Vers un syndicalisme de mouvement social dans le milieu communautaire? Le cas du STTIC-CSN (2/2)

Vers un syndicalisme de mouvement social dans le milieu communautaire? Le cas du STTIC-CSN (2/2)

Pour lire la première partie de l’article: L’ouverture des salles d’injection supervisée à Montréal au cœur de nouvelles luttes syndicales dans le milieu communautaire (1/2)

Souvent ignoré et peu discuté, le syndicalisme communautaire est en période d’expansion significative à Montréal ces dernières années, particulièrement dans les organismes en intervention communautaire à travers, notamment, le Syndicat des travailleuses et travailleurs en intervention communautaire (STTIC-CSN), qui représente depuis peu les employé∙e∙s d’une dizaine d’organismes montréalais en itinérance, usages de drogues, travail du sexe et prévention des infections transmissibles par le sexe et par le sang (ITSS). Dans cette deuxième partie, nous réfléchissons aux enjeux auxquels répond cette récente diffusion syndicale dans ce milieu et au renouvellement des formes de mobilisation y ayant cours.

1. Le STTIC-CSN comme syndicalisme de mouvement social

Parfois considérés comme contradictoires ou en opposition, « syndicalisme » et « organisme communautaire » ne seraient pas des termes à associer. Peu étudiée et discutée au Québec, la syndicalisation d’employé∙e∙s du communautaire paraît parfois inexistante, voire en totale contradiction avec « l’esprit du communautaire » qui serait basé sur un travail de la vocation et l’idée d’un sacrifice nécessaire et d’un don de soi des personnes y travaillant. Or, en faisant le choix de la syndicalisation, c’est pourtant une vision différente qu’ont eu ces dernières années des centaines d’employée∙s du communautaire.

En 2007, alors que les travailleur∙euse∙s de CACTUS Montréal, syndiqué∙e∙s depuis décembre 2003, négocient une de leurs premières conventions collectives, la direction de l’organisme décrivait alors ce mouvement comme un individualisme, voire un égoïsme, de ses équipes : « Depuis qu’i[e]ls sont syndiqué[∙e∙]s, les employé[∙e∙]s sont plus tourné[∙e∙]s vers eux[∙elles]-mêmes. I[e]ls se soucient moins de la clientèle […]. On trouve qu’i[e]ls sont moins intéressé[∙e∙]s à améliorer leurs interventions auprès des usager[∙ère∙]s »[1]. Depuis, pourtant, les organismes Macadam Sud (2015), l’Accueil Bonneau (2016), Plein Milieu (2016), Dans la rue (2017), RÉZO (2017), le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (2020), Diogène (2020), le Centre de santé des femmes de Montréal (2021) et plusieurs autres groupes de travailleur∙euse∙s ont fait le choix de la syndicalisation. D’autres équipes de différents organismes ont également tenté leur chance, mais durent faire face à l’opposition de leurs employeur∙euse∙s. En effet, en 2020, quatre intervenant∙e∙s furent mis∙e∙s à pied par l’organisme Résilience Montréal afin d’assurer la continuité économique d’activités rendue difficile pendant la pandémie de COVID-19 selon les directions. Pour les syndicats, ces mises à pied ont au contraire suivi les tentatives de syndicalisation au sein de l’organisme[2].

Le STTIC-CSN est fondé au début des années 2000 avec la syndicalisation des organismes CACTUS Montréal et Spectre de rue, devenant alors les premiers à se syndiquer dans le domaine de la réduction des méfaits à Montréal. Les deux organismes se sont syndicalisés à la suite de mouvements amorcés par des employé∙e∙s travaillant dans les deux organismes en même temps. Pour les directions de l’époque, ce mouvement représentait donc une surprise, voire une forme de trahison envers « l’âme du communautaire »[3].

À l’origine, ce syndicalisme cherchait surtout à assurer des conditions d’emploi et de travail déjà acquises à travers les négociations de conventions collectives, mais aussi à répondre aux enjeux de santé et de sécurité au travail propres aux interventions en réduction des méfaits aux usages de drogues. Il a depuis évolué, tant dans son nombre de membres que dans ses pratiques militantes, par le renouvellement des pratiques de mobilisations de sa base, la promotion de l’action directe[4] et la participation et l’organisation d’un nombre important d’événements politiques intersyndicaux (manifestations, actions directes, rassemblements, etc.)[5]. Le STTIC-CSN s’est ainsi rapproché, ces dernières années, d’un « syndicalisme de mouvement social », c’est-à-dire « un syndicalisme qui adhère au militantisme, à la solidarité intersyndicale et à la solidarité avec d’autres organisations qui se consacrent à la justice sociale »[6]. Pour ce type de syndicalisme, la démocratie est au cœur de ses décisions, car elle vise à augmenter le pouvoir des travailleur∙euse∙s. Les membres doivent gérer le syndicat et donc être actif∙ve∙s dans les décisions et actions syndicales.

De manière générale, le STTIC-CSN semble s’être démarqué comme syndicat local par sa couleur particulière qui a pavé la voie à des transformations importantes au sein de son fonctionnement. En effet, au début, tant pour des raisons économiques que par l’importance accordée par les représentant∙e∙s au travail de terrain, les officier∙ère∙s syndicaux∙ales n’y sont pas libéré∙e∙s à temps complet pour effectuer leurs tâches syndicales. L’engagement dans le syndicat y est ainsi principalement militant et bénévole, et permet l’adoption de positions indépendantes qui vont parfois à l’encontre de leur centrale, la CSN. Par exemple, ce fut le cas en 2015 lorsque les membres du STTIC-CSN se sont positionné∙e∙s pour les droits des travailleur∙euse∙s du sexe et contre l’abolitionnisme, position alors contraire à celle de la CSN. Ou encore au printemps 2019 lorsque la CSN a cessé son financement à la Fédération des femmes du Québec (FFQ), qui avait modifié sa position sur la question du travail du sexe en reconnaissant « la capacité d’agir des femmes dans la prostitution/industrie du sexe »[7]. En opposition avec leur centrale, les membres du STTIC-CSN se sont affirmé∙e∙s en adhérant à la FFQ et en élisant une représentante pour participer à leurs activités. Autre spécificité : la mise en place en 2015 d’un fonds d’urgence pour prévenir la précarité des travailleur∙euse∙s syndiqué∙e∙s. Un∙e employé∙e se trouvant dans une position précaire ou difficile pouvait alors réclamer, sans intérêt, une aide financière ponctuelle.

Enfin, si nous avons déjà abordé le rôle de catalyseur qu’a pu jouer la mise en place des SIS à Montréal dans la première partie de cet article, ce récent tournant vers un syndicalisme de mouvement social, plus combatif, s’explique également par le rôle important qu’y ont joué les travailleur∙euse∙s communautaires parallèlement militant∙e∙s du Industrial Workers of the World (IWW). La prise de contrôle par la base du syndicat, promue et défendue par plusieurs membres de l’IWW, aussi syndiqué∙e∙s au STTIC-CSN, s’est ainsi exprimée dans plusieurs mobilisations. Favorisant la démocratie directe comme mode de prise de décision et l’action directe comme pratique militante et contestataire, l’IWW se rapproche du syndicalisme de mouvement social, au sens où elle privilégie la participation actives des membres dans les différentes instances du syndicat tout en étant solidaire de causes sociales qui touchent des populations marginalisées et délaissées tant par l’État que les grands syndicats. Entre 2019 et 2020, des membres de cette organisation ont occupé plusieurs postes exécutifs au sein du STTIC ou ont tout simplement donné beaucoup de leur temps à l’action syndicale. Ces militante∙s ont contribué à la mise en place d’assemblées générales régulières aux deux mois et d’un comité de mobilisation invitant les membres de toutes les sections à organiser des actions politiques sur des enjeux sociaux dépassant la négociation de la convention collective. Un exemple notoire de cette mobilisation est l’organisation d’un rassemblement à la prison de Bordeaux pour revendiquer la vaccination des détenus en mars 2021.

2. Le syndicalisme de mouvement social est-il la nouvelle culture syndicale dans le communautaire?

Au final, il semble y avoir à la fois des avantages internes et externes au syndicalisme de mouvement social pour les travailleur∙euse∙s communautaires. D’un côté, les organismes bénéficient d’un avantage interne puisque ce syndicalisme permet d’y réintroduire un certain partage du pouvoir et une certaine force quant aux décisions à prendre au sein des organisations. Dans le cas des SIS, le désir de voir les travailleur∙euse∙s communautaires obtenir des meilleures conditions de travail s’exprime, par exemple, à l’intérieur même des organismes où des employé∙e∙s militent pour que les pair∙e∙s-aidant∙e∙s, engagé·e∙s à partir de leurs savoirs expérientiels, puissent toucher le même salaire que les intervenant∙e∙s. Ce syndicalisme de mouvement social favorise alors, de l’intérieur des organismes, les discours et pratiques critiques contre la logique comptable imposée par les bailleur∙euse∙s de fonds et adoptée par les directions.

Aussi, ce type de syndicalisme revêt un avantage externe aux organismes parce que cet essor syndical participe à déplacer la lutte, non seulement entre directions et intervenant∙e∙s et entre intervenant∙e∙s et « patron[∙ne∙]s du communautaire », mais aussi plus largement en portant la critique au niveau des bailleur∙euse∙s de fonds et des décideur∙euse∙s public∙que∙s[8]. Il faut ainsi souligner que les mobilisations syndicales des dernières années ont été les seules à porter la question de l’homogénéisation des conditions d’emploi entre les différents SIS opérants sur l’île de Montréal, et ce, malgré le caractère régional des SIS et la définition identique des tâches du personnel d’un site à l’autre. Pourtant, aucune proposition en dehors de celle du syndicat n’a véhiculé l’idée d’une harmonisation de ces questions. De ce fait, ce syndicalisme de mouvement social interroge directement les rapports entre les organismes communautaires et l’État et ses administrations, et en pointe les manquements, un rôle historiquement rempli, justement, par les organismes communautaires se voulant interlocuteurs critiques de l’État et du déploiement au niveau local de son action[9][10][11].

Cependant, et une fois passés les récents cycles de mobilisation et de syndicalisation, les formes de protection et de mobilisation syndicales à privilégier pour les prochaines années restent au cœur de nombreux débats dans ces milieux : quelle route emprunter dorénavant, entre celle d’un syndicalisme corporatiste privilégiant la négociation et la défense de conventions collectives majoritairement portées par les conseiller∙ère∙s syndicaux∙ales de la centrale syndicale, et celle du syndicalisme de mouvement social privilégiant la démocratie directe et la lutte dans l’immédiat pour améliorer les conditions de travail des travailleur∙euse∙s? Selon nous, ce débat de la route du syndicalisme communautaire ne concerne pas seulement les intérêts de leurs membres : il s’inscrit plus largement au cœur de l’évolution même de la place réelle que le communautaire réserve à ses communautés dans leur organisation. Par conséquent, nous appuyons que ce mouvement syndical doit garder son recours à l’action directe et à la mobilisation collective de ses membres. En effet, nous pensons que le syndicalisme, s’il garde ses capacités de mobilisation et d’implication de ses membres, est l’une des principales avenues permettant de réinjecter une réelle démocratie, au sens large, dans le communautaire, en plus d’améliorer les conditions de travail de ses travailleur∙euse∙s et, par extension, les services offerts aux personnes fréquentant les organismes. Plus que jamais, l’association des termes « syndicalisme » et « organisme communautaire » est nécessaire pour que le communautaire conserve sa portée de transformation et de critique sociale, à la condition que ce syndicalisme en soit un de mouvement social.


CRÉDIT PHOTO: Philippe Gillotte / flickr

[1]Myles, B. (2007, 22 décembre). Société – Travailleurs de rue et pourtant syndiqués. Le Devoir.

https://www.ledevoir.com/economie/169648/societe-travailleurs-de-rue-et-pourtant-syndiques

[2] Goudreault, Z. (2020, 16 octobre). Mises à pied : des employés de Résilience Montréal portent plainte. Métro.

https://journalmetro.com/actualites/montreal/2536317/mises-a-pied-des-employes-de-resilience-montreal-portent-plainte/

[3] Paumier, R. (2021 [à paraître]). Le travail des politiques publiques. Développement et reproduction des organismes communautaires en réduction des méfaits aux usages de drogues à Montréal [thèse de doctorat inédite]. Université du Québec à Montréal.

