L’apolitisme du régime, du Parti libéral à la Coalition avenir Québec

L’apolitisme du régime, du Parti libéral à la Coalition avenir Québec

En octobre 2018, la Coalition avenir Québec (CAQ) balayait la carte électorale québécoise. Les forces qui ont suscité ce raz-de-marée politique ne sont pas particulièrement faciles à saisir, tellement les représentant·e·s de la coalition ont fait peu de cas de préciser la signification de leur projet politique, outre quelques positionnements épars qualifiés de « nationalistes » par le chef du parti, François Legault. « Changement » aura été le mot d’ordre de cette élection. Mais un changement vers quoi? Pour comprendre, il est primordial de centrer le parti dans la longue histoire du Québec, ce qui nécessite de remonter aux germes du politique québécois. L’analogie historique sera ici salutaire : une histoire qui met en scène un monde politique en pleine perdition, restructuré par des forces sociales profondes. Le Québec réactualise-t-il une certaine part de son passé sous de nouveaux auspices?

Le régime libéral et son effondrement

Seize ans. C’est le temps que dura au Québec le règne des libéraux de Louis‑Alexandre Taschereau, de 1920 à 1936. Quatre décennies, si l’on considère la domination incontestée du Parti libéral du Québec sur l’État provincial depuis le gouvernement Marchand en 1897. Cette domination n’en est que plus forte qu’elle est appuyée par l’énorme machine libérale au pallier fédéral (1).

Taschereau. Nom emblématique d’une gouverne qui, à sa façon, s’adapte à la subordination à laquelle les représentants politiques canadiens-français de l’époque sont progressivement réduits, dans le cadre du parlementarisme que la conquête anglaise a transplanté en sol canadien dès 1791 (2). Au départ, ces nouvelles institutions donnent un élan à une collectivité trop longtemps accoutumée aux structures d’un féodalisme français si mal adapté au Nouveau monde. Mais les champs du possible politique sont rapidement verrouillés par les tenants d’une oligarchie à la botte de l’empire anglais, si bien représentée par le rôle de gouverneur (3). Les contraintes qu’impose l’organisation coloniale anglaise poussent le PLQ naissant (1867), fruit de cette longue dynamique institutionnelle, à définir l’esprit qui anime le parti de façon à ce qu’il soit cohérent avec un système qui, plus souvent qu’autrement, éteint les aspirations de ce peuple francophone qui habite les terres où s’arrête le fleuve. Cette compromission originelle marquera fondamentalement l’identité du parti qui, encore aujourd’hui, en porte la trace.

Il aurait pourtant pu en être autrement. C’est que l’idéal initial du parti est travaillé par la pratique. Ainsi va l’histoire. D’un côté, les libéraux de cette période sont les dignes héritiers de d’une utopie politique qui, durant les âpres luttes constitutionnelles du XIXe siècle contre l’oligarchie, berce une foule d’acteurs politiques de ce coin de pays (4). D’une faction importante du Parti patriote en passant par les Rouges (5), défenseurs d’un libéralisme politique radical (6), l’idéologie dont le parti libéral hérite se précise : le rêve d’une république démocratique où l’égalité citoyenne, et les droits qui l’accompagnent, défait à la fois les barrières institutionnelles imposées par l’Empire anglais, et à la fois celles que le joug moral du clergé catholique fait peser sur la population canadienne-française. D’un autre côté, l’utopie libérale doit s’adapter au jeu politique. Elle doit d’abord se plier à la stratégie coloniale anglaise. Des institutions libres à l’anglaise, certes, mais jamais au détriment des desseins de l’empire. Les Patriotes l’auront appris dans le sang. Les progrès politiques se feront donc à un rythme convenu, selon des bornes bien circonscrites. Ensuite, mener trop loin le fantasme de république implique un prix extrême à payer pour la collectivité francophone. Dans un contexte de sujétion tel que le connaissent à ce moment les Canadien·ne·s français·es, défaire les institutions traditionnelles de cette population que sont la paroisse, l’Église et le droit civil français pose le spectre de l’assimilation drastique d’un peuple mis à nu (7). De cette conjoncture contradictoire, le PLQ naît en 1867. Après un bref épisode autonomiste sous le gouvernement d’Honoré Mercier (1887-1891), le parti accepte les règles du jeu de la constitution fédérale de 1867, se contentant des pouvoirs provinciaux – insignifiants à une époque où l’État-providence n’existe pas – de cette demi-république qu’est le Québec. Afin de maintenir sa position intra-provinciale, le PLQ ménagera pour un moment l’Église catholique.

Ce libéralisme terne finira par produire une forme de gouvernement à son image. Se joint à la modestie des pouvoirs publics québécois une adhésion à l’orthodoxie économique de l’époque où le marché capitaliste mène le bal (8). Ce qu’il sera coutume d’appeler le « régime Taschereau » en sera la parfaite expression. Le PLQ adhère alors à une politique de laissez-faire économique en phase avec la politique nationale canadienne initiée dès 1867. Taschereau mise sur la croissance de l’exploitation des ressources naturelles principalement dans les domaines forestier et hydro-électrique, en vue de se doter des moyens d’une industrialisation adéquate. Afin de pallier l’arriération économique des Canadien·ne·s français·es, le gouvernement québécois s’appuiera sur les capitaux anglais et, de plus en plus, américains (9). En ce qui concerne le lien du PLQ avec les institutions de la société civile canadienne-française, le parti sera dans la lignée de ce qui se pratique à ce moment en politique québécoise depuis l’avènement du gouvernement responsable en 1849 (10) : le patronage et le clientélisme de masse se généralisent, de façon à s’assurer une majorité parlementaire. Joint à la politique économique d’État minimal, cette intrusion dans la vie communautaire dote le Québec d’une drôle de forme de gouvernement où, pour reprendre le sociologue Fernand Dumont, « […] le politicien est omniprésent, mais l’État est absent […] » (11).

Le régime Taschereau est à l’image d’un cycle politique qui s’enraye. Le parti et l’État qu’il pilote y prennent la forme d’une structure détachée du peuple, laquelle participe à l’exploitation économique des Canadien·ne·s français·es, forme politique corrompue s’il en est. Avec la crise économique de 1929, c’est la stratégie économique libérale qui s’effondre. L’opposition populaire, ainsi que l’opposition politique liant conservateurs et libéraux dissidents, s’organisent sous la nouvelle Union nationale. Maurice Duplessis contraint le gouvernement à la convocation du comité des comptes publics. La collusion politico-économique et les malversations l’accompagnant qui y sont dévoilés finissent de faire s’effondrer le régime en 1936 lorsque Duplessis prend le pouvoir. Nous connaissons la suite. Mis à part l’intermède libéral sous le gouvernement Godbout (1939-1944), l’Union nationale imposera son joug jusqu’en 1960 (12).

Avec l’élection de la CAQ en octobre 2018, il est très tentant de faire le parallèle historique d’un régime aux abois qui se fait balayer par une vague conservatrice. Une trame narrative se campe dans l’espace public : celle d’un gouvernement opposé aux aspirations d’une majorité populaire, dont le récit prend la forme de son juste aboutissement avec l’effondrement électoral du PLQ. Quinze ans. C’est le nombre d’années que dura le règne libéral depuis l’élection de Jean Charest en 2003. La fameuse « réingénierie de l’État » initiée par ce gouvernement structura une séquence d’attaques en règle contre l’État-providence québécois : baisses d’impôts, mesures d’austérité, tarification des services publics, mise au pas de la fonction publique (13). Cette période a fait sentir ses effets par un accroissement inédit des inégalités économiques (14). Lorsque l’on emprunte une trame narrative nationaliste, le régime libéral se distingue par son abandon de l’identité linguistique et culturelle québécoise comme vecteur fondamental de la politique provinciale. Après avoir lutté, sous Robert Bourassa, pour la reconnaissance, par le Canada, du Québec comme territoire d’une société distincte (15), le régime libéral accepte dorénavant les règles du jeu de la Constitution de 1982. Soit la notion de peuple distinct est écartée de l’ordre du jour, soit elle est timidement mobilisée et, ensuite, ignorée par le fédéral. Silence. Il suffit de se rappeler l’épisode où Philippe Couillard tenta une réouverture du débat que Justin Trudeau s’empressa d’étouffer (16). Dans l’imaginaire collectif, une telle gouverne détachée de la population ne peut se maintenir que par le clientélisme et la corruption, dont la Commission Charbonneau aura dévoilé les soubresauts d’apparat. Ajoutons à cela notre mode de scrutin si peu représentatif du vote réel (17), si compatible avec ce genre de pratiques, et voilà que sont réunis tous les ingrédients du récit d’une période historique morne et infamante.

L’apolitisme, d’hier à aujourd’hui

Tout dépendant du point de vue adopté, les interprétations de la récente victoire de la CAQ varient. Pour le camp dit « progressiste », rien de nouveau sous le soleil. La CAQ ancre sa vision du politique en pleine continuité de la rigueur austéritaire des libéraux. La reconfiguration de l’État québécois est toujours en marche. En fait, la CAQ apparaît ici comme la parfaite entreprise politique qui, sous une nouvelle étiquette, permet de donner un second souffle à une classe politique en pleine perdition. En font état les frontières poreuses entre le PLQ et la CAQ à travers lesquelles leur personnel politique joue un jeu de va-et-vient (18). Lorsque l’on emprunte les lunettes d’un centre droit conservateur pour qui les enjeux d’identité nationale sont prioritaires, le portrait change. La CAQ s’affirme alors comme une avenue salutaire et pragmatique par l’affirmation d’un nationalisme québécois qui soit compatible avec le cadre canadien, où laïcité, langue et immigration sont mis de l’avant. L’idée que la majorité historique francophone s’exprime fermement après 15 ans de silence fait son bout de chemin, par l’entremise, entre autres, de la parole du commentateur conservateur Mathieu Bock-Côté (19).

Comme nous l’avons vu, ce n’est pas la première fois dans notre histoire qu’un régime sclérosé dit « libéral » s’effondre à la faveur d’une coalition bleue pâle. Pour plusieurs, la conjonction opérée par la CAQ du libéralisme économique et d’un certain nationalisme autonomiste fait de cette formation politique une réactivation contemporaine du nationalisme hérité de l’Union nationale. Il faut faire très attention à ce genre d’analyse facile. Cette tentation de dépoussiérer de vieux démons afin de les calquer sur l’époque actuelle brouille les cartes. Le présent a justement cette caractéristique singulière de ne s’être jamais produit, d’avoir une configuration qui lui est propre. L’analogie historique, si elle veut garder de sa pertinence, se doit de ne pas transformer l’actualité en un épouvantail dégoutant.

Peu importe le niveau de conservatisme que l’on peut attribuer à la CAQ face aux enjeux actuels qui travaillent la province – pensons au test de valeurs en contexte d’immigration, aux restrictions apportées à la consommation de cannabis, au maintien du crucifix à l’assemblée nationale, etc. –, le parti reste somme toute politiquement libéral lorsque mis dans le contexte du long cycle historique du Québec. Aucun parallèle légitime ne peut attribuer à la CAQ d’entretenir de liens avec une quelconque institution traditionnelle qui imposerait sa chape morale sur les esprits, comme c’était le cas antérieurement entre l’Église et le Parti conservateur québécois (20), et ensuite avec l’Union nationale. La sécularisation a fait son travail. Aucune équivalence non plus avec l’extrême droite contemporaine ou le néo-conservatisme américain. Pour sa part, le régime « libéral » qui a essuyé un revers historique ne peut être tout à fait comparé au type d’État économiquement minimal dont le Québec avait l’habitude avant la révolution tranquille. Malgré tout le travail de sape des fondements de notre social-démocratie entamé durant les dernières années, la secousse n’a pas, jusqu’à présent, été suffisamment forte pour démolir le modèle québécois. Le poids de l’impôt et de la fonction publique garde une place importante dans l’économie québécoise (21). Et cet espace qu’occupe le social dans notre société contribue à faire de nous la société la plus égalitaire d’Amérique (22). Nous sommes loin de l’idée d’une « politique omniprésente » jointe à un « État absent », tel que le définissait Dumont pour qualifier un cadre politique révolu.

C’est concernant un aspect plus subtil, et plus profond, que l’analogie historique est intéressante, et qu’elle permet de nous éclairer sur ce que la marée caquiste signifie. La façon dont le jeu politique québécois se structure en ce début de XXIe siècle semble réactualiser une façon de concevoir la gouverne étatique, une manière de voir que la révolution tranquille avait en apparence balayée. Avant les années 1960, la situation bien particulière dans laquelle le cadre canadien plaçait les Canadien·e·s francais·es, à coups de minorisation politique et d’assimilation, portait la collectivité francophone à une hostilité envers la forme d’organisation politique qu’est l’État; dans les meilleurs cas, elle menait à une indifférence. Dans ces conditions, le petit État du Québec ne pouvait servir d’outil de construction nationale d’envergure. Il n’était en aucun cas le porteur de projets de société majeurs. Durant cette longue période, soit le gouvernement était-il compris comme le simple instrument politique permettant de rendre applicables les règles du jeu du marché et de maintenir, dans les limites du possible, les institutions traditionnellement canadiennes-françaises; soit le peuple était-il idéologiquement défini hors de l’État au sein même de ces dites institutions traditionnelles, par la paroisse, l’Église, la famille, etc. (23). Dans les faits, ces deux avenues se sont combinées.

