Abattoir de porcs Olymel à Yamachiche : « Les chiffres sont plus importants que l’être humain »

Abattoir de porcs Olymel à Yamachiche : « Les chiffres sont plus importants que l’être humain »

Dans les huit dernières années, 2459 lésions professionnelles ont été recensées dans l’usine d’abattage de porcs d’Olymel à Yamachiche, en Mauricie. Un bilan jugé « catastrophique » par des syndicats, et dénoncé par des travailleurs et travailleuses.

L’Esprit Libre a recueilli les témoignages de sept ouvrier.ères travaillant ou ayant travaillé à Olymel Yamachiche. Ils et elles décrivent un rythme de travail difficile, voire excessif, qui ne prend pas suffisamment en compte leurs limites physiques. Les blessures sont très courantes, et l’employeur, selon certain·es, ne prend pas la mesure de la situation.  

L’abattoir de Yamachiche n’a toutefois pas toujours été le théâtre de blessures aussi nombreuses. Entre 2012 et 2017, lorsque l’usine appartenait à l’entreprise ATrahan, le nombre de lésions professionnelles oscillait entre 50 et 90 par an. Mais lorsque Olymel fait l’acquisition de l’abattoir en 2017, les blessures sont multipliées par 14 en l’espace de quatre ans. Le responsable syndical de l’usine, Janick Vallières, affilié aux Travailleurs et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), précise que les effectifs ont triplé durant cette période. Il estime toutefois que la flambée de blessures qui s’en accompagne « dépasse cette proportionnalité ».

Les lésions professionnelles passent ainsi de 30 à l’arrivée d’Olymel en 2017, à 489 en 2020, avant de se stabiliser un peu en dessous de ce niveau, selon des données obtenues auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). « Il y a trop de blessures. Quand je regarde ces chiffres, c’est effarant », affirme Serge Monette, vice-président de la Fédération du commerce (FC-CSN), qui représente les travailleur·ses de quatre autres usines d’Olymel.

Jointe par courriel après qu’elle a décliné une entrevue, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, affirme que la santé et la sécurité des employé·es est l’une des « plus grandes priorités » de l’entreprise. Elle souligne également une amélioration depuis 2020, avec une baisse du taux d’incidence – soit le rapport entre le nombre de blessures et le nombre d’employés – qui est passé de 0,55 à 0,39 selon les informations d’Olymel. 

 Une cadence subitement augmentée

Les travailleur·ses de l’usine témoignent toutefois d’une dégradation des conditions de travail depuis l’arrivée d’Olymel. « Il y a beaucoup de choses qui ont changé depuis que c’est Olymel qui a tout racheté », nous confie Valérie*, qui travaille à l’usine de Yamachiche depuis 2012. Comme l’ensemble des salarié·es interrogé·es, elle a constaté une intensification de la charge de travail après l’arrivée du géant de l’agroalimentaire en 2017. 

 Lors de son entrée en poste en 2012, Valérie estime que le niveau de rendement était fixé à 400 porcs à l’heure. Arrivé dix ans plus tôt, l’ancien ouvrier et responsable syndical Janick Vallières rapporte une cadence similaire, soit autour de 350 à 400 bêtes à l’heure. Aujourd’hui, ce sont plus de 600 porcs qui défilent toutes les heures sur le tapis, selon les témoins. Pour un quart de sept heures, cela représente plus de 4000 répétitions d’une même tâche, qu’il s’agisse de découper une épaule ou de désosser une fesse, si l’employé·e est seul·e à son poste. Le tout dans un environnement froid, humide et bruyant. 

Pour plusieurs travailleur·ses, la cadence actuelle est démesurée. « La vitesse est excessive. Aujourd’hui, on a dépecé 600 cochons à l’heure, 4065 en une journée, c’est énorme », nous confie Patrick* d’un ton découragé. Malgré son intérêt pour ce métier, il déplore aujourd’hui la charge de travail qui pèse sur les ouvriers. « Je vais te le dire, ce n’est pas humain. Il faut être très, très fort mentalement et physiquement. » 

Pour les responsables syndicaux Janick Vallières et Serge Monette, l’augmentation des cadences sous Olymel est l’une des raisons qui peut expliquer la flambée des blessures. Le rythme de travail conditionne le niveau de répétition des mouvements, à l’origine de nombreux troubles musculo-squelettiques, selon M. Vallières. Parmi les lésions professionnelles survenues depuis 2017, plus de 50 % sont des tendinites, des entorses, des foulures ou des déchirures, que M. Vallières présume être liées en grande partie aux mouvements répétitifs. 

