Misères et splendeurs des monnaies virtuelles : entrevue avec un investisseur Bitcoin

Misères et splendeurs des monnaies virtuelles : entrevue avec un investisseur Bitcoin

Cette entrevue réalisée en octobre 2017 vise à éclairer le phénomène de l’émergence des monnaies virtuelles, en accordant une attention particulière aux prémisses idéologiques qui ont favorisé le développement du bitcoin en tant que devise mondiale, détachée de toute affiliation gouvernementale et destinée à demeurer disponible en quantité limitée. Jamie Robinson, qui a fondé en 2012 la compagnie QuickBT Processing Inc. afin de faciliter l’acquisition sécuritaire de cette monnaie sur le marché canadien, explique ici les difficultés auxquelles font face les promoteurs du bitcoin dans leur tentative de s’implémenter sur le marché canadien.

Plus généralement, les campagnes d’intimidation dont il a fait l’objet de la part des banques avec lesquelles il a fait affaire nous invitent à nous interroger sur les limites auxquelles se heurtent les tentatives de renouvellement du système économique lui-même, dont les grands conglomérats sont peu susceptibles de favoriser l’émergence de véritables compétiteurs. Son intervention laisse peu de doutes quant à la capacité que pourraient avoir les cryptomonnaies de remplacer les institutions bancaires actuelles dans un avenir rapproché.

Miruna Craciunescu : En quoi consistent tes activités et comment es-tu entré sur le marché du bitcoin?

Jamie Robinson : Cela faisait plusieurs années que je créais des compagnies en ligne. J’ai découvert les bitcoins autour de 2012-2013, et je me suis rapidement aperçu qu’il était très difficile d’en acheter. J’ai décidé de créer un site web permettant de faciliter le processus d’achat partout au Canada, principalement pour initier les Canadien·ne·s au marché des bitcoins pour la première fois. La limite d’achat est basse, elle est fixée à un maximum de 200 $ par personne par jour. Ce compromis nous permet de faire en sorte que l’achat des bitcoins est beaucoup plus facile. Depuis 2013, la compagnie fonctionne très bien, même si les institutions financières en place ne nous ont pas facilité la vie… Mais le gouvernement canadien a manifesté son soutien à ce secteur d’activités à plusieurs reprises, en produisant des communications officielles, à propos du système d’imposition du bitcoin par exemple. Il importe d’avoir des règles d’imposition claires pour s’assurer de la légalité d’un commerce, pour qu’il soit officiellement reconnu.

MC : Si j’ai bien compris, ton site web est seulement accessible aux Canadien·ne·s?

JR : On peut y accéder partout dans le monde, mais pour effectuer un achat, les utilisateurs et utilisatrices doivent donner un numéro de téléphone canadien sur lequel ils reçoivent un code de confirmation sous la forme d’un message texte. Cela permet de vérifier qu’ils et elles se trouvent bien au Canada.

MC : Mais vous ne demandez pas un numéro de passeport qui confirme la citoyenneté canadienne?

JR : Non. Nous avons suivi les recommandations prodiguées par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada. Ces règlements font en sorte qu’il est difficile d’effectuer des transactions en ligne de plus de 1000 $. En fixant la limite d’achat à 200 $, nous n’avons pas besoin de vérifier l’identité des utilisateurs et utilisatrices du site web, et cela facilite le processus d’achat. Cela permet également de rassurer ceux et celles qui ne voudraient pas inscrire des informations confidentielles à ce type de plateformes financières, comme leur numéro de passeport ou une copie de leur permis de conduire.

MC : Tu as dit que le gouvernement du Canada a manifesté son soutien aux entreprises Bitcoin? De quelle manière?

JR : Cela s’est surtout effectué à travers des rapports officiels, de la part de l’Agence de revenu du Canada par exemple. Les bitcoins sont des investissements comme les autres, soumis à un taux d’imposition semblable à celui de n’importe quelle transaction boursière, ce que le gouvernement a clarifié dans les dernières années. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, qui est chargé d’investiguer les transactions douteuses et de combattre les réseaux financiers illicites servant par exemple à financer des activités terroristes ou le commerce de drogues, surveille également l’activité de commerces comme le nôtre, c’est-à-dire spécialisés dans l’achat ou dans la vente de devises, d’argent ou de monnaies. On appelle cela des entreprises de services monétaires (EMS), un terme qui regroupe plusieurs activités telles que les opérations de change, les transferts de fonds, l’encaissement ou la vente de mandats. Toutes les EMS canadiennes doivent s’enregistrer auprès de cet organisme. Le problème, c’est que les trois catégories existantes d’EMS ne prévoyaient pas l’existence de cryptomonnaies, ou de commerces spécialisés dans la vente ou dans l’achat d’argent virtuel. Dans le budget de 2015, le gouvernement fédéral a inclus une quatrième catégorie qui correspond à ces activités. Dans l’ensemble, ces deux actions ont grandement contribué à rassurer les investisseurs et investisseuses sur la légalité de ce commerce.

MC : Tu as également mentionné que le gouvernement a protégé ton site web des activités d’un pirate informatique?

JR : Il s’agissait en vérité du FBI. Notre site web a été protégé contre un vol et la personne en question a été arrêtée.

MC : Tu mentionnes que les institutions financières existantes ne voient pas d’un bon œil des commerces comme le tien, à la différence du gouvernement fédéral, qui est plus ouvert à l’existence d’un marché de monnaies virtuelles sur le territoire canadien. J’imagine que les banques canadiennes te voient comme un compétiteur et qu’elles sont réticentes à t’offrir leurs services. Y a-t-il une loi au Canada qui obligerait les banques à offrir leurs services à tout le monde?

JR : Le gouvernement n’est pas encore intervenu à ce niveau. Tu as raison pour ce qui est de la réticence des banques à faire affaire avec des EMS spécialisées dans la vente et dans l’achat de cryptomonnaies : nous sommes des concurrents. Et, comme tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin, j’ai beaucoup de difficulté à maintenir un compte personnel ou un compte d’entreprise. Les banques canadiennes ont décidé, de façon unilatérale, qu’elles n’allaient pas faire affaire avec les compagnies de cryptomonnaies. Il n’y a aucune information publique à ce sujet. Chez Desjardins, une note à l’interne le disait très clairement en octobre 2017, informant toutes les succursales : ne faites pas affaire avec les investisseurs et investisseuses Bitcoin. Aussitôt que la banque soupçonne qu’un client ou une cliente possède un commerce Bitcoin, une lettre lui est envoyée l’informant que son compte sera fermé et qu’il ou elle doit transférer l’ensemble de ses avoirs dans une autre institution bancaire.

MC : Si j’ai bien compris, Desjardins n’est pas la seule institution bancaire à adopter cette politique?

JR : Non. Ça m’est arrivé avec beaucoup de banques. Parfois, la décision intervient très rapidement, dans l’espace de quelques semaines. D’autres fois, ça prend plus de temps. Par exemple, je suis parvenu à garder un compte TD pendant trois ans. Puis, sans prévenir, un département haut placé décide qu’ils ne veulent plus m’offrir leurs services à l’avenir, et depuis, j’ai été banni de TD à vie, ce qui est une forme d’intimidation particulièrement efficace pour les commerces de petite et moyenne taille. En adoptant cette stratégie, les banques contribuent naturellement à dissuader ceux et celles qui veulent investir dans les cryptomonnaies, dans la mesure où tous les entrepreneurs qui s’occupent de la vente et de l’achat de ces devises risquent de se faire exiler personnellement de toutes les banques canadiennes. C’est un comportement anti-compétitif qui ralentit considérablement l’entrée du Canada dans le marché des cryptomonnaies.

MC : Tu as essayé d’entrer en communication avec ces banques?

JR : Oui. Elles sont complètement fermées au dialogue. La fermeture du compte est finale et sans appel. Elles ne fournissent aucune explication.

MC : À ton avis, quelle est l’explication officielle que les banques pourraient donner pour justifier ce type de comportements?

JR : La Loi sur les banques (1991) soumet les institutions bancaires à un ensemble de régulations qui les oblige à surveiller les activités de leurs clients et clientes pour s’assurer qu’ils et elles ne se livrent pas à des commerces illicites. La circulation de cryptomonnaies génère souvent des craintes à ce sujet – à tort dans le cas des bitcoins, dont les transactions sont retraçables en tout temps. La volatilité des cryptomonnaies constitue un autre motif qui est souvent évoqué. Étant donné qu’il s’agit d’un secteur d’activité à haut risque, les banques ne veulent pas compromettre leur licence bancaire en faisant affaire avec des clients spécialisés dans ce type de commerce.

MC : Et d’un point de vue légal, tu as dit que le gouvernement n’a pas encore adopté de mesures pour prévenir ce type de comportement de la part des institutions bancaires?

JR : J’ai contacté le Bureau du surintendant des institutions financières de l’Ontario pour l’informer de ces problèmes, je n’ai pas encore reçu de réponse. Mais je crois que le gouvernement pourrait intervenir pour protéger les entreprises de cryptomonnaie un peu comme il protège les caisses populaires avec la Loi sur les caisses d’épargne et de crédit de 1988. Il devrait modifier la Loi sur les banques de 1991 pour garantir un accès équitable aux services bancaires à tout le monde. Autrement, étant donné qu’elles détiennent le monopole des activités financières, les banques peuvent décider d’éliminer leurs compétiteurs.

MC : Et j’imagine qu’une compagnie comme la tienne a besoin d’un compte bancaire traditionnel pour poursuivre ses activités?

JR : Lorsqu’ils achètent des bitcoins à partir de notre plateforme, nos client·e·s paient avec leur carte débit, et la somme est transférée de leur compte chèques ou de leur compte épargne jusqu’à notre compte d’entreprise. Les institutions bancaires traditionnelles constituent donc un intermédiaire d’un côté comme de l’autre.

MC : Il n’y aurait pas de possibilité de contourner cet intermédiaire?

JR : Pour l’instant, non. Interac est un système direct et décentralisé, ouvert aux cryptomonnaies, mais il faut quand même déposer l’argent dans un compte chèques, même si les transactions ne s’effectuent pas à travers un réseau bancaire.

MC : Et tu crois que les banques exploitent cet avantage pour freiner la croissance du marché des monnaies virtuelles?

JR : Leurs décisions manquent de transparence, mais il s’agit évidemment d’une spéculation de ma part lorsque je dis que leur mode de fonctionnement reflète une attitude hostile à la compétition. Mais elles se trouvent dans une situation de conflit d’intérêts, et si ces institutions voulaient réellement s’assurer de respecter la Loi sur les banques, au lieu de fermer systématiquement tous les comptes des investisseurs et investisseuses Bitcoin, elles ouvriraient un rapport d’enquête sur leurs activités, elles ne seraient pas aussi hostiles au dialogue…

MC : C’est pour cela que tu considères qu’il s’agit de tactiques d’intimidation. Le gouvernement devrait intervenir pour protéger les entrepreneurs.

JR : Cette attitude de la part des banques est aussi dommageable pour l’économie canadienne. L’indice boursier de Toronto est une référence sur le plan international, et son marché financier peut entrer en compétition avec celui de la Bourse de New York par exemple, mais pour maintenir cette avance, le Canada doit être ouvert à l’innovation et au développement de nouvelles ressources financières. Le pire, c’est que les banques canadiennes ont des départements entiers consacrés à la recherche et au développement de cryptomonnaies comme les bitcoins : cette recherche existe, et il est probable que les banques se mettent à offrir ces services d’investissement très bientôt. Seulement, si c’est le cas, au lieu de constituer une solution de rechange aux plateformes financières traditionnelles, les cryptomonnaies seront simplement intégrées au système monétaire actuel.

MC : Mis à part Desjardins et TD, ça t’est arrivé avec combien de banques?

JR : La première a été la Banque de Montréal. En 2014, j’ai ouvert un second compte à la CIBC parce que certain·e·s de mes client·e·s avaient des problèmes avec leur banque : on menaçait de fermer leur compte bancaire s’ils continuaient à acheter des bitcoins. À la CIBC, je me suis renseigné. J’ai été très transparent dans mes démarches, j’ai même parlé à la vice-présidente responsable des petites compagnies pour m’assurer que cette banque n’avait aucun problème avec les bitcoins. Les employés n’avaient pas l’air de comprendre pourquoi il pourrait y avoir un problème… J’avais déjà commencé à effectuer une transition vers la CIBC quand la Banque de Montréal m’a envoyé une lettre pour m’annoncer qu’ils allaient fermer mon compte d’entreprise. Une semaine plus tard, la CIBC m’a annoncé que j’avais soixante jours pour fermer mon compte, et c’est là que je me suis tourné vers TD Canada Trust. À TD, j’ai adopté une autre stratégie, j’avais seulement un compte chèques, je ne me suis pas manifesté d’aucune manière pour éviter d’attirer l’attention. Trois ans plus tard, j’ai reçu la même lettre m’annonçant qu’« après une enquête approfondie » [careful review], ils avaient décidé de fermer mon compte. Mais il n’y a pas eu d’enquête, du moins à ma connaissance, ils n’ont jamais essayé d’entrer en communication avec moi…

MC : Crois-tu que les cryptomonnaies pourraient en venir à remplacer entièrement les institutions bancaires?

JR : La poste n’a pas disparu depuis la création des courriels, mais son fonctionnement a dû s’adapter aux nouvelles réalités imposées par l’explosion du marché des télécommunications. Ce serait la même chose pour les banques. Elles perdraient potentiellement une grande partie de leurs profits si leur clientèle se tournait massivement vers les cryptomonnaies. Les frais de transaction, les frais annuels… tout cela, ça n’existe pas dans le marché des bitcoins.

MC : Cela m’amène à une question que je voulais te poser un peu plus tôt. De manière générale, quel est l’avantage des bitcoins par rapport aux institutions financières traditionnelles? Pour l’instant, l’insertion dans ce marché peut comporter des risques importants auxquels on ne s’expose pas en ayant un compte chèques en devises canadiennes, par exemple. Les gens qui possèdent des bitcoins n’ont aucune garantie que le prix auquel ils et elles les ont achetés demeurera stable. Aucun gouvernement ne régule leur valeur ou leur fluctuation.

JR : Pour moi, l’avantage quand j’investi, c’est que je sais combien de bitcoins sont en circulation, et combien il y en aura à l’avenir. La production des bitcoins est régulée par des calculs mathématiques fixes. En ce moment, leur nombre s’élève à peu près à 16 millions, et il y aura, en tout, environ 21 millions de bitcoins en circulation dans le monde. Le chiffre lui-même est arbitraire, mais en ce moment, on ne sait pas combien d’argent canadien est en circulation dans le monde, comme cette information n’est plus accessible au public, et je n’ai aucune idée combien de trillions de dollars seront imprimés dans ma vie.

MC : Donc le marché des bitcoins est plus transparent.

JR : Oui, et une fois que tu es déjà dans le marché des bitcoins, c’est comme avoir une adresse courriel : il n’y a plus d’intermédiaire. Tu peux envoyer des courriels à qui tu veux, et il n’y a pas de coûts ou de limite associés au nombre de courriels que tu peux envoyer. Ce n’est pas le cas actuellement avec les transactions monétaires à travers le monde.

MC : La possession de bitcoins peut soulever des problèmes de sécurité par contre. Sur un plan personnel, en pouvant y accéder aussi rapidement et de manière directe, c’est comme si un·e millionnaire se promenait toujours avec tout son argent sur lui ou sur elle. Il y a aussi des problèmes de piratage, on peut potentiellement s’exposer à des vols virtuels, et aucune assurance ne permet de récupérer son argent.

JR : Il faut conserver ses codes d’accès quelque part pour avoir accès à ses bitcoins, et le premier problème qui se pose concerne évidemment l’endroit où on entrepose ces codes. S’ils sont sur des réseaux informatiques, il faut savoir les protéger des pirates; s’ils sont imprimés quelque part sur une feuille, il faut la conserver dans un coffre-fort, ou dans une banque… Tu peux diviser les codes d’accès en sept et les entreposer dans des endroits différents, et décider par exemple qu’il t’en faut quatre sur sept, ou bien sept sur sept, pour avoir accès à ton compte. Mais même quelqu’un·e qui prend toutes les précautions nécessaires pour sécuriser ses codes peut potentiellement s’exposer à des attaques personnelles de la part d’un criminel, ou d’un groupe criminel, qui chercherait à extorquer ces fonds.

