Les voix qui sont tues : révolte et répression en Irak

Les voix qui sont tues : révolte et répression en Irak

Par Adèle Suprenant

Cet article est d’abord paru dans notre recueil imprimé Les voix qui s’élèvent, disponible dans notre boutique en ligne.

Le 6 juillet 2020, la mort par balles du chercheur Hisham al-Hashemi devant sa maison de Baghdad[1] alertait la presse internationale sur un phénomène beaucoup plus large : depuis le début du plus récent mouvement social en Irak, les assassinats d’activistes ne cessent de se multiplier, s’ajoutant au bilan déjà lourd des manifestant∙e∙s tué∙e∙s par le régime et les groupes paramilitaires. Retour sur un an de luttes et de répressions.

« L’Irak n’est pas un champ de bataille », peut-on lire sur une pancarte brandie par un groupe d’étudiant∙e∙s descendu∙e∙s manifester sur la place Tahrir, lieu de rassemblement par excellence du mouvement social qui s’est déclenché le 1er octobre 2019 dans la capitale irakienne. « Tahrir », « libération » en arabe. C’est le mot d’ordre pour Shams Talaat[2], 22 ans, dont le visage d’ange est dissimulé sous d’épais verres fumés. « Quand j’ai entendu parler pour la première fois des manifestations, je me suis dit que ce serait comme la dernière fois, quand les femmes ne pouvaient être présentes, dit-elle lors d’un échange avec L’Esprit libre. Mais cette fois-ci, c’est différent », se réjouit celle qui a pris le risque de rejoindre les milliers de personnes unies pour dénoncer la corruption du gouvernement, le chômage et la précarité économique. Un risque considérable, alors que les mois qui suivront donneront aux rues à la grandeur du pays l’allure d’un champ de bataille.

En date du 19 décembre 2019, plus de 600 personnes avaient perdu la vie à Baghdad et dans les provinces du sud, où s’est concentrée la majorité des manifestations[3]. À cela s’ajoutent environ 17 000 blessé∙e∙s, plusieurs dizaines de disparu∙e∙s, des chiffres qui continuent de gonfler à ce jour, malgré le ralentissement du mouvement, notamment à la suite de l’éclosion de la pandémie de COVID-19.

Quand le silence a une fin

Le début des manifestations a correspondu sensiblement au moment de l’anniversaire du soulèvement de Bassora. En 2018, la deuxième ville d’Irak a connu plus de trois mois de révoltes réprimées dans le sang. Décrié par les protestataires, le taux de chômage – qui concernait alors 40 % des jeunes, d’après le Fonds monétaire international (FMI)[4] – ainsi que les nombreuses coupures d’eau et d’électricité se sont retrouvés à l’agenda du mouvement de 2019, qui est survenu après le limogeage, à la fin septembre, du lieutenant-général Abdel-Wahab al-Saadi[5]. Considéré comme un héros national par une partie de la population irakienne et très populaire auprès de la jeunesse chiite, une branche de l’Islam majoritaire en Irak[6], al-Saadi était à la tête de la « division dorée », connue pour avoir affronté l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) lors des batailles de Baji, Tikrit, Falloudja et Mossoul[7]. L’annonce de sa mise à pied par le gouvernement du premier ministre Adel Abdel Mehdi, élu en mai 2018, a été suivie d’un appel à manifester le 1er octobre 2019 diffusé sur les réseaux sociaux. Un appel qui a été écouté par quelques dizaines d’Irakien∙ne∙s, dont l’indignation était déjà palpable à la suite de la répression d’une manifestation étudiante pacifique quelques jours auparavant[8]. L’utilisation de gaz lacrymogènes et de balles réelles par les autorités, en dépit de la foule au nombre peu considérable, a entraîné le soir même des rassemblements dans la ville sainte de Najaf et à Nassiriyah, à quelque 300 kilomètres au sud de Baghdad[9].

Dès le lendemain, le gouvernement a imposé des restrictions sur internet et sur les réseaux sociaux en particulier, « rendant difficile pour les observateurs [et observatrices] locaux[∙les] et internationaux[∙les] d’observer et d’évaluer la véritable échelle des incidents ayant trait aux droits de la personne[10] ».

Pour la première fois, une population à majorité chiite a tenu tête au pouvoir, lui aussi aux mains des chiites depuis la confessionnalisation et l’ethnicisation politique mises en place après la chute de Saddam Hussein en 2003[11]. L’opposition traditionnelle est mise au ban, et même le puissant leader religieux et politique chiite Moqtada al-Sadr n’a pas réussi à mobiliser sa base, qui a pris la rue sans attendre l’aval du leader[12]. Et, même si les rassemblements débutés en 2019 ont principalement eu lieu dans la banlieue chiite de Baghdad, Sadr City, et dans les provinces du sud, le profil des manifestant∙e∙s n’est pas homogène : « La révolution d’octobre nous a rendu∙e∙s uni∙e∙s », témoigne Shams, en insistant sur le fait que « personne ne se souciait de savoir qui était sunnite ou chiite ».