[4] Syndicat des travailleuses et travailleurs en intervention communautaire (STTIC-CSN). (2020, 28 avril). COVID-19 : travailleuses et travailleurs du communautaire ignoré.e.s – Des syndicalistes tapissent d’affiches l’entrée principale de la Direction régionale de santé publique de Montréal (STTIC-CSN). Presse-toi à gauche.

https://www.pressegauche.org/COVID-19-travailleuses-et-travailleurs-du-communautaire-ignore-e-s-Des

[5] CNS. (2020, 12 juin). Les travailleuses et travailleurs du communautaire manifestent à Montréal.

https://www.csn.qc.ca/actualites/les-travailleuses-et-travailleurs-du-communautaire-manifestent-a-montreal/

[6] Camfield, D. (2014). La crise du syndicalisme au Canada et au Québec : réinventer le mouvement ouvrier (p. 89-90). M Éditeur.

[7] Fédération des femmes du Québec (FFQ). (2018, 31 octobre). La Fédération des femmes du Québec prend position sur le travail du sexe. Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDÉACF).

http://cdeacf.ca/actualite/2018/10/31/federation-femmes-quebec-prend-position-travail-sexe

[8] Voir la première partie de cet article : « L’ouverture des salles d’injection supervisée à Montréal au cœur de nouvelles luttes syndicales dans le milieu communautaire (1/2) ».

[9] Dufour et L. Guay (2019). Qui sommes-nous pour être découragées? Conversation militante avec Lorraine Guay. Écosociété.

[10] Jetté, C. (2008). Les organismes communautaires et la transformation de l’État-providence : Trois décennies de coconstruction des politiques publiques dans le domaine de la santé et des services sociaux. Presses de l’Université du Québec.

[11] Jetté, C. (2017). Action communautaire, militantisme et lutte pour la reconnaissance : une réalité historique, politique et sociologique. Reflets, 23(1), 28–56. https://doi.org/10.7202/1040748ar

L’ouverture des salles d’injection supervisée à Montréal au cœur de nouvelles luttes syndicales dans le milieu communautaire (1/2)

L’ouverture des salles d’injection supervisée à Montréal au cœur de nouvelles luttes syndicales dans le milieu communautaire (1/2)

Pour lire la deuxième partie de l’article: Vers un syndicalisme de mouvement social dans le milieu communautaire? Le cas du STTIC-CSN (2/2)

Souvent ignoré et peu discuté, le syndicalisme communautaire est en période d’expansion significative à Montréal ces dernières années, particulièrement dans les organismes en intervention communautaire à travers, notamment, le Syndicat des travailleuses et travailleurs en intervention communautaire (STTIC-CSN), qui représente depuis peu les employée∙s d’une dizaine d’organismes montréalais en itinérance, usages de drogues, travail du sexe et prévention des infections transmissibles par le sexe et par le sang (ITSS). Dans cette première partie, nous nous intéressons aux rôles et aux effets des différentes formes de syndicalisme dans le communautaire et des conditions de travail dans ces milieux. Pour cela, nous prenons l’exemple des salles d’injection supervisée (SIS) à Montréal, ouvertes au printemps 2017.

1. L’ouverture des SIS et le renouvellement des pratiques syndicales dans le communautaire

Après plus d’une dizaine d’années de construction du projet et de tractations politiques visant à rassembler les soutiens des administrations provinciales et fédérales, Montréal accueille au printemps 2017 un nouveau type de politiques visant la réduction des méfaits aux usages de drogues : les SIS[1][2][3]. Ce nouveau type de service exige aux organismes communautaires et à leurs équipes de changer de locaux, ou d’en rénover d’anciens, tout en transformant profondément le contexte et la nature de leur travail : le travail en SIS est soumis à des protocoles stricts et les équipes perdent de l’autonomie tant dans leurs pratiques que dans la prise de décision concernant la manière d’organiser les services.

Dans les premiers mois de ce nouveau service, très attendu dans le milieu de la réduction des méfaits, les équipes d’intervenant∙e∙s communautaires prennent conscience des modifications majeures de leurs tâches de travail, en comparaison des sites d’échanges de seringues existant jusqu’alors[4]. Pour plusieurs membres rencontré∙e∙s, les SIS ont significativement changé leur quotidien professionnel : « ce n’est pas la même chose quand les gens consomment sur place », « pour avoir travaillé [au site fixe sans SIS], je sens vraiment la différence »[5]. Les situations difficiles paraissent plus régulières et plus intenses : hallucinations, menaces, situations de violence, ou même l’injection compulsive chez certaines personnes faisant en sorte que les employé∙e∙s sont confronté∙e∙s à des images pouvant être traumatisantes. Le nettoyage de substances biologiques, comme le vomi ou le sang, est également quotidien, sans pour autant que le matériel de ramassage et de désinfection ne soit systématiquement disponible[6]. En parallèle, les situations de surdose placent le personnel communautaire dans des positions où il leur est nécessaire de prendre une part très active aux soins, en soutien direct du personnel infirmier : massages cardiaques, administration d’oxygène, ventilation, notes des temps de l’administration de naloxone et de monitorage des signes vitaux.

Mais, ces modifications des conditions d’emploi et des tâches demandées ne sont, pour la plupart, pas prises en compte dans les premiers protocoles des SIS, ni ne sont reconnues par les directions communautaires et par les bailleurs de fonds des SIS (le CIUSSS et la Direction régionale de santé publique). La minimisation de l’évolution des conditions de travail, qui exposent la vision accrue de la misère sociale par une visibilité de corps en souffrance, et parfois, en crise, couplée aux transformations des tâches des équipes vont directement participer au développement d’un renouveau syndical.

Pourtant, plusieurs remontées d’informations et demandes explicites étaient formulées par les équipes du plus grand SIS de Montréal, par des moyens de communication formels, comme les comités de relations du travail et le comité de santé et de sécurité du travail, rassemblant tous deux directions, coordinations des programmes, et représentant∙e∙s syndicaux∙ales. Or, et à la suite des refus de considérer directement les besoins des employé∙e∙s, les membres de l’équipe d’intervenant∙e∙s ont insisté pour discuter de leurs conditions de travail dans diverses rencontres d’équipe réunissant l’ensemble du personnel et des cadres. Par exemple, à l’hiver 2019, après presque deux ans de vaines tentatives de se faire entendre par les voies officielles, les travailleur∙euse∙s d’une équipe de SIS se sont présenté∙e∙s à une rencontre importante réunissant travailleur∙euse∙s, cadres et membres du conseil d’administration. L’équipe y a alors pris la parole afin de faire la lecture d’une lettre écrite par un employé occasionnel ayant vécu une situation traumatisante la semaine précédente. Dans cet extrait de la lettre de cet intervenant d’une SIS à sa direction, il y est mentionné, notamment, la distance grandissante entre les directions communautaires et leurs équipes :

Je me questionne sérieusement sur le fait que je n’ai jamais été rencontré en 8 mois, soit par le coordinateur ou tout autre supérieur immédiat. […] Comme vous le savez, nous avons vécu une overdose [dernièrement]. […] Suite à l’évènement[,] je me suis interrogé au sujet de ma position d’intervenant sur appel au sein de [l’organisme]. […] Imaginons un scénario dans lequel l’utilisateur du SIS décède suite à son overdose. Si un cas pareil survenait, je serais bien sûr confronté à des impacts psychologiques plus importants. Face à ces impacts, est-ce que je serais confronté au même silence? J’ai une inquiétude majeure au sujet de ce silence. J’ai le sentiment, qui se justifie à la lumière de mes derniers mois, que peu importe les situations[,] je serai toujours laissé à moi-même, sans filet et vulnérable. Comment une structure axée sur la réduction de méfaits peut-elle rester silencieuse face à la détresse potentielle de ses employé[∙e∙]s[?] Comment interprétez-vous, membres de la direction, les risques associés aux événements difficiles du SIS?

Ce témoignage, pris ici comme illustration, concorde avec un ensemble d’autres auxquels nous avons pu assister. Il résume bien la précarité dans laquelle les équipes de ce SIS se trouvaient et leurs difficiles conditions de travail. Surtout, les effets de l’ouverture des SIS sur les conditions de travail et d’emploi des équipes communautaires illustrent plus largement les tendances qui pèsent sur les rapports entre les équipes communautaires, les organismes, les bailleur∙euse∙s de fonds et les administrations publiques.

2. Les SIS comme reflet des modes d’organisation en santé et services sociaux au Québec

Le cas des SIS s’inscrit en effet plus largement dans les profondes transformations de l’organisation du système de santé et des services sociaux au Québec depuis la fin des années 1980. Dans les dernières décennies, de nombreux travaux scientifiques soulignent le recours grandissant aux organismes communautaires pour mettre en œuvre une multitude d’actions et de programmes dans le champ de la santé et des services sociaux. Plusieurs auteur∙rice∙s, depuis la fin des années 1990 jusqu’à ce jour, parlent de « nouvelle gouvernance sociosanitaire »[7], « d’externalisation de l’État Providence »[8], ou encore « d’instrumentalisation de l’économie sociale par les pouvoirs publics, sous forme de sous-traitance pour la dispensation de services publics »[9].

En effet, ces modes de financement modifient le rapport qu’entretiennent les gestionnaires communautaires avec leurs employé∙e∙s. En 2013, des intervenant∙e∙s notaient déjà, notamment, « l’introduction d’une logique propre au secteur privé et la bureaucratisation de leur milieu »[10]. Ce renouveau dans le communautaire semble donc contribuer à creuser un fossé entre les cadres et les équipes sur le terrain. De plus, ces changements déplacent le pouvoir au sein des organisations, pour le mettre principalement aux mains de coordinations s’éloignant alors de leurs équipes sous le poids de la masse des dossiers d’appels à projets, des redditions de comptes et des nombreuses formes de représentation politique qu’elles doivent mettre en œuvre pour se rendre légitimes auprès des bailleur∙euse∙s de fonds et des décideur∙euse∙s public∙que∙s. Pour les équipes comme les publics des organismes, la part de participation réelle aux orientations des organismes devient très limitée, même si, d’un côté, la plupart des conventions collectives précisent la nécessité d’une gestion participative et, de l’autre, de nombreux organismes et programmes communautaires se réclament « par et pour » leurs communautés.

Aujourd’hui financés principalement par un morcellement d’enveloppes et de bailleur∙euse∙s de fonds différent∙e∙s aux demandes, contraintes, normes et durées dissemblables, les organismes communautaires se transforment. Ces modes de financement morcelés soulèvent un autre ensemble de problèmes[11] : ils rendent difficiles pour les directions communautaires « tenues par des ententes »[12] de faire significativement évoluer les conditions de travail et d’emploi de leurs équipes. Une large part des ententes de financement ne reconnaissent ainsi pas les grilles salariales internes aux organismes et n’intègrent pas, ou ponctuellement, l’indexation des salaires au coût de la vie. Lors des demandes de financement ou des renouvellements de financement existant, les équipes dirigeantes des organismes sont alors confrontées à un arbitrage comptable, devant choisir entre le financement de leurs frais administratifs et de fonctionnement, l’évolution des conditions salariales et l’extension et l’amélioration de leurs activités (incluant les frais d’intervention et d’activités). La portée critique des organismes communautaires s’en trouve ainsi réduite; l’expression de leurs revendications au sein de comités et d’espaces de concertation limitée; et leur volonté politique encadrée par la production d’argumentaires ou de données probantes.

3. Se syndiquer pour dépasser le complexe du martyr

À Montréal, la mise en place des SIS semble avoir joué un rôle décisif dans la direction combative qu’a pris par la suite le syndicalisme dans ce milieu, en rendant visible un ensemble de paroles et de vécus ignorés par des directions communautaires et en tentant d’y répondre en transformant les pratiques de mobilisations et de représentations syndicales. L’action syndicale a ainsi été marquée par un renouvellement politique de son action et par un renforcement des modes d’engagement du rapport de force avec les directions. Ce phénomène s’est déployé par un élargissement significatif du répertoire d’action collective[13] : l’équipe d’un des SIS a, à plusieurs reprises, décidé de la fermeture de services, a refusé puis engagé une négociation en dehors des périodes de négociation officielle pour la reconnaissance et la rémunération de la responsabilité du téléphone d’urgence, et a rédigé une pétition au conseil d’administration. Le syndicat a d’ailleurs déposé des plaintes à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) et saisi l’inspection du travail pour manquement à la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) de la direction.

L’ouverture des SIS a directement participé à un renouveau des pratiques syndicales qui se poursuit depuis, en cherchant à dépasser « le complexe du martyr »[14]. Formulées ainsi, ces nouvelles revendications renversent la vision, récurrente parfois chez certaines directions et membres des équipes, où chaque amélioration des conditions de travail et d’emploi appauvrirait mécaniquement la qualité et la quantité des ressources mises à disposition des publics. Sous cet angle, ce dépassement promeut la dynamique inverse : améliorer la qualité de vie des employé[∙e∙]s, pour améliorer la qualité de services.

