M. Sabourin lors de la Commission du développement du territoire et de l’habitation, dont il est le président – Charline Caro
À travers sa série Portraits d’élu·es, L’Esprit Libre suit des élu·es municipaux·les le temps d’une journée, pour retracer leur parcours et raconter leur quotidien. Pour cet épisode, nous nous sommes rendus à Gatineau, pour rencontrer le conseiller municipal Louis Sabourin, qui a choisi de ne briguer qu’un seul mandat.
À 9 h du matin, l’Hôtel de ville de Gatineau est encore calme, malgré le passage de quelques fonctionnaires. Situé à la frontière du Québec et de l’Ontario, l’édifice surplombe la rivière des Outaouais, de l’autre côté de laquelle se trouve la colline parlementaire d’Ottawa. Loin de l’agitation fédérale, nous restons sur la rive québécoise, pour passer une journée avec un conseiller municipal de la Ville de Gatineau.
C’est au quatrième étage que nous avons rendez-vous avec le conseiller Louis Sabourin, élu lors des dernières élections municipales de 2021 pour le parti d’Action Gatineau. M. Sabourin a accepté ce reportage après notre appel à volontaires aux conseiller·ères du Québec, dans le but de montrer les aspects positifs de la fonction d’élu municipal et de « donner envie aux gens de se lancer ».
Les bureaux des conseillers se succèdent le long d’un couloir, jusqu’à celui de M. Sabourin. Pas de chance pour notre hôte du jour, le tirage au sort l’a fait hérité d’un local sans fenêtre. L’élu s’affaire derrière son ordinateur, en compagnie de son agent de recherche et assistant Gautier Chardin. Derrière lui se trouve une carte du district de Limbour, à Gatineau, qu’il habite depuis vingt ans et dont il est le conseiller municipal depuis trois ans.
M. Sabourin dans son bureau, avec une carte de son district de Limbour en arrière – Charline Caro
M. Sabourin n’avait jamais fait de politique auparavant. Lorsque nous lui demandons des précisions sur sa carrière professionnelle, son assistant et lui échappent un rire. L’élu déballe alors son curriculum vitae : « J’ai été infirmier quand même assez longtemps, puis enseignant au primaire moins longtemps. J’ai aussi été courtier immobilier, puis inspecteur en bâtiment. J’ai eu plusieurs entreprises dans des domaines différents, et me suis impliqué dans le communautaire. » Le conseiller explique alors aimer changer de travail régulièrement, « tous les quatre ans en moyenne », afin de vivre de nouvelles expériences.
Il reconnaît toutefois un fil conducteur à cette carrière très diversifiée : « C’est le service à la personne, le fait de voir du monde et d’aider les gens », croit-il. La politique municipale lui apparaît ainsi comme une « suite logique ». En 2021, il se présente alors aux élections municipales, avec comme motivation principale d’apprendre de cette nouvelle expérience, et est élu.
L’expérience du terrain
À 10 h, le conseiller et son assistant M. Chardin quittent l’Hôtel de ville pour se rendre au premier rendez-vous de la journée. Dans la voiture qui nous y mène, M. Sabourin dit être « content de [s’être] lancé en politique maintenant, et pas avant ». Les expériences professionnelles qu’il a multipliées jusqu’ici lui sont très utiles dans son quotidien d’élu, juge-t-il. Sa fonction le place notamment en relation directe avec les citoyen·nes, qui lui adressent de nombreuses requêtes. Alors que tous ces « gens fâchés » peuvent parfois éreinter certain·es élu·es, lui estime avoir l’habitude de gérer et de comprendre les plaintes : « Quand j’étais infirmier, les gens attendaient huit heures dans une salle d’urgence avant de voir un médecin, on peut se dire qu’ils étaient très fâchés. »
Sa matinée est d’ailleurs dédiée aux requêtes qui lui ont été adressées par les citoyen·nes de son district. Après dix minutes de voiture, nous arrivons au centre de services de Gatineau, où M. Sabourin doit rencontrer le directeur territorial, en charge des services municipaux. Une réunion hebdomadaire dans laquelle le conseiller municipal fait remonter les plaintes des citoyens concernant les services de la ville : un déneigement mal effectué sur un trottoir, un nid de poule à reboucher, ou des bus trop nombreux sur une rue. Dans une ambiance conviviale, MM. Sabourin et Chardin reprennent un à un les signalements qui leur ont été faits, et envisagent des solutions avec le directeur territorial et son assistante.
MM. Sabourin et Chardin au centre de services de Gatineau, où ils rencontrent le directeur territorial et son assistante pour traiter les requêtes des citoyens.
Le choix d’un seul mandat
Après une heure de réunion, l’élu et son assistant se rendent dans un café avoisinant le centre de services de Gatineau. Ils s’installent au fond de la salle, latte et sandwich à la main. En guise de compte-rendu de la réunion, M. Sabourin raconte que son travail est assez routinier : « en hiver, c’est le déneigement, au printemps les nids de poule, et en été le gazon ». Un mandat de quatre ans revient selon lui à faire « quatre fois le même tour du jardin », et c’est suffisant. Son assistant sourit, connaissant l’aversion de son conseiller pour la routine.
Son expérience politique n’échappera pas à la règle : elle durera quelques années seulement, comme ses précédentes expériences professionnelles. Le conseiller confie entre deux bouchées qu’il sait « depuis le début » qu’il ne sollicitera pas de deuxième mandat. Un fait rare pour un élu, alors que la quasi-totalité de ses collègues se représentent aux élections municipales de novembre, dont certains pour la troisième ou la quatrième fois.
Après avoir salué le directeur général d’Action Gatineau qui entrait dans le café, M. Sabourin explique qu’au-delà d’être un choix personnel, le mandat unique a des avantages sur le plan politique. « Les décisions que je prends ne sont jamais électoralistes, car les prochaines élections n’ont aucun poids dans la balance », expose-t-il, soutenant que son seul intérêt est le bien commun. En raison de sa courte expérience en politique, il se considère plus comme un citoyen politicien que l’inverse, et davantage connecté aux réalités du terrain. Il n’est toutefois pas le seul politicien à défendre de nobles motivations.
Sachant qu’il n’avait que quatre ans devant lui, M. Sabourin estime également avoir maximisé son implication, en multipliant les dossiers et les commissions dont il a la charge. « Je pense qu’un élu qui sait qu’il n’a qu’un mandat mettra beaucoup plus d’énergie que celui qui en fait deux ou trois », expose-t-il, tout en précisant qu’il respecte les choix de chacun·e. Adepte de sport d’endurance, l’élu tente une comparaison avec la course à pied : « Si je fais 4km, je vais courir vite, mais si j’en fais huit ou douze, je vais y aller plus mollo ».
