par Rédaction | Oct 29, 2020 | International
Par Adèle Surprenant
Le 9 septembre 2020, un incendie a ravagé Moria, le plus grand camp de migrant.e.s d’Europe situé sur l’île grecque de Lesbos1. Un évènement qui survient quelques semaines avant l’annonce d’un nouveau Pacte sur les migrations et l’asile par la Commission européenne et alors que les impacts de la pandémie de Covid-19 sur les mouvements migratoires continuent à se faire sentir à l’échelle planétaire.
C’est poussé.e.s par les flammes que les 12 000 habitant.e.s de Moria ont été contraint.e.s de mettre fin à six mois de confinement et reprendre la route, début septembre, alors que partait en fumée la quasi-totalité du camp, initialement conçu pour héberger un maximum de 3 000 personnes. En mars 2019, le camp et ses infrastructures bancales avaient accueilli jusqu’à 22 000 migrant.e.s, devenant un symbole de l’échec de l’Union européenne (UE) dans la gestion des flux migratoires en Méditerranée.
La source de cet échec se loge, pour certain.e.s, dans le Règlement de Dublin, qui prévoit notamment que la responsabilité envers la personne demandant l’asile dans l’espace Schengen revient au premier pays d’entrée, que cette entrée soit régulière ou non2. Par conséquent, ce sont les pays du sud de l’Europe comme la Grèce, l’Espagne, l’Italie et Malte sur qui repose en grande partie une charge migratoire qu’ils peinent à assumer, faute de moyens économiques et de solidarité de la part des États membres plus favorisés.
Le Pacte sur les migrations et l’asile dévoilé le 23 septembre tend d’ailleurs à rendre obligatoire le principe de solidarité censé répartir la pression migratoire plus équitablement entre les États de l’UE. Il prévoit un assouplissement des mesures induites par le Règlement de Dublin et un renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen afin de filtrer plus rapidement les demandeur.se.s d’asiles susceptibles de voir leurs demandes reçues positivement3. Surtout, le Pacte inclut la contribution de chaque État membre à l’accueil, la prise en charge matérielle ou la déportation des migrant.e.s, en fonction de leur population et de leurs poids économiques dans l’UE4. Suite à l’échec de l’imposition des quotas de répartitions des nouveaux arrivants entre les États membres lors de la crise migratoire de 2015, Bruxelles tente désormais d’assurer une contribution financière minimale de la part de tous. Les paramètres de cette contribution restent à être déterminés.
« Le Pacte met tout sur les frontières et rien sur ces personnes, qui sont des humains avant d’être des migrant.e.s », réagit la professeure et géographe à l’Université de Montréal (UdeM) Luna Vives, pour qui les annonces récentes de Bruxelles sont loin d’être suffisantes pour répondre aux besoins en matière de migration et reconduit l’approche répressive de l’UE sur les questions migratoires. Par exemple, en 2019, déjà 53 000 étranger.ère.s étaient placé.e.s en rétention en France uniquement, 23% de plus que l’année précédente5.
Selon le New York Times, reste à voir comment la proposition « va survivre au processus d’approbation labyrinthique (de la Commission européenne) et, le cas échéant, comment (s)es failles vont être comblées6 ». Six mois après le début de la pandémie de Covid-19, rien n’est moins sûr.
Migrations et répressions
« Les choses ont changé et n’ont pas changés à la fois », commente Mme Vives en référence à la pandémie, ajoutant que « les raisons pour lesquelles les migrant.e.s doivent quitter leur pays d’origines sont encore là, sinon encore plus prégnantes », qu’elles soient économiques ou liées à des violences politiques et sociales. Même si le temps a pour certain.e.s semblé s’arrêter durant le confinement, la crise sanitaire mondiale « n’a pas mis fin aux conflits, aux régimes autoritaires, aux féminicides, à la persécution des militant.e.s des droits humains, des minorités religieuses et sexuelles7 », fragilisant au contraire la situation des populations les plus précaires8.
« Ce qui n’a pas changé non plus, continue Mme Vives, est le manque d’engagement de l’UE et de ses États membres à la volonté de se plier aux engagements qu’ils ont pris ». À commencer par la Convention relative aux droits des réfugiés de 1951, contraignant les pays signataires à accepter sur son territoire toute personne demandant l’asile – après évaluation de cette demande.
Au nom de la sécurité nationale, mise en cause par la crise sanitaire d’après plusieurs gouvernant.e.s européen.ne.s, les engagements internationaux relatifs aux droits des personnes migrantes ont été écartés : de la fermeture des frontières extérieures de l’UE en date du 17 mars 2019 à la suspension des services d’asile en Espagne, en Italie, en Hongrie et ailleurs9, « la pandémie a donné [aux gouvernements] un prétexte pour proposer des réformes politiques qui étaient impensables il y a quelques mois », d’après Mme Vives. En référence au Pacte sur la migration et l’asile, la spécialiste des contrôles frontaliers en Europe et au Canada soutient qu’ « il y a une idée selon laquelle une situation exceptionnelle nécessite des mesures exceptionnelles, mais malheureusement, les mesures prises et proposées s’inscrivent dans une continuation de l’attaque contre ceux qui sont déjà à risques, déjà vulnérables, donc les personnes racisés ou fuyant des situations de pauvreté ou de violence ».
La précarisation des migrant.e.s n’est donc ni une nouveauté, ni le seul phénomène à connaître une accélération dû à la pandémie de Covid-19. Pour les 270 millions de migrant.e.s internationaux recensé.e.s par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 2019, incluant plus de 610 000 demandeur.se.s d’asile en Europe exclusivement10, les perspectives migratoires ont été infléchies par les mesures sanitaires et sécuritaires imposées par les gouvernements depuis mars dernier.
« Par le passé, la vaste majorité des personnes qui entraient en UE d’Afrique ou du Moyen-Orient le faisaient par avion avec un visa, un document de voyage. Ceux qui arrivaient par la terre ou la mer étaient une fraction minime du total [des migrants, NDLR]. Mais maintenant que les bureaux de visas sont fermés et que les procédures sont beaucoup plus longues, ce qu’il risque d’arriver est qu[e le pourcentage] de personnes qui tentent d’entrer l’espace Schengen illégalement va augmenter », d’après Luna Vives, pour qui l’avenir des migrations en Europe ne présage rien de beau. En répondant aux vagues migratoires avec les outils propres aux gouvernements européens et nord-américains – soit la militarisation, l’externalisation11, la détention et la déportation -, les migrant.e.s sont de plus en plus dirigés vers des trajets risqués12.
Alors même que le nombre de demandes d’asiles déposées en Europe est revenu à celui d’avant la « crise migratoire » de 2015, « on est restés dans ce narratif et dans cet imaginaire de crise », commente le chercheur et spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement François Gemenne, en entrevue à France Culture13. Un imaginaire nourri au racisme et à la xénophobie, alimentés à leur tour par l’instrumentalisation politique de la pandémie.
Horizons, frontières et limites
D’après Jagan Chapagain, secrétaire général de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), l’inégalité dans les traitements et dans l’accessibilité au futur vaccin pourrait d’ailleurs pousser certain.e.s habitant.e.s du Sud global à migrer, malgré les promesses de l’Organisation mondiale de la santé qui assure un accès « universel, rapide et équitable » à la vaccination14.
Une fuite massive des cerveaux (ou « brain drain ») pourrait également être à craindre dans les pays du Sud global, particulièrement en ce qui concerne les professions médicales : aux États-Unis, plus du quart des médecins pratiquant.e.s sont formés à l’étranger, des chiffres qui s’élèvent à 40% en Irlande15.
À moyen-long terme, la pandémie de Covid-19 risque aussi d’avoir des effets catastrophiques sur la situation économique des pays d’origine des migrant.e.s, puisque l’appauvrissement général des migrant.e.s en territoire d’accueil dû au « ralentissement » de l’économie mondiale, entraîne la baisse des envois de fonds vers leurs proches restés au pays. La Banque Mondiale prévoyait, fin avril, une chute de 20% des remises migratoires en 2020, alors que ces remises constituaient, l’an dernier, jusqu’à 37,1% du Produit intérieur brute (PIB) haïtien, 34,4% du PIB au Soudan du Sud et 29,2% au Kirghizistan16.
En plus du resserrement des politiques migratoires, la croissance économique atone qui plombe l’Europe depuis plus de six mois risque de rebuter les personnes souhaitant migrer afin d’améliorer leur situation matérielle et celle de leurs proches17. De la même manière, les pays d’Europe occidentale qui dépendaient de la main d’œuvre migrante temporaire dans les secteurs essentiels, comme l’agriculture ou la santé, seront contraints de repenser l’organisation du travail à l’échelle nationale.
Une remise en cause globale de la mobilité et du travail qui n’est pas la même pour tous.te.s. Certain.e.s entrepreneur.se.s ont profitées de la Covid-19 et de la popularisation du télétravail pour se lancer en affaires. C’est le cas de Yacine Bakouche et de l’agence Best Of Tours (BOT), qui a décidé d’investir dans le teletravel (« télévoyage », en français). Le concept : proposer aux télétravailleur.se.s de partir à l’étranger pour des périodes de 6 à 12 semaines tout en poursuivant leurs activités professionnelles et en « découvr(ant) en même temps une région, un pays, une culture, non pas au pas de course mais en prenant le temps de comprendre un mode de vie, une langue et des coutumes », soutient le directeur général de la BOT18.
Dans une vidéo de promotion vantant les avantages du teletravel, la voix suave d’une actrice assure à l’auditeur.trice que « c’est maintenant que commence le vrai voyage », alors que défile les paysages de rêve. En bas d’une illustration de valise pleine à craquer, on peut lire : « n’attendez-pas d’être en vacances pour voyager » .
La pandémie de Covid-19 a certes agit d’incubateur pour des innovations comme celles-ci. Pour François Gemenne, en l’occurence, certaines choses resteront les mêmes : « de la même manière que Moria existe parce que Moria est à 9 km des côtes turques, rappelle-t-il à l’antenne deFrance Culture, Calais existera toujours en tant que point de départ des migrants tant que Calais restera situé à 35 km des côtes anglaises » .