Dans un pays classé au 162e rang sur une échelle où le 180e pays est le plus corrompu d’après l’organisme Transparency International[13] et dont 89 % de la population affirme ne pas avoir confiance en l’élite dirigeante[14], les manifestant∙e∙s ont d’autres soucis que l’appartenance confessionnelle de leurs partenaires de lutte. À peine sorti d’une guerre civile de quatre ans et devant encore se remettre des ravages causés par l’EIIL, l’Irak cumule une dette estimée par le FMI à 138 milliards de dollars américains en 2020 alors que les revenus pétroliers sont en baisse et qu’ils constituent la quasi-totalité des fonds étatiques[15]. Le montant d’argent public avalé par la corruption depuis 2003 s’élève à 1 000 milliards de dollars américains, « ce qui explique l’extrême richesse des partis et de leurs appareils économiques ainsi que leur force face à la pauvreté dont souffre le peuple irakien », d’après le journaliste et sociologue irakien Safaa Khalaf[16]. Un constat que semble partager Karrar, un acteur et metteur en scène de 24 ans d’abord réticent à rejoindre les manifestations « à cause des partis, des milices et de toutes les armes qui circulent sans le contrôle de l’État[17] ». Celui qui a, depuis, délaissé la scène pour la rue, ne croyait plus à la possibilité d’un changement politique et diagnostiquait à son pays « une paralysie sociale aiguë », en entrevue téléphonique avec L’Esprit libre. Au contraire, il raconte avec enthousiasme « la détermination du peuple à changer les choses », et ce, malgré ce qu’il décrit comme une répression « brutale et barbare » des manifestations.

Répressions

« À six heures du matin, nous nous sommes dirigé∙e∙s vers le pont de la République, qui nous séparait de la zone verte – qui est la zone gouvernementale qui accueille le palais présidentiel, le Parlement et le Conseil des ministres. Le but était de rejoindre la zone verte », se souvient Karrar.

« Au cours des premières heures, le nombre de manifestant∙e∙s rassemblé∙e∙s ne cessait d’augmenter et il y avait de la coopération avec l’armée et la police. Mais, après quelque temps, ils ont commencé à tirer et à nous lancer des grenades assourdissantes, qui tombaient sur nos têtes. Et le nombre de victimes continuait à augmenter », poursuit Karrar, qui a finalement rejoint, ce jour-là, des attroupements dans d’autres quartiers de Baghdad. « Mais la répression et la violence dirigées contre nous ne se sont pas arrêtées, s’indigne-t-il. Le nombre de décès a grimpé aux milliers, les blessé∙e∙s, aux dizaines de milliers et les disparu∙e∙s, aux centaines », rappelle le jeune homme, qui s’est lui-même retrouvé sous les poings d’agent∙e∙s des forces de l’ordre à plusieurs reprises et qui a été arrêté et emmené au poste quelques heures avant d’être relâché, sans mots. Un silence contrastant avec le bruit de la capitale et des villes du sud insurgées, où les tirs à balles réelles succèdent souvent, depuis le 1er octobre 2020, au bruit assourdissant des grenades lacrymogènes de type militaire, conçues pour le combat[18]. Les grenades M91, M651 ou encore M713 sont d’ailleurs utilisées pour tuer avant même de disperser les foules, comme le révèle une enquête d’Amnistie internationale et du centre SITU Research, mettant en évidence les nombreuses pratiques létales opérées à répétition par les forces de sécurité irakiennes[19]. Ces dernières ne sont pourtant pas les seules à s’en prendre à l’intégrité physique des manifestant∙e∙s : des « tireurs non identifiés[20] » sont fréquemment aperçus s’attaquant aux rassemblements, ne portant pas d’uniformes et ne revendiquant aucune de leurs interventions, pourtant nombreuses. Ils sont aussi responsables de plusieurs assassinats et de tentatives d’assassinats ciblés, dont la plus récente vague a fait deux mort∙e∙s et deux blessé∙e∙s en moins d’une semaine, à Bassora[21]

Qui a tiré vingt balles dans le corps de Tahseen Osama al-Shahmani ou sur la voiture qui transportait Lodia Raymond et Abbas Sobhi? Qui a tué la médecin, activiste et personne d’influence Riham Yacoub, 28 ans[22]?

Manifestant∙e∙s comme expert∙e∙s semblent pointer du doigt les mêmes coupables : les meurtriers anonymes appartiendraient aux quelques 146 000 hommes des Hachd al-Chaabi ou « Unités de mobilisation populaire »[23], une coalition paramilitaire formée d’une soixantaine de milices d’obédience chiites pro-iraniennes, constituée en 2014 durant la guerre avec l’EIIL mais trouvant ses racines jusqu’au lendemain de la chute de Saddam Hussein[24]. Chaque communauté religieuse a désormais sa ou ses milices, à la fois construites et constitutives du système politique clientéliste et confessionnel post-2003. Les milices sont une forme d’organisation armée contrevenant au monopole de la violence revenant, en droit, à l’État irakien, qui a pourtant accordé une reconnaissance légale aux Hachd al-Chaabi en 2016, bénéficiant aujourd’hui d’un budget annuel de 2 milliards de dollars directement issus des fonds publics[25]

Au sujet des violences visant le mouvement populaire, l’ex-codirectrice du programme sur les relations entre civils et militaires au Carnegie Middle East Center Loulouwa al-Rachid a dit au magazine La Croix que le régime affirme ne pas connaître les agents de la répression, alors qu’en réalité, ils font partie intégrante du régime, qui se défausse sur eux de certaines tâches[26]. Pour le sociologue Adel Bakawan, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), l’existence d’un système milicien aussi fort en Irak s’explique par une construction à la fois historique et politique profonde : « Faysal, dit-il en entrevue à France Culture, le premier roi du royaume arabe d’Irak, en 1921, avait cette expression : « l’armée est la colonne vertébrale de la nation ». Tout était dit : le système politique, l’État irakien se sont fondés dès le début dans une optique de répression de la société dans ses différentes composantes [ethniques et religieuses]. Et à partir de 2003, on a le même phénomène[27] », rappelle-t-il en référence aux différents conflits sociaux et politico-militaires qui ont traversé l’Irak dans les quinze dernières années.