MC : Autrement dit, ceux et celles qui achètent sur ton site web sont responsables de protéger leurs propres bitcoins. Une fois la transaction effectuée, tu n’assumes aucune responsabilité de ce côté-là.

JR : Exact. Personnellement, je ne garde presque aucun bitcoin sur QuickBT, parce que des pirates informatiques tentent constamment de craquer mes codes. Pour procéder à la transaction, les acheteurs et acheteuses doivent d’abord télécharger leur portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui est exempt de virus, ou sur un téléphone intelligent. Les iPhones constituent une option excellente, ils permettent de générer un numéro de compte Bitcoin, et on peut l’inscrire quelque part sur une feuille de papier, c’est sécuritaire.

MC : Ça, ce sont des problèmes qui concernent plutôt les investisseurs et investisseuses qui possèdent beaucoup de bitcoins ou les client·e·s de ton site?

JR : Sur mon site, c’est arrivé très rarement, peut-être une fois ou deux fois, que des clients ou des clientes se soient créé·e·s un portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui avait un virus. Lorsque QuickBT a transféré les bitcoins sur leurs ordinateurs, ils et elles ont immédiatement perdu ce qu’on leur avait transféré, et contrairement à une banque, on ne peut pas les rembourser en cas de fraude. Les clients et clientes peuvent toujours décider d’entreposer leurs bitcoins dans des banques, car il y a des banques qui offrent ces services, mais on perd dans ce cas une grande partie des avantages liés aux cryptomonnaies.

MC : Est-ce que tous les bitcoins possèdent la même valeur? Ou y a-t-il des fluctuations à l’intérieur de ce système? Tu as mentionné que tous les bitcoins conservent en mémoire l’ensemble des transactions qu’ils ont effectué. Si jamais on entre en possession d’un bitcoin qui a servi précédemment à des transactions illégales, ou qui a été piraté, est-ce que cela contribue à le dévaluer?

JR : Toutes les transactions sont du domaine public et sont liées les unes aux autres à travers la cryptographie. Mais il y a plusieurs moyens d’obscurcir ces voies. Les acheteurs et acheteuses acquièrent seulement la dernière partie d’un bitcoin, celui qui lie les deux dernières transactions les unes aux autres. Ils et elles ne possèdent pas de numéro de série de leur bitcoin en particulier. Les bitcoins peuvent se mélanger les uns aux autres. Par exemple, si dix individus envoient un bitcoin ou une partie d’un bitcoin dans le même compte presque en même temps, et qu’après le propriétaire du compte effectue un transfert, on ne sait pas lequel de ces dix bitcoins a été transféré à ce moment-là. C’est un moyen de « blanchir » les bitcoins en quelque sorte, comme un blanchiment d’argent. La différence, c’est que ça fonctionne uniquement avec des petites sommes. Les grosses sommes sont faciles à retracer : si 100 bitcoins sont envoyés dans un compte en même temps et qu’ils repartent rapidement, cela se remarque. La police peut interroger les propriétaires de ces plateformes Bitcoin et leur demander le numéro du compte qui a effectué ce genre de transactions.

MC : Donc c’est comme ça que les pirates informatiques peuvent profiter du système Bitcoin, même si en théorie, les bitcoins sont entièrement retraçables.

JR : Oui, quelqu’un·e peut transférer un bitcoin volé dans plusieurs comptes, puis le retirer à un distributeur automatique. Mais encore une fois, tout est retraçable, donc si une enquête est en cours sur une activité de piratage informatique, ou sur une transaction illégale, ce n’est pas le meilleur moyen d’échapper à des poursuites judiciaires. Et cela vaut aussi pour l’évasion fiscale.

MC : Parfait. Y a-t-il quelque chose d’autre que tu aimerais dire au lectorat, à propos de cette industrie?

JR : Cette technologie est extrêmement complexe, mais d’une certaine façon, miraculeuse. Il ne faut pas sous-estimer les possibilités sur lesquelles elle peut déboucher. On ne devrait pas chercher à mettre un terme à cette technologie parce que les cryptomonnaies peuvent déstabiliser notre système financier actuel. C’est un système beaucoup plus égalitaire. En général, les gens qui paient le plus de frais bancaires annuels sont aussi ceux et celles qui ont les plus faibles revenus : 20 $ à 30 $ par mois, c’est un montant élevé pour les familles en situation financière précaire.

MC : Et il n’est pas nécessaire d’acheter un bitcoin entier pour entrer dans ce marché?

JR : Non, en effet. Le prix des bitcoins s’élève en ce moment à 5500 $ CA [le 5 octobre 2017], mais tu peux acheter 5 $ de bitcoins par exemple. Tout ce dont tu as besoin pour entrer dans le marché, c’est un téléphone intelligent et un accès à Internet. Ce n’est pas un système basé sur la permission ou l’obligation de l’utiliser…

MC : Et il semblerait que les économies émergentes soient les premières à profiter de ce système?

JR : Ici, on tient pour acquis que l’on peut posséder un compte bancaire, que nos investissements ou nos avoirs sont sécurisés, mais ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays où la devise locale est extrêmement volatile ou pour beaucoup de gens qui n’ont pas d’identité à proprement parler. Il faut être en règle avec ses papiers pour pouvoir ouvrir un compte bancaire, il faut posséder des documents légaux… cela empêche toute une couche de population issue de milieux défavorisés de sécuriser leurs avoirs, d’épargner ou d’investir pour ouvrir une petite entreprise, parce que cela les oblige à utiliser uniquement de l’argent comptant. Quelqu’un·e qui connaîtrait les codes d’accès à son compte Bitcoin aurait accès à de l’argent virtuel en tout temps, qui serait difficile à voler.

MC : Et plusieurs devises étrangères sont plus volatiles que les cryptomonnaies.

JR : Le Zimbabwe est un très bon exemple. En 2008, l’hyperinflation avait atteint des niveaux astronomiques parce que le gouvernement n’arrêtait pas d’imprimer de la monnaie, qui ne valait plus rien. Mais pour les personnes à faible revenu, les cryptomonnaies constituent également une plateforme financière intéressante dans un pays stable comme le Canada, où les clients et clientes bancaires qui paient proportionnellement les frais les plus élevés sont précisément ceux et celles qui souffrent de précarité économique.

MC : Mais il n’y a pas de carte de crédit dans le système Bitcoin.

JR : Bitcoin est un système ouvert. Pour l’instant, personne n’a encore créé la technologie ou les institutions qui permettraient de lier des bitcoins à un système de crédit, mais théoriquement, n’importe qui pourrait l’ajouter au protocole existant. Les nouveaux services bancaires qui seront créés dans les prochaines années devront pouvoir rivaliser avec le marché des cryptomonnaies. Si les banques décident de charger des frais mensuels pour sécuriser des bitcoins, comme c’est le cas en Suisse par exemple pour une banque fédérale qui génère elle-même les numéros de compte Bitcoin de ses clients, ces institutions financières devront offrir des services supplémentaires à leur clientèle, qu’elle ne pourrait pas se procurer par elle-même.

MC : Seulement, il faut que les utilisateurs et utilisatrices aient confiance dans la valeur intrinsèque des cryptomonnaies pour investir dans ce secteur financier.

JR : C’est aussi le cas avec le système actuel. En elle-même, notre devise n’a pas davantage de valeur intrinsèque que l’or ou tout autre objet qui ferait office de monnaie.

MC : L’étymologie du mot « crédit » illustre bien ce concept. Credo : je crois…

JR : Toutes les institutions bancaires fonctionnent selon un système de confiance. La valeur du dollar canadien provient essentiellement du fait que les Canadiens et Canadiennes utilisent leur devise nationale sur une base quotidienne, ce qui est normal, puisqu’il n’y a pas vraiment de solution de rechange sur notre territoire… Si notre devise commençait à se dévaluer, comme ça peut arriver avec toutes les monnaies – on prédit depuis longtemps l’arrivée d’un nouvel effondrement des marchés boursiers, on n’est jamais vraiment sortis de la crise de 2008 –, alors il est probable que les Canadiens et Canadiennes se mettent à investir massivement dans les cryptomonnaies.

MC : Et en théorie, les bitcoins pourraient remplacer les devises nationales, même si la limite supérieure des bitcoins est fixée à 21 millions d’unités?

JR : Ces unités peuvent elles-mêmes être séparées en un système à 8 décimales. C’est un peu comme l’argent en espèces. Si tu effectues un retrait à la banque, tu peux demander de le recevoir en billets de 5, 10, 20, 100 $… Actuellement, la plus petite unité s’appelle le satoshi. Elle porte le nom de l’inventeur du bitcoin, et sa valeur équivaut à 0,000 000 01 bitcoin. Au jour le jour, si la plupart des transactions s’effectuaient en bitcoins, on calculerait en bitcents (cBTC). Sur mon site, actuellement on peut acheter au maximum 37 000 « bits », ce qui équivaut à 220 $.

MC : Mais le prix fluctue énormément.

JR : Durant les 52 dernières semaines, le prix du bitcoin a plafonné à 6300 $, alors qu’au plus bas, il était à 800 $.

MC : En une même année?

JR : Oui. C’est basé uniquement sur l’offre et la demande. Il n’y a aucun organisme qui régule le prix du bitcoin. Théoriquement, si tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin décidaient de vendre leurs devises, le prix pourrait chuter à 0.

MC : Donc ce n’est pas le meilleur moyen d’épargner dans l’immédiat.

JR : Pour minimiser le risque de perdre de l’argent, il vaut mieux avoir un horizon d’investissement de plusieurs années. Mais dans les dernières années, sa valeur a augmenté considérablement, beaucoup plus que celle de n’importe quelle devise nationale. C’est comparable à des actions cotées en cents [penny stock] pour ce qui est de la volatilité.

MC : Si une compagnie voulait effectuer ses transactions uniquement en bitcoins, cette volatilité constitue également un risque important…

JR : Oui, une compagnie chinoise qui achèterait 1000 machines à laver en utilisant des bitcoins évalués à 6300 $ perdrait de l’argent si, au moment de vendre les machines à laver, le prix des bitcoins avait chuté à 5500 $. C’est un des risques des cryptomonnaies. Mais il y a beaucoup d’avantages. En Chine justement, la circulation des devises est soumise à un contrôle très strict, et les citoyens et citoyennes ne peuvent pas choisir de transférer leurs avoirs en-dehors de la Chine, ou d’échanger leurs yuans pour des dollars américains. Beaucoup de personnes choisissent d’investir dans le marché immobilier à l’étranger – par exemple à Toronto ou à Vancouver – pour sortir leur argent du pays. Le système Bitcoin n’est pas lié à un territoire physique : on ne peut pas en bloquer la circulation. En réalité, en ce moment, peu de gens utilisent des bitcoins en guise de monnaie. Environ 15 millions de bitcoins sont détenus par des investisseurs et investisseuses à long terme.

MC : Et il y a des ATM qui permettent d’échanger les bitcoins contre des devises nationales?

JR : Oui, il y en a à peu près 1000 au Canada, dont plusieurs à Montréal. Il suffit de montrer un code-barres à la caméra du distributeur automatique, qui va le lier à ton portefeuille Bitcoin, et ton téléphone peut calculer à combien s’élèverait la transaction. Le coût du service peut être assez cher. De l’ordre de 40 $ pour un retrait de 800 $, par exemple… Il y a des plateformes en ligne qui offrent des prix beaucoup plus compétitifs.

MC : Mais on ne peut pas vendre de bitcoins à partir de ton site web.

JR : Non. C’est un moyen pour moi de protéger ma compagnie, qui ne permet à personne d’échanger des bitcoins qui auraient été volés ou qui auraient servi à blanchir de l’argent par exemple, contre des dollars canadiens… Mais j’ai aussi fait ce choix parce que je voulais faciliter l’accès à ce marché pour les Canadiens et Canadiennes.

La sous-représentativité des artistes issus-es de minorités culturelles dans les médias québécois

La sous-représentativité des artistes issus-es de minorités culturelles dans les médias québécois

Cet article s’attache à déterminer quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontés-es les artistes de Montréal issus-es de la diversité dans le milieu des arts. Il constitue la synthèse d’une série d’entrevues menées par Miruna Craciunescu avec des artistes et des professionnels-les issus-es d’horizons très divers, dont le parcours les a cependant tous et toutes amenés-es à confronter les enjeux liés à la représentation des minorités culturelles dans différents médias au Québec.

Cet article a été publié dans le recueil (in)visibilités médiatiques de L’Esprit libre. Il est disponible sur notre boutique en ligne ou dans plusieurs librairies indépendantes.

Intervenants-es
Manon Barbeau

Cinéaste, entrepreneure sociale et conférencière, Manon Barbeau assume le poste de directrice générale et artistique de Wapikoni mobile depuis sa création en 2003. Actif dans 30 communautés au Canada et dans 17 communautés d’Amérique du Sud, ce studio ambulant de création vidéo et musicale a donné une voix à des milliers de jeunes Autochtones qui y ont réalisé 900 courts métrages diffusés dans le monde entier. Récipiendaire de nombreuses distinctions, dont, en 2014, le prestigieux Prix Albert-Tessier, qui constitue la plus haute récompense au cinéma au Québec, elle a œuvré comme scénariste et réalisatrice pour plusieurs organismes, notamment Télé-Québec et l’Office national du film du Canada (ONF).

Felicia Mihali

Depuis son installation au Québec en l’an 2000, Felicia Mihali a fait paraître sept romans en français aux Éditions XYZ et deux romans en anglais aux Éditions Linda Leith. En 2004, sa carrière de journaliste l’a menée à cofonder le webzine multiculturel en ligne Terra Nova, dont elle a assumé la rédaction en chef jusqu’à sa fermeture en 2009. Elle a, en outre, été membre de plusieurs jurys octroyant des bourses de création (Conseil des arts et des lettres du Québec) et des prix littéraires (ville de Sherbrooke, Radio-Canada). Après avoir enseigné le français et l’anglais, elle travaille actuellement comme professeure d’histoire du Québec et du Canada au secondaire.

Jérôme Pruneau

Détenteur d’un doctorat en ethnologie de l’Université de Montpellier, Jérôme Pruneau a travaillé huit ans comme maître de conférence en Guadeloupe avant de repartir à zéro en tant que plongeur dans un restaurant à Montréal en 2012. Sa participation active en tant que bénévole à Diversité artistique Montréal lui a, depuis, valu le poste de directeur artistique et rédacteur en chef la revue mensuelle TicArtToc. Il a mis en place un programme de mentorat visant à accompagner les artistes dans l’établissement de leur carrière. Cette expérience l’a rendu témoin de parcours extraordinaires dont il a rendu compte dans un essai percutant paru en 2015 aux éditions Dialogue Nord-Sud intitulé : Il est temps de dire les choses.

Quelle universalité pour l’art au Québec? Le cas du cinéma et de la télévision

J’ai regroupé les interventions de Felicia Mihali et de Jérôme Pruneau en raison de la diversité des postures qu’ils adoptent devant un fait biographique commun : l’appartenance à une minorité culturelle au Québec. Vécue tour à tour comme un obstacle à surmonter ou comme une source d’inspiration, cette appartenance semble avoir constitué un facteur déterminant dans leurs carrières, au point de modeler leur parcours professionnel. À cela s’ajoute le témoignage de Manon Barbeau, qui – sans être elle-même issue de la diversité – a choisi d’accorder une part importante de sa carrière à une problématique connexe, soit celle de faire entendre et rayonner les voix des Premières Nations. La confrontation de leurs discours produit ainsi un portrait nuancé d’une réalité peu connue, bien qu’elle touche un-e Montréalais-e sur deux aux dires de Jérôme Pruneau, lequel est parvenu à ce chiffre en associant les 33% d’immigrants-es de la première génération au nombre de Montréalais-es issus-es d’une minorité visible.

