L’ingestion de champignons comme acte révolutionnaire : les libertaires oublié·e·s

L’ingestion de champignons comme acte révolutionnaire : les libertaires oublié·e·s

En juillet 2023, j’avais eu l’occasion de participer à la projection de Dosed : Trip of a Lifetime au vieux cinéma Mayfair à Ottawa. Il s’agit d’un documentaire retraçant le périple d’une femme de Colombie-Britannique dans sa lutte contre le cancer. Dans son processus d’acceptation de sa condition, elle utilise des champignons magiques à des fins thérapeutiques. Après quoi, j’ai pu assister à une table ronde sur le sujet, qui faisait clairement état du regain d’intérêt récent chez les chercheur·euse·s, et les journalistes[i] pour les vertus de la thérapie au moyen des enthéogènes. À mon sens, il ressort ce qui suit : un changement de mentalité s’opère enfin. Après des années d’hostilité à seulement aborder le sujet, on essaie désormais, pour changer, de se poser des questions et d’y répondre honnêtement. Avec cette ouverture d’esprit renouvelée, après des décennies de répression issue d’une mentalité obtuse et réactionnaire, il est possible de se pencher, avec un éclairage nouveau, sur l’idée d’une spiritualité révolutionnaire et du potentiel d’utilisation des enthéogènes[ii] dans les luttes anti-hégémoniques.

Pour mieux illustrer cette idée, je ferai d’abord un tour d’horizon des tensions à multiples facettes entre le militantisme psychédélique d’un côté et l’État de l’autre, qui a ses racines notamment aux États-Unis. Au Canada aussi, la situation reste confuse; c’est ce que je tenterai de montrer à travers mon expérience personnelle avec l’univers des enthéogènes. Au-delà de l’oscillation entre illégalité et libération révolutionnaire, une chose ressort : les champignons sont souvent diabolisés à tort. Cela ne veut pas dire qu’ils sont sans risque, et leur consommation doit être un choix éclairé. Aussi, comme ils sont illégaux, il y a toujours un risque de problèmes avec les autorités, malheureusement.

Dans le cadre de cet article, je voudrais notamment revenir sur l’importance qu’avait occupée l’exploration des états de conscience non ordinaires dans la révolution culturelle, politique et sociale des années 1960 et la réémergence d’une scène psychédélique ouverte à Ottawa grâce, entre autres, aux dispensaires de champignons magiques qui pullulent au centre-ville de la capitale et même le lancement d’un programme d’études psychédéliques à l’Université d’Ottawa[iii]. Ce sera l’occasion de souligner l’absence de la gauche de cette scène, par rapport de celle des années 1960, qui a pourtant énormément de potentiel en termes d’horizons de revendication. Parmi les dossiers abordés lors de la table ronde organisée après la projection du film, on dénombrait :

  • la médicalisation des enthéogènes, qui ont aussi une importante signification spirituelle;
  • l’équité d’accès, notamment pour les personnes noires, autochtones ou racisées[iv];
  • les enjeux écologiques, dont la dilapidation des sources d’approvisionnement en peyotl et en Ayahuasca[v], entre autres;
  • le fait que nous en serions à un moment charnière de l’histoire des relations entre les psychédéliques et la civilisation occidentale.

Le militantisme psychédélique : des années 1960 à aujourd’hui

Dans les années 1960, faire partie d’un mouvement de gauche allait de pair avec la consommation d’enthéogènes, et fumer un joint était même perçu comme un acte de défiance révolutionnaire[vi], un « grand refus » en faveur d’une « renaissance culturelle alimentée par [une] force qui a fait éclater l’étau de la morale bourgeoise et l’éthique de travail protestante »[vii]. Aussi, la relation entre l’arène politique et la marijuana est, à bien des égards, semblable à celle qu’elle entretient avec les autres enthéogènes, dont les champignons[viii]. Le caractère illégal de ces derniers renforce leur caractère initiatique, et dans le cas du militantisme, l’engagement à un compromis antiautoritaire et anti-civilisationnel. En effet, cela revient à affirmer qu’il n’y a pas de différence entre celles et ceux qui se trouvent en dehors et celles et ceux qui se trouvent à l’intérieur. Dans l’esprit de ce militantisme, il y a l’idée que nous sommes toutes et tous incarcéré«e«s dans la prison de l’État, notre ennemi commun. Cela dit,  de nos jours, les autorités tendent à avoir le même avis sur la répression des champignons comme celle de la ganjah aux derniers moments de la prohibition, c’est-à-dire comme une pure perte de temps[ix]. Néanmoins, si cela ne représentait pas un danger pour le pouvoir, les enthéogènes ne seraient pas contrôlés.

Je crois nécessaire de souligner ici que la marijuana avait été interdite pour des motifs politiques et économiques, notamment comme prétexte de répression des travailleur·euse·s mexicain·e·s[x], et pour favoriser l’industrie du nylon. Pour certaines organisations, dont le Weather Underground, guérilla révolutionnaire étatsunienne, seule une personne qui fumait du cannabis pouvait être digne de confiance. Le cannabis devenait même un instrument de recrutement, face à l’attitude irrationnelle des autorités[xi]. Si je me donne la peine de parler autant du cannabis, c’est qu’il y a assurément un parallèle à faire avec la situation actuelle en ce qui a trait aux champignons magiques. Le plus surprenant c’est que, dès 1972, au Canada, la commission Le Dain avait conclu que l’usage récréatif de la marijuana comportait que très peu de risque et invitait le gouvernement canadien à le légaliser[xii]. Encore une fois, les constats sont similaires pour les champignons magiques. Qui plus est, on commence aujourd’hui à déconstruire l’idéologie selon laquelle il doit y avoir une limite claire entre l’usage récréatif et l’usage médicinal du cannabis. En effet, il s’agit d’une plante médicinale qui peut procurer du plaisir tout en étant un médicament[xiii]. C’est un des aspects que la médecine ne comprenait pas initialement, à voir si elle comprend vraiment de nos jours. En effet, comment expliquer à un ou une médecin que l’utilisation de la ganjah ou des champignons n’impliquent pas nécessairement de diagnostic qui appelle à une dose précise et une dose précise n’a pas d’effet précis[xiv]. En effet, une même dose chez une même personne deux fois de suite produit des effets qui peuvent être radicalement différents. Pour deux personnes distinctes, les effets sont donc d’autant plus divergents. Néanmoins, on en connaît davantage sur le cannabis que sur la pénicilline et il s’agit d’un des médicaments les plus sécuritaires qui soient[xv]. On peut affirmer la même chose sur les champignons magiques en ce qui a trait à leur toxicité et en fait, elle serait encore moindre[xvi].

Également d’intérêt, d’un point de vue politique, les désaccords qui existaient, dans les années 1960, entre Tymothy Leary et Aldous Huxley. Le premier était un professeur de Harvard déchu et le prophète iconique du LSD lors de l’« été de l’amour » (Summer of Love). Le deuxième était un écrivain britannique, auteur de The Doors of Perception, ouvrage culte qui porte sur ses expériences avec le Peyotl, un cactus enthéogène originaire du Mexique et du Sud des États-Unis. Huxley croyait que l’usage des enthéogènes devait être limité aux élites, alors que pour Leary, n’importe qui devait pouvoir avoir une expérience transcendantale, peu importe sa classe sociale. Il voulait démocratiser le pouvoir transformateur des expériences enthéogènes[xvii]. Pour Leary, les limites de la mentalité de nos sociétés modernes, et les structures sous-jacentes, qu’elles soient politiques, économiques, sociales, seraient des états de conscience provoqués par nos drogues de choix : le café et l’alcool. Il s’agissait alors de remplacer ces drogues par des enthéogènes[xviii]. Comme le dit Martin A. Lee dans son ouvrage, « leur engouement pour les enthéogènes symbolisait leur tentative de saisir le contrôle des moyens de production mentale »[xix]. Or, d’une certaine manière, la position d’Huxley est reflétée dans la position élitiste des gouvernements, qui restreignent leur usage aux chercheur·euse·s, aux cancéreux·euses et aux vétéran·e·s. D’aucun·e·s pointeront du doigt la situation peu glorieuse de Leary, qui finit par devenir fugitif un temps en Algérie, avant de se faire arrêter en Afghanistan, et la mauvaise influence qu’il a pu constituer en matière de consommation responsable. Néanmoins, il s’agit au bout du compte d’une question d’éducation, comme dans tous les cas où un pouvoir instrumentalise l’ignorance et la peur. Pour Leary, le LSD ne pouvait rester dans l’ombre. Il fallait donner des cours sur le sujet dans les collèges et les universités[xx]

Il convient aussi de préciser que, même si le LSD n’est pas une plante médicinale à proprement parler, il est synthétisé à partir de l’ergot de seigle. Par conséquent, nous pouvons le considérer comme un enthéogène semi-synthétique. Cela dit, la philosophie relative à l’usage du LSD était, dans les années 1960, essentiellement la même que pour le cannabis. Ainsi, pour les chimistes qui assuraient initialement sa fabrication, dont Owsley Stanley, Nick Sand et Tim Scully, l’objectif était d’en distribuer le plus possible au plus bas prix[xxi], et ce, dans le but de lancer un processus révolutionnaire.

Malheureusement, les fausses nouvelles ne datent pas d’hier et les gouvernements de l’époque s’étaient livrés à une campagne de salissage en présentant, entre autres, des résultats fabriqués de recherche disant que les enthéogènes affectaient le code génétique[xxii]. En fait, une bonne partie des mauvaises expériences de l’époque attribuées au LSD ont tout aussi bien pu être causées par la mauvaise presse des médias soutenue par le gouvernement[xxiii]. Par ailleurs, il est fascinant de penser que le champignon pourrait lui-même être le remède à l’anxiété qui entoure son achat et sa consommation en contexte d’illégalité. Manger le champignon ou l’acide comme un acte révolutionnaire. Quelle idée! Or, on peut présumer qu’il s’agit d’un acte qui a  poussé plus d’un des membres de la bourgeoisie à rejoindre le fameux cri de ralliement de Fred Hampton : « Je suis un révolutionnaire! ».

 Leary n’est pas un personnage controversé sans raison. Certains lui attribuent la responsabilité de la fin du mouvement hippie, d’autres le décrivent comme un personnage mégalomaniaque[xxiv]. Quoi qu’il en soit, il a pu profiter du climat d’agitation politique de l’époque pour lancer ses propres slogans provocateurs : le « léninisme lysergique »[xxv], formule racoleuse destinée surtout à la provocation, qui laisse entendre un amalgame de la pensée révolutionnaire marxiste-léniniste et de la culture psychédélique. L’adjectif « lysergique » fait référence au diéthylamide de l’acide lysergique ou LSD. Parmi ses autres slogans incendiaires, « Laissons l’État se désintégrer »[xxvi], sans parler de la célèbre maxime « Turn on, tune in, drop out », qu’il avait prononcée à Haight-Ahsbury. Ce quartier célèbre de San Francisco était un centre de la pensée culturelle et politique de l’époque. Il s’agissait d’un véritable incubateur pour un foisonnement d’idées toutes plus radicales qu’excentriques les unes les autres et qui allaient animer la révolution psychédélique[xxvii]. Parmi les divers groupes politiques qui revendiquaient l’utilisation du LSD, on trouvait les Diggers, un groupe anarchiste qui rejetait à la fois la New Left et le mysticisme à l’eau de rose de certains groupes psychédéliques. Nommé d’après un groupe de libertaires britannique du XVIIe siècle, il est essentiellement né de la scission de membres d’une troupe de mimes qui faisaient de la satire politique. Devançant même l’anarchiste Hakim Bey et ses zones autonomes temporaires, les Diggers souhaitaient vivre la liberté immédiatement sans aucun compromis, comme si la révolution avait déjà eu lieu. Évidemment, le LSD comme moyen d’expansion de la conscience était instrumental dans leurs mises en scène théâtrales de la vie libre dans les rues de San Francisco. Ielles s’opposaient à toute forme d’activité lucrative, distribuaient de la nourriture aux sans-abris et tenaient même un magasin d’articles « libérés » gratuits, le plus souvent donnés par les marchands locaux, avec des paniers remplis de billets pour celles et ceux qui se trouvaient dans le besoin. Ielles s’immisçaient aussi dans les be-in pour distribuer des dizaines de milliers de doses de LSD gratuites, préparées par nul autre que l’un des chimistes-robin-des-bois de l’époque, Oswsley. Leur motivation était de s’autonomiser par rapport au système politique, économique et social dominant aux États-Unis à l’époque, comme première étape d’une transformation plus large. Le groupe était composé d’hommes et de femmes et n’avait aucun chef. Ielles préféraient aussi œuvrer dans l’anonymat et se méfiaient énormément des grands médias et de leurs multiples biais[xxviii]. Les Diggers se trouvaient à l’antithèse du psychédélisme bon enfant des Beatles, qui consommaient allègrement du LSD pendant la création de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts. Enfin, même le plus modéré des Beatles, Paul McCartney, avait affirmé à propos du LSD, dans une entrevue avec le magazine Life : « It opened my eyes. It made me a better, more honest, more tolerant member of society. »[xxix] Pour lui, si les dirigeant·e·s prenaient du LSD, ielles « banniraient la guerre, la pauvreté et la famine ». Je ne doute pas de la première affirmation, mais pour ce qui est de la deuxième, il s’agit du genre de naïveté que les Diggers rejetaient fermement. Pour changer les choses, il fallait aussi agir[xxx]. Enfin, ielles étaient aussi écologistes![xxxi].  

Jerry Ruby, une autre figure importante de la scène psychédélique, membre des Yippies, affirmait que le LSD lui avait permis de comprendre que « la réalité était avant tout l’action » et, avec son compagnon militant Abbie Hoffman, ils utilisaient le LSD comme instrument de subversion, pour aider les gens à se sortir du carcan mental qui les empêchait d’agir. L’acide permettait aussi d’agir davantage sur la base de l’intuition, de se débarrasser de la « maladie de cerveau » qu’est l’idéologie et de « foutre ce qu’ielles avaient bien envie de foutre ». Le LSD amplifiait décidément l’impression de traverser une période à proprement parler révolutionnaire, et ielles n’avaient pas tort. Dans son pamphlet Do it[xxxii], Hoffman déclare :

Dans les rassemblements aux quatre coins de la Terre, Bob Dylan remplacera l’hymne national.

Il n’y aura plus de prisons, de tribunaux ou de police.

La Maison-Blanche deviendrait un refuge pour toute personne sans logement à Washington.

Le monde deviendra une vaste commune avec de la nourriture, de l’hébergement gratuit et à l’intérieur de laquelle tout sera partagé.

Toutes les montres et les horloges seront détruites.

