Les athlètes de l’ombre : ces sportives dont on ne parle pas

Les athlètes de l’ombre : ces sportives dont on ne parle pas

Au fond, c’est une question de possibilités. Les jeunes filles doivent sentir qu’elles peuvent progresser à tous les niveaux et gravir tous les échelons dans le domaine du sport. Trop souvent, on ne leur offre que des emplois subalternes, et les portes se ferment quand vient le temps de monter en grade, d’occuper des postes de direction, de prendre en charge une équipe professionnelle ou une équipe de haut niveau, avec comme résultat que la jeune fille laisse tomber parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas de place pour elle.

–      Séverine Tamborero, Casser le moule.

La sous-représentation des femmes dans le sport n’est que le reflet de la sous-représentation des femmes dans toutes les sphères de notre société. Cet article fait état des lieux de la présence des sportives dans les médias québécois et canadiens et offre une tribune à quatre femmes travaillant dans le monde du sport au Québec. Des pistes de solutions sont données en fin de texte quant aux manières de rendre accessible le sport aux femmes.

Des sportives font l’histoire

Il faut l’entrée dans le XXe siècle pour que les femmes puissent enfin concourir dans les Jeux olympiques, en 1900, et qu’on accepte socialement leur présence dans le monde sportif. À ces jeux, seules cinq disciplines accueillent les femmes, soit le golf, le tennis, les sports équestres, la voile et le croquet1. Pendant les deux guerres mondiales, les femmes participent de plus en plus aux sports,  poursuivant les tournois et constituant des équipes alors que les hommes sont partis à l’étranger. Cependant, comme elles reprennent le travail domestique où l’on tente de les confiner après la guerre, plusieurs délaissent à nouveau le sport pour occuper la sphère familiale et réaliser les travaux invisibilisés que l’on considère comme étant naturellement des tâches féminines : prendre soin de la maisonnée et des enfants. Dans les années 1950, le American way of life renforce les stéréotypes de genre et l’image idéale de la femme dans les cultures occidentales, et celle qui persiste est celle d’une femme hétérosexuelle au foyer, précieusement habillée et coiffée pour plaire à son mari, mère dévouée et prodiguant les soins à la famille, écoutant son mari et prévoyant réponses à ses besoins. Son épanouissement personnel est ainsi mis de côté, et peu de temps lui est disponible pour s’impliquer activement dans un sport. La société est convaincue que la place des femmes est à la maison, et que sa principale fonction est de procréer. Les sports sont le royaume des hommes et beaucoup s’évertuent à conserver cet état des choses.

Au Canada, dans les années 1970, certaines femmes portent en justice des cas de discrimination sexuelle, dans plusieurs sphères de la vie sociale, et aussi dans le sport. Elles veulent défendre leur droit de jouer dans des équipes sportives. La décennie suivante, l’Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique (ACAFS) est créée2. Le mandat que se sont donné les femmes de cette association est grand mais simple : elles sont déterminées à bâtir un système canadien de sport et d’activité physique équitable et inclusif qui permet aux femmes de se réaliser, tant à titre de participantes que de « leadeuses ». Elles ont pour souhait de produire des changements systémiques et, en partenariat avec des gouvernements, des organisations et des chefs de file, de remettre le statu quo en question. L’association participe aussi à des études, donne des formations et ateliers, et transmet des recommandations aux parties impliquées dans l’arène du sport au Canada, tant pour les entraîneur·euses et pour les écoles que pour les divers paliers des gouvernements et les athlètes elles-mêmes3. L’ACAFS rapporte, sur son site web, qu’aux Jeux olympiques d’Atlanta, en 1996, seulement 97 des 271 épreuves étaient ouvertes aux femmes et qu’il y avait 3 626 femmes pour 10 629 athlètes. De l’équipe canadienne composée de 307 athlètes, il y en avait déjà quand même plus de la moitié qui étaient des femmes, soit 154 pour 153 hommes!

Selon une étude de la chercheuse Marie-Hélène Landry, avec la participation de la Direction du sport et de l’activité physique du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport4, trois fédérations sportives sur 33 rapportent qu’il y a une augmentation significative, depuis 1998, du nombre d’athlètes féminines, et cinq autres affirment que le nombre de sportives augmente continuellement. Cependant, neuf fédérations disent que la situation de leur côté est stable, et ce, depuis les cinq à dix dernières années. Parmi les fédérations interrogées, on constate que la participation des femmes stagne entre 15 % et 30 % pour chacune d’elles. Au sein des fédérations, toujours selon les données recueillies lors de cette étude, on développe une préoccupation consciente de l’importance d’amener les femmes vers le sport. Les fédérations désirent faire de la place aux femmes et veulent approcher un nombre égal de femmes et d’hommes parmi leurs membres. Les mentalités évoluent donc avec le temps, et plusieurs efforts sont collectivement déployés pour inclure les femmes dans la vie sportive. Cela est encourageant, bien qu’une étude plus récente5 maintienne que les hommes sont toujours plus susceptibles que les femmes de participer à un sport : en 2010, on comptait que le tiers des Canadiens pratiquait un sport, alors que seulement le sixième des Canadiennes le faisait. Par contre, de cette dernière étude, on note que la participation des femmes à des tournois sportifs a bien augmenté : 40 % des sportives ont déclaré qu’elles jouaient en tournois, comparativement à 33 % en 2005.

Sous-représentation et sexisme systémique

Bien qu’une certaine amélioration soit perceptible dans l’acceptation sociale de la présence des femmes dans le sport, beaucoup reste à faire. Si moins de femmes évoluent dans les milieux sportifs, c’est aussi parce que leur représentation est quasi nulle, et ce, à tous les niveaux du sport : entraîneuses, directrices de fédération, commentatrices, athlètes de haut niveau, journalistes sportives, etc. Elles sont toutes sous-représentées, d’abord parce qu’on ne leur ouvre pas les portes collectivement, ensuite parce que les médias et les commanditaires favorisent le sport masculin au détriment du sport féminin. Un effet  malheureux en découle : les jeunes filles ne voient pas beaucoup de modèles féminins autour d’elles (à l’école parmi les professeurs·es d’éducation physique, dans les équipes régionales, à la télévision, dans les journaux), ce qui les empêche de s’imaginer comme femmes dans le sport, les amenant souvent à délaisser le monde sportif après le cheminement scolaire, ce qui réduit donc leur présence dans ces milieux, puisqu’elles n’y voient pas de possibilités futures pour elles. Avec peu de modèles visibles, les jeunes filles oublient qu’elles peuvent aussi devenir modèles et ne poursuivent que rarement une carrière sportive. Il y a certainement des femmes dans le sport, et davantage aujourd’hui qu’avant, mais sans l’aide des médias qui pourraient diffuser le sport féminin, sans l’aide des hommes et des femmes pour leur faire plus de place dans les instances de haut niveau, sans l’aide des commanditaires pour appuyer financièrement les sportives dans leur parcours, sans programme scolaire gouvernemental pour inciter les jeunes filles à l’activité physique, peu d’opportunités seront créées pour inverser la tendance. Aussi, sans changement radical dans le sexisme systémique qui sévit dans notre culture, on ne verra pas évoluer les mentalités par rapport aux femmes dans le sport. Si on ne croit pas collectivement que les femmes peuvent aussi être sportives, fortes, énergiques, compétitives, persévérantes, musclées, faire preuve de leadership, et qu’elles doivent se restreindre à la sphère domestique et aux activités « typiquement féminines », le monde du sport sera à l’image de notre culture. Et le sexisme se produit aussi chez les hommes, lesquels peuvent rarement sans préjugés pratiquer un sport dit « féminin » (gymnastique, danse), puisqu’ils sont affublés de sobriquets tel « fif », « tapette », et autres commentaires homophobes. Dans le même ordre d’idées, l’homophobie résultant du sexisme s’exprime souvent chez les femmes sportives en cette idée qu’ « elles doivent être lesbiennes », alors que les femmes ayant des activités et traits plus socialement attribués au genre masculin peuvent tout aussi bien être hétérosexuelles.

Selon une étude6 faite par l’ACAFS, en collaboration avec la campagne « Nourrir le sport féminin » des producteurs laitiers canadiens, les femmes ne reçoivent que 5 % de la couverture sportive médiatique, alors que le sport occupe en général 15,64 % des médias, rapporte La Gazette des femmes7. En 2014, parmi tous les diffuseurs des réseaux de télévision nationaux spécialisés dans le sport, seulement 4 % des 35 000 heures de diffusion ont porté sur le sport féminin. Leur représentation, aussi rare qu’elle soit, est principalement basée sur les stéréotypes de la féminité ainsi que sur leur apparence physique, ou encore sur le fait qu’elles soient épouses. Toujours selon cette étude, un maigre 5,1 % de la couverture médiatique journalistique des médias imprimés au Canada parlait des sportives.  De plus, dans l’industrie du sport canadien, 99,6 % des commandites sont données au sport masculin. Selon l’article « Sport féminin cherche temps d’antenne » publié dans la Gazette des femmes en 2014, parmi les athlètes les plus citées au Québec, Serena Williams est la première femme du palmarès… à la 38e position. Les femmes sont donc loin dans l’imaginaire sportif québécois. On ne les connait pas vraiment, on ne les suit pas, elles semblent réduites à l’ombre, là où elles participent pourtant avec passion et courage.

Une équipe de chercheur·euses de l’Université de Cambridge au Royaume-Uni a analysé des millions de mots relatifs aux sportifs et aux sportives rapportés dans les médias afin de voir avec quels termes on décrit les hommes sportifs en comparaison à ceux utilisés pour parler des femmes sportives lors des Jeux olympiques de Rio au Brésil en 20168. D’abord, on constate que le sport masculin est habituellement le sport « par défaut ». Par exemple, le hockey joué par les hommes demeure le hockey, tandis que le hockey joué par des femmes est le hockey « féminin ». Parmi les mots associés spécifiquement aux sportives, on retrouve « âgée », « plus vieille », « enceinte », « mariée », « célibataire », etc. En comparaison, les mots les plus employés pour parler des sportifs sont « le plus rapide », « fort », « grand », « vrai » et « bon ». Alors même qu’il s’agit de décrire les situations sportives dans lesquelles se retrouvent les sportives, elles demeurent associées à leur rôle genré d’épouse et de mère, en plus d’être observées sous la loupe de l’apparence physique, selon leur âge ou la façon dont elles sont habillées. Selon Emilie Tôn, dans son article « Sexisme dans le sport :  »et si on parlait autrement des championnes? » »9, le sexisme se vit aussi dans la façon dont on commente les prouesses des sportives. Comme exemple, elle nous rappelle que la nageuse Katie Ledecky, au Jeux de Rio de 2016, a été surnommée la « Phelps au féminin », la comparant donc à un homme au lieu de lui donner le mérite qui lui revient en tant que personne sportive. Tôn nous fait aussi remarquer qu’aux même Olympiques, les joueuses de rugby ont été comparées entre elles, « les Françaises sont beaucoup plus mignonnes, beaucoup plus féminines que les Américaines ». Ces façons de parler des sportives les réduisent à des rôles genrés et les confinent dans une pensée de compétition des apparences physiques du type « qui est la plus belle », comme si les femmes se devaient d’être belles en tout temps pour le plaisir des spectateurs·trices, alors même qu’elles occupent une fonction où cela n’a aucune importance.

Visite chez trois grands quotidiens québécois

Dans le but de faire moi-même l’exercice, j’ai passé deux semaines, du 3 avril au 16 avril 2018, à scruter la section sport de trois grands journaux québécois en ligne, soit Le Journal de MontréalLa Presse et Le Devoir. Chaque jour, j’ai compté le nombre d’articles qui présentaient des sportives versus des sportifs en photo, j’ai aussi comptés le nombre de fois que des sportifs étaient cités versus celui où des sportives étaient citées. Parmi les sportifs et les sportives, j’ai inclus les noms d’entraîneur·euses et ceux des  directeur·trices d’équipe. Les noms répétés dans un même article ne comptaient que pour une fois, mais si ce nom était répété dans plusieurs articles différents une même journée, je le comptais autant de fois. Ainsi, pour un total de 2 494 citations de sportives et de sportifs durant ces deux semaines, et parmi les trois journaux, seulement 357 étaient des noms de femmes, soit 14,3 %. Si ce nombre dépasse la moyenne canadienne de 5 % de couverture médiatique, c’est probablement, selon notre jugement, dû aux Jeux olympiques de Pyeongchang qui se terminaient et aux Jeux du Commonwealth qui battaient leur plein. Sur un total de 320 articles analysés, 283 étaient dédiés aux hommes pour 33 dédiés aux femmes. Le meilleur jour pour les sportives a été le 3 avril 2018, alors que Le Devoir a cité 19 sportives sur 24 citations, que La Presse a cité 19 sportives sur 35 citations et que Le Journal de Montréal nommait un piètre 5 sportives sur un total de 54 citations. Cette courte étude a permis de voir que Le Devoir a invariablement publié, durant cette période, un total de 4 articles sportifs par jour et que chaque jour, au moins un article était publié au sujet d’une ou de plusieurs sportives. À l’opposé, Le Journal de Montréal était le journal le moins porté à publier des articles sur le sport féminin, alors qu’il attire le plus grand lectorat des trois quotidiens et qu’il compte le plus grand nombre d’articles sportifs. Si Le Devoir a publié quatre articles sportifs par jour sur son site, la moyenne des articles sportifs sur le site Journaldemontreal.com a été de 14 par jour (pour les deux semaines considérées). Ainsi, le plus grand nombre de citations s’est retrouvé dans Le Journal de Montréal, bien que ce soit dans celui-ci qu’on a le moins cité les femmes. En fait, pendant 13 jours sur 14 à lire ce journal, au moins 90 % des citations ont été données aux sportifs plutôt qu’aux sportives. Cette expérience, bien qu’incomplète, offre malgré tout une vision de la nature du traitement et de la couverture médiatique sportive qui ne revient pas aux femmes.

Et les sportives, qu’en pensent-elles?

Afin d’avoir un portrait plus juste de ce que des femmes dans le milieu du sport vivent, je me suis entretenue avec Séverine Tamborero, autrice, entraîneuse et conseillère en haute performance; avec Ariane Bergeron, photographe sportive; avec Karolyne Delisle-Leblanc, commentatrice à RDS; et finalement, avec Ariane Fortin-Brochu, boxeuse olympienne. Chacune ne vit pas sa « place dans le sport » pareillement, et il en découle que toutes ne revendiquent pas leur statut de femme dans le sport, alors qu’elles voudraient surtout être vues comme une personne, sans que leur genre ne les réduise à certaines idées préconçues.