Il est midi, et c’est le moment de rentrer à l’Hôtel de ville. Dans la voiture, le conseiller et son assistant échangent sur la course à pied, sans métaphore politique cette fois-ci. M. Chardin nous apprend que son élu prépare le marathon de l’île Perrot en mai. Si M. Sabourin veut faire seulement 4 km en politique, il en courra 42 au mois prochain.
À 11h, M. Sabourin et son assistant se retrouvent dans un café avant de retourner à l’Hôtel de Ville.
Apprendre de la politique
Dans l’après-midi, M. Sabourin préside la Commission du développement du territoire et de l’habitation, dont la séance du jour porte sur la mise en œuvre de logements abordables. Le conseiller se rend à la salle Mont-bleu, au premier étage de l’Hôtel de ville, dans laquelle une dizaine de conseiller·ères sont installé·es autour d’une table en U. Les autres membres de la commission, issus du monde politique et des affaires, des secteurs communautaires ou des citoyen·ne·s, ont rejoint la réunion par un appel en visioconférence projeté sur un grand écran.
M. Sabourin avait déjà eu affaire à ces enjeux lorsqu’il était courtier immobilier ou inspecteur en bâtiment. Mais y faire face depuis le côté politique est une toute autre chose, témoigne-t-il. « Cela m’amène à avoir une vision beaucoup plus large du développement d’une ville, et plus globalement de ma façon de voir le monde », relate-t-il. En tant que conseiller municipal et président de commission, M. Sabourin doit prendre en compte une variété de points de vue, à l’image des différent·es représentant·es d’entreprises ou d’OBNL qui s’expriment au cours de la commission.
En tant que citoyen, l’élu estime que c’est une grande chance de « voir l’autre côté de la médaille », et de comprendre les rouages de la prise de décision publique. S’il s’est lancé en politique, c’était d’ailleurs avant tout pour apprendre, comme il en faisait part dans la matinée : « C’est comme un quatre ans d’université […] durant lequel j’ai énormément appris ». À la fin de son mandat en novembre prochain, M. Sabourin redeviendra un citoyen, « mais un citoyen mieux outillé ».
Mais alors, qu’a-t-il compris de la politique ? Après quelques secondes de réflexion, l’élu affirme que « la politique est tout autour de nous ». Il n’est même pas indispensable d’être élu·e pour en faire, car comme l’affirme M. Sabourin avant de finir sa journée, « si tous les chemins mènent à Rome, tous les sujets mènent à la politique ».
« Il y a beaucoup de gens qui croient que c’est de la paresse, mais c’est un choix politique. » Tristan et d’autres abstentionnistes ont choisi de plus voter pour contester un système politique qui ne leur convient pas. À l’approche des élections fédérales, ils expliquent leur démarche.
À 24 ans, Tristan n’a voté qu’une seule fois dans sa vie. Il est pourtant « super intéressé » par les élections et diplômé de science politique. Mais depuis le bulletin qu’il a glissé dans l’urne à ses 18 ans, il ne croît plus le système politique actuel capable de réels changements. « C’est l’une des actions politiques les moins efficaces que j’ai faites de ma vie », déplore-t-il.
Félix a 31 ans et habite Saint-Henri à Montréal. Il a lui aussi été rapidement déçu du pouvoir électoral qui lui était conféré : « Ça n’a aucun impact de voter. Ça a plus d’impact de ne pas voter. »
C’est pour contester un système qu’ils jugent insuffisamment démocratique que Tristan et Félix ont choisit de ne plus se rendre aux urnes.
Le pouvoir limité des citoyen·nes
« Une démocratie, c’est quand tout le monde est entendu, mais là on donne juste notre pouvoir décisionnel à quelqu’un pendant quatre ans », regrette Tristan. Il souhaiterait que les décisions soient prises à un niveau beaucoup plus bas, afin que les décisions reflètent davantage la volonté populaire.
L’étudiant met également en cause le scrutin majoritaire canadien, qui ne traduit pas fidèlement la répartition des votes, et amplifie les résultats des grands partis, confisquant davantage leur pouvoir aux électeur·ices.
Pour Félix, le problème n’est pas le vote en soit, mais le fait « de voter seulement une fois aux quatre ans ». Comme Tristan, il souhaiterait que les citoyen·nes soient davantage impliqué·es dans les décisions politiques : « On a accès à internet, on pourrait littéralement voter sur tous les projets de loi. » Il regrette que le processus électoral actuel se résume aux « trois secondes où l’on fait un crochet sur un papier. »
S’il refuse de donner sa voix, Tristan admet que certain·es candidat·es sont pires que d’autres, et qu’iels pourront affecter négativement sa vie. Il maintient toutefois sa volonté de s’abstenir, car le mode de gouvernance qu’il réfute restera le même, peu importe les élu·es en place.
Pour Félix, à partir du moment où quelqu’un se présente pour « prendre des décisions pour les autres », ça ne le rejoint pas.
L’abstention comme choix politique
Choisir de ne pas voter est un acte politique légitime, estime Tristan : « Je pense que c’est une façon de militer. » Dans son cas, l’abstention s’accompagne de discussions et d’actions qui rendent le geste revendicatif. « On ne vote pas pour des raisons politiques, et non pas par lâcheté », se défend-il.
L’abstention a t-elle toutefois des répercussions réelles ? Tristan veut prendre la question dans l’autre sens : « Quel impact aurait le fait que je vote ? »
Quant à Félix, il estime que l’abstention « enlève de la légitimité aux gens qui sont élus […], et montre qu’une partie de la population n’approuve pas ce système-là ». Il reconnaît et déplore toutefois le peu d’attention médiatique accordée à l’abstention, ce qui limite son influence politique : « La question est rapidement évacuée parce que ça semble inutile de parler de ceux qui n’ont pas voté. »
Un devoir citoyen ?
Félix fait parfois face à des critiques et de l’incompréhension de la part de son entourage : « On me dit que c’est très utopique ce que je pense, alors que je veux simplement décider davantage de ce qui se passe dans notre société. » Les réactions sont souvent infantilisantes et on l’estime déconnecté de la réalité, raconte-t-il.
Les abstentionnistes rencontrées se disent également perçus comme des « mauvais citoyens », alors que le vote est considéré comme un devoir. Ils s’estiment pourtant davantage engagées pour la société que les personnes qui défendent le vote et qui leur adressent cette critique.
