Perspective et débat sur l’utilisation du « mot en n ». Du signifié à l’in-signifiant

Perspective et débat sur l’utilisation du « mot en n ». Du signifié à l’in-signifiant

Le 23 septembre dernier, lors d’un cours à l’Université d’Ottawa portant sur la représentation des identités sexuelles dans le domaine artistique, une professeure prononce le « mot en n ». La professeure en question, Verushka Lieutenant-Duval, était loin de se douter qu’en utilisant ce mot dans un contexte académique, et ce, à titre d’exemple, elle allait provoquer une tempête s’étendant bien au-delà des murs de l’institution universitaire. 

Après la séance en question, des étudiant·e·s lui signifient par courriel leur inconfort. Madame Lieutenant-Duval leur présente donc des excuses et propose de consacrer une partie de la séance subséquente pour aborder cet enjeu. Les évènements déboulent rapidement, des étudiant·e·s portent plainte et accusent la professeure de racisme, elle est rapidement suspendue par l’administration de l’Université d’Ottawa et une enquête est ouverte. L’administration offre au groupe de compléter la session avec une nouvelle enseignante1. Madame Lieutenant-Duval est ensuite victime d’une campagne de cyberintimidation. Une étudiante publie un échange privé ayant eu lieu avec la professeure, en prenant soin de divulguer le numéro de téléphone et l’adresse de celle-ci2.

Une trentaine de ses collègues de l’Université d’Ottawa font paraitre une lettre ouverte le 16 octobre pour dénoncer le traitement réservé à la professeure et faire un plaidoyer en faveur de la liberté académique3. À la suite de la publication de cette lettre ouverte, la situation s’envenime au point où ils et elles reçoivent des menaces, et des appels à leur renvoi sont partagés sur les réseaux sociaux.

Ce qui aurait pu être une situation cloisonnée entre les murs de l’Université d’Ottawa s’est sans conteste transformé en débat de société sur l’utilisation du « mot en n », et accessoirement sur le clientélisme universitaire et le racisme. Maintenant que la poussière est quelque peu retombée, nous proposons d’étudier en quoi cet épisode s’est avéré une occasion ratée d’avoir un débat de fond sur le racisme dans une société où l’on arrive encore mal à l’aborder de manière systémique.  

Discursivité, langage autorisé et identité

Le concept designe linguistique, développé par Ferdinand de Saussure, permet d’introduire la facette discursive de l’enjeu de l’utilisation du « mot en n ». Cette notion discursive prescrit une distinction entre le signifié et le signifiant. Le signifié est la représentation mentale d’une idée ou d’un concept, ce à quoi il fait référence. Le signifiant est le signe – qui peut être auditif, visuel, écrit, etc. – faisant référence au signifié4.

Par exemple, les signifiants « goéland » en français et « seagull » en anglais font référence au même signifié, c’est-à-dire au même oiseau. Évidemment, les théories sur le langage tiennent maintenant compte des éléments socioculturels et individuels, le signifié prenant une forme variable d’un milieu à l’autre.

En ce qui concerne le cadrage du débat sur le « mot en n », il s’est posé par rapport au droit ou non de le prononcer. Autrement dit, l’accent s’est étonnamment porté sur l’accès à la verbalisation du signifiant, plutôt que sur le sens du signifié. Le « mot en n » joue ici le rôle de signifiant qui parait interdit, comparativement à l’explication de son signifié qui peut être faite sans problème. Pourquoi le signifiant semble-t-il barré, tandis que le signifié peut être verbalisé? Pourquoi certain·e·s peuvent-elles et peuvent-ils le formuler légitimement – par exemple dans des œuvres artistiques –, alors qu’on juge d’autres illégitimes de le faire? 