Au même titre que l’ensemble des productions artistiques contemporaines, les médias occupent une fonction normative dans la création d’une identité et d’un imaginaire culturels. À Montréal, reflètent-ils cette réalité vécue par 50% de la population? Rien n’est moins sûr. On sait que la « racialisation » du crime devient un phénomène de plus en plus étudié[i] et qu’en 2013, le rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel a révélé que la population carcérale canadienne issue de minorités visibles avait augmenté de 75%[ii]. Or, dans la série télévisée Unité 9, l’actrice Ayisha Issa incarne le seul personnage noir parmi les détenues… un rôle antagoniste introduit à partir de la deuxième saison, lequel compte en moyenne deux fois moins d’apparitions que des personnages principaux incarnés par Guylaine Tremblay et Céline Bonnier[iii]. Et encore ne s’agit-il que d’un exemple parmi d’autres.

Lorsque j’ai entrepris les recherches préliminaires à la rédaction de cet article, j’admets volontiers que j’avais quelques réserves à parler de la « sous-représentativité » des minorités culturelles dans les médias au Québec comme s’il s’agissait d’un problème répandu, et de surcroît avéré. Ma retenue tenait au fait que le tournant effectué par les études culturelles depuis les années 70 a contribué à populariser les discours minoritaires – du moins en Amérique du Nord –, au point où il n’est pas rare d’entendre dire que l’appartenance à une minorité, qu’elle soit culturelle ou sexuelle, constitue désormais un atout dans le monde professionnel en raison de la discrimination positive qui inciterait la plupart des universités américaines, par exemple, à respecter certains quotas favorisant l’adhésion d’étudiants-es ou de candidats-es appartenant à des groupes sous-représentés. L’idée selon laquelle cette pratique serait répandue dans le domaine artistique est assez courante. Un tel contexte soulève donc naturellement l’interrogation suivante : s’il existe bel et bien un problème de sous-représentation des minorités culturelles dans les médias au Québec, pourquoi les discours militant en faveur d’une plus grande diversité sont-ils aussi minoritaires? Pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’artistes issus-es de l’immigration qui prennent position par rapport à cette problématique?

Je crois avoir trouvé une réponse possible à cette question alors qu’une première version du présent article, laquelle contenait les résultats de quatre entrevues, était prête et qu’elle était déjà en attente des corrections de la part du comité éditorial. Dans le monde journalistique, il est très rare que les personnes interviewées disposent d’un droit de regard sur leurs entrevues avant la publication de ces dernières. Cependant, étant donné que j’effectue davantage de recherche universitaire que de journalisme, j’ai estimé, dans un souci d’exactitude, qu’il était naturel de soumettre l’article à mes intervenants-es afin de m’assurer que la manière dont j’ai synthétisé leurs propos ne procède pas à une déformation de leurs dires. C’est ainsi qu’une de mes intervenantes m’a contacté à plusieurs reprises pour me faire part d’une série de modifications qu’elle souhaitait apposer à la partie qui la concernait.

Ces modifications étaient de trois natures. Elles concernaient tout d’abord des anecdotes qu’elle ne se sentait pas à l’aise de communiquer en public en raison de leur nature personnelle. Il s’agissait ensuite d’expériences qu’elle ne désirait pas présenter comme étant caractéristiques d’un problème plus global, car il était difficile de prouver que d’autres actrices de couleur avaient été confrontées, dans leur parcours professionnel, à des situations similaires à celles qu’elle m’avait rapportées. Enfin, elle s’est dite insatisfaite de la perspective que j’ai adoptée pour parler tant de son parcours que du projet de série télévisée sur lequel elle travaille avec une collègue, sous la supervision d’une mentore qui lui a été attribuée dans le cadre du programme de mentorat mis en place par Diversité artistique Montréal afin de promouvoir les artistes issus de la diversité dans leur parcours professionnel.

Son malaise provenait en particulier du fait qu’elle estimait que le ton sur lequel j’ai synthétisé notre conversation penchait vers « le côté négatif de la problématique », là où elle aurait souhaité se distancer de la nature revendicatrice ou dénonciatrice des discours, largement absents des médias québécois, que j’ai évoqués plus haut. Toutes ces demandes m’ont amenée à être confrontée à un phénomène dont je n’avais pas clairement conscience, jusqu’à ce que j’observe la dichotomie marquée qui sépare les problèmes qu’un-e artiste issu-e de la diversité se sent à l’aise d’aborder dans le cadre d’une conversation dans un café de la perspective « officielle » qu’ils et elles adoptent à leur égard dans le domaine public. Je veux parler, bien entendu, du phénomène de l’autocensure.

L’autocensure dans les médias. Un problème récurrent?

Dans le cas de cette intervenante, dont j’ai décidé de garder l’identité anonyme pour ne pas avoir à écarter les problèmes que son entrevue a permis de mettre en relief, le choix de censurer ses propos s’explique aisément par la crainte que l’adoption d’un discours critique à l’égard du milieu télévisuel québécois dans lequel elle commence à peine à s’intégrer n’ait des répercussions négatives sur ses perspectives de carrière. J’ignore si c’est cette même crainte qui l’a incitée à mettre de l’avant la nature collaborative de la série télévisée sur laquelle elle travaille. Elle tenait en effet à spécifier que bien qu’elle traite de la diversité, elle s’adresse d’abord à un public québécois, dont le point de vue sera représenté à différentes étapes de la réalisation puisque l’équipe sera constituée aussi bien de gens « du milieu » que de professionnels-les issus-es de la diversité.

Ce qui est certain, c’est que pour qu’une collaboration de ce type soit possible, et surtout pour qu’une série de cette nature ait des chances d’être reçue favorablement auprès des principaux canaux de diffusion télévisuels du Québec comme Téléfilm et Série+, il devenait nécessaire de présenter le projet sur un ton positif en mettant de l’avant son caractère inclusif, en l’absence duquel l’émission courait le risque de ne pas interpeller les téléspectateurs-trices. Il est pourtant rare que ces canaux se posent la même question lorsqu’il s’agit de diffuser des séries télévisées dans lesquelles la présence de personnages issus « de la diversité » est, non pas minoritaire, mais bien absente. C’est ce dont témoigne par exemple l’une des anecdotes de nature personnelle que cette intervenante m’a relatée en me confiant que son neveu âgé de six ans a récemment formulé un constat similaire en remarquant que « ça a l’air plus simple d’être Blanc » alors qu’il avait le regard rivé sur l’écran de télévision. Il s’agit là d’un signe que les choses n’ont guère changé avec la tentative timide de Vrak TV de rejoindre leur auditoire multiculturel en introduisant un protagoniste d’origine arabe dans l’émission Med.

Comment espère-t-elle contribuer à faire changer les choses?

La comédienne en question m’a fait part à plusieurs reprises de l’étonnement que lui a communiqué sa mentore lorsqu’elle lui relatait des anecdotes de nature personnelle illustrant l’incompréhension culturelle à laquelle elle se heurte dans son quotidien, lorsque des gens de son entourage s’attendent à ce que son comportement corresponde à un certain nombre de stéréotypes liés à la communauté haïtienne dont elle est issue. Ce sont surtout les expériences les plus anecdotiques qui suscitent le plus l’étonnement, telles que celles qui ont trait aux relations familiales, au contrôle parental, au rapport à la sexualité, ou encore aux pressions exercées par l’entourage pour l’orienter vers un avenir reproduisant l’ensemble de valeurs qui lui ont été inculquées en lien avec le mariage ou bien le fait d’avoir des enfants. Or, il est difficile d’avoir une idée précise de ce qui distingue le quotidien d’une personne appartenant à une minorité culturelle de celui des Québécois-es lorsque l’idée qu’on se fait au Québec du quotidien d’une Haïtienne, par exemple, est issue de plateaux de télévision dont les équipes de production sont entièrement constituées de Québécois-es dits-es « de souche ».

Ainsi, ce sont précisément les malentendus qui naissent de cette cohabitation incomplète que la série télévisée sur laquelle elle travaille s’évertue à exposer. C’est pourquoi en travaillant à la bible de la série, elle a tenté de faire en sorte, avec son équipe, que le public réalise qu’il partage les stéréotypes que la série activera dans un premier temps, avant de les désamorcer pour révéler ce qui fait de chaque personnage un individu à part entière. Si jamais la série est produite, le fait que de nombreuses scènes s’inspirent de faits vécus contribuera à garantir la vraisemblance des anecdotes relatées. L’actrice en question m’a décrit ces anecdotes comme étant vraisemblables, en dépit des clichés qu’elles réactiveront dans un premier lieu, afin que le public reconnaisse les mécanismes qu’il est habitué de voir mis en œuvre, avant d’assister à leur renversement progressif.

Une telle série télévisée a-t-elle des chances de changer les représentations mentales qui sont liées aux minorités culturelles au Québec? Il me semble que si l’idée est bonne, il y a malheureusement de grandes chances qu’elle finisse par être dépouillée de tout son potentiel subversif au gré des modifications qu’elle subira depuis les étapes préliminaires jusqu’à la production finale. Je ne crois pas qu’il soit possible de modifier les pratiques de production culturelle d’un milieu artistique sans adopter une démarche confrontationnelle qui revendique la nécessité d’opérer un changement.

Or, il est évident que l’adoption d’une telle démarche n’est pas sans comporter quelques risques, parmi lesquels figure au premier plan celui de faire à son tour l’objet d’une controverse, concernant par exemple le degré auquel il est pertinent de supposer que les expériences personnelles auxquelles elle a été confrontée au cours de sa carrière sont généralisables et indicatrices d’un problème de société. La réticence dont elle a fait preuve lorsque je me suis proposée de publier l’une de ces expériences professionnelles m’a convaincue que l’adoption d’une démarche ouvertement critique à l’égard du milieu télévisuel québécois n’est pas envisageable dans le cas d’une actrice issue de la diversité en début de carrière.

Il s’agissait, dans le cas présent, de son refus de jouer une scène de nudité lors de sa première expérience sur un plateau de tournage. Nous avions abordé ce sujet en discutant du degré auquel son environnement de travail lui avait prodigué l’impression que les équipes de réalisation et de scénarisation étaient suffisamment informées sur les réalités culturelles qu’elles souhaitent représenter lorsqu’on lui demandait d’incarner un personnage issu de sa culture. Sa réponse, que j’ai perçue comme étant négative, consistait en une série d’exemples parmi lesquels cette anecdote a le plus retenu mon attention. À l’époque, ce n’était pas tant le fait de jouer une scène de nudité qui l’avait dérangée, mais bien le fait que la nudité lui avait semblé à la fois gratuite et invraisemblable, compte tenu des circonstances dans lesquelles se trouvait le personnage de la femme haïtienne qu’elle incarnait, qui se serait supposément dénudée devant un étranger chez elle, en plein milieu de la journée, alors que son petit frère était à la maison. Ce ne serait certes pas la première fois qu’une série télévisée comporterait des scènes invraisemblables. Cependant, ce type d’invraisemblances, largement involontaires, soulève des questions sérieuses concernant le degré auquel le corps des femmes issues de minorités visibles est encore associé à un certain exotisme, lequel aurait pour effet de les rendre plus érotiques que leurs concitoyennes.

L’on ne peut évidemment pas parvenir à une conclusion concernant l’état global de l’industrie cinématographique et télévisuelle québécoise sur la base d’une seule expérience. Il est cependant impossible de déterminer dans quelle mesure cette industrie impose plus aisément des scènes de nudité gratuite à des actrices de couleur qu’à des actrices Québécoises « de souche », si les premières préfèrent censurer les propos qu’elles tiennent en public, comme l’a fait mon intervenante, plutôt que de courir le risque de voir leurs perspectives de carrière diminuer parce qu’elles auront tenu un discours critique à l’égard du milieu clos qu’elles souhaitent intégrer.

Je ne crois donc pas qu’une hypothèse semblable serait à exclure, comme l’illustrent à mon avis les autres interventions que j’ai réunies dans le corps de cet article. Si jamais elle venait à se confirmer, elle ne ferait que participer à ce que Jérôme Pruneau appelle une folklorisation de l’autre, un phénomène qui a été férocement dénoncé par Dany Laferrière dans son tout premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985).

La littérature migrante

Siégeant depuis déjà trois ans à l’Académie française, Dany Laferrière se perçoit comme un auteur international. À ce titre, il accepte mal qu’on affuble d’une étiquette qui incite à lire l’ensemble de son œuvre à travers un prisme autobiographique que la critique hésiterait à appliquer aussi spontanément à un auteur qui n’appartiendrait pas à la « diversité ».

Pour sa part, Felicia Mihali m’a assurée qu’elle ne voyait aucun inconvénient à ce que l’on range son œuvre dans une catégorie préétablie. La littérature fonctionne par classifications, rappelle-t-elle, dont certaines résultent d’une volonté de la part d’un regroupement d’auteurs-es de se démarquer par rapport aux autres, comme c’est le cas pour la littérature postcoloniale sur laquelle elle a travaillé pour son projet de maîtrise à l’Université de Montréal. La littérature dite « migrante » résulte à ce titre au moins autant d’un phénomène économique que littéraire. Felicia Mihali la définit comme une littérature écrite par des auteurs-es ayant vécu une expérience migratoire, mus-es par la nécessité de changer de pays, et le plus souvent de langue, afin de bénéficier d’une plus grande visibilité. Sur le plan thématique, elle la caractérise par un drame métaphysique qui rejoint la manière dont Tzvetan Todorov, cité de mémoire, avait décrit l’immigrant : celui qui a « perdu un pays sans en trouver un autre ».

L’œuvre de Mihali est traversée de récits migratoires, allant des expériences traumatisantes qu’elle a vécues sous le régime communiste durant sa jeunesse, jusqu’à l’exploration identitaire qui a suivi son installation au Québec ou son voyage en Chine. Elle ne s’est cependant jamais sentie confinée dans ces problématiques, dont elle n’a pas hésité à sortir en alternant les difficultés émotives posées par les récits inspirés de son parcours personnel et les difficultés documentaires auxquelles elle s’est confrontée lors de la rédaction de deux romans historiques : La reine et le soldat (2005) et L’enlèvement de Sabina (2011). Aussi est-ce avec entrain qu’elle m’a communiqué la liberté de création dont elle a longtemps joui avec la maison d’édition XYZ, avant son achat par Hurtubise, qui a fait sortir son œuvre de leur catalogue de publication.

Le fait que ces deux œuvres se soient moins bien vendues est pourtant indicatif des attentes qui se sont formées chez le public québécois francophone, lequel semble de loin préférer la voir parler de la pauvreté qui accable les campagnes roumaines dans Dina (2008) et Le pays du fromage (2002), plutôt que de la Grèce antique. Elle m’a cependant expliqué que ce n’est pas ce qui a motivé son passage à l’anglais lorsqu’elle a fait paraître son premier roman dans cette langue en 2012 aux éditions Linda Leith. Cette nouvelle aventure résultait d’un besoin de s’ouvrir à un autre imaginaire, et de se découvrir un style et un genre d’humour qu’elle n’aurait pas pu adopter en français, dont le ton verse plus aisément chez elle dans la mélancolie, la nostalgie et la tragédie, que dans le bien-être.

Elle déplore en outre que certains-es appréhendent comme une « trahison » ce qu’elle estime être une richesse inestimable, soit celle de pouvoir changer de langue à chaque dix ans, ou presque. Cette mentalité lui avait déjà valu de se mettre en froid avec les membres issus-es de sa communauté, comme en témoigne l’absence totale de ventes de ses livres à la librairie roumaine de Montréal. Le choix de s’imprégner d’une autre langue de création fait partie de l’expérience migratoire, et la réalité culturelle montréalaise est majoritairement francophone et anglophone. En revanche, elle estime que la ghettoïsation et le repli communautaire résultent d’une incapacité à sortir de sa zone de confort dont souffrent d’une part les écrivains-es communautaires, et d’autre part de nombreux-ses Québécois-es francophones, en raison d’une apologie du nationalisme qu’elle a constaté en enseignant l’histoire du Québec et du Canada depuis quelques années.