Le pentagone sera remplacé par une ferme de LSD expérimentale…[xxxiii]

Les Yippies avaient fait tout un vacarme lors de la convention démocrate de 1968, faisant circuler des revendications qui comprenaient « la légalisation du cannabis et du LSD, l’abolition de l’argent, le désarmement de la police de Chicago » et la copulation généralisée et permanente de tout le monde avec le monde![xxxiv] Un autre groupe anarchisant de l’époque, les Motherfuckers, est un peu l’un des précurseurs des Blacks Blocs, ce mouvement principalement anarchoféministe et antimondialisation, de personnes qui se masquent de noir et infiltrent les manifestations pour casser les vitres des commerces de multinationales, entre autres une forme de vandalisme[xxxv]. Sous les effets de fortes doses d’enthéogènes et de drogues, ielles se mettaient à courir dans les rues, endommageant des voitures, cassant des vitrines. L’expérience psychédélique devenait alors hautement cathartique et opérait toute une libération psychique. Pour ielles également, l’activité révolutionnaire était inséparable de l’expansion de la conscience par les enthéogènes[xxxvi]. Fait intéressant, les Motherfuckers s’étaient liés, comme les White Panthers, avec les hippies qui ont inventé le punk, MC5. Les Motherfuckers ont en quelque sorte préfiguré la violence qui allait être perpétrée par d’autres groupes de gauche, dont le Weather Underground.

Le Weather Underground est un cas intéressant. Il s’agit d’un groupe armé dissident du Students for a Democratic Society (SDS), un mouvement étudiant. Le choix de la clandestinité des membres fondateurs avait été motivé par leurs expériences avec le LSD. Ces gens s’y opposaient d’abord, mais une faction des Yippies, appelée Crazies, avait mis du LSD dans le vin des participant·e·s à un rassemblement du Weather Underground, qui s’est rapidement transformé en événement festif[xxxvii]. Évidemment, le LSD ne faisait pas les révolutionnaires, mais son utilisation visait à surmonter certaines inhibitions. Dans son livre, Martin Lee explique que le Weather Underground était majoritairement composé de personnes blanches de classe moyenne ou de classes plus élevées, hantés par un complexe de culpabilité du fait qu’ielles étaient blanc·che·s. Les attentats terroristes devenaient alors un moyen d’offrir du sang blanc en réparation et de prouver aux Afro-Américain·e·s, aux Vietnamien·ne·s, etc. que la gauche américaine était sérieuse dans sa lutte contre l’impérialisme américain. Cela allait les pousser à une transformation extrême de leur mode de vie, dans des communes, abolissant toute relation exclusive (People who fuck together, fight together; les gens qui baisent ensemble se battent ensemble). Ils utilisaient aussi des doses considérables de LSD pour s’exorciser de toute caractéristique bourgeoise. Enfin, toute cette orientation me semble mal choisie, puisque le LSD aurait dû aider à surmonter le complexe de culpabilité SANS effusion de sang, ce qui prouve une fois de plus que prendre des enthéogènes ne constitue pas une pilule magique. Simplement pour illustrer à quel point le Weather Undeground pouvait commettre de terribles erreurs de jugement, le groupe a, par exemple, fait l’éloge de Charles Manson et du fait que ce dernier avait liquidé des bourgeois[xxxviii]. Or, Manson allait devenir le modèle de James Mason, célèbre auteur néonazi étatsunien.

Dans tous les cas, les enthéogènes ne se trouvaient pas seulement entre les mains des révolutionnaires. Entre autres, sa consommation était répandue parmi les soldat·e·s étatsunien·ne·s au Vietnam, qui en prenaient même en situation de combat, ce qui sera représenté dans le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Cela témoigne du degré de désintégration du tissu de la société étatsunienne, et ce, jusque dans les bars malfamés de Saïgon. Bon nombre de combattants rejoignaient illico la contre-culture une fois de retour d’Asie.

D’autres organisations, certes moins politisées ont vite sombré dans le mercantilisme. C’est le cas de la Brotherhood of Eternal Love, un groupe de hippies de la Californie qui allait devenir une immense organisation internationale de distribution de LSD en provenance de la Californie et de haschich de l’Afghanistan[xxxix]. Cela dit, comme le reste du mouvement qui n’avait pas pris une posture plus militante, la fraternité a un peu été victime de son succès et de l’image de Woodstock et des festivals, sans parler de la mode vestimentaire. Rapidement, le capitalisme allait conquérir une bonne partie de ce qui restait de la contre-culture, et ce, dès le début des années 1970 voire immédiatement après l’été de l’amour de 1968. En fait, pour bien des gens, le mouvement hippie aura duré le temps de l’été de l’amour. L’avarice et le machisme, entre autres problèmes bel et bien humains, auront raison du mouvement. La répression de la part de l’État américain, la guerre contre les drogues de Nixon à Reagan n’auront été que des clous de cercueil enfoncés bien après l’effondrement du rêve… qui est susceptible de renaître aujourd’hui. S’ajoute à cela, déjà dans les années 1960, l’importante quantité d’héroïne qui a commencé a circulé aux États-Unis, en provenance de l’Asie du Sud, importée avec la complicité de la CIA[xl]. Cela aura entraîné un repli vers des communes ou l’adhésion aux spiritualités orientales, comme c’est le cas de Richard Alpert, devenu par la suite Ram Dass. Après avoir donné une quantité incroyable de LSD à un guru indien, il a constaté que celui-ci n’en était pas le moindrement affecté, ce qui l’a poussé à convoiter les enseignements de ce dernier[xli]. Son raisonnement était le suivant : si le LSD ne lui fait rien, c’est que son état de conscience est constamment dans un état d’expansion incroyable. D’autres, comme le Weather Underground, et même Leary, ont commencé à prêcher une violence désespérée : « Faire feu sur un robot-policier génocidaire en défense de la vie est un acte sacré […] La Troisième Guerre mondiale est menée par des robots aux cheveux courts qui tentent sciemment de détruire le réseau complexe de vie sauvage et libre en imposant un ordre mécanique […]  Faites exploser leur esprit mécanique avec le Saint Acide… donnez-leur-en …donnez-leur-en […] Planez constamment et menez la guerre révolutionnaire! »[xlii]. Cela dit, plusieurs, dont l’auteur beat William S. Burroughs et Ken Kesey des Merry Prankster et auteur de One Flew Over the Cockoo’s Nest, soupçonnent que le LSD ait été propagé intentionnellement par la CIA. Après tout, Leary avait lui-même collaboré avec la puissante agence américaine[xliii], qui s’y connaît très bien en matière de révolutions et de coups d’État, dans la théorie comme dans la pratique.

La scène psychédélique réémergente

Au moment où sont écrites ces lignes, il y avait au moins quatre dispensaires de champignons magiques à Ottawa, tous au centre-ville, entre la rue Rideau et la rue Wellington, tout près du Parlement  : Shroomyz, , une chaîne qui dispose aussi d’autres dispensaires à Toronto[xliv], Magic Mush[xlv], The Golden Teacher,[xlvi] et, enfin, Shroom World.  Il est possible que les choses diffèrent au moment de la publication. À part Shroom World, tous les dispensaires ont un site Web sur lequel il est possible d’acheter leurs produits au moyen d’une carte de crédit ou d’un virement Interac. Ce ne sont là que 4 des 17 dispensaires de champignons magiques du Canada qui ont pignon sur rue à Ottawa, et il y a fort à parier que, une fois cet article publié, leur nombre sera encore plus élevé. Aussi, l’ouverture d’une première succursale de la chaîne Funguys[xlvii] a eu lieu au Québec, à Montréal, le 11 juillet 2023[xlviii]. Dès son ouverture, ce magasin a fait l’objet d’une perquisition du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM)[xlix]. Le magasin a immédiatement rouvert pour être perquisitionné de nouveau environ une semaine plus tard[l]. Le commerce a ensuite été saisi de nouveau pour rouvrir une autre fois par la suite[li]. Le commerce est, à ma connaissance, toujours ouvert à ce jour.

Tout cela se fait ouvertement et aux dires d’un commerçant interrogé à Ottawa, la police n’interfère pas avec leurs activités. Cela dit, il faudrait prendre cette déclaration avec un grain de sel, compte tenu du fait qu’un des dispensaires Shroomyz de Toronto a subi une descente la police[lii] en novembre 2022. Il faut aussi tenir compte de l’approche de la police municipale, qui peut varier d’une ville à l’autre. Cela dit, au-delà de cet aspect, pourquoi n’y a-t-il pas eu davantage de descentes? Et pourquoi pas à Ottawa, et ce, presque un an plus tard. Un des aspects qui expliquerait cette situation serait les pressions énormes exercées sur le gouvernement canadien à la lumière des résultats prometteurs en recherche sur la thérapie psychédélique, pour faciliter l’accès aux champignons magiques à des fins médicinales, et ce, entre autres, auprès des patient·e·s atteints d’un cancer incurable ou pour les vétéran·e·s[liii]. En effet, même si le Canada a déjà commencé à accorder des exemptions médicales pour l’utilisation des champignons, il n’existe pas de source d’approvisionnement contrôlée. Or, selon une certaine interprétation, l’exemption impliquerait l’obligation de fournir une source d’approvisionnement sûre. C’est pourquoi certaines personnes, parmi lesquelles les gens qui ont ouvert les dispensaires en question, parlent d’une zone grise.[liv] Or, ce n’est pas tout à fait vrai. Les champignons sont indéniablement illégaux[lv], mais il semble que, de manière officieuse, la police ait décidé de ne pas intervenir, ou d’intervenir très peu, possiblement aussi par manque de ressources. S’agirait-il d’une contestation interne au pouvoir de l’absurdité de la loi ou juste une question d’efficacité? Est-ce que les autorités ont commencé à ingérer des champignons magiques? Malheureusement, le Canada traîne quand même de la patte derrière certains pays, comme le Portugal, l’Espagne et la République tchèque, ou la possession et la culture de petites quantités sont permises[lvi], comme dans certains États aux États-Unis, entre autres[lvii].

J’ai eu l’occasion de visiter un de ces établissements, le Shroom World. Dans les paragraphes suivants, je m’inspire de mes échanges et je puise aussi dans certains ouvrages plus ou moins officieux qui se vendent en ligne. La raison en est bien simple, c’est la communauté underground qui a maintenu et transmis ce savoir qui nous est aujourd’hui parvenu et qui attend d’être redécouvert par la science. Ce sont les néo-chamanes, qui tentent de redécouvrir de grandes traditions presque perdues en Occident. Le chamanisme se retrouve dans pratiquement toutes les cultures. Il est un intermédiaire entre la communauté et le monde des esprits. Son rôle social était d’une très grande importance. Les néo-chamanes se veulent les héritiers de ces traditions en Occident, où l’inquisition a assuré leur quasi-disparition en les brûlant au bûcher. Cette communauté mérite d’être reconnue pour ce qu’elle est, une communauté en quête de bonheur et d’harmonie, et non sa réputation de hippies camés sans cervelle. La première visite était évidemment un peu angoissante. J’ai pris le temps de regarder par-dessus mon épaule à quelques reprises pour être sûr qu’une voiture de police ne m’attendrait pas au coin de la rue. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas le centre-ville d’Ottawa, si l’itinérance, les drogues comme le fentanyl et la métamphétamine et l’intoxication en public sont la norme, la présence policière est d’autant plus forte. Une fois entré, je m’avoue surpris par les dispositifs de sécurité mis en place. Il faut sonner et attendre qu’on nous ouvre. On se trouve aussi constamment surveillé par un système de vidéosurveillance. L’employé qui se trouvait à l’intérieur lors de ma première visite semblait un peu nerveux. Les produits sont affichés dans des vitrines sécurisées et les emballages sont étonnements professionnels. Malheureusement, et cela se comprend, il est difficile de connaître la provenance de ces produits et les ingrédients utilisés. Par exemple, lorsque j’ai demandé si les jujubes de champignons magiques contenaient de la gélatine d’origine végétale ou animale, le préposé m’a franchement révélé qu’il n’en avait aucune idée. Il y avait aussi du chocolat aux champignons magiques, mais dont la provenance était tout autant douteuse. Heureusement, il y avait aussi de simples capsules ou encore des champignons séchés et vendus par paquet de 7 grammes. Au début de l’année 2024, un paquet de 15 capsules de microdosage de 150 mg de psilocybine coûtait environ 40 $ et le paquet de 7 grammes de champignons magiques, 50 $.

J’ai effectué une deuxième visite un peu plus tard et j’ai eu l’occasion d’échanger davantage avec un autre employé moins nerveux. Interrogé sur la philosophie derrière ces magasins, il m’en a parlé surtout en termes de bénéfices pour la santé, que ce soit en microdosage ou pour des voyages. Essentiellement, le microdosage consiste en la prise de 0,125 ou 0,250 gramme de champignons une fois aux deux jours. Cette dose n’offre aucun effet hallucinogène, mais contribue à un niveau d’énergie et de créativité plus élevé ainsi qu’un sentiment de bien-être et de bonne humeur accentué[lviii]. Le microdosage serait aussi efficace pour traiter la dépendance, quelle qu’elle soit : nourriture, dépendance affective, drogues, et ainsi de suite[lix]. Le voyage implique généralement la prise d’au moins 1 gramme de champignons en augmentant la dose progressivement, environ 0,5 gramme à la fois pour s’accoutumer aux effets plus déstabilisants[lx]. Cela nous a aussi été confirmé par l’employé du Shroom World. La tolérance à la psilocybine s’installant très rapidement, il faut attendre au moins une semaine avant de retenter l’expérience. Il n’est pas nécessaire d’abandonner le microdosage en prévision d’un voyage. Ce deuxième employé m’expliquait tout cela en détail et me donnait l’impression d’appartenir à une communauté hautement préoccupée par une vie plus saine et plus harmonieuse.

Les champignons magiques sont considérés comme très sécuritaires, entre autres parce que la quantité de psilocybine est relativement constante d’un champignon à l’autre et même dans sa répartition dans la chair du champignon elle-même[lxi]. Ce n’est pas que sa consommation est sans danger, même si une surdose est pratiquement impossible. En effet, les enthéogènes sont des outils d’auto-exploration et thérapeutiques puissants, mais dont la toxicité est bien moindre que le café ou l’alcool, qui sont les drogues du capitalisme, l’une pour travailler des heures durant et l’autre pour s’assommer les fins de semaine et oublier la misère de l’usine. C’est du moins le portrait qu’en fait Émile Zola dans L’assommoir. , C’est aussi ce qu’en disait Terence McKenna, psychonaute et paria de la culture psychédélique[lxii]. Une expérience trop intense peut être potentiellement traumatisante pour une personne qui n’est pas préparée[lxiii]. En cas d’expérience désagréable, il faut se concentrer sur sa respiration et s’abandonner aux visions[lxiv]. La musique peut aussi être une rampe de sécurité. Le choix de piste sonore est donc très important, comme le sont tous les facteurs environnementaux : les gens avec qui on fait l’expérience, le lieu, le champignon lui-même et l’intention[lxv].