Contrairement à Saussure, Bourdieu met de l’avant une théorie du langage autorisé visant à expliquer le pouvoir latent soutenant implicitement l’usage du langage : 

Dès que l’on traite le langage comme un objet autonome, acceptant la séparation radicale que faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguistique externe […] on se condamne à chercher le pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire là où il n’est pas5

Pour Bourdieu, l’efficacité et la légitimité du langage ne s’inscrivent pas dans les mots en eux-mêmes, mais bien dans le pouvoir d’autorité conféré – institutionnellement ou culturellement. Le sociologue français donne en exemple le discours religieux catholique pour expliquer sa théorie. Le pouvoir de prononcer une messe n’est pas en soi dans les mots prononcés – il se retrouve plutôt dans le pouvoir délégué par l’institution qu’est l’Église. Une messe légitime est prononcée par un prêtre – à titre de porte-parole autorisé – reconnu par le Vatican et dans un lieu spécifique à ce rituel : l’église. Sans que ces conditions soient réunies, une messe n’est pas une messe en bonne et due forme, mais seulement une série de mots sans pouvoir. 

Dans le cas de l’utilisation du « mot en n », le pouvoir d’autorité et de légitimité de son utilisation s’inscrit sous la forme de l’identité en tant qu’expérience vécue, plutôt que par une institution sous sa forme stricte : « Cette reconnaissance […] n’est accordée que sous certaines conditions, celles qui définissent l’usage légitime : il doit être prononcé par la personne légitimée à le prononcer.6 » Il s’agit donc d’une forme de légitimité hybride socio-identitaire – dans ce cas, être noir·e – avec comme toile de fond des siècles de reproduction sociale du racisme et du colonialisme justifiant le droit d’utiliser le « mot en n ». 

Cela est patent quand on se penche sur l’angle de l’argumentation émise par une étudiante inscrite au cours de madame Lieutenant-Duval pour expliquer la non-légitimité de celle-ci de prononcer le « mot en n » : « une Blanche ne devrait jamais prononcer ce mot, point.7 » Un court éditorial du Fulcrum, le journal étudiant anglophone de l’Université d’Ottawa, abonde dans le même sens : « Stop saying the n-word […] if you’re not Black, you don’t have the right.8 » Dans ce cas, le droit n’est pas relatif à l’institution judiciaire ou à une quelconque institution formelle, la légitimité de prononcer le « mot en n » – l’autorisation d’accès au signifiant – est barrée par l’identité relative à des éléments ethniques et à une importante charge historique.  

Un rendez-vous manqué

La liberté académique est une pièce maitresse de l’institution universitaire. Elle permet de traiter de sujets difficiles, en protégeant le corps enseignant sans empêcher les débats d’avoir lieu. Évidemment, aborder des questions et des évènements délicats peut impliquer une série d’émotions, dont il est nécessaire de tenir compte en instaurant préalablement un climat et une dynamique appropriés en classe. Bien que la liberté académique fait de l’université un lieu privilégié pour aborder des sujets sensibles, cela n’est pas nécessairement le cas de façon universelle. Le bagage historiquement raciste des universités canadiennes envers l’identité noire est un élément analytique dont on doit tenir compte pour comprendre cette situation complexe, comme l’explique l’article Race, racialization and Indigeneity in Canadian universities :

Quatre décennies de politiques d’équité n’ont pas réussi à transformer considérablement le monde universitaire pour le rendre plus diversifié et plus représentatif de la société en général et du corps étudiant. Cela est en partie dû aux barrières structurelles et aux pratiques discriminatoires dont l’objectif est l’exclusion, en plus d’enrayer les transformations institutionnelles9.

L’émeute étudiante de l’Université Sir George Williams – aujourd’hui Concordia – ayant eu lieu en 1969 est un exemple dont les suites ont permis de mettre en lumière un phénomène de racisme systémique dans la province. Alors que des étudiants occupent et saccagent le neuvième étage du pavillon Henry F. Hall pour dénoncer les agissements racistes d’un professeur et l’inaction de l’université, un incendie s’y déclenche. De la rue, on peut entendre le signifiant interdit, mais cette fois-ci en tant qu’insulte extrêmement violente, « let the n***** burn », en réaction à l’intervention des pompiers pour venir en aide aux manifestants et manifestantes10.