Au-delà du vote
« J’agis de plein d’autres façons qu’en votant, et je sens que ça a beaucoup plus d’impact », témoigne Tristan. Employé d’une OBNL et engagé auprès de différents groupes militant pour les droits de la personne, l’étudiant veut changer la société en dehors de l’urne. « Pourquoi ça ne pourrait pas passer en dehors de l’électoralisme ? », s’interroge-t-il. Considérant que le changement social ne passerait pas par les élections, il a choisi d’autres moyens d’action politique.
Félix est lui aussi bénévole auprès de plusieurs organismes à Saint-Henri, notamment dans le milieu de l’itinérance. « Je trouve ça drôle parce que j’ai plus d’impact sur l’itinérance que mon premier ministre », ironise-t-il.
S’il ne peut faire barrage à certains candidats dans l’urne, il estime pouvoir le faire autrement, à travers des manifestations et l’engagement social. « Je joue un rôle dans ce système, mais simplement pas à travers le vote », résume-t-il.
Étienne Loiselle-Schiettekatte devant une de ses affiches, dans sa circonscription de Laval – Les îles (Photo fournie)
Alors que la moyenne d’âge au Parlement est de 53 ans, de jeunes candidat·es aux élections fédérales tentent de se frayer un chemin dans les circonscriptions montréalaises. Même si leur jeune âge suscite parfois l’interrogation, certain·es mettent en avant la légitimité de leurs expériences et la nécessité que toute la population soit représentée à la Chambre des communes. L’Esprit Libre est allé à la rencontre de deux d’entre ielles.
À 24 ans, Rose Lessard a déjà eu le temps de décliner plusieurs investitures pour le Bloc Québécois. Cependant, lorsque le parti l’a sollicitée pour la circonscription d’Hochelaga Rosemont-Est, son quartier, elle a accepté. Une surprise pour personne, tant son destin en politique était tracé : petite-fille de l’ancien député du Bloc Québécois Yves Lessard, elle a participé à sa première campagne « dans une poussette », nous dit-elle en riant. Après des études en relations internationales, diverses implications communautaires, et la présidence de l’aile jeunesse du Bloc Québécois, la voilà candidate pour les élections fédérales.
Les racines de l’engagement politique
Depuis son bureau de circonscription de la rue Ontario Est, Rose Lessard nous explique que, si elle a choisi la politique, « c’est pour faire changer les choses ». Durant son implication citoyenne et communautaire, la jeune femme a rapidement compris que le changement dépendait en grande partie de l’action législative des élu·es. Sa motivation est également nourrie par les récits de son grand-père Yves Lessard, député bloquiste à la Chambre des communes de 2004 à 2011 et actuel maire de Saint-Basile-le-Grand. « J’ai grandi en entendant le récit de son implication politique, et des personnes dont il a aidé à améliorer la vie. Quand on grandit là-dedans, on a envie de faire la même chose », raconte-t-elle.
Quand on lui demande quelles sont ses valeurs, Rose Lessard répond de but en blanc : “Moi, c’est sûr que c’est l’indépendance du Québec.” Et si elle a choisi la scène fédérale, c’est pour les relations internationales, et pour “préparer le terrain à l’indépendance”. Parmi les autres causes qu’elle veut mettre de l’avant, elle cite le féminisme, l’environnement, le logement et la culture.
Étienne Loiselle-Schiettekatte est l’un des autres jeunes candidat·es de cette élection. À 25 ans, il se présente dans la circonscription de Laval-Les îles pour le Nouveau Parti Démocratique (NPD). Même s’il ne pensait pas se présenter dès 2025, l’engagement politique était un « rêve depuis longtemps », nous confie-t-il. Ayant grandi dans une famille qui encourage « l’engagement citoyen et la générosité », la politique lui semblait être une bonne manière « d’aider les gens autour de [lui] et les plus défavorisés », explique-t-il. Diplômé d’une maîtrise en science politique, il travaille actuellement pour Moisson Montréal, un organisme qui lutte contre l’insécurité alimentaire. Dès qu’il a eu la chance de se présenter pour un « parti et un programme auquel [il] croyait, [il a] sauté à pieds joints ».
Parmi les enjeux qu’il défend et pour lesquels il a trouvé écho au NPD, le candidat de Laval nomme l’abordabilité du logement et de l’épicerie, les enjeux environnementaux, et la réforme du mode de scrutin.
Une absence de jeunes élu·es
Si leur jeune âge ne les a pas empêché·es de se présenter, il demeure que Rose Lessard et Étienne Loiselle-Schiettekatte demeurent des candidat·es précoces aux yeux des normes actuelles. Les élus de 30 ans ou moins représentent actuellement 2,6% du Parlement, tandis que l’âge moyen est de 53 ans.
Il arrive ainsi que leur jeune âge surprenne les électeur·rices et les proches des candidats. « C’est sûr que je m’attendais à ce qu’il y ait du monde qui porte un jugement, pensant que 25 ans c’est trop jeune », raconte Étienne Loiselle-Schiettekatte. « Avec certains électeurs, c’est un peu délicat », relate de son côté Rose Lessard, qui compense la perception négative de son âge en présentant son parcours et ses qualifications.
Pour les deux vingtenaires, les jeunes candidats sont pourtant aussi légitimes que les autres : « Les personnes dans la vingtaine ont le droit d’être représentées à la Chambre des communes », affirme Étienne Loiselle-Schiettekatte. Rose Lessard rappelle quant à elle que « notre démocratie se doit d’être représentative de toutes les tranches de la population ».
Joindre les jeunes
« Plus on se sent représenté, plus on a envie de s’impliquer et de voter », soutient la candidate d’Hochelaga. Or, aujourd’hui, la démocratie canadienne « n’est pas représentative de la jeunesse », dénonce-t-elle. Pour les candidat·es rencontré·es, l’absence de jeunes élu·es peut expliquer le fort taux d’abstention observé chez les jeunes. Aux dernières élections fédérales, les 18-24 ans se sont abstenus à plus de 53%, contre 37% pour la population générale.
Or, les jeunes ne sont pas désintéressé·es de la politique pour autant. Leur engagement politique prend simplement d’autres formes. Selon Statistique Canada, les 18-30 ans sont les plus susceptibles de signer des pétitions ou de participer à des manifestations. « Les jeunes sont impliqués politiquement », confirme Rose Lessard, s’appuyant notamment sur la mobilisation massive de la jeunesse pour le climat en septembre 2019 à Montréal.