L’intention est un élément très important d’un voyage[lxvi] et d’une certaine manière, les champignons répondent aux questions posées[lxvii]. Cette expérience doit préférablement avoir lieu dans un cadre cérémonial. La cérémonie comporte les étapes suivantes : préparation, création d’un cercle, expérience, fermeture du cercle, intégration[lxviii]. Dans ce cas particulier, une dose relativement forte est nécessaire pour assurer les effets thérapeutiques[lxix]. Par rapport à l’expérience dont il est question dans le documentaire Dosed, la dose héroïque (5 grammes ou plus) serait comme une préparation à la mort, dans la mesure où la mort peut être comprise comme un état de conscience[lxx]. Les émotions négatives engendrent l’enfer, les émotions positives engendrent le paradis :

 Tout est conscience et la réalité dont vous faites l’expérience est le résultat de l’état de conscience […] la personnalité est une construction temporaire que nous utilisons pour accéder à l’expérience physique [lxxi][…] Seule la conscience existe et elle engendre votre réalité[lxxii].

Cet article n’est pas l’œuvre d’un chamane en bout de parcours et la décision de consommer des champignons magiques ne devrait pas être fondée uniquement sur cet article. Les facteurs qui influencent une expérience sont multiples. Les champignons fonctionnent bien en combinaison avec le cannabis, ce qui est intéressant d’un point de vue thérapeutique, mais pas avec l’alcool[lxxiii]. Le danger le plus grave concerne cependant l’interaction avec les inhibiteurs de monoamine-oxydase, généralement des antidépresseurs, qui peuvent causer la mort[lxxiv]. Les champignons sont aussi déconseillés pour les gens atteints de troubles psychotiques ou de sérieuses maladies mentales[lxxv]. Il y a aussi, par ailleurs, un parallèle avec le cannabis, en ce sens que l’approche thérapeutique relève des autosoins gérés par le ou la patient·e. Ce type de traitement fonctionnerait aussi beaucoup plus en profondeur parce que, contrairement aux antidépresseurs, il ne traite pas seulement les symptômes, mais permet d’explorer les causes profondes de la dépression, de l’anxiété ou de la dépendance pour laisser aller ces sentiments négatifs et ces mécanismes psychologiques nuisibles[lxxvi].

Outre le fait que la substance a des effets très différents d’une personne à l’autre, une perte de pouvoir potentiellement de la classe sociale médicale pourrait partiellement être en cause dans la prohibition et la difficulté d’accès. Comme la recherche a été interdite pendant tant d’années, la science ne sait encore que peu sur les champignons magiques, mais c’est de sa faute! Pour le moment, en l’absence de source officielle, pour en apprendre davantage et de manière pratique, il faut se tourner vers la scène clandestine. C’est ce que nous avons fait en consultant les employés des dispensaires, et en lisant également des ouvrages autopubliés anonymement[lxxvii].

Or, selon un de ces auteur·trice·s, les champignons aideraient à faire face aux plus grandes souffrances humaines. Or, les plus grandes souffrances se produisent généralement lorsqu’on doit laisser aller des personnes ou des choses qui sont importantes pour nous, ce qui nous amène à questionner et possiblement à regretter nos choix. Il cite le livre The Top Five Regrets of the Dying: A life Transformed by the Dearly Departing de Bronnie Ware, dans lequel une infirmière énonce les cinq principaux regrets que les gens éprouvent à l’article de la mort :

  1. J’aurais aimé avoir le courage de vivre ma vie comme je le voulais et non conformément aux attentes des autres
  2. J’aurais aimé ne pas avoir autant travaillé
  3. J’aurais aimé avoir le courage d’exprimer mes sentiments
  4. J’aurais aimé rester en contact avec mes ami·e·s
  5. J’aurais aimé m’être donné les moyens d’être plus heureux·euse [lxxviii]

Une intense dose de champignons magiques peut aider à surmonter ces regrets. Une expérience transcendantale s’en suivrait alors pour aider la personne à confronter et à surmonter ses regrets ou ses anxiétés. Dans le film Dosed, la dame prend jusqu’à 6 grammes de champignons d’un seul coup, ce qui constitue une solide dose à ne pas prendre à la légère ou en solo, à moins d’avoir une certaine expérience[lxxix]. Pour avoir une bonne compréhension des effets des enthéogènes par rapport à tout ce qui est normalement considéré comme des drogues ou des intoxicants, vous pourriez lire les textes de la revue sur l’Ayahuasca, qui traitent plus particulièrement de la conception chamanique des plantes médicinales, dont les champignons font partie[lxxx]. Or, contrairement à de l’Ayahuasca, beaucoup sont d’avis que les champignons peuvent être consommés en solo de manière relativement sécuritaire, et ce, moyennant certaines précautions. En fait, c’est précisément ce qui en ferait une plante médicinale susceptible de créer de fortes communautés d’appartenance loin des terres où le chamanisme est reconnu et l’utilisation des plantes médicinales encadrée par la Loi[lxxxi]. C’est pourquoi on parle de néo-chamanes. Même s’ielles ne sont pas nécessairement bien vus par les chamanes de l’Amérique du Sud, qui ont une lignée qui remonte à certaines traditions, les néo-chamanes relèvent en quelque sorte d’une lignée brisée. Quoi qu’il en soit, comme pour dans la compréhension chamanique de l’expérience enthéogène, ces substances seraient un moyen de syntoniser une fréquence distincte de l’Univers[lxxxii] ou, en d’autres mots, elles favorisent l’expansion de la conscience. L’aspect écologique de la culture du champignon et la vie en harmonie avec celui-ci est aussi un aspect qui en attire beaucoup. L’histoire de la cohabitation entre le champignon et l’humain ne date pas d’hier. Il y a évidemment l’exemple de la pénicilline, sans parler de l’alimentation. Les champignons poussent dans la matière organique en décomposition,  très souvent dans la bouse de vache. Un collègue dont je ne partage pas toutes idées, a vécu sa première expérience au Népal, avec des champignons fraîchement cueillis à la source.[lxxxiii]

La science n’est quand même pas restée inactive depuis la reprise de la recherche sur les enthéogènes au début des années 2000. D’un point de vue plus scientifique, la psilocybine intensifierait les activités des neurones, traçant de nouveaux réseaux entre ces dernières. Il s’agit de neurogenèse épigénétique, la création des nouveaux chemins neuronaux[lxxxiv], ce qui en motive certain·e·s de parler d’un potentiel d’évolution[lxxxv]. En fait, selon certain·e·s psychonautes très influencés par Terence McKenna, il y aurait trois révolutions psychédéliques[lxxxvi]. La première révolution réfère à la théorie du primate gelé de Mckenna, c’est-à-dire la consommation de champignons magiques par nos ancêtres, qui auraient permis l’apparition du langage. La deuxième serait la contre-culture des années 1960 et la troisième se préparerait en ce moment[lxxxvii]. Bon, je suis tout à fait conscient que ces idées peuvent sembler farfelues au commun des mortels, surtout chez celles et ceux qui n’ont jamais fait l’expérience d’un enthéogène. Cela dit, elles sont très importantes pour la communauté qui a courageusement ouvert ces dispensaires à Ottawa. Il est possible de comprendre la situation de la manière suivante. En raison du caractère absolument illégal pendant de nombreuses années de toute recherche sur les champignons magiques, la science n’a pu recueillir que très peu de savoir. C’est la scène underground, celle qui est tapie dans l’ombre depuis les années 1960, qui détient tout le savoir, les chamanes dans certains contextes, de vieux hippies sur l’île de la Tortue. Or, à l’abri de la science, ce savoir s’est imbriqué dans toute une mythologie dans laquelle il faut nous plonger pour en extraire les éléments dont nous avons besoin pour comprendre cette communauté. On parle dans certains cas, de « guerre contre la conscience », pour reprendre les mots de Graham Hancock, pour décrire la répression de l’utilisation de ces substances, ancrée dans une vision idéologique selon laquelle la modernité serait l’apogée de l’humanité[lxxxviii]. En fait, les enthéogènes nous permettraient de nous réconcilier avec la nature, un retour en arrière, ’avant que ne s’opère la session définitive avec les Lumières[lxxxix]. Les dispensaires eux-mêmes pourraient être perçus comme des zones autonomes temporaires. Ou encore, nous pourrions les voir comme des attentats de terrorisme poétique, à l’encontre de l’état lamentable dans lequel sont laissées les rues d’Ottawa et contre l’État, assurément. Ce qui est beau, c’est que les militant·e·s disposent de l’outil rêvé pour amoindrir leurs peurs dans leur lutte contre un état policier. J’ai moi-même été initié à des rituels guerriers de l’Amazonie avec de l’Ayahuasca, qui servent à donner des forces et du courage. Or, il serait possible d’utiliser les champignons aux mêmes fins, dans les manifs, dans les assemblées, les tables rondes, les fêtes, les concerts. Les deux peuvent aller de pairs.

Le mycélium, ce tapis de veinures blanches qui tapissent l’intérieur du sol et qui constituent, en quelque sorte, les racines des champignons, serait comparable aux réseaux de connexions nerveuses du cerveau. Mélangé avec de la crinière de lion, un autre champignon réputé pour stimuler la génération de neurones, les possibilités d’expansion du champignon hallucinogène sont décuplées. Vous l’aurez compris, pour certains, les champignons deviennent un moyen d’accroître les facultés mentales. Il ne faudrait pas pour autant conclure qu’il s’agit d’une pilule magique. En effet, un néonazi ne changera pas nécessairement ses idées. Il s’agit d’un outil qui, utilisé correctement, peut avoir des effets bénéfiques innombrables. Pour reprendre une formulation de l’Alt-right : « Les champignons sont simplement une pilule, à vous de voir si elle sera rouge ou bleue »[xc]. Les champignons sont plus proches des animaux, respirent de l’air et seraient intelligents selon des recherches menées au Japon[xci]. Le mycélium est parfois appelé Wood Wide Web[xcii]. Si l’Ayahuasca est la télévision de l’Amazonie, alors les champignons seraient l’Internet qui a été lancé il y a des temps possiblement immémoriaux.

La gauche qui brille par son absence : les enthéogènes aux mains des pharmaceutiques?

S’il y a une différence marquante entre la révolution psychédélique des années 1960 et ce qui se déploie aujourd’hui, c’est que la médecine et la recherche pharmaceutique  ont la main mise sur les enthéogènes, avec l’appui de l’État et de ses instruments judiciaires. En effet, parallèlement à un certain militantisme peu politisé autour de la question, les pharmaceutiques s’immiscent de plus en plus dans le débat, risquant de mener à une médicalisation et à une appropriation culturelle. En fait, comme le souligne Peter Lamborn Wilson, dans son ouvrage Ploughing the Clouds, les Européens ont acquis lors des conquêtes la plupart de leurs psychotropes, soit : « cacao, café, thé, tabac, cannabis, opium, champignons magiques, cocaïne, ayahuasca, etc.[xciii] » Leur consommation en Occident est donc inséparable de l’histoire coloniale et impériale européenne. Il est peut-être donc temps que les mouvements anti-hégémoniques et les communautés autochtones et néo-païennes se ressaisissent du pouvoir révolutionnaire des enthéogènes.

Si la violence est la langue de l’État et de l’oppression, et son arme, les enthéogènes, utilisés correctement, peuvent servir nos velléités révolutionnaires. Cela dit, pour ce faire, il faut s’assurer de bien comprendre leurs pouvoirs et leurs limites, ce qui n’a pas été nécessairement le cas des mouvements révolutionnaires des années 1960. Si le pouvoir nucléaire et le pouvoir génétique entre de mauvaises mains présentent un danger pour l’humanité, il va de même avec le pouvoir de la conscience. Personnellement, je ne pense pas que c’est toute la pensée flower power qui était le problème, on peut la ramener dès demain, ni les plantes ou les organismes qui ont, en partie, propulsé ce mouvement et inspiré nombre d’idées politiques, écologiques, féministes, sans oublier toute la révolution sexuelle inachevée. Comme toujours, les problèmes des mouvements sociaux relèvent du sexisme, du classisme, du racisme, du spécisme, de l’homophobie, de la transphobie, etc. C’est pourquoi je vois la politique comme un processus de guérison de ces maladies, processus au sein duquel les enthéogènes peuvent jouer un rôle clé.


[i] Voir : https://ici.radio-canada.ca/info/long-format/2025449/coeur-therapie-psychedelique-psilocybine?fromApp=rcca_appmobile_appinfo_android&fromMobileApp=android

[ii] Qui produit le divin en soi, qui ouvre les portes des mondes des esprits.

[iii] https://catalogue.uottawa.ca/fr/etudes-sup/microprogramme-etudes-psychedelique-spiritualite/

[iv] Voir : https://culanth.org/fieldsights/psychedelics-and-race-a-profile-of-dr-monnica-t-williams

[v] Voir : https://digitalcommons.law.seattleu.edu/ailj/vol9/iss1/6/

https://www.kavilando.org/index.php/2013-10-13-19-52-10/territorio/5162-los-millennials-y-sus-viajes-espirituales-estan-arruinando-la-ayahuasca

[vi] Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond (New York: Grove Press, 1985), p.109

[vii] « The Cultural renaissance fueled by LSp. D was the force that broke the stronghold of bourgeois morality and the Protestant work ethic ». Ibid., p.169

[viii]  Ibid., 129.

[ix] Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific (New York: Scribner, 2013).

[x] Ibid., p.38-48

[xi] Ibid., p.110

[xii] Ibid., p.131

[xiii] Ibid., p.260

[xiv]  Op. Cit., note 6, p. 90.

[xv] Ibid., p.342

[xvi] Voir le documentaire Dosed : Trip of a Lifetime.

[xvii]  Op. Cit., note 6, p. 90.

[xviii] Op. Cit., note 6.

[xix] « Their infatuation with psychedelics was symbolic of an attempt to seize control of the means of mental production in a very personal sense. » Op. Cit., note 6, p.132

[xx] Op. Cit., note 6, p.151

[xxi] Op. Cit., note 6, p.146

[xxii] Op. Cit., note 6, p.155

[xxiii] Op. Cit., note 6, p.155

[xxiv] Op. Cit., note 6, p.166-167

[xxv] « Lysergic Leninism »

[xxvi] « Let the State Desingrate », Op. Cit., note 6, p.166-167

[xxvii] Op. Cit., note 6, p.168

[xxviii] Op. Cit., note 6, p.174-177

[xxix] « It opened my eyes. It made me a better, more honest, mopre tolerant member of society. » Op. Cit., note 6, p.181

[xxx] Op. Cit., note 6, p.181

[xxxi] Op. Cit., note 6, p.193

[xxxii] Voir https://www.panarchy.org/rubin/doit.html

[xxxiii] « At community meetings all over the land, Bob Dylan will replace the National Anthem.

There will be no more jails, courts, or police.

The White House will become a crash pad for anybody without a place to stay in Washington.

The world will become oen big commune with free food, housing and everything shared.

All watches and clocks will be destroyed.

The Pentagon will be replaced by an experimental LSD farm…», Op. Cit., note 6, p.204

[xxxiv] Op. Cit., note 6. p.219

[xxxv] À ce sujet, voir : Dupuis-Déri, Francis. 2019. Les black blocs : La liberté et l’égalité se manifestent. Montréal: Lux Éditeur.