Ainsi, en plein cœur de la négociation de la convention collective et s’appuyant sur un comité de mobilisation nouvellement créé et ouvert à l’ensemble des équipes, plusieurs actions directes d’envergure contre l’employeur∙euse seront organisées à l’automne et au début de l’hiver 2019. Sous le thème « brulé-es en tabarnak »[15], les militant∙e∙s les plus actif∙ve∙s, aidée∙s par d’autres syndicats sectoriels et externes, ont alors organisé un placardage des vitrines de l’organisme et un rassemblement réunissant plus d’une centaine de personnes devant le bâtiment.

Par ailleurs, le syndicat a opéré des actions coups de poing à un degré beaucoup plus large que l’expérience des SIS. En pleine première vague de la pandémie, des membres du syndicat ont tapissé les murs de la Direction régionale de santé publique afin de revendiquer de meilleures conditions de travail. Des manifestations dénonçant que « les Anges Gardiens du communautaire ne sont pas du cheap labor »[16] au plus fort de la crise liée à la COVID-19 et le renvoi de dossiers permanents entre les directions communautaires et la santé publique sur leurs conditions d’emploi et de travail ont aussi été organisés. Ce faisant, le renouveau syndical montre ici un élargissement de l’étendue de son discours critique, y incluant désormais une critique envers la principale bailleuse de fonds de la réduction des méfaits, la Direction régionale de santé publique de Montréal.

L’exemple des SIS et des mobilisations suivantes éclaire, selon nous, les ressorts d’un renouvellement plus large de l’action syndicale dans le milieu communautaire, que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article : la nécessité, décriée par une partie des directions, car considérée en dehors des canaux de communication dédiés, de dépasser le seul investissement des comités des relations du travail et de santé et de sécurité du travail et de rompre avec des cycles de mobilisations syndicales uniquement calqués sur les périodes de renouvellement de conventions collectives.

Pour lire la deuxième partie de l’article: Vers un syndicalisme de mouvement social dans le milieu communautaire? Le cas du STTIC-CSN (2/2)


CRÉDIT PHOTO: Luca Sartoni/flickr

[1] Pilon-Larose, H. (2013, 11 décembre). Injection supervisée : vers l’ouverture de quatre centres à Montréal. La Presse.

https://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201312/10/01-4719758-injection-supervisee-vers-louverture-de-quatre-centres-a-montreal.php

[2] Lévesque, L. (2014, 4 décembre). Important appui du maire Denis Coderre. La Presse. https://www.ledevoir.com/politique/montreal/425659/les-sites-d-injection-supervisee-recoivent-l-appui-de-denis-coderre

[3] Lévesque, L. (2015, 4 juin). Sites d’injection supervisée : peut-être à l’automne. Métro. https://journalmetro.com/actualites/montreal/788192/sites-dinjection-superviseepeut-etre-a-lautomne/

[4] Couramment appelés « sites fixes », ces sites d’échanges de seringues existent au Québec depuis 1989. CACTUS Montréal est le premier organisme à avoir offert ce service en Amérique du Nord.

[5] Paumier, R. (2021 [à paraître]). Le travail des politiques publiques. Développement et reproduction des organismes communautaires en réduction des méfaits aux usages de drogues à Montréal [thèse de doctorat inédite]Université du Québec à Montréal.

[6] Loc. cit.

[7] Savard, S. et Chiasson, G. (2001). La gouvernance des services sociaux dans le secteur de la jeunesse et de la famille : quelle participation pour les organismes communautaires? Politique et Sociétés, 20(2‑3), 141‑158. https://doi.org/10.7202/040278ar

[8] Leclercq, J.-B., Ballester, M. et Llobet, M. (2017). Impacts des transformations de l’État social sur les pratiques d’organisation communautaire (Québec) et de travail communautaire (Catalogne). Dans B. Baldelli et K. Belhadj-Ziane (dir.), Transformations sociales et transformations de l’intervention sociale (p. 46-76). L’Harmattan.

[9] D’Amours, M. (2007). L’économie sociale au Québec : cadre théorique, histoire, réalités et défis (p. 124). Éditions Saint-Martin.

[10] Depelteau, J., Fortier, F., Hébert, G. et Fortier, F. (2013). Les organismes communautaires au Québec – Financement et évolution des pratiques. Institut de recherche et d’informations socio-économiques. http://bv.cdeacf.ca/documents/PDF/horscollection/163615.pdf

[11] Watts, S. (2020, juin 22). Organismes communautaires : il est temps de dépoussiérer le financement. La Presse. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-06-22/organismes-communautaires-il-est-temps-de-depoussierer-le-financement

[12] Paumier, R. Op. cit.

[13] Au sens d’une « série limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré » de groupes ou d’organisations (Tilly, C. (1995). Contentious Repertoires in Great Britain, 1758-1834. Dans M. Traugott (dir.), Repertoires and Cycles of Collective Action (p. 15-42). Duke University Press.)

[14] Milton, J. (2020, 16 mars). IWW members are transforming Montréal’s community sector. Briarpatch Magazine. https://briarpatchmagazine.com/articles/view/iww-members-are-transforming-montreals-community-sector

[15] FSSS-CSN. (2020, 17 janvier). Entente de principe adoptée à l’unanimité chez Cactus Montréalhttp://fsss.qc.ca/entente-principe-adoptee-cactus-montreal/

[16] CNS. (2020, 12 juin). Les travailleuses et travailleurs du communautaire manifestent à Montréalhttps://www.csn.qc.ca/actualites/les-travailleuses-et-travailleurs-du-communautaire-manifestent-a-montreal/

Un colosse aux pieds d’argile : la culture syndicale au Québec (partie 2)

Un colosse aux pieds d’argile : la culture syndicale au Québec (partie 2)

Le Québec est l’endroit en Amérique du Nord où le plus de travailleur‧euse‧s sont couvert‧e‧s par un syndicat, une réalité méconnue, mais toutefois impressionnante. Dans ce cas, qu’est-ce qui rend la culture syndicale du Québec si unique? Bien que l’enjeu semble occuper peu de place dans les médias, il a un impact concret sur la vie de tous les Québécois‧es. Analyse d’un milieu robuste qui repose sur des bases fragiles. 

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Comprenant maintenant que le régime syndical québécois se base en partie sur une histoire unique en Amérique du Nord, il est important de comprendre en quoi cette particularité est également présente dans la structure syndicale actuelle. La question « qu’est-ce qu’y rend la culture syndicale du Québec si unique? » est loin de laisser indifférent les intervenant‧e‧s contactés pour cet article. Faisons le tour de leurs réponses.

Des lois propres au Québec

En 2009, le président étatsunien de l’époque, Barack Obama, cherchait une façon d’encourager le syndicalisme à plus large échelle dans ce pays, qui faisait état d’un taux de syndicalisation de seulement 12%. Or, pour mettre en branle ce projet, qui deviendra ultimement le Employee Free Choice Act, celui-ci aurait demandé à avoir accès à une copie anglophone du Code du travail du Québec[i]. Il voyait donc en la législation québécoise un exemple positif qui permettait d’encourager la syndicalisation.

Concrètement, la disposition qui intéressait le plus Barack Obama concernait la méthode d’accréditation des syndicats québécois.

Ici, la formation d’un syndicat n’est pas sorcier : les salarié‧e‧s qui désirent joindre un nouveau syndicat doivent signer une carte d’accréditation et payer un montant symbolique d’au moins 2$; à partir du moment où 50%+1 de ses employé‧e‧s ont signé leur carte, la demande de formation d’un syndicat est envoyée et ultimement approuvée au Tribunal administratif du travail (TAT); une fois ces deux étapes passées, l’existence du syndicat se voit officialisée[ii].

Cependant, aux États-Unis, et dans plusieurs provinces canadiennes, le processus est légèrement différent. Comme l’officialisation d’un syndicat ne se fait pas par une instance gouvernementale comme le TAT, mais par l’employeur‧euse lui‧elle-même, ce dernier a le droit de demander un vote secret parmi toutes les employées pour s’assurer de la volonté de tout un chacun à mettre en place un syndicat. Ceci mène, majoritairement dans le secteur privé, à des intimidations patronales pour éviter l’instauration d’un syndicat. Selon une étude étatsunienne, ce serait près de 75% des employeur‧euse‧s qui utiliseraient des attaques antisyndicales nécessitant l’aide de firmes d’avocat‧e‧s[iii]. Entre autres, l’entreprise Google a été critiquée pour ses liens avec la firme IRI Consultants, reconnue pour ses activités antisyndicales[iv]. Ainsi, dans la mise en place du Employee Free Choice Act, officialisé en 2016, Barack Obama cherchait à simplifier l’accréditation du syndicat en évitant le vote secret mandaté par l’employeur‧euse.

Pourtant, pour comprendre les lois syndicales propres au Québec, il faut expliciter les influences britanniques du système nord-américain. À ce niveau, avec l’arrivée au Québec des syndicats internationaux au début du siècle, est apparue une structure propre à la Trade Union Congress (TUC) de la Grande-Bretagne[v]. Celle-ci se base sur un « syndicalisme d’entreprise », ce qui signifie globalement que le syndicat est reconnu au niveau d’une entreprise pour négocier directement avec l’employeur‧euse, plutôt que par un‧e salarié‧e directement[vi]. Les grandes lignes de ce système sont d’ailleurs toujours en place aujourd’hui.

Pour ne donner qu’un exemple, la succursale de la Fromagerie Bergeron, située à Saint-Antoine-de-Tilley au Québec, a émis sa demande d’accréditation syndicale le 2 août dernier[vii]. Dans le cas où cette demande sera approuvée par le Tribunal administratif du travail, 100% des salarié‧e‧s admissibles à cet établissement deviendront membres du syndicat, couvert‧e‧s par une convention collective, et devront payer des cotisations syndicales à même leur salaire, et ce, même si seulement 51% des employé‧e‧s de la fromagerie ont signé une carte d’accréditation. Cette méthode est plus communément reconnue comme la formule « Rand ».

« Le Québec dispose d’un régime particulier avec la généralisation de la formule Rand. Cette formule est très logique puisqu’elle lie la nécessité de cotiser au fait que toutes les personnes employées bénéficient des avantages de la convention collective », explique Francis Lagacé, ancien syndicaliste et militant.

En Europe, cette méthode d’accréditation est très différente. Alors qu’au Québec, le taux des travailleur‧euse‧s couvert‧e‧s par un syndicat correspond globalement au taux de travailleur‧euse‧s syndiqué‧e‧s par convention collective d’entreprise, ce n’est pas le cas en France. Ce pays fait état d’un taux de syndicalisation de 11%[viii], alors que plus de 93% de la population est couverte par des accords syndicaux. Cela est dû au fait que l’accréditation syndicale française se fait par branche, comme c’est le cas dans le milieu métallurgique par exemple[ix]. Les employé‧e‧s du secteur métallurgique bénéficient donc de toutes les avantages sociaux négociés (salaires, heures de travail, etc.), et ce, même si leur entreprise n’est pas membre d’un syndicat. En raison de l’omniprésence des syndicats en France, leur pouvoir social est donc bien plus grand qu’au Québec, et ce, malgré un taux de syndicalisation individuel beaucoup plus faible. Leurs assises se voient donc renforcées.

Des grands acteurs sociopolitiques

Concrètement, des études tendent à démontrer que plus le taux de couverture syndicale d’un État est élevé, plus la redistribution sociale de la richesse sera optimale[x]. Notamment, une étude de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui démontre que « les pays dans lesquels l’inégalité des revenus est en moyenne plus faible au cours de la période 1989-2005, tendent à être ceux dans lesquels une plus grande proportion de travailleur‧euse‧s est affiliée à des syndicats »[xi]. Conséquemment, le Québec, qui a un taux de syndicalisation plus élevé que le reste des provinces canadiennes, a également des taux d’inégalités parmi les plus faibles au pays. Ceci mène notamment à la réflexion qui consiste à comprendre si les contestations sociales des syndicats québécois visant à instaurer un filet social fort ont mené à la présence de ce taux d’iniquité plus faible[xii].

Le rôle social du syndicat québécois a d’ailleurs été officialisé par la création du « deuxième front », tel que je l’ai expliqué dans la première partie de mon article « Un colosse aux pieds d’argile » – là où des luttes féministes, d’accès au logement ou d’aide sociale furent portées par ses organisations. Aujourd’hui, les syndicats jouent encore ce rôle sociopolitique très important.

Depuis 2020, le Fondaction de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) a mis sur pied « Cultivons pour donner du sens à l’avenir », une initiative qui permet à des jeunes d’écoles primaires défavorisés de cultiver un jardin communautaire à même l’école[xiii]. À la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), le « Fonds immobilier de solidarité FTQ », mis en branle par leur Fonds de solidarité FTQ, investit près de 151 millions $ dans la construction et la rénovation de divers logements sociaux[xiv]. Ces initiatives, éloignées du secteur du travail, prouvent la présence importante des syndicats comme acteur de changement sociopolitique dans la société.