En quoi de jeunes candidats pourraient-ils encourager le vote des jeunes ? Pour Étienne Loiselle-Schiettekatte, c’est tout d’abord une question de modèle. « Les jeunes sont excité·es de voir une personne de leur âge se présenter », témoigne-t-il. Le candidat de Laval a lui-même des amis qui n’ont pas pour habitude de voter, mais qui ont repris confiance en la politique en le voyant se présenter aux élections. « Ça montre aux gens qu’un politicien, ça peut aussi être quelqu’un de bien et de normal », croit-il.
Selon un sondage Léger datant de 2018, 66% des Québécois·es âgé·es de 18 à 34 ans disent ne pas faire confiance aux politicien·nes. Dans le même temps, 82% affirment qu’il faut plus de jeunes en politique.
Au-delà de l’image, les deux candidat·es disent comprendre davantage certaines réalités communément vécues par les jeunes. « On a une expérience différente des politiciens plus âgés, comme celle de la crise climatique ou du coût de la vie », avance Rose Lessard. Son confrère du NPD la rejoint sur ce point : « On vient avec […] des valeurs qui nous parlent, et des inquiétudes qui nous sont propres. »
Rose Lessard dans son bureau de circonscription à Hochelaga (Charline Caro)
Les jeunes électeurs ne sont toutefois pas une catégorie homogène sur le plan politique, et portent des valeurs hétérogènes. Aux dernières élections, le Parti libéral, le Parti conservateur et le NPD obtenaient chacun entre 24 et 28% du vote étudiant, selon les estimations.
Croire en la politique
Interrogée sur la désillusion de certains politiciens entrés assez jeunes en politique, comme Gabrielle Nadeau-Dubois, Rose Lessard fait non de la tête. « Je crois quand même qu’il y a quelque chose à faire en politique », croit-elle. Passée par le communautaire, elle estime que ce sont les élu·es qui sont les principales vecteur·ices du changement, en étant aux premières loges du pouvoir législatif.
Si Étienne Loiselle-Schiettekatte a choisi d’agir par l’intermédiaire d’un parti, il tient toutefois à ne garder que le meilleur du monde politique : « Je ne veux pas être dans la négativité et la discréditation des autres candidats, mais plutôt dans la promotion de ma plateforme électorale. » Une approche qu’il juge davantage positive, centrée sur les besoins de la population et l’efficacité de l’action.
En attendant le 28 avril, les deux jeunes candidat·es poursuivent leur campagne avec beaucoup de plaisir. « C’est une expérience qui m’allume, c’est super enrichissant », se réjouit le candidat de Laval, qui encourage même tout le monde à s’engager en politique. Rose Lessard continuera elle de sillonner les rues d’Hochelaga et de rencontrer des gens. « C’est aussi pour ça que je fais de la politique. »
Les partis libéral, conservateur et vert n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue.
La République du Bélarus, pays d’Europe de l’Est situé entre la Russie, l’Ukraine, la Lituanie et la Lettonie, est le théâtre d’un vaste mouvement de contestation contre le régime autoritaire d’Alexander Loukachenko, président indétrônable depuis 1994, en lien avec l’élection frauduleuse du 9 août 2020. Indépendant depuis 1991 à la suite de la dissolution de l’Union soviétique, le pays est désormais connu comme la « dernière dictature d’Europe[1] ». Fortement dépendant économiquement de la Russie, qui subventionne l’économie biélorusse à coup de milliards de dollars en fournissant de l’énergie bon marché, en effectuant des investissements et en achetant l’essentiel de sa production industrielle, le régime de Loukachenko doit en partie sa longévité politique à Moscou, mais aussi à un système qui ne laisse pas de place au pluralisme. Or, les événements de 2020 menacent sérieusement de faire tomber ce système qui a vraisemblablement outrepassé sa durée de vie utile pour une majorité de la population. Refusant d’accéder aux demandes de ses compatriotes pour une transition pacifique, Loukachenko s’accroche au pouvoir, espérant que le temps et les mesures répressives auront raison des manifestations qui ne cessent depuis août, alors qu’une véritable crise politique se déroule sous nos yeux.
La goutte qui a fait déborder le vase
L’élection présidentielle du 9 août 2020 aura été la plus contestée de la jeune histoire du Bélarus. Sans surprise, une victoire haut la main pour Alexander Loukachenko, qui aurait récolté plus de 80 % des voix, a été annoncée, reconduisant le leader au pouvoir pour un sixième mandat consécutif. L’élection a été dénoncée et jugée frauduleuse par l’opposition et plusieurs membres de la communauté internationale, dont le Canada[2]. Cette situation a poussé des dizaines de milliers de personnes à sortir manifester dans les rues de Minsk et de plusieurs autres villes du pays pour réclamer le départ de Loukachenko[3]. Les autorités sont notamment accusées d’avoir falsifié les résultats du scrutin, qui, selon les témoignages de membres de la commission électorale, auraient donné la victoire à la leader de l’opposition Svetlana Tikhanovskaïa[4]. Cette « victoire » outrageuse de Loukachenko a été l’étincelle qui a enflammé la colère d’une bonne partie du peuple biélorusse. Les manifestations se sont poursuivies sans relâche depuis l’annonce du résultat, et ce, malgré l’intense répression des forces de l’ordre, qui ont arrêté des milliers de personnes incluant des dizaines de journalistes depuis le début des troubles[5]. Il a également été révélé que des centaines de personnes détenues ont été soumises à de graves sévices de la part des policiers. « Des victimes ont décrit des passages à tabac, des mises dans des positions stressantes pendant de longues périodes, des électrochocs et, dans au moins un cas, un viol, et ont affirmé avoir vu d’autres détenu[∙e∙]s souffrir d’abus similaires, voire pires », révélait Human Rights Watch le 15 septembre 2020[6].
Cela s’ajoute aux multiples tentatives du régime de briser le mouvement d’opposition en gestation au courant de la campagne électorale en usant de menaces, d’intimidation et d’arrestations arbitraires. Les trois principaux opposants à Loukachenko – le banquier et philanthrope Viktor Babariko, le youtubeur prodémocratie Sergueï Tikhanovski et l’homme d’affaires Valery Tsepkalo – ont subi une véritable campagne de persécution politique menée par les autorités et visant à neutraliser leurs chances de gagner l’élection en les disqualifiant de la course. Babariko et Tikhanovski ont notamment été arrêtés et placés en détention quelques semaines avant le vote, alors que Tsepkalo, craignant pour sa vie et pour la sécurité de ses enfants, a fui le pays pour éviter les représailles du régime[7]. Un phénomène particulièrement notable de cette campagne est l’émergence d’un triumvirat de femmes à la tête du mouvement d’opposition à la suite de l’arrestation et de la disqualification des principaux candidats. Svetlana Tikhanovskaïa, épouse de Sergueï Tikhanovski, s’est imposée comme la figure de proue de l’opposition après avoir décidé de se présenter à l’élection à la place de son mari et de joindre ses forces à la campagne électorale de Babariko, menée par la musicienne Maria Kolesnikova, et à celle de Tsepkalo, reprise par sa femme Veronika Tsepkalo.