« Les gens sont capables de tenir la cadence jusqu’à temps qu’ils se blessent », regrette de son côté Serge Monette. Le haut niveau de lésions professionnelles n’est d’ailleurs pas spécifique à Yamachiche selon lui, Olymel étant un « premier de classe en ce qui concerne les accidents de travail », image-t-il.

De son côté, la directrice des communications d’Olymel, Stéphanie Quintin, soutient que « la cadence a été ajustée en fonction du nombre d’employé·es », passé de 346 en 2017 à 900 en 2024, et que le rythme de travail est « comparable aux autres entreprises dans le marché nord-américain ».

La quête de la rentabilité 

Plusieurs témoins ont cependant l’impression que le niveau de production prime sur la santé physique et mentale des travailleurs et travailleuses. « Depuis que c’est Olymel, c’est uniquement business. Ce sont les chiffres qui sont importants, et non pas l’être humain », rapporte Patrick, qui a l’impression que « les animaux sont mieux traités que les employé·es. »  

  Employé en tant que travailleur étranger temporaire, Jean* admet que le travail à l’usine n’a « jamais été facile », et que les entreprises « sont là pour faire du profit. » Néanmoins, il s’interroge : « Est-ce qu’on a vraiment besoin d’abattre plus de 4000 porcs par jour pour faire du profit ? ». Le salarié estime qu’il « faudrait peut-être un peu s’inquiéter du moral des employé·es. » 

Si Olymel a poussé la productivité, c’est pour rentabiliser son investissement de 120 millions de dollars à Yamachiche, estime M. Vallières. Mais aussi pour devenir le « plus grand producteur de porc au Canada », comme le déclarait Denis Trahan à La Presse en 2017. Toutefois, la rentabilité a parfois été priorisée au détriment du bon fonctionnement de l’usine et de la prévention des blessures, comme soutient M. Vallières : « Nous, ce qu’on disait, c’est qu’avant d’apprendre à courir, il faudrait peut-être bien marcher. »

Un milieu de travail pas toujours sécuritaire

 Le milieu de travail ne semble pas non plus toujours favoriser la sécurité des employé·es. Depuis 2017, la CNESST a constaté 253 dérogations lors de ses inspections à l’abattoir de Yamachiche, soit autant de situations non-conformes à la loi ou aux règlements, selon un décompte effectué par L’Esprit Libre. Olymel n’est pas en mesure de confirmer ce chiffre, avançant le chiffre de 91 dérogations depuis 2020. Dans la plupart des cas, les infractions présentent « un risque de blessure pour le travailleur », comme une zone de danger non-protégée, des procédures non sécuritaires, ou un manque de formation des employé·es.  

 Serge Monette estime que le nombre de dérogations constatées en sept ans est « énorme », et démontre qu’Olymel n’en « fait pas assez ». Le responsable syndical relate d’expérience que cet employeur « n’est pas tellement porté sur la santé et la sécurité de ses travailleurs [et travailleuses] ». Dans les quatre usines que la FC-CSN représente, « il y a un peu de la négligence partout », et les dispositions en santé-sécurité sont surtout portées par le syndicat, et non par l’employeur, relate M. Monette.  

Olymel affirme toutefois mettre en place des mesures pour garantir la sûreté du lieu de travail. Mme Quintin nomme notamment le programme d’assignation préventive volontaire, la présence de deux préventionnistes et d’un physiothérapeute, ainsi qu’un comité paritaire en santé et sécurité. 

Une réaction inadéquate de l’employeur ?