Malgré les profondes divisions qu’ont entre autres laissées ces conflits à répétition, « quelque chose unit néanmoins sunnites, chiites et Kurdes, continue M. Bakawan : c’est la haine de la classe politique, qui est accusée d’incompétence, de corruption, de favoriser les milices hors champ légal et d’avoir mené la société irakienne dans un état de délabrement avancé[28] ».

L’espoir, et après

Place Tahrir, un an après le début des manifestations. Le gouvernement d’al-Mahdi a démissionné et, après maintes tergiversations, le président Barham Saleh a nommé à la tête du gouvernement Moustafa al-Kadhimi en avril 2020. Dans sa première intervention télévisée à titre de premier ministre, il a annoncé la libération des manifestant∙e∙s détenu∙e∙s à l’exception de celles et ceux ayant été impliqué∙e∙s dans des assassinats[29].

Son gouvernement est néanmoins responsable de nouvelles répressions policières lors des rassemblements, déjà limités par la pandémie. Malgré le confinement, Ali, un activiste de Nasiriyah, confie à al-Monitor « ne pas pouvoir dormir chez lui » par peur d’être enlevé ou pire, froidement assassiné[30]. Au centre de Baghdad, des manifestant∙e∙s continuent à investir le campement improvisé, qui a cependant maigri de nombreuses tentes, défiant le couvre-feu et les autres mesures sanitaires imposées par le gouvernement[31].

Pour Shams, pourtant, rien n’a changé : « Ce n’est pas surprenant, dit-elle, puisque ce sont les élites corrompues qui ont fait [Khadimi] premier ministre. » Pour la jeune femme, qui a commencé à s’intéresser à la politique avec les manifestations et qui suit aujourd’hui avidement l’actualité, « rien ne va changer tant que le système entier ne sera pas tombé ». Celui de la politique confessionnelle, de la miliciarisation de la société, mais également le système d’influence qui partage l’Irak entre les États-Unis et l’Iran. De la capitale au sud résolument chiite, on entend encore résonner « Iran barra barra, Irak horra horra » : « l’Iran dehors, l’Irak libre ».

Karrar croit qu’un renversement important s’est opéré depuis les premières manifestations d’octobre 2019 : « Le peuple irakien n’a plus peur de son gouvernement », soutient-il, se réjouissant de voir les places de Baghdad se remplir ponctuellement de manifestant∙e∙s réclamant du travail ou le respect de leurs droits. Il raconte son désir de voir son pays libéré de « divisions racistes, confessionnelles et politiques » : « Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour nous débarrasser de la classe dirigeante. » L’absence de ces divisions est la base pour que se réalisent ses souhaits les plus profonds : « Que tou∙te∙s les Irakien∙ne∙s s’unissent sous le même drapeau, pas celui d’un pays voisin », dit-il en référence à l’influence iranienne en Irak. « J’espère que les armes seront uniquement sous contrôle des autorités, que je pourrai un jour sortir de chez moi le matin sans avoir à me demander si je rentrerai le soir ou non. »

Finalement, que l’Irak ne soit plus un champ de bataille.

Crédit photo : David Peterson, Pixabay, https://pixabay.com/fr/photos/irak-la-paix-main-nation-2131242/

[1] Al-Jazeera News Agency. 6 juillet 2020. « Iraq armed group expert Hisham al-Hachemi shot dead in Baghdad » dans Al-Jazeera. [En ligne]. https://www.aljazeera.com/news/2020/07/iraq-armed-groups-expert-hisham-a… (page consultée le 16 septembre 2020)

[2] Entretien traduit de l’anglais.

[3] Jean-Pierre Perrin, « Irak : Le cri d’une jeunesse abandonnée », Médiapart, 6 octobre 2019. https://www.mediapart.fr/journal/international/061019/irak-le-cri-d-une-jeunesse-abandonnee?onglet=full

[4] Arif Yusuf, « FMI : Le taux de chômage touche 40 % des jeunes en Irak », Anadolu Agency, 24 mai 2018. https://www.aa.com.tr/fr/%C3%A9conomie/fmi-le-ch%C3%B4mage-touche-40-des…

[5] Safaa Khalaf, « Le brasier irakien menace le pouvoir, l’autorité religieuse et l’Iran » Orient XXI, 4 novembre 2019.  https://orientxxi.info/magazine/le-brasier-irakien-menace-le-pouvoir-l-autorite-religieuse-et-l-iran,3401

[6] Central Intelligence Agency (CIA), « Iraq », The World Factbook.https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/iz.html

[7] Perrin, op.cit.

[8] Khalaf, op.cit.

[9] Ibid.

[10] Netblocks, Iraq shuts down internet again as protests intensifies, 4 novembre2019. -Q8oOWz8n

[11] En Irak depuis 2003, le premier ministre doit être chiite, le président du Parlement, sunnite, et le président de la République doit être d’ethnie kurde. Ahmed Aboulenein et Ahmed Rasheed, « Iraq passed electoral reforms but deadlock remains » Reuters, 24 décembre 2019. https://www.reuters.com/article/us-iraq-protests-idUSKBN1YS157

[12] Perrin, op.cit.

[13] Khalaf, op.cit.