Les tensions raciales étaient alors très explicites. À l’époque, il y avait moins d’une dizaine d’étudiants à l’Université Sir George Williams étant noirs et canadiens. Une enquête menée par leQuebec Board of Black Educators, justement fondé en 1969, a permis d’exposer la discrimination académique envers la communauté noire, et ce, dès le primaire :

À McGill, les Noirs avaient énormément de difficulté à entrer en médecine. Il y en avait peut-être un par année, aucun ou peut-être deux. À l’époque, le nombre maximum de gens des Caraïbes qui ont été acceptés en médecine était de trois […] On a réalisé que neuf Noirs sur dix quittaient l’école, parfois même avant d’entrer au secondaire. Et on a découvert qu’ils se faisaient dire : pourquoi tu vas à l’école? De toute façon, tu n’auras pas de travail11.

Il est aisé de qualifier les luttes passées de légitimes – par exemple les luttes pour le droit de vote des femmes – elles le paraissent davantage quand on les observe avec notre regard d’aujourd’hui. Or, le racisme systémique fait encore de nos jours l’objet de débats et de tensions ouvertes dans nos sociétés. Il peut prendre des formes aussi explicites que latentes et nécessite d’y porter une attention réfléchie et particulière. 

Dans le cas de la présente polémique, je partage l’opinion de Babacar Faye, président du Syndicat Étudiant de l’Université d’Ottawa (SEUO) : « Je pense que l’Université a raté l’occasion d’entamer une conversation pas nécessairement sur l’usage du « mot en n », mais sur les pratiques académiques et le rapport avec la race et avec la discrimination.12 » L’enjeu est resté cadré sur la question du droit à l’utilisation du signifiant « mot en n », mais n’a pas su se concrétiser en projet portant sur la remise en question du racisme à l’intérieur de l’institution académique. C’est plutôt une opération de relation publique qui s’est opérée et non pas une tentative de porter une oreille attentive à des revendications étudiantes. La néolibéralisation de l’Université ayant sapé les espaces de collégialité au profit d’une approche managériale, les étudiant·e·s se tournent vers des moyens alternatifs pour mettre de l’avant leurs revendications et points de vue via les réseaux sociaux13

Les évènements de Sir George Williams ont mené à de grandes enquêtes permettant de mettre en lumière des phénomènes de racisme systémique s’étendant à l’ensemble des cycles d’enseignement. Dans le cas de l’affaire Lieutenant-Duval, l’usage du signifiant est à l’avant-scène, mais l’ensemble du racisme en filigrane est écarté. Ce qui aurait pu être une occasion d’entamer un dialogue sérieux sur le racisme systémique à l’Université a laissé place à un débat caustique créant de l’ombre à des initiatives étudiantes, comme la proposition d’instaurer un cours obligatoire portant sur l’antiracisme à l’Université d’Ottawa14. Ce qu’on retient de cette situation est que l’affaire Lieutenant-Duval aura été un débat dichotomique concernant le droit d’utiliser un signifié sans se pencher sur le fond du problème, une opération de relation publique de la part de l’Université d’Ottawa, en somme, une discussion se cantonnant à l’in-signifiant.

Auteur: William Grondin
Révision de fond: Miruna Craciunescu, Any-Pier Dionne
Révision linguistique: Mireille Vachon
 

1 Isabelle Hachey, « L’étudiant a toujours raison », La Presse, 15 octobre 2020, https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-15/l-etudiant-a-toujours-rais….

Patrice Roy, « Entrevue avec Verushka Lieutenant-Duval, la professeure qui a utilisé le « mot en n » », Radio-Canada.ca (Radio-Canada.ca, 2020), https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1742721/professeure-universite-otta….

Collectif de signataires, « Libertés surveillées: des profs de l’Université d’Ottawa dénoncent la suspension de leur collègue », Le Journal de Montréal, 2020, https://www.journaldemontreal.com/2020/10/16/libertes-surveillees-des-pr….

Ferdinand de Saussure, Charles Bally, et Tullio De Mauro,Cours de linguistique générale, Éd. crit. prép, Bibliothèque scientifique Payot (Paris: Payot, 1993).

Pierre Bourdieu, Ce que veux dire parler : L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982, 134-35.

6Ibid., 141.

Hachey, « L’étudiant a toujours raison ».