« Il y a cette idée qui est répandue dans la société que le syndicalisme n’a rien à faire en politique », explique Thomas Collombat, professeur de science politique au département de sciences sociales à l’UQO. « On dit qu’il faut qu’ils se concentrent sur les relations de travail ». Les opposants à ce rôle plus politique et social des syndicats se font entendre, notamment puisque « le syndicalisme en tant que phénomène vient particulièrement perturber cette idée de séparation entre l’économie et le politique. Il est, par essence, un mouvement qui est impliqué dans les deux sphères ».

Toutefois, pour Thomas Collombat, « tu défends dans les deux cas ce qu’on appelle la classe ouvrière, la classe des travailleurs et travailleuses, d’une façon formelle ou informelle. Mais, quant à moi, tu contribues au même objectif ».

La question nationale : une particularité à prendre en compte?

Pour Mona-Josée Gagnon, sociologue syndicale à la retraite, la spécificité syndicale québécoise est ancrée dans « le fait qu’on est très nationalistes, qu’on veut se distinguer des autres ». Thomas Collombat abonde dans le même sens : « la dimension qu’on ne peut pas exclure, c’est la question nationale. Cette idée que le Québec faisait société […] et donc cherchait à mettre en place un certain nombre d’infrastructures et d’institutions. Il sentait qu’il était en train de bâtir un État autonome et les syndicats concouraient à ça aussi. On les percevait comme des alliés à cet égard. »

Depuis leur création, les centrales syndicales ont toujours démontré leur soutien envers une forme de nationalisme canadien-français. Dans son livre « L’expérience syndicale au Québec », l’historien Jacques Rouillard trace la ligne du temps de cet appui au nationalisme : à la CSN, il y a eu l’appui d’une autodétermination canadienne face à la Grande-Bretagne, puis éventuellement un appui direct à la souveraineté québécoise des années 1980 et 1990. Du côté de la FTQ et des syndicats internationaux, il y a eu deux paradigmes opposants : premièrement, l’opposition au nationalisme canadien-français, qui était lié au clergé au début du XXe siècle, et puis par la suite, un appui aux valeurs nationalistes et indépendantistes québécoises à partir des années 1970.

Ainsi, comme l’évoque Thomas Collombat, « pour se développer sur le plan économique et politique, pour sortir de ce lien colonial avec une certaine bourgeoisie anglophone, il fallait se doter de structures sociales et politiques solides, dont l’organisation syndicale ».

Les syndicats, généralement en faveur d’un plus grand nationalisme québécois, étaient donc prêts structurellement à devenir des acteurs sociaux importants dans un Québec plus autonome ou souverain.

Le Québec comme société de compromis

Dans une lettre d’opinion publiée à La Presse en mai 2015, l’historien George Bouchard fait une remarque sur la société québécoise, où il mentionne qu’« une constante se dégage du passé québécois : le radicalisme n’arrive pas à s’imposer. Ce qu’on observe, c’est une succession de compromis[xv] ». Le Québec comme société aurait toujours eu de la difficulté avec les conflits. Pour Thomas Collombat, cette idée vient du fait que « si on veut se développer comme société, il faudrait mettre de côté certains conflits pour construire ensemble un certain nombre de compromis. Cette image du Québec comme une société de compromis vient vraiment de la racine socio-historique qui sous-tend l’idée de construire un État, de construire une nation ».

Dans ce cas, pourquoi le syndicalisme – qui est généralement associé à une notion de conflits ou de revendications – est implanté de manière aussi importante dans cette « société de compromis »? Pour Thomas Collombat, ce serait dû au fait que « les syndicats québécois, à bien des égards, sont le reflet de la société québécoise. Ils sont très conflictuels quand la société est très en conflit, ils sont prêts à faire des compromis quand la société est dans cette logique-là. Et des fois, ils ne sont pas complètement en phase ».

Or, ces valeurs communes ont aussi un lien avec une grande culture du dialogue et de concertations. Karl Blackburn, président et chef de la direction du Conseil du Patronat du Québec (CPQ), abonde dans ce sens : « Le dialogue social, ça permet d’apporter des points de vue qui peuvent être différents. Étant donné que nous avons cette capacité, cette possibilité, et surtout cette qualité qui consiste à utiliser davantage ce dialogue social, ça permet de faire des avancées dans le domaine des relations de travail. » Le dialogue social, selon ce dernier, constitue « une particularité qui est propre au Québec, qu’on ne retrouve pas nécessairement dans le reste du Canada ». Certains experts du milieu syndical, dont Stéphane Paquin, auteur du livre Social-démocratie 2.1, s’entendent d’ailleurs pour confirmer le caractère dialogale des relations entre groupes d’intérêts – syndicats, État et patronat[xvi]. « Autant du côté syndical que patronal, ces acteurs font preuve d’une grande présence dans l’élaboration des politiques publiques que dans le reste de l’Amérique du Nord », lit-on dans ce livre[xvii].

Cette culture de la concertation est d’ailleurs visible par la présence syndicale et patronale au sein de nombreuses tables de discussions, sommets économiques et conseils d’administration[xviii]. Entre autres, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) est dirigée par un conseil d’administration composé de 7 membres du milieu syndical et 7 provenant du milieu patronal[xix]. Pour Mona-Josée Gagnon, cette relation donne un rôle important au syndicat sur le paysage québécois, et empêche son effritement rapide, comme ce fut le cas dans certains autres pays qui se basent sur ce même syndicalisme dit « d’entreprise ».

Un monde de défis à venir

« Une ligne de piquetage, par définition, ça bloque quelque chose. On ne va pas faire des lignes de piquetage individuelles devant nos portes de condo », explique en riant Thomas Collombat. La pandémie de COVID-19 a chamboulé la façon de travailler, amenant plus de gens à travailler directement de la maison, une tendance à l’atomisation du travail qui s’enclenche depuis les années 1980[xx]. En entrevue au journal Le Monde, la philosophe Fanny Lederlin disait que « les doctrines managériales n’ont eu de cesse que de « casser » les collectifs en individualisant les relations de travail, à commencer par les négociations salariales. Résultat ? Nous n’avons pas eu de difficulté à travailler sans les autres et à réaliser docilement nos tâches, seuls dans nos domiciles[xxi]».

Le télétravail devient donc un réel défi non seulement pour le monde syndical au Québec, mais aussi ailleurs dans le monde. Pourtant, pour Karl Blackburn du Conseil du patronat du Québec, le télétravail n’est qu’un avancement dans le monde du travail que les syndicats se doivent de suivre :

« Je pense que le syndicat, comme les entreprises, doivent revoir leur modèle d’affaires. Leur situation a évolué, elle est différente de ce qu’elle était, ce qui devrait nécessiter que les centrales syndicales revoient leur modèle d’affaires. »

Celui-ci note également que la transformation actuelle du marché du travail change le rôle que devrait exercer le syndicat dans ce milieu, notamment puisque « ce qu’on constate, c’est que la transformation de notre économie, qui tend davantage vers une économie tertiaire, vers des travailleur‧euse‧s autonomes, demande moins de syndicalisation que par exemple dans le secteur industriel ». Cette idée s’appuie notamment sur la forme du syndicalisme nord-américain qui se base sur des « conventions [collectives] en petite « shoppes » comme c’était le cas à la fin du +

XIXe siècle », tel l’illustre Thomas Collombat. Ainsi, comme la syndicalisation se fait par établissement et non par branche ou par entreprise, les syndicats des secteurs tertiaires plus décentralisés, comme les travailleurs autonomes ou semi-autonomes (pensons au milieu du jeu vidéo), perdent de leur utilité en sol québécois.

De l’autre côté de la médaille, certain‧e‧s voient une menace dans la fonction même de l’employeur‧euse, un peu comme l’expliquait Fanny Lederlin à Le Monde. À ce niveau, certaines personnes s’inquiètent de la multiplication de certaines attaques patronales, au Québec comme ailleurs[xxii]. Entre autres, il y a la question des dépanneurs Couche-Tard. La CSN avait alors émis des plaintes à la suite de la fermeture de certains dépanneurs Couche-tard qui étaient en voie d’être syndiqués, ou qui venaient d’obtenir leur accréditation syndicale[xxiii]. Pour Thomas Collombat, ces conflits entre patrons et syndicats témoignent pourtant d’un problème bien plus grand : « Le syndicat, quand il entre en conflit, révèle en fin de compte les contradictions et les tensions crées par le système capitaliste. »

Parmi les gens que j’ai contactés dans le cadre de cet article, un défi semblait pourtant émerger du lot : se mettre à jour en ce qui concerne les mœurs et les réalités des travailleur‧euse‧s actuel‧e‧s. Pour Karl Blackburn, « si malheureusement, on se bloque dans les dogmes du passé, sans nécessairement faire face à la réalité d’aujourd’hui, ça ne peut pas nécessairement opérer de façon positive ». Quant à lui, Thomas Collombat espère que les syndicats réussiront à être le portrait de leurs membres : « Il faut ressembler aux travailleurs et travailleuses sur le plan individuel, mais aussi leur faire prendre conscience des liens de solidarité à créer avec les autres. » Le fait de s’adapter aux nouvelles réalités passe également par l’adaptation à la prochaine cuvée de travailleur‧euse‧s, celle qui représente les jeunes. Cette tranche d’âge se voudrait davantage désintéressée par les organisations syndicales, d’où la nécessité pour les organisations de se transformer[xxiv]. Parmi certaines solutions mises en place, il y a le recrutement et l’éducation directement sur le campus, par l’entremise des stages collégiaux et universitaires, la modification de la forme des assemblées générales pour les rendre plus dynamiques et finalement, la création de comités jeunesse au sein des syndicats, qui servent de moyen aux jeunes de créer un sentiment d’appartenance aux activités militantes de leur organisation[xxv].

***

Alors, est-ce que le Québec possède une culture syndicale unique en Amérique du Nord?

La réponse : Oui, mais avec un bémol. « Oui, le Québec se distingue, mais ce n’est pas une autre planète par rapport au reste de l’Amérique du Nord », mentionne Thomas Collombat.

La culture syndicale québécoise s’est développée de manière particulière, tant par l’apparition de syndicats catholiques, que par la Révolution tranquille, deux évènements qui se veulent propres au Québec. Aujourd’hui, des lois considérées comme un modèle en Amérique du Nord, ainsi que le développement d’un sentiment nationaliste, permettent au Québec de se vanter d’une certaine unicité. Pourtant, le système québécois est fortement aligné avec le système dit britannique et étatsunien. De grandes tendances se dessinent, autant au Québec qu’en Amérique du Nord : un taux de syndicalisation qui repose lourdement sur le secteur public, ainsi qu’une tendance générale à la baisse de la présence syndicale (quoique moins prononcée au Québec qu’aux États-Unis et dans certaines provinces)[xxvi].

L’idée du Québec comme « société de compromis » semble avoir des répercussions importantes sur la présence encore importante des syndicats. Bien que devant être prises avec des pincettes, les relations récentes entre acteurs du milieu syndical, parfois houleuses et difficiles, ont toutefois été globalement harmonieuses. En regardant de l’autre côté de la frontière, on a pu constater que les assises du syndicalisme « à la britannique » pouvaient être fragiles. Quelques coups de la part d’un gouvernement antisyndical et la structure s’effondre. Au Québec, ce colosse est encore en place, mais son intégrité structurale réside dans une volonté de tous les acteurs concernés : gouvernements, syndicats, patrons et salarié‧e‧s.

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CRÉDIT PHOTO: Flickr/ Herman.Click

[i] La Presse Canadienne, « Accès à la syndicalisation – Le Code du Québec aurait inspiré Obama », Le Devoir, 15 juin 2009. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/255176/acces-a-la-syndicalisation-le-code-du-quebec-aurait-inspire-obama

[ii] Tribunal administratif du travail, « Accréditation syndicale », 2017, https://www.tat.gouv.qc.ca/relations-du-travail/droits-dassociation-et-de-negociation/accreditation-syndicale

[iii] John Logan, « The labor-busting law firms and consultants that keep Google, Amazon and other workplaces union-free », The Conversation, 24 août 2020. https://theconversation.com/the-labor-busting-law-firms-and-consultants-that-keep-google-amazon-and-other-workplaces-union-free-144254

[iv] Noam Scheiber et Daisuke Wakabayashi, « Google Hires Firm Known for Anti-Union Efforts », The New York Times, 20 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/20/technology/Google-union-consultant.html

[v] https://archipel.uqam.ca/8686/1/M14238.pdf

[vi] Jean-François Amadieu, « Vers un syndicalisme d’entreprise. D’une définition de l’entreprise à celle du syndicalisme », Sociologie du travail, vol. 28, no 3, 1986 : 237 – 250. doi.org/10.3406/sotra.1986.2046.  