1 Farsi, Sepideh. 22 septembre 2020. « À Lesbos, le désespoir des migrants après l’incendie du camp de Moria » dans Médiapart. [En ligne]. https://www.mediapart.fr/journal/international/220920/lesbos-le-desespoir-des-migrants-apres-l-incendie-du-camp-de-moria?onglet=full (page consultée le 24 septembre 2020)
2 Néraudau, Emmanuelle. « Qu’est-ce que le règlement Dublin? » dans Migrations en questions. [En ligne]. https://www.migrationsenquestions.fr/question_reponse/667-quest-ce-que-le-reglement-dublin/ (page consultée le 26 septembre 2020)
3 France 24. 23 septembre 2020. Bruxelles a dévoilé sa nouvelle réforme de la politique migratoire. [En ligne]. https://www.france24.com/fr/20200923-bruxelles-d%C3%A9voile-sa-nouvelle-r%C3%A9forme-de-la-politique-migratoire (page consultée le 23 septembre 2020)
4 Stevis-Gridness, Matina. 23 septembre 2020. « E.U. Offers Cash and More Deportations in New Plans for Migrants » dans The New York Times. [En ligne]. https://www.nytimes.com/2020/09/23/world/europe/eu-migrants-asylum-deportation.html (page consultée le 24 septembre 2020)
5 Brahim, Nejma. 22 septembre 2020. « Les étrangers toujours plus nombreux enfermés en rétention » dans Médiapart. [En ligne]. https://www.mediapart.fr/journal/france/220920/les-etrangers-toujours-plus-nombreux-enfermes-en-retention (page consultée le 26 septembre 2020)
6 Stevis-Gridness, op.cit.
7 Bruel-Courville, Jacob. Canada : l’asile et la gestion des frontières au temps de la Covid-19. [En ligne]. https://dynamiques-migratoires.chaire.ulaval.ca/migration-et-covid-19/3-10-canada/ (page consultée le 23 septembre 2020)
8 D’après le Programme alimentaire mondial de l’ONU, plus de 265 millions de personnes pourraient connaître des limitations alimentaires à la fin de 2020, ce qui représente 130 millions de personnes supplémentaires à ce qui était prévu en 2019. Poletaev, Dmitry. 23 mai 2020. « What Effect Will the Coronavirus Pandemic Have on Migration Issues? » Dans Modern Diplomacy. [En ligne]. https://moderndiplomacy.eu/2020/05/23/what-effect-will-the-coronavirus-pandemic-have-on-migration-issues/ (23 septembre 2020)
9 Bloj, Ramona, Olivier Lenoir et Elena Maximin. 11 mai 2020. « Carthographier, comprendre les migrations au temps du Covid-19 : 10 points » dans Le Grand Continent. [En ligne]. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/05/11/10-migration-covid-19/ (page consultée le 24 septembre 2020.
10 Bloj, Ramona, Olivier Lenoir et Elena Maximin, op.cit.
11 L’externalisation est ici entendue comme le fait, pour les pays occidentaux, de rémunérer les pays du Sud global, à la fois pays d’origines et de transits des migrants, pour qu’ils acceptent la responsabilité d’arrêter les mouvements migratoires avant qu’ils pénètrent les frontières européennes, nord-américaines ou encore australiennes. On pense par exemple à la Turquie et la Lybie pour l’Europe ou au Guatemala et au Salvador pour les États-Unis. Ces pays ”manquent de volonté politique ou de ressources pour respecter les droits humains, les droits des migrants et des enfants”, d’après Luna Vives.
12 Selon l’Organisation mondiale pour la migration (OMM), le taux de mortalité chez les migrant.e.s traversant la Méditerranée centrale est passée de 2,6% en 2017 à 3,5% en 2018, pour atteindre les 10% en avril 2019. Bloj, Ramona, Olivier Lenoir et Elena Maximin, op.cit.
13 Erner, Guillaume. 11 septembre 2020. « Les migrations au carrefour des crises » dans L’invité(e) des matins de France Culture. [En ligne]. https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/les-migrations-au-carrefour-des-crises (page consultée le 25 septembre 2020)
14 Larson, Nina. 24 juillet 2020. « La pandémie pourrait entraîner des migrations « massives », selon la Croix-Rouge » dans La Tribune. [En ligne]. https://www.latribune.fr/economie/international/la-pandemie-pourrait-entrainer-des-migrations-massives-selon-la-croix-rouge-853508.html (page consultée le 24 septembre 2020)
15 Bloj, Ramona, Olivier Lenoir et Elena Maximin, op.cit.
16 Bloj, Ramona, Olivier Lenoir et Elena Maximin, op.cit.
17 Bloj, Ramona, Olivier Lenoir et Elena Maximin,op.cit.
18 Borio, Anaïs. 22 juillet 2020. « Télétravail à l’étranger : Best Of Tours investit dans le ”teletravel” » dans DMC Mag. [En ligne]. https://www.tourmag.com/Teletravail-a-l-etranger-Best-Of-Tours-investit-dans-le-Teletravel_a104629.html (page consultée le 29 septembre 2020)
19 Best of Tours. 8 juillet 2020. « Best Of Tour invente le Teletravel! » dans Youtube. [En ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=Qv-Kx-fVmfE&feature=youtu.be (page consultée le 29 septembre 2020)
20 Erner, op.cit.
par Rédaction | Oct 3, 2016 | International, Opinions
Par Antoine Foisy
Le 23 juin dernier fut probablement la journée qui a le plus marqué l’histoire de l’Union européenne depuis sa fondation. Pour la première fois, un État membre –et non le moindre–, le Royaume-Uni, a voté par une mince majorité en faveur d’une sortie de l’Union. Maintenant que la poussière est retombée, il nous est possible de faire un bilan de ce vote et d’y entrevoir une perspective d’avenir.
À la suite de ce référendum, la menace la plus immédiate et la plus dangereuse pour le Royaume-Uni est le risque de sécession de régions constitutives du pays, car un tel démembrement affecterait la position économique et politique de la nation dans le monde. Ce n’est pas une simple menace lancée par les pro-UE durant la campagne, mais bel et bien un événement qui risque de se produire. En effet, plusieurs d’entre elles, notamment l’Écosse, ont averti le gouvernement de Londres que si leur volonté n’était pas respectée, leurs gouvernements respectifs pourraient mettre en branle des mesures pour leur accession à l’indépendance afin de faire respecter leur choix.
Tout au long de la campagne du référendum, la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, fut la plus agressive sur le sujet, affirmant qu’elle n’hésiterait pas à mettre en branle un second référendum sur l’indépendance écossaise si la volonté des Écossais n’était pas prise en compte. L’argumentaire de la première ministre se fondait sur le respect de l’expression populaire; effectivement, par une majorité de 62 %, les Écossais ont préféré opter pour le camp du « Remain ». Le camp du « Leave » remporta cependant la campagne à hauteur de 52 %, majoritairement grâce aux Anglais. Pour Nicola Sturgeon, il s’agit donc d’un véritable non-respect de la démocratie que sa région soient entraînée hors de l’UE alors que ses habitants souhaitaient majoritairement demeurer au sein de celle-ci. Il ne lui fallut évidemment pas beaucoup de temps pour annoncer que la tenue d’un référendum portant sur l’indépendance de l’Écosse devait avoir lieu bientôt. Le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne était même l’argument qui a convaincu de nombreux Écossais de voter contre l’indépendance lors de leur référendum de 2014. Suite à cette sortie forcée, un député du Scottish National Party déplore le fait que les grands partis traditionnels ont induit les Écossais en erreur lors du référendum de 2014, exprimant l’importance pour de nombreux citoyens de mener un second référendum sur l’accession à l’indépendance.
« Ils ont clairement induit en erreur les Écossais » – John Nicolson, député du SNP
Un peu plus à l’ouest, en Irlande du Nord, la situation ne semble guère plus stable suite aux résultats du vote. À l’instar des Écossais, les Nord-Irlandais ont voté en majorité pour rester au sein de l’Union européenne. Au vu du résultat, les citoyens militant pour que l’Irlande du Nord se sépare du Royaume-Uni ont eux aussi affirmé que cette sortie imposée de l’UE ne tenait pas compte de la volonté des habitants de leur région. Ils ont donc demandé un référendum afin de réunir la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. En revanche, la question de la tenue d’un tel référendum est beaucoup plus sensible en Irlande du Nord que chez leurs voisins écossais de par les tensions persistantes entre les catholiques et les protestants, ceci malgré l’accord du Vendredi saint de 1998, qui mit fin au conflit nord-irlandais durant lequel s’affrontèrent le gouvernement britannique et des groupes nationalistes irlandais souhaitant le rattachement à l’Irlande. En effet, outre la controversée différence de vote selon le niveau de scolarité des habitants, une seconde fracture confessionnelle a aussi fait pencher la balance : alors que les Nord-Irlandais catholiques ont appuyé le camp du « Remain », la majorité protestante à quant à elle appuyé le camp du « Leave ». Cela a donc vivement réanimé les tensions religieuses qui s’étaient relativement apaisées depuis 1998.
Un tel exercice démocratique est très sensible pour nombre d’Irlandais, qui ont vécu la période des Troubles entre les troupes de l’IRA et le gouvernement britannique au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Déjà, le premier ministre irlandais, Enda Kenny, a affirmé que le plus important pour le moment était d’atténuer les dommages causés par les récents événements et non d’ouvrir les anciennes blessures, comme on pouvait le lire dans La Presse (Paul Kelbie et Shawn Pogatchnik, 24 juin 2016). L’idée de revenir sur la question de la réunification est donc un sujet que peu de politiciens cherchent à aborder afin de préserver la paix, d’autant que si le Royaume-Uni venait à se retirer pour de bon de l’Union européenne, une frontière entre les deux Irlande serait instaurée.
Du côté du gouvernement britannique, le premier ministre David Cameron et sa secrétaire d’État à l’Irlande du Nord, Theresa Villiers, ont eux aussi cherché à ne pas échauffer les esprits en déclarant qu’une décennie de sondages a prouvé qu’il n’y avait pas d’intérêt pour une telle question. Toutefois, ils ont reconnu que le pacte de 1998 comprenait une clause permettant la réunification à la demande la population. Le parti catholique nationaliste Sinn Féin, qui fait partie du gouvernement d’unité, soutient quant à lui que la population a le droit de se prononcer sur sa sortie du Royaume-Uni pour les mêmes raisons que celles évoquées par le gouvernement écossais.