Boxeuse olympienne

Ariane Fortin-Brochu, boxeuse de haut niveau, nous rappelle que la boxe n’a été acceptée comme discipline ouverte aux femmes qu’en 1991 et en 1993, au Canada et aux États-Unis respectivement. Elle nous partage son expérience en regard du biais sexiste qui pouvait exister, même quand on désirait la complimenter : « J’ai entendu beaucoup « Ariane, c’est comme un gars », ça se voulait un compliment, mais en fait ça demeure du sexisme, parce que, du moment qu’une fille s’entraîne fort, régulièrement, fait le même entraînement que les hommes, on la fait traverser « du côté des gars », alors que ce n’est pas ça. » Elle insiste pour me dire qu’il faut reconnaître qu’une femme peut s’entraîner aussi fort qu’un gars, et la percevoir toujours comme une femme. Pour elle, une femme championne du monde (au même poids), ça a autant de valeur qu’un homme, parce qu’elle est au plus haut niveau de compétition qu’il lui est possible d’atteindre. Il ne faudrait donc pas comparer les réussites des hommes dans la boxe à celles des femmes. La physionomie de chacun·e est différente et leurs limites ne peuvent pas s’inscrire dans un mode comparatif entre catégories. Pour Ariane, le sexisme vécu a plutôt été un élément de motivation dans sa carrière. Elle sait qu’elle représente une femme qui a réussi dans un milieu d’hommes et s’envisage comme une modèle pour les jeunes filles. Pour elle, ce qui est important, c’est de faire ressortir sa persévérance, car cet atout n’a pas de sexe. Ariane nous confie que c’est important d’être un modèle, non pas seulement pour les jeunes filles, mais pour tous·tes les jeunes sportif·ves. Selon la rétroaction qu’elle reçoit des élèves qu’elle visite pour donner des conférences dans les écoles, les garçons sont aussi ouverts à l’idée d’avoir des modèles féminins : « Ils embarquent, ils sont impressionnés par ce que j’ai réalisé. » Selon elle, enrayer le sexisme, ça ne passe pas juste par les filles, mais aussi par ce que l’on montre aux garçons.

Journaliste à RDS

De son côté, Karolyne Delisle-Leblanc est journaliste sportive pour la chaîne RDS. De son point de vue, il n’y a pas vraiment de problématique au niveau de l’égalité des sexes dans son milieu. Elle y voit s’y épanouir beaucoup de femmes et ne sent pas nécessairement le besoin de recourir au féminisme pour atténuer les injustices systémiques que le sexisme fait connaître au monde sportif. Cependant, elle concède que la communication est moins ouverte, selon elle, dans une salle de nouvelles sportives occupée majoritairement par des hommes : « C’est difficile pour eux d’exprimer leurs sentiments, et il peut en résulter une cumulation d’émotions négatives, ce qui n’est pas nécessairement bon à long terme. » Pour Karolyne, il y a de la place pour les femmes dans le journalisme sportif, « ça ajoute un aspect à la couverture ». Dans la salle de nouvelles, bien qu’elle ne choisisse pas les sujets qu’elle devra couvrir, elle a la ferme impression que « parce qu’elle est une femme », on lui donne majoritairement des sujets concernant le sport féminin. Pourtant, comme elle conclut avec moi : « Ne pensez pas que parce que nous sommes des femmes, nous préférons le sport féminin! ». Et voilà encore un commentaire qu’il ne faut pas prendre à la légère : être femme ne signifie pas que l’on veuille rester prisonnière de la couverture médiatique féminine dans tous les contextes. Les sportives aiment le sport, et leurs intérêts ne sont pas constamment teintés par leur nature stéréotypée de « femme ».

Photographe en mode sport

En discutant avec Arianne Bergeron, photographe de sportives, on sent que sa passion nourrit aussi ses convictions : « J’ai toujours préféré Justine Henin à Roger Federer. Pendant les Jeux olympiques, j’ai toujours tune in pour les épreuves féminines parce que je m’identifie plus à leur réalité. D’ailleurs, dans le temps, c’était pas mal la seule fenêtre sur nos athlètes féminines, une fois aux deux ans. » Ayant trop souvent ouvert la section sport des journaux sans y voir une seule photo de sportives, elle s’est donnée comme mandat d’imager et de représenter les femmes dans le sport. À la question « Comment trouvez-vous les photos de femmes dans le sport? », elle répond sans hésiter : « Certainement moins nombreuses que celles des hommes ». Elle nous confie qu’il lui est arrivé plusieurs fois d’ouvrir les journaux et de ne voir aucune photo de femmes sportives. Et quand il y en a, elle a souvent l’impression que les images des hommes sont plus avantageuses que celles des femmes, « comme si l’homme devait plus souvent être puissant et que la femme devait être belle ». Pour elle, photographier des sportives lui permet de rectifier la situation, de mettre son poids dans la balance : « Le fait d’être une femme qui photographie les femmes rend certainement la tâche plus facile pour les athlètes. La plupart ont tendance à se sentir comprises et appuyées dans le processus photographique. J’essaie avant tout de montrer que les athlètes sont présentes. Malheureusement, dans certains sports, on est encore au point où l’image comme telle est le message, plutôt que d’être le véhicule. » À la question « Croyez-vous que les sportives apprécient votre travail? », Arianne me répond, confiante, que oui, les sportives apprécient son travail : « Des skateuses m’ont dit que si je n’étais pas là, personne ne saurait qu’elles font du skate. » Son travail prend donc tout son sens dans le fait de rendre visible une population qui se sent trop souvent invisibilisée. Quand on lui demande ce qu’elle pense de la sous-représentation des femmes dans le sport, elle donne en exemple une situation qui est arrivée à des femmes en compétition de planche à neige : « Les organisateurs ont donné le « go » à la finale féminine de slopestyle pendant des conditions météorologiques qui étaient non seulement dangereuses, mais qui ont fait en sorte que les filles ont performé à une fraction de leur potentiel. Elles ont donné des performances qui sont impressionnantes selon les conditions, mais je ne pense pas qu’on puisse apprécier l’effort depuis son salon. Ça joue un grand rôle sur l’admiration qu’ont les jeunes filles pour leurs athlètes favorites. Dans des conditions différentes, les snowbordeuses [planchistes sur neige] auraient pu marquer l’histoire. » Selon elle, ce genre de situation fait en sorte que les commanditaires pour les athlètes féminines sont moins nombreux : « Encore en 2018, une compétition locale snowboard [planche à neige] donnait le double du cachet des femmes aux hommes et on les a tous fait poser avec leur gros chèque en plastique. C’est difficile dans ces cas-ci de ne pas faire passer ça sur de la mauvaise foi. » Mais foncièrement, Arianne Bergeron croit en ce qu’elle fait. Ses images sont une preuve de plus que les filles peuvent réussir : « Je suppose que des fois, une image vaut mille rêves! »

Des femmes et non pas des filles

Quand on demande à Séverine Tamborero pourquoi c’est encore d’actualité de parler de la sous-représentation des femmes sportives dans les médias, elle nous répond que surtout, les attentes envers celles-ci sont différentes de celles qu’on entretient envers les hommes : « Une femme dans les médias doit être à l’image des standards de beauté strictes qui sont dictés par la mode. Elle doit aussi s’exprimer de manière impeccable. Son intelligence sera sans cesse critiquée et on lui laissera peu de marge d’erreur. Les hommes, de leur côté, s’ils ont été athlètes ou impliqués dans le milieu du sport professionnel, sont automatiquement considérés comme étant compétents. On excuse ceux ayant un physique soi-disant de laisser-aller et ayant un langage familier », alors qu’on ne le permet pas aux femmes. Pour Séverine, il faudrait commencer déjà à prioriser le sport et l’activité physique à l’école, et ce, au plan gouvernemental. Dans le but d’échapper aux stéréotypes de genre et de sexe dans la représentation médiatique, il faudrait selon elle éduquer le monde sportif lui-même, et avoir plus de femmes à la tête d’entreprises sportives. Il faudrait aussi démystifier la place des entraîneuses au-delà des groupes sportifs juvéniles et les voir s’accomplir comme entraîneuses de haut niveau. Il y a aussi tout un travail à faire auprès des familles pour faire évoluer les mentalités qui font qu’encore aujourd’hui, on envoie les garçons au hockey et les filles à la danse. Si on lui demande comment elle aimerait que les commentateur·trices sportif·ves parlent des sportives, elle nous répond qu’il faudrait d’abord commencer par utiliser le mot femme au lieu de fille pour désigner une athlète, puisque qu’on ne nomme jamais les hommes « garçons ». Aussi, trop souvent ont décrit l’apparence physique d’une femme plutôt que de couvrir l’ensemble de ses performances. Il serait temps d’éviter les commentaires du type « elle court vite pour une fille » ou encore « elle est forte pour une fille », qui diminuent les capacités des femmes dans leur domaine sportif, ne les considérant plus comme une athlètes mais comme une image naturalisée de la femme « fragile », « faible » ou « impuissante ». Pour Séverine, parler de sport féminin, c’est déjà être féministe. Elle demeure persuadée qu’il faut aborder le fait que la réussite des sportives de haut niveau peut stimuler la participation des jeunes filles qui croient encore malheureusement que le sport leur est inaccessible. Ainsi, la couverture médiatique du sport féminin devient un outil pour contrer un problème qui est plus grand que celui de sa faible représentation.

Et elle n’a pas tort. Selon l’article À la recherche de l’équité entre les sexes dans le domaine de l’entraînement : opinions des athlètes féminines sur la carrière d’entraîneure10[sic], les athlètes ont mentionné que la culture à prédominance masculine du sport était perçue comme un obstacle à la poursuite d’une carrière en entraînement, et qu’il s’agissait de l’une des raisons pour lesquelles elles avaient quitté le poste d’entraîneuse qu’elles occupaient.

Dans tous les cas, la présence des femmes dans le sport existe et mérite de recevoir une diffusion publique et des ressources adéquates et paritaires pour amener les femmes et les jeunes filles à poursuivre des activités sportives tout au long de leur vie.

Bienfaits du sport et pistes de solutions

Selon l’ACAFS, les bienfaits de l’équité des sexes dans le sport sont multiples : représenter l’ensemble de la population et profiter des ressources de tous les membres permet de créer une association plus vaste, plus forte et plus efficace; les femmes compétentes offrent un bassin important de gestionnaires, d’entraîneuses et d’officielles aux associations; changer l’image des femmes dans le sport attire l’intérêt public et les investissements privés, ce qui a pour effet d’attirer encore plus de membres vers l’association; devenir une chef de file dans la promotion des filles et des femmes donne du prestige et attire le soutien; en travaillant ensemble, les hommes et les femmes peuvent apprendre à créer des partenariats; offrir aux mères et aux filles des occasions de participer ensemble à des activités sportives; le sport et l’activité physique apprend aux filles et aux femmes à respecter leur corps et ses limites, ce qui les aide à faire face aux problèmes de santé tels que les troubles alimentaires et le tabagisme, etc.

En bref, le sport au féminin, s’il était célébré, diffusé, accepté socialement, permettrait de donner aux femmes l’espoir qu’elles ont aussi leur place dans ce domaine durement gardé par les hommes. Il faut montrer que faire du sport est sain, souhaitable, bon pour la santé physique et psychologique, et ce, pour toutes et sans crainte de se faire harceler, ridiculiser, comparer, diminuer, réduire à une apparence.

À titre d’exemple à suivre,  la France a instauré des mesures d’incitation à la diffusion du sport féminin. Un fonds d’un million d’euros par année sera donné aux fédérations sportives pour financer la production d’images de sport féminin qui n’auraient encore aucune valeur aux yeux des diffuseurs. De grands événements sportifs féminins seront aussi choisis et mis à la liste des « événements d’importance majeure », dont les droits de diffusion devront être partagés entre les chaînes payantes et gratuites11.

Le calcul m’apparaît simple : plus il y aura d’opportunités données aux femmes dans le milieu des sports, que ce soit en tant qu’athlètes ou dirigeantes d’équipe, sans les réduire à un rôle de femme fatale ou de mère-entraîneuse aux bons soins de son équipe, plus il y aura de modèles pour les générations futures, donc plus il y aura de jeunes filles qui oseront s’aventurer dans les sports. Les femmes sont capables d’endurance, de surmonter les obstacles, de créer des stratégies, de pratiquer une discipline intensivement, de saisir l’esprit de compétitivité, d’aspirer au surpassement de soi. Elles possèdent, physiquement et psychologiquement, tous les traits souhaitables pour s’épanouir, au même titre que les hommes, dans le monde du sport. Ce qui leur manque, c’est une acceptabilité sociale et culturelle, un droit à la présence des femmes dans le sport. Les préjugés et stéréotypes sociaux telle l’idée que la couleur bleue est une couleur de garçon et la couleur rose est une couleur de fille ont fait leur temps : on sait aujourd’hui que le genre et les attributs allouées aux sexes sont inexactes, trompeurs, réducteurs. Les femmes peuvent évoluer dans les mêmes domaines que les hommes, leur corps et leur mental le leur permettent. Elles ne sont pas dépourvues de ces capacités et ces capacités ne sont pas que celles des hommes. Les femmes sportives ne sont pas toutes lesbiennes, et non pas nécessairement davantage celles qui sont plus musclées, poilues ou agressives. Une femme peut être féminine et lesbienne, comme elle peut être masculine et hétérosexuelle. Les stéréotypes ne correspondent pas aux réalités. Les hommes qui pratiquent la danse ne sont pas tous gais non plus, les femmes peuvent courir vite tout comme les hommes, et les réussites sportives ne dépendent pas du sexe de l’athlète. Ce qui peut être comparé, ce sont les poids, les distances, les temps, la précision d’exécution, la finesse, la souplesse, l’endurance, la force. Mais les sexes et les genres ne peuvent servir de point de comparaison, car les humains sont dotés d’un plus large éventail de capacités que ne leur confèrent les constructions sociales d’« homme » et de « femme ».

Le sport est surtout l’apprentissage de la confiance en soi, de la découverte de ses compétences, du respect des limites de son corps, du soin et de l’écoute de soi, du dépassement de soi, de la fierté, du travail en équipe, de la connaissance de ses faiblesses et de la résilience. La place des femmes dans le sport est donc tout à fait indiquée, favorable, souhaitée. Vivement que la tendance s’inverse et que l’on voie s’épanouir un plus grand nombre de femmes dans ce domaine ceinturé d’hommes et de masculinité idéalisée.