Fulcrum Editorial Board, « Editorial: Don’t Say the n-Word If You’re Not Black », The Fulcrum, 12 octobre 2020, https://thefulcrum.ca/opinions/editorial-dont-say-the-n-word-if-youre-no….

Frances Henry et al., « Race, racialization and Indigeneity in Canadian universities », Race Ethnicity and Education 20, no 3 (4 mai 2017): 311, https://doi.org/10.1080/13613324.2016.1260226. Texte original traduit par l’auteur : « Four decades of equity policies have failed to transform the academy significantly to make it more diverse and reflective of the broader society and student body. In part, this is because of structural barriers and discriminatory practices that have functioned to exclude and stall transformation. » 

10 Caroline Montpetit, « Retour sur l’émeute étudiante la plus importante de l’histoire du Canada », Le Devoir, 2019, https://www.ledevoir.com/societe/546809/l-emeute-raciale-de-sir-george-w….

11 Ibid.

12 Josée Guérin et Catherine Morasse, « Suspension d’une professeure à l’UdO : un « rendez-vous manqué » selon des étudiants », Radio-Canada.ca (Radio-Canada.ca, 2020), https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1742363/universite-ottawa-seuo-prof…

13 Évidemment, je ne supporte pas la pratique de doxing et d’intimidation dont madame Lieutenant-Duval a été la cible. Je tiens simplement à souligner que dans le cadre de l’amenuisement des espaces de collégialité à l’intérieur de l’institution universitaire, d’autres moyens d’action sont envisagés.

14 Blair Crawford, « Students Push for Mandatory Anti-Racism Course at Ottawa Universities », Ottawa Citizen, 2020, https://ottawacitizen.com/news/local-news/students-push-for-mandatory-an….

Exarcheia sur l’échiquier du pouvoir

Exarcheia sur l’échiquier du pouvoir

Par Eftihia Mihelakis

Cet article est publié dans le numéro 83 de nos partenaires, la Revue À bâbord. Le lancement de ce numéro aura lieu le 10 mars prochain dès 18h au Bâtiment 7 (1900 rue Le Ber, Montréal). Cliquez ici pour toutes les informations.

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L’autrice est professeure au Département de langues classiques et modernes à l’Université de Brandon.

Depuis l’arrivée au pouvoir du parti conservateur Néa Dimokratía en 2019, une virulente offensive se déchaîne pour expulser les anarchistes, les réfugié·e·s et les migrant·e·s des centres urbains. Emblème par excellence des mouvements anarchistes depuis l’Indépendance de la Grèce, le quartier athénien d’Exarcheia subit des transformations de premier ordre.

Le jeudi 8 août 2019, le Parlement grec a voté une « loi omnibus » qui comprend plusieurs mesures économiques, sociales, pénales et répressives. Le Parlement a accepté d’augmenter le nombre de passeports grecs, surnommés « visas d’or1 », lesquels sont exclusivement accordés aux acheteurs étrangers de biens immobiliers d’une valeur de 250 000 euros et aux résidents de pays tiers qui investissent dans des actifs incorporels d’une valeur de 400 000 euros. À cela s’ajoute le redéploiement de DRASI, un corps de police de 1 500 membres DELTA (police militarisée) en soutien à la police antiémeute (MAT), muni de drones, de motos, d’hélicoptères, de canons à eau, de gaz lacrymogène et de grenades assourdissantes, qui patrouille constamment dans les zones autour du centre d’Athènes – et surtout à Exarcheia, entourée depuis l’été dernier de postes de contrôle. De plus, l’État a forcé l’expulsion des dizaines de squats occupés par les anarchistes, les réfugiés et les migrants, a procédé à l’affermissement des peines d’emprisonnement afin d’escamoter toute incitation à l’émeute et, enfin, a levé la loi de l’asile universitaire.