Or, si Loukachenko ne prenait pas au sérieux l’idée qu’une femme puisse le remplacer à la présidence, affirmant que le pays n’était « pas encore prêt à voter pour une femme[8] », il semble avoir gravement sous-estimé la capacité de Tikhanovskaïa et de ses consœurs à fédérer l’opposition et à s’ériger en option crédible pour une majorité de Biélorusses. Dans un contexte économique de plus en plus difficile, un système politique qui asphyxie toute volonté de changement, une situation sanitaire marquée par l’inaction patente du gouvernement face à la pandémie de COVID-19 et le mépris du président envers certaines catégories de personnes (les femmes, les aîné∙e∙s, les victimes du coronavirus ou toute personne qui s’oppose à lui), les Biélorusses semblent bien décidé∙e∙s à en finir avec le régime de Loukachenko, qui dure depuis maintenant 26 ans.
Les revendications de l’opposition sont simples et plutôt modérées : départ de Loukachenko, libération des prisonniers et prisonnières politiques et tenue de nouvelles élections libres et équitables. Il n’a jamais été question d’une « révolution colorée » comme ce qui s’est produit au début des années 2000 dans l’ancien espace soviétique, ni d’un « Maïdan 2.0 »[9]. Tikhanovskaïa a elle-même démenti les accusations en ce sens peu de temps avant le vote en répondant aux questions de Meduza, un média indépendant basé en Lettonie. N’étant pas une politicienne de carrière, elle a affirmé que son ambition n’était pas de rester au pouvoir, mais seulement de créer les conditions propices à des réformes démocratiques[10]. Elle a néanmoins dû s’exiler en Lituanie deux jours après le vote, selon toute vraisemblance après avoir subi la pression du KGB (les services secrets biélorusses ont effectivement conservé le nom, voire les méthodes, des services soviétiques) qui l’aurait questionnée pendant plusieurs heures avant de l’obliger à lire, devant la caméra, un obscur message appelant la population à cesser les manifestations[11]. Tikhanovskaïa poursuit tout de même le combat depuis Vilnius et semble bien décidée à le mener à terme pour le bien de son pays. Sa collaboratrice Maria Kolesnikova, arrêtée à Minsk le 7 septembre, aurait quant à elle évité de justesse la déportation en déchirant son passeport au moment où les autorités la conduisaient à la frontière ukrainienne[12].
Les élections : un vecteur de consolidation autoritaire au Bélarus
Peu de temps après son arrivée au pouvoir en 1994, Loukachenko amorçait un virage vers ce que les spécialistes de la science politique appellent le « populisme autoritaire » ou encore l’« autoritarisme électoral ». Les régimes de ce type portent généralement un certain nombre de caractéristiques dont la plupart sont visibles au Bélarus : lien inextricable entre l’État et son dirigeant ou sa dirigeante; fusion entre les domaines public et privé; loyauté basée sur la peur et les récompenses plutôt que sur une idéologie; absence de contrepoids au pouvoir du ou de la chef∙fe; dédain du pluralisme politique; imprédictibilité du régime et redevabilité des élites[13]. Le régime conserve néanmoins une façade démocratique, en maintenant toutes les institutions formelles propres aux démocraties représentatives, dont des élections en apparence compétitives, mais dont les dés sont pipés à l’avantage de l’élite au pouvoir. Ainsi, dans les régimes de ce type, une certaine opposition est permise afin de maintenir l’illusion de la démocratie et d’offrir un vernis de légitimité aux dirigeant∙e∙s, mais aussitôt qu’un∙e candidat∙e pose une réelle menace aux autorités en place, celles-ci fabriquent un prétexte pour le ou la neutraliser.
Le sens commun voudrait que les régimes autoritaires comme celui du Bélarus soient basés presque exclusivement sur l’usage de la force pour se maintenir en place. Or, ce cadre analytique occulte les autres dimensions – non moins centrales au fonctionnement de ces régimes – que sont la légitimation et la cooptation. Le chercheur allemand Johannes Gerschewski soutient d’ailleurs que légitimation (processus par lequel l’État fomente le consentement des gouverné∙e∙s), répression (usage de la violence physique afin de prévenir certains comportements ou certaines activités) et cooptation (capacité à lier des groupes stratégiquement importants à l’élite en place) forment les trois piliers sur lesquels repose la stabilité des régimes autocratiques et parmi lesquels la légitimation joue un rôle particulièrement important[14]. C’est en ce sens que les élections et autres procédures démocratiques décoratives sont importantes pour les régimes autoritaires : elles contribuent à fabriquer une légitimité nationale et internationale en présentant le régime comme émanant de la volonté populaire. Et il faut bien reconnaître que jusqu’à relativement récemment, Loukachenko a toujours joui d’un appui profondément enraciné de la population[15], et ce, malgré la violation courante des droits les plus élémentaires par ses forces de sécurité, spécialement en période d’élection.
Car l’histoire électorale du Bélarus en est une de répression et de cooptation des mouvements d’opposition menant immanquablement à leur démobilisation, à leur fragmentation postélectorale, et ultimement à leur incapacité à faire vaciller le régime[16]. Les élections, en somme, participent à un processus de renforcement de l’autoritarisme de l’État et de maintien du statu quo grâce à l’utilisation d’une gamme de « technologies politiques » – neutralisation des élections, répression pour décourager l’activisme politique, dépolitisation du parlement, marginalisation et étiquetage des membres de l’opposition comme marionnettes de puissances étrangères, etc. – visant à écarter toute possibilité de transformation du système. Par le jeu des élections, le régime biélorusse en est ainsi venu, pour ainsi dire, à « dépolitiser la politique » : « En arrivant à retirer le politique de l’arène électorale (et de toute arène publique), les dirigeants actuels ont sécurisé leur statut », écrit Sofie Bedford de l’Université d’Uppsala. « Si la politique n’importe plus, changer le gouvernement devient aussi sans importance, ce qui permet au système de raffermir sa position[17] ».
