.org/report/political-crisis-venezuela
viii Sanchez, M. I. (6 janvier 2016). Venezuela: l’opposition majoritaire nomme trois députés. Récupéré sur La Presse: http://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/201601/06/01-493719…
Le matin. (9 décembre 2015). Législatives : une nouvelle ère politique s’ouvre au Venezuela. Récupéré sur Le matin: http://www.lematin.ch/monde/Une-nouvelle-ere-politique-s-ouvre-au-Venezu…
ix Observatorio venezolano de violencia. (décembre 2016). 2016: OVV estima 28.479 muertes violentas en Venezuela. Récupéré sur http://observatoriodeviolencia.org.ve/2016-ovv-estima-28-479-muertes-vio…
Venezuela Investigative Unit. (8 janvier 2017). Venezuela Set for Murderous 2017. Récupéré sur Insight Crime: http://www.insightcrime.org/news-briefs/venezuela-set-for-murderous-2017
x International Crisis Group. (2016). Venezuela: Edge of the Precipice, Crisis Group Latin America Briefing No 35. Bruxelles. Récupéré sur https://www.crisisgroup.org/latin-america-caribbean/andes/venezuela/vene…
xi Ibid no 10
xii Eva María, & César Romer. (15 avril 2016). Chavismo From Below. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/11933
xii lbid no 10
xiv Uzcatégui, R. (2010). Venezuela: la révolucion como espectaculo, Una critiqua anarquista al gobierno bolivariano. Caracas, Madrid, Tenerife, Buenos Aires: El Libertario / Editorial La Cucaracha Ilustrada /LaMalatesta Editorial / Tierra de Fuego / Libros de Anarres.
xv https://www.crisisgroup.org
xvi Ibid no 10
xvii International Crisis Group. (2016). Venezuela: Tough Talking, Latin America Report No 59. Bruxelles. Récupéré sur https://www.crisisgroup.org/latin-america-caribbean/andes/venezuela/vene…
xviii Ibid no 10
xix Ibid no 10
xx Ibid no 10
xxi Joe Emersberger. (20 juillet 2016). Chavismo Must Stop the Economic Bleeding. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12091
Miguel Rodriguez Torres, & Michael Albert. (10 août 2016). Critiquing Chavismo’s Shortcomings: An Interview with Miguel Rodriguez Torres. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12124
Ellner, S. (15 juin 2016). Beyond the Boliburguesía Thesis. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12030
xxii Baran, P. (1952). On the Political Economy of Backwardness. The Manchester School of Economy and Social Studies, 66–84.
xxiii Victor Alvarez. (4 août 2016). What Happens if Venezuela Doesn’t Pay its Foreign Debt? Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12118
xxiv Golinger, E. (11 avril 2010). Venezuela: Coup and Countercoup, Revolution. Récupéré sur Global Research: http://www.globalresearch.ca/venezuela-coup-and-countercoup-revolution/1…
xxv Milton D’León. (16 juin 2016). What’s Going on in the Barracks? Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12037
xxvi C’est nous qui traduisons.
xxvii Misión Verdad. (28 octobre 2016). « Paro Nacional »: la MUD reconoce que depende de la guerra económica. Récupéré sur Misión Verdad: http://misionverdad.com/la-guerra-en-venezuela/paro-nacional-la-mud-acep…
xxviii Il semblerait que l’International Crisis Group favorise l’opposition. Il convient de rappeler que l’ONG est surtout financée par les pays occidentaux et que, fort probablement, elle présente un point de vue qui reflète un tant soit peu leurs intérêts. Les rapports dressent un portrait catastrophique du pays et certains éléments d’information, difficilement vérifiables, nous portent au doute, comme l’omission de la mention d’autres circonstances. Toutefois, nous résumons ici les éléments importants de la crise, sur lesquels ils subsistent le moins de doutes. Au besoin, nous avons amené des informations en provenance de sources gouvernementales ou autre.
xxix Ibid no 17
xxx Christina Schiavoni, & William Camacaro. (14 juillet 2016). Special Report: Hunger in Venezuela? A Look Beyond the Spin. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12084
xxxi Ibid no 23
xxxii Weisbrot, M. (27 octobre 2016). Venezuela’s Economic Crisis: Does It Mean That the Left Has Failed? Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12750
xxxiii Ibid no 17
xxxiv Ibid no 17
xxxv Miguel Rodriguez Torres, & Michael Albert. (10 août 2016). Critiquing Chavismo’s Shortcomings: An Interview with Miguel Rodriguez Torres. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12124
xxxvi Ibid no. 17
Weisbrot, M. (25 mars2016). In Venezuela, Dismantling a Weapon of Mass Destruction. Récupéré sur Mark Weisbrot: https://venezuelanalysis.com/analysis/11904
Mark Weisbrot. (11 mai 2016). Economic Policy Could Determine the Political Results in Venezuela. Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/11966
xxxvii Ibid no 10
International Crisis Group. (2015). Venezuela:Unnatural Disaster, Crisis Group Latin America Briefing No 33. Bruxelles. Récupéré sur https://www.crisisgroup.org/latin-america-caribbean/andes/venezuela/vene…
xxxviii International Crisis Group. (2015). Venezuela:Unnatural Disaster, Crisis Group Latin America Briefing No 33. Bruxelles. Récupéré sur https://www.crisisgroup.org/latin-america-caribbean/andes/venezuela/vene…
xxxix Ibid no 37
xl Ibid no 37
xli Ibid no 37
xlii Ibid no 17
xlii Ibid no 10
xliv Faujour, M. (2014, juin). Un coup d’Etat emblématique de l’interventionnisme américain : Le Guatemala a-t-il oublié Jacobo Arbenz ? Le monde diplomatique, p. 8. Récupéré sur https://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/FAUJOUR/50526
xlv Un dictateur mis en place par les États-Unis. (2006, décembre 11). Le Devoir. Récupéré sur http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/124605/…
xlvi http://www.ned.org/
xlvii https://www.usaid.gov/
xlviii https://www.nsa.gov/
xlix http://www.dia.mil/
l http://www.benning.army.mil/tenant/whinsec/
li Ruiz, P. (5 septembre 2016). Cronología: Golpe de Estado en América Latina. Récupéré sur Telesur: http://www.telesurtv.net/opinion/Cronologia-Golpe-de-Estado-en-America-L…
lii Ibid no 35
liii Ibid no 10
liv Juan Manaure, & Carlos E. Jaurena. (27 février 2017). Venezuela: A Balance Sheet of 2016 and Perspectives for 2017. Récupéré sur Venezuela Analysis : https://venezuelanalysis.com/analysis/12948
lv Gabriel Hetland. (23 juin 2016). How Severe Is Venezuela’s Crisis? Récupéré sur Venezuela Analysis: https://venezuelanalysis.com/analysis/12046
Ibid no 17
lvi Ibid no 35
par Rédaction | Fév 20, 2017 | Économie, International, Opinions, Societé
Par Ariane Duchesneau
« Le conflit environnemental est une opposition forte entre acteurs [et actrices], se traduisant par différents niveaux de violence, déclenchée par un équipement ou une infrastructure modifiant l’environnement (considéré au sens large) familier des dit[·e·]s acteurs [et actrices] exerçant des activités ou résidant à proximité[i] »[ii]. L’opposition des Sioux de Standing Rock au projet de pipeline d’Energy Transfer Partners, largement médiatisée au cours des derniers mois, correspond parfaitement à cette définition. Mais au-delà d’un simple conflit concernant l’utilisation du territoire, leurs revendications s’inscrivent dans une logique beaucoup plus complexe, celle d’une décolonisation remettant en cause la subordination des peuples autochtones dans les projets d’envergure. Cette protestation deviendra la plus longue de l’histoire moderne.
Le DAPL en bref
Le Dakota Access Pipeline (DAPL) est un projet qui permettra de transporter du pétrole brut extrait de la formation de Bakken, un site riche en hydrocarbures qui couvre une partie du Dakota du Nord, du Montana, de la Saskatchewan et du Manitoba, vers l’Illinois. Le pipeline, d’une longueur d’environ 1 890 kilomètres, passe par 50 comtés et 4 états et traverse des zones naturelles sensibles, des sites sacrés, des terres tribales indigènes et des terres agricoles. Selon le site web officiel du DAPL, le pipeline permettra au pétrole d’atteindre l’Illinois plus efficacement et à un coût plus avantageux. Le pipeline permettra un transport plus sécuritaire et plus responsable écologiquement que le transport traditionnel par camion ou par train. On souligne aussi les retombées économiques du projet, qui crée au total entre 8 000 et 12 000 emplois pendant la phase de construction et génère environ 55 millions de dollars US par année en taxes de propriétés pour les quatre États concernés[iii]. En 2014, la compagnie Energy Transfer Partners, basée au Texas, a commencé le processus pour obtenir un permis de construction auprès du gouvernement américain[iv]. En janvier 2016, la compagnie annonce que la Commission des Services publics du Dakota du Nord lui a donné ce permis. Aujourd’hui, le pipeline est presque entièrement construit, à l’exception de la portion près du lac Oahe et de celle près de la Réserve de Standing Rock, au sud du Dakota du Nord. Cependant, Energy Transfer Partners n’a pas tenu compte de l’opposition des tribus dont les terres risquent d’être affectées par le projet. Le gouvernement des États-Unis a un devoir de consultation envers les tribus, comme l’explique Rebecca Tsosie, spécialiste des droits humains des Premières Nations : « The federal government is under a duty to consult with indigenous nations before any project goes through on federal land that would endanger or jeopardize the multiple interests that indigenous nations have [v]»[vi]. Or, le premier amendement de la constitution des États-Unis interdit au Congrès d’adopter des lois limitant la liberté de religion. Dans la célèbre cause Lyng v. Northwest Indian Cemetery Protective Ass’n, la Northwest Indian Cemetery Protective Association a invoqué le premier amendement, considérant que la construction d’une route sur un site sacré lui portait atteinte. Cependant, la Cour a décidé que la construction d’une route n’allait pas entraver la liberté de religions des tribus. Elle a tout de même reconnu que les agences fédérales devaient accommoder les Premières Nations lorsque cela était possible[vii].