Durant une réunion en novembre dernier, les dirigeant·es auraient signifié aux ouvriers et ouvrières que « les accidents de travail étaient trop élevés, et qu’il y avait un peu d’exagération de la part des employé·es », rapporte Jean ainsi que trois autres ouvriers. Le représentant syndical de l’usine, M. Vallières, avait mis en garde l’employeur sur la façon de passer le message : « Quand vous dites aux gens que ça coûte trop cher, on a l’impression que ça met un peu l’humain derrière et l’argent devant ». Une impression qui n’a pas manqué d’être partagée par les ouvrier·ères, auprès de qui ce discours est « très mal passé », selon Patrick. D’autres, comme Valérie et Rafaël*, estiment que certain·es ouvriers et ouvrières exagèrent parfois leurs blessures. « L’autre jour j’avais mal à une épaule mais je travaillais quand même », appuie Valérie.

Olymel soutient toutefois que la réunion en question « n’était pas une invitation à ne pas déclarer certaines blessures; […] l’objectif était de promouvoir la prévention pour éviter les accidents », selon les propos de Mme Quintin. 

Ce n’est pas la seule fois où les ouvriers et ouvrières ont eu l’impression que les lésions professionnelles dérangeaient l’employeur. Selon Patrick, il arrive que l’employeur interroge les salarié·es sur la légitimité de leurs blessures. Le travailleur perçoit cela comme une manière de minimiser l’origine professionnelle de leurs douleurs. Les répétitions et la fatigue ne semblent pas un motif valable, corrobore Jean. « Il y a quelque chose que l’employeur ne comprend pas, c’est qu’il y a l’usure […], mais être brûlé·e n’est pas une raison pour eux ». 

Pour Serge Monette, la réaction d’Olymel n’est pas à la hauteur du bilan de blessures « catastrophique » à Yamachiche. La situation devrait selon lui pousser l’employeur à réagir et à prendre les mesures nécessaires pour préserver ses salarié·es. M. Monette poursuit : « Si j’étais employeur et que je voyais ça, je dirais : ‘‘ben voyons, on ne fait pas notre job’’ ».

 Les ouvrier·ères rencontré·es soulignent l’utilité sociale de leur métier, qui permet de « nourrir beaucoup de monde », comme le rappelle Janick Vallières. À la fin de la journée, toutes et tous expriment une satisfaction, voire une fierté, face au travail accompli. Toutefois, certain·es estiment que la reconnaissance personnelle ne trouve pas d’écho chez leur employeur, à l’image des conditions de travail « très, très difficiles », selon Patrick, et la « mentalité de production » selon M. Vallières, qui accorde peu de valeur au rôle essentiel des travailleur·ses dans la chaîne de production.

 *Les ouvriers et ouvrière ont souhaité garder l’anonymat pour éviter d’éventuelles représailles. 

CRÉDIT PHOTO: phantienphat/Pixabay

Grève au port de Montréal : un siècle de luttes syndicales

Grève au port de Montréal : un siècle de luttes syndicales

Le 10 août 2020, les débardeurs et employé.e.s d’entretien du Port de Montréal entraient en grève générale illimitée. Au cœur de leurs revendications, des changements d’horaires à déterminer dans la convention collective du Syndicat des débardeurs du Port de Montréal (SCFP), en négociation avec l’Association des employeurs maritimes (AEM) depuis septembre 2018. 

Mardi midi, en plein mois d’août, quelques dizaines de personnes bloquent l’accès aux voitures sur une des rues menant au Port de Montréal. Certain.e.s sur leurs transats, abrités du soleil crevant sous une tente, hochent la tête au rythme de la musique rock que crache deux énormes haut-parleurs stationnés sur le trottoir. Les plus militant.e.s, elles et eux, applaudissent les klaxons solidaires des voitures tout en brandissant des pancartes sur lesquelles on peut lire: « 375 solidaires pour une convention collective juste et équitable ». 

375, c’est le numéro de la section locale du SCFD, qui représente les quelques 1 125 débardeurs œuvrant à Montréal, dont environ 120 sont des femmes.  

Après avoir mené à deux reprises 4 jours de grève consécutifs dans les dernières semaines, les membres du SCFD ont voté pour une grève générale illimitée à 99,22%, entrée en vigueur le 10 août.  

Revendications et craintes du patronat 

En 2015, les débardeurs montréalais enregistraient un salaire moyen de 110 000$ et touchaient des avantages sociaux de 22 000$ par année. En contrepartie d’un montant près de deux fois supérieur au salaire québécois moyeni, elles et ils doivent être disponibles pour travailler 19 jours sur 21. 