[xxxvi] Op. Cit., note 6, p.229

[xxxvii] Op. Cit., note 6, p.257

[xxxviii] Op. Cit., note 6, p.257

[xxxix] Op. Cit., note 6, p.238

[xl]  Alfred W. McCoy, The Politics of Heroin in Southeast Asia, New York: Harper & Row, 1974.

[xli] Op. Cit., note 61, p.263

[xlii] « To shoot a genocidal robot policemean in defense of life is a sacred act […] World War III is now being waged by short-haired robots whose deliberate aim is to destroy the complex web of free wild life by the imposition of mechanical order. Blow the mechanical mind with Holy Acid…dose them…dose them […] Stay high and wage the revolutionary war! ». Op. cit, note 6, p.265

[xliii] Op. cit, note 6, p.283

[xliv] https://shroomyz.ca/.

[xlv] https://magicmush.ca/

[xlvi] https://thegoldenteachercanada.ca/

[xlvii] Voir : https://thefunguys.co/

[xlviii] Philippe Robiitaille-Grou, « Une boutique illégale de champignons magiques ouvre ses portes à Montréal », Radio-Canada, 8 juillet 2023. Récupéré au https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1994711/magasin-champignons-magiques-ouverture-montreal?partageApp=rcca_appmobile_appinfo_android (consulté le 14 octobre 2024).

[xlix] TVA Nouvelles, « Magasin de champignons magiques perquisitionné : “on était devant le fait accompli” », TVA Nouvelles, 12 juillet 2023. Récupéré au https://www.tvanouvelles.ca/2023/07/12/magasin-de-champignons-magiques-perquisitionne-on-etait-devant-le-fait-accompli (consulté le 14 octobre 2024).

[l] Hugo Prévost, « Nouvelle perquisition au magasin de « champignons magiques » FunGuyz, à Montréal », Radio-Canada, 20 juillet 2023. Récupéré au https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1997662/magasin-funguyz-perquisition-spvm?partageApp=rcca_appmobile_appinfo_android (consulté le 14 octobre 2024).

Thériault, William. 2023. « La boutique Funguyz rouvre ses portes ». La Presse, 18 juillet 2023. Récupéré au https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-07-18/champignons-magiques-illegaux/la-boutique-funguyz-rouvre-ses-portes.php (consulté le 14 octobre 2024).

[li] Radio-Canada. 2023. « Champignons magiques : le SPVM intervient une troisième fois à la boutique FunGuyz ». Radio-Canada, 3 août 2023. Récupéré au https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2001130/perquistion-police-funguyz-champignons-magiques?partageApp=rcca_appmobile_appinfo_android (consulté le 14 octobre).

[lii] Joanna Lavoie, « Two men arrested, drugs seized following raid at west Toronto magic mushroom dispensary », CTV News, 13 novembre 2022. Récupéré au https://toronto.ctvnews.ca/two-men-arrested-drugs-seized-following-raid-at-west-toronto-magic-mushroom-dispensary-1.6151193 (consulté le 14 octobre).

[liii] David Fraser, « As under-the-table market grows, patients urge Ottawa to regulate magic mushrooms », CTV News, 10 janvier 2023. Récupéré au https://www.ctvnews.ca/health/as-under-the-table-market-grows-patients-urge-ottawa-to-regulate-magic-mushrooms-1.6225093 (consulté le 14 octobre 2024).

[liv] Ibid.

[lv] Voir https://www.canada.ca/en/health-canada/services/substance-use/controlled-illegal-drugs/magic-mushrooms.html

[lvi] Voir aussi https://revuelespritlibre.org/decriminalisation-des-drogues-portugal-et-canada-aux-antipodes

[lvii] DM Tripson, The Magic Mushroom User’s Guide: The Psilocybin Handbook for Safe and Ceremonial Use of Psychedelic Mushrooms. A Practical and Sacred Journey for the Awakening of Consciousness, autopublié, p. 53.

[lviii] Ibid., 121-125.

[lix] Ibid., 128.

[lx] Ibid., p.80-81

[lxi] Ibid., p.49

[lxii] Livia Gershon, « Terence McKenna’s Anarchic Psychedelic Religion », Jstor Daily, 12 mars 2022, https://daily.jstor.org/terence-mckennas-anarchic-psychedelic-religion/.

[lxiii] Op. Cit., note 53, p.57

[lxiv] Op. Cit., note 53 p.105

[lxv] Op. Cit., note 53 p.58-59

[lxvi] Op. Cit., note 53, p.161

[lxvii] Op. Cit., note 53, p.134

[lxviii] Op. Cit., note 53, p.153

[lxix] Op. Cit., note 53, p.163

[lxx] Op. Cit., note 53, p.195

[lxxi] « Everything is consciousness and the reality your experience is only the result of your state of consciousness […] Personality is a temporary construction that we use to have experience on the physical plane. », Op. Cit., note 53, p.156

[lxxii] Op. Cit., note 53, p.199

[lxxiii] Op. Cit., note 53, p.87

[lxxiv] Op. Cit., note 53,  p.115

[lxxv] « As long as you are convinced that the cause of any of your problems us external to you, I strongly urge you to consider doing basic schological work, only after will you be ready for the use of entheogenics » Op. Cit., note 53, p.217

[lxxvi] Op. Cit., note 53 p.114

[lxxvii]Op. Cit., note 53.

[lxxviii] Op. Cit., note 6, p. 115

[lxxix] Op. Cit., note 6, p.130-133

[lxxx] Voir :https://www.lespritlibre.org/madre-ayahuasca-le-politique-comme-processus-de-guerison/

[lxxxi] « Ceremonies without a shaman are partly but also an evolution towards the creation of a group of people who are the service of each other, empathetic, attentive, connected, and supported by a greater sense of individual and collective responsibility ». Op. Cit., note 6, 155.

[lxxxii]  Op. Cit., note 6, 46‑48.

[lxxxiii] Voir https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2017/06/lhamecon-des-entheogenes/

[lxxxiv] Op. Cit., note 6, 138.

Voir aussi : Stamets, Paul. 2005. Mycelium Running: How Mushrooms Can Help Save the World. Berkely, Californie : Ten Speed Pres.

[lxxxv] Op. Cit., note 6, p.141.

[lxxxvi] Op. Cit., note 6, 200.

[lxxxvii] Op. Cit., note 6, 135.

[lxxxviii] Op. Cit., note 6,18.

[lxxxix] Op. Cit., note 6, 19.

[xc] « Mushrooms are simply a pill; whether it’s red or blue depends on you », Op. cit., note 6, p. 216.

[xci] Op. cit., note 6, 135-136. Voir aussi : Jeremy Narby, Intelligence in Nature : An Inquiry into Knowledge (New York: Jeremy P. Tarcher/Penguin, 2005).

[xcii] Op. Cit., note 6, 44.

[xciii] Lamborn Wilson, Peter. 2002. Ploughing the Clouds: The Search for Irish Soma. New York : City Lights Publishers, p.28.

Un peuple en jaune – Partie 2 : la souveraine impuissance

Un peuple en jaune – Partie 2 : la souveraine impuissance

Par Léandre St-Laurent

Cet article fait suite au texte « Un peuple en jaune – Partie 1 : le soleil citoyen ».

L’artiste Mathieu Lemarié a peint sur une assiette en céramique une scène de révolte où des gilets jaunes se dirigent vers Paris. Au sol, une pancarte indique les dates suivantes :

« 1789. 1968. 2018 »1

Il n’y aucune innocence dans ce regard posé vers le passé. Encore moins dans le fait de joindre deux dates charnières de l’imaginaire français à l’insurrection de 2018-2019. À elle seule, cette pancarte rend explicite un enchevêtrement d’espaces de représentations mentales qui, selon l’historien allemand Reinhart Koselleck, structure l’action collective : l’enchevêtrement d’un « espace d’expériences » et d’un « horizon d’attentes ».2 Lorsque des acteurs sociaux se mobilisent, ils le font toujours dans le sillage d’une trajectoire historique où passé et futur s’entrelacent. L’expérience historique vécue par les peuples s’active toujours dans le cadre d’attentes par rapport aux effets de l’action collective et des séquences que cette action produit. De son côté, l’horizon d’attentes n’est jamais nu. Il puise continuellement dans l’expérience collective cumulée. Passé et futur sont ainsi les deux pôles d’une dialectique complexe.

En se plongeant dans l’histoire moderne des révoltes de masse, l’espace d’expériences français constitue un abîme d’événements dont la densité des représentations et des récits n’a d’égal que l’irrésistible propension des Français·e·s à fouler le pavé. La Révolution de 1789-1792 en est certes l’ultime référentiel, mais une myriade de dates jalonne le tumultueux parcours national français. La grève étudiante et ouvrière de mai 1968 constitue probablement l’épisode historique ayant le plus structuré la séquence sociale contemporaine. D’autres soulèvements, peu mentionnés par les gilets jaunes3, mais dont la radicalité d’action coïncide avec le choc produit par le mouvement actuel, pourraient être évoqués : les révolutions nationales de 1830 et 1848, celle, socialiste, de la Commune de Paris en 1871, le Front populaire de 1936 et, dans une moindre mesure, la grève de 1995 contre la réforme des retraites du premier ministre Alain Juppé. L’espace d’expériences français est si grand que les attentes qu’il structure, et leurs actions conséquentes, peuvent prendre une multitude de formes. Qu’il s’agisse d’une forme ou d’une autre d’action collective, c’est l’horizon d’attentes qui s’en trouve transformé. La question à se poser ici est de savoir si l’action effective du mouvement des gilets jaunes, et les représentations collectives qu’il emprunte et fait siennes, est en phase avec une quelconque « révolution citoyenne ». Le mouvement des gilets jaunes, et la mobilisation sans précédent qu’il a enclenchée – notamment à travers la grève générale contre la réforme des retraites -, est-il la première phase d’un cycle historique menant à la constitution d’un nouveau corps politique? Et à l’ère du coronavirus, une telle évolution des institutions est-elle envisageable?

À la défense d’une « économie morale »

Commençons dans l’ordre : à rebours. La référence à mai 1968 fait sens dans la mesure où il s’agit d’une mobilisation de masse aux élans révolutionnaires, mais qui, contrairement aux grands événements du XIXe siècle, s’est structurée dans un contexte contemporain où se conjuguent économie de marché moderne, état de droit, démocratie représentative et État-providence. Il peut donc sembler cohérent de mettre en parallèle deux mouvements sociaux qui se déroulent dans une société où les règles du jeu politico-économique n’ont pas encore assez radicalement changées pour que la France soit à ce point méconnaissable qu’il serait impossible d’observer des similitudes entre l’action des militant·e·s gilets jaunes et l’imaginaire soixante-huitard.

Une fois cet état de fait admis, l’amalgame reste toutefois très difficile. Mai 1968 constitue certes un référentiel, mais plutôt de façon à le distinguer du mouvement des gilets jaunes et du marasme social qu’il suppose, tant l’état d’esprit qui motive chacune des deux révoltes est opposé. Mai 1968, c’est avant tout le symptôme d’une révolution culturelle qui, partant des campus universitaires américains, balaie le monde occidental. Et cette révolution est incompréhensible sans la constatation d’un phénomène nouveau que la deuxième moitié du XXe siècle apporte à la modernité : l’État-providence en construction est si efficace dans sa capacité à égaliser les conditions socio-économiques des sociétés capitalistes qu’il tend à façonner un monde nouveau qui ne se réduit pas à la libre circulation du capital. Par les services qu’il offre à la population et par l’élévation des conditions de travail qu’il assure en conjuguant ces forces à celle du monde syndical, l’État-providence permet à une masse de gens de se détacher de la stricte satisfaction de leurs besoins matériels immédiats, et de penser un monde qui dépasse la simple survie économique.

Un fait majeur associé à ce retournement de l’univers mental de l’Occident est probablement la massification de l’éducation supérieure chez la jeune génération du babyboom4. La combinaison de ce phénomène à celui de la nouvelle société d’abondance de la deuxième moitié du XXe siècle et de cette vaste gamme de services publics offerts par l’État porte à un rapport social bien particulier. Les babyboomers constituent la première génération qui, en si grand nombre et bien au-delà de l’apanage d’un privilège restreint de classe, a pu se construire un monde de représentations qui ne soit pas strictement réduit aux aléas du quotidien. C’est là un phénomène que l’on peut associer à l’avènement de ce que le politologue Ronald Inglehart nomme la société « post-matérialiste »5. Au sein de ce nouvel univers social, une masse critique de la jeunesse de l’époque s’est mise à réfléchir à la reconfiguration radicale des mœurs, notamment à travers la révolution sexuelle ou l’expérimentation de psychotropes. Cette jeunesse s’est également mise à percevoir le monde à l’aune de théories que l’espace académique et militant leur rendait accessible. Ainsi en fut-il des théories féministes, anticolonialistes, marxisantes, etc., tout comme l’accès à des auteurs radicaux comme le philosophe freudo-marxiste Herbert Marcuse ou l’écrivain français iconoclaste Guy Debord avec sa critique de la « société du spectacle » du monde bourgeois6. Cet état d’esprit s’est souvent inscrit dans une pratique militante de gauche radicale.

En France, dès le printemps 1968, un regroupement d’étudiant·e·s, le Mouvement du 22 mars (1968), s’active dans les campus universitaires en vue de réorganiser la société sur des bases anti-impérialistes, libertaires, antiélitistes (surtout dans le cadre de l’organisation de l’Université) et anticapitalistes7. Ce mouvement s’inscrit dans le sillage d’une multiplication de groupes d’étudiant·e·s d’extrême gauche, qu’il s’agisse d’anarchistes, de maoïstes, de trotskistes ou de situationnistes8. L’élément déclencheur du soulèvement à venir sera l’agitation politique dans l’Université et sa répression par les directions d’établissements et les forces de l’ordre. Le mouvement étudiant, pris dans une logique d’escalade, y répondra par l’occupation de bâtiments, la manifestation de masse et l’émeute. Ce n’est que par la suite que le prolétariat organisé se mobilisera en soutien aux étudiant·e·s et qu’il enclenchera la grève générale qui paralysera la France durant ce mois de mai explosif. Ce sera l’occasion pour le monde ouvrier de s’assurer des gains dans le monde du travail.

Nous avons là l’exemple type d’un espace d’expériences où c’est l’idéologie qui prime et qui motive l’action. Par idéologie, il est ici entendu que s’affirme la « logique » d’une idée, à partir de prémisses abstraites dans lesquelles le réel est enfermé9. Chronologiquement, les besoins matériels des classes populaires arrivent en deuxième. À l’époque, ce « théâtre de rue », comme l’appelait le penseur Raymond Aron, a pris au dépourvu l’ensemble des forces sociales qui encadraient les forces productives du pays, que ce soit les syndicats les mieux organisés et les plus combatifs comme la Confédération générale du travail (CGT), le Parti communiste français ou le mouvement gaulliste alors aux manettes de l’État. Le monde du travail traditionnel, dont les préoccupations du quotidien restaient bel et bien matérielles, était dépassé par les événements.