Les revendications des Sioux
La réserve des Sioux de Standing Rock est issue du traité de Fort Laramie en 1868. Elle comprend la partie de Dakota du Sud à l’est de la rivière Missouri et les Blacks Hills, montagnes sacrées pour les Sioux. Malgré les dispositions du traité qui interdisent toute sécession du territoire sans le consentement de trois quarts des hommes de la tribu, le Congrès américain décida de réduire leur territoire en reprenant les Black Hills en 1977. Pendant plus de 100 ans, la taille du territoire des Sioux fluctua. Après avoir été agrandi vers le nord en 1875, le territoire Sioux se fractionnera en six réserves différentes en 1889 : il s’agit de la réserve de Standing Rock que nous connaissons aujourd’hui[viii].
La nation des Sioux de Standing Rock maintient son droit à l’autonomie politique : elle possède son propre gouvernement et elle a les mêmes pouvoirs qu’un gouvernement lorsqu’elle négocie avec les entités fédérales et les États. Elle a juridiction sur tout le territoire de la réserve : les droits de passage, les voies navigables et les cours d’eau.
Dès mars 2016, un mouvement de résistance s’installe à Canon Ball, sur la réserve de Standing Rock. Les différent·e·s acteurs et actrices ne s’entendent pas sur le tracé du DAPL. Les Sioux, et plusieurs autres groupes autochtones, environnementaux et sociaux, s’opposent fortement au projet. Outre la présence de sites sacrés sur le tracé, le pipeline passera à travers le lac Oahe, principale source d’eau potable de la communauté, d’où le nom de « Défenseurs de l’eau ». Ainsi, une brèche pourrait avoir des conséquences dévastatrices sur l’environnement et sur la santé des habitant·e·s. Même si ce type de défectuosité reste hypothétique, les risques sont bien réels.
Le PHMSA (Pipeline and Hazardous Materials Safety Administration) répertorie plus de 800 incidents sérieux mettant en cause des pipelines aux États-Unis au cours des 20 dernières années. Un incident dit sérieux correspond à l’un des critères suivants :
- Causant la mort ou une blessure qui requiert une visite à l’hôpital
- Plus de 50 000$ de dommages
- Fuites observées dans cinq barils ou plus de liquide très volatil ou de 20 barils ou plus pour tout autre liquide
- Fuites de liquides causées par un incendie ou une explosion[ix]
Plusieurs désastres majeurs ont eu lieu au cours de la dernière décennie, tels que les déversements dans le golfe du Mexique par BP en 2011, en Arkansas en 2013 par le Mayflower et en Californie en 2015 par Plains All American Pipeline. Généralement, ces déversements sont causés par la corrosion et par des défauts structurels. Cependant, les nouveaux pipelines vieilliront et poseront des risques accrus d’année en année. La contamination de l’eau par le pétrole a de graves conséquences sur la santé humaine et sur l’environnement. Elle augmente les risques de développer un cancer ou des problèmes de digestion, que l’eau contaminée soit ingérée directement ou indirectement. Elle occasionne des problèmes dermatologiques lorsqu’elle est en contact avec la peau et endommage l’habitat naturel d’espèces vivantes. [x].
Symbole d’une résistance anticolonialiste
Les projets d’exploitation des ressources menés par les gouvernements ou les multinationales, comme le DAPL, peuvent être considérés comme un des multiples visages du colonialisme. Le système colonial consiste en une stratégie pour prendre le contrôle d’une autre nation dans l’intérêt de ce que le pouvoir colonial définit comme le bien commun[xi]. En l’espèce, on pourrait avancer que ce bien commun est la stimulation de l’économie par le biais de la création d’emploi et des retombées économiques. La colonisation des peuples autochtones n’a pas disparu au cours des années, elle a simplement pris une forme plus subtile. Bien que nous n’en soyons plus aux entreprises religieuses des missionnaires et aux conquêtes militaires, les gouvernements et les grandes entreprises d’aujourd’hui arrivent au même résultat : ils dépouillent les peuples autochtones du pouvoir décisionnel sur leurs terres et de leur valeur en tant que nation[xii]. Les protestations de Standing Rock étaient pacifiques ; pourtant, les autorités ont tenté de contrôler les manifestant·e·s aux moyens de bombes lacrymogènes et de chiens. La violence a atteint un nouveau sommet avec une première vague d’arrestations en octobre. Le 20 novembre 2016, plus de 167 personnes ont été blessées en une nuit seulement. Si la colonisation a changé de forme au cours de l’histoire, il en va de même pour les moyens de résistances. Plusieurs tribus ont rejoint les Sioux dans leurs protestations, et pas seulement celles dont les terres étaient menacées. Des activistes de tout horizon (environnementaux, sociaux et féministes) et des citoyen·ne·s ont aussi joint le mouvement[xiii]. Il ne faut pas oublier que les Sioux défendent non seulement leurs terres, mais la terre, celle qui appartient à toutes et tous et dont nous dépendons pour vivre.
CRÉDIT PHOTO: Dark Sevier
[i] Laslaz, “Conflit Environnemental – Hypergéo.”
[ii] Laslaz, “Conflit Environnemental – Hypergéo.”
[iii] Dakota Access Pipeline facts, “About the Dakota Access Pipeline.”
[iv] Smallteacher, “CorpWatch : Native Tribes Protest Energy Transfer Partners North Dakota Oil Pipeline.”
[v] Bogado, “The Backstory on Standing Rock, the Federal Government, and Tribal Sovereignty.”
[vi] Bogado, “The Backstory on Standing Rock, the Federal Government, and Tribal Sovereignty.”
[vii] Yablon, “Property Rights and Sacred Sites: Federal Regulatory Responses to American Indian Religious Claims on Public Land.”p. 1630
[viii] Sioux Standing Rock Tribe, “History.”
[ix] Pipeline and Hazardous Materials Safety Administration, “Pipeline Incidents 20 Years Trend.”
[x] Brodwin, “North Dakota Pipeline: Why Protesters Call It a ‘Death Sentence’ – Business Insider.”
[xi] Manuel and Posluns, The Fourth World, p.60.
[xii] Taiaiake and Corntassel, “Being Indigenous: Resurgences against Contemporary Colonialism,” p.599.
[xiii] Donnella, “The Standing Rock Resistance Is Unprecedented (It’s Also Centuries Old).”
Bibliographie
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Taiaiake, Alfred, and Jeff Corntassel. “Being Indigenous: Resurgences against Contemporary Colonialism.” Government and Opposition 40, no. 4 (September 2005): p.597-614.
Yablon, Marcia. “Property Rights and Sacred Sites: Federal Regulatory Responses to American Indian Religious Claims on Public Land.” The Yale Law Journal vol.113 (April 2004): 1623–62.
par Rédaction | Sep 21, 2016 | Analyses, Économie, International
Par Vincent d’Amours
La problématique du lobbying n’est pas nouvelle aux États-Unis. Si les différents groupes d’intérêt ont légalement un accès équitable aux responsables politiques pour promouvoir leurs intérêts, dans les faits, les ressources et les moyens disponibles sont essentiels pour la promotion de ces intérêts. Seulement, ces ressources et ces moyens sont fondamentalement inéquitables entre les groupes de pression. Cette problématique est parfaitement illustrée par l’exemple du Partenariat transpacifique (PTP). Cet accord commercial touchera toutes les sphères de l’économie. Pourtant, il ne s’agit que d’une plateforme de lancement des intérêts des grandes entreprises américaines à l’étranger.
« La monté en puissance des corporations ainsi que l’accroissement de l’importance des marchés pour les entreprises transnationales éclipsent l’État-nation comme force principale derrière l’élaboration des décisions politiques. Le soi-disant « libre » marché est devenu le nouveau principe de l’organisation du nouvel ordre mondial. L’idée que les gouvernements devraient protéger les citoyens contre les abus des entreprises a été remplacé par le principe selon lequel les gouvernements devraient protéger les entreprises contre les régulations démocratique trop contraignantes, avec pour résultat que l’idéal de l’État-nation est maintenant fortement dilué» Sharon Beder (traduction libre)
Le 6 janvier dernier, la Chambre de commerce des États-Unis était la troisième association d’entreprises, après l’association des manufacturiers et la Business Roundtable, à annoncer son appui au Partenariat transpacifique [1]. Cette annonce publique n’avait rien d’étonnant, puisque la Chambre de commerce des États-Unis faisait déjà partie de la liste des compagnies qui endossent le PTP, formant une coalition. La très grande majorité des grandes compagnies américaines se retrouve dans cette liste, qu’elles représentent le secteur des finances, de la manufacture, des télécommunications, de la pharmaceutique, de l’énergie ou bien des hautes technologies.