[vii] Tribunal administratif du travail du Québec, Requête en accréditation, dossier 1239434, Québec : Tribunal administratif du travail, 2021, https://www.tat.gouv.qc.ca/uploads/tat_registres/Fromagerie_-_Requete.pdf.  

[viii] Statista, Proportion de salariés faisant partie d’une organisation syndicale en France métropolitaine de 1949 à 2016 (consulté le 16 août, 2021). https://fr.statista.com/themes/6947/les-syndicats-en-france/#:~:text=Malgr%C3%A9%20ce%20paysage%20diversifi%C3%A9%2C%20le,des%20ann%C3%A9es%201960%20et%201970.

[ix] Les Éditions Législatives, [Infographie] L’audience des syndicats dans les 50 premières branches professionnelles (consulté le 16 août, 2021). https://www.editions-legislatives.fr/actualite/[infographie]-laudience-des-syndicats-dans-les-50-premieres-branches-professionnelles

[x] Michael Lynk, « Labour Law and the New Inequality », Just Labour: A Canadian Journal of Work and Society, vol. 15, nov. 2009: 125-139. http://www.justlabour.yorku.ca/volume15/pdfs/11_lynk_press.pdf.

[xi] Raymond Torres et al, World of Work Report 2008, Organisation Internationale du Travail, 2008.

[xii] Martine Letarte, « Les syndicats se sont battus et continueront de le faire », Le Devoir, 25 avril 2015. https://www.ledevoir.com/economie/438063/filet-social-au-quebec-les-syndicats-se-sont-battus-et-continueront-de-le-faire.

[xiii] Fondaction, «  Cultivons pour donner du sens à l’avenir », 2021, https://www.fondaction.com/cause-sociale/.  

[xiv] Fonds de solidarité FTQ, « Logement abordable au Québec », 2021, https://www.fondsftq.com/fr-ca/entreprise/logement-social.  

[xv]  Gérard Bouchard, « La culture du compromis », La Presse, 4 mai 2015. https://www.lapresse.ca/debats/nos-collaborateurs/gerard-bouchard/201505/01/01-4866089-la-culture-du-compromis.php

[xvi] Stéphane Paquin, Social-démocratie 2.1: Le Québec comparé aux pays scandinaves, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2016.

[xvii] Ibid.

[xviii] Benoit Rigaud, « La politique économique québécoise entre libéralisme et coordination », L’État Québécois en Perspective, printemps 2008. https://cerberus.enap.ca/Observatoire/docs/Etat_quebecois/a-pp-economie.pdf.

[xix] Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, « Membres du conseil d’administration », 2021, https://www.cnesst.gouv.qc.ca/fr/organisation/cnesst/structure-dorganisation/conseil-dadministration/membres-conseil-dadministration.

[xx] Marjorie Cessac et Fanny Lederlin, « Coronavirus : « L’un des risques majeurs du télétravail réside dans l’accélération de l’atomisation des travailleurs » », Le Monde, 13 septembre 2020https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/09/13/coronavirus-l-un-des-risques-majeurs-du-teletravail-reside-dans-l-acceleration-de-l-atomisation-des-travailleurs_6052017_3234.html

[xxi] Ibid.

[xxii] Mélanie Laroche et Marie-Ève Bernier, « Employeurs et anti-syndicalisme au Canada », Travail et Emploi, vol. 146, avril-juin 1986 : 51-74. https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.4000/travailemploi.6998.

[xxiii] Radio-Canada, « Couche-Tard : l’entreprise justifie sa décision de fermer un dépanneur », Radio-Canada.ca, 7 avril 2011. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/510879/couche-tard-depanneur.  

[xxiv] Marc-Antoine Durand-Allard, « Jeunes et syndicalisme : une intégration réussie? Analyse comparative de deux organisations syndicales du Québec », Thèse de doctorat, Université de Montréal – École de relations industrielles, 2014. https://irec.quebec/ressources/repertoire/memoires-theses/MarcAntoine_DurandAllard.pdf.  

[xxv] Ibid.  

[xxvi] Radio-Canada, « Légère baisse de la présence syndicale au Québec », Radio-Canada.ca, 1 mai 2019. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/510879/couche-tard-depanneur

Un colosse aux pieds d’argile. La culture syndicale au Québec (partie 1)

Un colosse aux pieds d’argile. La culture syndicale au Québec (partie 1)

Le Québec est l’endroit en Amérique du Nord où le plus de travailleur‧euse‧s sont couvert‧e‧s par un syndicat, une réalité méconnue, mais toutefois impressionnante. Dans ce cas, qu’est-ce qui rend la culture syndicale du Québec si unique? Bien que l’enjeu semble occuper peu de place dans les médias, il a un impact concret sur la vie de tous les Québécois‧es. Analyse d’un milieu robuste qui repose sur des bases fragiles. 

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« Ça a mis dans les médias une action spectaculaire! Il y avait 400 grévistes qui avaient occupé le ministère [du Travail] pendant une journée, qui avaient forcé le ministre à venir les rencontrer. C’était Jean Cournoyer du parti libéral à l’époque. Ça avançait l’idée que c’était insoutenable d’avoir des scabs dans presque tous les conflits de travail. » André Leclerc, ancien syndicaliste à la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) et maintenant président du Centre d’histoire et d’archives du travail (CHAT), raconte avec passion l’occupation du ministère du Travail en 1973, évènement auquel il a lui-même participé. « Dès qu’un conflit commençait, les employeur‧euse‧s faisaient entrer des syndiqué‧e‧s qui ne voulaient pas faire la grève, embauchaient également de la main-d’œuvre extérieure; ça générait beaucoup de violence, alors ça a été dénoncé depuis longtemps par les syndicats », explique ce dernier.  

Cet évènement[i], qui cherchait à faire pression pour instaurer un nouveau Code du travail qui interdirait les briseur‧euse‧s de grève, plus couramment appelés « scabs », n’est qu’une petite partie de l’histoire syndicale. C’est toutefois l’ensemble d’actions telles que celles-ci qui a mené à l’amélioration de conditions des travailleurs et travailleuses partout au Québec. Pour Jacques Leclerc, « c’est l’aboutissement de plusieurs luttes », comme celle de l’occupation du ministère du Travail, qui a finalement mené à cette réforme du Code du travail en 1977. À ce jour, seulement deux provinces canadiennes – le Québec et la Colombie-Britannique – possèdent des lois anti-scabs, une situation que tente de changer le syndicat canadien Unifor depuis plusieurs mois[ii]

En réponse à la question « qu’est-ce qui rend la culture syndicale du Québec si unique? », les différentes personnes contactées dans le cadre de cet article se sont vu octroyer la lourde tâche de résumer un sujet qui fait l’objet de livres et thèses de doctorat. Or, deux axes de réponses sont ressortis de cette question : une à saveur historique, et l’autre à saveur plutôt contemporaine. 

Plongeons alors dans cette première piste de réflexion – dans une histoire de luttes, de justice sociale, de sang et de misère, de conflits, et au bout du compte, de victoires. Ultimement, cela servira à comprendre en quoi l’histoire ouvrière québécoise a rendu la culture syndicale d’aujourd’hui si unique. 

Confessionnalisation des syndicats 

Un peu comme dans le reste de l’Amérique du Nord, le syndicalisme industriel s’est implanté au Québec au début du XXe siècle, amenant avec lui de grands syndicats étatsuniens[iii]. À ce moment-là, concentrées dans la région de Montréal, ces grandes centrales syndicales dites « internationales », liées à la American Federation of Labor, qui fonctionnaient principalement en anglais[iv], favorisèrent l’expansion du syndicalisme dans la Belle Province. De 1900 à 1940, le nombre de syndiqué‧e‧s au Québec serait alors passé d’environ 10 000 à près de 150 000[v]. Toutefois, peu à peu, « on va se retrouver avec un paysage syndical qui va être assez différent de ce qu’on peut voir au Canada ou aux États-Unis. Des syndicats catholiques vont prendre de plus en plus de place », comme l’explique Benoit Marsan, historien et chargé de cours au département des relations industrielles de l’UQO. 

« À l’origine, les syndicats catholiques sont fondés dans une perspective de nationalisme canadien-français, avec toute la question des élites conservatrices [anglophones]. Ils sont donc vus comme un moyen de s’opposer au protestantisme et au socialisme », mentionne M. Marsan. 

Regroupés sous la bannière de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), ces syndicats catholiques, quoiqu’encore minoritaires, vont changer les relations syndicales québécoises. Pour Andrée Leclerc, du Centre d’histoire et archives du travail (CHAT), « cet amalgame de syndicats catholiques, nord-américains, syndicats indépendants, ça n’existait nulle part en Amérique de Nord » sauf au Québec. 

Selon Benoit Marsan, la CTCC, alors un syndicat axé sur la collaboration plutôt que la combattivité, va se transformer tranquillement dans la seconde moitié des années quarante : « Après la Deuxième Guerre mondiale, la CTCC va subir un début de transformation, et va devenir notamment une force d’opposition à Duplessis », ce dernier étant généralement porté à respecter les décisions du clergé. « Ils vont avoir une vision plus libérale, plus humaniste ». Comme de nombreuses institutions dans les années de la Révolution tranquille, les syndicats vont alors se déconfessionnaliser : « Au début des années 60, [la CTCC] va devenir ce qu’on connait maintenant comme la Confédération des syndicats nationaux (CSN), qui va avoir un caractère assez progressiste. »

Aujourd’hui, la présence de la CSN, organisation nouvellement centenaire, qui couvre près de 20 % des travailleurs et travailleuses du Québec, contribue à la pluralité syndicale unique au Québec : « On se retrouve au Québec avec un pluralisme syndical qui est beaucoup plus important que dans le reste de l’Amérique du Nord. Au Canada anglais, ou aux États-Unis, vous avez essentiellement une centrale syndicale », mentionne Thomas Collombat, professeur de science politique au département de sciences sociales à l’UQO, « la AFL–CIO aux États-Unis ou le CTC au Canada ». Le Québec a, quant à lui, quatre grandes centrales syndicales, la FTQ et le CSN tel que susmentionné, en plus de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) et de la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[vi]

« Moi, j’émets toujours l’hypothèse que cette pluralité-là, elle aide à l’implantation syndicale », avance M. Collombat, « quand un groupe est insatisfait de son organisation syndicale, plutôt que de se « désyndiquer », il peut aller voir dans une autre [organisation] et cette autre-là va être très différente. »

La création d’un « deuxième front » 

Francis Lagacé, syndicaliste à la retraite, a longtemps milité pour de meilleures conditions de travail, mais également pour améliorer les conditions sociales sur un plan plus large. « Le monde du syndicalisme et le monde du militantisme sont intimement liés. Le syndicat est un regroupement de travailleuses et de travailleurs dont l’objectif est de faire respecter leurs droits, d’obtenir de bonnes conditions de travail, non seulement pour eux-mêmes ou elles-mêmes, mais aussi pour l’ensemble de la classe laborieuse », explique-t-il. 

« L’amélioration des conditions de vie d’un groupe est indissociable de l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble de la société. C’est ce qu’a concrétisé la création du « deuxième front » à la CSN. »

C’est Marcel Pépin, célèbre syndicaliste, qui joua un rôle important dans l’histoire syndicale, menant notamment à la publication du document « Le deuxième front » de 1968. Dans ce discours, Pépin déclare : « Quant à moi, je suis fortement d’avis que le peuple tout entier des travailleur‧euse‧s attend du mouvement syndical défense et protection contre tous ceux qui l’exploitent à la faveur d’un régime économique et social qui le permet et qui, bien plus, encourage [cette exploitation][vii]. » On y voit donc un changement de cap vers une plus grande combattivité sur le plan social et politique, mais également dans la création d’un discours anticapitaliste. 

Pour Pierre-Marc Johnson, ministre du Travail de 1977 à 1980 et premier ministre du Québec en 1985, il y avait bel et bien un double discours dans le monde syndical. « Quand on regarde comment le monde syndical de l’époque analyse ce qu’il a apporté, ça se traduisait par de meilleures conditions de travail, des meilleurs salaires, l’avancement de l’égalité [entre les hommes et les femmes], et la santé et sécurité au travail, mais le discours, c’était un discours de renversement du système capitaliste », explique ce dernier. 