1 Séverine Tamborero, 2017, Casser le moule, Éditions Québec Amérique, Québec, p.19.

2 Tabitha Marshall, 20 octobre 2013, « Les femmes et le sport au Canada, une histoire », Encyclopédie canadienne, consulté le 22 avril 2018. www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/les-femmes-et-le-sport-au-canad…

3 Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique, consulté le 22 avril 2018. www.caaws.ca/?lang=fr

4 Marie-Hélène Landry, 2008, La place des femmes dans le sport au Québec, la représentation féminine au sein des fédérations québécoises unisports et multisports, des unités régionales de loisir et des municipalités de plus de 75 000 habitants, Rapport Landry, Gouvernement du Québec. www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/loisir-sport/Rappo…

5 Patrimoine Canadien, 2010, Participation au sport, Gouvernement du Canada. publications.gc.ca/collections/collection_2013/pc-ch/CH24-1-2012-fra.pdf

6 2016, Le Sport féminin : nourrir toute une vie de participation : L’état de la participation sportive des filles et des femmes au Canada, Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique et les producteurs laitiers canadiens. www.lesportfeminin.ca/bundles/dfcwomenchampions/dist/pdf/research-long-f…

7 Véronique Chagnon, 10 février 2014, « Sport féminin cherche temps d’antenne », Gazette des femmes, Montréal. www.gazettedesfemmes.ca/8664/sport-feminin-cherche-temps-dantenne/

8 5 août 2016, « Aesthetic, athletics and the olympics, Cambridge University Press research shows gender divides in the language of sport », Cambridge University Press. www.cambridge.org/about-us/news/aest/

9 Emilie Tôn, 18 août 2016, «Sexisme dans le sport : “Et si on parlait autrement des championnes?”», L’Express.frwww.lexpress.fr/actualite/sport/sexisme-dans-le-sport-et-si-on-parlait-a…

10 Gretchen Kerr et Jenessa Banwell, juillet 2014. « À la recherche de l’équité entre les sexes dans le domaine de l’entraînement : Opinions des athlètes féminines sur la carrière d’entraîneure », Journal canadien des entraîneures, vol.14, no.2. www.coach.ca/files/CJWC_JULY2014_FR.pdf

11 Véronique Chagnon, op. cit.

Exclusions des femmes et des minorités invisibles dans le champ politique québécois

Exclusions des femmes et des minorités invisibles dans le champ politique québécois

Bien que le Québec soit l’une des sociétés dans le monde où les luttes féministes aient mené aux plus grandes avancées sur les questions d’égalité entre les femmes et les hommes, la parité n’est pas toujours atteinte au niveau politique. Le Conseil du statut de la femme1 explique ce constat par la socialisation qui diffère dès le plus jeune âge filles et garçons, par le partage inégal du travail domestique et familial, par le manque de ressources financières des femmes ou encore par la culture des partis et des institutions politiques qui, comme nous le verrons, ne mettent pas toujours en place les mesures nécessaires pour augmenter le nombre de femmes dans leurs rangs.

Clés historiques et quantitatives

Nous sommes le 25 avril 1940 au Québec et les femmes obtiennent enfin le droit de vote, mais aussi le droit de se porter candidates aux élections. Sept années plus tard, une première femme se présente lors d’une élection partielle, mais ne sera pas élue et il faudra attendre le 14 décembre 1961 pour que l’Assemblée nationale accueille sa première députée. Il s’agit de Claire Kirkland-Casgrain2 qui sera élue sous la bannière du Parti libéral du Québec et à qui on doit notamment la loi 16 qui permit de mettre fin à l’incapacité juridique des femmes mariées. Pendant plus de 12 ans, elle sera la seule femme à siéger comme députée à Québec, entourée par une centaine de collègues masculins.

Selon Élections Québec, qui a réalisé un rapport sur les femmes en politique3, alors que les Québécoises ont obtenu leur droit de vote et de candidature plus tard que celles des autres provinces canadiennes, elles étaient en 2012 en bonne position quant à leur représentation parlementaire avec un taux de 32,8 % de femmes. Pourtant, seulement deux ans plus tard, la situation change et le Québec compte seulement 27,2 % d’élues. Un phénomène qui prouve qu’en matière de luttes pour les causes des femmes, rien n’est jamais acquis. Du côté des Conseils des ministres, les données officielles de l’Assemblée nationale révèlent que la représentation des élues oscille entre 30 % et 34 % depuis les années 2000, à l’exception de la période 2007-2008 sous le gouvernement Charest qui correspond à une parité avec 50 % d’élues, si l’on exclut le premier ministre. L’ensemble de ces chiffres se situe donc loin de l’idéal de parité, et on parle alors d’une sous-représentation persistante des femmes en politique. Cette sous-représentation se manifeste également au niveau de la politique municipale. Selon un rapport du Conseil du statut de la femme datant de 2015, les femmes représentent seulement 17,3 % des mairesses4 du Québec. Mais il est tout de même souligné que dans les villes dont la population est de 100 000 personnes et plus, on trouve la plus forte proportion d’élues, avec une moyenne de 35 %. Plus encore, parmi les 10 plus grandes villes au Québec, quatre ont atteint la zone paritaire, soit Montréal, Québec, Sherbrooke et Longueuil. Un fossé entre petites et grandes municipalités qui s’expliquerait par « la diversité des enjeux, la proximité et les salaires plus élevés des élus des grandes villes » qui permettraient aux femmes de se consacrer à temps plein à leurs obligations politiques tout en restant près de leur famille5.

Un autre phénomène qu’il convient de souligner est que depuis ces deux dernières décennies, la proportion de femmes occupant un siège de ministre est supérieure à celle des députées au sein de l’Assemblée nationale, ainsi qu’en rendent compte les tableaux suivants. Ce constat coïncide avec les résultats de Magali Paquin, agente de recherche à l’Assemblée nationale6.

Tableau 1 : Conseil exécutif
Année de formation du cabinetCabinetNombre de ministres excluant le premier ministreNombre de femmes ministresPourcentage7
2001Landry23730,43
2003Charest24833,33
2007Charest18950
2008Charest261350
2012Marois23834,78
2014Couillard26830,77

Source : Site de l’Assemblée nationale du Québec8

Tableau 2 : Assemblée nationale
DatesSiègesÉluesPourcentage
20031253830,4
20071253225,6
20081253729,6
20121254132,8
20141253427,2

Source : Site de l’Assemblée nationale du Québec9

Quelques facteurs et concepts explicatifs

Appuyée d’une littérature éclairante sur le sujet, Magali Paquin, sans expliquer directement ce phénomène, dresse une liste non exhaustive de facteurs qui influencent l’accès des femmes aux postes exécutifs : il s’agit des conditions socioéconomiques, de la culture politique ou organisationnelle, de l’influence des groupes de pression ou de la communauté internationale, du système électoral et partisan, de l’intensité de la compétition partisane, du cycle électoral, des positions idéologiques des partis et du caractère généraliste ou spécialisé du Cabinet. La sous-représentation politique des femmes peut également s’expliquer par le fait qu’elles soient susceptibles d’être des « agneaux sacrificiels » (sacrificial lambs) selon l’expression utilisé dans la littérature scientifique, c’est-à-dire qu’elles sont davantage nominées dans des circonscriptions dans lesquelles elles sont susceptibles de perdre10. Des spécialistes du sujet comme Melanee Thomas et Marc Bodet ont utilisé des données sur les élections fédérales canadiennes entre 2004 et 2011 qui ont validé cette théorie. Plus encore, leurs recherches indiquent aussi que les places au sein des gouvernements ne sont pas aussi sécurisées pour les femmes que pour les hommes, et que ces deux facteurs expliquent, du moins partiellement, pourquoi les femmes sont sous-représentées dans la sphère politique.

Pourtant, quand on creuse davantage, les données semblent plus nuancées au Québec. Selon Manon Tremblay qui a analysé les élections québécoises entre 1976 et 2003, les candidates féminines n’auraient pas spécifiquement eu moins accès aux forteresses politiques de leur parti que les hommes au Québec. L’autrice ajoute même que, selon ses résultats, « le mode de scrutin majoritaire et uninominal ne peut être décrété comme étant systématiquement hostile aux femmes »11 :  

« […] les femmes qui aspiraient à décrocher un premier mandat de représentation parlementaire ont été candidates dans des circonscriptions compétitives, c’est-à-dire qui, d’un point de vue statistique, offraient le même potentiel de victoire que celles où les hommes se présentaient. Un sous-groupe de candidates fait toutefois exception à cette observation générale, soit les héritières dont le tiers s’est vu léguer des circonscriptions de moindre compétitivité au chapitre de la marge de victoire à l’élection précédente et de la performance passée de leur parti dans les comtés où elles se présentèrent ainsi que du potentiel de victoire défini par l’alternance PLQ/PQ au niveau national.12 »

Dans le même ordre d’idée, selon une analyse réalisée par Radio-Canada, les femmes ont désormais autant de chances d’être élues que les hommes au Québec, et même plus de chances de devenir ministres13. À l’aide d’une compilation de résultats électoraux de l’ensemble des élections générales et partielles depuis le 25 avril 1940, Radio-Canada remonte le fil des élections et non-élections féminines pour relever que « c’est finalement à partir des années 90 que les hommes et les femmes ont les mêmes chances d’être élu[·e]s, soit 1 sur 6. Il n’y a plus d’écart entre les deux sexes »14. Cette affirmation semble surprenante à la vue des chiffres et des études précédemment évoquées, mais leur recherche précise tout de même qu’il y plus d’hommes qui deviennent ministres que de femmes. Plus encore, selon l’analyse d’Allison Harell qui commente cette étude, les femmes accèdent au statut de premières ministres au Canada à des moments spécifiques de l’histoire des partis, c’est-à-dire « quand ils sont en difficulté ou en déclin. L’argument, c’est qu’on cherche une femme pour prendre soin de l’organisation, pour reprendre un langage très genré »15. Harell relève également le fait que les femmes considèrent la politique « comme un environnement hostile », notamment par rapport à la question de la médiatisation et du harcèlement en ligne16.

D’ailleurs, en période d’élections, la question de la couverture médiatique ne peut être mise de côté. Selon les chercheuses du projet Plus de femmes en politique? Les médias et les instances municipales, des acteurs clés!17les politiciennes sont largement sous-représentées dans les médias. Grâce à l’analyse de 1100 articles issus de la presse écrite et de médias communautaires écrits francophones du Québec pendant la campagne électorale municipale entre le 22 septembre et le 6 novembre 2017, les chercheuses ont pu relever que seulement 29 % de la médiatisation a été accordée aux femmes candidates contre 71 % pour les hommes. Plus encore :

« L’appartenance ethnoculturelle, comme le montre Erin Tolley (2016), est un autre marqueur identitaire qui exerce une influence sur le cadrage médiatique associé aux politiciennes. À travers une analyse de la représentation des femmes politiques s’identifiant comme des minorités visibles, Tolley expose la tendance des médias écrits à présenter d’abord l’appartenance ethnoculturelle ou de genre de ces femmes, avant de les introduire comme des actrices politiques18. »

Système politique de l’entre soi

En ce qui concerne spécifiquement le système politique québécois, il faut également prendre en compte le fait que le choix des membres du cabinet revient souvent à la personne élue à la tête du gouvernement, soit le premier ministre. Ainsi, il est avancé par Paquin que « sa décision est teintée de sa personnalité, de ses affinités, de ses préférences personnelles, des objectifs politiques qu’elle s’est fixée et de l’image qu’elle souhaite projeter »19. Cela peut alors impliquer un certain degré de jugement non seulement sur la compétence des femmes, surtout en ce qui concerne les portefeuilles ministériels les plus importants, mais aussi des personnes issues des minorités visibles ou Autochtones20. En effet, tel que souligné par Malinda Smith, qui étudie le cas des universitaires, il subsiste un mythe tenace qui suppose que la diversité implique moins d’excellence ou de mérite21.

Cela se confirme au Québec par un rapide exercice de sociologie visuelle qui nous permet d’émettre un constat : le nombre de femmes n’augmente pas, mais plus encore, les minorités sont invisibles. En effet, en parcourant les photos de groupe des Conseils des ministres de ces deux dernières décennies, le constat est clair : les Conseils des ministres sont très majoritairement masculins et blancs. Et alors que les flux de migration sont « sous le contrôle serré de l’État […], les principaux lieux de prise de décision demeurent encore inaccessibles aux personnes issues de ce flux, même après plusieurs générations »22. Ainsi, l’exercice professionnel de la politique semble encore réservé à une élite sociale, blanche et masculine. Ce constat renvoie au concept de la fabrique de l’entre-soi, qui se définit comme une « production renouvelée d’un ordre du genre toujours fondé sur la différenciation des catégories de sexe qui empêche les entrantes de construire une identité gouvernante et de subvertir les logiques de fonctionnement du champ politique »23.

Les données abordées précédemment illustrent une sous-représentation des femmes qui est également conceptualisée par la littérature avec la notion de plafond de verre (glass ceiling). Ce concept désigne l’inaccessibilité pour certaines catégories de personnes à certains niveaux hiérarchiques. Plus précisément, il s’agit d’une « barrière invisible qui empêche les femmes d’accéder aux hautes sphères du pouvoir, des honneurs et des rémunérations »24. Dans cette définition, il s’agit spécifiquement des femmes, mais ce concept concerne également les Autochtones, les minorités visibles25, les personnes vivant une situation de handicap ou encore les personnes issues de la communauté LGBTQIA +. Mais précisons tout de même que les femmes ne sont pas un groupe minoritaire dans la société car elles en constituent la moitié.

D’autres autrices comme Farida Jalalzai ont analysé la question du plafond de verre dans un contexte politique. Dans son texte Women Rule: Shattering the Executive Glass Ceiling, l’autrice examine l’ensemble des cas des femmes présidentes et des premières ministres entre les années 1960 et 2007 afin d’explorer les liens genrés entre postes de pouvoir et autorité, entre pouvoir et indépendance. Alors qu’aux États-Unis en 2008 (et plus tard en 2016) une femme nommée Hillary Clinton est plus proche qu’aucune autre femme avant elle d’accéder à la présidence étasunienne, d’autres ailleurs ont déjà brisé le plafond de verre au Libéria, en Allemagne et au Chili26. Pour l’autrice, les facteurs institutionnels sont centraux pour comprendre la représentativité et l’accession des femmes au pouvoir. Les différences entre le poste de président ou de premier ministre ferait en sorte que les femmes ont plus de chance d’être élues lorsqu’elles se présentent pour le second, car « une Première ministre qui partage le pouvoir avec un parti est plus souvent vue comme tolérable »27.

Les idéologies genrées sont alors également à prendre en compte.

Pourquoi vouloir plus de femmes en politique?

Le constat est clair : là où est le pouvoir, les femmes, les minorités visibles et les Autochtones sont sous représenté·es, et la sphère politique se garde bien de montrer l’exemple. Pourtant, des décisions sont prises par le gouvernement en place pour l’ensemble de la population. Ainsi, il semblerait juste que celui-ci soit représentatif du groupe qu’il représente, qu’il s’agisse des questions de sexe et de genre, de l’origine ethnique et de la classe sociale. Il faut également souligner le fait que les femmes ne sont pas un groupe homogène et elles se distinguent à de nombreux égards. Pourtant, certaines politiques publiques touchent l’ensemble d’entre elles (par exemple : l’avortement, l’accès à la contraception, etc), et touchent également directement ou indirectement les hommes. Alors, est-ce que les intérêts des femmes sont mieux représentés quand plusieurs d’entre elles occupent des postes ministériels clés? L’histoire nous montre qu’il est déjà arrivé à des femmes membres de partis politiques différents de s’allier afin de faire voter des lois qui vont dans le sens des revendications des mouvements féministes. Dans un de ses rapports, le Conseil du statut de la femme souligne comme exemple à ce phénomène la Loi sur le patrimoine familial (1989), la Loi sur la perception automatique des pensions alimentaires (1995) et la Loi sur l’équité salariale (1996)28.