L’université, entre liberté et tyrannie

Depuis la fin de l’été, la police peut intervenir dans l’enceinte des universités sans l’autorisation du recteur ou de la rectrice. Cela remet en cause l’un des principaux acquis issus de la révolte contre la dictature des colonels (1967-1974) qui avait notamment fait face à l’occupation de la Faculté de droit de l’Université polytechnique nationale par des étudiants en 1973 à Exarcheia. C’est dans ces lieux hautement symboliques qu’il y a 47 ans, des étudiants s’enferment et se barricadent pour mettre en place une radio clandestine qui génère un soulèvement généralisé. Des milliers de travailleuses et travailleurs, ouvrières et ouvriers, agricultrices et agriculteurs ainsi que des étudiant·e·s convergent vers le centre d’Athènes en dépit des charges violentes de la police. La manifestation du 16 novembre 1973 rassemble plus de 150 000 personnes, mais le lendemain, la dictature mobilise l’armée qui défonce l’entrée principale de la Polytechnique à l’aide d’un blindé. Deux étudiant·e·s sont écrasé·e·s et 24 personnes sont tuées. Ce soulèvement marque non seulement le début de la fin de la dictature, qui chute le 23 juillet 1974 ; ce dernier cristallise l’entrée de la Grèce dans une modernité supposément définie par la liberté, l’indépendance et la démocratie.

Le soulèvement de 1973, analogue à plusieurs égards à mai 68 en France ou à la grève étudiante québécoise de 1968-69, a ceci de particulier qu’il survient dans le lieu originel des premières manifestations estudiantines en Europe (la première datant de 1859). Dans un pays comme la Grèce, les étudiants aujourd’hui sont autant les héritiers que les acteurs d’un engagement politique dont la résistance est animée par le spectre du retour de l’histoire totalitaire. Depuis l’époque de cette première manifestation, leurs revendications et manifestations ont donc systématiquement joué le rôle de porte-drapeau du combat de résistance au capitalisme, au totalitarisme et au fascisme.

Tout porte à croire que cette résistance ne s’est pas encore essoufflée. Le 10 novembre 2019, la police grecque a envahi l’Université des sciences économiques et de commerce d’Athènes (l’ASOEE) et a expulsé un local occupé par des anarchistes. Mais des dizaines d’étudiant·e·s sont montés immédiatement aux barricades pour s’opposer à l’ordre du Conseil de l’université. Ce dernier, ayant suivi l’appel de la police et du maire d’Athènes, Kostas Bakoyannis (neveu du premier ministre), a imposé la fermeture de l’université pendant une semaine sous prétexte d’empêcher tout déferlement de l’ordre pendant la commémoration de l’anniversaire de la révolte du 17 novembre 1973. En colère, les étudiant·e·s décident de briser le blocus (le cadenas) pour pénétrer sur les lieux de l’université. La manifestation qui s’ensuit rassemble plusieurs milliers de personnes qui demandent, entre autres, l’abrogation de la loi abolissant l’asile universitaire. Les étudiant·e·s sont attaqué·e·s par la police antiémeute à coups de matraque et de gaz lacrymogène.

Politiques et résistances des squats

Le gouvernement de Néa Dimokratía intensifie ses efforts de tous les côtés pour réprimer les mouvements anarchistes et pour écraser les espaces alternatifs organisés par ces derniers. Les espaces comptent trois centres à Exarcheia : K*VOX, le centre social anarchiste ; Nosotros, le centre public antiautoritaire ; et le Centre des immigrés, lesquels proposent tous des tactiques de résistance (manifestations systématiques, assemblées publiques, réseaux clandestins de communication), des spectacles et autres activités culturelles qui génèrent du revenu pour offrir des services sociaux (cours de langue grecque, soins de santé, etc.) autogérés et à l’extérieur du système étatique.