« C’est pas une question d’augmenter nos salaires, » confirme à L’Esprit libre un des grévistes, « Si ça se trouve nos salaires y vont diminuer, parce que nous autres on fait notre argent quand on travaille [par périodes de travail de] 21 jours de suite ». Bras levé et pancarte au poing, il ajoute: « Des horaires comme ça, c’est inhumain ». 

Alors que les négociations ont toujours lieu entre les représentant.e.s syndicaux des débardeurs et l’AEM, la ministre fédérale du Travail, Filomena Tassi, a rejeté la demande d’intervention gouvernementale émise par les associations patronales.  

Ces derniers craignent les conséquences économiques majeures qui pourraient découler du prolongement du débrayage dans le deuxième port le plus important du Canada. Les quais du port de Montréal accueillent normalement, 2 500 camions par jour, 60 à 80 trains par semaines et plus de 2 000 navires par an, selon la directrice des communications de l’Administration portuaire de Montréal (APM), Mélanie Nadeau. Les activités du port entraînent annuellement des retombées économiques d’1,5 milliards de dollars à l’échelle du Canada.  

« L’APM est très préoccupée par cet arrêt de travail pour la santé et la sécurité du public dans cette période de pandémie mondiale, car les activités portuaires sont essentielles à la bonne marche de l’économie et pour le ravitaillement, entre autres, des produits alimentaires et autres biens essentiels. Un arrêt des opérations portuaires a des répercussions importantes pour les entreprises canadiennes qui dépendent du commerce international et, ultimement, pour l’approvisionnement en biens et produits pour les citoyens, » peut-on lire dans un communiqué de presse officiel de l’APM en date du 7 août 2020ii

Sur la ligne de piquetage, un débardeur s’étonne de l’ampleur qu’a pris le mouvement: « ça fait quinze ans qu’on n’a pas réussi à se mobiliser comme ça, » commente-t-il, « c’est grâce à la nouvelle génération si on est là aujourd’hui, » insistant sur la nouveauté de la question de la conciliation famille-travail dans le mouvement syndical chez les employé.e.s du Port de Montréal.  

La lutte en héritage 

Il ne s’agit pourtant pas de la première grève menée par les débardeurs. Branche locale du Syndicat de la fonction publique affilié à la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, le SCFP a été fondé en 1902 et est, depuis, responsable de plusieurs débrayages.  

Sur le site du syndicat, on peut lire: « [le syndicat] est un des pionniers dans l’histoire héroïque des luttes de classes au Québec, au Canada et en Amérique du Nord iii». 

Une histoire qui commence dans les années 1920, alors que Montréal héberge le plus important port céréalier au monde. Le crash boursier de 1929 et l’ouverture progressive de l’économie au marché américain entraîne son déclin, profitant parallèlement aux infrastructures portuaires de Toronto, en plein développement dû à sa proximité avec les États-Unisiv

Le port devient un no man’s land: les autorités portuaires peinent à garder le contrôle sur les quais, théâtre de beuveries, de flâneries et de vols, tout cela devant le regard impuissant des policiers portuaires, mal payés et mal équipésv.  

Il faut attendre la fin des années 60 pour que les activités du port reprennent en vigueur et que l’ordre se rétablisse. Le corps syndical, lui, a déjà retrouvé sa ferveur militante, avec l’entrée des baby-boomers sur le marché du travailvi. Les employé.e.s nouvelle génération, bien que pour beaucoup issu.e.s d’une lignée de débardeurs, sont souvent plus éduquée que leurs prédécesseurs et plus à même de réclamer de meilleures conditions de travail.  

Entre 1960 et 1975, une flambée de grèves illégales prend d’assault les quais montréalais et ceux e toutes les villes portuaires en Amérique du Nord. Durant cette période, 13 grèves sont entreprises au Port de Montréalvii

Celle de 1972 dure 52 jours, et voit le SCFP obtenir d’importantes hausses salariales et une sécurité d’emploi complète pour ses membresviii.  