Pour beaucoup d’intellectuel·le·s, ce phénomène politique a longtemps signifié un certain « apolitisme des idéologies québécoises ». Dans le langage commun, l’apolitisme se réfère généralement au désintérêt individuel pour le politique. Nous ne parlons pas de ce type d’apolitisme lorsque l’on traite, pour le cas qui nous intéresse, d’apolitisme saisi comme mode d’action politique. Contrairement à une foule d’idéologies contemporaines, le caractère apolitique d’une idéologie refuse de qualifier la vision de l’État moderne comme porteur d’un « nous » à travers lequel s’exprimeraient des projets politiques d’envergure et structurés. Une telle direction pour la gouverne étatique est ici inenvisageable, ou du moins que modestement, apolitisme oblige. Le politologue André J. Bélanger définit l’apolitisme comme le versant opposé du politique, le politique pouvant être défini comme « […] phénomène auquel donne lieu la résolution de conflits assumée par une autorité » (24). Phénomène inverse donc. Ce refus d’une gouverne qui prenne en charge un projet politique clair peut se montrer sous plusieurs formes, tout dépendant de l’idéologie apolitique en cause et du cadre social qui la fait émerger. Pour Bélanger, l’apolitisme québécois a ceci de particulier qu’il joint une certaine absence de référence explicite à la gouverne étatique – ou du moins, lorsqu’il en traite, le fait-il de façon à dénoncer sa forme corrompue ou trop « politique » – à une interprétation de la gouverne comme simple « administration des choses » impartiale et consensuelle. Le conflit est ainsi évincé de la prise de décision étatique. Pour l’apolitisme, le conflit est en fait le signe d’une dégénérescence sociale. Au contraire, ce qui, collectivement, est juste, se définit rationnellement au-delà des lignes partisanes. Le conflit empêche d’y voir clair. Les décisions qui, au sein de l’État, doivent être priorisées se résument plutôt à la valorisation de la compétence de gens exceptionnels qui, s’ils ou elles sont doté·e·s des qualités adéquates, devraient arriver à des résultats somme toute similaires lorsque comparés, sur lesquels il est possible d’établir un consensus. L’État est une affaire d’expert·e·s qui savent faire fonctionner ses institutions.

À bien des égards, c’est en cela que la révolution tranquille fut une authentique révolution politique, en ce sens qu’elle réintroduisit de façon radicale un sens politique à la collectivité québécoise, en balayant les institutions traditionnelles qui donnaient sens à notre apolitisme collectif. C’était l’éclosion d’idéologies foncièrement politiques (25), l’époque d’un développement économique pris en charge par l’État et de la construction de notre tissu social, en phase avec la ferveur nationale (26). En regardant derrière de cette façon, l’époque actuelle apparaît comme excessivement terne. Nous en sommes à une période dépourvue de projets collectifs porteurs, un cycle dont les termes sont d’un tel manque de signification politique qu’il nous rappelle à satiété que l’épisode des années 1960-1970 s’est bel et bien dissous dans le développement nonchalant de notre présent. C’est à se demander si l’apolitisme ne s’est pas réactualisé sous une forme contemporaine. Parlant de notre présent, le voilà : la sphère politique québécoise est actuellement bloquée sous deux aspects fondamentaux. Le premier aspect ne concerne pas que notre demi-pays, mais est global. La révolution néolibérale des années 1980 est venue reconfigurer en profondeur la relation entre les États-providence occidentaux et les marchés économiques nationaux et le marché global. L’État se retire graduellement de certaines de ses prérogatives antérieures, se refusant de plus en plus à adopter des mesures économiques qui seraient en décalage avec les flux de capitaux nationaux et internationaux (27). Dans ces conditions, tout projet politique porteur s’en trouve nécessairement réduit dans son ampleur, restriction qui a bien souvent son corollaire d’une supposée administration rationnelle et gestionnaire qui justifie ces restrictions, administration froide si compatible avec la résurgence d’un apolitisme collectif. Le deuxième aspect est plus spécifique au contexte national du Québec contemporain. Le projet souverainiste a échoué. Le maintien du Québec dans la fédération canadienne ne s’est toutefois pas accompagné d’une reconnaissance culturelle en bonne et due forme du peuple québécois, ni d’un cadre constitutionnel suffisamment adéquat pour que l’État québécois y appose sa signature (28). La question nationale reste un sujet de profond malaise collectif. Dans ces conditions économiques et nationales, comment s’étonner d’un manque de prise sur notre avenir commun? Comment s’étonner que se réactive ce bon vieux réflexe apolitique qui réduit l’État à une « administration des choses » entre les mains de gestionnaires dit·e·s compétent·e·s?

L’apolitisme caquiste

Si l’État se résigne à ne plus porter de projets de société ayant un impact sur l’ordre social, il devient difficile de justifier l’existence d’un État-providence qui a la taille que l’on connaît au Québec. Les institutions héritées de la révolution tranquille prennent alors l’apparence de monstres bureaucratiques. Ces dernières années, un certain discours populiste s’observe dans le débat public, fantasmant un peuple quotidiennement assailli par l’intrusion d’un État qui le surimpose et le surtaxe, lui assigne des règles rigides, et gaspille les deniers publics qu’il lui arrache. Selon cette trame narrative, rien ne justifie un tel accaparement de ressources. Le bien commun est un leurre. L’État bureaucratique lutte pour ses propres intérêts, et ceux de ses agents patentés que sont les haut-fonctionnaires, les « pousseux de crayons » de l’ordinaire, les syndicalistes. À l’abandon collectif récent du politique coïncide une prolifération de ce discours à travers plusieurs médias de masse, chez certain·e·s chroniqueur·se·s de journaux de l’empire Quebecor en passant par les populaires radios de la ville de Québec (29). Tout récemment dans notre histoire, l’Action démocratique du Québec (ADQ) prônait la transition vers un État minimal si rabougri que le projet adéquiste aurait fait du Québec l’un des États les plus décentralisés d’Occident (30). Nous voyons là le radicalisme que peut prendre l’apolitisme idéologique lorsqu’il fantasme la pureté populaire hors de ses relations avec l’État central. En 2012, la CAQ avale l’ADQ, diluant par le fait même l’aspect libertarien de l’ancien parti de Mario Dumont.

Cependant, pour des raisons évidentes de fonctions légales, de sécurité et de maintien du corps social, cette hostilité envers l’État québécois ne se traduit pas nécessairement par une réactivité de type libertarienne. Dans la perspective de l’apolitisme québécois, l’État demeure un moindre mal. Et quitte à ce qu’il soit présent dans nos vies, mieux vaut s’assurer que ses institutions, telles qu’elles existent, soient entre de bonnes mains. Une solution pragmatique s’impose alors : mener les réformes adéquates de façon à ce que la juste « administration des choses » nuise le moins possible au quotidien de la population. À cet effet, la notion de compétence gestionnaire objective se trouve fantasmée hors des idéologies, comme si une telle chose était possible. La politique devient l’affaire du camp étroit des initié·e·s compétent·e·s. Les dévoiements de certaines politiques publiques n’apparaissent dès lors plus comme la concrétisation de visions du monde inadéquates, comme la mise en pratique d’idéologies concurrentes qui soient déplaisantes – l’idéologie est en fait perçue comme une pathologie et ne devrait pas exister dans l’espace public –, mais plutôt comme un manque de compétence qui, au fond, ne sert qu’à faire transparaître un manque profond de lucidité rationnelle.

En 2005, certain·e·s représentant·e·s de notre bourgeoisie nationale, dont l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, l’ex-péquiste Joseph Facal et l’éditorialiste André Pratte, s’autoproclamaient « lucides » par la rédaction du manifeste « Pour un Québec lucide » (31). Selon eux, une injonction s’imposait : il était temps de s’occuper de ce qu’il sera coutume, sur un certain échiquier politique, d’appeler les « vraies affaires » du Québec contemporain, prioritaires pour tout·e représentant·e politique rationnel·le, en l’occurrence les barrières au commerce, la dette nationale, notre trop forte charge fiscale, notre problème démographique, la (trop petite) place de l’entreprise privée dans la société québécoise et notre rapport à la compétition économique internationale. Comme la rationalité n’est jamais une donnée objective hors des représentations mentales qui dominent une époque déterminée, le diagnostic et ses solutions allaient être en phase avec les croyances usuelles du néolibéralisme. Les « lucides » n’ont, à toute fin pratique, que donné une forme idéologique (qui se veut une non-idéologie) à la restructuration du champ politique québécois qui s’opère depuis le XXIe siècle. Point de rupture crucial, la réingénierie de l’État opérée par le gouvernement Charest imposera à la fonction publique québécoise le modèle de prise de décision de l’entreprise privée appliqué à l’État comme meilleur moyen – le plus rationnel – de régler des problèmes (32). Il en résultera une uniformisation dans l’application des politiques publiques par la fonction publique, la multiplication des fameux partenariats publics-privés (PPP) et la sous-traitance généralisée, si propices à la corruption (33). Le tout accompagné d’une cure minceur de l’État. La campagne libérale des élections provinciales de 2014, axée sur les « vraies affaires », justifiera les mesures d’austérité à venir sous le gouvernement Couillard.

C’est dans le contexte de ce rapport au champ politique que la CAQ émerge. La formation politique de François Legault doit être comprise comme la consécration de la rationalité de l’apolitisme québécois contemporain. En 2008, celui qui deviendrait chef de la CAQ, alors dans l’opposition péquiste, talonnait avec succès le gouvernement Charest sur le scandale de conflits d’intérêts en lien avec les sommes allouées par le Fonds d’intervention économique régionale (FIER) (34) à des proches du PLQ. Volte-face spectaculaire et plutôt mystérieuse : après des menaces de poursuites juridiques et d’obscures discussions avec le magnat des télécommunications Charles Sirois, lui-même impliqué dans le scandale des FIER, Legault fait son mea culpa et abandonne la bataille, sous prétexte que cette dernière donne une mauvaise image de la classe politique, image qui incite au cynisme (35). Legault veut sortir son action politique de la « chicane » usuelle partisane, et en vient même à rejeter l’option souverainiste. Il quitte le PQ en 2009. Encouragé par Lucien Bouchard et Charles Sirois (36), Legault fonde en 2011 la fameuse Coalition avenir Québec, qui a pour mission d’offrir une avenue politique au-delà des partis politiques, une option qui pose « un plan d’action rassembleur » visant une plus grande performance des services publics et l’établissement d’une « économie de propriétaires ». Le tout s’articule en posant les conditions pour une vitalité de la culture québécoise (37). En cela, les vieux réflexes de l’État-providence québécois doivent être métamorphosés en profondeur, de façon à correspondre au pragmatisme politique qu’implique le XXIe siècle, ce qui suppose l’existence d’une objectivité révélée à laquelle la rationalité de la pratique se doit de s’astreindre. Le projet caquiste est apolitique dans son essence. Il affirme l’existence d’un consensus impartial de l’administration publique québécoise que les luttes partisanes empêchent d’atteindre. Le projet de la CAQ se résume finalement à l’idée de compétence objective et d’éthique de ses membres (opposée à la corruption libérale). Sur le plan national, la CAQ ne se veut ni souverainiste ni fédéraliste, mais plutôt « nationaliste »; économiquement, la coalition assume une rationalité économique qui remet en cause la fonction socialement égalisatrice du modèle québécois, ce qui n’est pas sans rappeler le supposé pragmatisme des « lucides ». Cette volonté de non-partisannerie est probablement ce qui rapproche le plus, idéologiquement, la CAQ de son ancêtre que fut l’Union nationale, comme le rappelait récemment l’historien Jonathan Livernois (38). Le parti de Maurice Duplessis s’affirmait comme la « troisième voie » qui pousse le politique hors de la lutte partisane entre le PLQ représenté par le régime Taschereau et le désormais défunt Parti conservateur. La CAQ, elle, vient briser le système bipartisan PLQ/PQ, juste « administration des choses » oblige.

À quelles solutions « pragmatiques » l’apolitisme caquiste nous enjoint-il? Le pragmatisme dit objectif est une notion si élastique qu’il peut être assez difficile de comprendre le projet politique que celle-ci recoupe. Le flou qu’entretient la CAQ sur la signification de ce qu’elle propose n’a rien pour aider. Dans son discours de victoire électorale, Legault se félicitait d’un « changement » vers un gouvernement pour « tou·te·s les Québécois·es » (39), formule creuse s’il en est. Lors de l’investiture de son gouvernement, notre nouveau premier ministre se félicitait de l’arrivée d’une nouvelle garde compétente qui, par son talent, changerait les choses pour le Québec (40). Il faut donc savoir lire entre les lignes, et placer la vague caquiste dans son contexte, de façon à comprendre ce qui est ici compris comme relevant de la juste pratique. Il semble adéquat de considérer que l’agenda politique de la CAQ pourrait suivre trois avenues, et que ces avenues risquent de s’entrecouper. Premièrement, l’appel au pragmatisme pourrait signifier une remise en cause majeure de l’État-providence québécois, par la baisse massive du poids de l’imposition, la continuité de l’austérité et le scepticisme face au caractère public de plusieurs de nos institutions (41). Deuxièmement, l’adéquate « administration des choses » par la CAQ pourrait, d’un autre côté, signifier un maintien du statu quo, prenant le pas de la promesse globale du parti durant les élections d’octobre 2018 qui grosso modo consistait en une baisse des taxes et impôts accompagnée d’un maintien des services publics actuels (42). Troisièmement, comme le pragmatisme de l’apolitisme est extrêmement malléable, tout dépendant de ce qu’un contexte donné impose comme relevant d’une décision « pragmatique », la CAQ pourrait étonner par certaines politiques publiques et investissements épisodiques qui sortent des sentiers battus du libéralisme économique. Par exemple, l’importance qu’accorde Legault à son projet de maternelle pour tous les enfants de quatre ans nécessiterait, pour sa réussite, une intervention massive de l’État québécois et l’investissement de sommes faramineuses, de façon à ajouter 1300 classes au nombre actuel de 289 (43). Au final, et pour preuve que l’action politique ne se donne jamais tout à fait hors de l’idéologie, le présumé bon sens de la CAQ cache un angle mort dramatique qui devrait pourtant être au cœur de toute politique qui se veut pragmatique. Pour l’instant, la coalition n’a, à toute fin pratique, aucune solution à son agenda pour affronter le mal du siècle qu’est la crise climatique. Le régime libéral a beau s’être « effondré », les « vraies affaires » se portent à merveille. Et voici le Québec qui replonge dans les méandres de l’apolitisme. Espérons que ce ne soit pas là une séquence trop sombre.

Crédits photo : Cherry, https://www.flickr.com/photos/pimsiri/2576426253/in/photolist-4VERLi-94h…

(1) Michel Lévesque. Histoire du Parti libéral du Québec : La nébuleuse politique (1867-1960). Québec : Septentrion, 2013, 799 p.