Signe des temps qui déchantent, le mouvement des gilets jaunes prend racine dans un sol rance qui peine à faire fleurir un tel élan idéologique. Les conditions d’association qui portent le peuple français à la concorde se sont détériorées à tel point que les conditions d’existence d’une masse critique de la société sont menacées. C’est l’urgence de maintenir, voire de retrouver, une vie décente qui est ici le moteur de l’action sociale.  Il n’y a plus d’espace culturel vif faisant émerger la « logique » d’une idée géniale, comme ce fut le cas à l’époque pour la génération du babyboom. Plus de temps, en fait, pour le produire, ce maelstrom d’idées. Que les besoins immédiats du quotidien. Parlant du point de vue des opposant·e·s à la taxe « écologique » sur le carburant, Emmanuel Macron s’est à l’époque élancé, à l’aide d’un travail de communications bien rodé, d’une phrase vouée à la postérité : « ils [les membres du gouvernement] évoquent la fin du monde, et nous [les gilets jaunes] on parle de la fin du mois »10. Le quotidien est devenu si difficile pour plusieurs, que le monde, dans sa globalité, devient impensable pour les classes populaires. Le sentiment général qui porte à la révolte de ce mouvement affirme un retour du réel dans sa simplicité nue. Tant que les fins de mois ne sont pas assurées, il est impossible de construire un monde commun. Nous pouvons inverser la logique : un monde qui rend impossibles les fins de mois est un monde à détruire.

C’est bien là le signe d’un effondrement de ce qui a pu sembler être l’avènement d’une société post-matérialiste11. Reprenant le vocable de l’historien E.P. Thompson, le politologue Samuel Hayat considère que nous assistons là à la réémergence d’un sentiment populaire qui porte à la défense d’une « économie morale » qui s’ancre dans « […] des conceptions largement partagées sur ce que devrait être un bon fonctionnement, au sens moral, de l’économie »12. Il s’agit là d’une morale très terre à terre qui répond à cette question universelle qui est de savoir comment l’humain doit vivre13. La morale particulière qui a émergé en France durant le soulèvement a pris la forme d’une affirmation de normes tacites relevant d’attentes quant aux prix adéquats des marchandises, à des normes de réciprocité et de solidarité, ainsi qu’à un rapport à la distribution de la production. Lorsque cette décence commune, concept cher à Georges Orwell14, est trop radicalement transgressée par les forces du marché capitaliste ou par l’État, la révolte éclate.

Que cette urgence de défendre une économie morale se soit généralisée dans l’esprit du peuple français n’est pas une surprise. Récemment, l’anthropologue Emmanuel Todd analysait la nouvelle division de classes sociales de la société française en ce début de XXIe siècle15. Le déclin industriel français a lentement désagrégé le tissu social de sorte que ce qui menace la France n’est pas tant la croissance des inégalités économiques que l’abaissement généralisé du niveau de vie de l’ensemble des Français·e·s, situation qui, comme nous l’avons vu, porte le peuple français à avoir le sentiment de subir une rupture de contrat social16. Et cet abaissement dépasse l’univers social du bloc populaire, qui ne profite pas des fruits de la globalisation du marché capitaliste17. En fait, ce n’est qu’une infime minorité du bloc élitaire dont les conditions de vie se trouvent améliorées par l’état actuel des choses, à peine 0,1 % de la population, que Todd associe à la classe dominante, l’« aristocratie stato-financière », dont le président Emmanuel Macron est l’un des agents exemplaires. Comme l’indique son nom, cette classe se définit par une jonction entre le monde de la finance et la haute fonction publique française, majoritairement formée à l’École d’administration nationale (ÉNA) et gavée à l’idéologie néolibérale. La classe stato-financière s’affirme comme un oxymore social. Elle veut transformer le modèle social français, selon une vision néolibérale, en une nouvelle configuration sociale où le libre marché capitaliste est prédominant. Mais pour réaliser ce monde du progrès tout puissant de la globalisation, cette aristocratie stato-financière utilise sciemment tous les outils d’un État français unitaire et centralisateur. Nous assistons alors à l’étrange situation où le néolibéralisme s’affirme en France à travers les mains d’une administration publique devenue gigantesque. La dépense publique dépasse annuellement les 50 % du PIB français, tandis qu’au même moment l’appareil industriel national est démantelé, la qualité des services publics se dégrade et le modèle corporatiste français est remis en cause.

Pour Todd, cette baisse généralisée du niveau de vie restructure les rapports de classes en France. Pour un moment, l’appauvrissement du peuple français a généré un mépris de classe en cascade, vers le bas. Face au 1 % de la bourgeoisie toute puissance – dont la strate stato-financière est dominante (0,1 %) -, le gros de ce que Todd nomme la petite bourgeoisie des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPI) (19 %) a réagi à la baisse de ses conditions d’existence en exacerbant la lutte pour une place sélecte au sein du monde radieux du progrès et de la globalisation. C’est là le bloc élitaire qui affronte la masse du peuple. Ce qui reste de peuple se scinde alors en deux classes inférieures : la « majorité atomisée » (50 %) – similaire à notre définition machiavélienne du peuple18 – et ce qu’il reste de prolétariat moderne (30 %)19. Longtemps, la lente paupérisation a signifié un mépris pour plus faible que soi, jusqu’au plus bas des couches populaires. Les membres appartenant aux strates inférieures, subissant le mépris d’en haut, ont souvent lâché leur dévolu sur les personnes qu’ils et elles jugeaient inférieures : les gens issus de l’immigration. C’est là en bonne partie la lie du vote pour l’extrême droite du Rassemblement national (RN), majoritairement ouvriériste. Le tournant du mouvement des gilets jaunes en est un de revirement vers le haut de la colère de classe. Un retournement qui suppose un choc frontal avec la classe dominante.

Cet élan pour la défense d’une économie morale et pour la restauration d’un contrat social brisé est si profond, et il traverse à ce point l’ensemble de la société, qu’il ne saurait être réduit à de l’idéologie et est extrêmement difficile à encadrer politiquement. « Protéiforme », au sens de la multitude de formes que revêt cet épisode de l’histoire sociale de France, est un terme qui sera revenu régulièrement dans l’espace public français pour décrire un tel mouvement. Protéiforme en termes de mobilisation, mais également en termes d’allégeances politiques et idéologiques, ou plutôt de non-allégeance. En fait, il y avait de tout, à l’image du pluralisme que suppose un peuple en mouvement. Il y avait des gens apolitiques, pour qui c’était la première fois qu’ils et elles se mobilisaient dans l’action sociale, des vétéran·te·s de Mai 1968, des électeur·trices·s des partis traditionnels – Partis socialiste (centre gauche) ou parti Les Républicains (centre droit) –, des militant·e·s de La France insoumise (LFI), y voyant là l’éclot de la révolution citoyenne tant espérée, des activistes d’extrême gauche, des anarchistes, des gens d’extrême droite – nationaux-populistes, néo-fascistes, monarchistes, soraliens20 ou pro RN –, et même des citoyen·ne·s déçu·e·s qui ont voté pour Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle de 201721. Cette agrégation de points de vue, discordante en d’autres circonstances, tient tant que le mouvement spontané de défense de l’économie morale sert de liant pour l’action. Globalement, et c’est probablement là l’un des éléments les plus surprenants de ce soulèvement massif du peuple, les idéologies particulières des groupes en cause ne se sont que très rarement affirmées, d’où l’unité de la révolte. Et pour cause. Certains des courants qui animent le peuple sont si radicalement en opposition idéologique, que leur exposition ne peut mener au mieux qu’à l’effondrement de l’action collective, au pire à l’affrontement brutal. La journée du 9 février 2019 en fut la démonstration explosive, où contestataires d’extrême droite et gauche radicale « antifasciste » se sont percutés à coups de bâtons et de projectiles22.

Révolution ou jacquerie?

Comme le rappelle Samuel Hayat, les normes intériorisées que suppose la défense d’une économie morale ne sont pas flottantes. Elles sont enracinées dans un « pacte social implicite »23. La demande de respect d’un tel pacte ne suppose toutefois pas un moment révolutionnaire lorsqu’une rupture advient. La défense d’une économie morale ne serait alors pas nécessairement compatible avec le modèle, très rousseauiste, d’une révolution citoyenne. Le mouvement des gilets jaunes s’affirmerait alors comme une révolte relativement conservatrice, une révolte qui entretient un rapport paternaliste avec le pouvoir politique. Dans cet état d’esprit, il n’est pas question de fonder un nouveau corps politique. Il s’agit plutôt de quémander le respect des élites pour une décence commune élémentaire. Le paternalisme bienveillant du corps politique actuel de l’État français comme réponse à la crise n’est pas une avenue à exclure. Ainsi, « […] il suffit que le pacte soit restauré pour que l’émeute s’éteigne. »24

Selon cette interprétation, le mouvement des gilets jaunes affirme un espace d’expériences distinct des représentations historiques mobilisées par le mouvement. Le soulèvement populaire observé depuis 2018 s’apparente alors plus difficilement à la Révolution française et à tout l’imaginaire qui entoure le choc de 1789. Si le soulèvement se réduit effectivement à l’élan conservateur pour la défense de normes ancrées dans la communauté nationale, difficile d’y adjoindre le modèle d’une révolution où une classe dynamique – dans le cas de la Révolution française, la classe bourgeoise – arrache le pouvoir à un régime dépassé, avec l’appui d’une part considérable du peuple – ici, le tiers-État25. Si nous voulions appliquer à la situation actuelle un schéma révolutionnaire contemporain, nous serions face à une avant-garde éclairée, par exemple la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui encadrerait le mouvement de contestation, de sorte qu’il en émerge une réponse politique. Ce n’est pas ce qui s’est produit.

En contraste de la Révolution, le mouvement des gilets jaunes s’apparenterait davantage à un mode d’action populaire très présent dans la France prérévolutionnaire de l’Ancien Régime : les soulèvements paysans ancrés dans la satisfaction de besoins primaires, ces soulèvements, dans l’ordre féodal, qu’étaient les jacqueries. Que le peuple français doive aller puiser dans un espace d’expériences prérévolutionnaires est le signe d’une détérioration dramatique du tissu social. C’est là la démonstration de l’omniprésence du marché autorégulateur au XXIe siècle et du choc qu’il produit sur les modèles de solidarité sociale moderne comme l’État-providence. Les conditions d’existence des sociétés occidentales sont dans un tel déclin, et l’incapacité des États-nations dans une telle inefficacité à trouver une voie de sortie pour le bien-être des populations, que l’idée même d’un projet politique global et cohérent devient impensable sur le plan pratique. Ce qu’il reste aux peuples, surtout dans le cas français, ce sont des soubresauts de résistance visant à défendre ce qu’il reste de décence dans l’ordre économique et dans les institutions politiques. Et cette résistance minimale n’a rien à voir avec l’affirmation d’un modèle révolutionnaire à exporter. Du moins, le cadre classique de la révolution est-il mis à mal. C’est ce qui faisait dire récemment au polémiste réactionnaire Éric Zemmour, dans un débat avec le philosophe libertaire Michel Onfray sur le sens de la révolution, que « […] les gilets jaunes ne sont pas un mouvement révolutionnaire […]. C’est un mouvement réactionnaire. »25 Même que la France, dans un contexte de sécession des élites, ne serait plus mûre pour une révolution. Pour tous ces gens qui « veulent du soleil »27, c’est tout à fait désespérant.

Plutôt que de voir dans le mouvement des gilets jaunes les balbutiements de l’affirmation d’un nouveau corps politique à venir, il serait ainsi plus juste de réduire le mouvement à une demande collective pour la satisfaction de besoins matériels immédiats. À cet effet, une liste de revendications concrètes, des « doléances »28, a fini par émerger au fil des interactions incessantes chez une masse de gens attachés à une certaine forme d’économie morale. La liste est longue. Prenons l’exemple de la liste de doléances de novembre 2018, largement diffusée dans les milieux militants et à travers les médias. Elle nous donne une idée pratique de ce que signifie le rapport à une économie morale. On y exigeait plusieurs choses : bien sûr, la fin de toute hausse de taxes sur les prix du carburant, mais aussi l’élimination de l’itinérance, un système d’imposition davantage progressif, un salaire minimum (SMIC) à 1300 euros par mois, un salaire maximum à 15 000 euros par mois, une justice fiscale taxant davantage les plus riches, une opposition à un système de retraites par points, le salaire médian pour les élu·e·s, une indexation à l’inflation de tous les salaires et retraites, la fin des politiques d’austérité gouvernementale, un plan d’action contre les délocalisations d’entreprises françaises, et la liste continue29. Bien que ces demandes chamboulent drastiquement les pratiques d’usage du libéralisme économique, elles n’impliquent pas nécessairement une transformation importante du cadre institutionnel du pays. Elles peuvent virtuellement se résoudre avec la prise en charge des doléances par un pouvoir étatique paternel et conservateur.

Mais le mouvement des gilets jaunes n’est pas qu’une jacquerie moderne. C’est oublier que l’action collective ouvre toujours un nouvel espace d’expériences qui façonne des attentes collectives parfois absentes en début de mobilisation. Le mouvement qui débuta spontanément en novembre 2018 se résumait effectivement à un cri du cœur contre la vie trop chère. Il constituait avant tout un combat contre une mesure concrète qui venait miner la viabilité économique du quotidien d’une masse critique du peuple : en l’occurrence la taxe sur le carburant. Si le soulèvement s’en était tenu à cette lutte minimale contre une administration fiscale à l’assaut d’une certaine forme d’économie morale, « jacquerie moderne »30  serait le terme adéquat pour cerner l’esprit de révolte des gilets jaunes. Les Français·e·s auraient eu leur « Tea Party »31 bien à eux, comme le pensait l’ancien dirigeant de la droite traditionnelle (Les Républicains) Laurent Wauquiez, ne voyant dans le mouvement des gilets jaunes qu’un mouvement antifiscal et en faveur d’une réduction de la taille de l’État. Son appui à un mouvement en contradiction avec le cadre libéral qu’il défend lui-même est à l’image d’une impossibilité de contraindre cette déferlante du peuple. Wauquiez et son parti s’effondreront aux élections européennes du printemps 201932.