[14] Adel Bakawan, en entrevue pour France Culture, « L’Irak, symbole de l’échec du Nation Building », Le temps du débat, 8 janvier 2020. https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/lirak-symbole-de-lechec-du-nation-building

[15] AFP, « Virus, pétrole, bourbier politique : l’Irak au bord du gouffre économique », Le Point, 19 mars 2020. https://www.lepoint.fr/monde/virus-petrole-bourbier-politique-l-irak-au-bord-du-gouffre-economique-19-03-2020-2367902_24.php

[16] Khalaf, op.cit.

[17] Entretien traduit de l’arabe.

[18] Amnistie internationale, Iraq : 3D reconstruction shows security forces deliberately killing protesters, 17 mars 2020.https://www.amnesty.org/en/latest/news/2020/03/iraq-3d-reconstruction-sh…

[19] Amnistie internationale et SITU Research, Somescreen – Iraq’s use of military grade tear gas grenades to kill protestershttps://teargas.amnesty.org/iraq/

[20] Anne-Bénédicte Hoffner, « Le jeu trouble des milices dans le soulèvement irakien », La Croix, 13 décembre 2019.https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Le-jeu-trouble-milices-soule…

[21] Suadad Al-Sahly, « Power and Protest: Who ordered the Killing of Basra’s Activitst? », Middle East Eye, 10 septembre 2020. https://www.middleeasteye.net/news/iraq-basra-assassinations-who-ordered-shootings-activists-shahmani-yacoub

[22] Ibid.

[23] France Culture, op.cit.

[24] Hoffner, op.cit.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Puisque cette citation est extraite d’un entretien oral, certains mots en ont été retirés afin de faciliter la transposition à l’écrit. Bakawan, op.cit.

[28] Ibid.

[29] Ismaeel Naar, « Iraq’s al-Kadhimi : We Will Release Protest Detainees, Except Those Linked to Killings », Al-Arabiya English, 9 mai 2020.  https://english.alarabiya.net/en/News/middle-east/2020/05/09/Iraq-PM-al-Kadhimi-We-will-release-protest-detainees-except-those-involved-killings

[30] Shelley Kittleson, « Coronavirus curfew fails to clean Iraqi protest squares », al-Monitor, 6 avril 2020.https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/04/iraq-coronavirus-covi…

[31] Ibid.

Le Bureau d’enquêtes indépendantes nous protégera-t-il de la police?

Le Bureau d’enquêtes indépendantes nous protégera-t-il de la police?

Le Bureau d’enquêtes indépendantes du Québec devait entrer en fonction. Cependant, l’instance chargée d’élucider la responsabilité policière dans des cas d’interventions ayant causé la mort ou des blessé-es graves est non seulement loin d’être opérationnelle, mais est également déjà le sujet de virulentes critiques quant à son mandat et à son fonctionnement.

Mise à rude épreuve entre autres au lendemain du meurtre de Fredy Villanueva en 2008 et suite à la répression policière du Printemps 2012, la confiance du public envers les forces de l’ordre semble plus fragile que jamais au Québec. Le dernier phénomène majeur au chapitre des abus policiers, à savoir les allégations d’agression et de violence sexuelle commises par des membres du corps policier de Val-d’Or à l’encontre de femmes autochtones, vient encore une fois prouver l’impératif d’un contre-pouvoir policier, de manière à ce que la police cesse d’enquêter sur la police. L’instance québécoise d’enquête sera-t-elle à la hauteur de la confiance du public ?

Des craintes avérées 

Si les nouvelles dispositions prévues dans la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes permettent de tracer les grandes lignes du mandat et du fonctionnement du nouveau Bureau, il reste difficile d’anticiper de quoi il retournera une fois l’ouverture des travaux d’enquête. Voilà pourquoi un tour d’horizon des réalités étrangères étant déjà familières avec ce type d’instance s’avère assez souvent instructif et révélateur. Dans le cas présent, nul besoin d’aller plus loin que la province voisine, en Ontario, pour constater que l’unité indépendante qui y est en fonction depuis déjà 25 ans, le Special Investigation Unite (SIU), essuie des critiques qui s’inscrivent dans le même ordre que celles que les experts adressent au projet naissant du Bureau d’enquêtes indépendantes québécois.

Rejoint à son bureau de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, le Professeur Massimiliano Mulone est d’avis que la Loi québécoise se serait largement inspirée du cas ontarien pour mettre sur pied le Bureau d’enquêtes indépendantes. Par contre, à ses dires, si l’étude des expériences voisines peut s’avérer facilitante et instructive, elle semble ici avoir été faite de manière beaucoup trop étroite. M. Mulone déplore le fait que le gouvernement québécois semble répéter les erreurs de l’Ontario, faute d’avoir pris connaissance des rapports de l’ombudsman de la province sur le travail du SIU.

Effectivement, les critiques ressortant des nombreuses enquêtes d’André Marin sur l’efficacité, la transparence et le fonctionnement de l’Unité des enquêtes spéciales sont désagréablement similaires à celles qui sont faites du BEI. Ce sont les nombreuses plaintes émises de la part tant de la société civile que des syndicats policiers ontariens suivant la mise en place de l’organisme qui furent à l’origine de l’ouverture d’une enquête du protecteur du citoyen (sic) en 2008. Dans son rapport annuel de 2008-2009 et dans les mises à jour des deux années subséquentes, des critiques sévères visaient les résultats constatés du travail du SIU. Notamment, Marin déplorait un financement inadéquat, un manque de ressources, un besoin de « lois plus fortes » et « d’exigences réglementaires » pour assurer la coopération de la police avec le Special Investigation Unit [1].