(2) Jacques-Yvan Morin. « L’évolution constitutionnelle sous le régime britannique » dans Les constitutions du Canada et du Québec : du régime français à nos jours. Montréal : Éditions Thémis, 1994, 656 p.

(3) Fernand Dumont. « Vers une conscience politique » dans Genèse de la société québécoise. Montréal : Boréal, 1996, 393 p.

(4) Ibid.

(5) Pour les origines du Parti libéral du Québec, voir : Michel Lévesque. Histoire du Parti libéral : La nébuleuse politique (1867-1960).

(6) Du moins pour l’époque.

(7) Fernand Dumont. Genèse de la société québécoise.

(8) À l’époque, l’orthodoxie du libéralisme économique à l’anglaise se résume au triptyque libre circulation du travail/libre circulation de la propriété immobilière/étalon-or. Pour un portrait de cette période, voir Karl Polanyi. La grande transformation. France : Gallimard, 1983, 467 p.

(9) Bernard Vigod. Taschereau. Québec : Septentrion, 1996, 392 p.

(10) Le gouvernement responsable constitue le principe par excellence du parlementarisme à l’anglaise, constitutif du système politique canadien. Selon ce principe, l’exécutif est responsable devant la chambre d’assemblée, dont il doit avoir le consentement pour mener à bien son agenda politique, sous peine d’être renversé.

(11) Fernand Dumont. Genèse de la société québécoise. p. 220

(12) Jacques Lacoursière. Une histoire populaire du Québec : De 1896 à 1960 (IV). Québec : Éditions du Club Québec Loisir INC., 1998, 411 p.

(13) Bien évidemment, ce type de procédé n’est pas complètement inédit avant cette période. Pensons aux mesures imposées, dans les années 1990, par le gouvernement Bouchard. Mais comme le rappelait récemment l’IRIS dans son ouvrage sur le règne libéral, ce n’est que depuis Charest que la restructuration de notre modèle social devient cohérente et systématique. Voir  Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS). Détournement d’État : Bilan de quinze ans de gouvernement libéral. Montréal : Lux éditeur, 2018, 177 p.

(14) Grâce à la résilience du modèle québécois, cet accroissement a toutefois été plus modéré qu’ailleurs en occident. Voir Nicolas Zorn. Le 1% le plus riche : l’exception québécoise. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, 191 p.

(15) Canada. Mollie Dunsmuir, Direction de la recherche parlementaire. 1995. Activité au plan constitutionnel : du rapatriement de la constitution à l’accord de Charlottetown (1980-1992). Ottawa : Bibliothèque du Parlement.

(16) Radio-Canada. 1er juin 2017. « « On n’ouvre pas la constitution », répond Trudeau à Couillard ». Radio-Canadahttps://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1037240/quebec-constitution-philipp…

(17) En fait, le mode de scrutin uninominal et majoritaire (pluralitaire) à un tour, tel que nous le connaissons au Canada, laisse place aux plus grandes distorsions électorales actuellement observables dans les démocraties occidentales. Voir Institut Broadbent. 2016. Mémoire présenté au Comité spécial sur la réforme électorale. Institut Broadbent.

(18) Radio-Canada. 23 août 2018. « La vérif : la CAQ et le PLQ, du pareil au même? ». Radio-Canadahttps://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1119241/caq-plq-pareil-au-meme-plca…

(19) Voir, par exemple, son débat, à la suite du dernier résultat électoral, avec le politologue Frédérick Bérard, à l’émission de Denis Lévesque : repéré sur https://www.youtube.com/watch?v=6XvO9qbii50

(20) Fernand Dumont. « L’aménagement de la survivance » dans Genèse de la société québécoise.

(21) Voir : Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion. La pauvreté, les inégalités et l’exclusion sociale au Québec : État de la situation 2016. Gouvernement du Québec, 2017, 75 p.

(22) Nicolas Zorn. Le 1% le plus riche : l’exception québécoise.

(23) En fait état, par exemple, le nationalisme canadien-français traditionaliste et agriculturiste. Voir : Linteau, Durocher, Robert & Ricard. « Le libéralisme contesté » dans Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930 (Tome II). Montréal : Boréal, 1989, 834 p.

(24) André-J. Bélanger. L’apolitisme des idéologies québécoises : Le grand tournant (1934-1936). Montréal : Les Presses de l’Université Laval, 1974, 392 p.

(25) André-J. Bélanger. Ruptures et constantes. Quatre idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la JÉC, Cité libre, Parti Pris. Montréal : Les Éditions Hurtubise, 1986, 240 p.

(26) Jacques Lacoursière. Histoire du Québec contemporain : 1960 à 1970 (V). Québec : Septentrion, 1996, 456 p.

(27) Pour une histoire du développement du néolibéralisme, voir Harvey, David. Brève histoire du néo-libéralisme. France : Les prairies ordinaires, 2014, 314 p.

(28) Pour le récit historique du rapatriement constitutionnel et de l’établissement de la constitution canadienne de 1982, voir : Frédérick Bastien. La bataille de Londres : Dessous, secrets et coulisses du rapatriement constitutionnel. Montréal : Boréal, 2013.

(29) L’exemple type de ce discours se trouve, à titre d’exemple, chez le célèbre animateur de radio libertarien Éric Duhaime. Voir certains de ses ouvrages où il vilipende l’État-providence québécois et les syndicats : Éric Duhaime. L’État contre les jeunes : Comment les baby-boomers ont détourné le système. Montréal : VLB Éditeur, 2012, 168 p.; Libérez-nous des syndicats! Québec : Genex, 2013.

(30) Jean-Marc Piotte (Dir.). À droite toute! Le programme de l’ADQ expliqué. Montréal : Éditions Hurtubise HMH, 2003, 252 p.

(31) Collectif. Pour un Québec lucide. 2005.

http://classiques.uqac.ca/contemporains/finances_publiques_qc/manifeste_qc_lucide.pdf

(32) Gérard Boismenu, Pascale Dufour & Denis Saint-Martin. Ambitions libérales et écueils politiques : Réalisations et promesses du gouvernement Charest. Montréal : Éditions Athéna, 2004, 181 p.

(33) IRIS. Détournement d’État : Bilan de quinze ans de gouvernement libéral.

(34) Le Fonds d’intervention économique régionale (FIER) constitue un ensemble de fonds instauré par le gouvernement Charest. Il a pour fonction l’obtention d’un capital de risque pour des entreprises privées en plein démarrage.

(35) Gilles Toupin. Le mirage François Legault. Montréal : VLB Éditeur, 2012, 124 p.

(36) Richard Le Hir. Charles Sirois, l’homme derrière François Legault. Montréal : Éditions Michel Brûlé, 2013, 219 p.

(37) Collectif. Coalition avenir Québec. Manifeste. 2011.

(38) Jonathan Livernois. 14 septembre 2018. « La CAQ et l’Union nationale, du pareil au même? ». La Pressehttp://plus.lapresse.ca/screens/57cbbc8d-5752-4693-ba5f-4bae84961f64__7C…

(39) En ligne. Consulté le 13 novembre 2018.

(40) Radio-Canada Info. En ligne. Consulté le 13 novembre 2018.

(41) Il suffit de voir les positions (fluctuantes) de François Legault contre, par exemple, les cégeps, les commissions scolaires et Hydro-Québec. Voir : Gilles Toupin. Le mirage François Legault.

(42) Voir le cadre financier de la CAQ : Coalition Avenir Québec. 2018. Faire plus. Faire mieux. Un cadre financier responsable, visant une saine gestion des finances publiques, pour améliorer nos services et remettre de l’argent dans le porte-feuille des Québécois. Coalition Avenir Québec. Repéré sur

https://coalitionavenirquebec.org/wp-content/uploads/2018/09/caq-cadre-financier-2018.pdf

(43) Jean-Philippe Robillard. 29 octobre 2018. « Pour généraliser la maternelle 4 ans, il faudrait plus de 1300 nouvelles classes ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1132233/maternelle-4-ans-caq-montre…

Le combat pour un salaire minimum à 15 dollars au Québec –Partie 2 : Le seuil minimum à l’assaut du marché

Le combat pour un salaire minimum à 15 dollars au Québec –Partie 2 : Le seuil minimum à l’assaut du marché

Cet article fait suite à une première partie sur le même sujet. Voir : «Le combat pour un salaire minimum à 15 dollars au Québec – Partie 1 : La nécessité d’un seuil minimum substantiel»

Le stade où en est le combat visant l’instauration d’un seuil salarial minimum à 15 dollars pour le Québec impose que le discours qui assume cette lutte se restructure, puisque c’est principalement dans le champ médiatique que la conquête des esprits reste à faire. Le salaire minimum est suffisamment ancré dans les pratiques économiques du Québec pour qu’il constitue un acquis historique inattaquable. Ainsi, le problème que rencontre la campagne pour le salaire minimum à 15 dollars ne se trouve ni dans l’existence même d’un tel seuil, ni dans les principes humanistes qui justifient le salaire minimum, mais plutôt dans l’aspect pratique d’une augmentation du salaire minimum au seuil de 15$. Par-delà l’aspect moral de la question, c’est l’enjeu pragmatique de la viabilité économique d’une trop forte augmentation du salaire minimum qui freine l’élan d’une telle campagne. Jusqu’à maintenant, ce sont les tenants d’une certaine droite économiques qui tiennent les rênes de l’argumentaire dominant sur le salaire minimum. Bien que principiellement louable, un tel seuil pour le salaire minimum est encore perçu au Québec comme une lubie dangereuse. Une chimère pour le marché du travail.

C’est que l’époque actuelle impose férocement le fait économique. Démontrer qu’un manque du marché quant à la satisfaction de certains besoins vitaux existe n’est malheureusement pas suffisant pour qu’une quelconque tentative de solution soit jugée recevable par les tenants de l’idéologie officieuse. Le discours ambiant exige de toute mesure qui tente de régler ce genre de problème -ici l’augmentation substantielle du salaire minimum-  qu’elle soit cohérente avec la façon dont le système économique actuel est configuré. Après tout, «15 dollars» n’est qu’un chiffre, en phase symboliquement avec la campagne entamée aux États-Unis. Il vise à imposer un seuil qui réduise l’écart entre l’échelon salarial le plus bas et l’échelon moyen, et, par le fait même, qui assure une meilleure qualité de vie pour les personnes à faible revenu. Dans notre contexte, relever de la sorte le salaire minimum semble a priori remplir cet objectif, en assurant un salaire annuel décent. En imposant un revenu annuel (brut) minimum d’environ 28 800$, cet acte assurerait pour tous un écart raisonnable par rapport au Seuil de faible revenu (22 505$) et à la Mesure du panier de consommation (environ 17 000$), tout en rendant possible pour tous un salaire viable qui tende à se rapprocher du confort économique. Or, si une augmentation à 15 dollars est à ce point incompatible avec le marché qu’elle le déstabilise suffisamment pour qu’une telle chose ne soit pas possible, et qu’ainsi elle nuise aux conditions de vie des travailleurs et travailleuses du Québec, cette mesure ferait l’inverse de ce qu’elle est sensée accomplir : elle s’attaquerait aux plus démunis, voir même à la classe moyenne, du fait de mettre à mal l’économie nationale. Si tel était le cas, l’exigence coûte que coûte de «15 dollars» serait stérile. Au-delà des justifications morales, c’est une exigence pratique que le capitalisme contemporain, du moins sous sa forme québécoise, impose.

Une «bombe atomique»

C’est justement sur cet aspect du problème que l’argumentaire de la droite économique séduit. Selon cette droite, une augmentation si prononcée du salaire minimum constitue une telle contradiction avec le développement actuel de l’économie québécoise qu’elle mettrait une foule d’acteurs économiques, principalement les gestionnaires d’entreprise, dans une situation si délicate qu’ils seraient «forcés», rationalité économique oblige, à faire des choix difficiles qui plomberaient le marché national. Les opposants à la mesure n’y vont absolument pas de main morte pour férir ce clou, jusqu’à ce qu’il s’enfonce définitivement dans la conscience collective. L’économiste Pierre Fortin parle du salaire minimum comme d’une véritable «bombe atomique» pour le Québec. (1) Suivant la métaphore, une telle transformation dans l’octroi du salaire minimum rayerait de la carte québécoise tout habitus autorégulateur qui rend viable le marché du travail. Depuis des mois, du journal Les Affaires en passant par L’actualité, divers économistes de tendance plus ou moins néolibérale investissent les journaux et revues d’intérêt général pour nous faire part de leur documentation de cette fameuse «bombe atomique». Il y a plusieurs mois dans les pages du Journal de Montréal, Geloso, en reprenant entre autre les thèses des économistes Neumark et Wascher, concoctait un dossier de six articles sur les méfaits de cette mesure. (2)

Bien qu’il ne s’agisse pas ici d’analyser dans ses moindres détails cette myriade d’arguments déployée contre le mouvement en faveur du salaire minimum à 15 dollars, il est néanmoins possible d’en cerner les principaux points d’ancrage. Nous pouvons les ranger sous trois angles. Premièrement, un seuil trop élevé du salaire minimum favoriserait le décrochage scolaire du fait de proposer des avenues économiquement satisfaisantes qui ne nécessitent pas les sacrifices imposés par un long parcours académique. C’est notamment la position de Fortin. Deuxièmement, les producteurs de biens et les fournisseurs de services, suite à une telle augmentation, vont écouler leur produit à un prix plus élevé qu’auparavant afin de compenser les pertes occasionnées par la hausse à 15$, ce qui, par l’augmentation inflationniste de l’Indice du prix à la consommation (IPC), viendrait annuler les effets bénéfiques de l’augmentation salariale et nuirait à l’ensemble des consommateurs qui paieraient désormais plus cher les biens et services qu’ils achètent. Troisièmement, point le plus marquant, plusieurs entreprises, du fait d’être maintenant aux prises avec un coût d’intrants (3) plus élevé – le ou la salarié(e) étant ici un intrant-, vont couper dans les postes qu’elles offrent. Pour maints travailleurs et travailleuses, l’augmentation du salaire minimum les mettrait dans une situation pire que la précarité initiale : ils seraient littéralement en situation de chômage!