Dans cet ordre d’idée, il est effectivement possible d’identifier un cycle qui se reproduit en des termes semblables à chacune des élections depuis une vingtaine d’années. C’est ce que Konstantin Ash, professeur associé à l’Université de Floride centrale, identifie comme le « piège électoral[18] ». Les leaders de l’opposition, qui sont en quelque sorte esclaves du financement occidental pour leur mouvement en raison des contraintes imposées par le régime, contesteraient les élections non pas dans le but de remporter la victoire – qui est de toute façon hors de portée –, mais plutôt afin de démontrer leur force à leurs partisan∙e∙s ainsi qu’aux pays donateurs. Lorsque la campagne culmine en élections frauduleuses, l’opposition se mobilise contre le résultat, mais est rapidement réprimée et ses principales têtes d’affiche sont arrêtées ou forcées à l’exil. La mise à l’écart des leaders crée ainsi la division dans leurs rangs et mène ultimement à la fragmentation du mouvement. Les nouveaux groupes cherchent à leur tour à obtenir de l’aide financière et se préparent à la campagne suivante, repartant le cycle de plus belle. C’est cette dynamique qui s’est reproduite encore et encore dans l’ensemble des campagnes électorales, tant législatives que présidentielles, qui se sont déroulées sous Loukachenko.
Quel est donc l’intérêt de l’élection de 2020, si chaque élection se déroule sensiblement de la même façon pour les forces d’opposition? La particularité majeure, selon Sofie Bedford, est que cette élection a attiré beaucoup de néophytes de l’activisme politique, c’est-à-dire des personnes qui en sont à leur première implication dans un mouvement d’opposition, et que cela a ébranlé durablement le statu quo[19]. Là se trouve toute la spécificité de ce mouvement : on assiste à un éveil de la société civile biélorusse qui exprime pacifiquement et avec créativité son exaspération envers le régime en s’appropriant l’espace public. Mais dans un pays où le gouvernement s’évertue à retirer le politique de l’espace public depuis des décennies, comment expliquer cette soudaine politisation de la société?
Causes immédiates et causes profondes du mouvement de contestation
Le mouvement d’opposition qui a pris forme dans la foulée de l’élection du 9 août ne sort évidemment pas de nulle part. Il est plutôt le résultat d’une accumulation de facteurs ayant culminé en un ras-le-bol de masse contre les autorités en place. Ainsi, on ne peut pas attribuer le soulèvement uniquement aux causes immédiates que sont les événements survenus en 2020 : la pandémie, les exactions du régime contre l’opposition, ou la fraude électorale. Certes, tous ces éléments ont joué un rôle. Ils ont en quelque sorte contribué à modifier ce que la littérature sur les mouvements sociaux nomme la « structure des opportunités politiques ». Le Dictionnaire des mouvements sociaux la définit comme « l’environnement politique auquel sont confrontés les mouvements sociaux et qui peut, selon la conjoncture, exercer une influence positive ou négative sur leur émergence et leur développement[20] ». Elle peut être transformée par des événements ponctuels qui viennent changer les rapports de force entre l’État et les groupes contestataires. Ainsi, des éléments comme la pandémie, la répression politique ou la fraude électorale, en effritant la crédibilité de Loukachenko et de son gouvernement au sein de la population, ont créé de nouvelles opportunités pour l’opposition de réagir à ce qu’elle considérait comme des menaces émanant du régime. Car comme l’écrivent Charles Tilly et Sidney Tarrow, « la plupart des gens qui se mobilisent le font contre ce qu’ils perçoivent comme des menaces ou des risques[21] ». Ce serait toutefois exagérer le rôle de ces facteurs et minimiser les tendances qui progressent en arrière-plan depuis plusieurs années au sein de la société civile biélorusse que d’attribuer le mouvement actuel uniquement au contexte d’opportunités politiques.
Des causes plus profondes expliquent aussi la soudaine popularité de l’opposition : stagnation économique et déclin du niveau de vie, politisation de la société civile, et « bélarussification » de l’identité nationale. Le développement de la société civile au Bélarus se conjugue intimement avec la question de l’identité nationale, plus spécifiquement sa « bélarussification »[22]. Un aspect particulier des mouvements d’opposition au Bélarus, et plus que jamais, du mouvement actuel, est l’utilisation de symboles nationaux présoviétiques, tels que le drapeau blanc-rouge-blanc qui était de mise lors de l’éphémère période d’indépendance de la République populaire du Bélarus en 1918, soit avant que les bolcheviks ne conquièrent le territoire. Ce symbole ainsi que pratiquement tous ceux qui réfèrent à l’histoire d’avant 1918 sont interdits par le régime, qui depuis 1994 a entrepris de glorifier le passé soviétique en insistant sur la contribution biélorusse à la victoire contre le nazisme et sur le « miracle économique » du Bélarus de l’après-Seconde Guerre mondiale[23]. Loukachenko a cherché à se présenter en continuité avec une époque que sa base électorale considérait comme une sorte d’âge d’or pour le pays. En imposant une identité « soviéto-biélorusse » noyant les spécificités nationales dans la mythologie socialiste héritée de l’Union soviétique, le régime de Loukachenko a consciemment marginalisé la langue biélorusse, supprimé les symboles nationaux, et nié l’histoire présoviétique du pays. Dans l’optique de tracer une distinction claire avec le régime, l’opposition a cherché à retourner contre lui précisément ces symboles qui sont interdits, se dissociant du même coup des symboles soviétiques associés à Loukachenko.
La question nationale va de pair avec l’enjeu économique, qui est aussi essentiel à la compréhension du mouvement actuel, car elle fait partie intégrante de l’accord tacite qui existait jusque-là entre le gouvernement et la population. Dans la mesure où les conditions économiques permettaient une vie décente et l’espoir de conditions meilleures à la majorité, cette dernière était prête à tolérer un système politique autoritaire, puisque Loukachenko était perçu comme la clé de voûte du « miracle économique » biélorusse[24]. Il faut savoir que le Bélarus est le seul État postsoviétique à ne pas avoir mené à terme la libéralisation et la privatisation de son système économique. Par conséquent, près de 80 % de son économie est encore contrôlée par l’État. Le gouvernement a aussi maintenu un grand nombre d’acquis sociaux datant de l’Union soviétique tels que la gratuité scolaire, les soins de santé universels, un régime de pension acceptable, ce qui a permis à la population de maintenir un niveau de vie relativement élevé dans les années 1990, comparativement aux États postsoviétiques qui se sont lancés tous azimuts dans la thérapie de choc. Les indicateurs économiques du Bélarus durant cette période témoignent largement de cette situation. Les données fournies par la Banque mondiale montrent par exemple qu’entre 1991 et la crise de 2008, le taux de chômage n’a jamais dépassé le pic de 4 % atteint en 1996. Les taux des pays voisins comme la Russie ou l’Ukraine ont quant à eux atteint jusqu’à respectivement 13,3 % (1998) et 11,9 % (1999) durant la même période[25]. Un constat similaire peut être tiré de la croissance annuelle du produit intérieur brut. Alors que la Russie et l’Ukraine ne retrouvent une croissance positive qu’après la crise financière de 1998 (respectivement en 1999 à 6,4 % et en 2000 à 5,9 %), le Bélarus l’atteint dès 1996 avec une croissance de 2,6 % et se maintiendra en moyenne autour de 8 % annuellement jusqu’en 2008[26]. L’essoufflement du modèle biélorusse dans les dernières années, en partie attribuable à la compétitivité déficiente de sa base industrielle et à un tarissement des flux économiques provenant de la Russie, a néanmoins contribué à l’incapacité du gouvernement à remplir sa part de l’entente et a provoqué une insatisfaction grandissante face aux piètres performances économiques du régime.