Trois ans plus tard, le Parlement canadien répond à un nouveau mouvement de débrayage des débardeurs avec l’adoption d’une loi spéciale forçant un retour au travail. Fort des gains des dernières décennies, accentués par la mécanisation de l’emploi qui facilite nettement la tâche des employé.e.s du port, « le militantisme syndical entre dans une période de dormance qui durera quelques annéesix ». 

Lundi 10 août, 40 000 conteneurs étaient déjà bloqués ou détournés à cause du conflit entre le SCFP et l’AEM, d’après Mélanie Nadeau. Des répercussions majeures sur l’économie sont anticipées, alors que de nombreuses entreprises peinent à se remettre des répercussions de la pandémie de Covid-19.  

« On ne lâchera rien, » lâche un débardeur en grève, la colère à peine étouffée par le masque qui recouvre une partie de son visage.  

Une détermination à l’image des luttes menées sur des générations au Port de Montréal, alors que « le syndicat des débardeurs est resté un précurseur de vagues de revendications syndicales au Québecx », et ce, depuis les années 1930.  

i Institut de la statistique du Québec (ISQ). 

ii Préavis de grève générale illimitée des débardeurs, communiqué de presse, Administration du Port de Montréal, le 7 août 2020. [En ligne] https://www.port-montreal.com/fr/le-port-de-montreal/nouvelles-et-evenements/nouvelles/communiques-de-presse/preavis-greve (page consultée le 11 août 2020) 

iii Syndicat des débardeurs du Port de Montréal. [En ligne] https://www.syndicat375.org/propos (page consultée le 9 août 2020) 

iv Martel, Étienne. 2014. Une vie de débardeur: troubles et changements au Port de Montréal (160-1975), p.28. [En ligne]. https://histoire.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/21/2017/03/%C3%89TIENNE-MARTEL_UNE-VIE-DE-D%C3%89BARDEUR_-TROUBLES-ET-CHANGEMENTS-AU-PORT-DE-MONTR%C3%89AL-1960-1975.pdf (page consultée le 10 août 2020) 

v Martel, Ibid., p.33. 

vi Martel, Ibid., p.50. 

vii Martel, Ibid., p.50-51. 

viii Martel, Ibid., p.55. 

ix Martel, Ibid., p.56-58. 

x Martel, Ibid., p.58.  

Bangladesh : La misère des travailleuses du textile

Bangladesh : La misère des travailleuses du textile

Par Amélie Nguyen

Cet article est publié dans le numéro 82 de nos partenaires, la Revue À bâbord. Le lancement de ce numéro aura lieu le 17 décembre prochain dès 18h à la Station Ho.st (1494 rue Ontario, Montréal). Cliquez ici pour toutes les informations.

L’autrice est coordonnatrice du Centre international de solidarité ouvrière (CISO)

De retour d’une mission intersyndicale au Bangladesh, l’autrice partage ses constats et impressions sur un implacable système d’exploitation1.

L’écroulement du Rana Plaza

Un terrain vague comme les autres. Des plantes aquatiques qui poussent dans l’eau sale accumulée. Des déchets. Quelques briques sur le sol qui témoignent silencieusement de la tragédie qui s’est produite en 2013 : l’écroulement de l’édifice du Rana Plaza, qui abritait les ateliers de misère du textile, l’une des pires tragédies industrielles du 21e siècle. Au moins 1 135 morts et plus de 2 300 blessé·e·s, d’un seul coup, morts qui auraient facilement pu être évitées2. On nous dit qu’il y aurait encore une centaine de corps qui n’ont pu être récupérés sous les décombres, sous les herbes hirsutes que l’on regarde. Et pourtant, si peu de traces de recueillement. Seulement une petite statue à l’entrée qui dit que les victimes ne seront pas oubliées. Ce qui frappe pourtant, c’est l’odieux de l’indifférence pour les travailleuses du textile. Même dans la mort. L’oubli souhaité par les industriels qui poursuivent l’exploitation sans fin, presque comme si de rien n’était.