En ce qui concerne le décrochage scolaire, ne nous attardons pas trop sur le sujet. Cet argumentaire semble se baser sur une anticipation assez aléatoire des comportements économiques de la jeunesse québécoise, et, surtout, il surévalue les avantages d’un salaire minimum à 15 dollars l’heure : ce taux horaire n’est pas non plus une panacée, pas au point, du moins, qu’il soit rationnel pour beaucoup de se contenter d’un diplôme d’études secondaire. Plus profondément, quand bien même ce constat serait vrai, le problème ne serait pas ici le montant du salaire minimum, mais plutôt le rôle que l’éducation joue dans une société malade au point où certains jugeraient rationnel de troquer  leurs études supérieures et leur formation citoyenne pour un 15 dollars l’heure.

La force de la position des opposants à l’augmentation salariale souhaitée se trouve plutôt dans l’explication de l’impact délétère de cette augmentation sur certains mécanismes du marché, impact qui occasionnerait une diminution de l’emploi et une hausse du coût de la vie. Nier que ces phénomènes économiques existent ne les fera pas pour autant disparaître, et tenter d’expliquer qu’une telle hausse n’aurait aucun impact économique négatif, et que tout irait mieux dans le meilleur des mondes, ne constitue pas une posture adéquate pour convaincre quiconque qui, inquiet de son propre sort économique, pourrait trouver crédible les arguments actuellement mobilisés par la droite néolibérale. Il faut donc prendre ces arguments au sérieux, et les contrer méthodiquement, un peu comme le faisait récemment Simon-Tremblay Pépin de l’IRIS, et maintenant de QS, en débat chez Mario Dumont contre le porte-parole économique du PQ, Alain Therrien. (4)

Pour cerner en quoi ces deux critiques mettent le doigt sur une certaine réalité économique, il est primordial de comprendre que ce même type d’argument peut être utilisé contre l’existence même du salaire minimum. En fait, à une époque où un tel seuil n’existait pas- pour le Québec, cette période va jusqu’en 1937 (5)-, le salaire minimum a toujours été vu comme un désastre économique pour les marchés capitalistes modernes, en remettant en cause le moteur de son développement économique : l’accumulation du capital par la classe dirigeante. Des économistes contemporains comme Milton Friedman ont, dans la deuxième moitié du XXe siècle, réactualisé, dans le monde des idées, la délégitimation de la conception même d’un salaire minimum de base. Pour Friedman, un seuil minimal, au contraire de la bonne volonté qui le justifie, accroît la pauvreté. À un taux obligatoire donné, le patronat emploiera toujours moins de travailleurs et travailleuses qu’à un taux plus bas qu’il se fixerait lui-même. Sont ainsi condamnés au chômage les plus pauvres, c’est-à-dire «(…) précisément ceux qui peuvent le moins se permettre de renoncer au revenu qui leur était auparavant assuré (…)» (6). Voici une description qui rappelle les désastres de la fameuse «bombe atomiques» décriée par Fortin. Les arguments actuels de la droite économique québécoise contre une hausse du salaire minimum à 15 dollars, si on pousse leur logique à leur juste aboutissement, permettent de justifier l’abolition du salaire minimum. De façon charitable, ce n’est pas tout à fait la position des commentateurs et commentatrices québécois-e-s qui s’opposent à une telle augmentation salariale. Pour eux, un argumentaire à la Friedman n’a de valeur que lorsque le salaire minimum augmente trop intensément. C’est notamment la position de Geloso, qui considère que l’impact de l’augmentation du salaire minimum sur l’emploi n’est  pas linéaire, mais qu’il augmente par sauts drastiques une fois que le salaire a dépassé le seuil compatible avec un marché du travail donné.  Une fois ce seuil atteint, c’est toutefois la même logique argumentative qui est en jeu.

Ce qui est important de comprendre ici, c’est que, qu’il s’agisse de sa nature même ou de l’ampleur qu’elle peut prendre, la notion de salaire minimum fait violence à la façon dont le marché capitaliste se dote de ses propres règles de fonctionnement. Le salaire minimum a toujours été une mesure révolutionnaire qui vise à établir des règles du jeu interdisant aux acteurs économiques de s’enrichir selon certaines pratiques jugées odieuses. Ici, la pratique odieuse qui est contrainte est celle qui correspond à la volonté usuelle des détenteurs des moyens de production (ou ceux qui en ont la charge) de réduire à tout prix le coût de leurs intrants pour augmenter le profit d’une production donnée: selon les règles que nous nous donnons en société, cette réduction des coûts ne pourra jamais s’imposer au prix d’un bien-être humain fondamental. Il s’agit d’imposer dans le marché une organisation élémentaire de la répartition des ressources au sein de l’entreprise. En ce sens, le salaire minimum nuit au capital, ou, du moins, empêche le capital qu’il assure lui-même la redistribution des ressources. Nier qu’il le fait, c’est nier  l’objectif même du salaire minimum. Dans le cas qui nous occupe, la question n’est pas de savoir si l’augmentation du salaire minimum va occasionner des maux économiques pour la circulation du capital (c’est son but), mais si ces maux vont faire mal ou non aux travailleurs et travailleuses. Si tel est le cas, il est primordial de définir les mesures qui peuvent être adoptées de façon à ce que la hausse du salaire minimum favorise réellement le développement sain de la vie des salariés du plus bas échelon, et non pas qu’elle déstabilise le marché de façon à les nuire.

Une réalité toute en nuances

Pour savoir si certaines mesures correctrices doivent accompagner l’hypothétique augmentation du salaire minimum à 15 dollars, il importe de dresser un portrait adéquat des potentiels effets économiques indésirables qu’implique une telle hausse. Comme nous l’avons vu, l’objection principale est double : une augmentation du chômage et une hausse du coût de la vie. Si l’on se base sur un modèle économique d’un marché pur où l’offre et la demande tendent à s’équilibrer- ce qui exclut l’existence d’interventions publiques dans le marché venant affecter les lois de l’offre et la demande- une hausse significative du salaire minimum viendra évidemment nuire de façon importante à l’emploi et à la consommation. Voir le problème sous cet angle est problématique. Le marché pur n’est qu’une vue de l’esprit analytique qui permet de répondre à certains problèmes circonscrits. Le marché du travail réel est beaucoup plus complexe. Comme le rappelait récemment l’économiste Alan Manning dans le Foreign Affairs (7), lorsque l’on introduit des variables issues de l’empirie qui ne relèvent pas du strict échange de marchandises, nous nous rendons compte que le travail ne circule pas aussi facilement que ne le laissent supposer les modèles de pure compétition; des modèles construits avec plus de finesse nous mènent à adopter un regard économique plus complexe qui prend en compte un plus grand nombre de variables comme, par exemple, celles relatives au rôle attractif que jouent les salaires plus élevés pour les travailleurs et travailleuses, venant ainsi augmenter l’offre de main d’œuvre, ou la corrélation entre salaire plus élevé et plus grand pouvoir d’achat. Lorsque l’on confronte plusieurs modèles théoriques, ce qui nous permet de rendre compte d’un plus grand nombre de variables, nous sommes forcés de reconnaître qu’une augmentation du salaire minimum, même substantielle, ne mène pas nécessairement à des impacts néfastes très prononcés pour le marché national, bien que le chiffre d’affaire de certaines firmes ou PME puisse s’en trouver réduit.

Comme l’affirme Manning, et comme l’affirme à peu près tout économiste qui ne voue pas un culte exagéré à l’orthodoxie du marché libéral, l’enjeu du salaire minimum n’est pas son existence elle-même, mais le seuil critique à partir duquel le montant d’un salaire minimum peut devenir problématique, et ne se borne pas non plus à une relation fondamentalement linéaire entre augmentation du salaire minimum et calamités économiques. Tout dépendamment d’un seuil donné selon un contexte économique particulier, il n’y a pas nécessairement de lien de cause à effet drastique entre une telle augmentation et la hausse du chômage et/ou l’augmentation du prix des biens et services. En ce sens, la position de Geloso, qui, tel que mentionné plus haut, parle d’une relation économique non-linéaire, est plus nuancée qu’un économiste comme Pierre Fortin avec sa «bombe atomique». En fait, si l’expression de Fortin vise à imager une situation plus nuancée qu’une relation radicalement linéaire entre salaire minimum et variables mentionnées, la métaphore manque sa cible; soit la métaphore est commise par erreur, et est inadéquate, véritable ineptie conceptuelle, soit Fortin en fait un usage démagogique (peut-être idéologique?). La question est donc de savoir si le seuil de 15$, lorsque considéré à l’extérieur d’un modèle théorique de pure compétition, serait une telle calamité pour l’économie québécoise que la drôle de métaphore de Fortin serait appropriée.

Il y a peu, la Banque du Canada produisait une étude selon un modèle d’analyse équilibré, visant à anticiper, à l’échelle canadienne, l’impact des augmentations du salaire minimum annoncées par les provinces pour une période s’échelonnant jusqu’en 2019 (8), projections qui rendent compte de l’augmentation à 15 dollars pour l’Ontario et l’Alberta. (9) Les prédictions vont comme suit : une perte de 60 000 emplois dans l’ensemble du Canada, et une inflation de 0,1% selon l’IPC. En quoi alors le cri de terreur lancé par certains orthodoxes du marché est-il justifié? L’impact net du salaire à 15$ sur le coût de la vie apparaît comme plutôt modeste, d’autant plus qu’il s’accompagne d’une augmentation salariale globale de 0,7% (salaires agrégés). (10) Pas non plus de désert (nucléaire!) de l’emploi: 60 000 emplois perdus pour une population de 37 millions de personnes (dont une vingtaine de millions sont en âge de travailler pour un nombre très légèrement en deçà en ce qui concerne la population active) reste un nombre marginal. Ce nombre se situe plutôt dans les normes de ce que la Banque du Canada observe par trimestre pour le même genre d’exercice, c’est-à-dire entre 30 000 et 140 000 emplois perdus. (11) Ces données pourraient s’en trouver transformer si l’on considère que Dough Ford, nouvellement élu à la tête du gouvernement ontarien, refuse d’hausser le salaire minimum de 14$ à 15$.

Bien évidemment, si le Québec augmentait son seuil à 15$, le portrait global s’en trouverait changé. Les effets de l’augmentation pourraient même prendre la forme d’un problème si l’analyse sortait d’un cadre pancanadien pour se concentrer uniquement sur les États provinciaux qui ont imposé les plus fortes augmentations du salaire minimum. À cet égard, on peut s’attendre à des effets plus prononcés dans le marché national de l’Ontario et de l’Alberta que dans le reste du Canada, et de façon similaire dans le marché d’un Québec hypothétique où le salaire minimum serait statué à 15$ l’heure. Ce portrait de l’augmentation salariale a cela d’intéressant qu’il en faut des détails et des nuances pour réussir à déceler une quelconque catastrophe économique imminente. Ces prévisions statistiques offrent des résultats si modestes que, pour constater un désastre économique pour le Québec, il faudrait absolument qu’il existe  un écart immense entre les capacités de l’économie québécoise à assumer les contrecoups d’une augmentation du salaire minimum et les capacités de celles des autres provinces. Est-il raisonnable de penser qu’un tel écart existe? De penser que l’Ontario se trouverait avec des niveaux d’activité économique pratiquement inchangés tandis que le Québec sombrerait dans la déchéance collective? Peut-on sérieusement envisager l’apocalypse sans avoir recours à la démagogie ou à une idéologie dans laquelle le marché capitaliste fait office de cantique religieux? Si la réponse est non, et que ce «non» prend forme dans le discours public, un double exploit serait accompli. Non seulement la valorisation d’un seuil humaniste minimal réussirait, grâce au travail de ses défenseurs et défenderesses, à devenir de plus en plus concret, mais serait également démontré la compatibilité d’un salaire minimum à 15 dollars avec le marché du travail québécois. D’une pierre deux coups.

L’intervention publique à la rescousse

Reste un dernier point d’achoppement. Les pertes d’emploi auraient beau être modestes, il n’en demeure pas moins qu’il pourrait y avoir diminution de l’emploi. Une  vie altérée par la perte de revenu en est toujours une de trop. En ces termes concrets, l’objection est tout à fait recevable. Elle constitue en fait la réaction normale de tout individu qui aime son peuple. Il faut absolument que ceux et celles qui luttent pour le salaire à 15$ puissent y répondre. Ceci nous force à sortir du salaire minimum comme strict enjeu du corporatisme syndical pour prendre à bras le corps le problème global du salariat. Comme le salaire minimum s’inscrit dans une vision du monde où les milieux de travail sont organisés de façon humaine, il devient essentiel, si l’on veut respecter ce regard sur le monde, de se doter de mécanismes qui assurent le respect de cette échelle humaine pour les situations où le salaire minimum à lui seul a pour conséquence des effets indirects mettant à mal le bien-être de certain-e-s travailleurs et travailleuses. Pour ce type de scénario, il est crucial que le monde syndical tout comme les partis politique défendant ce type de mesure s’assurent d’avoir en main la documentation de ces mécanismes correctifs. Pour s’assurer que le salaire minimum joue bel et bien son rôle  (améliorer la vie des gens), nous pouvons, par exemple, nous imaginer que l’État québécois alloue une enveloppe budgétaire à certaines PME (ou  autres organisations dont les ressources servent avant tout à faire fonctionner leurs propres structures plutôt qu’à l’accumulation du capital) dont les revenus sont insuffisants pour assumer une augmentation trop importante du salaire minimum. (12) Une telle mesure permettrait d’amoindrir l’effet néfaste des quelques emplois perdus.