Bref, le référendum sur le maintien du pays au sein de l’Union européenne est véritablement la boîte de Pandore qui vient déballer toutes les revendications d’indépendance entretenues par les deux principales régions formant le Royaume-Uni avec l’Angleterre, qui furent si longtemps gardées sous contrôle. Le cas écossais est d’autant plus difficile à réprimer qu’il suit une voie tout à fait démocratique et ne subit pas les contrecoups d’un traumatisme récent dû à un conflit. Le danger pour le Royaume-Uni est que l’opinion publique écossaise semble de plus en plus pencher en faveur de l’indépendance malgré l’échec de la dernière consultation, avec 55 % des voix contre et 45 % pour. Parmi les raisons qui motivent ces derniers à opter pour la séparation d’avec Londres se trouve l’impression de retourner à l’époque où les Anglais décidaient de la voie à suivre sans les consulter. L’indignation ressentie par les Écossais peut donc favoriser encore plus la volonté d’indépendance d’une population qui sent depuis un certain moment qu’elle ne possède plus sa place au sein du pays.
Dans le cas de l’Irlande du Nord, comme mentionné plus haut, la question est plus délicate puisque les tensions religieuses sont toujours vivaces. Il reste qu’une certaine partie de la population s’affiche ouvertement en faveur d’une séparation d’avec le Royaume-Uni. Peut-être s’agit-il simplement d’une opportunité saisie par les nationalistes, ou bien est-ce le signe d’une véritable volonté populaire; dans cette situation seul le temps saura nous apporter la réponse. De nombreux problèmes plus pressants risquent pour le moment d’absorber l’énergie et le temps des autorités politiques, autant à Londres qu’à Dublin, qui va chercher à protéger ses relations commerciales avec la Grande-Bretagne, son premier partenaire commercial. Les autorités ne voudront probablement aborder le dossier de l’indépendance nord-irlandaise pour éviter d’éveiller les tensions.
Tout cela risque de provoquer une reconfiguration géographique, économique et surtout politique du Royaume-Uni. Même si l’Angleterre est le moteur économique et culturel du pays, si l’Écosse obtient son indépendance, il s’agira d’une énorme perte pour Londres, qui se verrait ainsi privé des revenus engendrés par la production pétrolière écossaise en mer du Nord, sans parler des bouleversements sur les marchés économiques et pour les entreprises installées en Écosse.
CRÉDIT PHOTO: Daniel Hamersky
par Rédaction | Juin 21, 2016 | International, Opinions
Par Antoine Foisy
Les élections générales du printemps 2015 ont causé de nombreuses surprises au Royaume-Uni. L’une d’elles s’est démarquée du lot et risque d’entraîner plusieurs conséquences importantes tant au niveau national qu’international : la promesse de la tenue d’un référendum sur le maintien ou non du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne. De par les liens étroits de Londres avec l’Europe continentale, l’éventualité de la sortie du pays de la zone euro provoque un débat dans lequel les positions sont fortement polarisées et les enjeux, décisifs. Le résultat de ce référendum chamboule le climat politique anglais, tout comme de nombreuses carrières, notamment celle du premier ministre David Cameron.
L’annonce de la tenue d’un référendum sur le maintien ou le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne peut sembler aussi surprenante que bizarre. En effet, contrairement à quelques-uns de ses voisins, le Royaume-Uni n’a pas subi de crise économique comme ce fut le cas en Grèce, en Espagne et en Italie; l’économie du pays va même plutôt bien pour un pays qui a durement été touché par la crise financière de 2008. De plus, son taux de chômage est en baisse depuis de nombreuses années, à l’inverse de son voisin français.
Les raisons motivant ce référendum ne sont donc pas d’ordre économique ; elles seraient plutôt majoritairement issues de considérations politiques. En fait, lors de la dernière campagne électorale, au printemps 2015, le Parti conservateur de David Cameron s’est retrouvé face à plusieurs adversaires assez influents qui menaçaient son accession à un mandat de gouvernement majoritaire.
D’un côté, le Parti travailliste (Labor) et le Parti national écossais (SNP) attiraient un certain nombre d’opposants au Parti conservateur. Cette opposition au Parti conservateur s’est surtout confirmée en Écosse, où le SNP a récolté 56 des 59 sièges dévolus à la région. Pour sa part, même s’il était rarement en tête dans les sondages et que ses résultats étaient plutôt décevants, le Parti travailliste représentait en Angleterre la seule alternative possible à un gouvernement conservateur et ce, malgré la présence de plusieurs tiers partis (résultat du mode de scrutin uninominal à un tour).
D’autre part, le nouveau parti eurosceptique de droite Ukip représentait potentiellement la plus grande menace en ce qui concerne les électeurs qui votent traditionnellement conservateur, car il risquait de voler bon nombre d’électeurs au Parti conservateur. Ce parti, dirigé à l’époque par Nigel Farage, proposait que le Royaume-Uni se retire de l’Union européenne afin de pouvoir adopter des lois et mesures en lien direct avec les besoins du pays. Bien entendu, une telle position attira, dès la formation du parti, de nombreux conservateurs qui n’approuvaient aucunement l’adhésion du pays à l’Union européenne. Fidèles à leur programme, ils proposaient que le Royaume-Uni se retire de l’UE afin d’être en mesure de mieux se gouverner, notamment en matière d’immigration. Ce projet recevant un accueil plutôt favorable de la part de l’électorat conservateur, David Cameron, forcé de réagir, proposa la tenue d’un référendum sur le maintien de l’État anglais au sein de l’UE. C’est donc sous l’angle de la stratégie électorale que David Cameron a été contraint de promettre ce référendum, afin de rallier à son parti les eurosceptiques conservateurs et ainsi réduire les chances de l’Ukip de percer électoralement. Stratégiquement, il s’agit d’un succès puisque le parti eurosceptique n’a réussi qu’à faire élire un seul député et à faire perdre les élections au chef Nigel Farage.
Par ailleurs, le raisonnement des deux camps repose sur des arguments de nature économique et de souveraineté nationale. Pour les partisans du brexit, le fait de quitter l’Union européenne a pour objectif de permettre au royaume de décider par lui-même et pour lui-même les politiques économiques adaptées à sa situation. Ils ne veulent plus que les politiques économiques anglaises soient encadrées par ce que l’UE décide. Bien sûr, l’argent vient jouer un rôle prépondérant dans l’argumentaire pro-brexit. Le chiffre de 13 millions de livre sterling, cotisation du Royaume-Uni à l’Union européenne, est devenu le montant magique des pro-brexit. Ces derniers proposent de réinvestir ce montant dans les besoins de premier ordre des britanniques, surtout dans ces temps d’austérité imposée par David Cameron. Ils suggèrent donc d’investir cette somme sauvée de l’UE dans le système national de santé.
Outre l’aspect économique de la question, l’argumentaire pro-brexit repose aussi sur la volonté de reprendre le contrôle des frontières du Royaume-Uni. Selon ces derniers, le statu quo empêche l’État de bien protéger sa frontière contre les éléments qui pourraient mettre en danger les citoyens britanniques et ceux qui pourraient s’installer illégalement au pays dû à la libre circulation des individus au sein de l’UE. Les pro-brexit accusent les migrants de l’UE de venir s’installer au Royaume-Uni pour profiter des services sociaux offerts et ainsi faire grimper la facture. Le retrait de la Grande-Bretagne permettrait donc de réaliser des économies considérables selon eux. De plus, toujours selon les pro-brexit, un meilleur contrôle aux frontières possible grâce à un retrait du pays de l’UE assurerait une meilleure protection contre de potentiels attentats terroristes. Les terroristes, profitant de la libre circulation, pourraient entrer au pays via la France ou d’autres pays de l’UE et perpétrer des attentats en sol britannique. Dans cette optique, mettre fin à la libre circulation réduirait énormément les chances d’attentat.
Derrière ces deux volets majeurs de l’argumentaire pro-brexit, il y existe aussi un élément un peu plus subtil, mais qui est un moteur puissant. Comme on pouvait le lire dans l’article de LA PRESSE du 16 juin dernier, « Grande-Bretagne: Brexit, guerre et crise existentielle« , la Grande-Bretagne se retrouve depuis quelques décennies, mais plus clairement depuis le référendum sur l’indépendance écossaise, dans une sorte de crise existentielle. En effet, de nombreuses personnes, notamment dans les tranches plus âgées de la population, sont toujours nostalgiques de la place prépondérante qu’occupait la Grande-Bretagne il y a de cela un peu d’un siècle. À cette époque, le pays régnait sur un empire qui comprenait un quart de la population mondiale et d’où vient l’expression : « l’empire où le soleil ne se couche jamais« . Selon Michael Skey, spécialiste des questions identitaires à l’Université de Loughborough cité dans l’article, le référendum sur le Brexit est une incapacité de la part des Britanniques à faire le deuil de l’ancien empire :
«Ce référendum sur le Brexit trahit notre incapacité à faire le deuil de l’empire. Ceux, surtout les plus âgés, qui ne se reconnaissent plus dans une société de plus en plus diversifiée sont sensibles à un discours qui leur propose de monter dans une machine à remonter le temps et de tout recommencer. Ils se disent: ah! si seulement on pouvait quitter cette foutue Europe et redevenir une grande nation».
Il explique cette importance du passé par le fait qu’à ce moment, le Royaume-Uni pouvait faire une différence dans la politique internationale, alors que depuis la crise du canal de Suez, le royaume est relégué au rang de puissance secondaire au même titre que d’autres puissances européennes. Le Royaume-Uni souffrirait donc d’une sorte de nostalgie collective qui l’aurait empêché d’embarquer avec enthousiasme dans le projet de l’Union européenne. En effet, selon Sunder Katwala,, directeur du groupe de réflexion « British Future« et lui aussi cité dans l’article, le sentiment de gloire qu’éprouva la Grande-Bretagne suite à la Seconde Guerre mondiale dû au fait qu’il s’agissait pratiquement du seul pays à sortir de la guerre sans trop de taches provoqua une certaine indifférence de la part du gouvernement britannique.
«Au sortir de la guerre, dit-il, la Grande-Bretagne, persuadée de toujours faire partie du Top 3, a considéré le projet européen avec un certain détachement. Lorsqu’il est devenu évident avec la crise du canal de Suez dans les années 1950 qu’il s’agissait là d’une erreur, le train de l’union était déjà parti», Sunder Katwala.