La collaboration des forces policières avec les enquêteur-e-s serait en fait un facteur déterminant et essentiel au bon fonctionnement des enquêtes, sans quoi ces dernières se retrouvent handicapées. Aux dires du professeur Mulone, qui s’est intéressé aux questions de pouvoir et de déviance au sein du corps policier, moins les instances d’enquête ont de ressources, plus la collaboration avec les agent-e-s est nécessaire. Considérant les critiques qui ont été faites envers le manque de ressources consacrées au BEI – qui semblaient déjà se concrétiser par des problèmes de recrutement en décembre dernier – tout porte à croire que son bon fonctionnement dépend largement de la collaboration du corps policier québécois. À ce sujet, rien de particulièrement rassurant, à en juger par les critiques de la Protectrice des citoyens (sic) et de la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP), qui recommandaient toutes deux des exigences législatives plus rigoureuses en ce qui a trait à la collaboration des agent-e-s impliqué-e-s dans des incidents impliquant la mort ou des blessures graves. Entre autres, l’absence d’obligation pour les agent-e-s de répondre aux questions des enquêteur-euse-s lors de la cueillette de données a été déplorée par ces organismes, qui ne jugent pas que l’obligation pour les témoins de rencontrer le BEI soit pour autant garante de leur coopération [2].

Des délais inadmissibles 

Le manque de coopération de la part des policier-ères, jumelé à un manque de ressources, a été soulevé dans le premier rapport de Marin comme étant à la base de délais inacceptables mettant à mal l’efficacité du bureau d’enquêtes indépendantes ontarien. En 2008, l’ombudsman rapportait que sur les 28 incidents enquêtés lors de l’année 2006 par le SIU,

« La fréquence et la longueur des retards de notification des incidents étaient choquantes. Dans seulement deux de ces cas, le Service de police de Toronto avait mis moins d’une heure pour aviser le SIU. Dans sept des cas, il lui avait fallu de trois à six heures pour le faire. Dans cinq des cas, il lui avait fallu de neuf à 14 heures, et dans deux des cas 17 heures. Dans trois des cas, les retards de notification ne s’étaient pas chiffrés en heures, mais en jours – avec un retard d’un peu plus de 24 heures, un autre d’un jour et demi, et un troisième de 14 jours ». [2]

Le protecteur du citoyen (sic) était sans équivoque quant à la cause principale du retard d’enclenchement des enquêtes : le délai de notification des agents de police impliqués dans un incident. M. Mulone insistait lui aussi sur l’importance de l’efficacité d’exécution dans le processus d’enquête d’un incident impliquant la mort et des blessures importantes : « Le délai d’arrivée des enquêteurs sur le lieu d’un incident donne le temps aux policiers de modifier la scène et de s’entendre entre eux sur une certaine version des faits ».

À savoir si des sanctions contre les agent-e-s qui refusent de collaborer pourraient s’avérer nécessaires pour arriver à des résultats convaincants, le Dr Mulone reste ambivalent. Ce dernier considère que les enquêteur-euse-s préfèrent souvent obtenir des demi-vérités et garder des relations harmonieuses avec l’institution policière, plutôt que de forcer des aveux sous le revers de la menace et perdre le peu d’ouverture de la part des forces de l’ordre. Il semblerait effectivement que les policier-ère-s aient une tendance marquée pour la suspicion quant aux enquêtes faites sur leur travail. Paradoxalement, relève M. Mulone, il paraîtrait que celles et ceux-ci seraient outré-es de recevoir un traitement semblable à celui que l’on réserve aux criminels.

Des doutes sur le mandat

Au départ, une des craintes les plus évoquées quant au BEI concerne la définition étroite et ambiguë de son mandat. Il faut dire que les enquêtes menées par cette nouvelle instance se limiteront à des interventions policières ayant causé des blessures graves, ou un décès. Cependant, le règlement entourant le fonctionnement des enquêtes ne fournit pas de définition précise et sans équivoque de l’étendue des blessures considérées comme étant « graves ». La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), la CRAP et l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec, entre autres, ont toutes fait état de leur malaise quant aux risques causés par cette ambiguïté dans le mandat du Bureau.

Dans le cas ontarien, André Marin avait recommandé l’adoption généralisée de la définition Osler, rédigée par le premier directeur du SIU en 1991. Cette dernière incluait des blessures causant des répercussions sur « la santé ou le bien-être de la victime et dont la nature est plus que passagère ou insignifiante. Elles comprennent les blessures graves résultant d’une agression sexuelle » [2]. Si la Protectrice du citoyen (sic) du Québec suggère l’adoption d’une définition semblable, il faut savoir que malgré tout, les derniers rapports de l’ombudsman ontarien continuent de relever un manque de consensus autour de son application. Au moins trois définitions distinctes de la nature des événements qui doivent légalement être rapportés au SIU sont toujours appliquées par les différents corps de police de la province, ce qui laisse place à un arbitraire inquiétant.

Selon M. Mulone, des actes répréhensibles comme des agressions et des abus sexuels pourraient effectivement être considérés comme infligeant des blessures graves. Le parallèle à faire avec les accusations portées à la Sureté du Québec de Val d’Or, dans le cas des femmes autochtones victimes d’abus de pouvoir de la part de certain-e-s agent-e-s de police, est inévitable. Dans de pareilles circonstances, une enquête par le BEI paraît tout indiquée, dans la mesure où effectivement le harcèlement, l’intimidation et les abus sexuels sont considérés comme causant des blessures graves.