En ce qui concerne la crainte d’une hausse – modeste, rappelons-le –  du coût de la vie, venant de la sorte annuler les effets de l’augmentation salariale, nous pourrions faire comme l’Ontario et indexer le salaire minimum à l’inflation (13), plutôt que de se contenter, comme on le fait au Québec, d’une réévaluation saisonnière d’un seuil acceptable par le gouvernement selon la masse salariale moyenne, évaluation vulnérable aux aléas des conflits de l’arène politique et du point de vue du parti au pouvoir. Ceci impliquerait de revoir la forme que prend actuellement le régime de la Loi sur les normes du travail (14). Avec un tel dispositif, écouler les marchandises à un prix plus élevé ne constituerait donc plus une stratégie adéquate pour les firmes qui visent à pallier les pertes occasionnées par l’augmentation salariale. Vendre de façon répétée et répandue un bien ou un service à un prix plus élevé impliquerait de payer ultérieurement un salaire minimum plus élevé.

Saisir l’enjeu du salaire minimum en ces termes implique le refus de considérer le minimum de salaire comme un conflit strictement sectoriel. Il constitue un projet politique majeur qui ne concerne pas seulement les plus bas salarié-e-s. Si la campagne pour un salaire minimum à 15 dollars se veut efficace, elle se doit d’entraîner avec elle une foule d’acteurs de la société civile dans un mouvement d’envergure. Avec en tête les mécanismes corrigeant les maux involontaires d’une hausse prononcée du salaire minimum, un front commun entre centrales syndicales, PME et OSBL demandant une intervention directe de l’État devient envisageable. Un tel front suppose que le syndicalisme québécois s’active au-delà du corporatisme ordinaire qui organise ses activités quotidiennes, pour assumer un syndicalisme politique et combatif. Du côté de l’État, une politique cohérente sur le salaire minimum entraîne nécessairement une remise en cause de ce qui se fait politiquement depuis les dernières décennies. Organiser le travail de façon humaniste ne peut se faire dans une économie capitaliste laissée à elle-même. L’État doit assumer son rôle d’acteur économique à titre d’égalisateur des conditions sociales, et non pas de simple arbitre. (15) On ne peut pas vouloir une politique décente du salaire minimum et en même temps souhaiter que les pouvoirs publics se désinvestissent lentement de leur rôle, que l’État social soit subtilement démantelé, et que le calcul froid de l’austérité budgétaire frigorifie toute forme de dynamisme dans la fonction publique.

Le néolibéralisme ou l’humain. À nous de choisir.

CRÉDIT PHOTO: Fred / Flickr

(1) Radio-Canada. 17 octobre 2016. « Le salaire minimum à 15$, “ une bombe atomique”, selon Pierre Fortin». Radio-Canada.

(2) Vincent Geloso. 4 mai 2016. «Le salaire minimum à 15$ : Comment faire mal aux pauvres (Partie 1 : les effets sur l’emploi)». Le Journal de Montréal. … et ses suites.

(3) Intrants : «(…) les biens et services qui servent à la production d’autres biens ou services.» Dans Daron Acemoglu, David Laibson & John A. List. Microéconomie. Montréal : Pearson ERPI, 2016, p.79-80

(4) TVA Nouvelles. (27 avril 2018). Le PQ et QS croisent le fer sur le thème de l’économie. (Vidéo en ligne). Repéré à http://www.tvanouvelles.ca/2018/04/27/le-pq-et-qs-croisent-le-fer-sur-le-theme-de-leconomie.

(5) Denis Ledoux. (Automne 2010). L’histoire du salaire minimum au Québec (Volume 7, no.1). Regards sur le travail.

https://www.travail.gouv.qc.ca/fileadmin/fichiers/Documents/regards_travail/vol07-01/L_histoire_du_salaire_minimum.pdf

(6) Milton Friedman. Capitalisme et liberté. France: Flammarion, 2010, p.226

(7) Alan Manning. «The Truth about the Minimum Wage: Neither Job Killer Nor Cure-All». Foreign Affairs. Volume 97, no.1. Janvier-Février 2018.

(8) Dany Brouillette, Calista Cheung, Daniel Gao & Olivier Gervais. The Impacts of Minimum Wage Increases on the Canadian Economy, Note analytique du personnel. Ottawa: Banque du Canada, 2017.

(9) Les décisions publiques du Québec ont rapidement bougées depuis. Au moment de l’étude, la hausse à 12$ l’heure pour le Québec n’était pas encore anticipée.

(10) Ibid., p.4-5

(11) Ibid., p.1

(12) Ce type d’aide de l’État pour les PME fait déjà parti des affaires courantes de nos institutions, avec notamment Investissement Québec.

(13) Radio-Canada. 6 novembre 2014. «Le salaire minimum sera indexé au coût de la vie en Ontario». Radio-Canada.

(14) Denis Ledoux. L’histoire du salaire minimum au Québec.

(15) Bien évidemment, l’État-providence existe encore au Québec. Il est même fort. La direction prise par les pouvoirs publics ces dernières années entraînent toutefois une remise en cause, ou du moins une délégitimation, d’une certaine façon de faire intervenir cet État social dans la société, ces capacités de stratification sociale s’en trouvant réduites.

Le combat pour un salaire minimum à 15 $ au Québec -Partie 1 : la nécessité d’un minimum substantiel

Le combat pour un salaire minimum à 15 $ au Québec -Partie 1 : la nécessité d’un minimum substantiel

La campagne au Québec pour une hausse du salaire minimum à 15 dollars l’heure est à la croisée des chemins. De prime abord, elle tend à s’inscrire dans un rapport de force favorable. Les grandes centrales syndicales de la belle province, tout comme celles d’ailleurs au Canada, mènent une lutte de longue haleine, méthodique, pour l’opinion publique.

Sans avoir eu besoin d’user de grands actes de perturbation économique de la part des masses sous-salariées, elles ont recouru à des actes symboliques et à un discours fédérateur suffisamment convaincants pour imposer l’enjeu du salaire minimum dans l’espace public et même dans l’agenda des politiques publiques de certains gouvernements. L’Ontario, sous la gouverne  de Kathleen Wynne, a fait passer le salaire minimum à 14 dollars et compte l’augmenter à 15 d’ici janvier 2019, si bien sûr l’administration Ford nouvellement élue le permet. Les néodémocrates de l’Alberta s’apprêtent à faire de même (1), et le salaire y est pour l’instant à 13,60 $ (2). Dans le cas du Québec, l’adoption du salaire minimum à 15 dollars dépasse désormais les promesses électorales de Québec Solidaire et fait maintenant parti des objectifs du Parti Québécois (3). L’augmentation modeste à 12 dollars, décidée par le PLQ (4), reste insuffisante pour freiner la pression.

D’un autre côté, cet allant est très fragile. Le Québec reste étanche face à ces revendications. Si un certain rapport de force syndical semble s’installer, il en est tout autre en ce qui concerne le discours public québécois concernant cette possible augmentation. Les opposant·e·s à cette mesure sont fort volubiles. Pour l’instant, leur argumentaire impose le respect. Il affirme qu’une augmentation abusive – 15 dollars l’heure étant ici jugé abusif – aurait pour conséquence de nuire aux travailleurs et travailleuses autant qu’à l’économie québécoise en termes d’efficacité. Ainsi donc, une telle augmentation du salaire minimum mènerait à concrétiser, pour les moins fortuné·e·s, le contraire des nobles intentions qui justifient cette mesure. Ce qui fait la force de cette position, c’est qu’elle met le doigt sur une certaine réalité de l’économie capitaliste. Le salaire minimum constitue une mesure qui entrave la libre circulation des marchandises du fait qu’il impose une augmentation des coûts de production des entreprises qui investissent leur capital. Tant et aussi longtemps que celles et ceux qui luttent pour une augmentation substantielle du salaire minimum nieront ce constat et, qu’à la place de se le réapproprier dans le discours, le caricatureront comme une lubie du patronat et du monde des affaires, il ne sera pas possible de rassurer une masse critique de travailleurs et travailleuses face à des enjeux matériels bien réels et, par le fait même, ces dernières et derniers pourraient ne pas être convaincu·e·s du bien-fondé d’une hausse du salaire minimum à 15 dollars. Dans une société du spectacle comme la nôtre, le discours médiatique jugé majoritaire prime trop souvent sur l’intérêt public. Une lutte sociale ne peut se résoudre sans conquête de ce discours. Cette constatation est d’autant plus vraie que le prochain gouvernement risque d’être incarné par la droite économique, que ce soit avec le PLQ ou la CAQ. Dans ces conditions, l’augmentation substantielle du salaire minimum, si elle doit être, ne sera pas le fruit d’une mise à l’agenda par le parti au pouvoir, mais bien le résultat d’une lutte populaire, unie sous un même discours cohérent, faisant pression sur le gouvernement, jusqu’à ce qu’il cède. Et si cette lutte ne s’inscrit pas dans un message qui saura répondre adéquatement aux objections actuelles, elle pourrait malheureusement échouer.

Des raisons d’un salaire minimum substantiel

Les défenseurs et défenderesses d’un certain libéralisme économique ont habituellement le derme très sensible lorsqu’une mesure politique vient modifier les relations économiques entre producteurs et productrices, détenteurs et détentrices de capitaux et consommateurs et consommatrices. C’est d’autant vrai lorsqu’il s’agit de toucher au salaire minimum. Selon une perspective libérale de l’économie, l’intervention des pouvoirs publics dans le marché, si elle n’est pas qu’épisodique et strictement balisée par les règles de ce même marché, a des effets dévastateurs sur l’allocation des ressources en économie capitaliste. Cette intervention de l’État vient altérer le mécanisme de transmission de l’information concernant la rareté et l’accessibilité des ressources qu’est le prix du marché – seul dispositif qui permette aux acteurs économiques imparfaits de comprendre, du moins minimalement, les aléas d’une économie infiniment complexe. Le système de prix équivaut à la mise en commun des informations partielles que chaque acteur détient. Avec en tête ce type de regard économique, l’intervention publique de grande ampleur équivaut à un acte de commandement, en l’occurrence celui de l’État, qui se base sur l’information imparfaite d’un seul pôle de la société, celui de l’arène politique par laquelle l’État prend acte de sa gouverne. De ce problème d’accès à l’information de la part de l’État, joint à une déstabilisation du système de prix, s’ensuit une réduction de l’efficacité économique, en ce sens que des acteurs économiques se trouvent désavantagés par rapport à la situation qui prévalait avant l’intervention publique. Deux scénarios s’offrent alors à l’État : soit il recule, ce qui constitue une dépense de ressources inutile et un grand désaveu quant à sa capacité à s’imposer comme acteur économique; soit il accroît le contrôle qu’il peut exercer sur l’économie pour rectifier les problèmes qui s’imposent, ce qui fait glisser l’État dans une spirale autoritaire, une accumulation de problèmes générant toujours plus de problèmes.  Il s’agit là d’un discours néolibéral commun (5). C’est souvent à partir de cette vision du monde que la droite économique s’insurge lorsqu’elle est face à des mesures gouvernementales qu’elle juge « abusives », comme c’est le cas pour l’augmentation substantielle du salaire minimum.

Dresser ce portrait ne vise pas à définir un état de fait. Bien que ce regard ait le mérite de mettre le doigt sur certaines configurations de l’économie de marché capitaliste, elle se base sur un argumentaire fallacieux de la pente glissante de l’action publique vers l’inefficacité ou l’autoritarisme, pente qui, trop souvent, ne se vérifie pas sur le plan empirique. L’existence d’États-providence forts, que justement les néolibéraux tentent d’escamoter, à elle seule, met à mal l’idéologie dominante (6). L’intérêt pour ce regard économiciste se trouve plutôt dans le fait qu’il nous permet de comprendre l’état d’esprit des tenant·e·s du néolibéralisme, et par quelle façon cette posture permet de s’opposer à une augmentation importante du salaire minimum. Cependant, puisque le marché pur n’est qu’une abstraction, voir une utopie, les défenseurs et défenderesses de ce dernier, dans la pratique, n’excluent pas totalement l’intervention étatique. L’État joue le rôle de maintien de l’ordre et d’arbitre, et est légitimé à intervenir économiquement dans un nombre restreint de cas. Même pour les néolibéraux les plus durs, « (…) il n’y a pas moyen [, pour reprendre les propos du grand économiste néolibéral Milton Friedman,] d’éviter la nécessité d’un certain degré de paternalisme (7) ». À l’heure actuelle, où l’on tend à restreindre l’ampleur du rôle économique de l’État social, ce «paternalisme» public se doit, dans ces conditions, d’avoir de solides justifications, de faire la démonstration que le marché n’arrive pas à satisfaire certains besoins, ce qui justifie l’intervention gouvernementale. Autre condition fondamentale : l’intervention doit être compatible avec le marché. Voir le problème de l’action publique en ces termes nous permet d’intérioriser plus facilement la façon dont s’articule intellectuellement l’hostilité usuelle des élites politico-économiques actuelles à l’encontre d’interventions publiques comme la forte légifération sur le salaire minimum.

Qu’en est-t-il donc de la hausse de notre salaire minimum? Est-il avisé que l’État interfère sur le prix minimum de la main d’œuvre en l’augmentant à 15 dollars l’heure? Relativement à la satisfaction ou non d’un bien-être social minimal – les économistes parlent de « surplus social » –, une configuration de la production et des capitaux qui permet, dans les conditions économiques actuelles, un salaire de l’heure à 12 $, comme c’est le cas actuellement, ne permet pas de subvenir adéquatement aux besoins vitaux d’une masse considérable de travailleurs et travailleuses. Au Québec, c’est environ 450 000 personnes qui travaillent au salaire minimum (8). Aux vues de la place à prendre dans la société compétitive et consumériste qu’est la nôtre, la somme de 12 $ l’heure, même si elle constitue un progrès par rapport au précédent 11,25 $, reste dérisoire. Pour évaluer le niveau de pauvreté selon le revenu, Statistique Canada et l’Institut de la statistique du Québec emploient la mesure du seuil de faible revenu (SFR). Le seuil se définit relativement au salaire moyen comme point de référence. Il est établi qu’un individu ou ménage dépensant 20% de son revenu de plus que la moyenne pour ses besoins de subsistance de base est en situation de précarité, qu’il subit de la misère économique (9). Imaginons maintenant le meilleur scénario (ou le pire, selon la perspective) pour un individu gagnant 12 $ de l’heure : chaque semaine, durant une année, cet individu travaille 40 heures et ce, en ayant seulement droit comme congé à ses journées fériées payées (10). Cette personne se trouve alors avec un salaire annuel brut de plus ou moins 23 040 $. Or, selon les données de 2015, tout citoyen canadien ayant un salaire brut en deçà de 22 505 $ vit sous le SFR (11). En maintenant les bas·se·s salarié·e·s à un tel salaire annuel brut, nous acceptons collectivement qu’une masse critique de québécois et québécoises aient un niveau de vie se confondant avec un tel seuil. Cette donnée est d’autant plus affligeante lorsqu’on la met en relation avec la mesure qui permet de cerner le coût moyen annuel de la consommation de biens et services pour satisfaire une subsistance minimale, ce qu’on appelle la mesure du panier de consommation (MPC). En 2015, la MPC oscillait entre 16 854 $ et 17 275 $ pour une personne seule (12). Une fois le panier de consommation considéré, il reste peu de place à la satisfaction d’autre chose que des besoins élémentaires, nettement insuffisants pour une vie contemporaine digne.