Ce qu’a remarqué Felicia Mihali, c’est que lorsqu’on se prépare à passer l’examen officiel du ministère à la fin du secondaire 4, non seulement l’enseignement de la culture québécoise anglophone est inexistant, mais le programme pédagogique en histoire encourage un endoctrinement des élèves dans une haine des anglophones. Celui-ci vient aujourd’hui s’ajouter au refroidissement international des mentalités vis-à-vis de l’étranger dans un contexte de montée de l’extrême droite, d’attaques terroristes et de crise de réfugiés-es. La promotion d’une véritable culture de la diversité doit donc d’abord passer par une réforme cruciale de l’éducation visant à développer chez les jeunes un sentiment en voie d’extinction dans les salles de classe : la curiosité. Toutefois, avant de l’encourager chez les autres, il faut d’abord le développer chez soi-même, ce qui implique qu’il faut s’exposer à la culture locale et se « québéciser ».

Un « rêve américain » à petite échelle

Si le succès dont jouit Felicia Mihali au Québec ne reflète pas la réalité vécue de nombreux-ses écrivains-es, c’est en raison de la détermination avec laquelle elle s’est engagée dans une discipline qui requiert un travail assidu, là où – d’après ce qu’elle a constaté dans la communauté roumaine – l’écriture est trop souvent abordée comme une activité de retraité ou un hobby du dimanche. Son parcours, certes atypique lorsqu’on le compare à celui de la majorité des auteurs-es issus-es de minorités culturelles qui continuent à faire paraître dans leur langue des ouvrages destinés à un public réduit, est donc sans doute assez caractéristique des écrivains-es migrants-es qui ont réussi à s’affirmer sur un marché étranger.

En effet, sa décision de venir s’installer au Québec ne résulte guère d’une incapacité à « percer » dans son pays – où elle bénéficiait déjà d’une réputation établie de par la réception très positive de ses trois premiers ouvrages – mais plutôt de la nécessité de vérifier si son succès était attribuable à la valeur de ses livres, et non à leur contexte de publication ou à son réseau de connaissances. Après avoir elle-même traduit son premier roman du roumain vers le français, elle a eu la satisfaction de voir ce succès confirmé par des critiques très élogieuses parues dans Le DevoirVoir et La Presse. L’accomplissement de ce « rêve américain » à petite échelle l’a convaincue qu’il existe, au Québec, une véritable méritocratie qui fait en sorte que les œuvres qui le méritent finissent inévitablement par trouver leur chemin auprès du public. C’est ce que son expérience en tant que membre du Conseil des arts et des lettres du Québec n’a fait que confirmer. Les projets sélectionnés pour les bourses de création étaient retenus strictement sur la base de leur qualité, sans qu’aucun traitement particulier ne soit réservé aux dossiers soumis par des auteurs-es aux noms non francophones.

Aussi, lorsque je lui ai demandé si elle était d’avis qu’il faudrait augmenter le financement qui est accordé aux artistes de la diversité, elle tenait à souligner le scepticisme qu’elle ressent à l’égard de la discrimination positive. Selon elle, une politique culturelle visant à promouvoir des artistes venus-es d’ailleurs laisse entendre que ces derniers-ères se verraient incapables de concurrencer la culture mainstream sans les appuis gouvernementaux qui leur sont spécifiquement destinés. Qui plus est, la mise en place d’un appareil gouvernemental discriminatoire visant à diminuer les effets pervers d’un système favorable aux Québécois-es « d’ici » introduirait nécessairement des discriminations supplémentaires. Elles auraient pour effet de creuser l’écart entre les communautés marginalisées dont on entend le plus parler – comme la communauté haïtienne de Montréal – et les communautés qui ne bénéficient à peu près d’aucune représentation, comme la communauté roumaine. Or, selon elle, les unes comme les autres participent à la création de la culture québécoise contemporaine, et il est tout aussi difficile pour l’écrivain-e migrant-e de se créer un réseau de contacts dans le milieu littéraire montréalais que pour n’importe quel-le étudiant-e de cégep désireux-ses de poursuivre une carrière dans les lettres.

Felicia Mihali ne nie pas pour autant qu’il y a un véritable problème de représentativité des minorités culturelles dans les médias comme dans la critique. Comme je le lui ai fait remarquer après avoir effectué une étude à partir du dernier numéro de Lettres québécoises (été 2016), dont le logo rappelle qu’elle est la « seule revue entièrement consacrée à la littérature québécoise », sur les quarante-cinq auteurs-es dont une nouvelle parution en langue française était répertoriée, seuls deux auteurs portaient des noms non francophones. Ce nombre représente moins de 5% de la totalité des œuvres qui ont reçu un écho de la part de la critique dans ce numéro-là. Or selon Daniel Chartier, cité par Jean-François Caron dans un numéro précédent de Lettres québécoises datant de l’hiver 2013[iv], « les écrivains nés à l’étranger forme[raient] le cinquième des écrivains du Québec[v] ». Parmi celles et ceux qui parviennent à se faire publier ou qui ont recours à l’autoédition pour sortir de l’anonymat, combien bénéficient d’une visibilité dans les médias? Combien sont, en revanche, condamnés-es d’avance au pilonnage, ou à une microdistribution qui ne dépasse guère le cercle de leurs connaissances?

Le réseautage, contrepoint à l’image d’un Québec ouvert

Sur ce point, la position de Mihali est plutôt ferme : au Québec comme ailleurs, le réseautage est une composante nécessaire de la réussite, quel que soit le domaine artistique. Une opinion partagée par l’actrice que j’ai interviewée qui souligne l’importance de se bâtir une vaste liste de contacts sur des plateformes comme Facebook, où il est aisé de savoir qui connaît déjà les bonnes personnes par rapport à qui dispose d’un réseau social limité. Il ne serait alors pas choquant que les collaborateurs et collaboratrices de Lettres québécoises, lesquels-les possèdent pratiquement tous des noms francophones, et dont la biographie précise quasi systématiquement qu’ils et elles sont nés-es au Québec, choisissent majoritairement de recenser des ouvrages rédigés par des auteurs-es nés-es au Québec et portant des noms francophones. Il s’agit d’un milieu extrêmement étroit. Ce népotisme journalistique fait en sorte que les entrevues sont toujours accordées dans les mêmes cercles, et que les auteurs-es qui bénéficient de la plus grande visibilité à Montréal sont celles et ceux qui sont déjà des membres de la coterie littéraire québécoise. Beaucoup d’écrivains-es sortent ainsi des mêmes départements de création littéraire, qui s’imposent de plus en plus comme des lieux de passage obligés, en l’absence desquels il devient difficile de rencontrer les « bonnes personnes ».

Ce fait peut étonner, surtout compte tenu de la réputation d’ouverture que le Québec a acquise à l’international – du moins sur le plan littéraire –, où des écrivains-es comme Dany Laferrière, Kim Thúy, Ying Chen et Wajdi Mouawad s’imposent comme des exemples incontestables du succès de la littérature migrante. Felicia Mihali se l’est souvent fait répéter tandis qu’elle effectuait la promotion de ses livres anglophones à l’étranger : on jalouse le Québec parce qu’il y a une grande ouverture si l’on tient compte du nombre d’auteurs-es migrants-es par rapport au reste de la population. Cela semble en effet être une opinion couramment répandue. Pour ne citer qu’un exemple, dans le même dossier sur la littérature migrante paru dans Lettres québécoises à l’hiver 2013, Jean-François Caron notait que l’accueil que Maya Ombasic avait reçu en France en tant qu’écrivaine québécoise en résidence était mitigé, parce qu’elle « n’avai[t] rien à voir avec l’écrivain québécois qu’ils auraient voulu voir à [s]a place », alors qu’au Québec, « on ne s’est jamais posé la question, quand [elle a] reçu la résidence, si [elle] était québécoise ou migrante (…). On s’en fichait[vi]. »

Felicia Mihali m’a confié qu’il s’agit là d’une mythologie qui fonctionne bien au Québec : la région se dit et se perçoit ouverte, et elle se plaît à exporter cette image à l’étranger. Pour les avoir étudiés, elle a cependant constaté qu’il y a davantage d’écrivains-es migrants-es qui connaissent du succès dans le Canada anglophone, ce qui est attribuable en partie à la taille réduite de notre marché et au fait que la littérature québécoise s’exporte mal en France. Là encore, il n’y a pas à s’étonner : selon Mihali, tandis que les Québécois-es affichent une nette préférence envers les auteurs-es migrants-es qui confèrent de leur province une image idyllique, les auteurs-es qui s’exportent le mieux en France sont celles et ceux qui contiennent une bonne dose de critique sociale. Le problème pour les auteurs-es migrants-es qui souhaitent élargir leur public serait d’être « pris entre les deux », de devoir produire des livres qui ne dérangent personne.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’une règle absolue, et parmi les livres plus tranchants, Felicia Mihali m’en a cité au moins deux qui ont reçu un assez bon accueil : Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998) et Cockroach (Le cafard) de Rawi Hage (2008). En revanche, les cas de Kim Thúy et de Dany Laferrière lui semblent caractéristiques à cet égard. Lorsque j’ai évoqué Ru (2009), il lui a semblé être un livre joyeux, généreux, qui évoquait le colonialisme français à travers les bonnes choses, alors que la guerre était imputée davantage aux Américains. L’image qui s’en dégage de l’Indochine est beaucoup plus glorieuse que, disons, chez Marguerite Duras. Quant au premier roman de Dany Laferrière, lequel demeure sans doute l’un de ses plus connus, elle trouvait que c’était surtout envers lui-même qu’il était satirique, et que les critiques qu’il adressait à la société québécoise se mêlaient à des éloges, ce qui les a rendues supportables.

Il est vrai que la recension rédigée par Jean-François Crépeau sur le dernier ouvrage de Laferrière semble illustrer cette tendance de manière quasi caricaturale. Dans une section sous-titrée : « Québec, je t’aime », après avoir accordé à Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (2015) la note très honorable de 3 étoiles et demie sur 5, Crépeau écrit :

Le regard que Dany Laferrière jette sur la vie au Québec nous en apprend autant sur nous-mêmes et notre société que de longues et ennuyeuses études. Certaines de nos forces et faiblesses sont évoquées sans flagorneries, ni procès ni jugements. Il y a là tout ce qu’il faut pour projeter l’avenir de notre société après avoir redressé certains travers. C’est aussi cela, la valeur ajoutée de l’immigration[vii]

Par contre, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer, trois pages plus loin, qu’Annabelle Moreau reproche à la biographie que Mauricio Segura a rédigée sur Oscar Peterson un ton « détaché » qui s’avère par moments « carrément antipathique » à l’égard du célèbre pianiste. Verdict : 2 étoiles et demie sur 5.

Faut-il une politique pour encourager la diversité? Le plaidoyer de Jérôme Pruneau

Que faut-il retirer d’un tel témoignage? Felicia Mihali ne paraît guère avoir vécu la situation qu’elle décrit de manière problématique. Elle m’a signalé à plusieurs reprises que l’intérêt qu’elle a manifesté à travers son œuvre envers l’expérience migratoire ne résultait pas d’une contrainte. Elle a également insisté sur le fait qu’elle ne s’est guère sentie obligée de relater uniquement de bonnes choses sur la Belle Province.

En changeant de pays, elle trouvait cela normal d’être aux prises avec des difficultés économiques. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi beaucoup de pauvres au Québec, dont la situation est peut-être plus difficile parce que leur pauvreté n’est pas issue de l’immigration, ce qui implique malheureusement que leur situation n’est pas temporaire. En revanche, le système de sélection du ministère de l’Immigration tend à filtrer les nouveaux-elles arrivants-es de telle manière que plusieurs finiront éventuellement par s’acheter des maisons en banlieue et par mettre leurs enfants dans des écoles privées – car, artistes ou autres, ce sont souvent les élites qui délaissent leur pays pour partir s’installer ici. Leur misère n’est donc souvent que provisoire.

La posture qu’occupent les écrivains-es migrants-es au Québec n’est certes pas parfaite, mais elle demeure tout de même enviable par rapport à d’autres endroits qu’elle a connus. À cet égard, elle postule que si un-e auteur-e africain-e, par exemple, était publié-e en Roumanie, sa réception serait probablement nulle. Bien qu’elle admette qu’il existe ici comme ailleurs un népotisme privilégiant parfois les contacts au profit du talent brut, Felicia Mihali demeure convaincue que le système de reconnaissance artistique au Québec est fondé sur le mérite et sur l’égalité des chances. D’après ce qu’elle a pu constater dans le milieu littéraire montréalais, tout-e auteur-e peut parvenir à faire paraître son œuvre et à s’assurer une bonne visibilité auprès de la critique, à condition cependant de produire des ouvrages de qualité. Selon elle, lorsqu’on a du talent, que l’on vienne d’ailleurs ou que l’on soit né-e au Québec, le parcours le plus sûr pour parvenir à établir une carrière en création littéraire demeure la voie académique : bâtir un réseau de contacts solide à l’université, décrocher un diplôme, profiter de toutes les opportunités offertes par les programmes de subvention gouvernementaux, et surtout écrire.

Cette vision des choses contraste fortement avec l’expérience vécue par Jérôme Pruneau à Diversité artistique Montréal. Il pousse un cri du cœur en publiant son essai Il est temps de dire les choses (2015), malgré les difficultés qu’il a rencontrées pour trouver le temps de le rédiger. À son bureau, il a été témoin de la marginalisation professionnelle de trop d’artistes aux parcours de vie exceptionnels, et souvent dramatiques, pour croire que le système actuel récompense véritablement le mérite. Il s’agissait de dresser un état des lieux plutôt que d’effectuer une critique de la société québécoise. En dépit de sa nature a priori empathique, le milieu des arts et de la culture au Québec demeure l’un des secteurs les plus difficiles à pénétrer lorsqu’on provient « de la diversité ».

Son étude n’est pas exhaustive, notamment en raison du délai dont il disposait pour effectuer sa recherche, mais les chiffres réunis ne mentent pas. Dans le domaine musical par exemple, une visite rapide sur le site du Gala de l’ADISQ lui a révélé qu’il n’y a pas eu un-e seul-e musicien-ne issu-e de la diversité qui avait reçu un prix ces cinq dernières années (2010-2015). Cet état des choses est révélateur du manque de reconnaissance dont souffrent les artistes qu’il côtoie. Tout comme Felicia Mihali, la plupart d’entre eux et elles bénéficiaient déjà d’une réputation établie dans leur pays. Assez souvent, ils et elles y étaient détenteurs-trices de plusieurs diplômes, invités-es à des colloques et à des grands concerts à l’étranger. Or, tout comme les 1000 immigrants-es qui viennent s’installer à Montréal à chaque semaine – un chiffre qui frappe davantage les esprits que de dire « 48 000 par an » – c’est en raison d’une conjoncture politique et économique fortement défavorable qu’ils et elles ont tout abandonné pour aller s’installer ailleurs.

Pourquoi ont-ils et elles autant de mal à faire reconnaître leur talent ici, s’ils et elles ont déjà connu un certain succès dans leur pays? La nécessité d’obtenir des qualifications au Québec quel que soit l’emploi que l’on exerce, les années d’expérience et les universités qu’on a fréquentées à l’étranger, nous a habitués-es à attribuer à de telles exigences une valeur normative. On le demande parce qu’il est normal de le demander. Dans le cas de l’industrie culturelle, elles soulèvent cependant de sérieuses questions concernant le degré auquel ces impératifs résultent d’un réel besoin de vérifier que des artistes provenant d’un autre pays possèdent véritablement la capacité de se faire un nom dans leurs disciplines respectives avant d’être admis-es dans une association professionnelle qui leur garantira la visibilité dont elles et ils ont besoin pour poursuivre leur carrière — ou bien si ces mécanismes de sélection n’ont pas plutôt été développés par protectionnisme.