Le Partenariat transpacifique est un accord commercial entre douze pays [2] qui va établir une zone de libre-échange à l’intérieur de la région du pacifique. Cet espace géographique ne représente pas moins de 40% du PIB mondial. Si le monde des affaires perçoit positivement la signature du PTP, c’est moins le cas de la société civile et des groupes de protestation qui y voient davantage une plateforme où les grandes entreprises dictent les nouvelles règles de commerce international à leur avantage.
Ces mêmes entreprises, souvent regroupées en associations, usent du lobbying auprès du gouvernement américain (le principal acteur durant les négociations) depuis plus de cinq ans pour certaines. Bien que le phénomène de lobbying soit loin d’être nouveau, la fréquence ainsi que la détermination des entreprises et des associations s’intensifient beaucoup depuis 2008. Cette année-là, pour ne donner qu’un exemple, Google dépensait moins de quatre millions de dollars en lobbying contre près de 10 millions en 2011, près de 20 millions en 2012 et un peu moins de 17 millions en 2014 [3]. La croissance des dépenses en lobbying devient une norme pour les compagnies et les associations d’entreprises aux États-Unis [4] et pourrait mettre à jour une problématique importante sur le lobbying. Les entreprises regroupées en associations court-circuitent le processus de lobbying en raison d’un déséquilibre important dans les moyens et dans les ressources entre ces compagnies et le reste de la société civile. Finalement, les entreprises réussissent très souvent à influencer les prises de décisions, comme le démontre l’exemple du Partenariat transpacifique.
Lobbying et PTP : Organisation, Corporation et Association
On appelle « lobbying » l’action par laquelle une association, une organisation, un groupe d’intérêt ou de pression promeut ses intérêts en exerçant une pression sur le pouvoir afin de faire infléchir, directement ou indirectement, les responsables politiques.
Il est très difficile, voire impossible, de déterminer précisément les dépenses en lobbying pour le PTP ou pour toute autre campagne de lobbying de grande envergure. Néanmoins, le Center for Responsive politics estime à environ 2,6 milliards de dollars les dépenses en lobbying pour l’accord avec le PTP entre 2008 et 2015 [5]. En 2008, alors que Georges W. Bush annonçait la participation des États-Unis aux négociations du PTP, seuls PepsiCo et Neptune Orient Lines avaient fait la promotion officielle du PTP, alors qu’en 2014, le PTP est mentionné à 1 317 reprises par des centaines d’organisations dans les rapports de lobbying officiels [6]. Dans l’ensemble, entre 2008 et 2015, 487 organisations (entreprises, associations ou groupe d’intérêts) ont rapporté avoir fait du lobbying pour le Partenariat transpacifique pour un total de 4 875 fois [7]. En d’autres mots, l’accord transpacifique est devenu une priorité pour beaucoup d’entreprises et d’associations d’entreprises.
La Chambre de commerce des États-Unis est la plus active dans le dossier du PTP. Entre 2008 et 2015, l’association a dépensé 874 578 000$ pour des services de lobbying. En comparaison, entre 1998 et 2007, cette même Chambre de commerce a dépensé un peu moins de 400 millions en campagne de lobbying, tous sujets confondus. Aucun doute que la Chambre de commerce des États-Unis a été très active au niveau du lobbying à Washington pour l’accord commercial en question. La National Association of Realtors (NAR) se trouve en deuxième position avec un total de 249 647 083$. Pourtant, entre 1998 et 2007, cette même association avait dépensé un total de 101 600 380$ en lobbying. Il y a donc une augmentation importante des dépenses en lobbying qui grimpent énormément à partir de 2008. Cette tendance se remarque pour la plupart des grandes entreprises américaines [8].
Un autre exemple dans la campagne de lobbying pour le PTP est l’acquisition du président des États-Unis Barack Obama de l’autorité à négocier (en anglais, TPA : trade promotion authority [9]) à la fin du printemps 2015. La TPA est une formule utilisée par les président-e-s pour faciliter le processus de négociation d’accords commerciaux. Il s’agit plus ou moins d’un compromis entre l’exécutif et le législatif. D’un côté, le législatif remet en partie ses pouvoirs en matière de commerce au président tout en définissant les principales orientations de l’accord commercial. De l’autre côté, le président peut soumettre le traité au Congrès et ce dernier a trois mois pour étudier l’accord et l’accepter ou le refuser tel qu’il est sans possibilité d’amendement. En 2014, un sondage montrait que 62% de l’électorat américain (démocrate et républicain) était en désaccord pour donner le fastrack au président. Aussi, ce même sondage montrait que 87% de l’électorat républicain s’opposait à donner l’autorité de négocier au président [10], alors que les républicains à la Chambre et au Sénat ont presque tous voté pour accorder la TPA au président.
Ce décalage entre l’électorat et les représentant-e-s républicain-e-s illustre bien la possibilité pour les compagnies et les associations d’influencer le vote des responsables avec l’aide de dons politiques. Par exemple, John Boehner, représentant républicain de l’Ohio, a reçu 5,3 millions pour accepter la TPA. Kevin McCarthy, Paul Ryan et Pat Tiberi, tous des représentants républicains, ont reçu respectivement 2,4 millions, 2,4 millions et 1,6 million pour un vote positif Ces quelques exemples ne décrivent cependant pas une corruption généralisée. À titre comparatif, Jo Crowley, un démocrate, a reçu 1,3 million pour approuver la TPA alors qu’il a reçu seulement 72 550$ pour refuser le fastrack. Pourtant, ce dernier a tout de même voté contre la TPA. C’est également le cas de six autres représentants même si plusieurs d’entre eux n’avaient reçu aucune contribution de la part du « non ». En tout, environ 200 millions de dollars ont été versés aux législateurs et législatrices de la Chambre des représentants [11]. Dans ce contexte, que les pots-de-vin soient ou non responsables de l’adoption du fastrack, il est difficile de rivaliser contre de telles sommes d’argent puisque la TPA a été acceptée dans les deux chambres. De plus, l’argent comme outil de lobbying a pris une tournure différente depuis quelques années en raison de deux réformes importantes.
Réformes sur le financement électoral
Deux changements majeurs ont aussi modifié le paysage de l’influence aux États-Unis : la Honest Leadership and Open Government Act (HLOGA) et la décision de la Cour suprême des États-Unis, Citizens United v. Federal Election Commission qui a permis aux organisations et aux citoyen-ne-s d’augmenter leurs dépenses en lobbying. De son côté, la HLOGA, faisant suite au scandale de Jack Abramoff [12], tente d’encadrer la pratique du lobbying. Entre autres, cette loi impose une période de « cooling off » d’environ deux durant laquelle les candidat-e-s, les décideurs et les décideuses politiques et les autres dirigeant-e-s haut placé-e-s doivent attendre avant de faire du lobbying, en plus d’imposer aux entreprises de faire connaître leur contribution aux candidat-e-s du fédéral [13]. Pourtant, depuis cette loi, même si le nombre de lobbyistes officiellement inscrit-e-s sur les registres a chuté, il n’y a aucune diminution nette des dépenses en lobbying, bien au contraire [14]. Peut-on en conclure qu’une part importante du lobbying se fait maintenant sous le radar?
Dans le même sens, la décision Citizens United v. Federal Election Commission de la Cour suprême des États-Unis retire toutes les limites à une personne morale (incluant les entreprises et les associations d’entreprises) dans les montants à dépenser dans une campagne électorale ou tout autre événement où il y a des intérêts. La seule condition à respecter est de ne jamais s’afficher directement pour ou contre un-e candidat-e ou une personne [15]. Autrement dit, cette disposition rend possibles des versements illimités de fonds provenant d’individus ou bien d’organisations pour soutenir une cause sans avoir à préciser le montant dans un registre. Peut-on imaginer un instant les effets d’une telle loi sur les dépenses des entreprises? Un grand nombre d’entre elles ont recours à cette loi et ce pour deux raisons : D’une part, il n’est nullement nécessaire d’indiquer les montants versés si on fait appel à ce type de campagne. Et d’autre part, il n’y a aucune limite aux dépenses pouvant être effectuées par le biais de cette décision. Peut-on en venir à penser que ces dispositions ont fortement été utilisées par les entreprises et les associations pour promouvoir le Partenariat transpacifique?