Ensuite, alors que l’on parle de sous-représentation, il est aussi question des différents types de représentation. Il y a d’abord la représentation descriptive qui prend en compte les caractéristiques des individus élus et non leurs actes. Ainsi, lorsque l’on parle de parité à 50 %, c’est parce qu’il s’agit du pourcentage moyen de femmes dans la population. Ici intervient alors un argument d’égalité et de justice. Puisque la population québécoise est bien composée à moitié de femmes, il serait juste que celles-ci soient équitablement présentes dans les instances de pouvoir. Ensuite, il y a la représentation substantive des femmes qui réfère « aux opinions exprimées et aux actions posées par les législatrices afin de changer et d’améliorer les expériences collectives des femmes »29. Et qui dit amélioration collective pour les femmes, dit amélioration pour la société québécoise dans son ensemble. Enfin, la représentation symbolique correspond à l’impact que peut avoir une certaine catégorie de personnes élues sur la population. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle la présence des femmes dans la sphère politique pourrait encourager d’autres femmes à présenter leur candidature, à s’impliquer politiquement, peut être émise, idem pour les minorités visibles et les Autochtones. 

Alors, à la question « pourquoi plus de femmes en politique? » une réponse simple pourrait être énoncée : pour plus d’équité et de justice sociale. Et il en est de même pour les minorités visibles et les Autochtones. En effet, sans vouloir tomber dans le jeu du débat sur le multiculturalisme qui fait encore rage dans les colonnes de certains journaux, et qui est toujours d’actualité au Québec, les statistiques réalisées au Canada prouvent que le Québec est une société plurielle avec 12,96 % de minorités visibles dans l’ensemble du Québec et 34,18 % à Montréal30. D’ailleurs, les critiques vives et les réactions parfois même racistes suite à la candidature d’Ève Torres, qui aurait été la première femme voilée à se présenter aux élections provinciales si elle l’emportait dans la nouvelle circonscription de Mont-Royal-Outremont, cristallisent le malaise d’une partie de la population québécoise sur la question intersectionnelle entre genre et diversité.

Quelques pistes de solutions ?

À l’exemple de nombreux États dans le monde, des mesures incitatives ont été mises en place au Québec, au niveau gouvernemental, partisan et sociétal. Parmi celles-ci, nous pouvons citer les tentatives de réformes, d’abord en octobre 2002, avec une proposition de la Commission des institutions pour un mode de scrutin proportionnel qui pourrait être le moyen d’avoir davantage de femmes à l’Assemblée nationale31. Également, le Comité directeur sur la réforme des institutions démocratiques qui, lors d’une première tentative de réforme du mode de scrutin dans les années 2000, a publié un rapport contenant plusieurs recommandations pour améliorer la représentation des femmes en politique. On suggère par exemple la création d’un fond privé pour soutenir les femmes dans leur entrée en politique, la mise en place d’un système de remboursement bonifié des dépenses électorales pour un parti qui, suite à une élection générale, compte au moins 30 % de femmes dans sa députation, jusqu’à atteindre 50 % de représentation féminine, et la reconduction du programme « À égalité pour décider » avec l’augmentation de ses ressources financières32. Il s’agit d’une liste non exhaustive de propositions et de tentatives de réformes, et jusqu’à maintenant, seule la prolongation du programme « À égalité pour décider » semble avoir franchi le filet33.

Du côté des partis politiques, des comités de femmes ont été créés afin de favoriser la présence féminine dans les partis. Le Parti libéral du Québec, par exemple, a eu, entre 1950 et 1971, une structure nommée la « Fédération des femmes libérales du Québec », avant que celle-ci vote pour être intégrée à la structure du parti contre 50 % des votes au congrès plénier annuel, et 20 % du vote dans les autres instances du parti34. De son côté, le Parti québécois a eu un comité d’action politique des femmes jusqu’en 2011, et une représentation minimale des femmes est garantie au conseil exécutif du parti par 4 postes de conseillères sur les 8 postes de conseillères et conseillers. Enfin, Québec solidaire assure la parité dans ses instances et tous les organes nationaux du parti doivent être composés de femmes et d’hommes à part égale, idem pour les comités de coordination locale, pour les élections générales, ainsi que pour les porte-paroles qui doivent en tout temps être un homme et une femme.

Au niveau de la société, un des organismes principaux qui travaille sur la représentation des femmes en politique est le Groupe Femmes, Politique et Démocratie (GFPD), dont la mission est notamment l’éducation à la population et à l’action citoyenne et démocratique, ainsi que la promotion d’une plus grande participation des femmes à la vie politique35. Il faut souligner l’existence d’un Secrétariat à la condition féminine, dont le plus récent plan d’action met l’accent sur une plus grande participation des femmes aux instances officielles. De son côté, le Conseil du statut de la femme produit des mémoires sur les questions qui sont déposées en commissions parlementaires, mémoires qui demandent des mesures concrètes pour la représentation des femmes en politique.

La France est le premier pays à avoir mis en place une loi parité, la loi du 6 juin 2000, mais elle ne semble pas être la panacée pour plus d’égalité dans la sphère politique. Tout d’abord, selon l’analyse de Mariette Sineau, l’avènement de la Cinquième République en France en 1958 représente pour les femmes « la fin des grandes espérances politiques et le début d’une longue traversée du désert »36. Elle soulève que les femmes vont être pénalisées par le scrutin uninominal, « un système qui personnalise l’élection et favorise les notables en place »37. Cela se vérifie notamment par le fait que, durant les vingt premières années (1958-1978) de la Cinquième République, les femmes sont une minorité d’environ 2 % à siéger à l’Assemblée nationale38. Et même l’élection d’un parti de gauche socialiste en 1981, après vingt-trois ans de gouvernements de droite, n’inverse pas la tendance et l’Assemblée nationale est toujours à très grande majorité composée d’hommes39. La loi du 6 juin 2000 surnommée « loi sur la parité », bien que ce mot n’y figure pas officiellement, entraîne dans son sillon une augmentation de la proportion totale de candidates qui passe de 23,2 % en 1997 à 39,3 % en 2002, et pourtant, la parité est loin d’être atteinte40. Au niveau des élections législatives, cette loi n’a rien de contraignant, car seulement incitative, et les partis qui ne présentent pas 50 % de candidates se voient alors imputer une retenue financière41. À ce propos, l’autrice souligne que :

« […] dans un mode de scrutin qui privilégie les notables, les grands partis ont préféré payer des amendes, même lourdes, plutôt que féminiser leurs investitures, surtout les « bonnes ». Au terme d’un calcul non dénué de cynisme, ils ont parié que le nombre d’élus obtenu (à partir desquels est calculée la seconde fraction de l’aide publique) rapporterait davantage que ce que coûteraient les pénalités financières pour non-respect de la parité des candidatures42. »

Parce que nous sommes en 2018!

Dans le cadre de l’élection provinciale de 2018, Le Devoir43 avait mis en place une vigie parité afin de vérifier en un coup d’œil le taux de candidatures féminines dans chaque parti. Voici les pourcentages finaux pour un total de 47,2 % de candidates par ordre croissant44 : le Parti québécois avait 40,80 % de candidatures féminines, le Parti libéral du Québec avait 44 % de candidatures féminines, la Coalition avenir Québec avait 52 % de candidatures féminines, une première quand on sait que le parti ne comptait que 23 % de candidates en 2014, et arrivait donc à égalité avec Québec Solidaire qui comptabilise également 52 % de candidatures féminines et une candidature non-genrée45.

Lors de cette élection, 52 femmes ont été élues, ce qui constitue un record dans l’histoire politique québécoise, représentant ainsi 41,6 % des députés avec 28 d’entre elles (pour 74 député·es) sous le drapeau de Coalition avenir Québec, 16 pour le Parti libéral (pour 31 député·es), 5 pour Québec solidaire (pour 10 député·es) et 4 pour le Parti québécois (pour 10 député·es). Un contraste notable quand on sait qu’elles étaient seulement 34 femmes élues à l’Assemblée nationale en 2014. De plus, François Legault avait fait une promesse : s’il était élu, son cabinet serait paritaire. Le 18 octobre 2018, cette promesse est tenue avec un conseil de 26 ministres composé de 13 femmes et de 13 hommes. À noter que c’est une femme, Geneviève Guilbeault, qui est choisie en tant que vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique, qui est un portefeuille très important. Le trio économique lui, par contre, est exclusivement masculin.

Bien qu’on soit encore loin d’une représentation fidèle de la société québécoise, ce nouveau gouvernement compte davantage de personnes élues issues de la diversité. Une progression qui est, selon un article du Devoir, dû à « un plus grand nombre de candidat[·e]s de toutes origines dans le bassin des 500 candidat[·e]s présenté[·e]s par les quatre principaux partis »46 avec davantage de minorités visibles que par le passé pour la Coalition avenir Québec. L’autre avancée relevée par Le Devoir est la présence de candidat·es de la diversité dans des circonscriptions en région, ce qui est une nouveauté, notamment les deux candidat·es caquistes Olive Kamanyana, dans Pontiac, et Mathieu Quenum, dans Matane-Matapédia. En contraste, moins de 24 heures après l’annonce de la composition de son cabinet, François Legault s’est emparé du « dossier de la laïcité », s’attirant ainsi les foudres de l’élu montréalais Jim Beis, qui s’oppose au projet d’interdiction des signes religieux dans la fonction publique du nouveau gouvernement47. Il est également à relever que les Autochtones sont absent·es du gouvernement.

Conclusion

Cette dernière élection provinciale semble représenter un avancement, davantage sur la question de la parité que de la diversité en politique. Malgré tout, il est indispensable de rester alerte et de garder l’œil ouvert lors d’éventuels remaniements ministériels, lors des prochaines élections, mais aussi et surtout sur les projets politiques du nouveau gouvernement caquiste majoritaire. Concernant la parité, l’exemple de la France illustre que la mise en place de quotas, bien qu’accompagnée de mesures financières punitives, ne peut être suffisante. Du côté québécois, les efforts sont visibles, mais intègrent davantage les femmes blanches que toute autre catégorie dans ses plus hautes sphères décisionnelles. Et bien que les formulaires de recensement et d’autodéclaration fassent partie de la politique statistique canadienne et québécoise, il n’existe pas de données sur la diversité dans la fonction publique et sur les élu·es. À travers les différents points de cet article, nous avons traversé une partie de l’histoire politique québécoise et un fait semble à retenir : la cause paritaire avance certes depuis les années 1990, mais elle avance encore trop difficilement, et les reculs ne sont pas impossibles, tel qu’illustré par les données quantitatives sur le sujet depuis les deux dernières décennies. Le travail semble alors immense tant il s’agit de changer toute une culture politique qui est bâtie par et pour le masculin, depuis des siècles. Bien heureusement, les mobilisations et les luttes féministes continuent… pour un Québec plus juste et équitable. 

CRÉDIT PHOTO: Ozinoh -FLICKR

1 Julie Champagne et Audrée-Anne Lacasse, septembre 2015, La parité en politique, c’est pour quand?, Conseil du statut de la femme, Gouvernement du Québec. www.csf.gouv.qc.ca/speciale/femmes-en-politique/

2 Josiane Lavallée, 27 mars 2015, « Claire Kirkland-Casgrain », Encyclopédie canadienne. www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/claire-kirkland-casgrain/

3 Rosalie Readman, 2014, Femmes et politique : facteurs d’influence, mesures incitatives et exposé de la situation québécoise, Directeur général des élections du Québec, Collection Études Électorales, Gouvernement du Québec. www.electionsquebec.qc.ca/documents/pdf/DGE-6350.12.pdf

4 Andrée-Anne Lacasse, Sarah Jacob-Wagner et Félicité Godbout, 2015, Les femmes en politique : en route vers la parité, Conseil du statut de la femme, Gouvernement du Québec. www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/avis_femmes_et_politique_web2.pdf

5 Ibid.

6 Magali Paquin, 2010, « Le profil sociodémographique des ministres québécois : une analyse comparée entre les sexes », Recherches féministes, vol.23, no.1, pp.123-141. dx.doi.org/10.7202/044425ar

7 Cette section a été ajoutée au tableau original afin de clarifier la comparaison avec le tableau suivant.

8 Les remaniements ministériels survenus entre les élections générales ne sont pas indiqués. Voir le Site officiel de l’Assemblée nationale : www.assnat.qc.ca/fr/patrimoine/ministrescabinets.html

9 Les changements de députation pendant la législature sont précisés sur le Site officiel de l’Assemblée nationale : www.assnat.qc.ca/fr/patrimoine/femmes1.html

10 Melanee Thomas, Marc-André Bodet, 2013, « Sacrificial lambs, women candidates, and district competitiveness in Canada », Electoral Studies, vol.32, no.1, p.163. doi.org/10.1016/j.electstud.2012.12.001

11 Manon Tremblay, 2008, « Des femmes candidates dans des circonscriptions compétitives : l’exemple du Québec », Swiss Political Science Review, vol. 4 no.4, pp.691–714. doi.org/10.1002/j.1662-6370.2008.tb00117.x

12 Ibid, pp.706-707.

13 Naël Shiab, 22 août 2018, « Voici pourquoi plus de femmes devraient se lancer en politique », Radio-Canada. ici.radio-canada.ca/special/2018/elections-quebec/candidatures-femmes-hommes-chances-elues-ministre-politique/index.html

14 Ibid.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Caterine Bourassa-Dansereau, Laurence Morin, Marianne Théberge-Guyon et Table de concertation des groupes de femmes de la Montérégie, 2018, « Les représentations médiatiques des femmes aux élections municipales », Plus de femmes en politique ? Les médias et les instances municipales, des acteurs clés!, Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal et Table de concertation des groupes de femmes de la Montérégie, Montréal et Longueuil. tcgfm.qc.ca/download/Representations-Mediatiques-Femmes-Elections-Municipales-Rapport

18 Ibid, p.20.

19 Magali Paquin, op. cit.

20 L’article se concentre sur la question du genre mais il semble impossible d’occulter la question de la race (comme construit social), qui est tout aussi primordiale, bien qu’il soit question d’enjeux complexes qui mériteraient bien plus que de partielles citations dans un article. De plus, la binarité femmes-hommes est omniprésente dans la littérature scientifique sur la parité en politique, et il s’agit d’un angle mort qui doit être relevé, et ce, également dans cet article.

21 Malinda Smith, 2017, « Discilipary silences : race, indigeneity, and gender in the social sciences », dans Frances Henry, Enakshi Dua, Carl E. James, Audrey Kobayashi, Peter Li, Howard Ramos et Malinda S. Smith (dirs.) Equity Myth, Racialization and Indigeneity, UBC Press, Vancouver, p.243.

22 Sid Ahmed Soussi, 2011, « Diversité ethnoculturelle et conflictualité sociale. Enjeux identitaires ou politiques? », dans Micheline Labelle, Jocelyne Couture et Frank W. Remiggi (dirs.) La communauté politique en question, Regards croisés sur l’immigration, la citoyenneté, la diversité et le pouvoir, Presses de l’Université du Québec Québec, p.223.