L’hermétisme actuel du secteur culturel s’explique par de nombreux facteurs, lesquels font en sorte qu’il n’est pas aisé d’attribuer le manque de diversité dans le milieu artistique à deux ou trois problèmes. S’il fallait se résoudre à isoler les facteurs qui contribuent le plus à cette inertie, la taille réduite du marché constitue encore une fois une des causes principales pour lesquelles toutes les opportunités se créent, et tous les contrats se signent, au sein des mêmes réseaux. Les baby-boomers qui assument encore majoritairement les postes de responsabilité n’étaient pas confrontés-es à un paysage social aussi diversifié lorsqu’ils et elles ont développé leurs réflexes de travail il y a une quarantaine d’années. Ainsi, si les formulaires impersonnels en ligne des associations professionnelles artistiques laissent aussi peu de place à des parcours différents, c’est parce qu’il n’existe aucune commission chargée de comprendre comment fonctionne la reconnaissance culturelle à l’étranger. Un tel organisme serait susceptible de savoir par exemple qu’en Afrique, il est très prestigieux d’exposer dans des consulats, même si tel n’est pas le cas au Québec. Les artistes étrangers-ères pourraient alors bénéficier d’une véritable reconnaissance de leurs accomplissements lorsqu’elles et ils remplissent des demandes de subvention ou lorsqu’elles et ils cherchent à obtenir des contrats avec des maisons de disque, de production, ou avec des agents-es. En son absence, les artistes n’ont qu’une seule alternative à celle de se résigner à stagner dans les petits jobs étudiants : recommencer à zéro.

Le fait qu’au théâtre, l’habitude de tenir des auditions publiques est très peu répandue constitue un autre exemple des « mauvais réflexes » qui ont été adoptés par la génération qui tient encore les rênes de l’industrie culturelle à Montréal. À cela s’ajoute une vision ethnocentrique qui consiste à répéter qu’il y a une façon de voir l’art, et de faire de l’art au Québec qui est québécoise, et qu’il faut s’adapter à cette vision pour être produit ici. Les comédiens-nes issus-es de minorités audibles se heurtent ainsi à une vision identitaire fondée sur le joual, qui accepte mal d’intégrer d’autres accents (hispanophone, roumain, arabe…) sur la scène théâtrale. Si l’on considère l’ensemble des disciplines représentées par DAM, on constate que cette vision est appuyée, sur le plan étatique, par des organismes comme le Conseil des arts pour qui l’excellence esthétique demeure largement ethnocentrique. Cette tendance à reléguer tout ce qui est produit par les artistes étrangers-ères dans l’exotisme – ce dont témoigne très bien une étiquette comme « musique du monde », laquelle intègre tout ce qui n’est pas visiblement québécois dans une même catégorie – est frappante par l’appropriation occidentale du concept de contemporanéité. Ainsi, une danse contemporaine inspirée par des rythmes africains, comme la pratique la chorégraphe Nyata Nyata, n’est pas considérée comme « contemporaine » mais bien comme de la danse africaine.

C’est pourquoi Jérôme Pruneau considère qu’il est urgent de remplacer l’ouverture théorique passive qui est actuellement la norme dans le milieu culturel (« je suis ouvert venez me voir, postulez… ») par des démarches actives visant à intégrer les artistes de la diversité au sein des réseaux existants (« connaissez-vous quelqu’un qui… »). Pour pouvoir commencer à parler d’une véritable culture de la diversité, il faut cesser de considérer la diversité culturelle comme un problème à « gérer » et commencer à développer une vision philosophique de l’interculturel.

Survivre en se représentant soi-même : Wapikoni mobile et l’identité autochtone

« D’un livre à l’autre, la littérature dresse le portrait de qui nous sommes, exprime le détail de nos valeurs, de nos symboles, et fait de nous des êtres mis au monde, ouverts sur lui et présents au cœur d’un imaginaire commun[viii]». Réfléchissant au tollé provoqué au printemps 2013 à la suite de la décision du gouvernement de Pauline Marois de modifier l’intitulé du programme collégial « Arts et lettres » en « Culture et communications », Jean-François Caron rappelle ainsi la contribution fondamentale de la production artistique contemporaine dans la formation d’un sentiment de cohésion sociale. Il insiste aussi, par la même occasion, sur l’obligation qu’a l’école de continuer à transmettre ce « fonds culturel commun, [qui est aussi] un vecteur identitaire fort[ix]».

Couramment qualifiés de « quatrième pouvoir », les médias partagent en effet avec les institutions officielles d’enseignement la charge de diffuser le savoir et de nourrir l’imaginaire national, lequel s’avère indispensable à la valorisation d’un héritage culturel auquel chaque nouvelle génération apporte son empreinte. Or, comme l’a fait valoir Jérôme Pruneau, un-e Québécois-e dit-e « de souche » n’est pas le ou la même aujourd’hui qu’il y a 150 ans – ce qui implique que l’identité se renouvelle constamment, ce que les médias et les productions culturelles contemporaines se doivent de refléter.

Le cinéma occupe sans doute une place privilégiée à cet égard. Cette discipline se voit alors de plus en plus couramment chargée de répondre à l’impératif éthique de lutter contre la discrimination de groupes marginalisés. Par exemple, en France, la commission Images de la diversité, mise sur pied en 2007, est chargée de promouvoir la représentation de minorités ethniques dans les films français[x].

Au Québec, la cinéaste Manon Barbeau constitue un cas de figure exceptionnel de la mesure dans laquelle la conscientisation à cette problématique peut déterminer le cours d’une carrière. En 1998, à l’occasion du cinquantième anniversaire du lancement du manifeste Refus global qui a marqué l’entrée de la Belle Province dans la modernité, c’est en travaillant à la réalisation d’un documentaire qui visait à mettre en avant les mérites et les répercussions que ce document historique a produites sur les enfants des signataires – dont elle faisait elle-même partie – que Manon Barbeau a pris conscience du pouvoir transformateur que l’art exerce sur l’individu. Elle m’a confié ne plus avoir été la même personne avant et après la création des Enfants de Refus global. Une telle métamorphose, certes inquiétante, s’avère le plus souvent libératrice. C’est pourquoi elle a souhaité donner la parole à des gens issus de milieux défavorisés. Deux autres documentaires, L’armée de l’ombre (1999) et L’amour en pen (2004), résultent ainsi d’une collaboration avec des jeunes de la rue vivant à Montréal et à Québec, et avec des prisonniers à qui elle a fourni les outils nécessaires à la modification de leur propre image.

Ces créations collectives l’ont menée à mettre en place des studios mobiles adaptés à la production de films dans des environnements éloignés de grands centres urbains, comme c’est le cas des communautés autochtones vivant dans des régions éloignées. Dans les centres urbains, ces studios peuvent également se révéler utiles pour des individus travaillant dans des conditions matérielles difficiles, comme c’est le cas des jeunes sans-abri qu’elle a côtoyés-es pendant les trois années de fonctionnement de Vidéo Paradiso. Toutefois, devant la diversité des organismes destinés à fournir un appui aux jeunes de la rue, elle a pris le pari de mettre un terme à cette initiative afin de centrer son attention sur ce que l’auteur-compositeur-interprète et réalisateur Richard Desjardins a appelé « le peuple invisible » dans son documentaire éponyme datant de 2007.

Depuis, l’entreprise poursuivie par Wapikoni mobile a rencontré un succès qui ne cesse de grandir, comme en témoignent les 120 prix accordés aux quelque 900 documentaires produits ces treize dernières années à travers 30 communautés au Canada et 17 communautés en Amérique du Sud. À noter que les dons reçus par l’organisme proviennent d’un public à la fois autochtone et non autochtone. Cet appui financier, lequel peut parfois s’avérer vital – comme ce fut le cas en 2012 lorsque le projet a « failli mourir » après que Services Canada l’ait « amputé de la moitié de [son] budget[xi]» – revêt également un caractère symbolique. Il indique que Wapikoni bénéficie d’un mandat de confiance renouvelé de la part des communautés autochtones qui ont contribué aux deux tiers à sa fondation.

À la différence de nombreux projets non autochtones qui ont été abandonnés, le Wapikoni mobile résulte d’une collaboration entre Manon Barbeau, le Conseil de la Nation Atikamekw, et du Réseau des jeunes. La présidence du conseil d’administration de Wapikoni est d’ailleurs assumée par la cofondatrice du mouvement Idle no more Quebec, Melissa Mollen Dupuis, issue d’une communauté innue. Lorsque je lui ai demandé quelles ont été les difficultés auxquelles elle s’est heurtée lors de la mise en place de ce projet, Manon Barbeau n’a pas manqué de souligner, d’ailleurs, que cette initiative bénéficie de la crédibilité nécessaire pour remplir le mandat dont elle s’est chargée précisément en raison de la participation active des communautés autochtones. Elle cherche à valoriser leurs langues et leurs cultures, afin de permettre aux gens des communautés de mettre un terme à l’isolement dont ils sont victimes depuis trop longtemps.

Le but de Wapikoni mobile n’est pas de transformer tous-tes ses participants-es en des cinéastes accomplis-es, mais de permettre de leur redonner confiance en leurs moyens. Il est difficile de mesurer l’impact que la participation à un projet créatif de ce type peut avoir sur la vie d’un individu, ce qui explique pourquoi les objectifs varient en fonction de chacun. Pour certains-es, l’arrivée de la caravane tout équipée du Wapikoni leur a peut-être redonné le goût d’être active dans leur communauté, de se trouver un emploi, ou de retourner à l’école. Pour beaucoup d’autres, il s’agissait surtout de leur redonner goût à la vie. Ce n’est donc pas un hasard si Santé Canada contribue de manière significative au financement de ce projet : les effets positifs de la création sur la santé sont désormais reconnus[xii]. Le fait de contribuer à contrer les stéréotypes qui circulent sur les Autochtones à travers le monde, et de modifier l’image qu’ils et elles perçoivent de leur communauté par la même occasion, constitue un moyen efficace de contrer le suicide auprès de jeunes qui souffrent d’un manque de reconnaissance de leur propre culture et d’une absence de consolidation de leur identité.

Ce qui n’empêche pas que plusieurs aient pris goût à ce moyen d’expression. Parmi celles et ceux qui ont désiré pousser l’expérience plus loin, les histoires de succès ne manquent pas. Après avoir réalisé son premier dessin animé dans la roulotte, Raymond Caplin, un jeune Micmac, s’est vu offrir l’opportunité de se former gratuitement auprès de spécialistes travaillant pour Pixar et Disney à la célèbre École de l’image Gobelins à Paris[xiii]. Son cas est caractéristique de beaucoup de jeunes qui travaillent à présent dans le cinéma, poursuivent des études dans ce domaine, ou y enseignent même, à l’instar d’Abraham Côté. Après avoir produit plusieurs films avec Wapikoni, ce dernier dispose à présent de son propre matériel pour réaliser des films dans sa communauté.

Mais l’histoire de succès la plus connue demeure sans doute celle du rappeur algonquien Samuel Tremblay, plus connu sous le nom de Samian, dont la carrière internationale lui a valu de se produire sur scène avec le groupe Loco Locass, avant de gagner le Félix du meilleur album hip-hop en 2010 pour son deuxième album, Face à la musique. Tout comme la poétesse-slameuse Natasha Kanapé-Fontaine, dont la publication de ses trois recueils chez Mémoire d’encrier lui a valu de voyager jusqu’en Haïti, Samian est aujourd’hui devenu une figure de proue de la nouvelle génération autochtone. Souhaitons que celle-ci devienne un moteur de changement.

CRÉDIT PHOTO: www.haaijk.nl

[i]                       Voir par exemple l’étude produite par Solutions Research Group en 2003 intitulée : La diversité culturelle à la télévision, p. 16 disponible en ligne : http://www.cab-acr.ca/french/societal/diversity/taskforce/report/cdtf_phase_1a.pdf

[ii]                      ICI Radio-Canada. 2013. « Noirs et Autochtones surreprésentés dans les prisons ». ICI Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2013/11/26/002-canada-prisons-noirs-autochtones.shtml

[iii]                     Statistiques disponibles sur l’article Wikipédia d’Unité 9 https://fr.wikipedia.org/wiki/Unité_9_(série_télévisée,_2012)

[iv]                     Caron, Jean-François. 2013. « Écriture migrante : migrer au cœur de notre littérature ». Lettres québécoises nº152, hiver 2013, p. 12-15

[v]                      Chartier, Daniel. 2008. « De l’écriture migrante à l’immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la littérature au Québec ». Dans Dumontet, Danielle et Frank Zipfel (dirs.) Écriture migrante/Migrant Writing. Zurich : OLMS

[vi]                     Caron, Jean François. Opcit, p. 14

[vii]                    Crépeau, Jean-François. 2016. « Ceci n’est pas un roman ». Lettres québécoises 162, été 2016, p. 20-21

[viii]                   Caron, Jean-François. 2015. « Enseigner/apprendre la littérature ». Lettres québécoises nº157, printemps 2015, p. 15

[ix]                     Moreau, Patrick. 2014. « Quelle littérature québécoise pour quelle formation? ». L’Unique, juin 2014, p. 6, cité par Jean-François Caron (opcit, p. 16)

[x]                      Commissariat général à l’égalité des territoires. 2016. « Commission Images de la diversité ». Commissariat général à l’égalité des territoires, http://www.cget.gouv.fr/commission-images-de-diversite-0

[xi]                     Tremblay, Odile. 2014. « Éclairs autochtones au Wapikoni ». Le Devoir, 24 février 2014, http://www.ledevoir.com/culture/cinema/400973/plintchaud-eclairs-autochtones-au-wapikoni

[xii]                    Marco Bélair-Cirino commente le soutien financier qu’offre Santé Canada à Wapikoni mobile dans son article paru le 11 octobre 2011 dans Le Devoir : « Le Wapikoni mobile, fleuron du Canada! », http://www.ledevoir.com/politique/canada/333332/le-wapikoni-mobile-fleuron-du-canada

[xiii]                   Beauséjour, Martin. 2014. « Personnalité de la semaine : Raymond Caplin ». La Presse+, édition du 29 juin 2014, http://plus.lapresse.ca/screens/4cc383f8-53af-1381-be39-01beac1c606a%7C_0.html

Du repli nationaliste aux appels à la solidarité : la crise des migrants divise l’Europe

Du repli nationaliste aux appels à la solidarité : la crise des migrants divise l’Europe

Qui dit crise politique dit crise morale : les valeurs de l’Union européenne

Qu’est-ce que l’Union européenne? À en croire le récit fondateur que promulguent aussi bien son site officiel que les manuels d’histoire et de géographie des lycées français (1), il s’agirait d’un espace économique, politique et culturel commun dont la construction se serait effectuée sur la base de valeurs que ses pays membres se seraient engagés à promouvoir et à partager, soit l’idéal d’une Europe « pacifique, unie et prospère (2) ».

Or, il semblerait que l’augmentation constante du nombre de migrants sur le territoire européen constatée depuis 2010 a contribué à ébranler les fondements de cette utopie politique, au point où le chef de la diplomatie française Laurent Fabius a récemment estimé que cette situation de crise mettrait en cause « le fonctionnement et la raison d’être de l’Europe (3) ». Un tel raisonnement serait-il exagéré?

En tout cas, le moins que l’on puisse dire, c’est que si l’Allemagne, la France, la Pologne et la Hongrie luttent ensemble pour assurer le maintien de la paix et d’une relative prospérité économique en Europe, les méthodes par lesquelles ces différents pays s’acharnent à défendre leurs valeurs prétendument communes divergent considérablement en ce qui concerne les politiques à adopter face à l’immigration.

La crise des migrants en Europe: quelques points de repère

On entend beaucoup parler dans les médias de cette « crise des migrants » qui touche les États de l’Union européenne depuis le début des années 2010. La plupart des articles portant sur le sujet laissent souvent entendre qu’il s’agirait d’un phénomène assez nouveau qu’il convient de mettre directement en relation avec la guerre civile en Syrie. Sans être fausse, une telle manière de présenter la situation provoque toutefois l’impression qu’il s’agirait surtout pour l’Union européenne de faire face à l’afflux de réfugiés syriens depuis que l’intervention de l’organisation État islamiste a provoqué une intensification du conflit, donnant lieu à une véritable crise migratoire à partir du début de l’année 2015.