À ces mesures doit s’ajouter un autre indice : celui du salaire viable, développé par l’Institut en recherches socio-économiques (IRIS), c’est-à-dire le « salaire horaire qui permettrait à un·e salarié·e à temps complet de non seulement couvrir ses besoins de base, mais [de] se doter d’une marge de manœuvre pour sortir de la pauvreté (13) ». Pour une personne seule habitant Montréal ou Québec, le salaire viable oscille autour du 25 000 $ annuel, ce qui nous éloigne de l’actuel salaire minimum, trop bas (14). Rappelons-nous que nous nous basons ici sur un scénario idéal où 40 heures de la semaine sont comblées par le travail salarié. Bon nombre d’emplois dépassent à peine le 30 heures semaine, ce qui pousse à la baisse les données évoquées. À 35 heures semaines, l’IRIS employant ce taux horaire pour établir son seuil de salaire viable (tout comme l’Institut de Statistique du Québec, d’ailleurs), le salaire viable équivaut à environ 15 $ l’heure dans la plupart des cas.  Ces statistiques nous donnent une bonne idée de ce que trop de québécois et québécoises sous-payé·e·s subissent, soit du surtravail qu’elles et ils doivent endurer pour espérer mieux, soit du manque. Trop occupé·e·s à survivre pour se permettre de vivre.

Ces conditions dans lesquelles le marché laisse les québécois et québécoises du bas de l’échelle salariale justifient une hausse substantielle du salaire minimum. Ce constat n’est bien sûr valide que si l’on suppose qu’il soit souhaitable que notre société soit organisée selon les principes d’un humanisme élémentaire. Il s’agit ici d’affirmer qu’un être humain est en droit de vivre une existence digne, et que cette dignité n’est possible que si ses besoins de base sont satisfaits, l’accès à une gamme de biens premiers étant nécessaire (15). Il est évidement possible de se doter d’une autre vision du monde justifiant une telle situation, qui, par exemple, impose une inégalité naturelle, une méritocratie dure ou le primat de l’efficacité économique sur l’humain. Il faudrait alors relever le défi de nous expliquer en quoi ce genre de société est désirable.

Dans une perspective humaniste donc, un marché qui maintient des salaires aussi bas, selon le seuil minimal actuel, est inacceptable. Au regard de cette perspective, l’État intervient principalement parce que le travail que les travailleurs et travailleuses vendent à leur patrons n’est pas une marchandise comme une autre. Le travail n’est pas qu’un objet détaché qu’un·e dirigeant·e d’entreprise s’offre candidement, selon les lois du marché, au plus vil prix. Il constitue la vie elle-même pour nous tous. Il est notre rapport quotidien au monde. Chaque fois que le prix de la main d’œuvre est abaissé ou maintenu dans des conditions économiques difficiles, comme dans le cas qui nous intéresse, c’est une attaque sur les conditions de vie elles-mêmes de cette main d’œuvre qui se concrétise. Affirmer une telle chose, c’est faire le constat, comme Marx, que « le salaire n’est […] que le nom spécifique donné au prix du travail, au prix de cette marchandise particulière dont l’unique réservoir est la chair et le sang de l’homme [et de la femme] (16) ».

Contre les excès de la marchandise-travail, un seuil salarial de base qualitativement satisfaisant s’impose, d’autant plus que nous vivons dans une société d’abondance qui nous permet d’assumer un seuil relativement élevé et qui nous conditionne toutes et tous à l’atteinte de hauts standards de vie comme constitutive du bonheur. Que certain·e·s commentateurs et commentatrices de l’actualité économique nient cette réalité et qu’elles et ils se contentent d’une interprétation forte de ce qu’est la pauvreté, comme s’il fallait nécessairement être sur le point de mourir de faim ou de n’avoir littéralement aucun loisir pour être pauvre – pensons à l’économiste Vincent Geloso qui, récemment, tentait de nous convaincre que les pauvres selon le Seuil de faible revenu n’étaient au fond pas vraiment « pauvres » (17) –, tout cela ne change rien à l’affaire. La pauvreté est toujours relative (18). Et dans le contexte québécois, relativement à la façon dont s’y évalue le bien-être et la viabilité économique, les gens vivant sous ce seuil sont précaires. C’est cette précarité que la hausse du salaire minimum vise à éliminer.

Justifier qu’un seuil salarial substantiel s’affirme en bonne et due forme n’est qu’une facette du problème qui se pose pour l’instant dans l’espace médiatique québécois. Contrairement à nos voisins du sud, il n’existe ici pratiquement pas d’économiste niant la nécessité d’un salaire minimum qui soit actuellement pris au sérieux au sein de notre discours public. Le débat autour du salaire minimum se porte surtout sur le seuil à adopter, et lorsque le débat est orienté selon cette perspective, ce sont des considérations d’ordre pragmatique qui prennent le pas sur les principes. À la vue du combat pour le discours, c’est ici qu’un blocage prend forme pour la campagne en faveur du salaire minimum à 15 dollars. Ses opposant·e·s réussissent pour le moment à faire la « démonstration » d’une incompatibilité entre un tel seuil (15 $) et la façon dont l’économie québécoise est configurée, que les grands principes ne valent rien s’ils ne peuvent pas être convenablement confrontés aux pratiques économiques d’usage. Si cet aspect du problème – non dépourvu d’une certaine réalité économique – n’est pas abordé de plein fouet, et que ceux et celles qui luttent pour l’augmentation salariale font l’erreur de se draper d’une vertu de principes qui les empêchent de confronter la droite sur ses propres arguments, tous ces gens opposés à une telle augmentation qui tentent de nous amadouer par la peur gagneront le monopole du discours sur des enjeux économiques concrets qu’expérimente une foule d’acteurs économiques du marché du travail québécois. Dans ces conditions, difficile d’imaginer comment rendre possible la conquête du salaire minimum à 15 dollars. Au-delà de la défense d’un humanisme élémentaire qui suppose une allocation de ressources minimale (ici sous la forme de salaire), c’est la question économique qui doit être confrontée à bras le corps.

C’est cette deuxième facette du problème d’un salaire minimum à 15 dollars qui sera traitée dans l’article qui fait suite au présent texte : Voir, dans L’Esprit libre« Le combat pour un salaire minimum à 15 dollars au Québec – Partie 2 : le seuil minimum à l’assaut du marché.»

(1) La Presse canadienne. 3 janvier 2018. « La hausse du salaire minimum éliminera 60 000 emplois, croit la Banque du Canada ». Le Soleil.

(2) Radio-Canada. 1er octobre 2017. « Le salaire minimum atteint 13,60 $ l’heure en Alberta ». Radio-Canada.

(3) Marie-Renée Grondin. 19 mai 2016. « Le PQ appuie finalement la hausse du salaire minimum à 15 $ ». Le Journal de Québec.

(4) Radio-Canada. 1er mai 2018. « Le salaire minimum passe à 12$ l’heure au Québec ». Radio-Canada

(5) C’est essentiellement la position de l’un des pionniers du néolibéralisme, Friedrich Hayek. En guise d’introduction, voir son essai critique sur la planification économique : Friedrich A. Hayek. La route de la servitude. France : Les Presses universitaires de France, 2014.

(6) La littérature sur le phénomène institutionnel d’État-providence, et sur sa fonction non capitaliste, est abondante. Les travaux du politologue Gosta Esping‑Andersen constituent une bonne piste : Gosta Esping‑Andersen. The Three Worlds of Welfare Capitalism. Princeton : Princeton University Press, 1998.

(7) Milton Friedman. Capitalisme et liberté. France : Flammarion, 2010.

(8) Québec. Marc-André Demers. « Plus de 450 000 Québécois et Québécoises sont rémunérés au salaire minimum… ou presque ». Québec : Institut de la Statistique du Québec, 2015.

(9) Pour simplifier l’exposé, nous prendrons ici pour acquis que nous sommes face au salaire avant impôt d’un individu seul. Le SFR après impôt constitue une mesure plus fine. Il nécessite toutefois de multiples considérations relatives au retour d’impôt ou non qui feraient nettement déborder le texte de son objet et, surtout, de son format. Pour une explication introductive des mesures de calcul du seuil de pauvreté, consulter : https://www.statcan.gc.ca/pub/75f0002m/2009002/s2-fra.htm, repéré le 23 mai 2018.

(10) Bien évidemment, le scénario se dévoile sous un jour plus charitable si l’on considère les vacances obligatoirement payées par l’employeur relativement à l’ancienneté cumulée. Malgré ces nuances, le constat sur les conditions de vie des plus bas salarié-e-s ne s’en trouve toutefois pas radicalement transformé.

(11) Institut de la Statistique du Québec. 2017. Seuil du faible revenu, MFR-seuils avant impôt, selon la taille du ménage, Québec, 2012-2015. Repéré à  http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/conditions-vie-societe/revenu/fa…

(12) Institut de la Statistique du Québec. 2017. Seuils du faible revenu, MPC, selon le type de collectivité rurale ou urbaine et la taille de l’unité familiale, Québec, 2012-2015. Repéré à http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/conditions-vie-societe/revenu/fa…

(13) Philippe Hurteau & Minh Nguyen. « Les conditions d’un salaire viable au Québec en 2017 : Calculs pour Montréal, Québec, Trois-Rivières, Saguenay, Sept-Îles, Gatineau et Sherbrooke ». Institut de recherche et d’information socio-économiques (IRIS), 2017, p.1

(14) Ibid., p.4

(15) L’expression « bien premier » est du philosophe John Rawls. Le terme « humanisme » est ici employé à titre générique. Rawls emploie le terme, plus spécifique, d’« égalité démocratique » pour désigner une société bien ordonnée, selon les principes d’une justice comme équité; système idéal qui, en pratique, se rapproche de ce que, dans le langage commun, nous nommons «social-démocratie». Voir John Rawls. Théorie de la justice. France : Points.

(16) Karl Marx. Travail salarié et capital. Pékin : Éditions en langues étrangères, 1996, p.2

(17) Vincent Geloso. 30 octobre 2016. «Quelle ligne de pauvreté?». Le Journal de Montréal.

(18) Nous voyons ici toute la pertinence du Seuil de faible revenu développé par l’IRIS. 

Crédit photo: The All-Nite Images

Au-delà du combat entre «racistes» et «islamo-gauchistes»: le choix de Québec solidaire

Au-delà du combat entre «racistes» et «islamo-gauchistes»: le choix de Québec solidaire

L’auteur est membre de Québec solidaire

Depuis que Québec solidaire a refusé l’alliance électorale proposée par le Parti Québécois, qui impliquait un pacte de non-agression dans certaines circonscriptions,   il souffle un vent toxique qui encrasse les bronches de tous ceux et celles qui rêvent de respirer l’air d’un Québec plus juste et indépendant. Les coups de semonce tirés de  part et d’autre empêchent, pour l’instant, d’y voir clair et d’en tirer les conclusions pragmatiques qu’une situation politique critique impose.

Deux armées rangées

Les congressistes de QS ne se sont pas contenté·e·s, comme nous le savons, du refus d’une alliance électorale avec le PQ. Véritable crachat au visage du vieux parti, l’étiquette du racisme et du néolibéralisme – les « deux bêtes du PQ » pour la congressiste Dalila Awada (1) – est désormais, pour maints solidaires, inséparable de l’équipe de Jean-François Lisée. Cette tentative de déclassement politique du vieil appareil péquiste n’est pas sans conséquences, et constitue une véritable « gifle à effet boomerang », pour reprendre l’expression de Radio-Canada (2). Plusieurs électeurs et électrices ne digèrent pas le refus d’une telle alliance pragmatique et ne pardonnent pas à QS de prendre le risque d’un retour au pouvoir des libéraux ou de la formation d’un gouvernement caquiste, bref, de la continuité de l’austérité triomphante et d’une toujours plus grande concentration des richesses nationales.

Autre élément crucial : contrairement à l’exécutif solidaire qui préconise une attitude de « refroidissement » des tensions entre forces indépendantistes et qui, de ce fait, tente de relayer le moins possible les attaques dithyrambiques de la part de certain⸱e⸱s de ses militant⸱e⸱s (3), Lisée fonce, couteau entre les dents, vers la bête rouge. QS constituerait, selon ses dires, un appareil politique sectaire dirigé dans l’ombre par un politburo autoritaire de type soviétique (4). Cette propagande anti-communiste digne d’une autre époque fait un bout de chemin à travers les médias officiels (5). À ce discours s’ajoute toute la cohérence du délire conservateur du moment, selon lequel une extrême gauche antinationale, prônant la destruction de nos institutions et de notre culture, contribuerait à l’islamisation de l’occident, véritable complot « islamo-gauchiste ». Ainsi, QS serait l’« allié de l’islamisme (6) », les propos d’Awada dignes, comme l’affirme Jacques Lanctôt, de l’ordonnance d’un tribunal islamique, une véritable fatwa.