23 Catherine Achin et Sandrine Lévêque, 2014, « La parité sous contrôle: Égalité des sexes et clôture du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no.4, p.119. doi.org/10.3917/arss.204.0118

24 Laure Bereni, Catherine Marry, Sophie Pochic et Anne Revillard, 2011, « Le plafond de verre dans les ministères : regards croisés de la sociologie du travail et de la science politique », Politiques et Management Public, vol.28, no.2. journals.openedition.org/pmp/4141

25 Il est question ici du terme de minorités visibles tel que défini par Statistiques Canada, : « Il s’agit de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. Il s’agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d’Asiatiques du Sud-Est, d’Arabes, d’Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d’autres minorités visibles et de minorités visibles multiples. », sur www150.statcan.gc.ca/n1/pub/81-004-x/def/4068739-fra.htm

26 Farida Jalalzai, 2008, « Women Rule: Shattering the Executive Glass Ceiling », Politics & Gender,  vol.4, no.2, p.206. doi.org/10.1017/S1743923X08000317

27 Ibid, p.210 (traduction libre).

28 Andrée-Anne Lacasse, Sarah Jacob-Wagner et Félicité Godbout, op. cit. p.25. www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/avis_femmes_et_politique_web2.pdf

29 Manon Tremblay, 2007, « Democracy Representation and Women : A Comparative Analysis », Democratization, vol.14, no.4, pp.533-553. doi.org/10.1080/13510340701398261

30 Ces pourcentages ne prennent pas en compte les Autochtones qui sont considérés comme un groupe différent. Statistique Canada, 24 avril 2018, « Minorités visibles », Recensement de la ville de Montréal, Profil du recensement 2016www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/prof/details/page.cfm?Lang=F&Geo1=CSD&Code1=2466023&Geo2=PR&Code2=24&Data=Count&SearchText=Montreal&SearchType=Begins&SearchPR=01&B1=Visible%20minority&TABID=1

31 Rosalie Readman, op. cit.

32 Ibid.

33 Il est à noter qu’aucune information récente sur ce programme n’a pu être trouvée en ligne. Dans un appel à projets en matière d’égalité femmes-hommes pour 2017, le Secrétariat à la condition féminine fait une proposition en continuité des objectifs du programme « À égalité pour décider ».

34 Rosalie Readman, op. cit.

35 Groupe Femmes, Politique et Démocratie, consulté en août 2018, http://gfpd.ca/qui-sommes-nous/le-groupe

36 Mariette Sineau, 2002. « La parité en peau de chagrin ou la résistible entrée des femmes à l’Assemblée nationale ». Revue Politique et Parlementaire, no.10209-1021, p.1.

37 Loc. cit.

38 Ibid, p.10.

39 Ibid, p.1.

40 Ibid, p.2.

41 Pour plus de détails : Journal Officiel de la République Française, 7 juin 2000 : haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/JO_Loi_du_6_juin_2000.pdf

42 Mariette Sineau, op. cit.

43 Le Devoir, 2018, « Vigile parité », Le Devoir, Montréal, consulté le 15 août 2018. www.ledevoir.com/documents/special/18-03_vigile-parite-elections/index2_04-06-18.html

44 Guillaume Bourgault-Côté, 11 septembre 2018, « Vigie parité finale : 47,2 % de candidates », Le Devoir, Montréal. www.ledevoir.com/politique/quebec/536530/vigie-parite-finale-47-2-de-candidates

45 Guillaume Bourgault-Côté, 5 juin 2018, « « Vigie parité « , 12e mise à jour: la candidature non genrée d’Hélène Dubé », Le Devoir, Montréal.  www.ledevoir.com/politique/quebec/529507/ni-candidate-ni-candidat

46 Lisa-Marie Gervais, 4 octobre 2018, « Plus de diversité à l’Assemblée nationale », Le Devoir, Montréal. www.ledevoir.com/societe/538298/elections-plus-de-diversite-mais-pas-enc…

47 Pierre-André Normandin, 9 octobre 2018, « Un élu montréalais dénonce les politiques « racistes » de la CAQ », La Presse, Montréal. www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/201810/09/01-5199549-un-elu-montrealais-denonce-les-politiques-racistes-de-la-caq.php

La sous-valorisation de l’expertise des femmes dans les médias, des chiffres et un projet

Un panel politique dans une émission télévisée du matin. Un article dans une revue grand public. Une table ronde à la radio. Qu’ont en commun ces trois scénarios médiatiques? Les femmes y sont toujours minoritaires, voire absentes. En fait, les femmes représentent en moyenne 29 % des voix entendues comme expertes dans les grands médias canadiens1.

Si la sous-représentation des femmes en politique a mené à un mouvement Twitter intitulé #DéciderEntreHommes, l’absence des femmes comme expertes dans les médias devrait s’intituler #DiscuterEntreHommes. Pourquoi les femmes interviennent-elles moins dans les médias? Qu’en est-il des préoccupations et des idées qui leur sont propres, des travaux et des projets qu’elles mènent? À une époque où l’on compte des femmes dans tous les domaines, parfois même en plus grand nombre que leurs homologues masculins, pourquoi leur voix se fait-elle encore si rare, et quelles sont les conséquences de cette invisibilisation?

Cet article établit d’abord un portrait quantitatif de la situation des femmes dans les médias canadiens. Il détaille ensuite quatre impacts majeurs de cette sous-représentation, soit l’équation entre expertise et masculinité; le sentiment d’imposture que ressentent les expertes; l’absence de perspectives féminines ou féministes sur les sujets traités et les inégalités en termes d’opportunités professionnelles. Enfin, il présente un projet d’envergure en cours de développement, intitulé Femmes Expertes, qui offrira soutien, formation et visibilité aux expertes pour mettre fin aux inégalités de représentation médiatique entre les femmes et les hommes. Nous nous basons sur les données quantitatives disponibles sur le sujet, ainsi que sur une quinzaine d’entrevues réalisées durant l’été 2018 avec des expertes et des journalistes femmes.

Portrait de la situation

Au Canada, 71 % des personnes citées dans les médias sont des hommes, contre seulement 29 % de femmes. C’est le constat affligeant qu’a établi la chercheuse Marika Morris, de l’Université Carleton, lors d’une enquête menée en 2015. Les médias publics font généralement meilleure figure que leurs concurrents privés : en tête de peloton, on retrouve Tout le monde en parle (41 % de femmes), suivi de CBC The Current (40 %), du Toronto Star (34 %), de La Presse (28 %), du Globe and Mail (27 %), du National Post (26 %) et de CTV National News (23 %).

Cette inégalité basée sur le genre a été confirmée au Québec par une étude à plus petite échelle menée à l’hiver 2018 par Véronique Lauzon. Dans une étude sur cinq jours des grands quotidiens québécois (Le DevoirLe Journal de Montréal et La Presse+), la journaliste de La Presse a découvert que les femmes occupaient la une en photo ou en titre dans seulement un cas sur quatre.2 De plus, parmi les 1500 interlocuteurs, interlocutrices, ou personnes citées comprises dans l’échantillon, seulement entre 22 % et 27 % étaient des femmes, selon le journal. Le Québec ne fait pas meilleure figure que le reste du Canada.

Le portrait au Québec et au Canada est toutefois légèrement plus reluisant qu’en France, où seulement 19 % des expert·es cité·es sont des femmes.3 Les chiffres de l’Observatoire de la parité dans la presse française démontrent également que parmi les 100 personnes les plus médiatisées dans l’Hexagone en 2017, moins de 17 % étaient des femmes.4

Il est intéressant de noter que les hommes canadiens dépassent les femmes canadiennes comme intervenants dans toutes les catégories de travail. Par exemple, 66 % des universitaires cité·es dans les médias sont des hommes, comme 76 % des politicien·nes, 70 % des représentant·es non-élu·es du gouvernement, 52 % des travailleurs et travailleuses d’ONG, 78 % des intervenant·es associé·es à des entreprises privées, 73 % des avocat·es et membres d’autres professions juridiques, 55 % des intervenant·es du milieu de la santé, 66 % des sources dans le monde des médias, 66 % dans les milieux dits « créatifs » et 88 % du personnel policier. Pour celles et ceux qui avancent que les femmes sont simplement moins représentées dans les professions où elles sont moins présentes, notons que les femmes sont toujours sous-représentées, peu importe leur proportion dans les différentes sphères professionnelles.5

La parité est atteinte dans seulement une des catégories analysées par Morris, celle des vox populi, c’est-à-dire lorsqu’un·e journaliste interroge des passants dans un lieu public. La diversité des statistiques dans ces « vox pop » varie grandement selon le ou la journaliste, certain·es maintenant une bonne diversité en termes de genre, de communautés culturelles et d’âge, et d’autres moins.

Une autre catégorie où la parité est presque atteinte est celle des « victimes ou témoins ». Si l’échantillon de Morris est pris dans son ensemble (intervenant·es canadien·nes et internationaux·ales), 47 % des victimes ou témoins cité·es sont des femmes, alors que dans l’échantillon seulement canadien, 44 % sont des femmes. Ici, comme dans le cas des vox populi, ce n’est donc pas l’expertise des femmes qui est mise de l’avant. Au contraire, c’est en tant que victime ou individu passif qu’elles se taillent une place dans les médias, renforçant d’autant les stéréotypes de genre qui minent la présence des femmes dans la sphère publique et menacent leur image d’experte.

Les réseaux sociaux, aujourd’hui d’incontournables plateformes médiatiques, renforcent l’environnement délétère dont sont victimes les femmes. Une étude récente démontre que sur Twitter, la voix des journalistes politiques de sexe féminin est moins entendue, voire marginalisée, par rapport à celle de leurs collègues masculins. Ceux-ci retweetent massivement les gazouillis de leurs homologues masculins mais pas ceux des femmes.6 Plus inquiétant encore, Amnistie internationale a décrié la violence dirigée envers celles qui prennent la parole sur Twitter, qualifiant la twittosphère de « toxique » pour les femmes et condamnant vertement la compagnie pour son inaction en la matière7. Abus psychologiques, menaces de viol et de violences, harcèlement, atteintes à la vie privée – la liste des méfaits est longue et alarmante, au point de faire taire nombre de femmes qui choisissent de quitter la plateforme, renonçant par le fait même à occuper la place qui leur revient dans le (cyber)espace public.

 

Quels impacts?

La sous-représentation des femmes comme expertes dans les médias a plusieurs impacts sur l’information diffusée, mais aussi sur la carrière des femmes qui sont mises de côté. Afin de mieux cerner le phénomène, nous avons interviewé8 en mai et juin 2018 des journalistes ainsi que des femmes expertes dans leur domaine qui ont déjà une présence médiatique ou qui, au contraire, pourraient partager leur expertise mais n’ont pas encore été appelées à le faire. Ce faisant, nous voulions mieux comprendre certaines des préoccupations et des problèmes qui freinent la participation accrue des femmes en tant qu’expertes dans les médias. En se fondant sur les témoignages de ces femmes, nous avons établi quatre principaux types de conséquences de cette inégalité basée sur le genre : la construction sociale de l’expertise comme un apanage masculin; le renforcement du sentiment d’imposture des femmes; l’absence de perspectives féminines ou féministes sur les sujets traités; et l’inégalité d’accès à des opportunités professionnelles.

Premièrement, il existe un cercle vicieux entre la préférence des journalistes pour les intervenants hommes et le fait que l’expertise masculine soit plus valorisée que celle des femmes. Isabelle Fradin, consultante dans le milieu bancaire montréalais, œuvre dans un milieu qui emploie énormément de femmes, mais dont très peu se taillent une place aux échelons élevés de la direction. Mme Fradin raconte qu’elle est sans cesse confrontée à des clients qui prêtent peu attention à ses idées et se tournent plutôt vers des collègues masculins plus âgés qui sont pourtant parfois moins compétents, selon elle. Les récits de nos intervenantes laissent croire que ce genre de phénomène est observable dans plusieurs milieux. Tant sur les lieux de travail que dans les médias, l’expertise féminine demeure souvent dans l’ombre de celle des hommes. Mme Fradin affirme qu’elle répondrait volontiers à des demandes d’entrevues et qu’elle aimerait partager ses connaissances, mais que l’opportunité de le faire ne lui a jamais été offerte. L’omniprésence des voix masculines nous prive ainsi de perspectives nouvelles, diversifiées et plus représentatives.

De plus, moins il y a de femmes représentées comme expertes dans la sphère publique, moins leur expertise est valorisée. Les médias jouent donc un rôle central dans la définition du rôle d’experte, croit la journaliste indépendante et chercheuse en sociologie Raphaëlle Corbeil. En priorisant certaines voix au détriment d’autres, explique-t-elle, les médias orientent la teneur du discours dans l’espace public, mais tracent aussi les contours de l’expert-type, le plus souvent un homme blanc cis. Ainsi tourne la roue : si, dans l’imaginaire collectif, l’expertise est associée à la masculinité, la parole sera davantage offerte à ceux qui correspondent au portrait qu’on se fait d’un expert. Les femmes demeureront invisibilisées et seront moins souvent prises au sérieux.

Deuxièmement, le sentiment d’imposture, ou « l’auto-censure »9 est souvent mentionné par les femmes de notre échantillon. Ce sentiment se trouverait renforcé par la rareté des expertes pouvant servir de modèle dans les médias. De ce fait, pour nos intervenantes, la délimitation de l’expertise constitue souvent un frein majeur à leur participation médiatique. Pascale Cornut St-Pierre, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, admet qu’elle s’abstient de répondre à l’affirmative à une demande d’entrevue si elle ne maîtrise pas à la perfection le sujet abordé, craignant d’être prise au dépourvu et affirmant que « la préparation pour une telle entrevue demanderait trop de travail (et de stress !), en échange de peu de gratification ». Pourtant, comme le soulignent les journalistes et les expertes que nous avons interrogées, lorsqu’elles observent leurs collègues masculins, elles remarquent que les hommes hésitent moins souvent à s’aventurer en dehors de leur strict champ d’expertise.

Selon Camille Robert, auteure du livre Toutes les femmes sont d’abord ménagères, «  certains hommes sentent qu’ils sont assez compétents pour parler de n’importe quel sujet et vont plus rarement refuser une invitation, même s’ils ne sont pas qualifiés pour en parler, ou qu’une femme aurait plus à dire ». Pour l’historienne, il s’agit d’une des raisons qui crée un déséquilibre dans l’espace médiatique. Il faudrait donc agir à deux niveaux: que les médias diversifient davantage leurs invitations, mais aussi que certains hommes apprennent à dire non ou à référer à des femmes lorsque la demande ne correspond pas à leur champ de spécialisation.

Marianne Di Croce, candidate au doctorat en philosophie et professeure au cégep de Saint-Jérôme, raconte qu’un de ses bons amis et professeur en philosophie -appelons le Michel- accepte toujours les demandes d’entrevues, même celles qui ne sont pas en lien direct avec son expertise. De fil en aiguille, les demandes se sont multipliées pour Michel, alors que Mme Di Croce refusait souvent sous prétexte qu’elle n’avait pas les connaissances nécessaires pour se prononcer. En constatant que son expertise n’était pas valorisée autant que celle de Michel, elle a un jour adopté comme devise « que répondrait Michel ? » et s’est mise à accorder davantage d’entrevues. Évidemment, cela n’implique pas de prendre la parole sur tous les sujets, mais bien de s’accorder une plus grande confiance en tant qu’experte. La responsabilité revient également aux journalistes, qui doivent redoubler d’efforts afin de trouver une femme pouvant répondre à leurs questions.