Dans le camp contre-brexit, l’argumentaire se résume principalement autour de la question économique, fer de lance de la campagne. Ces derniers, avec comme tête de liste David Cameron, affirment qu’une sortie de l’UE entraînerait un ralentissement de la croissance, un taux de chômage plus élevé ainsi que des prix plus élevés en raison de barrières tarifaires. Les banques centrales affirment aussi que dans le cas d’une victoire du brexit, les effets pourraient se faire sentir sur les marchés mondiaux, et non seulement européen, vu la place cruciale de Londres dans le système financier.
Conséquences du référendum
Un référendum sur un tel enjeu ne peut qu’entraîner des conséquences décisives, autant sur la cohésion du Royaume-Uni qu’au niveau des carrières de certains politiciens.
En ce qui concerne l’unité du pays, la victoire du oui (donc une sortie de l’Union européenne) pourrait agir comme un élément catalyseur pour le mouvement indépendantiste écossais. Effectivement, alors qu’en Angleterre la population est beaucoup plus partagée sur la question –environ 50-50–, les Écossais éprouvent un sentiment beaucoup plus favorable envers le maintien du pays dans l’Union européenne. Selon un sondage publié dans un article du journal Le Monde, « un “Brexit” relancerait la perspective d’une indépendance écossaise », 50 % des Écossais étant favorables au maintien du pays au sein de l’UE, alors que seulement 35 % sont pour le retrait. Nicola Sturgeon, chef du SNP et première ministre d’Écosse, a déclaré qu’il ne serait pas démocratique que Londres se retire de l’Union européenne puisque le gouvernement ignorerait la volonté de ses citoyens écossais.
Le fait que le gouvernement de Londres refuse de prendre en considération la volonté des Écossais donnerait une bonne raison au SNP de déclencher une seconde campagne référendaire sur la base que les intérêts de l’Écosse ne sont pas pris en compte dans les politiques de David Cameron. Une victoire du camp favorable à la sortie provoquerait ainsi une remise en question de la cohésion nationale, fournissant un argument de choix, soit l’écoute de la volonté populaire, au camp nationaliste. Au vu de la situation du parti nationaliste à la suite des dernières élections générales au printemps 2015 et de la montée de l’appui à la souveraineté qui a augmenté suite à ces dernières, il serait très dangereux pour le premier ministre Cameron que le camp du oui l’emporte.
La victoire du camp favorable à la sortie coûterait cher à la carrière politique de certains individus, en premier lieu David Cameron. Il s’agit en fait de celui qui risque le plus dans cette situation. Si le camp eurosceptique l’emporte et que l’Écosse se lance dans une nouvelle campagne référendaire, sa légitimité au titre de premier ministre et chef du parti serait remise en cause. Il ne pourrait continuer à gouverner puisqu’il serait considéré comme celui qui a mis en danger la cohésion du pays un peu moins de deux ans seulement après le référendum sur la souveraineté écossaise. D’autant plus que, si l’Écosse, dans un scénario hypothétique, devenait un pays, il en serait le principal instigateur puisqu’il aurait fourni au mouvement nationaliste l’élan nécessaire pour accomplir son objectif.
Par la suite, si David Cameron réussissait à garder le Royaume-Uni au sein de l’UE, de nombreux électeurs conservateurs et membres de son propre parti risqueraient de le quitter pour s’orienter vers des formations promouvant l’idée. Les électeurs et membres du parti qui seront déçus par le fait que le pays continue d’être membre de l’Union européenne vont probablement exercer une grande pression sur David Cameron pour lui faire quitter son poste, arguant le fait qu’il préfère rester soumis à Bruxelles et nuire aux intérêts du royaume.
Dans le cas inverse, si le camp favorable à la sortie l’emporte, de nombreux électeurs tourneront probablement le dos au Parti conservateur, l’opinion publique étant partagée à presque 50-50. De nombreux Britanniques ont intérêt à ce que leur pays conserve ses liens avec l’Union européenne, que ce soient des retraités anglais ayant décidé de couler des jours heureux dans des pays au climat plus doux tels l’Espagne, des expatriés travaillant en Europe et bénéficiant des mêmes services que s’ils étaient dans leur pays d’origine ou des hommes d’affaires ou des entreprises profitant des avantages commerciaux qu’ils retirent de cette association.
Dans les deux situations, David Cameron se retrouve à perdre des appuis d’importantes franges de la population. S’il réussit à maintenir le Royaume-Uni dans l’Union, il risque certes de perdre le soutien de nombreux conservateurs mais, considérant la situation que l’issue inverse risque de susciter en Écosse et les millions d’individus qui profitent de ce lien avec l’Europe continentale, il pourrait quand même conserver son poste, les conservateurs déçus étant beaucoup moins nombreux que les autres. Dans cette situation, il s’agira surtout d’une bataille entre conservateurs pro-Europe et eurosceptiques, optique nettement plus favorable pour David Cameron puisque l’aile pro-Europe du Parti conservateur est plus importante que son adversaire.
Bref, le Brexit représente un véritable danger pour la classe politique, notamment pour David Cameron. Excepté les eurosceptiques et le mouvement indépendantiste écossais, aucun acteur politique de Londres ne fait de gain avec ce référendum. Au contraire, plusieurs, surtout au gouvernement, vont y perdre beaucoup, advenant la victoire du camp de la sortie de l’UE.
par Miruna Craciunescu | Nov 9, 2015 | International, Opinions
Qui dit crise politique dit crise morale : les valeurs de l’Union européenne
Qu’est-ce que l’Union européenne? À en croire le récit fondateur que promulguent aussi bien son site officiel que les manuels d’histoire et de géographie des lycées français (1), il s’agirait d’un espace économique, politique et culturel commun dont la construction se serait effectuée sur la base de valeurs que ses pays membres se seraient engagés à promouvoir et à partager, soit l’idéal d’une Europe « pacifique, unie et prospère (2) ».
Or, il semblerait que l’augmentation constante du nombre de migrants sur le territoire européen constatée depuis 2010 a contribué à ébranler les fondements de cette utopie politique, au point où le chef de la diplomatie française Laurent Fabius a récemment estimé que cette situation de crise mettrait en cause « le fonctionnement et la raison d’être de l’Europe (3) ». Un tel raisonnement serait-il exagéré?
En tout cas, le moins que l’on puisse dire, c’est que si l’Allemagne, la France, la Pologne et la Hongrie luttent ensemble pour assurer le maintien de la paix et d’une relative prospérité économique en Europe, les méthodes par lesquelles ces différents pays s’acharnent à défendre leurs valeurs prétendument communes divergent considérablement en ce qui concerne les politiques à adopter face à l’immigration.
La crise des migrants en Europe: quelques points de repère
On entend beaucoup parler dans les médias de cette « crise des migrants » qui touche les États de l’Union européenne depuis le début des années 2010. La plupart des articles portant sur le sujet laissent souvent entendre qu’il s’agirait d’un phénomène assez nouveau qu’il convient de mettre directement en relation avec la guerre civile en Syrie. Sans être fausse, une telle manière de présenter la situation provoque toutefois l’impression qu’il s’agirait surtout pour l’Union européenne de faire face à l’afflux de réfugiés syriens depuis que l’intervention de l’organisation État islamiste a provoqué une intensification du conflit, donnant lieu à une véritable crise migratoire à partir du début de l’année 2015.
Les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) révèlent toutefois que non seulement le pourcentage de migrants d’origine syrienne n’a pas augmenté depuis 2014, mais également qu’il ne totalise que 14 % des demandes d’asile qui sont parvenues jusqu’à la Commission européenne depuis le début de l’année –à tel point qu’il convient d’affirmer que les migrants ont aujourd’hui des origines plus hétérogènes qu’au cours des années précédentes (4). Cette conclusion peut surprendre, dans la mesure où les médias tendent à mettre l’accent sur la situation des réfugiés de guerre plutôt que sur celle des migrants « ordinaires », dont les différentes origines peuvent être pour le moins inattendues. Par exemple, peu de gens ont à l’esprit que cette année, il y a eu autant de demandes d’asile venant de la Syrie que de la Serbie et du Kosovo (14 %), alors que les ressortissants de ces deux régions ne comptaient que pour 4 % des demandeurs en 2014. Les migrants africains sont, pour leur part, également représentés dans les demandes d’asile. Cependant, la diversité de leurs origines ne permet pas d’en faire un groupe ethnique comparable à celui des Syriens et des Serbes dans les statistiques de l’OCDE; songeons par exemple aux migrants de l’Érythrée, qui ne comptent que pour 4 % des demandeurs d’asile, tandis que les Somaliens ne forment que 2 % des demandes, à l’instar des Nigériens.
Enfin, il peut être utile de rappeler que l’augmentation du nombre de migrants dans l’Union européenne n’est pas un fait récent. Depuis 2010, toujours selon les statistiques de l’OCDE, nous pouvons constater qu’il s’agit d’un phénomène graduel : les autorités ont enregistré 259 000 demandes d’asile en 2010 ; 309 000 en 2011 ; 335 000 en 2012 ; 431 000 en 2013 et 625 000 en 2014. Il est vrai, cependant, que selon Le Point, cet organisme prévoit un million de nouvelles demandes d’ici 2015 (5). Mais, si tel est le cas, il semblerait que l’on ait surestimé le nombre de migrants que compte accueillir l’Allemagne, si l’on se fie au chiffre exubérant que l’Office fédéral pour les migrations et les réfugiés allemand a annoncé au mois d’août –ce dernier prévoyant enregistrer 800 000 migrants d’ici la fin de l’année, soit l’équivalent de 1 % de sa population (6).
Est-il bien réaliste d’estimer qu’un seul pays parviendrait à accueillir 80 % des migrants de l’année 2015, même si celui-ci est réputé pour être le plus prospère de l’Union européenne?
Nationalisme et solidarité: une division Est-Ouest?
C’est vraisemblablement pour éviter une telle situation que la Commission européenne s’est proposé, grâce à un système de quotas, de répartir plus équitablement l’afflux d’immigrants à travers les 28 États de l’Union européenne. Ce système, que l’on qualifie généralement de « mécanisme des 120 000 » car il prévoit la relocalisation, sur une base obligatoire (7) à travers l’UE, de 120 000 demandeurs d’asile arrivés en Grèce, en Italie et en Hongrie, résulte d’un projet controversé qui a été formulé le 9 septembre dernier.