Il va toutefois sans dire que le deuxième rôle à caractère plus social des syndicats a mené à l’amélioration de nombreuses conditions de vie, encore visibles aujourd’hui. Benoit Marsan se permet de nommer quelques exemples de ces changements sociaux influencés par les actions des syndicats, dont « les luttes pour le logement, les luttes pour l’aide sociale » en plus de différentes luttes à caractère féministe : « Il va avoir de plus en plus de femmes qui vont avoir accès à l’éducation, qui vont donc pouvoir participer au marché du travail. Bien évidemment, les syndicats vont donc être influencés par les différents mouvements féministes de l’époque. » 

Pour André Leclerc du CHAT, ses luttes historiques sociales peuvent également être considérées comme une spécificité du régime syndical québécois. « Comme les syndicats ont toujours été très très impliqués dans les luttes sociales, en plus de faire des luttes en milieu de travail, ça aussi ça a donné un caractère plus particulier au syndicalisme québécois », explique-t-il.  

Une révolution (pas si) tranquille

L’avènement de ses diverses luttes sociales est également coordonné avec la période de la Révolution tranquille au Québec, période où se sont vu instaurer de nombreuses réformes sociales, dont la création d’un réseau scolaire interprovincial, d’une assurance-maladie, ou encore de la nationalisation de l’hydroélectricité[viii].

« Beaucoup de lois se [sont vus instaurées], des législations à caractère plus social. C’était revendiqué par des syndicats depuis des dizaines d’années. Ce qu’on appelle aujourd’hui la Révolution tranquille, qui a été un grand bond au niveau de la modernisation sociopolitique du Québec, la plupart des grandes revendications avaient été formulées par les syndicats depuis la fin du 19e siècle, explique André Leclerc. Ils réclamaient l’assurance chômage, ils réclamaient des systèmes de santé et sécurité, ils réclamaient un système de santé publique. »

Pourtant, M. Leclerc ne voit pas la Révolution tranquille, entamée en 1960 à la suite de l’élection de Jean Lesage, comme une transformation instantanée : « Il faut savoir que ces évènements-là ne sont pas tombés du ciel, c’est une suite, de travailleur‧euse‧s qui s’inspiraient des générations précédentes. »

La Révolution tranquille fut également une période de développement de la fonction publique, une branche du travail que Pierre-Marc Johnson considère comme « une locomotive des conditions de travail au Québec ». Concrètement, le taux de syndicalisation au Québec d’environ 40 % est fortement influencé par le syndicalisme dans le secteur public, qui quant à lui gravite aux alentours de 84 %[ix]. Cela dit, la syndicalisation en secteur public n’était pas un acquis avec l’arrivée de Jean Lesage. « Lesage voulait empêcher que les employé‧e‧s du secteur public aient accès à la syndicalisation », explique André Leclerc. Lesage prétextait alors que « la reine ne négoci[ait] pas avec ses sujets », phrase désormais rendue célèbre. Pourtant, « 4 ans plus tard, [Lesage] autorise les fonctionnaires à se syndiquer. Ce n’est pas qu’il a eu une révélation du jour au lendemain, c’est que les syndicats se sont massivement mobilisés pour lui montrer qu’il fallait aller dans ce sens-là », mentionne Thomas Collombat de l’UQO. 

Pierre-Marc Johnson, ministre du Travail sous René Lévesque de 1977 à 1980, a vécu de très près les relations parfois tendues entre le gouvernement et les syndicats. Les décennies qui ont précédé son règne à ce titre ont été houleuses, et ce, malgré les années de la Révolution tranquille. Entre autres, la grève de la United Aircraft de 1974 et 1975, là où des briseur‧euse‧s de grève ont subi de la violence de la part des grévistes, ou encore l’occupation du ministère du Travail en 1973[x]. Le Parti Québécois, ayant une grande influence de la part des syndicats à l’interne, arrivait donc au pouvoir avec la promesse de changer les choses. « Au Parti Québécois, il y avait une très forte proportion des membres du Conseil national du parti », explique Pierre-Marc Johnson, « au moins 30 % étaient des militant‧e‧s syndicaux. Ils étaient très présents dans l’activité politique du PQ ». C’est ainsi que se sont mis sur pied des chantiers afin de réformer le Code du travail : 

« Il y avait une présence très forte [des syndicats] à la fois dans le parti politique aussi bien qu’au niveau de l’agenda qu’avaient les syndicats. Donc, une réforme du Code du travail facilitait la syndicalisation. » 

Les réformes de Johnson ont, selon lui, « absolument » eu un impact sur le paysage de travail actuel, notamment par la création de la Loi sur la santé et sécurité au travail, des lois anti-scabs, mais aussi les lois « closed shop », qui obligent, encore aujourd’hui, les employeur‧euse‧s d’une entreprise syndiquée à engager uniquement des employé‧e‧s syndiqués. 

Pour Thomas Collombat, la Révolution tranquille a donc joué un grand rôle dans la création d’un syndicalisme unique au Québec : « Ces structures-là, elles ont fait en sorte que l’encadrement juridique des relations de travail est devenu encore plus favorable au Québec. »

Le renforcement des lois du travail

« Au Québec, le régime de négociation [collective] va être renforcé, alors qu’aux États-Unis, il va être démantelé peu à peu. [Je pense] notamment, à la loi Taft–Hartley dans le contexte de la guerre froide et de la lutte au communisme », mentionne Benoit Marsan. Ainsi, parmi les différences notables que l’on peut noter entre le système syndical québécois et celui du reste de l’Amérique du Nord, il y a la présence d’un renforcement des normes syndicales et du travail, qu’on ne retrouve pas aux États-Unis, entre autres.

À ce niveau, Benoit Marsan y voit une incongruité : « Il y a un paradoxe parce qu’à l’époque, le régime de négociation collective [québécois] était en retard d’environ une vingtaine d’années par rapport à ce qui va être adopté aux États-Unis, quand on pense à la Wagner Act de 1935 dans le contexte du New Deal. » Cette loi, la Wagner Act, encadrait le droit aux salarié‧e‧s étatsuniens de constituer un syndicat, de créer une convention collective et ultimement, de faire la grève[xi]. La loi a eu un impact instantané, faisant notamment passer le nombre de syndiqué‧e‧s aux États-Unis de 3 millions à environ 8 millions entre 1933 et 1939[xii]. Au Québec, la première loi de ce calibre à voir le jour est la Loi sur les relations ouvrières de 1944, instaurée sous le gouvernement d’Adélard Godbout[xiii]. « À partir de l’adoption de la Loi [sur les relations ouvrières], [les relations de travail] tombent davantage dans le régime public et vont s’intégrer dans une logique étatique », explique Benoit Marsan. Les coutumes ouvrières deviennent alors des normes et des lois codifiées. 

Tout de même, cette fragilité vécue par le syndicalisme étatsunien est un phénomène qui se perçoit plus largement à l’échelle de l’Amérique du Nord et de la Grande-Bretagne[xiv]. Ce syndicalisme dit « d’entreprise » a des assises plus fragiles que le syndicalisme dans le reste de l’Europe, notamment dans certains pays scandinaves, là où environ 70 % de la population est syndiquée[xv]. Un exemple concret de cette fragilité vient des offensives antisyndicales de Margaret Thatcher au Royaume-Uni dans les années 1980, qui ont notamment fait passer le taux de syndicalisme britannique de 52 % en 1980 à près de 30 % en 1998[xvi]. Il en va de même pour la fameuse loi Taft–Hartley de 1947 aux États-Unis, qui a accéléré la régression du syndicalisme étatsunien, par l’instauration d’obstacles à la tenue de grèves légales[xvii]. Pourtant, au Québec, le taux de syndicalisation est quant à lui resté plutôt stable depuis les années 1970, oscillant entre 35 % et 40 %[xviii]. Ce contraste est principalement dû à une meilleure reconnaissance des droits syndicaux par l’État au Québec comparativement à ailleurs : la Révolution tranquille, les nombreuses contestations syndicales des années 1960 et 1970, en plus de gouvernements du Parti Québécois ayant une grande influence syndicale à l’interne[xix]

Le taux de syndicalisation à 40 % est donc un « colosse ». Il reste plus ou moins inchangé depuis des années. Pourtant, le pouvoir d’un syndicat ne réside pas uniquement dans son pourcentage de couverture, mais également dans son influence sociale et sa protection institutionnelle par l’État. Ces deux facteurs se voient alors placés sur des assises « d’argile » pour les années à venir. 

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CRÉDIT PHOTO : flickr: / Gustave Deghilage

[i] Vous savez ça M. le Ministre?, réalisé par Robert Favreau, 1973, Canada, 2021, en ligne. 

[ii] Le Syndicat Unifor, « Unifor lance une campagne nationale pour une loi anti-briseurs de grève », 13 mai 2021, https://www.newswire.ca/fr/news-releases/unifor-lance-une-campagne-nationale-pour-une-loi-anti-briseurs-de-greve-889777376.html.

[iii] Jacques Rouillard, Le Syndicalisme Québécois : Deux siècles d’histoire, Montréal : Boréal, 2009.

[iv] Ibid. 

[v] Ibid. 

[vi] « Les quatre centrales syndicales s’unissent pour freiner les reculs en santé et sécurité », 10 avril 2021, https://www.csn.qc.ca/actualites/les-quatre-centrales-syndicales-sunissent-pour-freiner-les-reculs-en-sante-et-securite/.

[vii] Marcel Pépin, « Le deuxième front », Procès-verbal, 43ème congrès, Québec, 13-19 octobre 1968.  

[viii] Jacques Rouillard, « Aux sources de la Révolution tranquille : le congrès

d’orientation du Parti libéral du Québec du 10 et 11 juin 1938 », Bulletin d’histoire politique, vol. 21, no 3, 2015 : 125-158. 10.7202/1033397ar

[ix] Alexis Labrosse, La présence syndicale au Québec et au Canada en 2019, Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2020. https://www.travail.gouv.qc.ca/fileadmin/fichiers/Documents/presence_syndicale/2019.pdf

[x] « Les relations du travail au Québec : des témoins tracent la ligne du temps », École des relations industrielles de l’Université de Montréal, https://lignedutemps.org/#.

[xi] Jacques Rouillard, Le Syndicalisme Québécois : Deux siècles d’histoire, Montréal : Boréal, 2009.

[xii] Colin Gordon, New Deals: Business, Labor, and Politics in America, 1920–1935, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.

[xiii] Jacques Rouillard, Le Syndicalisme Québécois : Deux siècles d’histoire, Montréal : Boréal, 2009.

[xiv] Carla Lipsig-Mummé, « La crise du syndicalisme nord-américain : éléments d’interprétation », Relations Industrielles / Industrial Relations, vol. 39, no. 2, 1984 : 275-284. https://www.jstor.org/stable/23072235.

[xv] Statista, « Proportion de salariés membres d’un syndicat dans les pays de l’OCDE en 2018 », 11 août 2021, https://fr.statista.com/statistiques/1148080/taux-syndicalisation-monde-ocde/.

[xvi] Andrew Mark Charlwood, « The Anatomy of Union Membership Decline in Great Britain 1980-1998», Thèse de doctorat, London School of Economics and Political Science, 2013. 

[xvii] Urwana Colquaud, Marc-Antonin Hennebert et Lucie Morissette, Relations de travail, Montréal : Chenelière Éducation, 2016. 

[xviii] Jacques Rouillard, Le Syndicalisme Québécois : Deux siècles d’histoire, Montréal : Boréal, 2009.

[xix] Urwana Colquaud, Marc-Antonin Hennebert et Lucie Morissette, op. cit.  

Résidence permanente au Canada : un processus long et laborieux

Résidence permanente au Canada : un processus long et laborieux

Le processus et les délais pour obtenir la résidence permanente (RP) au Canada sont de plus en plus longs. Il existe plusieurs cas comme celui de Pamela Lavra ou de Carole Villautreix, où la longue attente pour la RP a occasionné beaucoup de stress.

Pour Pamela Lavra, une immigrante venue de l’Europe, la quête pour obtenir la résidence permanente canadienne a été très « stressante ». Mme Lavra s’est installée au Québec en 2016 avec un permis « fermé », un type de permis qui autorise le ou la détenteur·trice à travailler pour une entreprise seulement. Deux ans plus tard, elle a étudié la langue française en plus de passer un examen intermédiaire-avancé afin d’obtenir son Certificat de sélection du Québec (CSQ) en seulement 20 jours. Cependant, cela a pris cinq mois avant qu’elle n’obtienne son certificat. Le chemin et les malheurs de la nouvellement arrivée ne s’arrêtent pas ici. Vers la fin de l’année 2018, elle a déposé sa demande pour avoir la résidence permanente canadienne. Elle pensait attendre aux alentours de 17 mois, soit la moyenne qui était affichée sur le site Web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

Pendant sa longue attente, Mme Lavra a été contrainte de renouveler son permis de travail à plusieurs reprises et chaque demande engageait des périodes d’attente de trois à quatre mois. Il est arrivé à plusieurs reprises qu’elle perde sa couverture de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), et cela, en dépit du fait qu’elle continuait de payer ses impôts chaque année. Finalement, elle est devenue résidente permanente en avril 2021. Toutefois, elle continue à déplorer tout le temps perdu pendant le traitement de sa demande de citoyenneté : « Si j’étais dans une autre province, j’étais déjà citoyenne canadienne. » Pamela doit maintenant attendre de recevoir sa carte de RP. Elle prévoit attendre 4 mois et plus avant de la recevoir. Les délais d’envoi et de réception de la carte de résidence permanente suscitent beaucoup de maux de tête et de stress pour la nouvellement arrivée. Pour des raisons familiales, elle envisage de se rendre en Italie, mais elle n’est pas sûre d’avoir sa carte d’ici son départ.