Les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) révèlent toutefois que non seulement le pourcentage de migrants d’origine syrienne n’a pas augmenté depuis 2014, mais également qu’il ne totalise que 14 % des demandes d’asile qui sont parvenues jusqu’à la Commission européenne depuis le début de l’année –à tel point qu’il convient d’affirmer que les migrants ont aujourd’hui des origines plus hétérogènes qu’au cours des années précédentes (4). Cette conclusion peut surprendre, dans la mesure où les médias tendent à mettre l’accent sur la situation des réfugiés de guerre plutôt que sur celle des migrants « ordinaires », dont les différentes origines peuvent être pour le moins inattendues. Par exemple, peu de gens ont à l’esprit que cette année, il y a eu autant de demandes d’asile venant de la Syrie que de la Serbie et du Kosovo (14 %), alors que les ressortissants de ces deux régions ne comptaient que pour 4 % des demandeurs en 2014. Les migrants africains sont, pour leur part, également représentés dans les demandes d’asile. Cependant, la diversité de leurs origines ne permet pas d’en faire un groupe ethnique comparable à celui des Syriens et des Serbes dans les statistiques de l’OCDE; songeons par exemple aux migrants de l’Érythrée, qui ne comptent que pour 4 % des demandeurs d’asile, tandis que les Somaliens ne forment que 2 % des demandes,  à l’instar des Nigériens.

Enfin, il peut être utile de rappeler que l’augmentation du nombre de migrants dans l’Union européenne n’est pas un fait récent. Depuis 2010, toujours selon les statistiques de l’OCDE, nous pouvons constater qu’il s’agit d’un phénomène graduel : les autorités ont enregistré 259 000 demandes d’asile en 2010 ; 309 000 en 2011 ; 335 000 en 2012 ; 431 000 en 2013 et 625 000 en 2014. Il est vrai, cependant, que selon Le Point, cet organisme prévoit un million de nouvelles demandes d’ici 2015 (5). Mais, si tel est le cas, il semblerait que l’on ait surestimé le nombre de migrants que compte accueillir l’Allemagne, si l’on se fie au chiffre exubérant que l’Office fédéral pour les migrations et les réfugiés allemand a annoncé au mois d’août –ce dernier prévoyant enregistrer 800 000 migrants d’ici la fin de l’année, soit l’équivalent de 1 % de sa population (6).

Est-il bien réaliste d’estimer qu’un seul pays parviendrait à accueillir 80 % des migrants de l’année 2015, même si celui-ci est réputé pour être le plus prospère de l’Union européenne?

Nationalisme et solidarité: une division Est-Ouest?

C’est vraisemblablement pour éviter une telle situation que la Commission européenne s’est proposé, grâce à un système de quotas, de répartir plus équitablement l’afflux d’immigrants à travers les 28 États de l’Union européenne. Ce système, que l’on qualifie généralement de « mécanisme des 120 000 » car il prévoit la relocalisation, sur une base obligatoire (7) à travers l’UE, de 120 000 demandeurs d’asile arrivés en Grèce, en Italie et en Hongrie, résulte d’un projet controversé qui a été formulé le 9 septembre dernier.

En dépit des discussions interminables dont elle fait l’objet, il convient de rappeler que cette initiative demeure très modeste, dans la mesure où le chiffre avancé par la Commission européenne (120 000 migrants) ne correspond pas même à un cinquième du nombre total de réfugiés qui ont pris la direction de l’Europe durant les neuf derniers mois. Malgré tout, le consensus est loin d’être établi, et ce projet continue à se heurter au refus d’États tels que la Slovaquie et la République tchèque, tandis que le chef polonais de l’opposition conservatrice du parti Droit et justice (PiS), Jaroslaw Kaczynski, rejette la responsabilité de la crise migratoire en Europe sur les efforts de solidarité prônés par la politique allemande (8).

La réaction de la Hongrie est, quant à elle, plus radicale : après avoir vu arriver sur son territoire 140 000 migrants depuis le début de l’année, cet État s’est directement opposé à la politique d’accueil de la Commission européenne en érigeant une clôture de 4 mètres de haut sur ses 179 km de frontière avec la Serbie (9), en dépit de l’indignation que cette attitude a suscitée chez certains représentants des pays de l’Ouest.

Malgré tout,  il serait trop simple de présenter cette situation comme un clivage opposant le repli nationaliste des pays de l’Est à la solidarité qui semble davantage être le fait des pays de l’Ouest de l’Europe, avec l’appui de l’Amérique du Nord. Une telle analyse des faits contribue en effet à estomper l’hétérogénéité des prises de position que l’on observe au sein d’un même pays, leur affrontement continuel donnant lieu à des réactions d’opposition assez fortes dans un camp comme dans l’autre.

Ce phénomène se constate ici même, au Québec : tandis que l’Université McGill a annoncé qu’elle triplera le nombre d’étudiants réfugiés qu’elle accueillera à compter de l’automne prochain (10) –un geste qui n’est pas sans faire écho aux positions de Thomas Mulcair et de Justin Trudeau lorsqu’ils ont accusé Stephen Harper d’invoquer des motifs de sécurité nationale pour chercher à bloquer l’arrivée de réfugiés syriens sur le territoire canadien (11) –, la création d’une division québécoise de la PÉGIDA est révélatrice d’une certaine montée de discours xénophobes, dont la popularité croissante suscite des inquiétudes, comme en a entre autres témoigné Guillaume Lavoie, un conseiller de Projet Montréal, en mars dernier (12).

« Changer ou partir » : voilà le choix auquel l’ethos nationaliste confronte aujourd’hui encore les minorités culturelles, comme l’a récemment commenté Marie-Michèle Sioui, journaliste à La Presse, résumant la posture que la division québécoise de la PÉGIDA a adoptée à l’égard des communautés musulmanes (13). Serait-ce pour se donner le beau rôle que les représentants des pays occidentaux tendent à expliquer l’absence de consensus dont ces politiques font l’objet par un repli nationaliste de l’Europe de l’Est, dont l’identité chrétienne serait « menacée » par l’afflux de tous ces immigrants musulmans (14) ?

Sans doute devrait-on plutôt de relier ce phénomène à ce que Michel Foucher, diplomate et essayiste français, appelle « l’obsession des frontières » dans un ouvrage éponyme. Il y rappelle que « plus de 28 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées depuis 1991 », tandis que « 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation et de démarcation (15) ». Tout porte à croire que nous sommes encore loin de cette « fin de l’Histoire » qui devait constituer la phase ultime de la mondialisation et que, loin d’évoluer vers la création d’un gouvernement mondial, comme le craignent certains groupes, il semblerait que nous assistions plutôt à la résurgence de l’État-nation à l’échelle internationale.

Une piste de réflexion pour l’avenir: la position de Zizek

Il conviendra, pour finir, de se reporter à un récent article intitulé « La non-existence de la Norvège » dans lequel le philosophe slovène Slavoj Zizek résume bien la situation selon une perspective d’autant plus intéressante qu’elle contraste fortement avec la manière dont cette « crise des migrants » tend à être traitée à la fois par les politiciens et par les médias (16).

Selon Zizek, les prises de position européennes sur la question des migrants sont essentiellement divisées en deux groupes : d’une part, celui des libéraux de gauche, dont la logique « pro-solidarité » semble appeler à une disparition des frontières, d’autre part, celui des « populistes anti-migrants »,  qui privilégient une politique isolationniste visant à préserver leur mode de vie. Comme nous l’avons vu, les médias semblent avoir fait de la chancelière allemande Angela Merkel et du premier ministre hongrois Viktor Orbán les chefs de file de ces deux mouvements, contribuant de ce fait à créer une division « Est-Ouest » dans l’opinion publique. Or, l’auteur ne manque pas de souligner l’hypocrisie de ces deux types de discours, dans la mesure où l’un comme l’autre s’appuient sur l’idée utopique selon laquelle les sociétés d’Afrique et du Moyen-Orient parviendront éventuellement à régler leurs problèmes par elles-mêmes. En vérité, cependant, les crises politiques, économiques et sociales qui divisent ces sociétés sont directement liées à l’ingérence militaire des pays occidentaux au sein d’États « déchus » tels que la Syrie, l’Iraq, la Somalie et la République démocratique du Congo. Il est difficile de nier qu’une telle politique a effectivement eu pour effet de saper l’autorité des gouvernements en question.

« Cette désintégration du pouvoir de l’État n’est pas un phénomène local. Elle s’explique par les politiques internationales et par le système économique mondial et même, dans certains cas –comme pour la Libye et l’Irak–, il s’agit d’une conséquence directe de l’intervention occidentale », écrit Zizek, rappelant également que la source du problème remonte beaucoup plus loin, soit à la dissolution des empires coloniaux. S’il est vrai que l’intervention militaire américaine en Iraq a créé les conditions nécessaires à la montée de l’organisation État islamique (ce qui en fait un problème « récent »), plusieurs pays du Moyen-Orient tentent encore de surmonter les problèmes dûs au traçage des frontières par la France et l’Angleterre au terme de la Première Guerre mondiale.

Dans un tel contexte, ne conviendrait-il pas plutôt de remonter à la source du problème en interrogeant les politiques impérialistes des pays occidentaux, plutôt que de concentrer l’attention du public sur le nombre de migrants que tels ou tels États se disent prêts à accueillir pour manifester leur « solidarité » à l’égard des réfugiés provenant de ces pays « défaillants »? Peut-on véritablement espérer, comme le suppose implicitement la position des libéraux de gauche, que le déplacement massif de ces populations contribuera à stabiliser la situation de crise qui perdure non seulement en Syrie mais également au sein d’une multitude d’États, dont les conflits revêtent visiblement une importance inférieure à celle de la menace posée par la montée du groupe État islamique aux yeux de l’Occident? À bien y réfléchir, cette position ne semble pas plus soutenable que celle des « populistes » de l’Est qui adoptent une politique hostile à l’immigration.

C’est pourquoi, sans aller jusqu’à supposer que les déplacements de population sont problématiques en soi (ce qui reviendrait à adopter à cet égard le slogan nationaliste : « À chaque peuple son pays »), il est urgent d’aborder le problème des migrations politiques et économiques autrement qu’en vue de trouver un compromis visant à minimiser l’impact négatif qui pourrait être causé par l’intégration de ces réfugiés au sein de sociétés prospères. Il est également de plus en plus crucial d’aborder cette crise selon une perspective visant à découvrir des solutions à long terme. Comment pouvons-nous contribuer à faire disparaître les conditions qui poussent ces populations vers l’exil? Risque-t-on d’exacerber ces crises en cherchant à les résoudre, comme en témoigne l’exemple des interventions militaires occidentales au Moyen-Orient?

Ce sont des questions qu’il faut continuer à se poser bien que, selon toute probabilité, elles ne contribueront malheureusement ni à diminuer la peur de l’Autre dans un futur immédiat ni à mieux comprendre la résurgence du racisme au Québec, alors que le Canada –même selon les scénarios optimistes de Trudeau et de Mulcair– ne se propose d’accueillir qu’une quantité infime de migrants. Comme quoi, quoique l’on fasse, toute interrogation portant sur un objet extérieur finit toujours par nous confronter à la nécessité de réfléchir sur nous-mêmes et de continuer à questionner les dynamiques qui gouvernent nos propres sociétés.

L’opinion exprimée dans le cadre de cette publication, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre.

(1) Je songe ici en particulier à la section portant sur « L’Europe de 1945 à nos jours » dans les sections L (littéraire) et ES (économique) en Première et en Terminale, en vue de préparer l’examen du baccalauréat. À ce sujet, l’on peut consulter par exemple : http://www.touteleurope.eu/actualite/baccalaureat-la-construction-europeenne-est-un-aspect-important-du-programme-pour-les-eleves-d.html (accédé le 3 octobre 2015).

(2) Voir le site officiel de l’Union Européenne, onglet « Histoire » : http://europa.eu/about-eu/eu-history/index_fr.htm (accédé le 3 octobre 2015).

(3) Source : Le Point, 22 septembre 2015, « Laurent Fabius : la crise des réfugiés met en cause la « raison d’être de l’Europe » : http://www.lepoint.fr/politique/laurent-fabius-la-crise-des-refugies-met-en-cause-la-raison-d-etre-de-l-europe-22-09-2015-1966891_20.php (accédé le 3 octobre 2015).

(4) OECD, Migration policy debates, nº7, septembre 2015, « Is this humanitarian migration crisis different? », http://www.oecd.org/migration/Is-this-refugee-crisis-different.pdf (accédé le 9 octobre 2015), p. 6.

(5) Le Point, 22 septembre 2015, « Migrants : une crise humanitaire « sans précédents » selon l’OCDE », Mathieu Lehot, http://www.lepoint.fr/monde/migrants-une-crise-humanitaire-sans-precedent-selon-l-ocde-22-09-2015-1966915_24.php, accédé le 11 octobre 2015.

(6) OECD, ibid, p. 4.

(7) Le Monde, 22 septembre 2015, « L’Union Européenne pressée de trouver un accord sur la crise des migrants », Cécile Ducourtieux, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/22/l-union-europeenne-encore-a-la-recherche-d-un-accord-sur-l-accueil-des-refugies_4766739_3214.html (accédé le 11 octobre 2015).

(8) Le Monde, 22 septembre 2015, « La crise des réfugiés déchire la Pologne », http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/22/la-crise-des-refugies-dechire-la-pologne_4766645_3214.html (accédé le 11 octobre 2015).

(9) Le Figaro, 31 août 2015, « L’Europe sommée d’agir sur la crise des migrants » : http://www.lefigaro.fr/international/2015/08/30/01003-20150830ARTFIG00164-l-europe-sommee-d-agir-sur-la-crise-des-migrants.php (accédé le 9 octobre 2015).

(10) McGill Reporter, 25 septembre 2015, « McGill to increase refugee-student placements », http://publications.mcgill.ca/reporter/2015/09/mcgill-to-increase-refugee-student-placements/ (accédé le 9 octobre 2015).

(11) CBC news, « Stephen Harper denies PMO staff vetted Syrian refugee files », Louise Elliott, 8 octobre 2015, http://www.cbc.ca/news/politics/canada-election-2015-refugee-processing-pmo-1.3262423 (accédé le 9 octobre 2015).

(12) TVA Nouvelles, « Les Montréalais invités à tourner le dos à Pégida Québec », Améli Pineda, agence QMI, 6 mars 2015, http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/regional/montreal/archives/2015/03/20150306-153434.html (accédé le 9 octobre 2015).

(13) Dans le numéro du 20 septembre 2015 du journal La Presse, Marie Michèle Sioui explique que la division québécoise de PÉGIDA (l’acronyme allemand de « Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ») a été créée par Jean-François Asgard, un Québécois qui estime que les musulmans qui habitent la province doivent « changer ou partir » (http://www.lapresse.ca/actualites/elections-federales/201509/20/01-4902188-une-candidate-du-bloc-appuie-pegida-quebec-par-erreur.php, accédé le 21/09/2015). Cette expression constitue le point de départ de l’appel à communications du 8e colloque estudiantin organisé par le Département de langue et de littérature françaises de l’Université McGill intitulé : « Changer ou partir : poétique de l’exil » (28 et 29 janvier 2016).

(14) Le Figaro, 3 septembre 2015, « Migrants : l’identité chrétienne menacée selon Viktor Orban », http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/09/03/97001-20150903FILWWW00260-migrants-l-identite-chretienne-menacee-selon-viktor-orban.php, accédé le 11 octobre 2015.

(15) Grenoble, École de Management, CLES : comprendre Les Enjeux Stratégiques, 26 février 2015, « Vers un grand retour des frontières ? », http://notes-geopolitiques.com/vers-un-grand-retour-des-frontieres/ (accédé le 11 octobre 2015). Voir également L’obsession des frontières par Michel Foucher, Perrin, coll. Tempus, 219 p.

(16) « The Non-Existence of Norway », The London Review of Books, Slavoj Zizek, 9 septembre 2015, http://www.lrb.co.uk/2015/09/09/slavoj-zizek/the-non-existence-of-norway (accédé le 3 novembre 2015).

La propriété intellectuelle : un concept en voie de disparition?

La propriété intellectuelle : un concept en voie de disparition?

Une réflexion sur le statut du droit d’auteur.