Si le mouvement des gilets jaunes ne se résumait qu’à une jacquerie, le pouvoir en place aurait également eu matière à apaiser la contestation. C’est ce que Macron tenta de faire. À quelques semaines des élections européennes, il organisa son fameux « Grand Débat national »33. Cet exercice de communication visait à prendre le pouls de la population, ou du moins à en donner l’impression. Durant des semaines, il convoqua les maires de communes, dans une discussion cadrée par le haut, de façon à reconnecter l’État central avec les représentant·e·s politiques davantage associé·e·s au bloc populaire et moins au bloc dominé par l’aristocratie stato-financière, plus particulièrement les représentant·e·s des communes de la périphérie française. Une façon pour Macron de convoquer un semblant d’États généraux à travers lesquels il pourrait faire le constat d’un ensemble de doléances filtré par la représentation politique locale. Des entreprises locales, des associations et des organismes divers de la société civile et des citoyen·ne·s tirés au sort étaient également mis à contribution. À travers les thèmes de la transition écologique, de la citoyenneté et de la démocratie, de la fiscalité et du rôle de l’État34, Macron a pu organiser douze débats. À l’issue de ce processus qui s’est échelonné de janvier à mars 2019, Macron avait le beau jeu de sélectionner à sa guise les doléances recevables pour le pouvoir, de sorte que le retour – plutôt la perception d’un retour – à un certain respect d’une économie morale mette fin à la crise. Macron y alla de l’annulation de la taxe sur le carburant, d’une baisse de l’imposition pour la classe moyenne, d’une indexation des petites retraites (moins de 2000 euros par mois) à l’inflation de 2020, d’une « prime exceptionnelle défiscalisée » pour les salaires mensuellement en deçà de 3600 euros, d’une promesse de décentralisation administrative et d’un engagement à réduire les mesures d’austérité gouvernementale35

Démonstration, s’il en est, que le mouvement des gilets jaunes sort du cadre de la jacquerie classique, la partie du peuple mobilisée s’est majoritairement montrée hostile à cette reprise en main paternaliste par l’État central des revendications du mouvement. Le lendemain du Grand débat, l’Acte 18 fut marqué par un regain de mobilisation et par une recrudescence de la violence au cœur de Paris. Au moment où Macron faisait le bilan du Grand débat, les heurts entre manifestant·e·s et forces de l’ordre faisaient jusqu’à 60 blessé·e·s et des incendies de rue se déclaraient, emportant avec eux une partie de la façade de l’emblématique restaurant Le Fouquet36. Les milliards d’euros cédés au peuple ne furent pas suffisants. La population exigeait bien plus qu’un timide mea culpa paternaliste.

La souveraineté populaire face à la représentation politique

Comme l’a indiqué le sociologue Alexis Spire, les sentiments qui sont rapidement devenus les moteurs de l’action pour les gilets jaunes sont ceux de respect et de dignité37. De la défense d’une économie morale s’est dégagée une fierté de s’exposer sans apparat dans la Cité, de façon authentique. L’origine ethnoculturelle, la position sociale et l’appartenance géographique sont devenues les facteurs essentiels de la reprise en main d’une existence mise à mal depuis des décennies. Être pauvre ou précaire cessait d’être quelque chose de honteux. Une masse de gens aux conditions socio-économiques similaires, ou du moins en rupture avec les critères sociologiques du bloc élitaire, refaisaient bloc en rendant apparent ce monde de la honte devenu fierté. En s’organisant, ce peuple flétri déplaçait la honte vers les élites, vers un univers mental et économique qui rendait possible une telle misère sociale.

Les ronds-points et les autoroutes occupés sont devenus les lieux d’une socialisation retrouvée, auparavant aliénée par le monde du capital et du progrès. Les gilets jaunes y ont fait l’expérience de structures politiques spontanées en adéquation avec ce qu’ils et elles étaient. Par la mise en pratique d’une démocratie directe radicale, à travers cette institution égalitaire qu’est l’assemblée générale, le peuple assemblé – le demos38 – a pu s’associer dans un consentement politique total. Consentement, s’il en est, lorsque l’organisation politique et l’expression populaire ne font qu’un. Quand les gilets jaunes décidaient en assemblée générale du mode d’action d’une mobilisation à venir ou de l’organisation sociale de la société idéale, c’est le demos qui décidait, sans filtre, et de façon souveraine. Ce sentiment d’une volonté de contrôle de son destin, une fois qu’il se répand chez une masse critique du peuple ne saurait être tu par des restants de table lancés à la plèbe.

Les gilets jaunes assemblés ont ainsi fait l’expérience d’une institution populaire où il est possible de s’intégrer soi-même et directement dans la prise de décision politique, sans qu’il n’existe d’intermédiaire pour filtrer ce qui est décidé en assemblée. Il s’agit là d’une praxis en rupture avec l’État représentatif moderne, à travers lequel la démocratie se résume, pour reprendre la formule classique de l’économiste Joseph Schumpeter, au « […] système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple »39. En opposition de ce modèle représentatif, le demos a ici mis en pratique le principe du « premier venu »40, cher à la démocratie athénienne de l’Antiquité, qui considérait la proposition d’une loi comme relevant de l’initiative de n’importe quel citoyen présent à l’assemblée du peuple.

Au court terme, l’assemblée axée sur la démocratie directe a rapidement laissé place à des cafouillages, à des difficultés pratiques quant à la prise de décision rapide et efficace41. Mais, à moyen terme, l’espace d’expériences de la discussion démocratique par un demos s’organisant de rond-point en rond-point a permis un certain consensus populaire de faire surface, duquel a pu émerger les cahiers de doléances à la base des revendications des gilets jaunes.

Pour les militant·e·s de ce mouvement, un questionnement logique s’est naturellement imposé: si le peuple assemblé trouve un point d’accord général quant à l’attachement à une certaine forme d’économie morale, comment expliquer que les décisions qui découlent du gouvernement élu par le peuple soient en telle contradiction avec ce que veut la majorité de ce même peuple? Le cas de LREM et de la présidence Macron est un cas exemplaire d’un tel décalage, mais le même constat peut être fait d’un long cycle politique qui a mené à la situation actuelle. Comment, par exemple, expliquer que le président socialiste François Mitterrand, élu en 1981 sur la promesse de « dépasser à terme le capitalisme », soit celui qui ait amorcé les premières réformes néolibérales des institutions politico-économiques françaises?42 Ou expliquer que la même trajectoire néolibérale soit appliquée depuis par tout gouvernement confondu, de droite comme de gauche? Qu’après avoir consulté le peuple français en 2005 sur son adhésion à une future constitution européenne (libérale), que le parlement européen se soit assis sur le refus des urnes, intégrant ainsi la France à un nouveau traité, celui de Lisbonne, qui grosso modo reprenait les paramètres du cadre institutionnel rejeté lors du référendum français? En d’autres mots, comment se fait-il que la souveraineté populaire soit systématiquement piétinée?

De façon conjoncturelle, la réponse peut partiellement se trouver dans l’intégration économique de la France à l’Union européenne (UE). Depuis le traité de Maastritch de 1992, texte fondateur de l’UE, et plus particulièrement depuis le traité de Lisbonne (2007), le continent européen organise le système des États-nations selon le développement d’un marché économique commun43. Cette intégration politico-économique prend la forme de traités de libre-échange vigoureux et de dispositifs institutionnels qui empêchent les États de contrevenir au libre déploiement du marché ou d’assumer une trop forte dépense publique – pensons par exemple aux règles de rigueur budgétaire qui empêchent tout État membre de l’UE d’avoir un budget annuel dépassant les 3 % du PIB national ou d’avoir une dette nationale excédant 60 % de son PIB44. Ainsi, quand bien même le gouvernement représentatif serait en phase avec la volonté du peuple, l’action gouvernementale ne pourra jamais se concrétiser si cette volonté – ici, la défense d’une économie morale – contrevient aux desseins de l’UE. Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission européenne, l’a affirmé sans ambages : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés »45. Ce n’est donc pas un hasard si le parti eurosceptique l’Union populaire républicaine (UPR) de François Asselineau, partisan du Frexit, a été si populaire chez certain·e·s des porte-paroles des gilets jaunes46.

En ce qui concerne le fond de l’affaire, l’expérience démocratique des gilets jaunes met à mal l’État représentatif lui-même, au-delà de cette conjoncture qui attache l’État français au marché économique commun de l’UE. Bien que la démocratie représentative moderne contienne en son sein un élément démocratique, notamment à travers l’élection régulière couplée au suffrage universel et à travers la discussion publique, elle fait violence au principe du « premier venu » de la démocratie directe expérimentée par les gilets jaunes. L’élection impose un principe de distinction entre les gens élus, à même de prendre une décision politique, et la masse du peuple. Cette distinction suppose la sélection des meilleurs, les aristoi, l’élément aristocratique du régime représentatif47.

Cette compréhension des institutions occidentales s’est largement répandue chez les gilets jaunes à travers le travail pédagogique du professeur de droit et d’économie Étienne Chouard. Pour lui, cet état de fait mène à ce que le peuple n’ait que très peu d’outils institutionnels qui lui permette d’instaurer lui-même les lois du pays. Dans les faits, les élu·e·s du peuple ne font effectivement face à aucun outil institutionnel qui les force à respecter leurs engagements électoraux, ni non plus au spectre d’une révocation de mandat48. Les aristoi du régime représentatif sont alors en position d’agir à leur guise. Selon Chouard, cette indépendance politique fait de l’élection un outil antidémocratique d’accaparement de la souveraineté populaire. Comme le peuple n’a pas de constitution qui lui assure un réel pouvoir politique, il devient possible pour un gouvernement de prendre des décisions allant à l’encontre de la volonté générale. Ainsi, « c’est notre démission du processus constituant qui est la cause première des injustices sociales »49.

Ce constat a mené les gilets jaunes à être très hostiles à l’endroit de toute forme de représentation politique au sein du mouvement. Plutôt que de se doter d’élu·e·s, le demos avait des porte-paroles ne faisant que prendre en charge des mandats qui leur étaient délégués. Ces porte-paroles étaient fortement encadrés de sorte qu’aucun accaparement de la volonté populaire ne soit possible. Le refus des gilets jaunes de rencontrer un·e membre du gouvernement sans enregistrement vidéo en direct suit cet état d’esprit50. Toute tentative de transformer le mouvement en un parti politique a naturellement été balayée. Aucune liste de gilets jaunes n’a eu de poids politique lors des dernières élections européennes de 201951. Les gilets jaunes ont également refusé de collaborer avec les structures traditionnelles d’encadrement de la vie sociale et politique, que ce soit les syndicats ou les partis politiques. Le mot d’ordre sera resté, jusqu’à la fin : « aucune récupération politique ».

Ce rapport à la représentation politique ne signifie pas que le mouvement des gilets jaunes ait eu l’intention de confiner son action à la sphère socialement restreinte et historiquement circonscrite de la démocratie directe de cette séquence sociale. À partir de cette expérience démocratique du « premier venu », il devenait toutefois possible de s’imaginer une articulation de la représentation politique et de la souveraineté populaire, de sorte qu’un nouveau contrat social soit possible. Il redeviendrait enfin possible d’être à la fois sujet de la loi et souverain, bref, d’être pleinement citoyen·ne. Pour ce faire, un nouveau corps politique constituant, doté d’outils adéquats de contrôle des élu·e·s, devient essentiel. À cet effet, des « ateliers constituants » se sont multipliés durant ces mois d’occupation du territoire français52. Et comme pour les doléances, un consensus s’est dégagé quant à l’outil de contrôle par excellence : le référendum d’initiative citoyenne (RIC) en toute matière, y compris en ce qui concerne la révocation des représentant·e·s politiques. Le RIC stipule qu’à partir du moment où une pétition récolte la signature d’un certain pourcentage de la population, le gouvernement est dans l’obligation d’organiser un moment de débat national sur la question et d’organiser un référendum dont il devra respecter l’issue. C’est un moyen pour le peuple de jouer son rôle de législateur.

Le mouvement des gilets jaunes s’affirme ainsi comme une authentique révolution citoyenne visant, par l’introduction d’une dose institutionnelle du principe de « premier venu », à amplifier l’aspect démocratique du gouvernement représentatif et à en atténuer le caractère aristocratique. Si le mouvement des gilets jaunes devait structurer un horizon d’attentes conséquent pour les mouvements sociaux à venir, il constituerait la première étape d’une nouvelle séquence dans la grande histoire de la démocratie occidentale.

En France, la rupture entre représentation politique et souveraineté populaire est telle qu’elle ne devait aboutir au minimum qu’à la dissolution du gouvernement Macron, sous peine de grands troubles sociaux. Les cris scandant « Macron, démission! » ont par moments cédé le pas à des référents brutaux de la Révolution française. Pour exemple d’une mise en scène d’une telle rupture politique, un petit groupe de gilets jaunes se réunissait en décembre 2018, en Angoulême, pour décapiter un mannequin à l’effigie d’Emmanuel Macron53. Globalement acculée, l’aristocratie représentative ne pouvait maintenir son emprise politique que par la violence, masquée par cette pièce de théâtre aristocratique que fut le Grand débat. La féroce répression policière et judiciaire constitue l’un des éléments clés de la démobilisation. Elle fit un décès, au-delà de 2000 blessé·e·s dont plus de 100 blessures à la tête, 4 mains arrachées et une quinzaine d’éborgné·e·s54, environ 3000 condamnations judiciaires dont le tiers ont mené à de la prison ferme55. Dans ce grand et tragique moment d’histoire, ce peuple en jaune s’entête à rester souverain, à ne pas être pris en charge. Le coût de cette souveraineté est pour le moment d’être confiné à l’impuissance politique.

Le schéma incertain de la révolution citoyenne

Fait étrange : nous savons qu’il existe en France un mouvement politique en phase avec une bonne partie des revendications des gilets jaunes, ce qui a le potentiel d’offrir une sortie de crise par la voie politique. Il s’agit de La France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon. Non seulement ce mouvement cadre-t-il son action politique selon l’avènement d’une phase politique destituante, mettant fin à la Ve République, puis constituante, avec l’affirmation d’une VIe République, mais il prend également en charge un nombre important des doléances des gilets jaunes à travers son programme politique L’Avenir en commun (AEC) et est partisan du RIC. Pourtant, LFI ressemble actuellement à un astre mort. Cette contradiction s’explique de plusieurs façons. Mélenchon doit une partie de cet échec à des erreurs qui appartiennent à son mouvement : des coups de gueule médiatiques nuisibles à son image, les ambiguïtés quant à l’appartenance de la France à l’Union européenne, des problèmes de démocratie interne ainsi qu’une étrange oscillation entre populisme et gauchisme culturel auquel le bloc populaire s’identifie mal56.

Mais la situation dépasse LFI. Premièrement, le mouvement représenté par Mélenchon est centralisateur et structure son univers mental dans la capitale parisienne57, ce qui entre en contradiction avec un élan du peuple issu du bloc populaire, dont les couches sociales de la périphérie territoriale démontrent une hostilité marquée à l’endroit de l’intrusion de l’État central dans la vie des citoyen·ne·s58. Deuxièmement, la ligne de démarcation entre bloc populaire et bloc élitaire structure la vie politique représentative de sorte qu’il est difficile qu’éclose politiquement une révolution citoyenne du type défendu par Mélenchon. En Occident, nous assistons présentement à un réalignement partisan qui casse en partie l’axe gauche-droite, autour de trois pôles électoraux que le politologue Pierre Martin définit comme suit : « démocrate-écosocialiste », « libéral-mondialisateur » et « conservateur-identitaire »59. En ce moment, les pôles libéral-mondialisateur, incarné par les « progressistes », et conservateur-identitaire, par les « populistes », monopolisent le champ politique français, ce qui favorise un affrontement entre LREM de Macron et le Rassemblement national de Marine Le Pen. Finalement, l’hostilité à l’endroit du caractère aristocratique de la représentation nuit à Mélenchon, du fait qu’il est un politicien professionnel depuis des décennies, ce qui le place dans le camp des aristoi de la pratique de la représentation politique.