Il est toujours possible de quitter le Canada sans la carte de résidence permanente, mais les déplacements à l’extérieur du pays sont laborieux. Si un·e individu sans sa carte de RP décide de quitter le Canada, il ou elle doit demander un titre de voyage. Le processus pour avoir ce titre demande encore une fois d’envoyer de la documentation exhaustive, dont la confirmation que le ou la demandant·e est resté·e au Canada pendant au moins 730 jours au cours des cinq années précédant la date de demande du titre de voyage pour résident permanent (TVRP)[i].

Depuis que la saga de sa résidence permanente a commencé, l’Italienne dit vivre énormément de nervosité. Elle qualifie la situation d’injuste et d’inhumaine. Malgré le fait qu’elle aime tout en ce qui concerne le Québec, son expérience avec l’IRCC lui a fait remettre en question sa place au sein de la société québécoise. Lors d’un échange de textos, elle a avoué avoir pensé à retourner en Europe : « je paye beaucoup d’impôts, je travaille dans un domaine très recherché (informatique), mais j’ai pensé à quitter le Québec beaucoup de fois. »

Dans l’espoir de faire avancer les choses, un groupe Facebook appelé Où sont nos dossiers de Résidences Permanentes — Québec? a été crée. Sur ce groupe, les membres partagent leur situation et leurs questions sur la résidence permanente. Ce groupe est constitué d’environ 7 300 membres et son objectif est de dénoncer les délais déraisonnables. Le groupe est parrainé par l’organisation Le Québec c’est nous aussi, et, par le passé, les deux groupes partenaires ont organisé des manifestations pour attirer l’attention des autorités, des médias et de la population sur la question de l’immigration.

Un problème qui en affecte plus d’un·e

Il existe plusieurs histoires comme celle de Pamela, où des personnes voulant devenir citoyen·ne·s canadien·ne·s sont prisonnier·ère·s des délais pouvant s’étaler sur plusieurs années. Dans un communiqué de presse diffusé le 11 mai dernier, l’organisation Le Québec c’est nous aussi révèle que plus de 50 000 personnes sélectionnées par la province de Québec sont toujours en attente de la décision concernant leur résidence permanente, et que, pour certain·e·s, la période d’angoisse dure depuis plusieurs années[ii].

Selon Mme Villautrex, administratrice du groupe Où sont nos dossiers de Résidences Permanentes — Québec?, les personnes participantes au forum ont l’impression qu’elles sont prises au centre d’un match de ping-pong entre les gouvernements provincial et fédéral. De plus, elle dénonce le manque de communication entre les deux paliers de gouvernement : « Ils [les gouvernements] ne s’assoient pas à la même table pour discuter de nos problèmes […]. Ils ne comprennent pas notre souffrance. » Elle soutient qu’il est possible que certaines personnes prises dans ce manège en souffrent énormément.

L’immigrante-investisseuse a aussi voulu dénoncer une pratique du gouvernement du Québec où les autorités québécoises accordent le CSQ à un nombre élevé de gens qui souhaitent l’obtenir, mais ne donnent pas le même nombre de RP. Malgré un courriel et un appel au bureau d’Ottawa destinés à Peter Schiafke, secrétaire parlementaire pour le ministre de l’IRRC, aucun commentaire n’a été émis de la part du gouvernement.

Enfin, la route pour obtenir la résidence permanente au Canada est un projet qui peut s’étaler sur plusieurs mois, voire des années, et elle suscite des émotions négatives chez ceux et celles qui souhaitent l’obtenir. De plus, il semble y avoir un manque de communication entre les différents gouvernements, et une impression d’incompréhension de leur souffrance se fait sentir chez certain·e·s demandeur·euse·s.

crédit photo: flickr:/Dani Villanueva


[i] Gouvernement du Canada, Titre 5529 — Demande de titre de voyage pour résident permanent, 29 mai 2020, https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/services/demande/formulaires-demande-guides/guide-5529-demande-voyage-resident-permanent.html

[ii] Le Québec c’est nous, Délais de traitement des dossiers de résidence permanente : il faut procéder au traitement immédiat des dossiers du Québec dans l’inventaire fédéral, communiqué,11 mai 2021. https://lqcna.files.wordpress.com/2021/05/communique-lqcna-11-mai-2021.pdf

Le Tigré : une crise aux accents profonds

Le Tigré : une crise aux accents profonds

Par Hermann-Habib Kibangou

En Éthiopie, sur une superficie totale de 1 172 127 km² pour une population d’environ 113 millions d’habitant·e·s,le Tigré n’occupe que 50 000 km², pour 6 millions d’habitant·e·s. Malgré sa petite taille, cette région du Nord – sur un total de dix provinces – partage sa frontière avec l’Érythrée (indépendante en 1993) et le Soudan du Sud (indépendant en 2011). 

Les relations entre le Tigré et l’Érythrée sont marquées tantôt par des coalitions d’intérêt[i], par exemple lorsqu’il fallait chasser militairement Mengistu Hailé Mariam[ii], tantôt par une « politique de l’inimitié » – pour reprendre le titre d’un livre d’Achille Mbembe[iii] –, comme lorsque l’armée érythréenne est venue à la rescousse du gouvernement fédéral éthiopien pour combattre les forces tigréennes avec cette crise qui dure depuis neuf mois. 

Au début du conflit, l’envoi des roquettes par les combattants tigréens vers le territoire érythréen justifiait alors la présence érythréenne aux côtés du gouvernement fédéral éthiopien. Si, dans un premier temps, le gouvernement éthiopien rejetait ces accusations, il finira par reconnaître la présence de l’armée érythréenne sur le sol tigréen en conséquence des pressions de la communauté internationale et des preuves apportées par les troupes tigréennes. Il ne faut pas non plus oublier la présence sur le sol tigréen d’un millier de réfugié·e·s érythréen·ne·s. Les relations entre le Tigré et le Soudan du Sud sont aussi marquées par une forme de solidarité. Au début de la guerre, on a vu des réfugié·e·s tigréen·ne·s fuir les affrontements et se diriger vers le voisin sud-soudanais, alors que l’armée tigréenne, appuyée par l’armée érythréenne, défendait son territoire contre les troupes fédérales. Militairement aguerrie, l’armée tigréenne va tenir tête à ses adversaires grâce à son expérience acquise durant des années à la commande de l’armée fédérale. En effet, le Tigré a joué un rôle non négligeable dans l’histoire du pays, notamment à travers le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) qui a régné pendant 27 ans (1991-2018). On peut affirmer, sans exagérer, que l’histoire contemporaine éthiopienne se confond en partie avec le FLPT, parti jadis dirigé par Meles Zenawi (1955-2012).

Meles : un leader charismatique? 

Ancien premier ministre (1995-2012), considéré comme « le leader africain le plus original et le plus intelligent de ces cinquante dernières années »[iv], Meles Zenawi est vu par certains comme un leader charismatique. Cet éloge est lié à son refus de tout « autoritarisme pur et dur » pour diriger un pays comme l’Éthiopie.[v] La mise en place d’un système « garantissant à tou[te]s – « nations, nationalités et peuples » – un haut degré d’autonomie interne, allant jusqu’au droit à l’autodétermination, et à l’indépendance »[vi] explique sans doute le refus de ce dirigisme. Avec la guerre du Tigré, sa région natale, Meles risque de se retourner dans sa tombe. En effet, tout porte à croire qu’il a emporté avec lui le secret d’une Éthiopie pacifique et unie. Meles savait en effet gérer les crises internes.[vii] Ainsi, on peut penser qu’il avait tellement mis la barre haute que ses successeurs immédiats n’ont pas été à la hauteur de la tâche! La question reste posée. Son décès en 2012 n’a pas ravagé l’Éthiopie grâce, notamment, à un transfert de pouvoir pacifique ayant abouti à la nomination de Hailémariam Desalegn[viii], moins charismatique que Meles, qui va diriger le pays du 20 août 2012 au 2 avril 2018. Au bout de six années de pouvoir, Desalegn est contraint à la démission à la suite de mouvements de protestation qui vont embraser l’Éthiopie et qui seront durement réprimés[ix] par les forces de l’ordre, causant au passage environ un millier de victimes. 

Après la disparition de Meles, il faut le souligner, le FLPT, garante de la sécurité nationale pendant près de trois décennies[x], perd peu à peu de son influence sur toute l’étendue du territoire éthiopien[xi]. Cette perte de prestige sera presque totale avec les rapports tendus entre le nouveau premier ministre Abiy Ahmed (entré en fonction le 1er décembre 2019, après la démission de son prédécesseur Desalegn) et certains leaders tigréens[xii]. Pour ces derniers, Abiy Ahmed n’était encore qu’un premier ministre de transition (ce qui, au fond, n’était pas faux) qui devait être confirmé à son poste par des élections démocratiques. 

Abiy Ahmed : un leader ambitieux?

Désireux de conquérir le cœur de ses concitoyen·ne·s, le nouveau premier ministre voulait partir sur de nouvelles bases, notamment avec la création d’un grand parti de coalition, d’où la dissolution du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) – dirigée d’abord par Meles jusqu’à sa mort, puis par Desalegn ensuite – et la création du Parti de la Prospérité. Alors que la coalition dirigée par Meles réunissait quatre partis[xiii] (le Mouvement national démocratique Amhara, le Front de libération du peuple du Tigré, le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie et l’Organisation démocratique des peuples Oromo), la nouvelle coalition en compte huit : le Mouvement national démocratique Amhara (MNDA), le Parti démocratique national Afar (PDNA), le Front unité démocratique du peuple de Benishangul-Gumuz (FUDPBG), le Parti démocratique populaire de Somali (PDPS), le Mouvement démocratique populaire Gambela (MDPG), la Ligue nationale Hareri (HNL), le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE) et l’Organisation démocratique des peuples Oromo (ODPO). Toutefois, si le FLPT était présent dans la coalition de quatre, il a refusé de faire partie de la coalition de huit. Ce refus témoigne de la discorde entre Abiy Ahmed et les leaders du Tigré qui va prendre une tournure grave lorsque les autorités fédérales vont – officiellement à cause de la pandémie – repousser à trois reprises la date des élections contre le gré des autorités régionales tigréennes. Puis, celles-ci vont décider d’organiser, contre la volonté du gouvernement fédéral éthiopien, les élections auxquelles vont participer deux millions de votant·e·s. Cette décision tigréenne d’organiser des élections de façon unilatérale est à la base de la guerre du Tigré.

Dans le but de punir les autorités tigréennes et de rétablir l’ordre, les forces armées éthiopiennes lancent une attaque contre les forces tigréennes le 4 novembre 2020. Cette guerre, qui devait durer deux semaines, en est à son neuvième mois et a déjà fait des milliers de victimes[xiv], rendant fragile la paix dans la sous-région. Ainsi, Abiy Ahmed, qui a remporté un Nobel le 11 octobre 2019, ne fait pas honneur à ce prix prestigieux, et mérite encore moins de recevoir un prix Nobel de la paix. Si l’ambition de la nouvelle coalition d’Abiy Ahmed était de mettre fin à une organisation ethnolinguistique des partis politiques, rien ne prouve qu’il va y arriver. De « père oromo et de mère amhara »[xv], il est difficile de penser qu’il n’aura pas le soutien de ces deux groupes ethniques, si tant est que les hommes politiques s’appuient souvent sur leur base ethnique (ethnicisation) pour gagner des élections en Afrique en général. En Éthiopie, pays de plus de 80 groupes ethniques, les Oromos (population en majorité musulmane) et les Amharas (population en majorité chrétienne) représentent respectivement 40 % et 27 % de la population, pour un total de 67 %. Vue sous cet angle, l’Éthiopie ne fait certainement pas exception. Toutefois, un point qui rapproche l’actuel premier ministre et ses adversaires tigréens est la religion : Abiy Ahmed est né de mère amhara de religion chrétienne orthodoxe, comme l’ensemble du Tigré, et de père oromo musulman. Mais, ce qui l’oppose au peuple tigréen n’est pas la croyance religieuse, mais plutôt la politique ou, plus précisément, une manière de faire de la politique. Ainsi, vu sous cet autre angle « le conflit actuel a de profondes racines ».[xvi] En effet, Debretsion Gebremichael, leader tigréen, aspirait déjà à devenir premier ministre du gouvernement fédéral. Malheureusement pour lui, le choix était porté sur le premier ministre actuel. En outre, les dirigeants tigréens reprochaient au premier ministre de ne pas leur avoir accordé la place qui leur revenait de droit,[xvii] ce qui va renforcer l’animosité entre les autorités tigréennes et le premier ministre du gouvernement fédéral. Cette animosité ne prendra pas fin avec la tenue des élections et la victoire de l’actuel premier ministre. 