Lors d’une table ronde organisée à la Maison des Écrivains le 23 avril dernier à l’occasion du 20e anniversaire de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, plusieurs représentants du milieu du livre du Québec ont exprimé leurs inquiétudes quant à la direction adoptée par la Commission européenne en 2014, lorsque cette dernière s’est livrée à un processus de modernisation en matière de droit d’auteur (1). Le choix européen d’étendre les exceptions et les limites du copyright face aux avancées technologiques de la publication numérique constitue un modèle qui pourrait bien influencer l’évolution du statut du droit d’auteur au Québec dans une direction qui n’avantage certes guère les auteurs québécois, mais qui n’est pas forcément non plus dans l’intérêt du public.

Il s’agit d’une voie sur laquelle la législation québécoise semble déjà s’être lancée depuis que la nouvelle Loi sur le droit d’auteur a été adoptée en 2012. Cette loi visait à équilibrer les droits des créateurs et des utilisateurs des œuvres protégées par un copyright en prévoyant davantage d’exceptions à des situations qui constituaient précédemment des violations au droit d’auteur. Le rapport annuel de Copibec pour 2013-2014 démontre que cette nouvelle loi a fait perdre environ 4 M$ en redevances aux titulaires de droits représentés par cet organisme, qui a pour mission de défendre les intérêts des auteurs et des éditeurs en ce qui a trait à la reproduction de leurs œuvres.(2)

Lors de la table ronde du 23 avril, intitulée « Entre culture libre et droit d’auteur », quatre invités ont présenté leur point de vue sur la situation actuelle et l’évolution du droit d’auteur au Québec. Il s’agit d’Olivier Charbonneau, bibliothécaire titulaire et chercheur à l’Université Concordia;d’Antoine Del Busso, directeur général des Presses de l’Université de Montréal;d’Hélène Messier, directrice générale de Copibec, et de Danièle Simpson, écrivaine, présidente de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois et vice-présidente de Copibec. Cet article, inspiré de mes recherches ainsi que des discussions entre les quatre invités de cette table ronde, constitue une réflexion sur le statut du droit d’auteur au Québec.

 Le droit d’auteur et la diffusion du savoir

Pour comprendre quels sont les enjeux des débats actuels autour du droit d’auteur, il faudrait sans doute commencer par rappeler ce qu’une expression telle que « propriété intellectuelle » peut avoir de paradoxal. Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’expression « propriété intellectuelle » désigne « les œuvres de l’esprit », soit les « inventions, œuvres littéraires et artistiques, dessins et modèles, et emblèmes, noms et images utilisés dans le commerce (3) ». Or, si le droit de posséder un objet matériel n’a jamais véritablement posé problème – du moins dans des sociétés organisées autour du commerce –, il n’en est pas de même pour tout ce qui relève du domaine de la créativité, que celle-ci s’exerce dans un secteur artistique ou industriel. Il est d’autant plus difficile de limiter les emprunts « illicites » d’une œuvre originale que cette dernière n’aboutit pas forcément à la production d’un objet matériel, même si une œuvre ne peut évidemment pas être diffusée autrement sans qu’elle ne repose sur un support quelconque. Le moyen le plus efficace de limiter cette diffusion consiste donc à proscrire les supports qui facilitent la reproduction illégale d’une œuvre, comme par exemple la distribution dans une salle de classe d’un extrait qui contient plus de 10% d’une œuvre pour lequel aucun droit n’aurait été payé, ou encore la mise en place d’un site internet qui diffuserait gratuitement plus de 10% d’une œuvre sous copyright. Cette façon de procéder a cependant ses limites, comme en témoigne la difficulté qu’éprouvent les autorités internationales à poursuivre les responsables d’un site tel que thepiratebay.se, dont le nouveau logo – un phénix –  exprime fièrement leur capacité à ressusciter quotidiennement des cendres de leur propre bûcher (4). Certaines de ces limites s’expriment également par l’adoption de mesures qui peuvent paraître paradoxales ou excessives, comme en témoigne la notion selon laquelle certains nombres premiers seraient devenus « illégaux » (dans le sens où il serait illégal de les diffuser sur internet, par exemple), parce qu’ils permettent de transmettre des informations sous copyright, tels que des codes permettant d’installer des jeux vidéo, ou de détourner l’encodage de DVD (5). En ce qui concerne plus directement les droits d’auteur, le problème se pose de plus en plus de déterminer si les restrictions reliées à la notion de propriété intellectuelle ne constitue pas un frein à la diffusion du savoir. D’une part, il est vrai que le droit d’auteur vise à encourager la production culturelle en accordant au titulaire d’une œuvre le droit exclusif de la reproduire et de la communiquer à un public donné. Il s’agit donc en quelque sorte de l’équivalent d’un brevet scientifique, comme le souligne l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, qui précise que « les droits de propriété intellectuelle sont des droits de propriété comme les autres : ils permettent au créateur ou au propriétaire d’un brevet, d’une marque ou d’une œuvre protégée par le droit d’auteur de tirer profit de son travail ou de son investissement (6) ». D’autre part, ce droit se heurte à la notion de patrimoine culturel, dans la mesure où la publication d’une œuvre intègre automatiquement celle-ci dans la production artistique contemporaine d’une société donnée. Or, pour continuer à exister en tant que société, un groupe culturel doit constamment se redéfinir en intégrant la production artistique contemporaine dans son héritage culturel, ce qui implique que le-a créateur-trice d’une œuvre ne détient plus les droits exclusifs de cette œuvre dès lors que celle-ci est reconnue comme appartenant au patrimoine culturel de son pays. C’est bien pour cette raison que la loi canadienne, entre autres, reconnaît des exceptions au droit d’auteur, c’est-à-dire des « situations précises dans lesquelles l’exercice d’un des droits exclusifs attribués au ou à la titulaire du droit d’auteur sans son autorisation ne constitue pas une violation du droit d’auteur (7) ». Ces exceptions s’insèrent alors dans un autre régime que celui du droit d’auteur, puisqu’elles constituent ce que la loi regroupe sous l’expression « utilisation équitable » : Article 29 de la Loi sur le droit d’auteur : « L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée, de recherche, d’éducation, de parodie ou de satire ne constitue pas une violation du droit d’auteur. » (8) De telles situations incluent bien entendu les établissements d’enseignement. Cependant, une réglementation assez stricte limite les cas où les enseignants peuvent distribuer gratuitement des extraits des œuvres qu’ils souhaitent intégrer à leur programme sans avoir à payer des droits à l’auteur-e et à son éditeur-trice;ce qui implique, par exemple, que des considérations financières peuvent pousser certaines écoles moins bien nanties à limiter la place que la littérature contemporaine occupera au sein de leur programme dans une tentative de diminuer les coûts des manuels scolaires. Ce processus pose particulièrement problème lorsqu’un délai important sépare le moment de publication d’une œuvre de son intégration au patrimoine culturel. Au Canada, la Loi sur le droit d’auteur stipule que ce dernier demeure valide pour une période de cinquante ans suivant la fin de l’année civile du décès de l’auteur-e (9), ce qui constitue peut-être la raison pour laquelle le répertoire d’œuvres du patrimoine littéraire québécois constitué par l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec (UNEQ) n’inclut aucune œuvre publiée après 1950 (10). Or, comme en témoigne la constitution d’un tel répertoire précisément dans le cas d’une littérature aussi « jeune » que ne l’est la littérature québécoise, la production littéraire des soixante-dix dernières années constitue une part importante de cet héritage culturel, et il est bon de rappeler que cette dernière comprend non seulement des noms contemporains tels que Wajdi Mouawad et Dany Laferrière, mais également des romanciers « classiques » comme Michel Tremblay. Que faut-il faire dans ce cas pour promouvoir un accès libre à la culture, tout en promettant aux créateurs des œuvres une juste rémunération?

 Le problème du libre accès à la culture

La table ronde du 23 avril visait à aborder les problèmes soulevés par ce qu’on appelle parfois la « démocratisation de la culture », soit la tendance qui, à l’âge du numérique, consiste à faciliter l’accès libre et gratuit à de larges pans de la production artistique contemporaine sur des plates-formes virtuelles. Or, l’accès « libre » à la culture n’implique pas forcément que celui-ci soit gratuit, comme l’a souligné adroitement Olivier Charbonneau, bibliothécaire titulaire et chercheur sur le droit d’auteur à l’Université Concordia, lors de la table ronde, en commentant les dangers qu’il pouvait y avoir à entretenir cette confusion entre l’accès libre et l’accès gratuit au savoir. À vrai dire, un accès qualifié de « libre » peut être rémunéré, comme c’est le cas en Europe, ou non-rémunéré, comme c’est le cas au Canada. L’accès libre rémunéré suppose que l’auteur-e n’a pas la possibilité de restreindre l’accès à son œuvre (autrement dit, de donner le droit à certaines instances de le reproduire ou non), mais qu’il-elle est rémunéré-e pour cette reproduction. L’accès libre non-rémunéré suppose pour sa part une reproduction sans droits, mais comme nous l’avons vu, cette dernière n’est pas nécessairement illégale, puisqu’elle peut être considérée comme faisant partie des « exceptions » prévues, par exemple pour la reproduction à but pédagogique. Or, la directrice générale de Copibec, Hélène Messier, n’avait pas tort de souligner, lors de la table ronde, que les promoteurs de l’accès « libre » défendent leurs propres intérêts en entretenant cette confusion entre accès libre et accès gratuit. En effet, il arrive souvent que les organismes qui se présentent comme des promoteurs de l’accès libre à la culture touchent de l’argent sur des œuvres qui sont reproduites et distribuées sans que les auteurs ne reçoivent une rémunération – comme c’est le cas de Google, pour ne citer qu’un exemple parmi les plus connus. Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’utilisation d’une plate-forme électronique comme Google n’est pas gratuite, puisqu’elle est financée par la vente de certaines données personnelles des usagers-ères de Google à des fins de marketing. Les compagnies qui achètent le droit de consulter des données telles que les mots-clés employés dans un moteur de recherche utilisent par la suite ces informations afin de mieux cibler les publicités auxquels les usager-ères en question sont exposés, ce qui implique que l’usage « libre et gratuit » de la culture que favorise une telle plate-forme électronique s’accompagne en réalité d’une transaction, dont les profits ne permettent aucunement de soutenir les multiples maillons de la chaîne du livre.

 Le cas des revues scientifiques

Le cas des revues scientifiques, pour sa part, constitue sans doute l’un des exemples les plus scandaleux d’une telle répartition des profits. En effet, tandis que les auteurs des articles touchent rarement des droits – et il arrive même qu’ils doivent payer pour être publiés –, le coût des abonnements numériques constitue pourtant une grande part du budget des bibliothèques universitaires, ce qui n’est guère surprenant puisque l’accès annuel à une seule revue peut coûter jusqu’à 50 000$ (11). Le paradoxe devient encore plus flagrant lorsque l’on garde à l’esprit que les « payeurs d’impôts », qui n’ont guère accès à ces revues scientifiques en raison du coût exorbitant de leur abonnement, ne participent pas moins doublement au financement de ces publications scientifiques : d’une part, parce que l’État investit directement dans la recherche scientifique en accordant des bourses de recherche aux auteurs de ces articles et en contribuant à payer leur salaire d’enseignant-e-chercheur-se à l’université; d’autre part, parce que le budget des bibliothèques universitaires provient également des poches des contribuables. La licence Creative Commons a été créée précisément pour pallier les incohérences qui résultent d’un système dans lequel les payeurs d’impôts financent la production d’écrits scientifiques auxquels ils n’ont pas librement accès. Elle vise à assurer la diffusion d’une œuvre culturelle à des fins non-commerciales tout en garantissant au créateur-trice la paternité ou la maternité de cette œuvre. La licence « C.C. » permet ainsi d’assurer un accès libre et gratuit à plus de 882 millions d’œuvres culturelles (12), qui comprennent aussi bien des documents (disponibles à travers diverses plates-formes, telles que Scribd, Wikipédia et Plos) que des photos (Flickr, 500), des chansons (Jamendo) et des vidéos (YouTube). Néanmoins, il va de soi qu’une solution semblable ne convient pas à tous-tes les créateurs-trices d’une œuvre culturelle. À cet égard, le cas des enseignant-e-s-chercheur-se-s se distingue de celui des écrivains-es dans la mesure où les seconds-es ne disposent guère d’un salaire fixe lié à leur activité créatrice, telle qu’une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec. Or, en plus de bénéficier le plus souvent du financement d’organismes gouvernementaux tels que le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), les enseignant-e-s-chercheur-se-s ont l’avantage d’exercer une charge d’enseignement à l’université qui leur permet de payer leurs factures; ce qui implique que leur subsistance ne dépend pas directement de la rémunération qu’ils peuvent espérer recevoir en contrepartie de leurs articles scientifiques, à la différence des écrivains-es. Toujours dans le premier cas, une telle rémunération finit d’ailleurs par subvenir de manière indirecte, dans la mesure où le salaire d’un-e enseignant-e-chercheur-se dépend du rayonnement de ses travaux. C’est bien pour cela que, dans le domaine de la recherche académique, du moins, il est généralement préférable de se faire pirater que de se faire ignorer. Toujours est-il que ce problème n’est pas non plus facile à régler dans le cas des publications scientifiques, dans la mesure où la diffusion d’un texte ainsi que la publicité qui lui est assurée dépendent directement de l’éditeur-trice de ce texte. Il est évident qu’un article scientifique publié sur un site tel qu’academia.edu ne disposera pas de la même visibilité que s’il avait été publié sur une plate-forme éditoriale reconnue telle que Jstor et Cairn, tout comme un document inséré dans une page de discussion sur Facebook n’aurait vraisemblablement pas la même visibilité qu’une œuvre parue chez Gallimard. C’est sans doute la raison pour laquelle la publication à compte d’auteur n’a remporté jusqu’à date qu’une poignée de succès en comparaison au nombre d’auteurs qui ont tenté de rejoindre leur lectorat sans passer par tous les intermédiaires qui font inévitablement hausser le prix du livre. Pour assurer une production scientifique de qualité, il faut également des éditeurs et un comité de lecture, lesquels constituent autant d’intermédiaires entre le-a producteur-trice d’un texte et son public, qu’il faut parvenir à financer par des ventes; une situation qui, en fin de compte, résume assez bien les problèmes auxquels est confrontée toute la chaîne du livre de manière plus générale.

 Une solution : la notion de « culture équitable »?

Lors de la table ronde du 23 avril, plusieurs solutions parallèles à celles de la licence Creative Commons ont été proposées pour répondre aux difficultés que soulève la modernisation du régime actuel du droit d’auteur. Hélène Messier, par exemple, a comparé le concept de « culture équitable » à celui de l’agriculture équitable en soulignant qu’il faut être prêt à dépenser un peu plus d’argent pour la culture pour s’assurer que les producteurs des œuvres qu’on consomme soient rémunérés de manière décente. Cependant, il serait irréaliste d’exiger du public l’abandon de certaines de ses pratiques actuelles, comme les téléchargements illégaux sur internet, sans faire évoluer le cadre qui a favorisé l’émergence de telles pratiques, c’est-à-dire un cadre qui rend le téléchargement illégal facile, rapide et surtout gratuit, tandis que l’acquisition légale de cette même œuvre est souvent plus compliquée et, surtout, qu’il n’y a presque plus de différence qualitative entre les œuvres piratées et les œuvres à reproduction légale. L’évolution d’un tel cadre pourrait éventuellement passer par l’imposition d’une « taxe culturelle » sur internet. De cette façon, un pourcentage de ce que nous payons pour nos services d’accès au web aiderait à financer des sites qui donneraient librement l’accès à une base de données culturelles « équitables », dont les revenus auraient pour avantage d’encourager directement la création culturelle contemporaine. Néanmoins, face à l’impossibilité de limiter l’accès à ces sites aux utilisateurs-trices qui accepteraient de payer cette « taxe culturelle », la notion de culture équitable ne bénéficierait sans doute pas d’une grande popularité, surtout face au concept beaucoup plus séduisant de culture libre. Le débat reste donc ouvert, et les solutions, surtout, entièrement à trouver.      