La méfiance du public

Au départ, le processus de création du BEI a été enclenché dans le but de rétablir la confiance du public suite au meurtre de Fredy Villanueva en août 2008. Le rapport de la Protectrice du citoyen (sic) sur le sujet ainsi que la pression médiatique auraient forcé une réforme de la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes par le Parti québécois du Québec en mai 2013, instaurant par le fait même le BEI. Toutefois, un scepticisme plane autour du contexte de création du Bureau de surveillance, qui s’inscrirait davantage dans une perspective électoraliste que dans une volonté véritable de s’attaquer à un problème de fond. Selon M. Mulone, il s’agirait d’un travail de communication politique visant à assurer une justice, mais aussi beaucoup à rassurer le public, sans pour autant lui donner de réelles raisons de dissiper ses craintes. Ce dernier pourrait s’avérer déçu s’il s’attend à voir plusieurs accusations peser contre les policier-ère-s dans le cadre de leur travail, puisqu’il est plutôt rare que les enquêtes se soldent par des inculpations. Pour ne donner que cet exemple, sur quelques 226 incidents soumis à enquête par l’Unité des enquêtes spéciales en 2006 en Ontario, seules deux accusations criminelles furent portées [3]. En ce qui concerne le rétablissement de la confiance du public envers le corps policier, le Bureau ne serait qu’un pas dans la bonne direction, puisque l’impression généralisée de corruption au sein de l’institution policière ne sera pas démentie par une instance enquêtant certains incidents ciblés. La lutte contre la corruption fait plutôt déjà l’objet d’enquêtes internes.

Des pistes de solution 

Si le BEI tel que défini dans la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes ne semble pas garant du rétablissement de la confiance du public sur le travail policier, il pourrait tout de même être à la base d’un nouveau rapport entre l’institution policière et les citoyen-ne-s. De fait, le Dr Mulone s’appuie sur l’exemple du fonctionnement du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) – dirigé en vérité par une directrice – pour proposer une politique de transparence et d’information à la hauteur des attentes citoyennes. Au-delà de la nature des décisions qui sont prises par cette institution, elle fait preuve de beaucoup de transparence en rendant publics non seulement les jugements, mais également une description détaillée et justifiée des décisions qui sont prises.

Cette façon de fournir des informations brutes au public semble effectivement être une manière d’assurer plus de redevabilité et de respect pour l’intelligence et le droit à l’information des Québécois-e-s. Reste que les membres du corps policier ont tendance à être particulièrement réfractaires à la divulgation des informations et de l’identité des individus impliqués dans des incidents provoquant la mort ou des blessé-e-s graves. Si les noms des agent-e-s sont effectivement déjà rendus publics dans le cadre d’enquêtes de type déontologique sur des manquements professionnels, la transparence des enquêtes du BEI pouvant mener à des accusations criminelles semble représenter une perspective beaucoup plus inquiétante à l’interne. Toujours est-il que ce type de transparence ne fait pas actuellement partie du mandat du Bureau, comme l’exprime ouvertement sa directrice, Mme Madeleine Glauque, dans une entrevue accordée à La Presse en février dernier : « Le BEI n’expliquera pas davantage au public les conclusions de ses enquêtes […] Ce n’est pas dans notre mandat. Dans la loi, nous sommes comme un corps de police avec les mêmes obligations de confidentialité. Ce sera au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DCPCP) d’expliquer ou non les raisons qui le poussent à accuser ou ne pas accuser un policier [sic] » [4]. Il faut dire qu’effectivement, le DCPCP est entièrement maître des décisions entourant le dépôt ou non d’accusations dans le cadre de dossiers d’intervention policière ayant mené à la mort ou des blessures graves selon les normes actuelles [5].

Si déjà le BEI est loin de faire l’unanimité avant même son entrée en fonction, reste à voir si l’instance se révélera apte à rendre les comptes qui se font ardemment attendre de la part de la société civile. 

[1]https://www.ombudsman.on.ca/Files/sitemedia/Documents/Investigations/SOR…

[2] http://www.lacrap.org/mauvais-augure-pour-le-bureau-des-enquetes-indepen…

[3]https://www.ombudsman.on.ca/Files/sitemedia/Documents/Investigations/SORT%20Investigations/siureportfr_1.pdf

[4]http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/actual…

[5]http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/police/police-quebec/encadrement-…

Trois pistes pour comprendre la répression de la grève étudiante

Trois pistes pour comprendre la répression de la grève étudiante

Le terme répression trouve son origine dans le mot latin reprimere (1) qui signifie refouler. Malgré une utilisation relativement ancienne du terme, le sens de celui-ci à très peu changé jusqu’à aujourd’hui : contenir et châtier sont deux sens qu’on accole toujours au mot «répression» (2). Si les mouvements sociaux québécois n’en sont pas à leur première rencontre avec l’appareil répressif de l’État, il reste néanmoins surprenant que la mobilisation étudiante de 2015 soit aussi rapidement la cible d’une répression dont l’intensité et la violence en indigne plusieurs. Sans vouloir apporter une réponse exhaustive je proposerai ici quelques pistes pouvant permettre d’orienter notre réflexion sur la répression et sur la violence policière que subit le mouvement étudiant.