L’incendie du Tazreen Fashions

Un an plus tôt, en 2012, l’édifice du Tazreen Fashions avait été la proie des flammes, causant la mort de 112 travailleuses et travailleurs, enfermés dans l’édifice pour les assujettir à la tâche, pour ne pas qu’elles et ils quittent leur poste. De l’extérieur, les fenêtres souillées de suie, les bouches d’aérations déformées, laissent imaginer la souffrance et la puissance désespérée d’une dernière lutte pour la survie. Sans l’ingéniosité des organisations locales – comme le Bangladesh Center for Workers’ Solidarity (BCWS), dont les représentant·e·s se sont courageusement fait passer pour des journalistes, quelques heures après la tragédie, pour visiter le site –, le lien avec les grandes marques du vêtement que nous consommons ici aurait été occulté. On nous raconte des histoires d’horreur : « Deux femmes ont sauté par la fenêtre en se tenant par la main pour que leur corps soient retrouvés. L’une a survécu, l’autre s’est empalée dans les décombres. » « Un ouvrier a appelé sa mère pendant le feu pour lui expliquer qu’il n’arrivait pas à sortir de l’édifice et pour lui dire qu’il se cacherait dans la salle de bain en attendant les secours. C’est là qu’on l’a trouvé, quelques jours plus tard, mort, le téléphone à la main. » Dans les décombres, des étiquettes de plusieurs compagnies transnationales ont été retrouvées sur les vêtements, ainsi que les documents écrits précisant les noms des marques qui sous-traitaient dans l’usine. Dans l’absence de transparence des chaînes d’approvisionnement mondiales, il s’agissait de l’unique manière de les faire réagir3.

Un nouvel internationalisme syndical ?

Au Bangladesh, les organisations ne sont pas utopistes. L’une des demandes suite à l’écroulement du Rana Plaza souligne leur cruel réalisme : dans ce pays à majorité musulmane, où les obsèques sont très importantes, elles ont demandé qu’une banque des empreintes digitales des travailleuses et travailleurs soit constituée pour que les corps soient identifiables… la prochaine fois.

Depuis 2012, puis 2013, l’indignation et la solidarité internationale suscitée par les deux tragédies a permis plusieurs avancées, notamment quant à la sécurité des bâtiments et à certaines compensations financières aux victimes. Un accord volontaire tripartite et contraignant a été mis en place avec l’appui financier des Pays-Bas et des grandes marques qui y ont consenti : l’Accord sur la sureté et la sécurité des bâtiments. L’Accord liait les usines locales du textile, le gouvernement et de grandes organisations syndicales internationales comme IndustriALL et UNI Global Union. Il était aussi prévu que les transnationales du vêtement rendent publiques les endroits où elles se fournissaient au Bangladesh et qu’elles compensent les améliorations apportées par leurs sous-traitants bangladais. Les usines locales étaient appelées à s’engager à améliorer leurs pratiques sous peines de dénonciations publiques de la part de l’Accord, qui comprend notamment un organe d’inspection indépendant et la mise en place de comités de santé et sécurité composés de travailleuses et travailleurs dans toutes les usines visées. De ces usines, ce seraient 90 % des cas problématiques qui auraient rendu leurs édifices plus sûrs, les 10 % restants étant par ailleurs les édifices où les rénovations nécessaires seraient les plus importantes et coûteuses. Les travailleuses du textile ont témoigné sur place de leur appréciation de ce programme, qui leur permettait de dénoncer anonymement les abus à un intermédiaire indépendant. Or, ce programme initial de cinq ans, qui a été reconduit pour un an l’an dernier, dépendait beaucoup du financement international et de l’ouverture passagère des élites locales au dialogue, face aux dénonciations internationales. Après de fortes pressions du secteur manufacturier du textile, représenté par l’Association des manufacturiers et des exportateurs du textile du Bangladesh (BGMEA en anglais), dans quelques mois, ce programme, son personnel et les infrastructures bâties à grands frais lui seront cédées. Selon plusieurs syndicats et organisations rencontrés, cela équivaudra à rendre nulle son indépendance et signifiera concrètement la fin des recours indépendants possibles pour les travailleuses du textile lorsqu’il y a un danger pour leur sécurité ou que leurs droits sont bafoués. Malgré les avancées, que penser alors de la durabilité de telles expériences sociales, pilotées et financées de l’extérieur ?