Ainsi, entre l’émergence progressive d’une conscience nationale en rupture avec le discours officiel et les difficultés économiques génératrices d’insatisfaction, la société civile biélorusse a pu trouver un terrain fertile où se développer en dépit des embûches posées par l’État. La jeune génération, plus ouverte sur le monde, plus politisée et plus revendicatrice dans un contexte de resserrement perpétuel des contraintes imposées par le pouvoir, s’en trouve en bonne partie responsable. La jeunesse est depuis longtemps aux devants des mobilisations contre le régime, comme on a pu le voir dès l’élection de 2001, voire avant. Elle a cependant toujours été divisée entre les personnes qui s’opposent au régime et les conformistes politiques[27]. On ne peut donc pas affirmer que la jeunesse est uniformément anti-régime. Ce que l’on peut avancer en revanche, c’est que chaque élection contribue à politiser davantage la société civile et l’identité nationale biélorusse en érodant l’emprise de Loukachenko sur sa population[28]. La stratégie du régime visant à substituer la société civile à des organisations non gouvernementales gérées par le gouvernement (ou GONGO : Government-Organized Non-Governmental Organization)[29] ne semble pas avoir été en mesure d’inverser cette tendance.
D’autant plus que cet éveil de la société civile est aussi en partie attribuable aux efforts de promotion de la démocratie par l’Union européenne, par l’entremise de son « Partenariat oriental », qui vise à tisser des liens économiques et politiques avec les pays frontaliers de l’Union en vue d’encourager leur démocratisation. Si, vers la fin des années 2000, plusieurs pointaient du doigt l’échec de la stratégie occidentale de promotion de la démocratie au Bélarus[30], des recherches récentes soulèvent un décalage entre l’apparente absence de progrès sur le plan gouvernemental et les transformations de fond en cours au sein de la société civile[31]. Les efforts de promotion de la démocratie semblent effectivement avoir eu plus de succès lorsqu’ils étaient axés sur des projets qui touchent les individus dans leur vie quotidienne. Plusieurs personnes en sont venues à comprendre et à intérioriser les normes et les processus démocratiques, pour éventuellement demander des changements.
Ultimes recours de Loukachenko
Le mouvement de contestation actuel au Bélarus est sans précédent dans plusieurs de ses dimensions. Il est le résultat d’une convergence de facteurs qui ont provoqué un ras-le-bol généralisé envers les autorités, et envers Loukachenko lui-même. Or, aussi illégitime et détesté que puisse être Loukachenko aux yeux de la population, il peut encore compter sur certaines cartes qu’il tient toujours dans son jeu. L’une d’elles est la force brute. Si presque toutes les couches de la société se sont retournées contre le président, une catégorie de personnes lui reste bien fidèle : les forces de sécurité. Celles-ci forment effectivement l’un des derniers remparts qui restent fidèles à Loukachenko, et ce, malgré la démission de certains membres dans le cadre du mouvement de protestation. Loukachenko jouit aussi toujours du soutien de Moscou. La possibilité que cette dernière intervienne a d’ailleurs été soulevée dès le début des troubles. Certaines clauses d’assistance mutuelle contenues notamment dans le traité d’union entre la Russie et le Bélarus et dans le traité de sécurité collective pourraient notamment servir de base juridique en vue d’une opération visant à porter secours au régime de Loukachenko[32]. Jusqu’à présent toutefois, Moscou s’est gardée d’intervenir directement au Bélarus en affirmant que c’est aux Biélorusses de régler leurs problèmes[33]. D’un autre côté, le Kremlin a aussi été parmi les premiers à reconnaître la victoire de Loukachenko et à le féliciter. La retenue de Moscou dans le conflit s’explique peut-être par le fait que la Russie ne veut pas apparaître comme la puissance réactionnaire qui s’engage dans les affaires de ses voisins. D’autant plus que jusqu’ici, les manifestations ne démontrent pas de caractère antirusse comme ce fut le cas par exemple en Ukraine en 2013-2014, et le leadership de l’opposition n’a aucune volonté de forcer une séparation entre la Russie et le Bélarus, qui sont très proches culturellement, politiquement et économiquement. Intervenir directement contribuerait certainement à faire changer cet état de fait.
Il ne reste plus qu’à espérer un dénouement pacifique à cette crise. Le peuple du Bélarus s’est fait entendre et continue de le faire; c’est maintenant à Loukachenko et à son régime de le reconnaître et de faire cesser les effusions de sang. Les Biélorusses ont aussi le droit de choisir dans quelle sorte de pays elles et ils veulent vivre. Il est encore temps pour Loukachenko de passer le flambeau dignement.
crédit photo : flickr/KPM
[1] David R. Marples, « Europe’s Last Dictatorship: The Roots and Perspectives of Authoritarianism in “White Russia” », Europe-Asia Studies, vol. 57, no 6, 2005: 895-908. http://www.jstor.org/stable/30043929
[4] Kristina Safonova, « How Belarus Voted: Minsk Election Commission Members Explain the Shenanigans and Intimidation Used to Stage Alexander Lukashenko’s ‘Landslide Victory’ ». Meduza, 19 août 2020. https://meduza.io/en/feature/2020/08/19/how-belarus-voted.
[9] Le terme « révolutions colorées » réfère à une série de soulèvements populaires similaires soutenus par l’Occident qui sont survenus dans le monde postcommuniste au début des années 2000. Sous l’impulsion du mouvement étudiant serbe Otpor qui a renversé, par la voie de méthodes pacifiques comme la désobéissance civile, le régime du dictateur Slobodan Milosevic en Serbie, plusieurs mouvements ont essaimé en Géorgie (2003), en Ukraine (2004), et au Kirghizstan (2005), des pays gouvernés par des régimes impopulaires et/ou antidémocratiques rongés par la corruption endémique. Pour en savoir davantage sur les révolutions colorées, consulter Régis Genté, « Les ONG internationales et occidentales dans les « révolutions colorées » : des ambiguïtés de la démocratisation », Revue Tiers Monde, n°193, 2008 : 55-66.