Des super-bureaucrates

En schématisant à peine, on peut dire que les policiers-ères ne sont en fait que des « super-bureaucrates », c’est-à-dire des bureaucrates armé-e-s. Tout comme les bureaucrates, ils et elles  doivent remplir de longs rapports et autres formulaires et appliquer des règlements dont la logique échappe à la majorité de la population. Le métier de policier au jour le jour se révèle donc être ennuyant et souvent peu efficace. Par ailleurs, nombre d’études en sciences sociales ont démontré que la pratique des patrouilles policières et l’augmentation des effectifs n’affectaient aucunement les taux de criminalités (3). D’autre part, les policiers-ères passent la plupart de leur temps à faire respecter (c’est-à-dire par la menace de l’usage de la violence légitime) des règlements administratifs (4). Une fois que l’on sait cela, certaines choses s’éclaircissent. L’application du règlement P-6, avec entre autre l’obligation qui en découle pour les manifestant-e-s de remettre un itinéraire, représente une tactique bureaucratique par excellence. Remettre un itinéraire implique de faire une demande, que cette demande soit traitée et enfin acceptée ou refusée comme n’importe quel formulaire que l’on remettrait à la RAMQ (5) ou la SAAQ (6). Avec un tel règlement, la Ville de Montréal est capable de légitimer le fait que les policiers-ères provoquent volontairement des quasi-émeutes et procèdent à des arrestations de masse. D’ailleurs, l’administration de la ville a pris le temps de souligner que cette année le règlement P-6 serait appliqué sans aucune tolérance (7) et ce avant même le début des manifestations et malgré l’abandon de 1965 charges pour infraction au règlement P-6 (8). Il y a beaucoup de parallèles à tracer entre l’obsession pour l’itinéraire du règlement P-6 et la répression des manifestations ailleurs dans le monde. À Montréal si on veut « légalement » manifester il faut soumettre son trajet à l’arbitraire policier. Dans beaucoup de pays totalitaires, on demande aux organisateurs d’une manifestation de faire une demande des mois à l’avance pour que celle-ci ait lieu et on les cantonne dans une place publique obscure, loin de tout regard. C’est entre autres ce qu’a fait la Russie aux Jeux Olympiques de Sotchi et ce que font des pays comme la Chine. La différence entre le règlement P-6 et la logique répressive de ces régimes totalitaires en est une de degré et non pas de nature. Cet aveuglement face à la réalité sur le terrain est typique de la bureaucratie. La procédure bureaucratique signifie globalement de faire fi de toute les subtilités de l’existence et de tout réduire à des modèles préconçus (9). Pour être provoquant, on pourrait dire que le règlement P-6 est une invention des plus stupides au sens où il réduit la réalité à un schéma simpliste (du type pas de trajet = gaz lacrymogènes, même si on risque de provoquer une émeute et des blessés) qui permet l’utilisation de la menace de violence physique. C’est d’ailleurs le propre de la violence de rendre caduque toute réponse intelligente et posée. Les policiers-ères sont donc les bureaucrates par excellence grâce à la possibilité qu’ils ont d’utiliser la menace de la violence physique. Bien sûr, c’est l’arbitraire policier-ère qui détermine en dernière instance quand cette violence est appliquée, la menace reste quant à elle omniprésente. Comme Max Weber l’a remarqué, toute forme de bureaucratie se rend indispensable à l’élite au pouvoir, et il est presque impossible de s’en débarrasser (10). De la même façon, les policiers-ères au Québec se rendent indispensable aux gouvernements en place (que ce soit le PQ, le PLQ, Coderre ou Labeaume) afin que ceux-ci conservent leur pouvoir. Mais aussi on imagine difficilement le gouvernement renvoyer simultanément toute sa garde armée …

La culture policière

La culture policière représente ce système de valeurs et de savoirs partagés qui sont passés d’une génération de policiers-ères à une autre et qui permet de « faire sa place » dans l’organisation (11). Elle représente des pratiques informelles et est terreau fertile pour les pratiques non-professionnelles (12). Cette culture policière se développe dès l’entrée des nouveaux-elles policiers-ères dans les services de police mais aussi au long de leur formation alors qu’ils et elles sont entouré-e-s d’ancien-ne-s policiers-ères qui leur transmettent cette culture. Il est d’ailleurs fascinant d’observer comment cette culture et cet esprit de corps se déploient chez les étudiant-e-s en technique policière lorsqu’il y a une assemblée de grève dans leur Cégep … En terme de valeurs partagées, la culture policière permet au corps policier de différencier les bon-ne-s citoyen-ne-s des mauvais-es. Parlant du sociologue John Van Maanen, Didier Fassin écrit : « Selon cet auteur, (13) les assholes constituent un ensemble peu différencié de personnes allant du travailleur social au jeune militant en passant par le vagabond et l’alcoolique qui vont faire l’objet de l’attention des forces de l’ordre […] et qui vont se comporter de façon inadaptée, en demandant ce qu’on leur veut, en discutant de la légitimité du contrôle ou en contestant l’autorité du policier » (14) En manifestant chaque soir dans les rues de Montréal en 2012, les étudiant-e-s se sont très certainement assuré-e-s une place notoire dans le palmarès des « assholes » du SPVM. La haine que peuvent entretenir les policiers-ères envers les étudiant-e-s nourrit une certaine banalisation de la violence faite envers ceux-ci. Rien n’empêche un-e policier-ère de se faire justice soit même dans la rue (voyant que beaucoup d’étudiant-e-s s’en tirent avec un retrait des charges) en allant frapper un-e pauvre étudiant-e avant qu’il ne déguerpisse comme un lièvre. Suite aux émeutes des banlieues de 2005 en France, nombre « d’émeutiers-ères » arrêté-e-s se sont vu relâché-e-s. La réponse des policiers-ères fût de faire leur propre justice dans les rues de France (15). La tombée des accusations concernant le règlement P-6 a peut-être eu cet effet sur les policiers-ères du SPVM. Quoi qu’il en soit, il reste difficile de savoir sur quoi portent les conversations dans les postes de polices, même si certains indices ne mentent pas.