L’importance d’une expertise
L’argent est très utile aux grandes compagnies américaines ou encore aux associations d’entreprises afin d’acheter des votes et permet ainsi d’augmenter considérablement les chances de voir les projets des compagnies acheminés, car même si le TPP est inspiré dans une large mesure des entreprises, il ne leur apporterait aucun avantage s’il était rejeté par le Congrès (rappelons que le Congrès possède les principaux pouvoirs quant aux questions de politique commerciale). Mais l’argent n’achète pas tout. Par exemple, lors de négociations commerciales entre plusieurs pays, la société civile, les entreprises ou les organisations n’ont pas un accès direct à la table des négociations. Ce sont les ministres, les représentant-e-s ou les autorités officielles de chaque pays qui négocient les différents termes lors des rencontres. Cependant, contrairement au Canada ou à la Grande-Bretagne, les haut-e-s dirigeant-e-s américain-e-s dépendant souvent de l’expertise d’organismes extérieurs à l’appareil gouvernemental, comme une ONG, une académie ou un Think Tank (laboratoire d’idées en français), lorsqu’elles et ils ont besoin de connaissances approfondies sur un sujet. Ces différentes organisations se font compétition pour obtenir l’attention des politicien-ne-s et fournir leur expertise aux décideurs et aux décideuses. Les négociations du PTP n’échappent pas à cette logique. L’accord commercial transpacifique porte aujourd’hui sur une quantité d’aspects qui touchent à la régulation commerciale, c’est pourquoi les responsables des négociations doivent absolument détenir l’expertise et les connaissances sur les technicités commerciales si elles et ils veulent remplir leurs objectifs lors des négociations. Mais cette expertise, les représentant-e-s de commerces aux États-Unis la reçoivent très souvent par le biais des compagnies et des associations. Ces dernières, évidemment, acheminent des connaissances qui leur profiteront au détriment des autres groupes qui n’auront pas réussi à faire parvenir leur expertise aux personnes qui prennent les décisions [16].
Comme l’affirme Cornelia Woll, une experte en lobbying américain, il y a une dépendance mutuelle qui se crée entre les grandes entreprises américaines et le gouvernement. D’un côté, les représentant-e-s de commerces ont besoin de cette expertise, sans quoi leur crédibilité serait grandement affectée devant les autres négociateurs et négociatrices. De l’autre côté, les compagnies et les associations d’entreprises s’assurent du respect de leurs intérêts en fournissant elles-mêmes l’expertise. Bien que cette information provenant des entreprises se base sur des avantages mutuels (sans quoi l’expertise ne serait pas retenue par le gouvernement), il convient de se poser de sérieuses questions sur la réalité des intérêts communs, sinon pourquoi de nombreuses critiques [17] sur le Partenariat transpacifique émergeraient-elles d’un bord à l’autre de l’océan Pacifique et ce sur différents chapitres du texte? [18]
Conclusion
Le lobbying aux États-Unis est donc principalement devenu un outil pour faire valoir les intérêts des grandes compagnies américaines. Ce n’est pas nouveau, mais la tendance a pris une ampleur qui rend le processus très difficile à concurrencer. Les grandes entreprises ont un réel avantage dans les campagnes de lobbying grâce à leurs ressources plus nombreuses et plus variées que le reste de la société civile. Les montants dépensés en lobbying pour promouvoir le PTP par différentes organisations, notamment la Chambre de commerce des États-Unis, sont un exemple de cet avantage. On pense aussi aux réformes qui ont mené à une augmentation du lobbying dans l’ombre. De plus, l’autorité à négocier a illustré une campagne de lobbying concrète et enfin, la pertinence des ressources autres que l’argent pour influencer les responsables politiques nous ont permis de comprendre de manière concrète le lobbying corporatif.
Il semble que l’évidence et les chiffres mis de l’avant nous montrent qu’un déséquilibre important existe sur la scène de l’influence des groupes d’intérêt. Mais il s’agit là uniquement de la pointe de l’iceberg, puisque les quelques exemples survolés nous montrent une partie du processus global. Mais il existe d’autres étapes importantes dans le développement du lobbying tel que l’influence de l’opinion par le biais des Think Tanks ou bien par les médias traditionnels [19]. On peut voir l’ensemble du procédé comme un tout, une somme qui met toutes les chances du côté des compagnies américaines dans le processus de lobbying, en désavantageant celles qui ne peuvent compétitonner, évidemment. Ainsi, bien que l’évolution soit légale, elle court-circuite le lobbying.
Bibliographie
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[1] Vicki Needham. 2016. « US Chamber Announces Support for TPP », the Hill, (Janvier 2016), en ligne : http://thehill.com/policy/finance/264914-us-chamber-annonces-support-for…. Page consultée le 5 avril 2016.
[2] Les douze pays sont : Singapour, Brunei, Japon, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Australie, Canada, Chili, Mexique, Pérou, États-Unis et Vietnam.
[3] OpenSecrets. « Influence and Lobbying : Google Inc. », Center for Responsive politics, avril 2016, en ligne : https://www.opensecrets.org/lobby/clientsum.php?id=D000022008. Page consultée le 5 avril 2016.
[4] Pour approfondir sur le sujet et voir les entreprises qui ont augmenté leurs dépenses en lobbying, visiter le site web suivant : https://www.opensecrets.org/influence/
[5] Ibid. Page consultée le 6 avril.
[6] Ironiquement, depuis 2007, la réforme de la loi sur le lobbying (HLOGA), qui doit rendre le processus de lobbying plus transparent, s’est soldée par une forte baisse du nombre de lobbyistes « actifs » au profit d’un lobbying dans l’ombre. Source : Dan Auble. 2013. « Lobbyists 2012: Out of the Game or Under the Radar? », Center for Responsive Politics, OpenSecrets, mars 2013, 15 pages.
[7] Will Tucker. 2015. « Millions Spent by 487 Organizations to Influence TPP Outcome », Center For Responsive Politics, (Octobre 2015), En ligne : http://www.opensecrets.org/news/2015/10/millions-spent-by-487-organizati…. Page consultée le 6 avril 2016.
[8] OpenSecrets. 2016. « Influence & Lobbying : Top Spenders », Center for Responsive Politics, en ligne : https://www.opensecrets.org/lobby/top.php?showYear=2015&indexType=s. Page consultée le 6 avril 2016.
[9] La Trade Promotion Authority (TPA), ou fastrack, est une formule institutionnelle utilisée par la présidence qui lui permet de centraliser les procédures des négociations de traités commerciaux sans avoir à se préoccuper de la lourdeur du Congrès américain et de ses nombreuses influences extérieures (lobby). De cette manière, les traités négociés par la présidence ne sont plus soumis au long processus de vérification des négociations. Grâce à cette formule, les traités sont contraints à un vote simple des deux chambres sans possibilité d’amendement. Aussi, les discussions entourant la vérification et les conséquences du traité sur l’économie américaine sont également très réduites pour accélérer son adoption. Source : J.F. Horneck et William H. Cooper. « Trade Promotion Authority (TPA) and the Role of Congress in Trade Policy », Congressional Research Service. 2010. 20 pages. En contrepartie, le fastrack permet au Congrès d’établir les grandes directions à prendre concernant l’accord, le mandat des négociations et de quel type d’accord il sera question, mais ce avant la signature de l’accord. Autrement dit, le TPA est un arrangement institutionnel entre le Congrès et la Présidence qui permet au premier de tracer les lignes directrices des négociations et au second de prendre le contrôle des négociations sans trop d’entraves institutionnelles. Source : Christian Deblock. « États-Unis : Vers un renouvellement de l’autorité de négocier ou vers une nouvelle politique commerciale? », Cahier de recherche – CEIM – Continentialisation, Université du Québec à Montréal, 2007, 63 pages.
[10] Eden Gordon, Chuck Porcari et Dan Byrnes. « Voters’ View of Fast-Track Authority for the Trans-Pacific Partnership Pact », National Survey, janvier 2014, en ligne. http://fasttrackpoll.info/. Page consultée le 17 février 2015.
[11] Paola Casale. 2015. « Almost $200 Million Donated to Representatives to Pass TPA », Op Ed News, juin 2015, en ligne : http://www.opednews.com/articles/Almost-200-Million-Donate-by-Paola-Casa…. Page consultée le 8 avril 2016.
[12] Jack Abramoff a plaidé coupable en mars 2006 pour fraude, escroqueries et abus de confiance. Cette condamnation due à un scandale de corruption avait fait beaucoup de bruit et avait, à terme, abouti à une loi pour encadrer le lobbying : Honest Leadership And Open Goverment Act of 2007.
[13] « Honest Leadership And Open Goverment Act of 2007 », 2007, H.R. 2316.
[14] Timothy M. LaPira. « Lobbying in the Shadows: How Private Interest Hide From Public Scrunity and Why That Matters », Interest Group Politics, CQ Press, SAGE, 2016, pp.224-248.
[15] Suprem Court of United States. (2010). « Citizen United V. Federal Election Commission », No. 08-205.
[16] Woll, Cornelia and Alvaro Artigas. « When Trade liberalization turns into regulatory reform: The impact on business-Government relations in international trade politics », Regulation & Governance, 2007, 121-138.
[17] Les critiques entretenues par les opposant-e-s au Partenariat transpacifique, soutenues notamment par des syndicats, des groupes de travailleurs et travailleuses, ou encore des groupes environnementaux, sont motivées par plusieurs raisons, qu’elles soient sociales (pertes d’emplois), environnementales (perte d’autonomie pour les règlementations dans ce domaine) ou juridiques (le mécanisme de règlement des différends).