(1) http://ec.europa.eu/internal_market/copyright/docs/studies/140623-limita…(17-05-2015). (2) Rapport annuel de Copibec 2013-2014 : « Le droit d’auteur, source de vitalité culturelle et économique”, p. 4 http://www.copibec.qc.ca/Portals/0/Fichiers_PDF/rapp_annuel_copibec_2013…(web).pdf (consulté le 18-05-2015)
 (3) http://www.wipo.int/about-ip/fr/ (consulté le 18-05-2015). (4) Voir à ce sujet l’article de Nicole Arce, qui date du 1er février 2015 : http://www.techtimes.com/articles/30119/20150201/the-pirate-bay-returns-…(consulté le 17-05-2015). (5) L’émission Numberphile sur youtube explique bien les problèmes reliés à ce concept : https://www.youtube.com/watch?v=wo19Y4tw0l8 (consulté le 17-05-2015).
(6) http://www.wipo.int/edocs/pubdocs/fr/intproperty/450/wipo_pub_450.pdf (consulté le 17-05-2015).
(7) http://www.education.gouv.qc.ca/enseignants/droit-dauteur/la-loi-sur-le-…(17-05-2015).
(8) http://lois-laws.justice.gc.ca/fra/lois/c-42/textecomplet.html (18-05-2015).
(9) office de la propriété intellectuelle du Canada, http://tinyurl.com/klb6mty (17-05-2015).
(10)  http://www.uneq.qc.ca/documents/file/repertoire-%C5%92uvres-du-patrimoin…(17-05-2015).
(11) Voir par exemple le mémorandum publié par le conseil consultatif de la bibliothèque d’Harvard en 2012 au sujet de l’augmentation constante du prix des revues scientifiques : http://isites.harvard.edu/icb/icb.do?keyword=k77982&tabgroupid=icb.tabgr…(17-05-2015).
(12)  http://creativecommons.org (17-05-2015).

Une réflexion autour des coupures budgétaires dans le domaine culturel

Une réflexion autour des coupures budgétaires dans le domaine culturel

Dans cet article, je désire partager quelques réflexions autour d’un phénomène de société qui soulève certes beaucoup de discussions, mais qui n’a peut-être pas assez été abordé du point de vue des paradoxes qu’il soulève.

Tout d’abord, je veux parler du sous-financement de la culture que dénoncent abondamment, de manière générale, toutes les parties concernées: les établissements d’enseignement, l’industrie du livre et celle du spectacle, mais aussi la recherche en sciences humaines. Cette dernière passe à tel point au second plan après la recherche dans les domaines scientifiques que les gens s’étonnent couramment d’apprendre qu’on puisse être « chercheur-euse » en littérature tout comme on peut être chercheur-euse en biologie (sans les guillemets) ; et, de surcroît, que ces deux types de recherches sont le plus souvent financées par des institutions publiques, c’est-à-dire qu’elles puisent avec parcimonie dans les poches des contribuables pour produire des articles sur Baudelaire ou sur le cancer du sein.

La réaction qu’une telle découverte suscite est, hélas, trop prévisible pour mériter qu’on s’y attarde ici plus que de besoin. Car s’il ne vient presque jamais à l’esprit de nier l’utilité des expériences médicales, on se demande trop souvent à quoi servent les études en sciences humaines. Comme l’a relevé avec justesse Stéphane Toussaint dans son étude sur l’anti-humanisme dans la société contemporaine, le mode de pensée qui domine ce type de réflexions est bien évidemment utilitariste (1). Envisagée dans son expression la plus simple, une telle philosophie revient à privilégier l’« utile » sur le superflu – c’est-à-dire, dans le cas de la recherche, qu’elle tend à valoriser les secteurs concrets qui produisent des résultats dont l’application est relativement immédiate ; ce qui revient implicitement à dévaluer les disciplines abstraites qui produisent ce qu’il conviendrait plutôt d’appeler des « analyses » que des résultats, dont la pertinence, l’utilité et l’efficacité est plus difficile à évaluer.

Pourquoi est-il évident que les réflexions que nous avons énoncées précédemment s’articulent autour d’une pensée qui tend à privilégier l’utile plutôt que le « superflu »? À vrai dire, les termes mêmes d’un tel questionnement révèlent bien à quel point il est aujourd’hui difficile de réfléchir en-dehors des créneaux de l’utilité et de la rentabilité qui constituent les deux piliers de l’univers néo-libéral dans lequel nous vivons. La question que nous venons de poser opère en effet un syllogisme dans le prolongement de la courte explication avec laquelle nous avons choisi de définir le mode de pensée utilitariste, en opposant successivement l’utile au superflu, puis l’utile à l’abstrait – ce qui nous amena implicitement à assimiler le superflu à l’abstrait (2). Or, dire des études qui n’interrogent pas directement des problèmes concrets qu’elles sont « superflues » revient déjà à prononcer un jugement dès lors qu’il s’agit de décider comment il conviendrait de gérer le financement accordé aux différents secteurs tels que la santé, l’éducation, la défense, etc. Parmi ces derniers, si la culture est considérée comme étant superflue, il ne faut guère s’étonner qu’elle fasse l’objet de coupures importantes.

C’est pourquoi j’ai choisi de parler d’un « paradoxe » en abordant le problème du sous-financement de la culture, car celui-ci semble souvent relever du sur-financement dans un contexte de crise économique prolongée qui contraint le gouvernement tout comme les contribuables à revoir soigneusement leur liste de priorités. D’autant plus que, lorsqu’on assiste à un événement de l’ampleur du Salon du Livre de Montréal, on peut avoir du mal à croire les discours millénaristes qui déplorent la disparition progressive de la lecture parmi les plus jeunes, voire qui prédisent l’écroulement de l’industrie du livre à l’ère du numérique. Avant de parler du problème de sous-financement de la culture en prenant pour exemple l’industrie du livre, commençons donc par examiner ces problèmes plus « concrets » dont l’urgence justifierait l’opinion selon laquelle la culture recevrait trop d’argent au Québec.

Des coupures, encore des coupures… pour financer quoi?

Sur le plan local : les routes

Revenons donc plus concrètement sur la question des coupures budgétaires. On ne cesse de répéter, dans les médias tout comme dans les rues, que les problèmes sont partout et qu’ils heurtent un bon nombre de secteurs autrement plus vitaux à l’économie d’un pays. Du point de vue local, d’abord, il y a les routes de Montréal qu’on ne cesse de réparer, et qui comptent néanmoins parmi les plus mauvaises sur lesquelles il m’ait été donné de circuler. Et il faut dire que celles-ci comprennent des pays « à l’économie émergente » comme le Maroc, la Turquie et l’Argentine qui semblent curieusement avoir moins de problèmes de corruption que nous en ce qui concerne la gestion des contrats de construction. À moins, bien sûr, qu’on ne considère que la commission Charbonneau n’a révélé que des scandales « insignifiants » auxquels il faut bien se résoudre, car ils semblent en fin de compte être le lot de tout système politique, indifféremment de son degré de transparence et de démocratie? Sur ce point comme sur tant d’autres, il est difficile de trancher.

Sur le plan provincial : le système de santé

Sur le plan provincial, l’accessibilité aux soins médicaux demeure parfois difficile, et des réformes sont ponctuellement proposées pour tenter d’augmenter la disponibilité des médecins de famille. La solution la plus simple n’est malheureusement pas envisagée, puisqu’elle consisterait à augmenter tout naturellement le nombre de médecins, ce qui forcerait le système public à supporter des coûts beaucoup plus élevés. On tente donc d’étendre le beurre sur nos tartines jusqu’au possible en demandant par exemple aux omnipraticiens-ennes de remplir un quota de patients-es par année, faute de quoi le projet de loi 20 prévoit leur appliquer des pénalités pouvant s’élever jusqu’à un tiers de leur salaire annuel. De telles pénalités peuvent laisser indifférent un contribuable de la classe moyenne, pour qui les deux tiers d’un revenu à six chiffres représentent encore un salaire beaucoup plus important que le sien. Mais ce serait sans doute là sous-estimer les effets d’une politique qui veut éternellement accomplir plus avec moins, et dont les résultats sont hautement prévisibles. Surmenés, les médecins qui tenteront de remplir leurs quotas accorderont des soins plus superficiels à leurs patients, tandis que les autres tenteront sans doute d’échapper aux pénalités en quittant le Québec ou en s’orientant vers le privé, ce qui ne fera qu’aggraver la pénurie actuelle.

Sur le plan international : la sécurité

Enfin, sur le plan international, il ne faut pas oublier les dépenses engendrées par une politique interventionniste qui incite de plus en plus le Canada à apporter des secours humanitaires dans des contextes de crise. En dépit des coupures, il faut donc que le gouvernement fédéral prévoie des réserves importantes d’où l’on pourra continuer de puiser pour aider nos voisins américains à remplir leur fonction de gardiens de l’ordre et de la sécurité — qu’il s’agisse d’endiguer les progrès d’une épidémie comme l’ebola, ou encore la croissance de régimes perçus comme étant une menace en raison de leurs ambitions expansionnistes, tels que la Russie depuis l’annexion de la Crimée, et, bien entendu, les États islamiques favorables au jihad. Sans même parler des efforts que l’on se croit obligés de déployer pour endiguer l’anti-occidentalisme des États du proche et du Moyen-Orient qu’on ne peut pas ranger ouvertement dans l’« axe du mal ».

Le reste est-il superflu?

Bon: passons sur ce que tout le monde sait. Le but de cette énumération n’était pas d’ouvrir une parenthèse servant à illustrer le point de vue de ceux qui voient d’un bon œil la privatisation des différents secteurs de l’industrie culturelle, dans la mesure où elle permet de diminuer les dépenses publiques qui ne viseraient pas à adresser directement des problèmes aussi urgents.

Ce détour apparent visait au contraire à rappeler qu’une civilisation est d’abord le reflet de ses produits culturels, si bien que les romans, les films et les spectacles de théâtre sont des lieux privilégiés où l’on discute des problèmes auxquels est confrontée une société donnée. Ainsi, il ne faut pas oublier que les outils d’analyse développés par les chercheurs en sciences humaines s’appliquent aussi bien à des textes littéraires qu’à l’étude de phénomènes tels que la perte de confiance des jeunes citoyens envers leurs institutions, l’érosion de privilèges sociaux durement obtenus durant les années soixante tels que le gel des frais de scolarité et le régime de l’assurance maladie, ou encore des conflits idéologiques qui s’inscrivent dans le prolongement du néocolonialisme. C’est bien pour cette raison que des penseurs qui en vinrent à être associés à la « French Theory » eurent une influence considérable sur les discours politiques, en développant notamment des stratégies d’« empowerment » visant l’émancipation de minorités sexuelles ou ethniques.(3)

Admettons, donc, que l’on puisse trouver une utilité sociologique dans le financement et dans la diffusion de produits culturels comme les livres, les films et les spectacles de théâtre. Je tiens à préciser ici qu’une opinion semblable est loin de faire l’unanimité dans le domaine des études littéraires, où toute justification de ce type s’apparente à un asservissement du texte au contexte dans lequel une œuvre est produite. Mais si l’on adopte une perspective qu’on appellera un tant soit peu « économique » (faute d’un terme plus approprié), il faudra bien retomber sur le vieil adage selon lequel les sciences humaines humanisent, qui vise à rappeler qu’il n’y a pas de société humaine sans elles.

Or, une conclusion semblable ne nous avance pas très loin dès lors qu’il s’agit de coupures budgétaires dans le domaine culturel, car il n’est pas certain que l’industrie du livre devrait bénéficier d’un financement public ; pour ne donner qu’un exemple. En l’absence d’un tel financement, la formation de grands conglomérats comme Québécor et Random House ne parviendrait-elle pas à développer des stratégies éditoriales plus efficaces, qui toucheraient de ce fait un public plus large? L’usage du conditionnel relève, dans ce cas-ci, d’une convention purement formelle qui parvient mal à masquer à quel point l’industrie culturelle est soumise à la logique de la rentabilité que nous avions évoquée un peu plus tôt avec l’ouvrage de Stéphane Toussaint. Aussi, la réponse à une telle question semble-t-elle aller de soi.

Il va de soi que l’industrie du livre a survécu et prospéré, à l’ère du numérique, parce qu’elle a su développer des stratégies de marketing qui ont séduit un lectorat qui ne cesse de se diversifier. De même qu’il va de soi que la privatisation des différentes branches de l’industrie culturelle a pleinement participé au développement de telles stratégies commerciales. Si l’on continue à lire malgré tout, et si on lit peut-être davantage aujourd’hui qu’à n’importe quelle époque qui nous a précédés, c’est peut-être parce que les livres que l’on publie à présent forment mieux qu’auparavant les goûts de leurs lecteurs en cherchant à reproduire sous toutes sortes de formes les mêmes  « formules gagnantes » (4).

Il suffit de jeter un coup d’œil à la sélection des « vingt-cinq livres de l’année » que propose la Presse pour constater combien d’œuvres ont été retenues parce qu’elles choquent ou parce qu’elles émeuvent (5). Un tel phénomène n’est évidemment pas nouveau: André Schiffrin en parlait déjà en 1999 dans un ouvrage intitulé L’édition sans éditeurs dans lequel il retrace la naissance des grands conglomérats, en démontrant qu’elle participa dans une large part à la disparition de l’édition de qualité (6). Schiffrin mentionna notamment que, selon la même logique de rentabilité, on hésiterait à publier aujourd’hui des auteurs tels que Brecht et Kafka dont les ouvrages ne furent tirés qu’à 800 et 600 exemplaires, respectivement.

Ainsi, l’on se retrouve curieusement confrontés à un second paradoxe. Si la production culturelle contemporaine est jugée digne d’être étudiée et financée parce qu’elle nous humanise — autrement dit, parce qu’elle nous incite à réfléchir sur les problèmes auxquels notre société est confrontée —, elle semble pourtant s’encadrer dans les mêmes paradigmes qui ont donné lieu aux processus d’aliénation qui nous déshumanisent, et procéder selon des mécanismes qui ont créé les mêmes problèmes sur lesquels ils sont censés nous permettre de réfléchir.

Comment ne pas considérer dans ce cas que l’on accorde déjà trop de financement à une industrie qui ne diffère en rien des autres? Et malgré tout, si l’on s’accordera pour dire que les mesures d’austérité menacent l’autonomie de cette production culturelle, la meilleure attitude à adopter face à ce problème n’est certes pas d’encourager la privatisation de la culture. Que l’on appelle donc ce phénomène celui du sous-financement de la culture ou de son sur-financement, le constat demeure le même. Tant et aussi longtemps qu’on abordera cette question selon une perspective utilitariste soumise à la logique de la rentabilité, les coupures dans le domaine culturel demeureront tout aussi justifiables que les compromis qui visent à améliorer l’efficacité du système médical tout en diminuant les dépenses gouvernementales.        


[1] Stéphane Toussaint, Humanismes, antihumanismes de Ficin à Heidegger, Tome 1 : « Humanitas et Rentabilité », Paris, Les Belles Lettres, 2008.
[2] Nous pouvons résumer ce syllogisme de la manière suivante : si l’utile s’oppose au superflu et que l’utile s’oppose à l’abstrait, alors le superflu s’apparente à l’abstrait. Rappelons que la structure traditionnelle d’un syllogisme est la suivante : Si A= B et B = C, alors A = C. Ce raisonnement fallacieux reprend donc bel et bien la structure d’un syllogisme, mais il la modifie également de manière importante : si A ≠ B et A ≠ C, alors A = C. [3] Voir par exemple le livre de François Cusset: French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003. [4]Néanmoins, un tel constat n’est pas sûr. Dans une de ses publications les plus récentes, Marc Angenot démontre par exemple que les auteurs de romans populaires issus de la littérature de colportage avaient souvent conscience de reproduire les mêmes schémas « gagnants » (Les dehors de la littérature: du roman populaire à la science-fiction, Paris, Honoré Champion, 2013). Pour obtenir plus de renseignements à ce sujet, nous invitons également le lecteur à consulter l’excellent ouvrage dirigé par Roger Chartier intitulé Les pratiques de la lecture (Paris, éd. Rivages, 1985). [5]Il s’agit ici du numéro datant du 5 décembre 2014 (« Les vingt-cinq romans de 2014: les choix de notre équipe », pages A 28- A 29). [6]André Schiffrin, L’édition sans éditeurs, traduit de l’américain par Michel Luxembourg, La fabrique-éditions, 1999.