L’État systématise son offensive d’expulsion en visant les squats dans lesquels logent de nombreux migrant·e·s sans-papiers et réfugié·e·s pour qui ces lieux sont des alternatives plus humaines aux camps de détention gérés par l’État. Coup sur coup, presque tous les jours du mois de novembre sont marqués par des descentes et des raids. Le 2 novembre, le squat Vancouver, qui se trouve dans un bâtiment appartenant à l’ASOEE, est expulsé. Le même matin, certains membres de la MAT tentent de défoncer la porte de Notara, l’un des plus grands et derniers squats à Athènes. Les jours qui précèdent cet évènement, l’on pouvait entendre des membres de la MAT proférer des menaces en utilisant le mot « Raus », en référence à « Juden Raus » (« Les Juifs dehors »), une expression utilisée par les nazis. Une manifestation de 1 000 personnes est alors appelée par l’assemblée ouverte des squats, des migrant·e·s et des solidaires, en réponse à ces actes. Banderoles, tracts, pochoirs, chansons en plusieurs langues envahissent Exarcheia, mais le 5 novembre 2019, le squat Palmares, à Larissa, est expulsé et 16 personnes auraient été arrêtées. Trois jours plus tard, le squat Libertatia à Thessalonique est réduit en cendres après avoir été incendié par des fascistes en 2018. Au moins 4 personnes auraient été arrêtées. Le 12 novembre, la police a expulsé le squat Bouboulinas à Exarcheia.

Quelques jours plus tard, le ministère de la Protection des citoyens donne un préavis de 15 jours exigeant que tous les squats du pays se vident au risque qu’ils soient tous expulsés de force. Les médias publient une carte des lieux menacés même si, d’une part, la majorité de ces derniers sont logés dans des bâtiments appartenant à l’État et, d’autre part, les propriétaires de bâtiments non étatiques ne sont pas nécessairement en faveur de la mesure d’expulsion forcée. Les propriétaires solidaires à la cause anarchiste reçoivent néanmoins de la pression sous forme d’accusation de trafic de drogue ou de fabrication d’armes.

Exarcheia est redevenu aujourd’hui le bouc émissaire d’un régime autoritaire qui regroupe les lieux universitaires, l’urbanisme capitaliste, les investissements étrangers, le système carcéral et la force policière. En notre ère où le sens des quartiers et le sentiment d’appartenance de celles et de ceux qui les habitent sont largement pris à partie par l’arrivée massive des investissements étrangers, l’exode des populations vulnérables, puis la glorification du capitalisme sous forme de gentrification, l’on doit se demander jusqu’à quand et comment Exarcheia peut demeurer, pour des milliers de personnes, l’épicentre d’une guerre qui n’en finit plus de recommencer.

Photo : Titre du documentaire, sorti en 2015, Je lutte donc je suis de Yannis Youlountas, dans la rue Solomou, Exarcheia, Athène. Pheréole (Creative Commons).

1 Eve Tsirigotaki, « “Visas d’or”: plus de passeports grecs pour les investisseurs étrangers », ERT International, 1er avril 2019. int.ert.gr/visas-dor-plus-de-passeports-grecs-pour-les-investisseurs-etrangers.

Un salaire contre l’école

Un salaire contre l’école

LETTRE D’OPINION | Une collaboration spéciale de Etienne Simard, militant pour la campagne sur le travail étudiant (CUTE)

On dit souvent que ce sont les plus belles années de notre vie, celles de l’irresponsabilité et de la démesure, où les désirs l’emportent sur les besoins, où l’on se croit libre parce qu’on a le droit à la paresse. Longtemps j’ai niaisé dans les études pour rire, vous savez ces programmes auxquels on s’inscrit pour déplaire à ses parents. Moi c’était la science po, mais j’aurais très bien pu choisir la philo, les lettres ou n’importe quel cursus que l’on croit sans débouché, et qui a la réputation d’être constamment interrompu par les grèves.

Je me souviens que pour plusieurs de mes collègues, il était de bon ton de se faire des accroires sur le caractère subversif de leurs choix de cours, comme si la participation à un séminaire sur le conflit social procurait le même orgueil que la lecture d’un livre à l’index. Peut-être avaient-ils l’impression de se payer une cure de désaliénation? «Voilà un privilège exceptionnel que d’accéder à la connaissance! Il faut à tout prix en universaliser l’accès!»

Pour ma part, je voulais surtout apprendre à lire la théorie, qu’elle me soit utile pour sortir de mon trou, non pas en faisant carrière, mais en faisant du trouble. Même si l’idée de continuer à travailler encore longtemps dans la cuisine d’un Kentucky ou à l’usine de papier de toilette avec mon père m’était insupportable, je repoussais sans cesse l’élaboration d’un plan de rechange, sans doute pour déguiser la mort en restant le plus longtemps possible dans ce que d’autres ont appelé la “minorité prolongée”.