Mais peut-être est-ce le schéma de la « révolution citoyenne » qui pose problème. Pour que ce cadrage fonctionne, il est nécessaire que la séquence sociale qui porte à la destitution du pouvoir politique soit victorieuse. Une fois cette victoire politique assurée, c’est la phase constituante qui s’affirme. La situation actuelle ne correspond pas au juste déroulement de ce processus. En fait, la phase destituante n’a pour l’instant même pas abouti. La difficulté de ce regard se pose comme suit : à moins de croire en un sens de l’Histoire, selon une idéologie du progrès qui pose à l’avance une inéluctable continuité logique du déroulement historique, le schéma de la révolution citoyenne ne se vérifie qu’après coup.

Faisons un exercice. Tentons d’adopter ce « regard d’après-coup », comme si la séquence actuelle s’était déjà déployée jusqu’au bout du processus révolutionnaire. Le moment présent en serait alors un de mi-chemin, dans un stade avancé de destitution politique. Que s’est-il passé jusqu’à maintenant? Pour l’instant, les multiples épisodes de crise sociale qui traversent la France depuis quelques années finissent toujours par s’estomper, sans que la stratification sociale dominante soit sérieusement désorganisée. Comme si, finalement, des mouvements comme celui des gilets jaunes n’étaient que les soubresauts, que les vaines poches de résistance d’un « ancien » monde social en réaction aux forces qui l’assaillent, à l’image d’une jacquerie.

Pourtant, si le calme suit chaque choc social, ce n’est que pour assurer le remous d’une vague encore plus brutale. Regardons les faits. La fin de la présidence de François Hollande s’est bouclée sur fond de crise sociale autour de la refonte du code du travail français. À l’époque, les étudiant·e·s français·e·s s’étaient mis en grève ainsi que le puissant syndicat de la Confédération générale du travail (CGT), ce dernier paralysant une partie de l’économie française60. À Paris, les mouvements de rue, les assemblées populaires et la répression policière auront ponctué le printemps 2016. Un retour au calme s’en est suivi. Lors des élections présidentielles de 2017, c’est le système de partis traditionnel qui s’effondre, réduisant le Parti socialiste et le parti Les Républicains à l’insignifiance. LFI fait 19 % des voix au premier tour. Macron affronte Le Pen, ce qui préfigure l’affrontement électoral des deux blocs. Un précaire retour au calme s’affirme. Il suffit alors de quelques mois pour que les cheminot·e·s français·e·s bloquent massivement les transports en commun avec une grève rotative qui durera plusieurs mois. Encore une fois, retour au calme. À l’automne 2018, le mouvement des gilets jaunes embrase le pays. Retour au calme. L’hiver 2019-2020 débute à peine que le peuple français se mobilise massivement contre la réforme des retraites imposée par Macron. C’est la grève générale dans la fonction publique et les transports. Une bonne partie du peuple se reconnecte avec ces instances populaires de la représentation politique que sont les syndicats. En pleins temps des fêtes, la société fonctionne au ralenti durant plus d’un mois. Une marée humaine inonde les rues. Le 5 et le 17 décembre, environ un million de français·e·s se mobilisent à travers le pays61. Le calme attendu par le retour au travail pris une forme étrange d’action directe que la presse s’empressa de nommer « guérilla sociale », par l’interruption impromptue de rassemblements du parti au pouvoir ou d’organisations collaborant avec le gouvernement, par le harcèlement d’élu·e·s ou par l’organisation de coupures de courant et autres formes de sabotage industriel62.

Et maintenant. Peut-on vraiment qualifier de « calme » le fléau sanitaire de 2020? Le choc externe et inattendu qu’est la pandémie de COVID-19 vient pour le moment chambouler toute idée de processus linéaire de révolution citoyenne, si processus il y avait. L’action sociale s’estompe à la faveur de relents qui pétrifient la société63. Si l’élan de révolte s’évapore, la sécession des élites n’est également plus possible. Les peuples se reconnectent localement vers les institutions qui donnent sens à la décence commune. L’UE laisse tomber le dogme budgétaire des 3 % de déficit maximum pour les États membres64. Le 12 mars, Macron affirmait solennellement la « reconnaissance de la nation » dans un combat pour la défense de l’État-providence et la relance économique, et ce, « quoi qu’il en coûte »65. L’État français envisage même une vague de nationalisations en rupture avec la récente désindustrialisation ainsi que l’arrêt de privatisations en cours66. La réforme des retraites a été suspendue. Mais malgré « l’effort de guerre » promis par Macron et le gouvernement, les difficultés rencontrées par l’État français pour assurer une gestion de crise adéquate fragilisent toujours davantage un président forcé d’adopter une ligne politique qui fait violence à sa nature67.

La pandémie ramène l’humanité aux fondements du consentement politique que Jean-Jacques Rousseau cernait dans ce sentiment fondamental qu’est la « préservation de soi »68. C’est ce sentiment de refuser de voir ses conditions d’existence s’effondrer, ce refus de se laisser périr, qui est le liant de la souveraineté populaire. Le pouvoir ne s’exerce qu’à condition qu’il préserve la vie des gens. C’est finalement la mort l’ultime Souverain.

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1 Joseph Confavreux (dir.), Le fond de l’air est jaune, Paris : Seuil, 2019.

2 Reinhart Koselleck, Le futur passé : Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2016.

3 Joseph Confavreux, « Avant-propos », op. cit.

4 Eric J. Hobsbawn, « La révolution sociale, 1945-1990 » et « La révolution culturelle » dans L’âge des extrêmes : Histoire du court XXe siècle, Bruxelles : Éditions Complexe, 1994.

5 Ronald Inglehart, The Silent Revolution : Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton University Press, 1977.

6 Michel Onfray, L’autre pensée 68 : Contre-histoire de la philosophie, tome 11, Paris : Grasset, 2018.

7 Collectif, Mouvement du 22 mars : Ce n’est qu’un début, continuons le combat, Paris : La Découverte, 1998.

8 L’Internationale situationniste est un mouvement d’inspiration néo-marxiste, critique de la « société du spectacle », dans la lignée de Guy Debord.

9 L’idéologie comme « logique d’une idée » correspond à la conception qu’en a Hannah Arendt. À ce sujet, voir « Idéologie et terreur, une nouvelle forme de gouvernement» dans Les origines du totalitarisme, Paris : Quarto Gallimard, 2017[1951]. Cette conception est également compatible avec une interprétation plus sociologique qui ferait de l’idéologie cet élan de la pensée transformant un particularisme social en explication totale d’un ensemble social. Voir, à cet égard, Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris : Maison des sciences de l’homme, 2006.

10 Le Parisien, « Emmanuel Macron : fin du monde ou fin de mois, « nous allons traiter les deux » », diffusé sur Youtube, 27 novembre 2018. www.youtube.com/watch?v=pG3CdiDs7o4

11 C’est le constat que fait Inglehart lui-même suite à la crise financière de 2008 et l’émergence des partis dit « populistes ». Voir Ronald Inglehart et Pippa Norris, « Trump and the Populist Authoritarian Parties: The Silent Revolution in Reverse », Perspectives on Politics, vol.15, n° 2, 2017, pp. 443-454.

12 Samuel Hayat, « L’économie morale et le pouvoir » dans Joseph Confavreux, op. cit.

13 Le philosophe Bernard Williams distingue l’éthique, qui pose la question fondamentale « Comment doit-on vivre? », de la morale, qui vise à y donner une réponse particulière. Voir Bernard Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris : Gallimard, 1990.

14 Jean-Claude Michéa, Orwell : Anarchiste Tory, France : Climat Éditions, 2008.

15 Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Paris : Seuil, 2020.

16 Concernant le rapport de la souveraineté populaire à la sujétion à la loi, fondement du contrat social, voir la première partie de cet article : Léandre St-Laurent, « Un peuple en jaune – Partie 1 : Le soleil citoyen », L’Esprit libre, 1er février 2020.

17 Pour mieux comprendre la division sociale occidentale entre blocs populaires et blocs élitaires, voir ibid.

18 Ibid.

19 Pour cette typologie, et la méthodologie qui y conduit, voir Emmanuel Todd, op. cit.

20 « Soralien » fait référence aux partisan-e-s du polémiste néo-fasciste et antisémite Alain Soral.

21 Le courrier international ainsi que Le monde diplomatique ont récemment fait un dossier sur cette masse diversifiée du peuple. Voir : Courrier internationalHors-série : La France des invisibles, octobre-novembre 2019 et Le monde diplomatique, Manière de voir : Le peuple des ronds-points, n° 168.

22 BFMTV, « Gilets jaunes : quand l’extrême droite et l’extrême gauche s’affrontent lors des manifestations », diffusé sur Youtube, 16 février 2019.

23 Samuel Hayat, op. cit.

24 Ibid., p.25

25 Sophie Wahnich, « Partie 1 – Devenir libre et souverain : une rupture démocratique? » dans La Révolution française, Paris : Hachette, 2012.

26 CNEWS, « Face à l’info du 21/01/2020 », diffusé sur Youtube, 21 janvier 2020. www.youtube.com/watch?v=cv5R57rpYlc

27 L’expression fait référence à un film documentaire du journaliste et homme politique français (LFI) François Ruffin. Pour la mise en contexte, voir la première partie de cet article à L’Esprit libre : Léandre St-Laurent, loc. cit.

28 Étienne Chouard, Notre cause commune : Instituer nous-mêmes la puissance politique qui nous manque, Paris : Max Milo, 2019.

29 Ibid., p. 108-111

30 C’est notamment l’expression utilisée par l’historien Pierre Vermeren pour désigner le mouvement. Voir La France qui déclasse : Les Gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle, Paris : Tallandier, 2019.

31 Tea Party : mouvement né sous l’ère Obama, issu de l’aile droite du Parti républicain. Le Tea Party lutte en faveur d’un État minimal et contre l’immigration.

32 lexpress.fr avec AFP, « LR : Laurent Wauquiez démissionne de la présidence après la défaite aux européenne », L’Express, 2 juin 2019.

33 Voir le site internet qui y est dédié : granddebat.fr/

34 Emmanuel Macron, « Lettre aux français », 13 janvier 2019. www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais

35 Valérie Mazuir, « Les annonces de Macron pour sortir du grand débat », Les Echos, 7 mai 2019.

36 La rédaction du Parisien, « Acte 18 des Gilets jaunes : un « ultimatum » marqué par un regain des violences », Le Parisien, 16 mars 2019.

37 Alexis Spire, « Reformuler la question sociale » dans Joseph Confavreux, op. cit.

38 Afin de cerner cette conception directe de la démocratie, à travers un demos en action, voir Francis Dupuis-Déri, Démocratie : Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Montréal : Lux Éditeur, 2013.

39 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris : Payot, 1951, p.355.

40 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris : Champs, 1995, pp. 28-29

41 On peut prendre l’exemple de plusieurs assemblées générales de gilets jaunes. Pensons à ce témoignage d’Yves Faucoup, journaliste à Mediapart : « Une assemblée générale de Gilets jaunes à Auch, le 4 décembre 2018 » dans Joseph Confavreux, op. cit.

42 Serge Halimi, Le grand bond en arrière : Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris : Fayard, 2006.

43 Jean-Luc Mathieu, L’Union européenne (Que sais-je?), France : PUF

44 Marie Guitton, « Déficit : qu’est-ce que la règle européenne des 3 %? », Toute l’Europe, 6 février 2019. hwww.touteleurope.eu/actualite/deficit-qu-est-ce-que-la-regle-europeenne-…

45 Coralie Delaume, « Du traité constitutionnel à Syriza : l’Europe contre les peuples », Le Figaro, 2 février 2015.

46 Gaële Joly, «  »On sent qu’il se passe quelque chose » : comment François Asselineau est devenu « très populaire » parmi les « gilets jaunes », Radio France, 1er mars 2019.

47 Bernard Manin, op. cit., p. 171-205

48 Ibid., p. 17-18

49 Étienne Chouard, op. cit., p.17

50 C’est par exemple ce qui se produisit lors de l’échec de la rencontre entre porte-paroles des gilets jaunes et le premier ministre Édouard Philippe : Mikael Corre, «  »Gilets jaunes », la rencontre avec le premier ministre tourne court », La Croix, 30 novembre 2018.

51 Le Monde avec AFP, « Élections européennes 2019 : après six mois de mobilisation, les listes « gilets jaunes » font moins de 1 % », Le Monde, 27 mai 2019.

52 Étienne Chouard, op. cit.

53 France Bleu Larochelle, « Une effigie d’Emmanuel Macron décapitée à Angoulême : trois gilets jaunes charentais mis en examen », France Bleu, 29 décembre 2018.

54 D’une source à l’autre, le nombre de blessé-e-s varie, mais toutes les données tendent vers un nombre élevé. Concernant le collectif « Désarmons-les », voici la compilation des données : desarmons.net/index.php/ressources/ .  Le ministère de l’intérieur français parle lui aussi de plus de 2000 manifestant-e-s blessé-e-s : CNEWS, « Mobilisation, blessures, arrestations… Un an de gilets jaunes en chiffres », CNEWS, 15 novembre 2019.

55 Alexandre Lechenet et Simon Gouin, « Gilets jaunes face à la justice : 3000 condamnations prononcées, 1000 peines de prison ferme », Bastamag!, 23 septembre 2019.

56 Thomas Guénolé, La chute de la maison Mélenchon : Une machine dictatoriale vue de l’intérieur, Paris : Albin Michel, 2019.

57 Pour le philosophe Michel Onfray, LFI se situe dans une ligne jacobine, propre à cette tendance radicale et centralisatrice de la Révolution française, en contraste avec la révolte des gilets jaunes, davantage compatible avec la tendance girondine, décentralisatrice et portée vers l’autonomie de l’individu et des communautés. Voir Michel Onfray, Grandeur du petit peuple, Paris : Albin Michel, 2020.

58 Richard Werly, « Les campagnes, où l’on se bat pour ne pas « craquer » », Le Temps, 1er mai 2019 dans Courrier international, loc. cit.

59 Pierre Martin, « Les systèmes représentatifs occidentaux » dans Crise mondiale et systèmes partisans, Paris : Science Po Les Presses, 2018.

60 Martine Pauwels et Amélie Baubeau (AFP), « Conflit social et spectre d’une pénurie d’essence en France », La Presse, 24 mai 2016.

61 Arnaud Bouvier, Lucie Peytermann et les bureaux de l’AFP (AFP), « Réforme des retraites : des centaines de milliers de Français dans les rues », La Presse, 17 décembre 2019.