Les médias

Dans un article publié dans le média Ricochet (16), Gabriel Nadeau-Dubois nous parlait de « brutalité médiatique » et de son impact sur les services de police. On le sait, plusieurs médias diffusent quotidiennement dans l’espace publique des propos haineux envers certains groupes de la société. Certains nomment ces médias « radios poubelles » (17) ou « vendeurs de haine » (18). La légitimation de la violence faites aux  étudiant-e-s par ces médias conforte la police dans ses exactions car elle sait que sa violence sera par la suite justifiée (souvent en utilisant une rhétorique paternaliste) par des médias qui sont capables d’atteindre un nombre d’auditeurs-trices relativement élevé. Je voudrais néanmoins déplacer la question des médias vers un autre point qui se situe plutôt au plan de l’imaginaire collectif. Alors, petit exercice, combien existe-t-il de séries policières à la télévision ? Beaucoup. Et qu’est-ce qu’on montre dans ces séries ? Des policiers et des policières qui résolvent des crimes flamboyants et qui démontrent leur courage par leur bravoure et leur personnalité de dur-à-cuire. Le fait est que ces séries télévisées donnent un regard faussé du métier de policier. Comme il a été dit plus haut l’essentiel de la profession policière consiste à appliquer des règlements relativement insignifiants (i.e. pas le droit de boire à cet endroit, pas le droit de dormir à tel endroit, etc.) et à remplir de la paperasse. On est loin de ce qu’on voit à la TV. Les policiers et policières se retrouvent donc dans un train-train quotidien ennuyeux, alors qu’on leur dépeint une réalité fictive dans laquelle ils et elles  rêvent d’intervenir et de devenir des héros (19). Il y a ainsi un décalage important entre la profession et l’image que l’on en a. D’autre part, cette situation a un effet important sur le regard qu’a le public sur le travail policier. La population est constamment bombardée de séries et de romans policiers et est donc constamment appelée à s’imaginer dans la peau d’un policier ou d’une policière. La majorité de la population est donc appelée régulièrement a effectuer un travail interprétatif afin de se « mettre dans la peau » d’un policier. Quand peut-on voir des séries télévisées qui mettent en scène des manifestant-e-s ? Pratiquement jamais. Le travail interprétatif ne se fait que d’un seul côté (20). Il est plus facile pour la population de comprendre le point de vue de la police et de s’y identifier que de le faire avec des manifestant-e-s, puisque la population est quotidiennement appelée à effectuer un travail interprétatif afin de comprendre la perspective des policiers-ères.

Conclusion

Les trois conceptions de la police présentées ici nous permettent de porter un autre regard sur les épisodes de répression que le mouvement étudiant a vécu ces derniers jours et de dépasser les stéréotypes simplistes sur la question de la répression. L’austérité et le système politique qui la supporte sont des structures violentes. Elles ne peuvent être créées et maintenues qu’à partir de la menace de violence physique et ce même si cette violence physique n’a pas à être déployée à tous les jours (21). Cette violence structurelle limite nos capacités à imaginer des alternatives à notre mode de vie, car nous vivons dans un monde où être réaliste signifie prendre au sérieux l’usage systématique de la menace de violence physique (22). Les manifestations étudiantes ont réveillé la violence dormante de nos structures sociales. Dans un monde aseptisé et schématisé au maximum, l’imagination se fait rare. Contre une vision du monde qui sabote la finalité de l’agir humain, il faut promouvoir l’imagination et apprendre à ne pas être « réalistes ».   L’opinion exprimée dans le cadre de cette lettre d’opinion, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre. CRÉDIT PHOTO: Caroline Cheade


(1) Dictionnaire étymologique Larousse (1964 : 644). (2) Multi dictionnaire de la langue Française (2009 : 1414). (3) La force de l’ordre : une anthropologie de la police des quartiers (Fassin, 2011 : 113). (4) The Utopia of Rules : On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy (Graeber, 2015 : 73). (5) Régie de l’Assurance Maladie du Québec. (6) Société de l’Assurance Automobile du Québec. (7) http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201503/25/01-4855369-manifestations-p-6-sera-applique-previent-ladministration-coderre.php page consultée le 8 avril 2015 (8) http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/actualites-judiciaires/201502/25/01-4847318-p-6-montreal-retire-les-accusations-pendantes.php page consultée le 8 avril 2015 (9) Op. cit (Graeber, 2015 : 75). (10) From Max Weber : Essays in Sociology (Weber, 1946 : 233-34). (11) Using Bourdieu’s Framework for Understanding Police Culture in Droit et Société (Chan, 2004 : 328). (12) Ibid (13) The assholes in Policing : A View from the Street(Van Maanen, 1978). (14) Op. cit (Fassin, 2011 : 152). (15) Op. cit (Fassin, 2011 : 293). (16) https://ricochet.media/fr/371/les-policiers-ne-vivent-pas-dans-un-bocal page consultée le 8 avril 2015 (17) http://sortonslespoubelles.com/ page consultée le 8 avril 2015 (18) http://ucl-saguenay.blogspot.ca/2013/09/lancement-du-livre-radio-x-les-vendeurs.html page consultée le 8 avril 2015 (19) Op. Cit (Fassin, 2011 : 100). (20) Op. cit (Graeber, 2015 : 81). (21) Op. cit (Graeber, 2015 : 59). (22) Op. cit(Graeber, 2015 : 86).