En dépit des discussions interminables dont elle fait l’objet, il convient de rappeler que cette initiative demeure très modeste, dans la mesure où le chiffre avancé par la Commission européenne (120 000 migrants) ne correspond pas même à un cinquième du nombre total de réfugiés qui ont pris la direction de l’Europe durant les neuf derniers mois. Malgré tout, le consensus est loin d’être établi, et ce projet continue à se heurter au refus d’États tels que la Slovaquie et la République tchèque, tandis que le chef polonais de l’opposition conservatrice du parti Droit et justice (PiS), Jaroslaw Kaczynski, rejette la responsabilité de la crise migratoire en Europe sur les efforts de solidarité prônés par la politique allemande (8).
La réaction de la Hongrie est, quant à elle, plus radicale : après avoir vu arriver sur son territoire 140 000 migrants depuis le début de l’année, cet État s’est directement opposé à la politique d’accueil de la Commission européenne en érigeant une clôture de 4 mètres de haut sur ses 179 km de frontière avec la Serbie (9), en dépit de l’indignation que cette attitude a suscitée chez certains représentants des pays de l’Ouest.
Malgré tout, il serait trop simple de présenter cette situation comme un clivage opposant le repli nationaliste des pays de l’Est à la solidarité qui semble davantage être le fait des pays de l’Ouest de l’Europe, avec l’appui de l’Amérique du Nord. Une telle analyse des faits contribue en effet à estomper l’hétérogénéité des prises de position que l’on observe au sein d’un même pays, leur affrontement continuel donnant lieu à des réactions d’opposition assez fortes dans un camp comme dans l’autre.
Ce phénomène se constate ici même, au Québec : tandis que l’Université McGill a annoncé qu’elle triplera le nombre d’étudiants réfugiés qu’elle accueillera à compter de l’automne prochain (10) –un geste qui n’est pas sans faire écho aux positions de Thomas Mulcair et de Justin Trudeau lorsqu’ils ont accusé Stephen Harper d’invoquer des motifs de sécurité nationale pour chercher à bloquer l’arrivée de réfugiés syriens sur le territoire canadien (11) –, la création d’une division québécoise de la PÉGIDA est révélatrice d’une certaine montée de discours xénophobes, dont la popularité croissante suscite des inquiétudes, comme en a entre autres témoigné Guillaume Lavoie, un conseiller de Projet Montréal, en mars dernier (12).
« Changer ou partir » : voilà le choix auquel l’ethos nationaliste confronte aujourd’hui encore les minorités culturelles, comme l’a récemment commenté Marie-Michèle Sioui, journaliste à La Presse, résumant la posture que la division québécoise de la PÉGIDA a adoptée à l’égard des communautés musulmanes (13). Serait-ce pour se donner le beau rôle que les représentants des pays occidentaux tendent à expliquer l’absence de consensus dont ces politiques font l’objet par un repli nationaliste de l’Europe de l’Est, dont l’identité chrétienne serait « menacée » par l’afflux de tous ces immigrants musulmans (14) ?
Sans doute devrait-on plutôt de relier ce phénomène à ce que Michel Foucher, diplomate et essayiste français, appelle « l’obsession des frontières » dans un ouvrage éponyme. Il y rappelle que « plus de 28 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées depuis 1991 », tandis que « 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation et de démarcation (15) ». Tout porte à croire que nous sommes encore loin de cette « fin de l’Histoire » qui devait constituer la phase ultime de la mondialisation et que, loin d’évoluer vers la création d’un gouvernement mondial, comme le craignent certains groupes, il semblerait que nous assistions plutôt à la résurgence de l’État-nation à l’échelle internationale.
Une piste de réflexion pour l’avenir: la position de Zizek
Il conviendra, pour finir, de se reporter à un récent article intitulé « La non-existence de la Norvège » dans lequel le philosophe slovène Slavoj Zizek résume bien la situation selon une perspective d’autant plus intéressante qu’elle contraste fortement avec la manière dont cette « crise des migrants » tend à être traitée à la fois par les politiciens et par les médias (16).
Selon Zizek, les prises de position européennes sur la question des migrants sont essentiellement divisées en deux groupes : d’une part, celui des libéraux de gauche, dont la logique « pro-solidarité » semble appeler à une disparition des frontières, d’autre part, celui des « populistes anti-migrants », qui privilégient une politique isolationniste visant à préserver leur mode de vie. Comme nous l’avons vu, les médias semblent avoir fait de la chancelière allemande Angela Merkel et du premier ministre hongrois Viktor Orbán les chefs de file de ces deux mouvements, contribuant de ce fait à créer une division « Est-Ouest » dans l’opinion publique. Or, l’auteur ne manque pas de souligner l’hypocrisie de ces deux types de discours, dans la mesure où l’un comme l’autre s’appuient sur l’idée utopique selon laquelle les sociétés d’Afrique et du Moyen-Orient parviendront éventuellement à régler leurs problèmes par elles-mêmes. En vérité, cependant, les crises politiques, économiques et sociales qui divisent ces sociétés sont directement liées à l’ingérence militaire des pays occidentaux au sein d’États « déchus » tels que la Syrie, l’Iraq, la Somalie et la République démocratique du Congo. Il est difficile de nier qu’une telle politique a effectivement eu pour effet de saper l’autorité des gouvernements en question.
« Cette désintégration du pouvoir de l’État n’est pas un phénomène local. Elle s’explique par les politiques internationales et par le système économique mondial et même, dans certains cas –comme pour la Libye et l’Irak–, il s’agit d’une conséquence directe de l’intervention occidentale », écrit Zizek, rappelant également que la source du problème remonte beaucoup plus loin, soit à la dissolution des empires coloniaux. S’il est vrai que l’intervention militaire américaine en Iraq a créé les conditions nécessaires à la montée de l’organisation État islamique (ce qui en fait un problème « récent »), plusieurs pays du Moyen-Orient tentent encore de surmonter les problèmes dûs au traçage des frontières par la France et l’Angleterre au terme de la Première Guerre mondiale.
Dans un tel contexte, ne conviendrait-il pas plutôt de remonter à la source du problème en interrogeant les politiques impérialistes des pays occidentaux, plutôt que de concentrer l’attention du public sur le nombre de migrants que tels ou tels États se disent prêts à accueillir pour manifester leur « solidarité » à l’égard des réfugiés provenant de ces pays « défaillants »? Peut-on véritablement espérer, comme le suppose implicitement la position des libéraux de gauche, que le déplacement massif de ces populations contribuera à stabiliser la situation de crise qui perdure non seulement en Syrie mais également au sein d’une multitude d’États, dont les conflits revêtent visiblement une importance inférieure à celle de la menace posée par la montée du groupe État islamique aux yeux de l’Occident? À bien y réfléchir, cette position ne semble pas plus soutenable que celle des « populistes » de l’Est qui adoptent une politique hostile à l’immigration.
C’est pourquoi, sans aller jusqu’à supposer que les déplacements de population sont problématiques en soi (ce qui reviendrait à adopter à cet égard le slogan nationaliste : « À chaque peuple son pays »), il est urgent d’aborder le problème des migrations politiques et économiques autrement qu’en vue de trouver un compromis visant à minimiser l’impact négatif qui pourrait être causé par l’intégration de ces réfugiés au sein de sociétés prospères. Il est également de plus en plus crucial d’aborder cette crise selon une perspective visant à découvrir des solutions à long terme. Comment pouvons-nous contribuer à faire disparaître les conditions qui poussent ces populations vers l’exil? Risque-t-on d’exacerber ces crises en cherchant à les résoudre, comme en témoigne l’exemple des interventions militaires occidentales au Moyen-Orient?
Ce sont des questions qu’il faut continuer à se poser bien que, selon toute probabilité, elles ne contribueront malheureusement ni à diminuer la peur de l’Autre dans un futur immédiat ni à mieux comprendre la résurgence du racisme au Québec, alors que le Canada –même selon les scénarios optimistes de Trudeau et de Mulcair– ne se propose d’accueillir qu’une quantité infime de migrants. Comme quoi, quoique l’on fasse, toute interrogation portant sur un objet extérieur finit toujours par nous confronter à la nécessité de réfléchir sur nous-mêmes et de continuer à questionner les dynamiques qui gouvernent nos propres sociétés.
L’opinion exprimée dans le cadre de cette publication, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre.
(1) Je songe ici en particulier à la section portant sur « L’Europe de 1945 à nos jours » dans les sections L (littéraire) et ES (économique) en Première et en Terminale, en vue de préparer l’examen du baccalauréat. À ce sujet, l’on peut consulter par exemple : http://www.touteleurope.eu/actualite/baccalaureat-la-construction-europeenne-est-un-aspect-important-du-programme-pour-les-eleves-d.html (accédé le 3 octobre 2015).
(2) Voir le site officiel de l’Union Européenne, onglet « Histoire » : http://europa.eu/about-eu/eu-history/index_fr.htm (accédé le 3 octobre 2015).
(3) Source : Le Point, 22 septembre 2015, « Laurent Fabius : la crise des réfugiés met en cause la « raison d’être de l’Europe » : http://www.lepoint.fr/politique/laurent-fabius-la-crise-des-refugies-met-en-cause-la-raison-d-etre-de-l-europe-22-09-2015-1966891_20.php (accédé le 3 octobre 2015).
(4) OECD, Migration policy debates, nº7, septembre 2015, « Is this humanitarian migration crisis different? », http://www.oecd.org/migration/Is-this-refugee-crisis-different.pdf (accédé le 9 octobre 2015), p. 6.
(5) Le Point, 22 septembre 2015, « Migrants : une crise humanitaire « sans précédents » selon l’OCDE », Mathieu Lehot, http://www.lepoint.fr/monde/migrants-une-crise-humanitaire-sans-precedent-selon-l-ocde-22-09-2015-1966915_24.php, accédé le 11 octobre 2015.
(6) OECD, ibid, p. 4.
(7) Le Monde, 22 septembre 2015, « L’Union Européenne pressée de trouver un accord sur la crise des migrants », Cécile Ducourtieux, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/22/l-union-europeenne-encore-a-la-recherche-d-un-accord-sur-l-accueil-des-refugies_4766739_3214.html (accédé le 11 octobre 2015).
(8) Le Monde, 22 septembre 2015, « La crise des réfugiés déchire la Pologne », http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/22/la-crise-des-refugies-dechire-la-pologne_4766645_3214.html (accédé le 11 octobre 2015).
(9) Le Figaro, 31 août 2015, « L’Europe sommée d’agir sur la crise des migrants » : http://www.lefigaro.fr/international/2015/08/30/01003-20150830ARTFIG00164-l-europe-sommee-d-agir-sur-la-crise-des-migrants.php (accédé le 9 octobre 2015).