Toujours à propos du syndrome de l’imposture, il y a plusieurs années, Mme Demers (nom fictif) a participé à une série documentaire télévisée qui suivait ses débuts professionnels. À l’époque, son manque d’expérience la faisait parfois douter, et le portrait qu’a fait l’émission d’une jeune femme enthousiaste mais anxieuse sonnait juste. Or, elle regrette aujourd’hui d’avoir exprimé aussi candidement ses sentiments devant la caméra et d’avoir avoué souffrir du fameux syndrome de l’imposture. Cette image la suit toujours dans sa carrière, auprès de clients qui se souviennent l’avoir connue au petit écran. Elle sent que ce portrait mine parfois sa crédibilité et l’image d’experte qu’elle doit projeter pour maintenir leur confiance. Elle se demande si un homme aurait accepté d’être ainsi dépeint, et si, le cas échéant, ses aveux auraient été perçus de la même façon.

Troisièmement, lorsque les femmes manquent à l’appel dans l’espace médiatique, ce sont leur savoir, mais aussi leurs priorités et leurs perspectives, qui sont moins prises en compte. Raphaëlle Corbeil insiste sur l’importance de la connaissance expérientielle : les femmes sont les mieux placées pour parler de leur propre expérience et des enjeux qui les affectent directement. Si leur voix n’est pas entendue, ou si leur expérience n’est pas considérée comme une parole légitime, ces réalités risquent d’être passées sous silence.

La promotion des voix des femmes comme expertes dans les médias a donc certainement un objectif de représentation : celui de combler le manque de représentativité statistique et de corriger une inégalité de genre. Mais plus encore, promouvoir la voix des femmes vise également à faire entendre des points de vue sur l’actualité découlant d’une socialisation féminine ou d’un point de vue féministe. Par exemple, certaines femmes pourraient avoir une compréhension plus profonde des systèmes d’oppression spécifiques aux femmes (le patriarcat), et ainsi proposer une vision différente de sujets tels que, par exemple, la privatisation des services de santé, le conflit au Myanmar ou les positions dites féministes du premier ministre canadien.

Pour Louise Hénault-Éthier, chef des projets scientifiques à la fondation David Suzuki, la voix des femmes et leur approche pédagogique sont aussi qualitativement différentes. Il est donc crucial de leur tailler une place comme expertes médiatiques, en particulier dans les champs de spécialisation où elles sont traditionnellement moins nombreuses, comme ceux des sciences et des technologies. L’ajout de femmes scientifiques expertes dans les médias augmenterait la visibilité des femmes dans ces domaines et pourrait potentiellement promouvoir ces professions pour les jeunes filles. Toutefois, même si le problème est particulièrement criant dans ces sphères, rappelons que les femmes sont moins représentées dans les médias même dans les domaines où elles sont à parité avec les hommes.

Le dernier impact de cette inégalité de représentation vient du fait que dans le milieu de la recherche, une grande importance est aujourd’hui accordée à la vulgarisation et à la transmission des connaissances à un public plus vaste. Le financement y est souvent lié, notamment par des organismes subventionnaires comme le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), les bourses universitaires et les subventions privées ou gouvernementales. Une moins grande présence publique et médiatique peut donc mettre en péril les travaux et les subventions aux chercheur·euses. En dehors des murs de l’université, le poids médiatique ouvre aussi la voie à des opportunités importantes ou à de la visibilité publique. Pour les entrepreneures et les professionnelles, une moins grande visibilité peut ainsi avoir des répercussions financières ou hiérarchiques non négligeables.

Quelles solutions?

Les solutions se trouvent à plusieurs niveaux. Pour Mme Demers, la formation devrait débuter dès l’école, où l’on devrait enseigner aux adolescentes à trouver et à faire entendre leur voix. Mme Fradin mentionne l’importance de bénéficier du soutien et de l’entraide d’autres expertes qui, comme elle, souhaitent occuper une plus grande place dans l’espace public. Les journalistes mentionnent plutôt des aspects de nature logistique, comme avoir accès aux coordonnées de femmes expertes qui acceptent de répondre à des entrevues. De manière générale, les hommes se portent plus souvent volontaires, et les intervenants déjà connus ont plus de chance d’être de nouveau sollicités. Lorsque les délais de rédaction sont contraignants, il est souvent tentant d’adopter la voie de la facilité plutôt que de fournir des efforts soutenus pour trouver une femme, et qui plus est pour la convaincre de se prêter au jeu.

Dans cette optique, nous développons présentement le projet Femmes Expertes afin de faire entendre la voix des expertes francophones partout au pays. Femmes Expertes sera le bras francophone de l’initiative Informed Opinions, qui oeuvre depuis 2010 à abattre les barrières à la parité dans le Canada anglais. Son répertoire d’expertes destiné aux journalistes compte actuellement plus de 600 femmes de tous les domaines. Femmes Expertes regroupera pour sa part des femmes spécialistes de langue française afin que les journalistes puissent d’un seul clic trouver une intervenante pour répondre à leurs questions. En offrant soutien, formation et visibilité aux femmes, nous visons la parité dans les médias d’ici 2025.

Notre projet s’inscrit dans une mouvance internationale, aux côtés notamment du projet français Expertes France créé en 2012 par Marie-Françoise Colombani et Chekeba Hachemi et qui regroupe dans son bottin plus de 1000 femmes expertes disponibles pour des entrevues.10 Le projet s’est internationalisé en 2017 sous la bannière Expertes Francophonie11, et compte depuis 2018 des partenaires en Algérie12 et en Tunisie13.

L’approche spécifique à Femmes Expertes s’articule selon 3 axes directeurs :

1. Se montrer sensible à la diversité des voix exprimées. Ceci implique de la part des journalistes de porter une attention active à la diversité des intervenant·es, en termes de genre, d’âge, de milieu, d’origine ethnique, etc. De concert avec les médias, Femmes Expertes cultive cette prise de conscience et fournit des outils tels qu’un répertoire d’expertes afin de simplifier le travail des journalistes.

2. Insister sur l’importance du point de vue féminin ou féministe. Nos recherches démontrent que les femmes hésitent souvent à partager leur point de vue. Plusieurs facteurs sont en jeu. La question « Suis-je la meilleure personne? » est sur toutes les lèvres. Certaines craignent aussi la rétroaction négative dont tant de femmes font l’objet lorsqu’elles prennent ouvertement la parole. Nous faisons valoir l’importance cruciale d’une prise de parole équitable pour la qualité de l’information, tant auprès des femmes que des médias.

3. Favoriser une coopération efficace entre les médias et les expertes. Plusieurs de nos intervenantes, notamment Mmes Fradin, Cornut St-Pierre et Hénault-Éthier, ont souligné l’apparente difficulté de rendre leurs idées compatibles avec le format journalistique, souvent court et ponctué de phrases percutantes. D’autres sont mal à l’aise avec le rapport de force qui peut s’établir entre les intervieweurs et les intervenantes. Nous travaillons à démystifier la prise de parole médiatique afin que les femmes se sentent plus valorisées comme expertes.

Ces priorités sont abordées à l’aide de trois principaux outils. Le premier est un registre de femmes expertes visant à faciliter les recherches des journalistes. Nous invitons d’ailleurs les lectrices expertes dans leur domaine, tant dans les milieux académiques que professionnels, à nous soumettre leurs informations afin de les ajouter au registre. En s’inscrivant à ce répertoire, les membres peuvent elles-mêmes tracer les contours de leur champ d’expertise et proposer des sujets de discussion. Nous faisons la promotion des expertes dans les réseaux sociaux et les encourageons à faire de même, ce qui accroît leur visibilité et leur poids médiatique.

En second lieu, de la recherche sur le terrain, de la mobilisation et un plaidoyer sont employés pour sensibiliser les journalistes et le grand public à la question de la parité, et pour exiger une meilleure représentation des voix de femmes. Nous encourageons notamment les entreprises, les organisations et les départements universitaires à offrir des aménagements (en termes d’horaires ou de conditions de travail, par exemple) afin d’encourager les femmes qui le souhaitent à consacrer plus de temps à leur présence publique.

En troisième lieu, Femmes Expertes offrira dès cette année des formations aux femmes qui souhaitent s’engager dans l’espace public avec plus de confiance, tant à l’écrit qu’en entrevue orale. Nos formations aideront les expertes à apprivoiser le format médiatique pour transmettre leurs idées de manière plus efficace, concise et percutante. Nous organiserons également des rencontres de pair à pair où expertes et journalistes pourront partager leur expérience et démystifier la prise de parole publique.

 

Conclusion

Pour faire entendre leurs préoccupations et leurs idées et occuper la place qui leur revient dans l’espace social, il est essentiel que les femmes soient mieux représentées dans les médias. Valorisation de l’expertise féminine, renforcement du sentiment de compétence et de la confiance en soi, perspectives féministes sur les enjeux sociaux et opportunités sociales et professionnelles : voilà quelques-uns des avantages associés à la participation accrue des femmes comme expertes dans les médias. Il ne s’agit pas d’exiger des femmes qu’elles travaillent plus fort afin de promouvoir leur voix, et ce, en adoptant des traits de personnalité historiquement masculins. Au contraire, il s’agit de changer notre conception sociale de l’expertise et de travailler à tous les niveaux afin changer la structure à la base de cette inégalité. En offrant soutien aux journalistes, formation aux expertes et plaidoyer, Femmes Expertes encourage les femmes à faire entendre leur voix et leur propose des outils pour mieux y parvenir, mais tente surtout de changer l’association trop commune entre expertise et masculinité.

***

Si vous êtes une experte dans votre domaine ou une journaliste qui a à cœur l’égalité hommes-femmes, nous vous invitons dès aujourd’hui à prendre contact avec nous. Ensemble, nous pouvons cesser de #DiscuterEntreHommes.

http://femmesexpertes.org/

Twitter: @FExpertes

Facebook: Femmes Expertes Canada

CRÉDIT PHOTO: Tumisu, Pixabay

1 À moins d’indication contraire, les données utilisées dans cet article proviennent d’une recherche effectuée en 2015 par Marika Morris de l’École d’études canadiennes de l’Université Carleton, pour le compte de l’initiative Informed Opinions. Morris a examiné 1467 articles de sept programmes ou médias canadiens à grande audience, précisément les sections « Nouvelles » accessibles en ligne du Globe and Mail, Toronto Star, National Post, La Presse, CTV National News, CBC The Current et ICI Tout le monde en parle. La collecte de données s’est faite sur trois périodes entre octobre et décembre 2015, pour un total d’environ 15 jours de données. Les personnes transgenres ont été codées selon le genre avec lequel ils ou elles se présentaient.

2 Véronique Lauzon, 23 avril 2018, « Femmes dans les médias: les voix négligées », La Presse+, Montréal. www.lapresse.ca/arts/medias/201804/23/01-5162088-femmes-dans-les-medias-…

3 « Le projet », Expertes France, expertes.fr/le-projet/

4 Observatoire de la parité dans les médias français, 2017, « Quelle place pour les femmes en 2017? », PressEdd. www.datapressepremium.com/rmdiff/2008572/Observatoire-Pressedd-de-la-par…

5 Les données relatives au travail utilisent les définitions et les chiffres de Statistiques Canada, 2011.

6 Nikki Usher, Jesse Holcomb, et Justin Littman, 2018, « Twitter Makes It Worse: Political Journalists, Gendered Echo Chambers, and the Amplification of Gender Bias », The International Journal of Press/Politics. doi.org/10.1177/1940161218781254

7 Amnesty International, 2018, « A Toxic Place for Women », Toxic Twitter – A Toxic Place for Women, consulté le 5 août 2018. www.amnesty.org/en/latest/research/2018/03/online-violence-against-women…

8 Les femmes ont été interrogées par courriel ou par téléphone.

9 Annabelle Laurent, 8 juin 2015, « EXCLUSIF: « Les Expertes « , le site qui veut augmenter la visibilité des femmes dans les médias », 20 minutes Média, Paris. www.20minutes.fr/medias/1625111-20150608-exclusif-expertes-site-veut-aug…

10 « Le projet », Expertes France, expertes.fr/le-projet/

11 Expertes Francophonie, expertesfrancophones.org/

12 Expertes Algéries, expertes-algerie.com/

13 Expertes Tunisie, expertes-tunisie.com/

Scandales de Facebook : vision féministe de l’exploitation des données

Scandales de Facebook : vision féministe de l’exploitation des données

Le capital a dû nous convaincre qu’il est naturel, inévitable et même gratifiant d’accepter de réaliser du travail sans paie. À son tour, la « gratuité » de Facebook est une arme puissante pour renforcer la supposition commune que Facebook n’est pas un travail, nous empêchant donc de lutter pour un salaire. Nous sommes vues comme des utilisatrices ou des amies potentielles, pas des travailleuses en lutte. Nous devons admettre que le capital a été très efficace pour invisibiliser notre travail.

Wages for Facebook (traduction libre).

En 2014, Laurel Ptak mettait en ligne un site nommé Wages for Facebook, une seule page internet composée d’un manifeste déroulant1, autour d’une demande révolutionnaire : une paie pour le travail gratuit des usagères2 de Facebook. Inspirée par la lecture du texte Wages for Housework de Sylvia Frederici, publié en 1975, Ptak a constaté qu’en changeant les mots housework (« travail ménager ») pour Facebookla grande majorité du texte restait totalement compréhensible3. Les revendications féministes des années 70 pour la reconnaissance du travail gratuit et invisible s’appliquaient trop bien à ce que Ptak observait sur Facebook.

Aujourd’hui, toujours pas de paie pour les presque 2 milliards de personnes qui fréquentent Facebook chaque jour, majoritairement, d’ailleurs, des femmes4. Il semble aujourd’hui relativement évident que le modèle d’affaires de Facebook est basé sur la publicité, et que cette publicité est plus ciblée que jamais. Le scandale de Cambridge Analytica5, au printemps 2018, et le subséquent passage de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain en avril6 a, ni pour la première ni la dernière fois, remis le modèle d’affaires du 3e site le plus populaire du monde7 au centre des conversations.

Maintenant que la poussière est retombée sur cet énième scandale de Facebook, qu’avons-nous retenu? Il est possible, en examinant ce scandale et ce qu’il révèle sur le fonctionnement du site, de prendre le temps de considérer le modèle d’affaires de Facebook comme reposant sur le travail réalisé par les usagères du site. Si cette manière de penser est différente et peut-être plutôt nouvelle dans le monde francophone, Wages for Facebook amenait cette idée il y a 4 ans, et des écrits scientifiques proposaient ce cadre au début des années 2000. Surtout, nous pouvons avancer que les réflexions sur les activités posées par toutes sur Facebook comme du travail ne peuvent pas non plus se passer des réflexions féministes sur le travail gratuit.