[18] Woll, Cornelia and Alvaro Artigas. « When Trade liberalization turns into regulatory reform: The impact on business-Government relations in international trade politics », Regulation & Governance, 2007.121-138.
[19] Abelson, Donald E. « Old world, new world: the evolution and influence of foreign affairs think tanks », International Affairs, Volume 90, 2014, 125-142.
CRÉDIT PHOTO: Steve Starer
par Rédaction | Sep 13, 2016 | Analyses, Économie, International
Par Sacha Lubin
Lors de la soirée de réflexion de la revue L’Esprit libre du 16 juin dernier, nous avons eu la chance de recevoir quatre intervenant-es qui, pendant plus de deux heures, ont émis leurs points de vue et discuté des très controversés Panama Papers, et plus largement du problème de l’évasion fiscale internationale ainsi que des conséquences qui en découlent, notamment sur les sociétés québécoise et canadienne.
Les Panama Papers font référence à une fuite gigantesque de 11,5 millions de documents confidentiels concernant plus de 210 000 sociétés offshore, impliquant plusieurs personnalités publiques, politiques et sportives du monde entier. Ces données, qui ont commencé à être transmises en 2015 par un individu anonyme, appartenaient à un cabinet d’avocats panaméen du nom de Mossack Fonseca, reconnu comme l’un des leaders mondiaux dans la création de ce type de sociétés (1). Les sociétés-écrans sont des entités créées dans des pays au sein desquels la fiscalité est très avantageuse, et où les bénéficiaires principaux ne résident pas. En théorie, elles ne sont pas illégales, mais en pratique, elles sont utilisées à des fins d’évasion et de fraude fiscales, comme en ont témoigné les Panama Papers.
Hugo Joncas, premier intervenant, est journaliste et travaille au bureau d’enquête du Journal de Montréal. Lors de son intervention, celui-ci mentionne d’entrée de jeu que son travail ainsi que celui des journalistes d’enquêtes, plutôt que de fournir des solutions au problème, consiste plutôt à lever le voile sur des fléaux économiques et sociaux comme des Panama Papers. Il affirme d’ailleurs que le scandale des Panama Papers a notamment servi à mettre le doigt sur l’implication de « gens ordinaires » ayant trempé dans certaines magouilles, et ce fut le fait d’un travail acharné et d’enquêtes effectuées par certains journalistes, dont il fait partie.
Ce qu’ont changé les Panama Papers selon Hugo Joncas ? L’accessibilité à l’information par les fuites émises a considérablement fait augmenter le niveau de transparence dont la population se prévaut sur le plan fiscal. Il insiste également sur le fait qu’il faille se servir des outils mis à notre disposition, en tant que citoyen-nes, notamment le registre des entreprises du Québec ainsi que le registre foncier, afin de s’assurer que les différents acteurs avec lesquels nous traitons sont fiscalement conformes à la loi. C’est autant un droit qu’un devoir qui incombe à l’ensemble des individus composant une société.
Sur une note plus négative, Hugo Joncas insiste fermement sur le fait que les accords bilatéraux annulant la double imposition doivent absolument être abolis, car ils ne servent qu’à encourager évasion et fraude fiscale avec des taux d’imposition dans les paradis fiscaux avoisinant les 2 %.
Après avoir travaillé pour de grosses entreprises, notamment la firme Deloitte, puis BellCanada, Nathalie Saint-Pierre, fiscaliste de formation et deuxième intervenante lors de cette soirée, a décidé d’intégrer une plus petite structure de travail. Elle a joint la firme Richter, au sein de laquelle elle s’occupe de sociétés privées et d’entrepreneurs, ces derniers qu’elle situe au cœur de la création d’emploi et de la prospérité économique de notre société.
Le problème de l’évasion fiscale au sein de la société québécoise et plus largement canadienne est, selon Nathalie Saint-Pierre, de nature profondément systémique. En effet, les fonctionnaires disposant de trop peu d’incitatifs pouvant les pousser à démystifier des dossiers douteux, collaborer avec les journalistes d’enquêtes, ou confronter des avocats fiscalistes puissants, préfèrent s’en prendre à des individus et entreprises disposant de peu de moyens de défense. « Plus les entreprises sont petites, plus le fisc est sévère », va-t-elle jusqu’à mentionner. Elle rejoint Hugo Joncas sur le besoin criant de transparence afin de pallier à l’impunité dont se prévalent certaines grandes entreprises.
À une échelle plus globale, une des grandes conséquences de l’évasion fiscale internationale réside dans la complexité et l’inaccessibilité du système fiscal pour les citoyen-nes lambdas. Il s’est même observé, selon Natalie Saint-Pierre, un désengagement citoyen profond vis-à-vis de la sphère politique ayant permis à plusieurs gouvernements, notamment au Québec, de mettre en place sans grande peine un système fiscal nébuleux et d’une grande complexité. D’ailleurs, la plupart des citoyen-nes sont tout à fait conscient-es de ne pas être capables de comprendre les déclarations d’impôts ni les paiements qu’ils sont contraints d’effectuer annuellement, sans que cela ne les dérange outre mesure.
Nathalie Saint-Pierre rappelle également qu’à partir du moment où l’évasion fiscale internationale s’est développée à grande échelle, les citoyen-nes de chaque juridiction ont ressenti un resserrement des moyens et mesures développés par leurs gouvernements. Ce sentiment vécu par la population s’est amplifié dans les sociétés dans lesquelles est revendiquée l’intervention de l’État, comme c’est le cas au Québec. L’intervention étatique est comprise ici comme étant la capacité d’aller chercher des revenus à redistribuer et injecter dans les services sociaux octroyés à la population. Les citoyen-nes subissent ainsi directement les retombées de l’évasion fiscale internationale puisque les administrations locales, lorsqu’elles tentent d’aller chercher les revenus nécessaires à réinjecter, vont finir par se tourner vers les petites entreprises. Selon Nathalie Saint-Pierre, ce resserrement explique en partie que le capital confiance accordé par la population à certaines institutions qui la gouvernent ait lourdement été endommagé, et les scandales comme ceux des Panama Papers n’ont certainement pas aidé à corriger le tir.
En témoignent notamment les résultats du baromètre de confiance Edelman sur l’année 2016 (2). Cet outil de mesure a été créé il y a une quinzaine d’années par une firme qui s’était fixé pour mandat de sonder les populations de différents pays sur le degré de confiance qu’elles accordaient à quatre grands acteurs de la société civile, à savoir : les médias, le gouvernement, les entreprises, ainsi que les organisations non gouvernementales. En 2016, c’est le gouvernement qui s’est retrouvé en dernière position sur le podium de la confiance. Un tel résultat rappelle, selon Nathalie Saint-Pierre, qu’une défaillance aussi indiscutable dans la confiance que les citoyen-nes accordent à leur gouvernement respectif est déplorable.
Toutefois, loin de déresponsabiliser les citoyen-nes et fustiger uniquement les responsables des incompréhensions et des problèmes fiscaux, Nathalie Saint-Pierre renverse le fardeau du devoir de s’informer et de s’éduquer sur la population qui compose la société. Nous sommes responsables de la passivité dont nous faisons preuve lorsque nous manquons à notre devoir de nous informer, de revendiquer et exiger des comptes, permettant ainsi aux dirigeant-es d’en profiter pour modifier et complexifier le système à leur avantage.
Une dimension humaine s’insère dans les pistes de réflexion offertes par Nathalie Saint-Pierre. Ainsi, les défaillances du système fiscal, comme celles que nous sommes susceptibles de retrouver au sein de toute entreprise ou organisation, découlent en partie des comportements humains déviants qui y sont privilégiés. Il subsiste une négligence de la part du gouvernement relativement à son devoir de « décomplexifier » la fiscalité pour que les citoyen-nes et contribuables agissent en conformité totale avec celle-ci. D’un autre côté, comme mentionné ci-haut, il en va du devoir de la population de réclamer des comptes au gouvernement concernant la fiscalité, de s’impliquer et de s’y intéresser réellement, car le pouvoir lui revient.
« On ne peut solutionner les problèmes du passé avec les modes de pensées qui les ont créés ni avec les personnes d’ailleurs ». En termes de solutions, Nathalie Saint-Pierre suggère notamment d’adopter la technique de travail de « codesign » voulant que les commentaires et rétroactions des citoyen-nes soient entendus et considérés dans l’élaboration d’une solution, afin que ceux et celles-ci comprennent les rouages du système fiscal de leur société. Ajoutons à cela une dimension plus éducationnelle incarnée par la réflexion de la jeunesse, qui se doit de prendre ses responsabilités afin de devenir la génération de citoyen-nes engagé-es de demain. Plus concrètement, Nathalie Saint-Pierre pense que la modification des comportements sociaux est fortement recommandable et propose à ce titre la mise en place d’une taxe à la consommation susceptible d’avoir de réels impacts sur la santé et l’environnement, notamment sur des produits comme le sucre ou l’essence.