(10) McGill Reporter, 25 septembre 2015, « McGill to increase refugee-student placements », http://publications.mcgill.ca/reporter/2015/09/mcgill-to-increase-refugee-student-placements/ (accédé le 9 octobre 2015).
(11) CBC news, « Stephen Harper denies PMO staff vetted Syrian refugee files », Louise Elliott, 8 octobre 2015, http://www.cbc.ca/news/politics/canada-election-2015-refugee-processing-pmo-1.3262423 (accédé le 9 octobre 2015).
(12) TVA Nouvelles, « Les Montréalais invités à tourner le dos à Pégida Québec », Améli Pineda, agence QMI, 6 mars 2015, http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/regional/montreal/archives/2015/03/20150306-153434.html (accédé le 9 octobre 2015).
(13) Dans le numéro du 20 septembre 2015 du journal La Presse, Marie Michèle Sioui explique que la division québécoise de PÉGIDA (l’acronyme allemand de « Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ») a été créée par Jean-François Asgard, un Québécois qui estime que les musulmans qui habitent la province doivent « changer ou partir » (http://www.lapresse.ca/actualites/elections-federales/201509/20/01-4902188-une-candidate-du-bloc-appuie-pegida-quebec-par-erreur.php, accédé le 21/09/2015). Cette expression constitue le point de départ de l’appel à communications du 8e colloque estudiantin organisé par le Département de langue et de littérature françaises de l’Université McGill intitulé : « Changer ou partir : poétique de l’exil » (28 et 29 janvier 2016).
(14) Le Figaro, 3 septembre 2015, « Migrants : l’identité chrétienne menacée selon Viktor Orban », http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/09/03/97001-20150903FILWWW00260-migrants-l-identite-chretienne-menacee-selon-viktor-orban.php, accédé le 11 octobre 2015.
(15) Grenoble, École de Management, CLES : comprendre Les Enjeux Stratégiques, 26 février 2015, « Vers un grand retour des frontières ? », http://notes-geopolitiques.com/vers-un-grand-retour-des-frontieres/ (accédé le 11 octobre 2015). Voir également L’obsession des frontières par Michel Foucher, Perrin, coll. Tempus, 219 p.
(16) « The Non-Existence of Norway », The London Review of Books, Slavoj Zizek, 9 septembre 2015, http://www.lrb.co.uk/2015/09/09/slavoj-zizek/the-non-existence-of-norway (accédé le 3 novembre 2015).
par Jonathan Durand-Folco | Juil 15, 2015 | Économie, International, Opinions
Mise en contexte
La question grecque est éminemment complexe. Si les yeux de l’Europe sont rivés sur la Grèce depuis l’élection retentissante de la coalition de gauche radicale Syriza le 25 janvier 2015, c’est pour voir si ce nouveau joueur pourra changer la donne en luttant contre l’austérité à l’intérieur du cadre européen par un plan de relance économique basé sur la restructuration de la dette publique grecque. Bien qu’il soit impossible de résumer ici l’histoire et les antécédents ayant mené à la plus importante crise de la dette souveraine d’un État européen (crise économique de 2008, fort endettement lors de l’entrée dans la zone euro masqué par des instruments financiers développés par la banque d’investissement Goldman Sachs, corruption des élites économiques et politiques, difficulté à prélever l’impôt, budget militaire surdimensionné, dépendance aux fonds structurels européens, explosion des intérêts de la dette sous l’influence des agences de notation, etc.), il faut rappeler que le remède concocté pour assurer la « soutenabilité » de la dette grecque n’a pas aidé la situation du pays, au contraire: il l’a plutôt aggravée de manière dramatique.
Depuis le printemps 2010, les gouvernements successifs de l’État grec tentent d’éviter la noyade en négociant à répétition avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel », qui associent des prêts de centaines de milliards d’euros à des mesures d’austérité drastiques: baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, privatisations tous azimut, augmentation de la taxe de vente, coupures massives dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc. Ce remède toxique a non seulement étouffé l’économie du pays (contraction du PIB de 25% depuis 2008), mais causé une véritable « crise humanitaire »: bond de 20% du taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance et de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.
Après les gouvernements de gauche (Pasok) comme de droite (Nouvelle démocratie) qui ont été contraints de gérer ce désastre financier et humain, la question est de savoir si Syriza pourra éviter le sort de ses prédécesseurs en renversant la situation de dépendance extrême de l’État grec vis-à-vis de ses créanciers. La victoire électorale de Syriza s’explique d’abord par le succès initial de son hypothèse stratégique, qui répondait de manière habile aux contradictions de la situation grecque: opposition ferme aux mesures d’austérité, insistance sur le maintien de la Grèce dans la zone euro, discours « radical-pragmatique » soutenant un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne (augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc.) basé sur des négociations de bonne foi avec les « partenaires européens » en vue d’une restructuration substantielle de la dette souveraine.
Or, cette stratégie électorale s’avérait initialement un pari risqué en cas d’échec des négociations avec les bailleurs de fonds et les autres pays de la zone euro qui ne sont pas prêts à accepter des concessions. En effet, tout le plan de Syriza consiste à faire reposer son projet de développement économique et social sur le scénario d’un accord « gagnant-gagnant » entre la Grèce et la Troïka, la ligne majoritaire du parti refusant catégoriquement d’envisager un plan B si cette hypothèse se révèle infructueuse. Il s’agit de la position classique de l’« européisme de gauche », perspective qui suppose le caractère réformable du cadre européen; derrière la construction néolibérale des institutions européennes actuelles se cacherait la possibilité d’une Europe sociale et solidaire, un « bon euro » qui pourrait permettre d’associer prospérité économique et justice sociale par la volonté politique commune des gouvernements de gauche. La rupture avec l’ordre européen est à proscrire à tout prix, celle-ci étant synonyme de « repli national » et d’illusion protectionniste prêtant le flanc aux dérives nationalistes, populistes et d’extrême droite. Le retour à la drachme représentant une voie assurée vers la catastrophe économique, l’effondrement bancaire et l’inflation extrême.
Cette orientation idéologique dissimule évidemment des considérations stratégiques; sur le plan politique, il est clair que Syriza n’aurait jamais pu prendre le pouvoir avec une ligne eurosceptique, alors que de nombreux sondages indiquent qu’environ 80% de la population s’oppose au Grexit, c’est-à-dire à la sortie de la Grèce de la zone euro. Mais la question demeure de savoir si la crise de la dette publique grecque peut être résorbée dans le cadre européen, c’est-à-dire si le maintien à tout prix dans la zone euro est viable du point de vue économique, étant donné que la Grèce se retrouve prisonnière d’une trappe d’austérité-récession et assujettie aux contraintes des élites financières de l’union monétaire. Cette dernière est-elle d’abord le fruit de négociations politiques –et donc une structure malléable qui admet une certaine marge de manœuvre pour trouver un terrain d’entente– ou plutôt une « cage de fer » construite sur une logique monétariste enchâssée dans des traités quasi-constitutionnels et dominée par des institutions technocratiques non redevables (Commission européenne, BCE)? Telle est la nature de la question grecque.
Si la réalité, toujours complexe, est déterminée par un ensemble de contraintes économiques et de perceptions politiques, d’objectivité et de subjectivité, de structures et d’acteurs, de nécessité et de liberté, il reste que tout cadre impose un certain degré de rigidité qui définit le contexte à partir duquel seront interprétées les règles du jeu. Une perspective macroéconomique et historique insistera davantage sur la construction antidémocratique de l’Union européenne au service de la financiarisation capitaliste, des banques et des élites allemandes qui imposent des règles budgétaires, fiscales et économiques très strictes aux États membres, alors qu’une analyse davantage micro et interactionniste attirera l’attention sur la mauvaise foi de la chancelière allemande Angela Merkel, la fougue de l’économiste hétérodoxe et ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis, et sur le style pragmatique d’Alexis Tsipras. Comme les négociations houleuses des derniers mois ont braqué les projecteurs sur le jeu des acteurs, il est nécessaire de prendre du recul pour analyser la situation d’un point de vue global et historique. Bien qu’on ne puisse pas trancher a priori du caractère réformable ou non des institutions européennes, l’expérience de Syriza constitue un véritable « benchmark », un test ultime de la flexibilité du cadre européen.
Un dénouement inattendu
C’est à partir de cet horizon qu’il faut comprendre les péripéties des négociations entre Tsipras et l’Eurogroupe ces dernières semaines, dont le référendum du 5 juillet sur le projet d’accord de la Troïka. Tout d’abord, plusieurs commentateurs politiques ont souligné à juste titre le tour de force de Tsipras, qui convoqua un référendum sur un accord arraché in extremis dans un contexte d’asphyxie bancaire. Ce faisant, il montrait qu’il avait négocié de bonne foi avec ses partenaires européens tout en respectant son mandat anti-austérité et en assurant l’unité de son parti, son invitation à voter contre ce énième plan d’austérité devant théoriquement lui permettre de renverser le rapport de force vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. La victoire du Non avec une forte majorité des voix (61,31 %) envoya un signal d’espoir marquant l’opposition populaire à l’austérité. Malheureusement, Tsipras se retrouve à signer huit jours plus tard un plan de sauvetage pire que l’accord précédent, avec des mesures d’austérité drastiques qui vont directement à l’encontre du programme de relance économique et sociale de Syriza et du Non référendaire. Comment un tel revirement de situation est-il possible ?
D’une part, Tsipras a interprété le résultat du référendum comme le refus d’un accord injuste à l’endroit du peuple grec, celui-ci lui demandant de négocier un nouveau plan plus acceptable sur le plan social. Or, le premier ministre a aussitôt écarté le spectre du Grexit en insistant sur le fait qu’il avait le devoir impératif de trouver une nouvelle entente dans le cadre de la zone euro. Cependant, tout ce contexte de pression extrême –l’asphyxie du système financier, la Banque centrale européenne tenant l’économie grecque à un fil, la fermeture des guichets, le contrôle des capitaux– ne permet pas à Syriza de négocier d’égal à égal avec l’Eurogroupe et ce, malgré la division apparente entre l’attitude conciliante de la France et la ligne dure de l’Allemagne. En somme, si la Grèce veut rester dans la zone euro, elle devra troquer de nouveaux prêts contre des mesures d’austérité. Il ne s’agit pas ici d’un manque de jugement de Tsipras ou d’une erreur tactique, mais de la conséquence logique d’une stratégie qui montre ici ses limites: il s’avère impossible de forger un véritable rapport de force à l’intérieur du carcan européen dominé par les élites financières.