Après les études, la plupart de mes collègues ont été embauché.es dans la fonction publique et les organismes communautaires. Leurs lectures obligatoires ne les ont pas rendu.es inemployables, bien au contraire, leurs diplômes se sont même révélés avoir une pas pire valeur sur le marché du travail. En ce qui me concerne, la théorie apprise à l’université n’a pas particulièrement servi au désordre. J’y ai bien plus acquis la langue de la technocratie que celle de la révolution. C’est une compétence utile pour les entrevues de job et la rédaction de rapport, mais ça n’a rien de bien émancipateur.

Je ne dirais quand même pas que je n’ai rien retenu qui vaille à l’université. Mais la théorie importante, celle qui inspire des analyses qui nous sont propres, au service de l’organisation des luttes contre la domination vécue, je l’ai découverte, avec d’autres, dans les cercles de lecture, les exercices d’écriture en groupe et les débats au sein de comités autonomes. Bref, c’est en confrontation avec l’école et avec le milieu de travail que j’ai appris la critique. Puisque je n’avais surtout pas envie de mettre la théorie au service de la bureaucratie, j’ai fini par abandonner l’université. Si je continuais à penser qu’on devait se battre pour la gratuité de l’éducation comme de tous les services, mon doux que je me suis mis à détester l’institution scolaire, autant que la famille et l’État dans son ensemble.

En retournant aux études dans la trentaine, j’ai commencé à y voir beaucoup plus clair. Contrairement aux études pour rire, il était difficile dans un programme technique de se faire des illusions sur ce qu’on faisait à l’école; la nature des activités pédagogiques ne laissait place à aucune ambiguïté. On n’était clairement pas en train de bénéficier passivement d’un service; on travaillait! Le plus gros des cours prenait la forme de labo, dans lesquels on exécutait à répétition les tâches propres à l’exercice du métier. Les travaux à l’extérieur de la salle de classe étaient, eux aussi,  répétitifs. Plusieurs profs nous demandaient de visiter des milieux de travail, d’y réaliser des entrevues avec le personnel et d’y récolter des données de gestion afin d’élaborer des portraits de ce secteur d’emploi. Aucun doute possible : nous étions en train de produire des renseignements utiles, d’une part, pour la conseillère pédagogique, en vue de la réforme du programme, et d’autre part, pour les profs, afin de tenir à jour leurs connaissances du milieu. Puis, il y a eu les stages… Comme j’étais dans un programme où il n’y avait, par cohorte, pas plus de dix hommes pour une cinquantaine d’étudiantes, nous n’étions évidemment pas payé.es pour les quelque 400 heures de travail à compléter. J’ai alors vu l’ampleur des fonctions occupées exclusivement par un roulement de stagiaires à temps plein, autant dans le privé, le public et que dans les OBNL, sans leur donner le moindre sou. De l’exploitation crue, quoi. 

Et c’est là que tout est devenu limpide : mon collège, comme tous les cégeps et universités,  reçoit son financement pour nous extorquer du travail à la petite semaine au profit des employeurs, et ce de trois façons. La première concerne son mandat de base, qui consiste à nous faire travailler en classe et à la maison pour produire notre propre valeur, en nous inculquant une discipline et des compétences recherchées sur le marché du travail. Nous sommes à une époque où le travail est organisé et réparti par projet, avec des objectifs et un deadline imposés, qu’on soit travailleuse autonome ou fonctionnaire. Les consignes de réalisation de travaux académiques prennent exactement la même forme, et ce, même dans les arts et les sciences humaines. La seconde façon concerne les stages, où l’école joue le rôle d’une agence de placement qui distribue de la main-d’oeuvre gratuite ou pas chère, surtout féminine, dans divers organismes et entreprises. En échange de crédits académiques, les stagiaires travaillent de façon invisible, sans droit de regard sur la nature des tâches effectuées, les conditions de travail ou l’environnement de travail. L’évaluation devient alors l’outil par excellence pour discipliner notre temps et nos corps et contrôler la moindre envie d’insubordination. Enfin, la troisième manière de nous extorquer du travail, plus indirecte, concerne l’imposition de frais de scolarité, qui nous contraignent à nous pogner n’importe quelle mauvaise job pour payer les études, le loyer, la bouffe. Si vous en doutez encore, rappelez-vous de la grève de 2012, où les employeurs faisaient pression sur le gouvernement pour que la session se termine au plus sacrant afin de combler les emplois d’été. Mettons que la loi spéciale ne s’est pas fait attendre.