Alain Deneault, professeur en sciences politiques à l’Université de Montréal, et notamment auteur de Offshore : Paradis fiscaux et souveraineté criminelle puis de Paradis fiscaux : la filière canadienne, s’intéresse particulièrement au sujet de l’évasion fiscale et fut le troisième intervenant de cette soirée. Celui-ci voit le scandale des Panama Papers comme étant une piqûre de rappel supplémentaire concernant la gravité et la portée de la fraude ainsi que de l’évasion fiscale internationale. Selon lui, les Panama Papers nous ont appris que les paradis fiscaux généraient des régimes de droits n’existant nulle part dans le monde. Ainsi, un État permet à des investisseurs ou administrateur-trices de grandes entreprises de créer un certain type d’entité (sociétés exonérées, sociétés internationales, fiducies, propriétés, actifs, etc.) en les autorisant, par le biais de la législation, à créer des sociétés exemptes et de bénéficier ainsi de tous les avantages que l’absence d’imposition et la non-obligation de divulgation des noms des administrateurs de la filiale offrent, à la seule condition qu’aucune activité ne soit pratiquée sur le territoire en question. Cette situation est extrêmement problématique dans la mesure où il s’agit d’une forme d’ingérence politique puisque le droit du paradis fiscal porte sur des actifs, des activités et des acteur-trices qui se trouvent potentiellement partout dans le monde, sauf sur son territoire.
Alain Deneault nous mentionne que cette ingérence politique, loin d’être uniquement théorique, s’avère un problème existant et récurrent à l’Agence de Revenu du Canada lorsque vient le temps de traiter de gros dossiers d’évasion ou de fraude fiscale. D’ailleurs, le Canada aurait beaucoup contribué à rendre licites les investissements dans les paradis fiscaux, avec notamment une proximité inquiétante entre les représentant-es officieux de grandes entreprises comme les banques et certain-es ministres. À titre d’exemple, le ministre des Finances du Canada de l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper, Jim Flaherty, a eu pour membres de son groupe consultatif formel sur des questions fiscales, certain-es ancien-nes gestionnaires de firmes comme la Banque Scotia, la Banque Royale du Canada, Shell, Rogers, SNC-Lavalin (3). Les pressions exercées par le milieu des affaires et des banques sur l’appareil étatique sont réelles et problématiques.
Toujours à l’échelle nationale, le scandale des Panama Papers a permis de comprendre que parallèlement à l’existence des paradis fiscaux, existaient des firmes notamment québécoises et ontariennes, comme De Grandpré Chait ou Unitrust Corporate Services Ltd, spécialisées dans les transferts d’actifs, qui font affaire avec des client-es dont les activités et actifs se trouvent sur le territoire canadien. Ces dernier-ères bénéficient donc des infrastructures publiques financées par l’État et le contribuable, qu’il s’agisse des aéroports, des routes, des hôpitaux, des formations de leurs employés, sans pour autant contribuer financièrement à l’économie. Globalement, ces firmes disent au gouvernement canadien que les actifs et les titres de propriété de leurs client-es ont été créés en vertu du droit panaméen ou de celui de la Barbade par exemple. Sauf que, comme mentionné ci-haut, le régime de droit auquel sont assujettis les actifs ou les titres de propriété en question est inexistant.
Différentes pistes de solutions peuvent être explorées afin de pallier le phénomène des paradis fiscaux pour tendre vers l’éradication de ce phénomène. Alain Deneault en a présenté quelques bribes. Sur la nécessité de s’attaquer au secret bancaire, celui-ci est intransigeant. Jusqu’à il y a dix, voire vingt ans, le secret bancaire était blindé, protégeant ainsi des griffes du fisc les particuliers aux activités fiscales douteuses. Quelques décennies plus tard, le secret bancaire peut être levé, mais seulement s’il y a vent de fraude fiscale existante. Ceci implique qu’il faille pratiquement avoir en main les informations relatives aux fraudes soupçonnées. Ainsi, bien qu’il ait évolué, une féroce lutte contre le secret bancaire demeure indispensable, car les ententes d’échanges de renseignements fiscaux entre États ne suffisent pas. Ces échanges gagneraient d’ailleurs à être automatisés, estime Alain Deneault, afin notamment d’en optimiser les résultats et de limiter les possibilités d’évasion et de fraude fiscale.
Une solution politique s’avère nécessaire et doit être diplomatique, d’État à État. Les représentant-es politiques, s’ils croient en l’État de droit, ce que nous espérons et qui devrait être le cas, doivent s’ériger par voie diplomatique et par le biais de sanctions contre les paradis fiscaux, ennemis de l’État de droit et de plusieurs des libertés dont il se veut garant. Au niveau sociétal, il faut intégrer la question des paradis fiscaux de façon transversale à tous les domaines d’activités, et le faire en termes de mobilisation publique puisqu’aucun instrument international n’existe afin de contrer ce phénomène.
Wedad Antonius, quatrième intervenante de cette soirée de réflexion, est militante au sein d’ATTAC-Québec, l’Association québécoise pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne. Elle est venue traiter des organismes qui militent et travaillent sur la question des paradis fiscaux et présenter les principales recommandations formulées tant à l’égard du gouvernement canadien qu’à celui du Québec. Au Québec, trois organismes travaillent sérieusement sur la question des paradis fiscaux, à savoir ATTAC-Québec, Échec aux paradis fiscaux (qui est une coalition de plusieurs ONG), et le Réseau pour la justice sociale, ces trois groupes étant ceux auxquels Madame Antonius s’intéresse, et non les seuls existants.
Les données fournies par Wedad Antonius relativement à l’évasion fiscale au Canada et au Québec rappellent qu’il ne s’agit pas d’un problème marginal et qu’il influence sans conteste le quotidien des citoyen-nes. D’après le ministère du Revenu du Québec, 47 milliards de dollars se trouvent dans les paradis fiscaux et 800 millions sont annuellement perdus à l’échelle du Québec (4). Au Canada, le montant se trouvant dans les paradis fiscaux s’élève à 170 milliards de dollars, avec des pertes fiscales annuelles évaluées entre 5,3 et 7,8 milliards de dollars (5).
En dépit de la gravité de la situation, Wedad Antonius insiste sur le fait que grâce à la prolifération des révélations d’informations comme ce fut le cas avec les Panama Papers, se profile une conjoncture favorable à l’action citoyenne et à l’implication des médias et des organismes internationaux. L’opinion publique est donc de plus en plus réveillée et alerte.
Elle a poursuivi en présentant une multitude de recommandations qui ont été formulées à différents niveaux, par différentes entités, afin de contrer le phénomène de l’évasion fiscale. Parmi les mesures destinées à enrayer l’évasion fiscale au Canada, la fin du secret bancaire s’affiche comme étant une priorité. Toutefois, les AERF (accords pour l’échange de renseignements fiscaux) destinés à contrer le phénomène de l’évasion fiscale représentent un échec à partir du moment où les ressortissants sont en mesure de rapatrier leurs profits sous forme de dividendes, sans payer d’impôts.
L’OCDE propose au G20 un programme d’une quinzaine de mesures (6). Il suggère notamment un échange automatique de renseignements visant à informer les autorités fiscales desquelles sont issues les personnes ou les compagnies, ceci constituant déjà une exigence aux États-Unis. Ensuite, il s’avère impératif de forcer les entreprises à dévoiler leurs activités pays par pays, les empêchant ainsi de ne déclarer leurs revenus que dans les paradis fiscaux. Cette mesure existe déjà, mais ne s’applique qu’aux entreprises dont les revenus dépassent 750 millions de dollars. Il serait donc judicieux de taxer globalement les multinationales sur les revenus totaux qu’elles effectuent, pour ensuite les redistribuer au prorata de leurs activités par pays. Les accords de non double imposition doivent être annulés et les filiales de banques présentes au sein des paradis fiscaux, fermées. La taxe sur les transactions financières a été proposée en 1972 par un prix Nobel d’économie, James Tobin. Il s’agissait d’une taxe minime imposée sur chaque transaction monétaire, qui aurait peu d’impact sur les placements à long terme et serait nocive pour la spéculation. Ce modèle a été repris en Europe, en 2011, lorsque la Commission européenne a proposé l’instauration d’une taxe de l’ordre des 0,01 % sur toutes les transactions qui rapporteront 30 millions d’euros par année (7).
Au niveau du Québec, il est important pour le gouvernement de disposer des informations concernant les revenus perdus annuellement en raison de l’évasion fiscale. Le gouvernement doit d’une part exiger aux banques de rendre compte de leurs activités sur le territoire du Québec ; d’autre part, il doit demander à la caisse de dépôts et de placements du Québec qu’elle fasse pression auprès des entités au sein desquelles elle investit. Par exemple, les forcer à fermer leurs filiales dans les paradis fiscaux sous peine de mettre un terme à ses investissements. Finalement, il est possible et nécessaire que le gouvernement du Québec fasse pression sur celui du Canada afin que ce dernier intensifie sa lutte contre les paradis fiscaux au moyen d’une politique étrangère adaptée.
Plusieurs entraves existent toutefois, et il est important de les nommer et les connaître afin de mieux les contrer. En fait, il manque une volonté réelle de lutter contre les paradis fiscaux au Québec, au Canada, puis à l’international, tant de la part des gouvernements que des citoyen-nes, qui eux manquent plutôt d’intérêt envers le sujet. Plusieurs pays occidentaux sont d’ailleurs eux-mêmes des paradis fiscaux, comme le Luxembourg, la Suisse, la Belgique ou l’État du Delaware aux États-Unis (qui comptent plus d’entreprises que d’habitants).