Devant cette situation paradoxale dans laquelle il devait endosser un plan d’austérité[i] après le Non clair du référendum, Tsipras décida de soumettre celui-ci à l’approbation du parlement grec pour renforcer sa légitimité et relancer les négociations et ce, au risque de fissurer son parti. Des 251 députés sur 300 qui ont voté en faveur de l’accord le vendredi 10 juillet dernier, il faut compter huit abstentions, deux votes contre et sept absences au sein de Syriza. Après une interminable fin de semaine de négociations intenses qui s’apparentait, pour certains, à un exercice de torture psychologique[ii], Tsipras craque. Ce n’est pas l’Allemagne qui perd la face mais la Grèce, qui se réveille avec un dur lendemain de veille. Le spectre du Grexit a permis de durcir le plan d’austérité que la gauche radicale devra servir à son peuple malgré un Non référendaire catégorique.
L’ouverture d’un nouveau plan d’aide ne pourra avoir lieu qu’une fois que la Grèce aura abandonné sa souveraineté fiscale et adopté une série de réformes toxiques: augmentations de taxes, coupures dans les retraites, privatisations massives, transferts d’actifs vers un fonds géré par les Européens. En contrepartie, la Troïka propose non pas la restructuration ou l’annulation d’une partie de la dette, mais un rééchelonnement hypothétique et quelques dizaines de milliards d’euros sur trois ans en échange d’une mise sous tutelle de la Grèce. L’histoire se répète. La question qui se pose maintenant est de savoir si le parlement grec acceptera un tel plan odieux mercredi: si oui, c’est le début de la fin, sinon, c’est l’hypothèse d’un « Grexit provisoire » tel que mentionné à la fin du texte de l’Eurogroupe. L’alternative simple est donc la suivante: austérité ou sortie de la zone euro. S’il est encore trop tôt pour prédire un avenir hautement incertain dans ces moments de bifurcation historique, il est tout de même possible et utile, voire nécessaire d’envisager tous les scénarios possibles afin d’être à la hauteur des circonstances et de mieux préparer la suite des choses.
Éloge du souverainisme de gauche
Le Grexit agit présentement comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de tout gouvernement le moindrement contestataire qui voudrait remettre en question la logique intransigeante de la zone euro. Pour renverser la donne et faire du Grexit une arme politique au service du « parti des débiteurs » contre le « parti des créanciers », il faut d’abord regarder ce que renferme la possibilité du national contre l’idéologie européiste qui exclut systématiquement cette alternative. D’une part, il suffit de regarder l’architecture institutionnelle de l’Union européenne (dont le traité de Maastricht, l’orthodoxie monétariste de la BCE, la composition technocratique de la Commission européenne et le traité de Lisbonne) pour constater que le néolibéralisme européen n’est pas un accident de parcours qui pourrait être corrigé par un simple changement des gouvernements des États membres et du Parlement européen. Comme le résume le philosophe et économiste français Frédéric Lordon, « l’Europe n’est pas conjoncturellement de droite, elle l’est bel et bien constitutionnellement »[iii].
Toute une série de politiques publiques, budgétaires, fiscales et économiques sont ainsi exclues a priori par des règles rigides enchâssées dans des traités fondateurs qui ne peuvent être réformés que par l’unanimité des 28 pays membres de l’Union européenne. C’est pourquoi la souveraineté politique et économique des États membres est largement limitée par un cadre qui demeure largement hors de la portée du contrôle démocratique des peuples. Bien que le « retour au national » ne soit pas une fin en soi, il :
« a pour immense vertu de « déconstitutionnaliser le problème », c’est-à-dire, envoyant promener les traités, de rapatrier instantanément dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire les questions stratégiques –banque centrale, place des marchés de capitaux, formes du financement des déficits et des dettes– qui en sont exclues. Du jour au lendemain, on peut à nouveau parler de choses qui avaient été soustraites à la discussion et figées en règles intangibles! Qui ne voit l’effet politique par soi extraordinaire de cette rupture-là ? Évidemment, nul ne peut préjuger du résultat de la discussion, mais que la discussion puisse de nouveau avoir lieu, c’est ça l’événement! […] Le capital, qui aura été le premier militant de l’ »éloignement », sait très bien qu’il serait alors la première victime de ce « rapatriement », et ceci du seul fait qu’il serait de nouveau possible de parler de tout ce qu’il pensait avoir conjuré. »[iv]
La question sociale et la question nationale sont donc intimement liées, en Europe comme au Québec. La première question renvoie aux contradictions du système économique et monétaire, tandis que la seconde concerne la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes. Si « l’européisme de gauche » correspond ici à la gauche fédéraliste qui croit à la réforme du cadre canadien malgré quelques égarements néolibéraux et conservateurs des gouvernements fédéraux, le « souverainisme de gauche » considère que le cadre constitutionnel n’est pas démocratique et réformable, que l’indépendance politique et économique constitue un moment essentiel d’une lutte internationale et qu’il faut donc refonder des alliances entre les peuples sur de nouvelles bases.
Il faut également distinguer le souverainisme de droite du souverainisme de gauche, le premier insistant davantage sur le rôle central de la nation le second étant basé sur les exigences de la souveraineté populaire :
« Les tenants de la « souveraineté nationale », en effet, ne se posent guère la question de savoir qui est l’incarnation de cette souveraineté, ou plutôt, une fois les évocations filandreuses du corps mystique de la nation mises de côté, ils y répondent « tout naturellement » en tournant leurs regards vers le grand homme, l’homme providentiel –l’imaginaire de la souveraineté nationale, dans la droite française, par exemple, n’étant toujours pas décollé de la figure de De Gaulle. L’homme providentiel donc, ou ses possibles succédanés: comités de sages, de savants, de compétents ou de quelque autre qualité, avant-gardes qualifiés, etc., c’est-à-dire le petit nombre des aristoi (« les meilleurs ») à qui revient « légitimement » de conduire le grand nombre.
La souveraineté de gauche, elle, n’a d’autre sens que la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’association aussi large que possible de tous les intéressés à la prise des décisions qui les intéressent. En vérité, il ne devrait pas y avoir lieu conceptuellement de faire cette différence de la nation et du peuple […], mais les habitudes lexicales ont été ainsi prises dans le débat politique que le premier terme renvoie bel et bien à tout un univers de droite et qu’il n’est pas autre chose en son fond qu’un souverainisme gouvernemental, quand le second est de gauche en tant qu’il n’efface pas les mandants derrière les mandataires, et se pose par là comme souverainisme démocratique. Le souverainisme de droite n’est donc rien d’autre que le désir d’une restauration (légitime) des moyens de gouverner, mais exclusivement rendus à des gouvernants qualifiés en lesquels la « nation » est invitée à se reconnaître –et à s’abandonner. Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant. »[v]
Ces distinctions mettent en évidence le fait que le jeu politique n’est réductible ni à l’axe gauche/droite, ni au clivage souverainisme/fédéralisme. Derrière le problème central de l’austérité, la question grecque révèle un antagonisme plus profond entre la souveraineté populaire et nationale d’une part et la globalisation financière de l’autre, soit la démocratie contre le « parti de Wall Street », selon les termes de David Harvey. Malgré tout, le présent gouvernement de coalition en Grèce admet une certaine diversité idéologique, la position majoritaire de Syriza endossant l’européisme de gauche, les treize députés du parti des Grecs indépendants (ANEL) le souverainisme de droite, et l’aile gauche de Syriza le souverainisme de gauche.
Misère et richesse du Grexit
Si la ligne de parti de Syriza n’est pas eurosceptique, son aile gauche affirme que l’alternative à l’austérité exige toutefois de sortir des sentiers battus en proposant un plan de transition hors de la zone euro. Elle se rapproche à ce titre du parti anticapitaliste, communiste et écologiste Antarsya (qui signifie « mutinerie » en grec), lequel soutient le Grexit, l’annulation de la dette, la nationalisation sans compensation des banques et des grandes industries et un plan de transition écosocialiste pour relancer l’économie. Il s’avère que la majorité du peuple grec n’est pas en faveur du Grexit, raison de plus pour exposer clairement ce qui en ressortirait en ouvrant un réel débat public sur le sujet et en lui présentant un plan de transition désirable, viable et réaliste. L’échec de la stratégie de Tsipras consiste moins à avoir tenté de négocier avec les « partenaires européens » (ce qui est légitime) que d’avoir écarté systématiquement l’éventualité du Grexit et la nécessité d’élaborer un plan B en cas d’échec de l’hypothèse initiale. Il est clair que Syriza n’aurait pas pu prendre le pouvoir avec un programme ouvertement eurosceptique, mais cela ne dispense pas la gauche d’adopter une stratégie flexible en fonction des scénarios possibles. Ce n’est pas le Grexit qui est catastrophique, mais le fait de ne pas s’y préparer alors que les circonstances historiques l’exigent.
Cela nous ramène à la question stratégique suivante: comment faire du Grexit non pas un épouvantail à faire avaler des mesures d’austérité mais une arme politique au service d’un projet de transformation sociale? La ligne de crête entre réformisme radical et pragmatisme gestionnaire peut être résumée par cette maxime de Benoît Malon: « Sachons être révolutionnaires quand les circonstances l’exigent, mais soyons réformistes toujours ». Être révolutionnaire signifie ici renoncer à l’austérité en échange d’un rééchelonnement de la dette pour sauver du temps et préparer le saut hors de la zone euro dans une perspective de « démondialisation internationaliste ». Cette stratégie est préconisée par divers économistes, philosophes, militants et théoriciens comme Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvelakis et Costas Lapavitsas[vi]. Un retour planifié à la drachme, laquelle serait d’abord réintroduite sous forme de monnaie virtuelle, permettrait de redonner à la Grèce la maîtrise de ses politiques monétaires, fiscales et économiques, la dévaluation de cette monnaie rendant son économie plus compétitive pour l’industrie touristique et les exportations. Malgré tout, il ne faut pas oublier de mentionner la baisse importante du pouvoir d’achat pour les produits de base importés, ainsi que des perturbations économiques importantes à court terme.