62 Richard Werly, « Cette forme de guérilla sociale qui s’installe en France », Le Temps, 21 janvier 2020.

63 Signe de la persistance de la crise sociale, des manifestant-e-s gilets jaunes se sont tout de même réunis le 14 mars à Paris, malgré le début des mesures de confinement : AFP, « À Paris, manifestation de « gilets jaunes » malgré le coronavirus », La Presse, 14 mars 2020.

64 Jean Quatremer, « Le coronavirus a eu la peau du Pacte de stabilité de l’UE», Libération, 23 mars 2020.

65 RFI, « Coronavirus : la déclaration du président français Emmanuel Macron », diffusé sur Youtube, 12 mars 2020. www.youtube.com/watch?v=U_qD7OliGjw

66 Ali Aidi, « Avec le coronavirus, le retour des nationalisations en France? », France 24, 27 mars 2020.

67 Richard Werly, « Vu de Suisse. En France, le Covid-19 restaure les fractures des « gilets jaunes » », Le Temps (Courrier international), 2 avril 2020.

68 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris : Flammarion, 2012 [1762].

Le centenaire de la révolution russe : La politique étrangère à un siècle d’écart

Le centenaire de la révolution russe : La politique étrangère à un siècle d’écart

Par Jacques Simon

Il y a presque 100 ans jour pour jour, le peuple russe se révoltait contre le régime du tsar Nicholas II en pleine Première Guerre mondiale. Sous le leadership de Vladimir Illytch Oulianov, dit Lénine, les révolutionnaires triomphent et appliquent une doctrine idéologique qui n’existait à ce jour que dans les écrits de Karl Marx et de Friedrich Engels : le communisme.

Pendant le prochain mois, nous publierons chaque semaine un article explorant un enjeu de la révolution bolchévique de 1917 relié à l’actualité politique contemporaine. Nous parlerons de la politique étrangère de l’URSS en 1917 et celle de la Russie aujourd’hui, des conflits gelés et de la question nationale, du communisme dans le monde post-soviétique, et de comment le modèle des conseils (soviets) du temps de la révolution peut contribuer aux stratégies contemporaines pour donner davantage de pouvoir au peuple dans une optique de démocratie directe. Voici le troisième article de cette série.

La Russie est de ces pays que l’on ne peut guère rater en regardant une carte. Véritable pays-continent, elle joint l’Europe de l’Est aux côtes pacifiques de l’Asie. À elle seule, elle lie d’un voisin commun la Norvège et la Corée du Nord, deux pays dont les capitales sont pourtant éloignées de presque 7500 kilomètres.

Avec une telle superficie, la Russie ne peut être qu’intéressante par sa politique extérieure. Il se trouve que celle-ci est bien différente en 2017 comparée à celle du lendemain de la révolution de 1917. À l’occasion du centenaire de la prise de pouvoir des bolchéviques, il est intéressant de comparer cette politique et de voir en quoi elle a évolué.

Deux positions différentes

Pour comprendre la source de la différence entre la politique étrangère de Lénine et celle de Poutine, il faut contextualiser la Russie dans l’ordre mondial des deux époques.

En 1917, la Première Guerre mondiale fait rage, conflit auquel participe la Russie. Malgré le revers porté au plan Schlieffen (qui visait à concentrer la force pour vaincre le front de l’Ouest avant de se retourner contre la Russie) du Reich, l’armée allemande avance bien sur son flanc est, et prend la ville de Riga, qui se trouve à moins de 500 kilomètres de Saint-Pétersbourg[1]. L’empire russe se trouve donc dans une situation relativement précaire lorsque les bolchéviques prennent le pouvoir, d’autant plus que les forces militaires ont été surmenées par le gouvernement tsariste. Celles-ci espéraient donc voir leurs conditions de vie s’améliorer avec le nouveau régime, à l’image de la majorité de la population, épuisée par les efforts de guerre.

 Au-delà des conditions spécifiques à 1917, la politique étrangère russe du gouvernement soviétique est aussi dictée par le caractère éminemment politique de la révolution. Les marxistes soutiennent en effet que leur philosophie est « scientifique ». Guidé·e·s par le matérialisme-dialectique, qu’elles et ils appliquent à toutes leurs sphères d’analyse, les théoricien·ne·s de cette mouvance politique entendent prédire, du moins dans ses grandes lignes, l’Histoire[2]. Celle-ci est, selon elles et eux, propulsée par la lutte des classes qui s’organise autour des moyens de production. Ainsi, le développement de la société humaine est divisible en plusieurs grandes phases qui sont séparées par le renversement d’une classe dominante par une classe dominée. L’ère féodale donne ainsi lieu à la société bourgeoise par le biais de révolutions du même type que celle de la France en 1789; ces nouvelles sociétés capitalistes aboutissent à un soulèvement prolétaire qui forme une société socialiste, elle-même étape de transition vers le communisme intégral où l’État est absent.

Or, il se trouve que la Russie d’Octobre 1917 n’a connu sa « révolution bourgeoise » qu’en février de la même année. Elle n’a donc pas eu le temps de se forger un prolétariat comme celui qui se trouve en Europe de l’Ouest au même moment. Comme l’explique Jerzy Borzecki, spécialiste de l’histoire russe interviewé par L’Esprit Libre : « selon l’idéologie marxiste, la Russie, qui était alors un pays majoritairement agraire, n’était pas prête pour le communisme. À l’inverse, l’Occident industrialisé l’était ». En effet, à son époque, Marx avait prédit que la révolution ouvrière aurait lieu en Allemagne ou en Angleterre, deux pays qui forment le berceau du capitalisme moderne.

Ainsi, contrairement à la doctrine du « socialisme dans un seul pays » qui deviendra en vogue sous Staline, les premiers et premières bolchéviques sont cruellement conscient·e·s du caractère potentiellement éphémère de leur révolution. Toutefois, puisque leur analyse est scientifique, elles et ils sont certain·e·s que les pays industrialisés connaîtront, à leur tour, un soulèvement du même type qui placera la classe ouvrière comme classe dirigeante. Leur but premier, en termes de politique étrangère, est donc de conserver la flamme révolutionnaire russe jusqu’au moment où un pays industrialisé basculera vers le socialisme et pourra leur venir en aide. Lénine et ses camarades sont donc dans une logique de protection plutôt que d’expansion en 1917.

Poutine, lui, se retrouve dans la situation inverse. En effet, au lieu de se contenter de conserver son emprise sur la Russie, il souhaite visiblement étendre son cercle d’influence vers l’Ouest. Beaucoup  soulignent son admiration pour le passé expansionniste de la Russie[3]. Au cœur de la guerre froide, en effet, quiconque dirigeait Moscou dirigeait aussi, en large partie, le reste des républiques socialistes soviétiques qui formaient l’URSS et avait une large influence sur le reste du monde à travers des réseaux tels que le Komintern, le pacte de Varsovie, et d’autres liaisons qui unissaient les tendances communistes du monde entier.

Cette emprise globale semble manquer à Poutine, qui voudrait redonner à la Russie une envergure mondiale. « Poutine veut que la Russie redevienne une superpuissance, et il semble que la seule façon qu’il ait trouvé pour y arriver soit d’exhiber sa puissance militaire », explique Borzecki.

Lénine et Poutine se retrouvent donc dans deux situations opposées par rapport à leur politique étrangère. Le premier avait surtout pour objectif d’asseoir sa dominance à l’interne, à un moment où son pouvoir était contesté par les forces de l’armée blanche. À l’inverse, il n’existe aucune force interne qui représente un danger crédible pour le président russe. Poutine est donc dans une logique qu’on peut qualifier « d’expansive », et basée sur « le passé soviétique » du pays, selon Borzecki.

Dans les faits

Cet antagonisme idéologique entre Poutine et Lénine se traduit par une différence notée entre leurs politiques étrangères respectives. Au lendemain de la révolution d’Octobre, le régime bolchévique est dans une situation on ne peut plus précaire : la guerre mondiale à l’est, la guerre civile à l’interne (dont l’opposition est soutenue par bon nombre de pays occidentaux, dont le Canada[4]), et les regards ennemis de la bourgeoisie internationale, forment un contexte peu favorable à l’expérience socialiste qui débute. Apparaît alors une série de mesures appelées le « communisme de guerre ». « Improvisé pour faire face aux nécessités urgentes de la guerre civile […], il était caractérisé par la plus extrême centralisation du contrôle étatique sur tous les aspects de la vie sociale[5]». Lénine se concentre quasi uniquement sur les questions internes, limitant sa politique extérieure à une simple défense du territoire russe contre l’ennemi.

C’est d’ailleurs avec cet ennemi qu’il va ordonner la signature du traité de Brest-Litovsk le 3 mars 1918. Cette ratification donne fin à la participation russe dans la Grande Guerre. En échange de la paix, la Russie perd une partie importante de son territoire : l’ouest du pays, où se trouvent des terres riches en matières premières, est cédé à la Triple alliance (soit l’Italie, l’Allemagne et l’empire austro-hongrois). Selon Richard Pipes, conseillé pour Reagan en matière d’Europe de l’Est, Lénine « a plaidé pour la ratification de cette paix humiliante, absolument nécessaire pour la survie du nouveau régime[6]».

Cette politique des premières heures du bolchévisme est typique des régimes en péril : la politique extérieure est reléguée au second rang au profit de la politique interne. Poutine, à l’inverse de Lénine, n’est pas confronté à cette situation. Il peut donc se permettre d’oser des politiques expansionnistes.

Comme exemple marquant de l’expansionnisme russe actuel, la crise ukrainienne, toujours pas résolue, est un cas d’école. Borzecki souligne l’importance de l’analyse historique dans le cas de la Crimée, péninsule annexée par Poutine en 2014. « C’est Catherine II qui a conquis ce territoire à la fin du XVIIIème siècle, avant qu’il ne soit arbitrairement rattaché à l’Ukraine par [l’ex-premier secrétaire de l’URSS, Nikita] Khrouchtchev en 1954, rappelle-t-il. La plupart des Russes pensent réellement que ni la Crimée, ni l’est de l’Ukraine n’auraient dû être séparées de la Russie ». La politique de Moscou est donc issue d’une double analyse : d’une part, elle permet de reprendre un territoire qui, selon la Russie, lui revient de droit, et d’autre part, elle assure au gouvernement un « niveau élevé de soutien populaire ».

Le même genre de raisonnement explique la position russe dans le cadre du conflit syrien. Sur ce champ, en effet, Poutine place régulièrement des bâtons dans les roues de l’Occident, s’alliant avec le pouvoir chiite d’Assad, et défiant ouvertement la coalition internationale. « Les objectifs mis en avant par M. Vladimir Poutine [sont] formulés comme un défi aux États-Unis et à leurs alliés occidentaux », explique Jacques Levesque dans Le Monde diplomatique. Et pour cause : le président russe souhaite, par son engagement au Moyen-Orient, « démontrer que la Russie [est] pour les États-Unis et l’Europe un partenaire d’une puissance certes inférieure à la leur, mais désormais décisive; et qu’on ne [peut] résoudre les grands problèmes internationaux que par des compromis où ses intérêts seraient pris en compte[7] ».

Russie d’avant, Russie maintenant

Il y a une différence fondamentale entre la position russe de 1917 et celle de 2017 : la légitimité du pouvoir. Si Lénine visait à consolider son emprise sur la scène politique du pays et était contesté en son approche par des forces armées, Poutine n’a que très peu d’ennemis crédibles à l’interne. En termes de politique étrangère, l’impact est important. Le régime bolchévique devait prioriser sa survie et ne pouvait se tourner vers l’extérieur. À l’inverse, le pouvoir russe d’aujourd’hui peut aisément se permettre d’employer la force pour accroître son influence mondiale. Au gré des conflits géopolitiques mondiaux, Poutine vise à accroître le rayonnement de son pays dans le but de lui redonner son envergure perdue après l’effondrement du bloc soviétique en 1991.

Aussi dans ce dossier sur la révolution russe :

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S’inspirer du modèle des conseils pour reconstruire la démocratie : le cas des soviets

CRÉDIT PHOTO: Global Panorama

[1]                     Saint-Pétersbourg est, à ce moment, la capitale russe. Moscou prendra ce rôle plus tard, puisque la ville se trouve plus à l’intérieur des terres et abrite le Kremlin, bâtiment qui pouvait loger le gouvernement. 

[2]                     Woods, A., 2016, « What is Historical Materialism ? », In Defense of Marxism, Repéré à :

https://www.marxist.com/an-introduction-to-historical-materialism.htm

[3]                     Malachenko, A., novembre 2015, « Le pari syrien de Moscou, » Le Monde diplomatique. Repéré à :

                http://www.monde-diplomatique.fr/2015/11/MALACHENKO/54174

[4]                     Laughton, R., 2012, « The First Cold War : CEF Soldiers in Siberia and North Russia ».

[5]                     Avrich, P., 1976, « La tragédie de Cronstadt », édition imprimée.

[6]                     Pipes, R., 1995, « A concise history of the Russian revolution », édition imprimée.

[7]                     Levesque, J., novembre 2016, « Quitte ou double de la Russie à Alep », Le Monde diplomatique. Repéré à:  http://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/LEVESQUE/56792

Transformer la société en profondeur grâce à la ville : Entretien avec Jonathan Durand Folco

Transformer la société en profondeur grâce à la ville : Entretien avec Jonathan Durand Folco

Professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, Jonathan Durand Folco a publié en mars dernier son premier livre À nous la ville chez Écosociété. Nous sommes allés à la rencontre de ce jeune philosophe prolifique dont les idées sont déjà en train de se propager partout au Québec.

Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces réalités inquiétantes. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s.

Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? C’est précisément cette possibilité qu’explore Jonathan Durand Folco, que j’ai eu l’occasion de rencontrer au début de l’été. C’est dans un petit café de Villeray que je découvre un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté, bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.

Jules Pector-Lallemand (JPL) : En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?

Jonathan Durand Folco (JDF) : Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.

Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie était en train de se refléter dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.

JPL : Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?

JDF : Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.

J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit À nous la ville afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.

JPL : Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Quels sont-ils?

JDF : Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde des grandes inégalités sociales où il y a des formes de richesse et d’opulence qui côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.

C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.

C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers centraux urbains. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.

Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.

Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.

JPL : À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?

JDF : Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.

Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.

Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.

Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.

Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.

JPL : Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?

JDF : Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.

JPL : Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?

JDF : On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en autogouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.

Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendication et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.

Disons que la vision un peu plus ambitieuse de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.

JPL : Une économie post-croissance, des autogouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?

JDF : Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.

JPL : En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?

JDF : La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste (http://actionmunicipale.org/manifeste/) au mois de mars, qui s’appelle À nous la ville, comme le titre de mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebook (https://www.facebook.com/actionmunicipale.org/), un site web (http://actionmunicipale.org/) et une plateforme libre (http://forum.actionmunicipale.org/) où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des évènements et se partager de l’information et des outils.

La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.

Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.

Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.

Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.

Pour approfondir la réflexion : Jonathan Durand Folco, À nous la ville : traité de municipalisme, mars 2017, Montréal, Écosociété