Il est révélateur que les personnes représentantes officielles du ministère du Travail bangladais nous aient dit que « les compagnies sont aussi les politiciens. Elles sont le gouvernement ». En fait, au Bangladesh – le 3e joueur mondial de l’industrie textile – 4,5 millions de travailleuses4 (puisque 75% des salarié·e·s sont des femmes) y sont employées, et plus de 80 % des exportations dépendent de ce secteur. La majorité des député·e·s élu·e·s sont eux-mêmes des propriétaires de manufactures locales du textile. Dans ce contexte politique bloqué, il est difficile d’envisager un changement rapide des lois ou de leur application favorable aux travailleuses et travailleurs.

La répression syndicale

Au début de 2019, une vaste mobilisation spontanée des travailleuses et travailleurs a mené à une répression sans précédent au pays. Le gouvernement n’avait accordé que la moitié de la hausse du salaire minimum demandée par les syndicats, et uniquement aux travailleurs·euses les moins qualifié·e·s. Le salaire minimum n’atteint aujourd’hui que 8 000 taka, soit 124 $CAN par mois, souvent pour 10 à 14 heures de travail par jour, sans congés maladie, sans temps pour la famille. Le rythme de production sous pression, qui suit les demandes de production à la demande des grandes marques, est intenable et cause de nombreux accidents5. Les patrons prennent prétexte de la hausse du salaire minimum pour demander une hausse de la productivité et limiter le nombre de travailleuses. Le harcèlement et les violences contre les femmes sont courants sur leur lieu de travail, contre une promotion, par exemple. Suite à la mobilisation, les propriétaires d’usines ont procédé à plus de 10 000 mises à pied en ciblant les personnes qui faisaient partie d’un syndicat ou celles qui demandaient la création d’un syndicat. Au Bangladesh, le droit de grève n’est reconnu que dans les syndicats enregistrés auprès du gouvernement. Il est extrêmement difficile d’obtenir cette accréditation comme syndicat indépendant, notamment parce qu’il ne peut y avoir qu’un syndicat par usine et que le patron en profite souvent pour mettre en place un syndicat corrompu à sa solde.

Selon l’équipe du BCWS, la répression antisyndicale est quasi systématique. Les personnes qui militent, pour la plupart peu scolarisées, sont de plus souvent mises sur une liste noire qui leur bloquera l’accès à toute manufacture du textile par la suite. Les travailleuses mobilisées sont fières et connaissent désormais leurs droits, mais sont condamnées à la survie, du moins pour un certain temps. Présentement, le BCWS et les syndicats bangladais tentent notamment d’aider juridiquement les personnes qu’on a accusées de méfaits et d’obtenir qu’on leur permette de nouveau de travailler.

Les organisateurs syndicaux, souvent des travailleuses qui ont elles-mêmes été mises à pied, sont régulièrement attaquées et menacées par des milices patronales et se sentent en grand danger. Mim, une travailleuse du textile, nous a dit : « Je vais mourir un jour, ce sera peut-être aujourd’hui, mais je ne vais pas arrêter de faire ce que je fais. » Il y a quelques années, l’un d’entre eux a été kidnappé, torturé et menacé de mort par la police. Leur collègue, Aminul Islam, a été assassiné en 2012. Malgré tout, l’équipe met énormément d’efforts dans l’organisation des travailleuses et travailleurs qui n’ont pas beaucoup de temps, sont peu éduqués et ont peur de perdre leur emploi. Ils témoignent : « Chaque fois qu’un syndicaliste est mis à pied, il faut recommencer à zéro, alors que de convaincre un leader par usine prend déjà plusieurs années. » Ces  personnes mises à pied en veulent parfois aux gens qui ont tenté de les organiser, ce qui affaiblit les organisations syndicales et devient lourd à porter. Stratégiquement, les organisateurs·trices en viennent à s’interroger : « Si les travailleuses qui défendent le syndicat se font mettre à pied et peinent à survivre ensuite, devrait-on toujours nous battre pour créer des syndicats ? » Mais ces personnes poursuivent la lutte car plusieurs d’entre eux ont vécu les conditions de travail dans les manufactures et ne les souhaitent à personne, parce qu’il faut que ça change. Plusieurs sont soumis à une surveillance constante de la part des autorités patronales ou policières. Des plans de crise sont prévus par le BCWS en cas de menaces ou de disparition d’un·e organisateur·trice.« When you fight, you either win or you learn  »Sumaiya, organisatrice syndicale 