Cambridge Analytica : a-t-on vendu mes données?

Le scandale de Cambridge Analytica a l’air complexe, mais c’est en fait assez régulier, voire commun, comme nous l’explique Hugo Loiseau, professeur de politique appliquée à l’Université de Sherbrooke et spécialiste en cybersécurité8. Cambridge Analytica, c’est en fait « une compagnie qui fait gagner des élections aux clients qui l’engagent ». Le partenariat entre cette compagnie et Facebook n’est pas clair, mais le problème se trouve dans le partage d’informations, comme le dit Loiseau : les données des utilisatrices de Facebook ont été accessibles à Cambridge Analytica, et la compagnie en a fait profiter ses clients. Ce partage entre en contradiction avec les engagements de Facebook envers ses utilisatrices : « lorsqu’on donne ses informations personnelles sur internet, on est supposé donner notre assentiment. Dire  »oui, j’accepte que mes informations, mes données, soient utilisées »ce qui n’a pas été le cas dans ce cas-ci ». Loiseau rappelle que la firme a été engagée par la campagne de Trump et a utilisé ces données en vue de lui faire gagner la présidentielle, ou du moins des États ou comtés spécifiques. L’impact de cette aide est impossible à quantifier.

Depuis, Mark Zuckerberg est passé devant le Congrès américain. Facebook a été sanctionné d’une amende de 664 000 $ US par le gouvernement du Royaume-Uni pour avoir failli à protéger les données de 87 millions de ses utilisatrices9 et Cambridge Analytica a été dissoute, mentionne Loiseau. Les usagères ont été rassurées par des messages leur permettant de vérifier si leurs données avaient été utilisées et par des avertissements que la politique de gestion de données avait été mise à jour.

Mais Facebook a-t-il vraiment changé? Pour Loiseau, pas du tout : « On ne peut pas changer de modèle d’affaires du jour au lendemain […]. Ce n’est pas en ayant un petit site web, ou un gros site web, où l’on met les gens en contact [qu’on fait du profit]. C’est en extrayant des données : on les analyse, et on les revend ». En d’autres mots, Facebook dégage des structures de comportement, des préférences à partir des actions posées sur son site, puis nous montre des annonces qui ne sont, le rappelle Loiseau, pas innocentes. Celles-ci nous sont dédiées, suivant nos intérêts, nos comportements. Ainsi, chaque « J’aime » ou autre réaction sur le statut d’une personne (ou la page d’une compagnie), chaque partage sur un sujet, chaque mot-dièse est enregistré par le site, et tout cela sert à bâtir un profil d’utilisatrice. Plus encore, qui n’a jamais cherché un produit sur un autre site, comme Google ou Amazon, et a constaté que les publicités sur Facebook lui recommandaient les mêmes produits? Dans ce contexte, impossible de savoir à quel point Facebook entrepose des données sur ses utilisatrices. Comme l’écrit Kylie Jarrett, chercheuse américaine spécialisée sur le sujet, sur Facebook, chaque clic est aliéné de la vie de l’utilisatrice et transformé en une formule complexe au bénéfice de formats publicitaires10.

Vous sentez-vous déjà dans le livre 1984? Facebook en connait peut-être plus sur vous que vous pensez. Vous pouvez demander au site de vous envoyer tout ce qu’il détient sur vous, vous seriez peut-être surprise11.

Et le travail dans tout ça?

Et pourquoi, donc, parler de travail? Depuis le début des années 2000, certains écrits académiques s’appliquent à définir ce que plusieurs appellent le travail en ligne. Pour le dire simplement, rien de mieux que la phrase d’Andrew Lewis, ou blue_beetle de son pseudonyme : « si tu ne paies pas pour quelque chose, tu n’es pas le client, tu es le produit vendu » (traduction libre)12. De plus en plus de chercheuses s’intéressent au sujet, maintenant qu’il est évident que Facebook n’est pas un espace « virtuel » et vide; il est animé par des relations de pouvoir, comme le reste du monde, et par du travail culturel et technique13. Dans la société québécoise, l’importance de l’enjeu de l’intimidation en ligne, entre autres préoccupations, montre bien qu’internet et ce qui s’y passe n’est plus vu comme un espace séparé de la « vraie vie », où pas grand-chose n’a d’importance. Ce qui se passe sur Facebook, comme ailleurs sur internet, est très lié à ce qui se passe dans le reste de nos vies; ce qui nous atteint en ligne nous atteint dans la vraie vie.

Dans le langage courant, on parle de travail comme de quelque chose qui se fait contre de l’argent. Un travail, une job, c’est, pour beaucoup de gens, se lever le matin, se rendre quelque part et passer une partie de la journée à accomplir des tâches qu’on espère satisfaisantes et intéressantes, mais qui ne le sont pas toujours. Facebook, au contraire, c’est un loisir, un passe-temps. Pour recadrer le fonctionnement de Facebook en prenant en compte son modèle d’affaires, il faut faire éclater la définition de « travail ». Dans ce but, Wages for Facebook l’avait encore une fois bien compris, les analyses féministes sont incontournables, surtout celles qui se sont intéressées au travail, comme les marxistes et matérialistes.

Repenser, redéfinir le travail

Avant tout, il faut admettre que de penser les activités faites par les usagères sur Facebook comme du travail peut être un peu controversé. En effet, d’affirmer que les utilisatrices travaillent gratuitement sur le site, et donc que leur travail est exploité, peut diminuer l’importance de la réelle exploitation du travail. Comme l’écrivait Mark Andrejevic dans Digital Labor: The Internet as Playground and Factory14, comment comparer sous le même terme « exploitation » celle de quelqu’un qui joue à Farmville à celle du travail dans une mine en Afrique?

Si quelques auteures s’appliquent à remettre en perspective justement ces différences dans l’exploitation du travail15, reste que cette réflexion a une certaine utilité; il ne s’agit pas de mesurer qui est plus exploité que l’autre sous le système capitaliste. Réfléchir l’utilisation de Facebook comme un travail exploité signifie considérer que Facebook applique le système capitaliste qui l’abrite, ce qui est assez indéniable. Loiseau parle d’un iceberg de l’utilisation des données sur Facebook : « [t]out ce que l’on voit, quand on utilise un média social, ce sont les avantages », pas le dessous de l’iceberg, ou les modes d’accumulation des données par Facebook. Dans la même veine, Christian Fuchs, chercheur incontournable sur le sujet, écrit que Facebook est construit de manière à ce que son fonctionnement, ainsi que l’exploitation des données de ses usagères et donc de ce qu’elles produisent en travaillant, soit le plus invisible possible.

Ce n’est pas non plus parce qu’une forme d’exploitation est confortable et implique de détenir certains privilèges (un ordinateur, un accès à internet) qu’elle ne peut pas être nommée ainsi16.

En outre, de penser Facebook comme un travail n’est pas incompatible avec le plaisir que plusieurs y trouvent, et le but n’est pas de dévaloriser les activités qui y sont faites ou le sens qu’elles ont pour les utilisatrices. Comme l’écrivait Tiziana Terranova dans son texte fondateur sur le sujet, le travail en ligne est à la fois volontairement donné et non payé, apprécié et exploité17.

De plus, il n’est pas tout à fait juste de dire que l’exploitation n’est pas possible parce que personne n’est sur Facebook par contrainte, ou qu’une personne ne voulant pas voir ses données être exploitées devrait tout simplement quitter le site. Facebook est une nécessité pour certaines personnes, par exemple parce que ça fait partie de leur emploi (il est maintenant obligatoire d’avoir une page personnelle pour gérer une page professionnelle). Des journalistes, responsables des communications, travailleuses communautaires, entre autres métiers, devant rejoindre des publics de diverses façons, se retrouvent sur Facebook, parfois autant par plaisir que par obligation. Ainsi, être à l’aise avec Facebook et d’autres médias sociaux peut être un prérequis pour plusieurs emplois dans divers domaines, sans parler du fait que le réseautage qui s’y fait peut même devenir indispensable. Il est aussi incontournable de mentionner que les réseaux sociaux, dont Facebook, sont des lieux et des outils pour beaucoup de travailleuses réalisant ce que Brooke Erin Duffy, chercheuse sur le sujet, appelle le travail d’aspiration (aspirationnal labour). C’est le travail propre aux blogueuses, youtubeuses et autres influenceuses; les réseaux sociaux sont des manières pour ces celles-ci d’aspirer, après avoir réalisé énormément de labeur gratuit sur ces sites, à être payées pour le faire18.

Dans une recherche réalisée avec des gens n’utilisant pas Facebook par le Social Media Collectivela majorité des personnes affirmait que leurs relations sociales, avec leurs famille ou leurs amis avaient été affectées par leur absence du site19. Qu’on l’aime ou non, le site est central à beaucoup de nos relations sociales; on s’y souhaite bonne fête, on y met des photos de notre nouveau chien, de notre mariage ou de nos voyages. Ainsi, si plusieurs chercheuses écrivent qu’un certain privilège est nécessaire pour se retirer sans répercussions de Facebook, le Social Media Collective souligne aussi que ces répercussions peuvent être plus importantes pour les personnes qui exécutent souvent la majorité du travail affectif et de care; notamment, les femmes20.

L’apport des théories féministes

Après cette mise en contexte des débats sur le travail en ligne, nous en arrivons au cœur du sujet. Pourquoi impliquer dans cette discussion des écrits féministes? Pour nous comme pour Jarrett, de telles réflexions ne peuvent se passer des écrits sur le travail des femmes21, le travail reproductif et non productif, et leurs caractéristiques.

Non seulement les femmes sont des utilisatrices plus fréquentes et plus avides de réseaux sociaux (du moins aux États-Unis et au Canada22), mais surtout il semble que la division genrée du travail qui se trouve hors-ligne, celle qui fait que plus de femmes que d’hommes sont infirmières et enseignantes au primaire alors plus d’hommes sont mécaniciens ou médecins, est aussi présente en ligne et sur Facebook. Ainsi, Laurie Ouellet et Julie Wilson, deux chercheuses féministes, appellent ce phénomène le deuxième quart (de travail) : alors que l’emploi payé est terminé, les femmes ont généralement d’autres tâches à compléter seules ou presque seules, à la maison et avec la famille. Ouellet et Wilson voient internet et les réseaux sociaux comme une nouvelle facette de ce deuxième quart, qui se trouve intensifié en ligne23. Comme le décrit également Laura Portwood-Stacer, Facebook est un miroir du monde hors-ligne; les femmes planifient souvent les réunions de famille et d’amies, envoient les souhaits d’anniversaire et des fêtes, transmettent les nouvelles de la famille, restent présentes de façon générale dans la vie des personnes qui les entourent24. Le travail affectif de maintenir les liens sociaux est généralement fait par les femmes, en ligne comme hors-ligne.

Pour aller encore plus loin, il est possible de dire qu’outre la division genrée du travail qui trouve ses échos hors-ligne, tout le travail réalisé sur Facebook est féminisé. De façon large, plusieurs auteures de toutes sortes de disciplines écrivent aujourd’hui que les formes de travail ont bien changé, à l’heure d’internet : ce qu’on demande aujourd’hui de toute personne travailleuse sont des caractéristiques longtemps liées aux emplois réservés aux femmes, ou aux activités de femmes. On parle de féminisation du travail lorsqu’on demande de plus en plus de flexibilité, d’adaptabilité, de fragmentation de tâches, du réseautage et du travail affectif ou axé sur le service25. Ce sont ces caractéristiques du travail des femmes et des nouvelles formes de travail actuelles qui nous amènent à affirmer que de parler de ces types de travail, souvent invisibles, peut, comme l’écrit aussi Jarrett, revigorer l’analyse du travail réalisé en ligne. Nous voyons ici deux définitions féministes du travail pour nourrir la réflexion sur l’utilisation des données faite par Facebook.

Aimer, adorer, réagir : un travail émotionnel

Un type de travail souvent abordé dans la littérature féministe est le travail émotionnel. Ce concept a d’abord été développé par Arlie Russell Hochschild en 198326. Il réfère d’abord au fait que certains emplois, traditionnellement féminins, demandent l’exhibition calculée d’émotions à travers les expressions faciales, le ton de la voix et l’apparence. Hochschild a d’ailleurs basé ses réflexions sur une recherche faite auprès d’agentes de bord. Elle avait conclu que cet emploi demande une grande capacité de contrôle et de gérance des émotions, ce qu’elle appelle le emotional work ou emotion work. Elle conclut un autre texte sur le sujet en écrivant que, sans doute, le comportement enjoué de l’agente de bord, son travail émotionnel afin d’afficher un visage amical, fait beaucoup plus pour les profits de la compagnie qui l’emploie que pour son propre bien-être intérieur27.

En s’appuyant sur les travaux de Hochschild, Jacquelyn Arcy explique que le travail émotionnel en ligne correspond aux efforts mis par les femmes pour créer du contenu et interagir avec le contenu payé, par exemple sous la forme de mentions « J’aime » ou de partages28. Le travail émotionnel se réalise ainsi dans l’expression d’émotions, comme la colère, la tristesse ou la solidarité, dans des publications Facebook, soit par le texte écrit ou le type de publication, ou alors par la réaction à d’autres publications avec les réactions proposées par Facebook : le « J’aime », ou les boutons « En colère »« Haha »« Triste »« J’adore », « Wouah ». Le concept de travail émotionnel nous permet donc de voir une nouvelle dimension à la présomption que les femmes sont naturellement plus douées pour exprimer et cadrer leurs émotions : sur Facebook, l’énergie émotionnelle investie par les femmes pour créer du contenu ou interagir avec le contenu déjà présent est exploitée pour du profit29.

S’inscrire, publier, jouer : un travail gratuit

Lorsqu’on parle du travail des femmes, ou de travail féminisé, on parle surtout de trois caractéristiques : ces emplois sont associés aux tâches domestiques liées au foyer et aux enfants, ils impliquent d’offrir de l’assistance aux autres, des services et du care, et ils sont dévalués par des salaires bas ou peu de possibilités d’avancement30. Cette description est fortement liée aux théories féministes matérialistes françaises nous venant de Danièle Kergoat, Christine Delphy et Colette Guillaumin, entre autres auteures. Le travail gratuit des femmes n’est pas délimité en nombre d’heures ou d’efforts, comme le rappelle Christine Delphy; il n’est pas vu comme du travail et est aussi invisible que le processus d’appropriation qui le régit31, l’écrivait Colette Guillaumin en 1978, le processus est si ancré dans la quotidienneté et invisible que l’exploitation du travail semble naturelle et normale32.