« Il va de soi également, et ce serait malhonnête de le cacher ou de le minimiser, qu’un bouleversement de cette ampleur a plus que sa part de chaos, de difficulté économique, probablement de régression transitoire du niveau de vie matériel. De cela il faudra avertir et ré-avertir: il n’y a pas de promesse de prospérité instantanément restaurée dans cette trajectoire-là, plutôt le contraire même, mais, comme il sied à une promesse d’une autre nature, celle d’une souveraineté politique et économique reconquise, cette dernière n’étant pas la moindre, on devrait même dire qu’elle est à conquérir tout court, et qui mieux est au cœur du « réacteur » –la finance et la banque!– condition préalable à son extension à toutes les sphères économiques productives. »[vii]
Un « creux de transition » est donc à prévoir, c’est-à-dire que les intérêts matériels des classes moyennes et populaires seront assurément affectés durant une certaine période de temps, avant que l’économie grecque soit relancée sur de nouvelles bases, améliorant substantiellement les conditions de vie de la majorité sociale. Toute la question est de savoir quelle sera la durée et l’ampleur de cette période de transition, laquelle dépend à son tour de la forme que prendra le Grexit et de nombreux autres facteurs difficiles à cerner. L’idéal serait une sortie ordonnée de la zone euro, voie privilégiée par certains économistes comme Lapovitsas et Durand : « Une sortie négociée est le scénario le plus probable, et le plus souhaitable. Pour les premiers mois au moins, il faudrait que la BCE s’engage à maintenir une parité précise entre l’euro et la nouvelle devise. Une monnaie dévaluée de 30 % devrait être un niveau juste et soutenable. Ce serait le compromis le plus raisonnable pour tous les Européens. »[viii]
Or, le manque de préparation de Syriza conduit tout droit à la possibilité d’une sortie désordonnée de la zone euro (« Grexident »), laquelle pourrait être beaucoup plus violente et imprévisible. Si certains y voient l’effondrement potentiel de l’économie grecque, laquelle est déjà largement en panne, d’autres y perçoivent plutôt une occasion historique à ne pas louper, notamment en faisant du défaut complet sur la dette souveraine une arme politique redoutable. S’agit-il d’une logique du pire? Sans doute, mais si ce scénario devient inévitable, il sera nécessaire d’agir en conséquence pour transformer cette crise financière en opportunité de changement radical. Comme le souligne Lordon avec un ton mordant :
« C’est le propre de la domination que le désastre est le plus souvent la meilleure chance des dominés. La fenêtre de ce désastre-là, à l’inverse de celle de 2008, il ne faudra pas la manquer. Une fois de plus, il faudra rappeler les effrayés à la conséquence. En situation de surendettement historique, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur ruine. […]
Au prix sans doute d’attrister le Parti de la Concorde Universelle, il faut donc rappeler qu’un ordre de domination ne cède que renversé de vive force. Ce peut être d’abord, dans l’ordre d’un arsenal de riposte bien graduée, la force de la ruine financière. C’est précisément ce dont il est question dans le projet de faire du défaut une arme politique. Tous ces messieurs de la finance et leurs imposantes institutions y finiraient immanquablement en guenilles. C’est-à-dire adéquatement « préparés » pour être aussitôt ramassés à la pelle et au petit balai. Rappelons que les banques faillies sont par définition des banques qui ne valent plus rien, des entreprises dont la valeur financière est tombée à zéro. C’est précisément à ce prix que la puissance publique se proposera alors de les récupérer –et voilà que l’indispensable nationalisation, premier pas (et sûrement pas le dernier!) pour mettre enfin un terme au désordre de la finance libéralisée, ne nous coûtera même pas le taxi pour renvoyer les banquiers à une retraite précoce, sans chapeau, bonus ni stock-options, faut-il le dire. »[ix]
La morale de l’histoire
Pour Lordon, il s’agit de renverser la stratégie du choc et la logique d’austérité des banquiers en faisant de la sortie de l’euro notre stratégie du choc et amorcer la sortie du capitalisme. Cela représente sans doute une forme d’optimisme révolutionnaire (ou de catastrophisme éclairé!), mais il n’en demeure pas moins que les ruptures sont possibles dans l’histoire et que nous devons étudier leur fonctionnement lorsque celles-ci surgissent afin de ne pas manquer le bateau. D’où la pertinence de cette célèbre maxime de Rahm Emanuel repopularisée par Philip Mirowki dans son livre sur la crise financière de 2008: « Never let a serious crisis go to waste »[x].
Par ailleurs, il faut surtout éviter le piège de la nécessité historique, c’est-à-dire une vision mécaniste de l’histoire qui exclut le rôle des acteurs, de la contingence et des bifurcations imprévisibles. Le meilleur exemple du rôle clé des décisions politiques –qui peuvent parfois changer le cours de l’histoire– se trouve dans les récentes confessions de l’ex-ministre des Finances Yánis Varoufákis qui explique les raisons de sa démission surprise le lendemain du référendum grec. Quel scénario aurait vécu la Grèce si le réformisme radical de Varoufákis avait supplanté le pragmatisme gestionnaire de Tsipras? Une décision de cabinet peut tout changer. La sortie stratégique de l’euro étant écartée, ce sera l’austérité ou la sortie involontaire (Grexident) qui décidera de la suite de l’histoire.
« L’ancien ministre grec des Finances a révélé avoir démissionné après avoir été mis en minorité sur sa ligne dure prévue face à la BCE. […] Il a révélé lundi avoir en fait perdu à quatre contre deux lors d’une réunion de cabinet après la victoire du non au cours de laquelle il prônait une ligne dure. Yánis Varoufákis a également affirmé au magazine britannique qu’il avait prévu « un triptyque » d’actions pour répondre à la situation que connaît la Grèce aujourd’hui, et notamment à la fermeture des banques, pour éviter une hémorragie de l’épargne: « émettre des IOUs » (phonétiquement « I owe you » je vous dois », des reconnaissances de dettes en euros); « appliquer une décote sur les obligations grecques » détenues par la BCE depuis 2012 pour réduire d’autant la dette, et « prendre le contrôle de la Banque de Grèce des mains de la BCE ». Cela laissait, selon lui, entrevoir une possible sortie de la Grèce de leuro, mais avec la certitude, explique-t-il, qu’il n’y avait de toute façon aucun moyen légal de la pousser dehors. Le tout pour faire peur et obtenir un meilleur accord des créanciers, selon lui. « Mais ce soir-là, regrette-t-il, le gouvernement a décidé que la volonté du peuple, ce ‘non’ retentissant, ne devait pas être le déclencheur de cette approche énergique (…) au contraire cela allait mener à des concessions majeures à l’autre camp ». »[xi]
Cette simple anecdote témoigne d’une vérité essentielle de l’action politique: si nous ne maîtrisons pas l’ensemble des circonstances historiques, la stratégie et la vertu (sagacité) comptent pour beaucoup. Plusieurs seront sans doute désenchantés par l’action politique, la capitulation du gouvernement grec envoyant un message comme quoi peu importe le parti au pouvoir, celui-ci sera toujours récupéré par le système, y compris la gauche radicale. On pourrait donc tirer la conclusion facile que ce ne sont pas nos gouvernements qui dirigent mais la finance internationale, même la victoire écrasante d’un « Non » référendaire n’étant pas en mesure de changer le cours des choses. Cela n’est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus: l’échec de Syriza s’explique notamment par la pression extrême de l’oligarchie financière et de la caste politique européenne, mais également par une erreur stratégique sur la question de l’euro et les mauvaises décisions qui en ont découlé.
Somme toute, s’il est exagéré d’affirmer, comme le Parti communiste grec (KKE), que Syriza représente « la réserve de gauche du capitalisme », il est sans doute vrai que la ligne stratégique de Tsipras représente « la réserve de gauche de l’européisme » et que le parti devra envisager un plan B très prochainement. Paradoxalement, le pari qui aura permis à Syriza de prendre le pouvoir sera également celui qui fera probablement tomber le gouvernement de gauche radicale, comme quoi la quadrature du cercle est un atout dans la joute électorale, mais un handicap dans l’exercice effectif du pouvoir. Chassez les contradictions et elles reviennent au galop.
Dernier fait intéressant à noter: le « programme Thessalonique » de Syriza garde toute sa pertinence sur le plan social et économique, celui-ci se fourvoyant seulement sur l’hypothèse d’une restructuration de la dette grecque au sein de la zone euro. Cela confirme une fois de plus le fait que la gauche n’est pas généralement habile pour jongler avec la question nationale, la souveraineté sur le plan politique, fiscal et monétaire étant pourtant un élément crucial pour lutter efficacement contre l’austérité. À l’inverse, le sort de Syriza devrait intéresser davantage le mouvement souverainiste québécois, qui reste étonnamment peu bavard sur la question grecque, son regard étant davantage tourné vers l’Écosse ou la Catalogne. Or, ces trois expériences historiques mêlent étroitement la question sociale et nationale, chacune à leur façon. Toutes ces luttes pour l’émancipation expriment la nécessité d’articuler une véritable souveraineté populaire et nationale en faveur d’un projet de société fondé sur les valeurs de justice sociale, de liberté politique et de démocratie.
[i] Ce plan prévoyait un taux de TVA unifié à 23 % sauf pour les produits alimentaires de base (13 %) et 6 % sur les médicaments, les livres et le théâtre; la mise en place d’organes indépendants de supervision de la politique budgétaire; 0,5 points de PIB d’économie sur les services de santé; des économies de 0,25 à 0,5 % du PIB sur les retraites dès 2015 et 1 % à partir de 2016; des ajustement des salaires et de l’emploi public de manière à diminuer la masse salariale en proportion du PIB tout en décompressant la distribution des salaires; une libéralisation tous azimuts du marché des produits (lignes de bus, etc.) et des professions « protégées » (notaires, ingénieurs, etc.); les privatisations acceptées en 2014 sous le précédent gouvernement étant arrivées à leur terme.
[ii] http://www.theguardian.com/business/2015/jul/12/greek-crisis-surrender-f…
[iii] Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent, Paris, 2014, p.44
[iv] Ibid., p.148-149
[v] Ibid., p.229-230
[vi] Cédric Durand, (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, Paris, 2013.
[vii] La malfaçon, p.126-127
[viii] http://www.mediapart.fr/journal/economie/090715/les-voies-du-grexit
[ix] La malfaçon, p.115-116
[x] Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso, New York, 2013
[xi] « Grèce: Yánis Varoufákis révèle les raisons de sa démission surprise », Libération, 13 juillet 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/07/13/varoufakis-revele-les-raiso…