Cette croisade réciproque rend impossible tout jugement raisonnable sur les avantages et inconvénients de la décision politique prise par Québec Solidaire, et sur ses raisons. En se contentant de voir la situation exclusivement selon le prisme des idéologies en lutte, nous nous écartons de la nature initiale de ce que Québec Solidaire a rompu. L’alliance électorale entre les deux partis était avant tout une collaboration stratégique entre deux partis aux principes divergents. C’est ainsi que la question doit être traitée, et selon cet angle que l’on doit juger de la qualité des deux avenues qui se présentaient à QS. Sans cela, l’hystérie partisane laisse place à une hystérie collective dans laquelle, d’un côté, on fait la chasse aux « racistes », et de l’autre, on cible les « communistes » d’un supposé politburo secret ainsi que les « islamistes ».

Le refus de la grande alliance nationale

Si l’alliance avortée était strictement stratégique, c’est que l’application de ce procédé contrevient potentiellement à certains principes qui animent le parti. C’est en mettant en relation les bienfaits d’une telle collaboration avec ce qu’il pourrait en coûter sur le plan des principes que l’on peut juger de la véritable valeur de la voie empruntée par QS. À cet égard, les bienfaits d’un tel rapprochement sont indéniables. Le fait que le PQ et QS ne s’affrontent pas au sein de certaines circonscriptions clés aurait bien sûr permis de contourner les effets pervers, sur le plan démocratique, d’un mode électoral uninominal à un tour. À ce titre, une telle alliance aurait fort probablement favorisé l’élection du PQ et permis à QS de gonfler ses rangs. Une fois au pouvoir, un gouvernement péquiste serait redevable à QS. Les solidaires auraient alors eu le rapport de force nécessaire pour s’assurer que le PQ applique les politiques publiques de gauche présentes dans son programme, comme le réinvestissement dans les services publics et le salaire minimum à 15$, et qu’il s’engage à réformer le mode de scrutin, de façon à ce qu’il se rapproche d’un mode proportionnel.

Il s’agit là de suppositions, mais qu’est-ce que la joute politique officielle si ce n’est que s’attacher à des paris plausibles? Bien sûr, ce scénario repose sur un certain alignement de l’électorat. Il suppose également que le PQ collaborerait sérieusement. À cet effet, il est raisonnable d’en douter. En ce qui concerne l’application d’un agenda politique de gauche, le PQ a maintes fois prouvé qu’il prenait, ces dernières années, un virage contraire, indépendamment de ce qu’il exprime en campagne : l’austérité et le virage ambulatoire du système de santé sous Lucien Bouchard, abandon par le gouvernement Marois de la hausse de l’imposition des hauts revenus, coupes budgétaires, par ce même gouvernement, en santé, en éducation et dans l’aide sociale, dégel indexé des frais de scolarité, accession, avant Lisée, de Pierre-Karl Péladeau à la chefferie du parti. Le scrutin proportionnel, lui, fut présent dans le programme du PQ durant plusieurs années, mais les pressions du système bipartisan auront eu raison de son rejet, bien qu’il soit présentement réactualisé par Lisée (8). Ce pari se fonde donc sur beaucoup de « si », mais mieux vaut des « si », réalistes, que rien du tout. Et quand bien même le PQ aurait trahi ses engagements, QS aurait eu le beau jeu. Il aurait pu s’inscrire comme l’acteur politique incontournable qui a agi du mieux qu’il pouvait et qui, désormais, constitue la seule véritable alternative à l’idéologie néolibérale.

Le refus de l’alliance électorale freine également le déploiement d’un agenda plus global. Sans alliance avec le PQ, difficile d’imaginer l’élaboration d’une feuille de route commune pour tou⸱te⸱s les indépendantistes telle que la préconise OUI-Québec et qui regrouperait le Parti Québécois, Québec solidaire, Option nationale et le Bloc québécois. Bien que les deux enjeux soient en partie conjoints, les militant·e·s de QS les traitent distinctement, de façon à ne pas enfoncer dans la gorge des membres du parti l’une ou l’autre des deux propositions. Par souci de transparence, le Comité de coordination nationale (CCN) du parti a pris la décision contradictoire, par sa non-transparence, de ne pas faire mention, durant le Congrès, d’une entente relative au plan de convergence des forces indépendantistes, signée par l’ancien président de QS, Andrés Fontecilla. Cette entente n’avait aucune valeur officielle, puisqu’une telle décision, pour être effective, doit être approuvée en congrès. Or, le congrès en question se déroulera après celui qui a mené au rejet du rapprochement avec le PQ. Comme nous le savons,  le fait de garder secrète cette entente a nui à QS (9). Quant à la validité d’une telle feuille de route, il est très possible d’argumenter que, selon le contexte politique, le PQ – parti qui, depuis un moment, passe son temps à attendre les « conditions favorables » pour un référendum – s’en dissocierait ou en changerait la nature. À cette objection, l’on peut répondre la même chose qu’aux critiques contre l’alliance électorale.

Le pari du mouvement citoyen

La décision prise par QS relève de la haute considération des principes qui animent le parti. Les avantages de l’alliance ne valent pas, pour les solidaires, ce qu’il leur en coûterait au plan des valeurs politiques. Sans correspondre à la caricature d’un communautarisme sectaire que l’on attribue souvent à QS, ce parti de gauche est fondamentalement humaniste, ce qui le rend hostile à toute entreprise politique qui viserait la stigmatisation d’une minorité sociologique. Or, contrairement à ce qui le définissait jusqu’à maintenant, le PQ a récemment pris la voie d’une xénophobie épisodique à l’égard des musulman·e·s à travers l’épisode de la Charte des valeurs québécoises, véritable wedge politic qui a eu pour effet de diviser la population, en braquant une part critique de celle-ci contre une minorité religieuse qui n’a absolument rien à voir avec l’échec du projet indépendantiste. Avec la course à la chefferie pour succéder à Pierre-Karl Péladeau, le PQ avait l’occasion de tourner la page. Mais les membres du parti ont choisi d’élire Lisée, candidat qui a structuré une bonne partie de sa campagne en enchaînant les propos islamophobes, de la suggestion qu’une femme voilée d’une burqa pouvait potentiellement y cacher un ak-47 à l’amalgame entre son rival péquiste Alexandre Cloutier et l’intégriste Adil Charkaoui.

En toute cohérence avec la gauche qu’il incarne, QS s’oppose au libéralisme économique qui broie les peuples. C’est également en phase avec ce principe que les congressistes ont rejeté le rapprochement avec le PQ. Personne ici n’affirme que le parti de René Lévesque soit historiquement « néolibéral ». Toutefois, à titre de formation politique aux tendances contradictoires, le PQ, depuis la fin des années 1990, a intégré l’idéologie néolibérale dominante, et tend, malgré certaines résistances de son aile gauche (pensons à la mise en place des CPE) à s’orienter vers la droite économique.

La rupture avec le PQ n’est toutefois pas qu’une question d’intégrité morale. Les solidaires optent pour le pari d’un mouvement citoyen d’envergure qui déstabilise les appareils sclérosés de la politique traditionnelle. Un mouvement d’adhésion à un projet politique commun. Cette tentative de révolution politique serait difficile à concevoir si elle prenait pied grâce à l’un des trois grands partis de l’establishment politique québécois. À l’ère de l’irruption populiste issue de la dernière crise économique, les projets politiques qui s’ancrent au sein de grands mouvements populaires constituent une formule qui fonctionne de plus en plus. Dans le contexte québécois, l’impératif de défense des minorités, dont QS se fait le garant, pourrait, en plus, mener à une situation historique où un parti indépendantiste de gauche grugerait le vote anglophone et allophone normalement associé à la grande famille libérale, ce dont QS fait le pari. Pour celles et ceux qui voient en ce coup de dés avec l’histoire une entreprise loufoque, il importe de rappeler que le présent circonscrit n’est jamais tout à fait garant du futur, surtout pas dans une période trouble comme celle que nous vivons. Québec Solidaire ouvre les voies du possible. 

CRÉDIT PHOTO: Barbara Andrade

(1) Marco Bélair-Cirino. 20 mai 2017. « Les délégués de Québec solidaire refusent de s’allier aux péquistes ». Le Devoir.

(2) Hugo Lavallée. 27 mai 2017. «Québec solidaire : une gifle à effet boomerang». ICI Radio-Canada.

(3) À cet égard, voir l’entrevue de Gabriel Nadeau-Dubois par Mario Dumont : TVA Nouvelles. (2017, 30 mai). Un candidat de Québec solidaire dans Rosemont contre Lisée. Repéré à http://www.tvanouvelles.ca/2017/05/30/un-candidat-de-quebec-solidaire-da….

(4) Tommy Chouinard. 26 mai 2017. « QS dirigé par un politburo, accuse Lisée ». La Presse.

(5) Pensons notamment à la chronique de Michel David : Michel David. 27 mai 2017. «Le politburo». Le Devoir.

(6) André Lamoureux. 29 mai 2017. « Québec solidaire, enclave du gauchisme et allié de l’islamisme ». Le Devoir.

(7) Jacques Lanctôt. 26 mai 2017. « La diffamation ». Canoë. Repéré sur http://fr.canoe.ca/infos/chroniques/jacqueslanctot/archives/2017/05/2017…

(8) Pour le rapport du PQ à la proportionnelle, voir ce récent rafraichissement : Paul Cliche. 2 mars 2016. « Le scrutin proportionnel et le Parti Québécois ». L’aut’Journal.

(9) Radio-Canada. 26 mai 2017. «Le PQ demande à QS de dire la vérité sur l’entente entre les souverainistes». Radio-Canada.

(10) Radio-Canada. 26 mai 2017. « Le PQ demande à QS de dire la vérité sur l’entente entre les partis souverainistes ». Radio-Canada.

(11) Robert Dutrisac. 17 septembre 2016. « Lisée propose une « discussion » sur l’interdiction de la burqa ». Le Devoir.

(12) Louis-Samuel Perron. 16 septembre 2016. « Course à la direction du PQ : Adil Charkaoui « appuie » Cloutier, affirme Lisée ». La Presse.

(13) Afin de saisir le développement de ce phénomène, voir John B. JUDIS, The Populist Explosion : How the  Great Recession Transformed American and European Politics, États-Unis, Columbia Global Reports, 2016.

(14) Stéphanie Bérubé. 22 mai 2017. « Québec solidaire à la conquête des régions… et des Libéraux ». La Presse.

L’idéologie trumpiste ou le triomphe de l’individu rationnel

L’idéologie trumpiste ou le triomphe de l’individu rationnel

Malgré le plein déploiement d’un cirque médiatique qui arrive à sa fin, le phénomène Trump reste fâcheux pour tout individu qui cherche à faire sens des courants politiques. Sur le plan idéologique, il est très difficile de définir ce qui constitue l’essence du phénomène. Depuis le début des primaires et de la campagne présidentielle, les journalistes des divers médias dominants se démènent à essayer de saisir le projet de société que Trump défend, d’en saisir la cohérence. À certains égards, cette entreprise est vaine. Trump ne défend pas explicitement de projet sociétal ou de vision perfectionniste et globale du monde social. Avec Trump, nous n’avons accès qu’au déploiement disparate de thèmes. Conséquence alarmante, l’un des deux candidats à la présidence, en plus d’être un outsider anti-establishment, n’a aucun projet explicite et cohérent à offrir quant à ce qu’il voudrait faire de l’appareil politico-militaire de la plus forte puissance au monde. Péril en la demeure. C’est principalement en portant l’attention sur l’inconsistance incendiaire de Trump que les médias prédisent l’implosion de la campagne du candidat, implosion qui n’est jamais arrivée.

Bien sûr, les aspirations du candidat tendent à s’expliciter, depuis la rédaction de la plate-forme du Parti républicain, suite à la Convention de juillet 2016 (1). Les crédos habituels du logos néoconservateur sont affirmés avec force : baisse massive des taux d’imposition et de taxation, désyndicalisation de ce qu’il reste de fonction publique aux États-Unis, engagement d’une lutte juridique quant au statut du mariage homosexuel, possible prohibition de l’avortement. La cohérence du cadrage idéologique n’est toutefois pas évidente. Certains points majeurs des visées de Trump contreviennent drastiquement à ce que l’« exceptionnel conservatisme américain », pour reprendre le terme d’Irving Kristol, grand intellectuel néoconservateur, considère comme mode d’organisation fondamental et traditionnel du pays : la libre circulation des capitaux, ce qui suppose le libéralisme économique. Trump vilipende les accords de libre-échange en ce qu’ils désavantagent certains acteurs économiques du marché américain ainsi que les travailleurs et travailleuses qui y sont soumi-e-s. D’un autre côté, Trump ne défend pas non plus une vision conservatrice anti-libérale de type corporatiste qui revendiquerait un État social organique, imposant une société rigide et segmentée, où tout secteur de la société a un rôle bien précis à jouer – position qui concorderait avec son protectionnisme chauvin. Est ainsi exclue non seulement toute analyse qui ferait de Trump une simple radicalisation du néoconservatisme, mais aussi celle qui interpréterait son projet comme l’affirmation fascisante d’un conservatisme dur que l’on pourrait, par exemple, associer à l’alternative right, mouvance américaine d’extrême droite peu structurée, aux tendances conspirationnistes, prônant un nationalisme blanc et masculiniste, mouvance dite « alternative » face à ce que la droite étatsunienne propose traditionnellement (2). Les aspirations de Trump n’en ont ni la cohérence, ni l’allégeance (3).

Cette difficulté de coller une famille idéologique à Trump ne signifie pas non plus que l’on doive simplement réduire ce qu’il défend à de l’opportunisme politicien et à de la démagogie, sans quoi bien de ses comportements, suicidaires sur le plan stratégique, seraient incompréhensibles. Pour comprendre politiquement ce milliardaire excentrique, il faut le saisir comme l’idéologisation de la figure de l’individu rationnel. La rationalité, ou choix rationnel, doit ici être comprise comme la capacité d’un individu de penser sa propre action en vue de ses propres objectifs (4). Le discours de Trump s’affirme ainsi comme l’acte même de faire un choix rationnel, dans le cas d’une campagne présidentielle, dans le fait même de poser un acte politique victorieux. C’est le choix rationnel lui-même qui est explicitement revendiqué, comme moyen, mais aussi comme fin. Ce que sera l’État américain sous Trump sera ce que Trump jugera rationnel. L’idéologie de Trump, c’est Trump.