Wedad Antonius a conclu sa présentation en rappelant les gestes que les citoyen-nes peuvent et doivent poser afin de tendre vers l’éradication du phénomène de l’évasion fiscale. Le devoir de s’informer, que l’on a retrouvé dans le discours des trois autres intervenants, est posé comme une priorité afin d’exercer des pressions sur les gouvernements. Il est également utile de prendre contact avec les député-es, les connaître, les rencontrer et leur faire part des inquiétudes et diverses revendications. Les actions médiatiques effectuées par les citoyen-nes sont également cruciales, en ce qu’elles permettent de faire connaître les problèmes, leur donner de la visibilité et en faire parler. La reconnaissance du problème suit de près la connaissance de celui-ci.
Suivant la présentation des quatre panélistes, une période de questions a suivi.
Q : Les initiatives citoyennes à l’image de celle des faucheur-ses de chaises en France, ont-elles un réel impact médiatique ?
R : Hugo Joncas pense que l’impact, bien que réel et intéressant, l’est probablement moins que celui qu’une fuite de documents ou une enquête puisse avoir, afin de susciter la sympathie de la population qui se sent frustrée. Alain Deneault, pour sa part, estime que la couverture médiatique fait défaut dans le traitement de sujets plus poussés comme celui des paradis fiscaux. Une absence manifeste de liens et de suivis dans ce type de dossiers confine les actions citoyennes et le travail de qualité auquel se livrent plusieurs journalistes, à la sphère des unes et des scandales sensationnalistes.
Q : Les ordres de professionnels devraient-ils être tenus responsables des stratagèmes frauduleux ?
R : Nathalie Saint-Pierre nous mentionne qu’il y a eu le dépôt d’un mémoire par l’ordre des CPA du Québec qui explique qu’il est légal et même encouragé de maintenir des règles favorables à des entreprises et des gens plus puissants afin d’attirer les investissements. Cette idée témoigne d’une clairvoyance remarquable qui laisse entendre que beaucoup comprennent de mieux en mieux les engrenages du système qui abrite les problèmes fiscaux. Il faut ainsi, selon Nathalie Saint-Pierre, plutôt se demander ce que les ordres peuvent faire : doivent-ils s’interposer pour défendre le public, questionner les décisions gouvernementales ?
Q : Quelle est la crédibilité que l’on accorde dans les médias à un sujet comme celui des paradis fiscaux ?
R : L’autocensure existe inévitablement et la pluralité des médias est fondamentale afin de limiter les conséquences d’un tel phénomène. Toutefois, selon Hugo Joncas, les médias de masse ont effectué un important travail d’expositions des faits, rappelant que la question de l’intérêt public se situe au centre des préoccupations. À ce titre, rappelons tout de même que les acteurs en cause, ainsi que plus de 11,5 millions de dossiers, ont été révélés au grand jour.
- « Panama Papers : qu’est-ce qu’une société offshore ? ». En ligne, modifié le 4 avril 2916. http://www.lefigaro.fr/économie/le-scan-eco/decryptage/2016/04/04/29002-20160404ARTFIG00111-panama-papers-qu-est-ce-qu-une-societe-offshore.php. Consulté le 15 juillet 2016.
- « 2016 Edelman trust barometer ». En ligne, http://www.edelman.com/insights/intellectual-property/2016-edelman-trust-barometer/
- « Le gouvernement met sur pied un groupe consultatif sur le régime canadien de fiscalité internationale ». En ligne, paru le 30 novembre 2007. http://www.fin.gc.ca/n07/07-092-fra.asp consulté le 10 août 2016.
- « Le phénomène du recours aux paradis fiscaux ». Mémoire du Ministère des finances du Québec à la commission des finances publiques. En ligne, le 29 septembre 2015. http://www.finances.gouv.qc.ca/documents/Autres/fr/AUTFR_memoireparadisfiscaux.pdf consulté le 25 juin 2016.
- Desjardins, François. « 170 milliards $CAN dans les paradis fiscaux ». Le Devoir. En ligne, paru le 3 mai 2014. http://m.ledevoir.com/article-407272 consulté le 25 juin 2016.
- « Projet OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices ». Rapports finaux 2015. http://www.oecd.org/fr/ctp/beps-resumes-des-actions-2915.pdf Consulté le 27 juin 2015.
- « La taxe européenne sur les transactions financières : du principe à la mise en œuvre ». Paru le 11 mars 2013. http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0269-la-taxe-europeenne-sur-les-transactions-financieres-du-principe-a-la-mise-en-oeuvre consulté le 27 juin 2016.
CRÉDIT PHOTO: Steven Peng Sheng
par Rédaction | Nov 4, 2015 | Économie, Idées
Par Sarah B. Thibault
Le nouvel ordre mondial contemporain est loin de s’être débarrassé des formes totalitaires de pouvoir, malgré ce qu’on pourrait se plaire à croire. La puissance du capitalisme s’impose depuis la dernière décennie comme despote surpassant même le pouvoir des États. Par l’adoption de ses politiques austères, le gouvernement libéral du Québec est présentement en train de liquider les acquis sociaux québécois au profit d’un libre-marché sauvage.
Le philosophe Jean Vioulac s’est longuement penché sur la place qu’occupent l’argent et le capitalisme dans les sociétés occidentales modernes. Il en vient à déduire que le monde contemporain serait assujetti à une forme de puissance tout autre que celle de l’État. Le nouvel ordre mondial serait effectivement dominé par le règne grandissant du système capitaliste, imposant l’argent comme unité de base vers laquelle toutes les actions convergent. Aux dires du Docteur Vioulac, la puissance avec laquelle le Capital s’impose comme ordre universel dépasse largement celle que les États peuvent prétendre avoir et réduirait les peuples au règne de la valeur (1). Ainsi, contrairement aux expressions premières du totalitarisme comme en ont été victimes l’Italie ou l’URSS, ce que nous appellerons le « post-totalitarisme » se déploie bien au-delà des partis. Si le totalitarisme se définit comme étant un régime dans lequel un parti unique s’accapare l’entièreté des pouvoirs sans tolérer quelconque opposition et appelant le peuple à se joindre à lui à la manière d’un corps unique, alors il y a bel et bien moyen de l’appliquer à la place qu’occupe le Capital dans les sociétés occidentales intégrées à la vague de mondialisation. Vioulac qualifie le phénomène comme un « processus au long cours qui intègre tous les hommes [sic], tous les peuples et tous les territoires dans un même espace temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tou[-te-]s dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de « totalitarisation » pour définir ce processus » (1).
La dissolution du politique
Bien que la comparaison aux régimes totalitaires puisse paraitre forte, le phénomène de globalisation propre au monde moderne a fait du capitalisme une puissance rarement égalée et le Québec n’en a pas été épargné. Par l’établissement du Capital comme unité de base justifiant l’ensemble des actions, le nouvel ordre mondial se caractérise par une dissolution du politique au profit de l’économique. Il faut bien le constater, depuis les dernières années, il y a un recul significatif de l’interventionnisme d’État dans certains pays européens et en Amérique du Nord (avec les conséquences qui l’accompagnent). Cependant, la disparition du politique représente bien plus qu’un non-interventionnisme de l’État. Le principe rime carrément avec la réduction de toutes les sphères publiques à une conformité aux normes du marché. Le Capital s’imposerait alors comme parti unique, comme la seule voie à suivre. Au Québec, le gouvernement de Philippe Couillard s’est fait un devoir de se désengager de sa mission sociale, tout en choisissant de réduire son discours à celui d’un comptable gérant les finances communes. Dans une vision « totale » de l’économie, les libéraux ont pris le pouvoir au Québec en imposant leurs objectifs de réduction de la dette comme étant une réalité objective et unique, alors qu’ils n’en sont pas. En plus de renier la complexité et la diversité des besoins d’une société comme celle du Québec, l’austérité libérale de Philippe Couillard brille par l’absence de projet de société, de vision et de la quête de quelconque idéal collectif. Loin de lancer un appel à la liberté, à la fraternité et encore moins à l’égalité, le premier ministre et son équipe sous-entendent que la réalité (celle du Capital) parle d’elle-même et que l’action gouvernementale ne fait qu’y répondre.
Une idéologie invisible
Pourtant, l’austérité est le résultat bien réel d’une idéologie, bien qu’elle ne soit pas présentée comme telle. En justifiant les coupes et le démantèlement des mécanismes de redistribution de la richesse comme étant de simples réponses à une réalité économiquement « exigeante », Philippe Couillard et Martin Coiteux font croire à un raisonnement technique. Claude Lefort qualifiait ce type d’illusion d’« idéologie invisible », en ce sens qu’elle prétend être technique alors qu’elle cache une idéologie tout en faisant appel à une société dépourvue de conflits et de divisions internes (2). Les mesures d’austérité font bel et bien partie d’un projet de démantèlement de l’État-providence et d’allègement le plus total des structures institutionnelles. Ainsi, le PLQ agirait plus comme un agent facilitateur pour le despotisme capitaliste que comme acteur garant du bien commun et de l’exercice de la dialectique politique.