En regard de tout cela, je n’ai plus eu la moindre incertitude sur la légitimité d’exiger qu’on nous paie pour étudier, et de faire payer ceux qui profitent au bout du compte de notre travail. Si la revendication n’a rien de révolutionnaire en soi, elle attaque directement les capacités d’accumulation du capital qui reposent sur le travail gratuit de milliards d’hommes, et surtout de milliards de femmes. Elle confronte aussi directement la dévalorisation du travail de celles-ci, surtout lorsqu’il est question des stages impayés dans les domaines traditionnellement féminins (soins infirmiers, travail social, enseignement, etc.). Plus encore, c’est une revendication qui facilite la discussion avec des gens à qui la gauche étudiante s’adresse peu, et avec qui elle s’organise encore moins, dans les programmes techniques et professionnels où les femmes, les personnes racisées et les personnes immigrantes sont fortement représentées. Une campagne sérieuse orientée par cette revendication ouvre la possibilité d’organiser une grève offensive, en phase avec les appels internationaux à la grève des stagiaires et à la grève des femmes, qui se multiplient dans les dernières années. Le potentiel subversif d’un tel mouvement n’est pas à négliger.

L’émancipation exige énormément de travail politique. Et c’est ce travail qui doit être libre du rapport salarial, pour qu’on en contrôle pleinement les tenants et aboutissants. Pour être pris au sérieux, les profs de gauche qui considèrent leur enseignement comme un engagement devraient renoncer à leur salaire avant de nous dire que la rémunération des études contribuerait à marchandiser l’éducation. Même chose pour les permanences syndicales qui refusent de reconnaître les études comme un travail. Ils sont drôles, ces bureaucrates qui disent craindre la marchandisation des rapports sociaux en gagnant deux, trois fois mon salaire pour accomplir du travail politique à notre place.

On va s’entendre là-dessus : bien sûr que le rapport salarial est aliénant, puisqu’on nous paie pour accomplir du travail que nous ne ferions pas autrement. Mais en y pensant bien, les études sont tout autant soumises à ce rapport, en différé : on travaille gratuitement maintenant pour accéder au travail salarié plus tard. La liberté de choisir d’étudier ou non est, quant à elle, une fable. La vérité est qu’à l’heure actuelle, plus des deux tiers des emplois disponibles exigent un diplôme d’études postsecondaires. C’est même assez convaincant pour qu’on décide de s’endetter pour étudier, dans l’espoir de trouver une job afin de tout rembourser par la suite.

Si on veut effectivement des écoles émancipatrices, il faut d’abord et avant tout reconnaître l’aliénation et l’exploitation sur lesquelles reposent le système d’éducation. Il faut supprimer la hiérarchie puis la séparation entre les disciplines qui reproduisent les rapports de classes, de sexes, de genres et de races, soit en prenant le contrôle sur les institutions, de paire avec le personnel enseignant et le personnel de soutien, soit en détruisant carrément les écoles pour intégrer l’éducation dans toutes les activités de la vie quotidienne.

Parce qu’au fond, la lutte pour le salaire étudiant est une lutte contre l’école telle qu’on la connaît. La reconnaissance du travail étudiant s’inscrit dans un mouvement plus large qui vise à réclamer une paye pour tout travail qui profite aux employeurs, afin de libérer du temps pour accomplir du travail politique libre et libérateur. Et ça, c’est révolutionnaire.

CRÉDIT PHOTO:  Martin Ouellet