La révolution du Maïdan a quant à elle débuté de façon semblable aux révolutions colorées, alors qu’un mouvement populaire s’est érigé, en novembre 2013, contre la décision du président ukrainien Viktor Ianoukovitch de signer un accord économique avec la Russie plutôt qu’avec l’Europe. Après un intense bras de fer entre l’opposition et le gouvernement, lequel n’a pas lésiné sur la répression pour venir à bout du mouvement qu’appuyait l’Occident, Ianoukovitch a dû fuir en Russie suite à sa destitution par le parlement sous la pression des manifestant∙e∙s. Contrairement aux révolutions colorées toutefois, la situation en Ukraine après la destitution d’Ianoukovitch a éventuellement dégénéré en conflit armé entre les forces gouvernementales appuyées des milices d’extrême droite et les séparatistes de l’est du pays appuyé∙e∙s par la Russie. Voir notamment l’ouvrage du journaliste Frédérick Lavoie, Ukraine à fragmentation, Chicoutimi : La Peuplade, 2015.
[11] Le message peut être lu en anglais dans son intégralité via le lien suivant : Meduza, « ‘The People of Belarus Have Made Their Choice’: Belarusian Opposition Candidate Svetlana Tikhanovskaya Calls for End to Protests in Suspicious Video Shared Online », 11 août 2020. https://meduza.io/en/feature/2020/08/11/the-people-of-belarus-have-made-their-choice.
[13] Steven M. Eke et Taras Kuzio, « Sultanism in Eastern Europe: The Socio-Political Roots of Authoritarian Populism in Belarus », Europe-Asia Studies, vol. 52, no 3, 2000 : 530-2. https://doi.org/10.1080/713663061.
[14] Johannes Gerschewski, « The three pillars of stability: legitimation, repression, and co-optation in autocratic regimes », Democratization, vol. 20, no 1, 2013: 13-38. https://doi.org/10.1080/13510347.2013.738860.
[16] Konstantin Ash, « The Election Trap: The Cycle of Post-Electoral Repression and Opposition Fragmentation in Lukashenko’s Belarus », Democratization, vol. 22, no 6, 2015: 1030-53. https://doi.org/10.1080/13510347.2014.899585.
[17] Traduction libre de Sofie Bedford, « “The Election Game”: Authoritarian Consolidation Processes in Belarus », Demokratizatsiya, vol. 25, no 4, 2017 : 404.
[18] Konstantin Ash, « The Election Trap », Op. cit.
[19] Sofie Bedford, présentation lors de la conférence web « Peaceful Revolution? Reclaiming Democracy in Belarus » animée par David Marples, Association for the Study of Nationalities, 24 septembre 2020. https://nationalities.org/virtual-asn/reclaiming-democracy.
[20] Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu, éd. Dictionnaire des mouvements sociaux. 2e éd. Paris: Presses de Sciences Po, 2020, 593.
[21] Charles Tilly et Sidney Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution. Paris: Presses de Sciences Po, 2008, 106-107.
[22] Hannah Vasilevich, présentation lors de la conférence web « Peaceful revolution? Reclaiming Democracy in Belarus », Op. cit.
[24] L’enjeu économique est abordé plus en détail dans un balado dédié à la question biélorusse, voir : Elena Gapova, « Protest in Belarus », SRB Podcast, diffusé par le Center for Russian, East European, and Eurasian Studies, Université de Pittsburgh, 11 septembre 2020. https://srbpodcast.org/2020/09/11/protests-in-belarus/
[25] Banque mondiale, « Chômage (% de la population active) (estimation nationale) – Belarus, Ukraine, Fédération de Russie (1991-2008) ».
[28] C’est du moins ce que laissent croire les études à ce sujet. Voir par exemple Elena Korosteleva, « Was There a Quiet Revolution? Belarus After the 2006 Presidential Election », Journal of Communist Studies and Transition Politics, vol. 25, no 2-3, 2009: 324-46. https://doi.org/10.1080/13523270902861038;
Uladzimir M. Padhol et David Marples, « The 2010 Presidential Election in Belarus », Problems of Post-Communism, vol. 58, no 1, 2011: 3-15. https://doi.org/10.2753/PPC1075-8216580101.
[29] Anastasiya Matchanka, « Substitution of Civil Society in Belarus: Government-Organised Non-Governmental Organisations », The Journal of Belarusian Studies, vol. 7, no 2, 2014: 67-94.
[31] Elena A. Korosteleva, « The European Union and Belarus: democracy promotion by technocratic means? », Democratization, vol. 23, no 4, 2016: 678-98. https://doi.org/10.1080/13510347.2015.1005009.
Professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, Jonathan Durand Folco a publié en mars dernier son premier livre À nous la ville chez Écosociété. Nous sommes allés à la rencontre de ce jeune philosophe prolifique dont les idées sont déjà en train de se propager partout au Québec.
Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces réalités inquiétantes. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s.
Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? C’est précisément cette possibilité qu’explore Jonathan Durand Folco, que j’ai eu l’occasion de rencontrer au début de l’été. C’est dans un petit café de Villeray que je découvre un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté, bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.
Jules Pector-Lallemand (JPL) : En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?
Jonathan Durand Folco (JDF) : Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.
Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie était en train de se refléter dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.
JPL : Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?
JDF : Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.
J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit À nous la ville afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.
JPL : Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Quels sont-ils?
JDF : Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde des grandes inégalités sociales où il y a des formes de richesse et d’opulence qui côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.
C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.
C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers centraux urbains. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.
Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.
Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.
JPL : À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?
JDF : Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.
Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.
Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.
Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.
Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.
JPL : Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?
JDF : Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.
JPL : Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?
JDF : On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en autogouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.
Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendication et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.
Disons que la vision un peu plus ambitieuse de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.
JPL : Une économie post-croissance, des autogouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?
JDF : Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.
JPL : En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?
JDF : La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste (http://actionmunicipale.org/manifeste/) au mois de mars, qui s’appelle À nous la ville, comme le titre de mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebook (https://www.facebook.com/actionmunicipale.org/), un site web (http://actionmunicipale.org/) et une plateforme libre (http://forum.actionmunicipale.org/) où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des évènements et se partager de l’information et des outils.
La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.
Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.
Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.
Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.
Pour approfondir la réflexion : Jonathan Durand Folco, À nous la ville : traité de municipalisme, mars 2017, Montréal, Écosociété