D’un point de vue collectif, cette attitude du pouvoir en place représente un affront à la démocratie, qui se veut être un système permettant au peuple de choisir ses gouvernant-e-s et non pas l’accaparement du lieu de pouvoir par une élite imposant son idéologie comme étant une réalité universelle et objective. D’un point de vue individuel, l’austérité « totale » réduit les citoyen-ne-s à n’être que des « entrepreneur-e-s d’eux-mêmes et d’elles-mêmes ». Dans une logique propre au néolibéralisme, on impose aux Québécois-es une liberté et un épanouissement basé uniquement sur la capacité à posséder, à dépenser et à accumuler. Les aptitudes citoyennes ou l’épanouissement personnel et collectif sont complètement rayés de la carte. Comme l’explique Vioulac, quand le Capital devient l’unité unique au détriment de l’avancement du savoir, de la créativité, de la libre pensée ou encore du communautarisme, on force l’individu à sentir qu’il doit devenir une encoche dans cette roue de production économique pour la rendre encore plus efficace. Cette adaptation forcée et intéressée de l’individu au marché se fait dès le plus jeune âge, ce qui contribue à en faire une aptitude intrinsèque : « Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable et productif, pour en faire le consommateur [ou la consommatrice] requis[-e] par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs (1). »
La normalité maladive : nouveau trouble de l’ère moderne?
N’est-il pas flagrant de constater que le président du Conseil du patronat, Martin Coiteux, depuis le tout début de son mandat en 2014, fait référence aux Québécois-es comme étant de simples détenteurs et détentrices de portefeuille. Dans son article portant sur l’austérité, la psychanalyste Dominique Scarfone déplore l’appel des politiques d’austérité à un « conformisme maladif » de la vie mentale. Rappelant les bases de la psychanalyse, la professeure établit qu’un équilibre doit être maintenu entre les traits pulsionnels ainsi que les traits normatifs et rationnels de l’humain pour lui permettre un développement personnel sain. Par ailleurs, selon Scarfone, le discours austère du gouvernement ferait appel à une zone de sensibilité au refoulement des penchants pulsionnels de la personnalité qui serait présente chez tou-te-s et chacun-e. En d’autres mots, l’argumentaire du PLQ encouragerait les citoyen-n-es à se camper dans leur propension à se conformer, ce qu’elle qualifie comme étant de la normopathie : « On n’a en effet pas besoin d’aller jusqu’à l’extrême de la normopathie pour être tenté-e d’acquiescer à une figure classique du discours politique de droite : celle qui nous présente la société dans son ensemble comme un corps unique et harmonieux (3). » De ce corps harmonieux, on peut attendre une docilité aveugle et dépourvue de libre conscience. Cependant, le musèlement de l’opposition politique est la clé de voute du totalitarisme.
De cette manière, dans une optique de « totalitarisation » de l’économie, le capitalisme ne peut accepter quelconque opposition. Au Québec, ce sont les mécanismes de redistribution de la richesse ainsi que les ressources mises en commun qui souffrent le plus particulièrement de l’austérité. Au goulag québécois, on retrouve le filet social, qui pourrait être perçu comme étant une poche de résistance à la croissance et à l’efficience. Puisque nos CLSC, nos entreprises d’État, nos écoles publiques, nos CPE et nos CÉGEPS ne sont pas à proprement dit des machines de production de profits à court terme, leur mission n’est plus reconnue ni protégée.
Un choix de société plutôt qu’une fatalité
Le néo-totalitarisme capitaliste affecte l’ensemble des pays industrialisés depuis une trentaine d’années. Par ailleurs, ses effets ne se font pas sentir partout de la même manière. Comme le démontre une récente publication de l’Institut du Nouveau Monde (4), les choix idéologiques de gouvernance font toute la différence par rapport à la distribution de la richesse à l’échelle nationale. En fait, si la mondialisation a bel et bien accru la production de richesse, celle-ci est répartie de manière très inégalitaire. Malgré ce que nous serions tenté-e-s de croire, ces disparités ne sont pas étrangères au Québec. Dans « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », l’INM insiste sur le fait que les choix politiques font toute la différence dans le maintien des institutions de redistribution de revenus qui deviennent de plus en plus polarisés. Ainsi, le PLQ choisirait-il la croissance au détriment de l’égalité sociale? Effectivement, l’INM en vient à conclure que certains phénomènes de la mondialisation, comme la compétition mondiale pour attirer l’investissement étranger, exercent une pression à la baisse des impôts et à la mise au rancart des politiques de l’État-providence, créant par le fait même des milieux fortement propices aux inégalités sociales (4).
Un jeu gagné d’avance
Par ailleurs, si nous restons dans une optique de recherche de richesse, le gouvernement se tromperait sur tous les fronts, puisque depuis les vingt dernières années, l’augmentation de la richesse créée au Québec s’est traduite dans le PIB, mais pas au niveau du revenu des familles. En se désengageant de sa mission en éducation, en santé et dans les programmes sociaux, non seulement le Québec se trouve hypothéqué par une population malade, moins éduquée et plus propice à développer des problèmes mentaux, mais par le fait même, dont le potentiel de développement économique est fortement réduit (4). Dans son obsession arbitraire d’arriver à l’équilibre budgétaire en 2015-2016, le PLQ s’entête à ruiner une croissance économique à long terme. En laissant la plus grande partie du capital québécois reposer dans les comptes d’épargne de la mince part de la population la plus avantagée, c’est l’ensemble de la communauté qui est privée d’investissements réinjectés dans la société. En abandonnant une communauté entière aux lois arbitraires d’un système économique basé sur une unité de valeur tout à fait abstraite, le PLQ devient un pion de plus dans le grand jeu de la mondialisation totalisante. Ce jeu, par contre, l’élite économique du 1 % l’a gagné d’avance et continuera à en tirer profit encore d’avantage si les règles ne cessent d’être levées en ruinant une quelconque égalité des chances.
Conséquence directe du démantèlement des instances gouvernementales qui se présenteraient comme des résistances au marché libre, une perte de tribune et de légitimité pour l’opposition citoyenne. Fort malheureusement pour le Québec, cet effet pervers semble conséquent avec le type de gouvernance du PLQ. Prétendant s’adresser à l’être rationnel qui sommeille en chacun-e, Couillard présente l’opposition politique comme étant un obstacle nuisible à l’atteinte d’un objectif nécessairement meilleur pour l’entièreté des Québécois-es. Dans une entrevue accordée à L’actualité en octobre 2014, le premier ministre assure être à l’écoute des manifestations de mécontentement des milieux affectés par l’austérité, mais également à l’écoute du silence : « J’écoute. Mais j’écoute aussi le silence, ce qu’il faut savoir faire en politique. Oui, il y a de la grogne, des manifestations, et c’est tout à fait légitime. Je suis franchement heureux de vivre dans un endroit où l’on peut s’exprimer. Mais il y a aussi la population qui travaille, qui s’occupe de sa famille et qui vaque à ses occupations, mais qui n’en pense pas moins. Il faut savoir, à travers le bruit, percevoir la signification du silence (5). » En plus de faire entendre une majorité pourtant silencieuse, le premier ministre sous-entend que c’est la voix des individus se conformant au système imposé qui sera la clé de voute la plus légitime. Ainsi, le silence des normopathes serait plutôt bruyant.
Malgré tout, si l’abandon du politique par l’élite dirigeante semble s’instaurer comme mot d’ordre dans le monde contemporain, le Québec n’est pas pour autant dépourvu de quelconque projet commun. Au Québec, les clivages sont importants entre la réalité et les préoccupations des citoyen-ne-s des régions, des minorités visibles et des plus ou moins nanti-e-s, pour ne nommer que ces groupes. Par ailleurs, il est particulièrement choquant de constater que le gouvernement libéral dirige une troupe d’individus lourdement armés de leurs portes-feuilles plutôt qu’un peuple riche de sa diversité. Si plusieurs considèrent que nous vivons une époque vide de sens et de vision, la toute première étape pour en sortir est fort probablement une lutte au démantèlement des acquis sociaux rudement mis à l’épreuve par un totalitarisme du Capital. Somme toute, si le totalitarisme implique un élément de puissance contraignante, il suppose également une soumission des individus à un pouvoir total. Refusons de nous soumettre à cet asservissement.
(1) Liberté, 2014, « Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac », Liberté, Nº 303 (printemps 2014). [En ligne] http://www.revueliberte.ca/content/le-totalitarisme-sans-etat-entretien-…
(2) Ouellet, Maxim, André Mondoux et Marc Ménard, 2014, « Médias sociaux, idéologie invisible et réel : pour une dialectique du concret », Tics et société, Vol. 8 (1-2 2014). [En ligne] https://ticetsociete.revues.org/1391
(3) Scarfone, Dominique, 2015, « Obéir à papa », Liberté, Nº 306 (hiver 2015), pp. 23-25.
(4) Institut du Nouveau monde, 2015 « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », 58 p.
(5) Castongay, Alec, 2014, « Entrevue avec Philippe Couillard : « Il faut libérer la prochaine génération »», L’Actualité. [En ligne] http://www.lactualite.com/actualites/politique/entrevue-avec-philippe-co… (Consulté le 20 septembre 2014)