Élections en temps de guerre et reprise de Mekele        

Après plusieurs reports dus à la pandémie et aux difficultés logistiques[xviii], à savoir la finalisation de l’enregistrement des électeur·rice·s, la formation du personnel électoral et l’impression et distribution de bulletins de vote[xix], le gouvernement éthiopien va tout de même organiser des élections en temps de pandémie, comme l’ont fait plusieurs autres pays sur le continent. D’abord fixées en mai 2020, ensuite au 29 août 2020, puis sine die, avant d’être confirmées pour le 5 juin 2021, celles-ci ont pu se tenir dans la plupart des régions du territoire le 21 juin 2021 – excepté certaines régions comme le Tigré et l’Oromia à cause des problèmes de sécurité – soit au total dans 78 sur 547 circonscriptions[xx]. Dans un cinquième des circonscriptions qui n’ont pas pu voter, les élections sont reportées du 6 au 30 septembre 2021. Entre-temps, le Parti de la prospérité d’Abiy Ahmed pouvait se réjouir d’avoir remporté 410 des 436 sièges dans les circonscriptions ayant voté. Malheureusement, la joie de la victoire va être écourtée par la reprise de Mekele (capitale du Tigré) par les combattants du FLPT, occasionnant l’arrestation des milliers de combattants de l’armée fédérale : une vraie humiliation pour le prix Nobel de la paix. Chose curieuse, les autorités fédérales vont décider de façon unilatérale la cessation des hostilités, décision que les autorités provinciales tigréennes vont rejeter. 

Refus de dialoguer 

Face aux appels au dialogue de la part de la communauté internationale, Abiy Ahmed oppose une fin de non-recevoir. La liste des victimes de cette crise, qu’on aurait pu éviter, ne fait que s’allonger, alors que le pouvoir fédéral incite les jeunes éthiopien·ne·s à rejoindre les rangs de l’armée pour mettre à genoux les combattants tigréens plus aguerris et davantage expérimentés. Allons-nous assister à une guerre qui menace l’intégrité de l’Éthiopie? La question se pose de plus en plus. C’est le cas de cet appel d’une dizaine d’intellectuel·le·s africain·e·s[xxi] dont Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Elleni Centime Zeleke, Godwin Murunga, Boubacar Boris Diop, Achille Mbembe, Jimi O. Adesina, Ato Sekyi-Otu, Felwine Sarr, Anne-Marie Bryan et Imraan Coovadia, pour ne citer que ceux·elles-là. Aussi, écrivent-il·elle·s en substance : « Nous sommes profondément bouleversé[e]s par la guerre civile en cours en Éthiopie – que certains qualifient de conflit interne régionalisé, étant donné le rôle joué par l’[É]rythrée dans ce conflit. Nous constatons avec consternation que les protagonistes du conflit ne sont plus seulement les [F]orces de défense du Tigré [FDT] et les [F]orces de défense nationale éthiopiennes [FDNE], ainsi que les forces spéciales d’Amhara, mais aussi l’[A]rmée de libération oromo d’un côté et, de l’autre, les forces spéciales de plusieurs autres régions, ainsi que de conscrits ».[xxii] Ces intellectuel·le·s s’inquiètent donc de la multiplication des protagonistes dans ce conflit qui risque de dévaster le pays entier, si ce n’est toute la région de l’Afrique de l’Est. De surcroît, il·elle·s déplorent le rôle de l’Union africaine à cause de son manque d’engagement dans cette guerre qui prend de plus en plus des proportions inquiétantes. Conscient·e·s donc de la gravité de cette crise, la réponse que propose cette dizaine d’intellectuel·le·s est avant tout une solution politique plutôt que militaire. 

L’appel de ces intellectuel·le·s est louable, même s’il tombe neuf mois après le début du conflit. Mais, comme on le dit si bien : Mieux vaut tard que jamais! Cet appel devrait aussi placer les Éthiopien·ne·s de toutes conditions devant leurs responsabilités. En même temps, il ne devrait pas nous faire perdre de vue l’histoire de ce pays, marquée par des problèmes ethniques et d’intégration. 

Problèmes ethniques et échec de l’intégration : et si l’histoire se répétait? 

« Faute d’une politique imaginative de construction nationale et d’intégration, les dirigeants de l’Éthiopie impériale, comme ceux de l’Éthiopie révolutionnaire, décidèrent alors le maintien de l’unité par la force, ce qui provoqua une dissidence des nationalismes et des résistances armées. »[xxiii] Cette remarque judicieuse d’Abbas Haji est encore d’actualité, comme si l’histoire encore une fois se répétait. En effet, un regard sur l’histoire récente de ce pays indique que chaque régime a eu à gérer toute forme de tension, de rébellion, voire de dissidence. Donc, les années 1970 sont marquées par la famine dans le Wollo, par l’instabilité politique ayant conduit à la mise à l’écart du roi Hailé Sélassié en 1974, à l’enlèvement de ce dernier au palais du « Vieux Guébi » le 12 septembre 1974[xxiv], puis à son assassinat par étouffement le 27 août 1975 par un régime militaire brutal et violent, le Derg (nom issu de la langue ecclésiastique ge’ez et qui signifie « comité »), à la tête duquel se trouvait Mengistu Hailé Mariam[xxv]. Début 1976, le Derg mettra fin à la monarchie avant de procéder à une purge qui fera de nombreuses victimes, notamment son président, Teferi Bante, liquidé par Mariam pour divergence de points de vue et rivalité interne. De plus, cette instabilité au sommet de l’État va être compliquée par l’invasion de la province de l’Ogaden par le président somalien Syad Barré. À la demande de Mariam, cette attaque sera neutralisée par l’Éthiopie avec l’intervention de l’Union soviétique. Cette large victoire éthiopienne va marquer le passage du pays au communisme avec une gestion malheureusement désastreuse[xxvi]. Une rébellion en partie tigréenne (FLPT) et érythréenne va mettre fin au régime militaire en 1991. « C’est de cette situation dont hérite alors le Front révolutionnaire et démocratique des peuples d’Éthiopie »[xxvii], au pouvoir de 1991 à 2018, avec un intermède non négligeable : la fin d’une période de transition (août 1995) qui correspond à l’avènement de la République fédérale démocratique d’Éthiopie sur la base de la Constitution de 1994. Cette constitution reconnaît une large autonomie aux États et octroie des pouvoirs aux différents groupes ethniques avec un système presque parlementaire où le premier ministre a les pleins pouvoirs[xxviii]. « Mais dans les faits, cette promesse d’autonomie a tourné court, et l’opposition a été mise au pas, voire tout simplement démantelée »[xxix]. Seraient-ce ces mêmes pleins pouvoirs qui auraient amené le prix Nobel de la paix à déclarer la guerre au Tigré? Cette question mérite d’être approfondie. Selon certain·e·s spécialistes, les différents régimes ne s’y sont pas souvent pris de la meilleure des manières. Selon Abbas Haji, « Les tentatives d’intégration à l’Empire de sociétés extrêmement hétérogènes au regard des valeurs et de la culture de la classe dirigeante, se sont soldées par un échec; elles restent à l’origine des conflits politiques actuels. »[xxx]

Conclusion 

La situation au Tigré laisse tout de même perplexe quant à sa gravité et à l’ampleur des conséquences, sans oublier ses zones d’ombre. Quid des intellectuel·le·s et autres forces vives de la fédération éthiopienne? Voilà autant d’interrogations qui peuvent aider à appréhender de manière générale la situation sociopolitique en Éthiopie et, en particulier, au Tigré. À tous points de vue, cette guerre aux accents multiples reste une guerre des idées, une guerre armée, ethnique et peut-être aussi idéologique. Elle révèle en partie le problème d’un pays en mal d’intégration et de construction nationale. 

La construction d’un État national et la politique d’intégration doivent permettre à tou·te·s les Éthiopien·ne·s – toutes ethnies confondues – de s’enrichir mutuellement en puisant dans leurs différentes traditions. 

La guerre du Tigré a montré que l’Éthiopie n’a pas fait honneur à son hymne national « Wedefit Gesgeshi Woude Enat Ytyopa », traduit en français par « Marche vers l’avant, chère Mère Éthiopie ». Bien au contraire, elle a fait plusieurs pas en arrière. Mais, va-t-elle vite rebondir? Nous osons l’espérer… 

crédit photo : flickr:/Martha de Jong Lantink


[i] Duteuil, M. (s. d.). Pouvoir militaire et tradition impériale. Autrement Monde, nº 2, p. 90.

[ii] Chef d’État éthiopien de 1977 à 1991.

[iii] Mbembe, A. (2016). Politique de l’inimitié. La Découverte.

[iv] Clapham, C. (2015, 25 septembre). 40 ans après la mort d’Hailé Sélassié, le décollage de l’Éthiopie. The Conversationhttps://theconversation.com/40-ans-apres-la-mort-dhaile-seliasse-le-decollage-de-lethiopie-46757

[v] Loc. cit. 

[vi] Loc. cit. 

[vii] Machulka, D. (2002, 24 mai). Les voies étroites d’un pays à l’équilibre fragile. Marchés tropicaux, p. 1083.

[viii] Clapham, C. op. cit.

[ix] Jeune Afrique. (2018, 15 février). Éthiopie : le Premier ministre Hailemariam Desalegn démissionne. https://www.jeuneafrique.com/531208/politique/ethiopie-le-premier-ministre-hailemariam-desalegn-demissionne

[x] De la chute de Mengistu Hailé Mariam en 1991 jusqu’au sixième anniversaire de mort de Meles en 2018.

[xi] Lafargue, F. (2020, 30 juin). L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? The Conversationhttps://theconversation.com/lethiopie-survivra-t-elle-en-2025-141183

[xii] Kinfe Dagnew, directeur de Metals and Engineering Corporation, a été arrêté pour corruption, alors que le chef d’état-major Samora Yunis s’est vu écarté de son poste.

[xiii] Lafargue, F. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? op. cit.

[xiv] DW News. (2021, 14 août). Escalating Tigray conflict poses threat to whole East African region | DW News [vidéo]https://youtu.be/a_a7d1qgQ6I

[xv] Lafargue, F. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? op. cit.

[xvi] Lafargue, F. (2020, 2 décembre).  Tigré : tombeau de l’Éthiopie? The Conversation https://theconversation.com/tigre-tombeau-de-lethiopie-151082

[xvii] Lafargue, F. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025? op. cit.

[xviii] AFP. (2021, 24 août). Élections en Éthiopie : nouveau report du scrutin dans plusieurs régions. VOAhttps://www.voaafrique.com/amp/elections-en-ethiopie-nouveau-report-du-scrutin-dans-plusieurs-r%C3%A9gions-/6013813.html

[xix] France 24. (2021, 15 mai). En Éthiopie, les législatives reportées sine die pour raisons logistiques. https://amp.france24.com/fr/afrique/20210515-en-%C3%A9thiopie-les-l%C3%A9gislatives-report%C3%A9es-sine-die-pour-raisons-logistiques

[xx] BBC. (2021, 18 juin). Élections 2021 en Éthiopie : ce qu’il faut savoir. https://www.bbc.com/afrique/region-57483273.amp

[xxi] https://www.jeuneafrique.com/1222855/politique/appel-des-intellectuels-africains-pour-une-action-urgente-en-ethiopie/

[xxii] Loc. cit.

[xxiii] Abbas Haji, L’État et les crises d’intégration nationale en Éthiopie contemporaine. Travaux et documents n° 37. Programme Afrique australe de la maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine. Talence : Centre d’étude d’Afrique noire/Institut d’études politiques de Bordeaux, 1993, résumé.

[xxiv] Duteuil, M. op. cit. p. 86.

[xxv] Machulka, D. op. cit.

[xxvi] Loc. cit.

[xxvii] Ibid., p. 1084.

[xxviii] Loc. cit.

[xxix] Clapham, C. op. cit.

[xxx] Abbas Haji, L’État et les crises d’intégration nationale en Éthiopie contemporaine. Travaux et documents n° 37. Programme Afrique australe de la maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine. Talence : Centre d’étude d’Afrique noire/Institut d’études politiques de Bordeaux, 1993, p. 3.