Selon Rubana Huq, présidente du BGMEA défendant les intérêts patronaux, l’enjeu en est aussi un de redistribution des profits dans la chaîne de production. Lorsque les grandes compagnies répondent aux pressions internationales et font en retour pression sur leurs fournisseurs pour une amélioration des conditions de travail, ils ne paient pas nécessairement plus pour les produits, ce sont donc les compagnies bangladaises qui font beaucoup moins de profits. Même si on admettait cyniquement que le principal avantage comparatif du Bangladesh demeure le faible coût de sa main d’œuvre, la menace des délocalisations est toujours possible et il serait très difficile pour les travailleuses de se trouver un autre emploi pour survivre dans ce cas.

Le Bangladesh est en fait un exemple parfait des dépendances causées par l’imposition d’une économie néolibérale et néocoloniale destinée à l’exportation. Ainsi, un représentant du Haut-commissariat du Canada au Bangladesh nous disait qu’avec la densité de population du Bangladesh, « il n’y avait pas d’alternative » à l’industrialisation de l’économie, à l’afflux d’investissements directs étrangers, pour favoriser la croissance.

Pour la prochaine génération

Durant notre mission, nous avons visité la petite maison de tôles d’une travailleuse, Helen. Il y a 25 ans, elle a quitté la campagne pour obtenir un meilleur emploi. Elle gagne 9000 taka par mois et vit dans une seule pièce où n’entrent que son lit et un petit comptoir où elle peut aligner ses quelques possessions, vaisselle, couvertures. L’immeuble abrite 48 familles et il n’y a que 13 brûleurs disponibles pour cuisiner, et 5 toilettes.

Helen tente difficilement de payer pour les études de son fils de 16 ans. Elle aimerait qu’il puisse avoir un meilleur emploi que le sien. Son mari a eu un accident et a dû aller vivre à la campagne où elle peut rarement le visiter, car elle n’a que peu de congés. Comme plusieurs travailleuses, sa principale demande est la hausse des salaires. Selon Oxfam Australie, les salaires actuels ne permettent pas à 9 travailleuses sur 10 produisant pour les compagnies australiennes de se nourrir et de nourrir leur famille convenablement6.

Dans ce contexte complexe et noué, marqué par l’inégalité des rapports de force entre acteurs multiples, et où les responsables ultimes des violations des droits demeurent les grandes marques de vêtements en quête d’un profit destructeur des gens, des communautés et des écosystèmes, seule une voix forte solidaire et populaire pourra dénouer l’impasse dans laquelle se trouvent les syndicats et groupes de défense des droits bangladais. Un premier pas important : demander ici aux transnationales du textile un salaire viable tout au long de leur chaîne d’approvisionnement, qui permette à ces travailleuses de sortir du cycle de la pauvreté duquel elles sont prisonnières. En outre, il est urgent que le gouvernement du Canada adopte des lois qui permettent de sanctionner les compagnies transnationales canadiennes pour leurs violations des droits de la personne à l’étranger.

Photo : Dacca, Bangladesh – Amélie Nguyen

1 L’autrice remercie le Syndicat des Métallos de lui avoir permis de participer à cette délégation solidaire au Bangladesh en juin 2019.

2 Les travailleuses avaient vu les fissures dans les murs s’élargir au cours des jours précédant l’accident et ne souhaitaient pas entrer dans l’édifice le matin-même, mais y ont été forcées par le propriétaire de l’usine.

Compagnies : Walmart, El Corte Ingles (Espagne), KIK (Allemagne), C&A, Sean John’s Enyce, Edinburgh Woollen Mill (Royaume-Uni), Karl Rieker (Allemagne), Piazza Italia (Italie), Teddy Smith (France) et Disney, Sears, Dickies, Delta Apparel (toutes les quatre des États-Unis).

4 Voir Fiona Weber-Steinhaus, « The rise and rise of Bangladesh – but is life getting any better ? »,  The Guardian, 9 octobre 2019 et « RMG and Textile »databd.co, 9 juin 2019, Databd.co.

5 La production peut aller de 100 à 200 morceaux par heure.

6 Lisa Martin, « Workers making clothes for Australian brands can’t afford to eat », The Guardian, 25 février 2019.