Le triomphe de l’individu rationnel

Si Trump apparaît pour certain-e-s comme une avenue raisonnable, c’est parce que nous vivons dans un monde où le fait même d’arriver à nos propres fins est devenu le modus operandi de la vie sociale. C’est ainsi le champ dans lequel une figure comme celle de Trump peut être accueillie qu’il faut analyser, et, par conséquent, la société qui produit ce champ. En 1964, Herbert Marcuse, éminent philosophe allemand, faisait le constat d’un monde industriel affirmant une société « unidimensionnelle », une société qui s’affiche comme dimension unique (5). Cette dimension unique s’explique comme suit : dans cette société, l’industrie pose a priori (indépendamment de toute expérience – dans le cas de l’industrie, indépendamment de toute expérience sociale particulière) une vision scientifique du monde. En d’autres mots, cela signifie que l’industrie contemporaine organise un monde dans lequel la société s’oriente autour de l’édification de pôles où l’exercice d’une science dite « neutre » est possible, et tend à exclure ce qui ne participe pas à cette édification. Pour affirmer et construire ce monde, la pensée valable se doit d’être opérationnelle, c’est-à-dire que ce qu’elle produit se doit d’être conforme à ce qui est effectif dans ce monde scientifique, ce qui inclut également ce qui est effectif sur le plan social. Conséquence majeure : nous assistons à la désintégration de ce que Marcuse nomme la pensée conceptuelle – une pensée qui va au-delà de ce qui, immédiatement, est effectif dans le monde humain, et qui est en mesure de saisir ce qui n’existe que comme potentiel. Restreinte à sa fonction opérationnelle, la pensée se trouve donc soumise à une dimension unique : à ce qui existe dans le moment. C’est au sein de cette matrice conceptuelle qu’œuvre tout individu de notre ère, du moins, en Occident.

Depuis les années 1960, le champ de ce qui est « opérationnel » socialement s’est amplement restreint. Marcuse vivait à une époque d’économie occidentale mixte, où s’équilibraient inégalement socialisme et capitalisme. Depuis la révolution néolibérale entamée à partir de la fin des années 1970 et pleinement affirmée dans les années 1980 (6), ce qui, socialement, ne correspond pas aux lois de l’échange de produits au sein d’un marché capitaliste s’affirme difficilement sur le plan intellectuel, contenu jugé non opérationnel. Le paradigme néolibéral pose une posture épistémologique sceptique face à la théorie sociale. Pour Hayek, probablement le plus grand intellectuel néolibéral, le monde social, qu’il nomme « ordre pratique », est d’une complexité insaisissable pour l’esprit humain individuel. Il y aura toujours un écart majeur entre ce qu’il est possible de rendre concret par la théorie, et ce que cet ordre est dans la réalité. Hayek considère que plus de cerveaux entrent en connexion entre eux, plus l’écart entre théorie et pratique s’amoindrit. À ce titre, Hayek affirme que le moins imparfait des systèmes d’échange de données que l’humanité ait produit est le marché, à travers lequel, par l’entremise du système de prix, les acteurs économiques, par leur pluralité, mettent en commun leurs informations imparfaites.

Conséquemment, la société, en tant qu’économie de marché, ne se pose plus comme un monde d’institutions, de faits sociaux et d’interrelations entre individus, mais comme un champ d’informations et de règles à travers lequel des agents, à titre individuel, font des choix rationnels en vue de leurs objectifs, selon des paramètres de coûts/bénéfices. La politique n’est dès lors plus affaire de projets de société, mais d’édification de règles convenables. Le ou la citoyen-ne n’est plus citoyen-ne, mais contribuable qui fait des choix rationnels. L’individu n’est plus individu, mais « entrepreneur de soi ». Le délitement social que provoque cette vision du monde finit par réaliser ce qu’elle conçoit : une société fragmentée en « agents rationnels ». Le politique ne fait que suivre cette tendance. Dans le contexte du rêve américain et de la compétition féroce qui vient avec, ce rapport à soi n’est que plus vrai.

Ce politique dépolitisé ne saurait non plus se concevoir sans l’hégémonie d’une société de consommation, condition et conséquence du marché, société qui transforme tout acte public en spectacle, le spectacle devant être ici compris comme l’écrivain et cinéaste Guy Debord l’entend : un espace qui se présente comme « détaché », espace qui est l’expression « (…) d’un rapport entre des personnes, médiatisé par des images » (7). Au sein de cet espace médiatisé, les idées et les visions du monde circulent selon les paramètres des structures permettant cette médiatisation, en l’occurrence les structures du marché. Ces représentations circulent donc en tant que marchandises, c’est-à-dire en tant que produits pouvant être échangés entre producteurs et productrices de ces contenus et offerts à un public. La figure de l’individu rationnel est à la fois une image-marchandise qui circule facilement, et à la fois une condition de circulation des idées pour tout individu qui voudrait se frayer un chemin à travers cet univers d’images. Trump est ainsi la conséquence radicale du mode de fonctionnement de la joute politique ainsi que de la manière dont la société du spectacle médiatise l’espace public.

Trump, champion de la domination

Le sociologue Mannheim définit comme caractéristique fondamentale de l’idéologie l’attachement à une particularité sociale réelle posée comme fondement global, voir total de la société. Dans le cas de Trump, c’est le choix rationnel qui est posé comme totalité, le choix rationnel étant lui-même revendiqué comme moteur de politiques publiques. Évidemment, la grande majorité des acteurs du monde politique se revendiquent explicitement eux aussi de leur capacité à faire des choix rationnels, mais c’est toujours en vue d’une certaine vision du monde ou du bien public. Ce choix rationnel est habituellement instrumental. Chez Trump, le but est inclus dans le moyen, et vice-versa.

Savoir si ce cadre idéologique constituera un tournant historique dépend de la victoire ou non du candidat. Indépendamment de l’issue de cette élection, Trump pourrait malgré tout poser comme précédent la normalisation de ce type de figure. À cet égard, le candidat semble déjà avoir radicalisé cette tendance qu’a la société du spectacle à poser le conflit politique comme un match de boxe, où les candidat-e-s assènent et encaissent des coups et dans lequel ces derniers et ces dernières sont évalué-e-s par le public non pas en fonction de ce qu’elles et ils défendent, mais selon leurs capacités à mener le combat. Cette dynamique spectaculaire de l’affrontement n’est certes pas nouvelle quant à l’interaction entre partis politiques, mais Trump constitue un cas particulièrement extrême de la chose, d’où la radicalisation de l’affrontement-spectacle. Ainsi en est-il des derniers mois de cette campagne. Les critiques mainstream anti-Trump ne visent non plus la toxicité du projet politique du candidat, mais plutôt son statut d’agent rationnel. Sont attaqués les prouesses commerciales du personnage, son respect des règles du jeu économique (8), sa connaissance des faits, son caractère présidentiable, la pleine démesure de ses pulsions sexuelles, etc.

Dans cette perspective de domination, tant économique que politique, Trump se présente, lui, comme l’agent par excellence qui sait utiliser sa volonté. Multimilliardaire qui a su s’imposer dans cette jungle économique qu’est l’Amérique. Superstar outrancière du monde du spectacle. Homme à femmes. Taureau fonçant tête baissée dans l’arène politique. Trump se présente comme l’homme d’affaires sans attaches qui sait faire les bons choix. C’est cette capacité, en elle-même, qui constitue son projet politique. Si Trump peut sauver l’Amérique, ce n’est pas dû à un projet quelconque, mais parce qu’il connaît le monde des affaires, qu’il sait faire de l’argent et qu’il est doté d’une faculté unique à s’entendre avec d’autres agent-e-s rationnel-le-s comme lui. Dans cette visée, Trump s’attaque à l’ensemble des représentations traditionnellement érigées par l’establishment politique bloquant cette capacité de domination. Cet assaut ne s’affirme que pour mieux renforcer, par la loi et l’ordre, la coercition institutionnelle, en vidant ce qui reste de vernis démocratique à un régime présidentiel formaté par les aléas de la finance et de la militaro-industrie. L’apparence de liberté démocratique est, pour Trump, ce qu’elle est : une apparence. «The system is rigged. The system is broken [le système est corrompu, brisé] », si brisé que Trump scande à qui veut que les élections sont truquées. Trump est « réaliste ». Mieux vaut cerner l’appareil politique pour ce qu’il est – un univers de mensonge et de violence –, et l’utiliser conséquemment, mais, cette fois-ci, en vue d’objectifs davantage rationnels en ce qui a trait aux intérêts des États-Unis.

Aux vues de la victoire, tous les moyens sont bons. En campagne, l’agir rationnel le plus adéquat est d’écraser l’adversaire, par l’insulte, la diffamation, l’incitation à l’espionnage informatique (9), l’intimidation, voir même la menace. À ce titre, il s’suffit de penser au rapport ambigu que Trump entretient, à la blague, quant à une réaction civile 8 armée de ses supporters contre l’establishement démocrate (10), ou bien de sa menace, en plein débat, de mettre Clinton derrière les barreaux s’il est élu. Dans ses récents retranchements contre Clinton, Trump va jusqu’à délégitimer la mécanique électorale (11).

Pour ce qui est de la gouverne étatique à venir, l’organisation sociale que cette gouverne oriente se doit d’être en diapason avec l’acte de volonté d’un président (Trump) qui fait de l’Amérique un lieu où il fait bon vivre. Ce projet politique radical implique une union organique entre la figure rationnelle posée comme leader charismatique et tou-te-s les autres agent-e-s rationnel-le-s qui, comme Trump, savent ce qui est juste et bon pour ce grand pays que furent un jour les États-Unis et qui peuvent le redevenir. Cette unité n’est possible que par une coercition judicieuse menée avec force, par la loi et l’ordre incarnés en Trump, au mépris, si nécessaire, de la Constitution : sécurisation policière majeure des secteurs pauvres et racisés du pays, torture et crimes de guerre contre les « combattant-e-s ennemi-e-s » (terroristes), censure du contenu perturbant la sécurité nationale (sur internet, entre autres), fichage national des musulman-e-s, interdiction des migrant-e-s arabo-musulman-e-s, édification d’un mur à la frontière mexicaine pour bloquer les migrant-e-s illégales et illégaux.

Évidemment, les États-Unis sont un État de droit, constitué des fameux checks and balances empêchant que s’affirme le pouvoir démesuré du président ou de la présidente. Il y a toutefois un élément majeur du phénomène Trump qui nous empêche de penser le politique selon un découpage traditionnel. Trump n’est pas qu’un candidat. Il incarne un mouvement de masse, et une frange des masses que Trump mobilise a cette particularité d’être excédée, démunie, cynique, fanatisée par le glissement du Parti républicain vers l’extrême droite et, fait important, d’être armée, scénario fort inquiétant. Cette unité forcée implique aussi l’exclusion de celles et ceux qui ne rendent pas l’Amérique grande, bref, celles et ceux dont la rationalité individuelle ne colle pas avec celle édictée par Trump. Il va falloir faire le ménage. Ce ménage, c’est Trump qui peut le faire, en tant qu’il est Trump. It’s time to make America great again.


(1) Voir la plate-forme officielle : https://prod-static-ngoppbl.s3.amazonaws.com/media/documents/DRAFT_12_FINAL[1]-ben_1468872234.pdf. Consulté le 11 octobre 2016.

(2) Pour des précisions quant à ce qui constitue l’alternative right, voir « Trolls for Trump : Meet Mike Cernovich, the meme mastermind of the alt-right ». The New Yorker. 31 octobre 2016

(3) Si certains liens peuvent être établis entre cette extrême droite américaine et le discours de Trump, ce n’est que par la concordance de certains thèmes, et non du fait d’un lien organique entre les deux. À cet effet, voir « Pepe and The Stormtroopers ». The Economist. 17-23 septembre 2016.

(4) Il importe ici de préciser que le choix rationnel n’est pas nécessairement posé comme idéologie. Cette capacité d’ordonner instrumentalement nos propres comportements en vue de préférences individuelles peut aussi se concevoir scientifiquement comme outil d’analyse permettant de faire l’étude comportementale d’un individu œuvrant dans un champ, que ce champ soit politique, économique ou plus largement social, et ce, indépendamment de l’incursion de la rationalité individuelle sur le plan idéologique. Pour un exemple classique du paradigme de l’École des choix rationnels, voir Kenneth A. SHEPSLE, « Rationality : The Model of Choice » dans Analysing Politics, États-Unis, W. W. Northon & Company, 2010, p.14-33.

(5) Hebert MARCUSE, L’homme unidimensionnel, France, Éditions de Minuit, 1968.

(6) Pour des précisions quant à cette période historique, voir les travaux du géographe marxien David Harvey dans David HARVEY, « Brève histoire du néolibéralisme », France, Les Prairies Ordinaires, 2014; ou ceux du journaliste Serge Halimi dans Serge HALIMI, « Le grand bond en arrière », France, Fayard, 2006. L’historien Eric J. Hobsbawm est également fort éclairant : Eric J. HOBSBAWM, « Les décennies de crise » dans L’âge des extrêmes : histoire du cours XXe siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 1999.

(7) Guy DEBORD, « La société du spectacle », France, Paris, Gallimard, 1992, p.10.

(8) Le 1er octobre 2016, le New York Times divulguait l’information selon laquelle Trump n’aurait pas payé d’impôt durant près de vingt ans : David Barstow, Susanne Craig, Russ Buetner et Megan Twohey. 2016. «Donald Trump Tax Records Show He Could Have Avoided Taxes for Nearly Two Decades, The Times Found». The New York Times.

(9) Notamment en ce qui concerne les courriels de Clinton : « Donald Trump appelle la Russie à publier des courriels de Hillary Clinton ». Le Monde. 2016.

(10) Nicke Corsantini et Maggie Haberman. 2016. «Donald Trump Suggests ‘Second Amendment People’ Couls Act Against Hillary Clinton». The New York Times.

(11) « Présidentielle américaine j-23 : Donald Trump instille l’idée d’une élection truquée ». Le Monde. 16 octobre 2016.