Évidemment, les féministes matérialistes françaises ne parlaient pas du travail en ligne. Elles écrivaient sur le travail reproductif et domestique des femmes, surtout. Cela dit, les analyses féministes matérialistes du travail nous permettent quand même de décrire le travail en ligne comme un travail gratuit et exploité : il ne semble pas être du travail, il est invisible et le tout semble normal. On ne paie pas pour Facebook, donc on y voit de la publicité, c’est normal. Le travail sur Facebook est aussi sans limite que le travail que décrivait dans un autre contexte Christine Delphy. Non seulement Facebook est utilisé chaque jour par presque 2 milliards de personnes, comme nous le mentionnions au début de cet article, mais son utilisation est encore plus importante si on pense à toutes les autres applications que la compagnie détient (par exemple Instagram et WhatsApp) ainsi que toutes les applications liées à Facebook (Spotify, Tinder, Runkeeper, etc.). Le nombre de données que retient Facebook est inconnu mais immense, comme le rappelle Loiseau. Facebook profite des actions qu’on y pose pour faire du profit; le fruit du travail de ses usagères fait partie du marché, a une valeur, mais, comme l’écrivait Delphy en 1970 sur les femmes, les utilisatrices de Facebook ne sont pas agentes économiques dans ce marché puisque leur labeur n’est pas vu, justement, comme un travail33.

Perspectives futures

Pour conclure, plus de recherches et de réflexions sont nécessaires pour mettre en lumière et rendre visibles les formes de travail qui entrent en compte dans la mise en place et la production du contenu des médias sociaux. Si les femmes sont plus présentes et actives sur les réseaux sociaux et y accomplissent ainsi plus de travail, un numéro récent de la revue Feminist Media Studies soulignait également que le travail en ligne est définitivement lié à d’autres formes de travail concret, domestique, reproductif (biologiquement et socialement), affectif et de care. Ces formes de travail sont réalisées surtout par des femmes et des personnes vivant dans le Sud global34. Des recherches féministes, en amenant ces discussions, peuvent permettre de nouvelles formes de solidarité et de modes d’actions collectives.

En attendant le prochain scandale lié à Facebook, qui ramènera dans l’actualité soit l’exploitation des données des usagères par le site, sa possible utilisation pour faire du cyberharcèlement ou alors la façon avec laquelle l’algorithme met régulièrement de l’avant des fausses nouvelles parfois dangereuses pour le bien public, que fait-on? Déjà, en tant que citoyen·nes, s’informer et informer les gens autour de nous est un bon début, selon Loiseau; « comme les compagnies de tabac, les GAFA [un acronyme pour les grandes compagnies d’internet, rassemblant Google, Apple, Facebook et Amazon] profitent de l’ignorance ». À travers la conscientisation, graduellement, on peut espérer que non seulement les gens fassent une utilisation plus prudente de ces sites, mais surtout exigent que leurs gouvernements régulent ces compagnies qui font des profits sur leurs territoires.

CRÉDIT PHOTO : Mohamed Hassan, Pixabay

1 Laurel Ptak, 2014, Wages for Facebook : wagesforfacebook.com/

2 Dans cet article, vu son sujet, son cadre et les textes sur lesquels nous nous appuyons, nous utiliserons le féminin inclusif lorsque la rédaction épicène n’est pas possible, logique ou idéale. Ce choix, éminemment politique, simplifiera la lecture et nous amène à nous placer en porte-à-faux avec l’immense majorité de textes qui choisissent la posture inverse, c’est-à-dire le masculin inclusif. Pour une justification de ce choix, voir la vidéo du Nouvel Observateur sur le sujet : NouvelObs, 3 novembre 2017, « Sexisme et écriture inclusive : le masculin doit-il forcément l’emporter sur le féminin? », Le Nouvel Observateur, Paris. www.nouvelobs.com/videos/vxkm0v.DGT/sexisme-et-ecriture-inclusive-le-masculin-doit-il-forcement-l-emporter-sur-le-feminin.html, ou alors Camille Simard, Camille Toffoli, Charles Berthelet, Corinne Arseneault, Guillaume Girard, Myriam Jutras, et Sandrine Bourget-Lapointe, 2014, « Le langage n’est pas neutre : Petit guide de féminisation féministe », Féminitudesfeminetudes.org/le-langage-nest-pas-neutre-petit-guide-de-redaction-feministe/

3 E. Alex Jung, 2014, « Wages for Facebook », Dissent Magazine, New York. www.dissentmagazine.org/article/wages-for-facebook

4 Facebook, 2018, « Our Company; Stats », Facebooknewsroom.fb.com/company-info/ ;
Anatoliy Gruzd, Jenna Jacobson, Philip Mai et Elizabeth Dubois, 2018, The State of Social Media in Canada 2017, Ryerson University Social Media Lab, vol.1 Toronto. doi.org/10.5683/SP/AL8Z6R

5 Kévin Deniau, 23 mars 2018, « Cambridge Analytica : tout comprendre sur la plus grande crise de l’histoire de Facebook », Siècle Digitalsiecledigital.fr/2018/03/23/cambridge-analytica-tout-comprendre-sur-la-plus-grande-crise-de-lhistoire-de-facebook/

6 Steven Musil, 1 juillet 2018, « Facebook acknowledges it shared user data with dozens of companies », CNET, San Francisco.
www.cnet.com/news/facebook-acknowledges-it-shared-user-data-with-dozens-of-companies/

7 Alexa, 2018, « The Top 500 Sites on the Web », Alexawww.alexa.com/topsites

8 Voir sur le sujet du cyberespace et la science politique: Hugo Loiseau et Elena Waldispuehl, 2017, Cyberespace et science politiqueDe la méthode au terrain, du virtuel au réel, Presses de l’Université du Québec, Québec.

9 Steven Musil, 10 juillet 2018, « Facebook Faces UK Fine Over Cambridge Analytica Scandal », CNET, San Francisco. 
www.cnet.com/news/facebook-may-face-uk-fine-over-cambridge-analytica-scandal/

10 Kylie Jarrett, 2014, « The Relevance of “Women’s Work” Social Reproduction and Immaterial Labor in Digital Media ». Television & New Media, vol.15, no.1, pp.14-29.
doi.org/10.1177/1527476413487607

11 La procédure n’est pas extrêmement évidente, mais est décrite ici par Facebook: « Accéder à vos informations Facebook et les télécharger », Facebook, consulté le 14 août 2018. www.facebook.com/help/contact/180237885820953

12 KA et ZT, 12 mars 2012, « Meme patrol: “When something online is free, you’re not the customer, you’re the product » », The Future of the Internet and how to Stop itblogs.harvard.edu/futureoftheinternet/2012/03/21/meme-patrol-when-something-online-is-free-youre-not-the-customer-youre-the-product/

13 Tiziana Terranova, 2000, « Free Labor: Producing Culture for the Digital Economy ». Social Text, no.18 vol.2, pp.33–58.
muse.jhu.edu/article/31873/summary

14 Mark Andrejevic, 2012, « Estranged Free Labor », dans Trevor Scholz (dir.) Digital Labor: The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, pp.149-164.

15 Voir par exemple: Trevor Scholz, 2013, Digital Labor: The Internet as Playground and Factory. Routledge, New York ;
Andrew Ross, 2013, « In Search of the Lost Paycheck », dans Trevor Scholz (dir.) Digital Labor: The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, pp.13-32 ; Christian Fuchs, 2017, Social Media: A Critical Introduction, SAGE,New York.

16 Christian Fuchs, 2017, Social Media: A Critical Introduction, SAGE,New York.

17 Tiziana Terranova, op. cit.

18 Brooke Erin Duffy, 2016, « The Romance of Work: Gender and Aspirational Labour in the Digital Culture Industries ». International Journal of Cultural Studies, no.19, vol.4, pp.441-457. doi.org/10.1177/1367877915572186

19 Alice Marwick, 11 août 2011. « “If you don’t like it, don’t use it. It’s that simple.” ORLY? », Social Media Collective Research Blogsocialmediacollective.org/2011/08/11/if-you-dont-like-it-dont-use-it-its-that-simple-orly/

20 Ibid.

21 Mon utilisation du terme volontairement problématique « travail des femmes », comme celle de Jarrett, désigne un type de travail traditionnellement associé aux femmes ou au féminin, demandant des caractéristiques associés aux femmes. Cette expression ne signifie pas que ce travail est fait exclusivement par des femmes, ni qu’il existerait des travaux de femmes et des travaux d’hommes. C’est justement utilisé pour mettre en lumière la catégorisation binaire des formes de travail : d’un côté, un travail productif reconnu comme tel, associé aux hommes, de l’autre côté, un travail dévalorisé, sous payé, associé aux femmes. Voir Kylie Jarrett, op. cit., pour une plus longue discussion.

22 Anatoliy Gruzd, Jenna Jacobson, Philip Mai et Elizabeth Dubois, op. cit.

23 Laurie Ouellette et Julie Wilson, 2011, « Women’s Work: Affective Labour and Convergence Culture », Cultural Studies, vol.25, no.4-5, pp.548-565. doi.org/10.1080/09502386.2011.600546

24 Laura Portwood-Stacer, 18 mars 2014, « Care Work and the Stakes of Social Media Refusal », New Critical.
www.newcriticals.com/care-work-and-the-stakes-of-social-media-refusal

25 Kylie Jarrett, op. cit.

26 Arlie Russel Hochschild, 2012[1983], The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, University of California Press, Jackson.

27 Arlie Russel Hochschild, 1979. « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal of Sociology, vol.85, no.3, pp.551-575. www.jstor.org/stable/2778583

28 Jacquelyn Arcy, 2016, « Emotion Work: Considering Gender in Digital Labor », Feminist Media Studies, vol.16, no.2, pp.365-368. doi.org/10.1080/14680777.2016.1138609

29 Ibid.

30 Leslie Reagan Shade, 2014, « “Give us Bread, but Give us Roses” : Gender and Labour in the Digital Economy », International Journal of Media & Cultural Politics, vol.10, no.2, pp.129-144. doi.org/10.1386/macp.10.2.129_1

31 Christine Delphy, 1998[1970], « L’ennemi principal » dans L’ennemi principal; Économie politique du patriarcat, Éditions Syllepse, Paris, pp.31-55.

32 Colette Guillaumin, 1978a, « Pratiques du pouvoir et idée de Nature; (1) L’appropriation des femmes », Questions féministes, Paris, vol.2, pp.5-30.

33 Christine Delphy, op. cit.

34 Jenny Ungbha Korn et Tamara Kneese, 2015, « Guest Editors Introduction: Feminist Approaches to Social Media Research : History, Activism, and Values », Feminist Media Studies, vol.15, no.4, pp.707-710. doi.org/10.1080/14680777.2015.1053713

Le Plan Nord : un développement responsable?

Le Plan Nord : un développement responsable?

« Plan Nord : Plan mort », scandaient les étudiant·e·s et manifestant·e·s en 2012, après la défaite de Jean Charest, premier architecte du Plan Nord actuel. On croyait que ce projet, qui vise à développer les territoires situés au nord du 49e parallèle, serait abandonné. Ce ne fut toutefois pas le cas. Pauline Marois proposait « Le Nord pour tous », puis Philippe Couillard a officiellement relancé le Plan Nord en 2015. Seize milliards ont déjà été investis dans cet immense chantier, aux dires du premier ministre[i]. Bien qu’on entende relativement peu parler de ce qu’il se trame aujourd’hui sur cette vaste étendue, de nombreux projets y sont bel et bien en cours.

Le gouvernement du Québec présente son Plan Nord comme un modèle de développement « responsable et durable »[ii]. Mais ce projet titanesque est-il réellement « responsable » des points de vue environnemental, social et économique ? C’est à cette question à laquelle ont voulu répondre Bruno Massé, géographe, activiste et écrivain ; Marie-Ève Blanchard, animatrice en défense de droits et poète féministe ; Frédéric Lebel, géographe et consultant en planification territoriale et en stratégies de développement local ; et Alice de Swarte, coordonnatrice en conservation et analyse politique à la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), lors de notre brunch-discussion du 29 avril dernier. Elles et ils ont abordé le contexte économique et politique dans lequel est né et se développe le Plan Nord, ses impacts sur les femmes, ainsi que les engagements gouvernementaux en matière de protection des territoires.

Le Plan Nord en bref

La Société du Plan Nord, soit l’organisme responsable de la mise en œuvre du projet depuis le 1er avril 2015[iii], affirme que le projet a « pour but de mettre en valeur le potentiel minier, énergétique, social, culturel et touristique du territoire québécois situé au nord du 49e parallèle »[iv]. Le gouvernement prévoit des investissements publics et privés totalisant près de 50 milliards de dollars entre 2015 et 2035, date prévue de la fin du projet. La région touchée représente 72 % de la superficie du Québec. Environ 120 000 habitant·e·s — soit 1,5 % de la population de la province —, y vivent, dont près du tiers sont autochtones, note Frédéric LeBel[v].

Toutefois, comme l’a souligné chaque intervenant·e lors de l’événement du 29 avril dernier, le Plan Nord est d’abord et avant tout un projet de développement minier, assorti de« petits bonus » promis pour le développement social et la protection de l’environnement. Bruno Massé dénonce le fait que le projet gravite sur l’exploitation minière. De plus, il souligne que les mesures sociales annoncées dans le cadre du Plan Nord (construction de logements sociaux au Nunavik,de serres, etc.) sont à la remorque du développement minier. Selon lui, la population se trouve « prise en otage » : pour avoir droit à ces mesures sociales, les communautés sont contraintes d’accepter le Plan Nord et tous ses chantiers miniers et énergétiques.

De plus, pour la période allant de 2015 à 2020 seulement, le gouvernement promet des investissements publics de l’ordre de deux milliards de dollars, auxquels pourront s’ajouter des contributions du gouvernement fédéral. Ces investissements visent à « mettre en place les conditions nécessaires pour favoriser le développement et l’accès au territoire »[vi]. Cependant, Frédéric LeBel avance que les infrastructures de transport (routes, aéroports, ports) construites pour augmenter l’accessibilité du territoire sont destinées avant tout à l’industrie minière. En effet, il explique que les principales infrastructures visent à leur faciliter l’accès aux minerais et à leur permettre de l’exporter plus aisément.

Le gouvernement avance que le Plan Nord créera des emplois et générera des revenus à la fois pour les communautés touchées et pour les Québécois·es en général. On fait miroiter un projet « rassembleur pour la société québécoise »[vii]. Toutefois, comme cela a été souligné pendant la période de discussion avec le public, ce mégaprojet exacerbe les tensions entre les communautés et dans les communautés. De plus, comme l’a dénoncé un membre du public, la façon dont est créée et redistribuée la richesse est choquante, voire « humiliante » : les ressources minières qui sont le cœur du Plan Nord sont non renouvelables. Et pourtant, on favorise une approche « terriblement capitaliste », au nom de laquelle « on sort tout, tout de suite », pour le profit des actionnaires, s’offusque-t-il. Rien dans l’approche préconisée ne garantit la pérennité des ressources ou la transformation locale de la matière pour créer des emplois dans les secteurs secondaires et tertiaires[viii].

Par ailleurs, certain·e·s estiment que la promesse du gouvernement de protéger 50 % du territoire au nord du 49e parallèle n’est que poudre aux yeux. Comme le souligne Frédéric LeBel, le gouvernement vend l’idée qu’il faut exploiter ce territoire pour en protéger une partie, alors qu’il serait tout à fait possible de le préserver sans prôner une exploitation à grande échelle. De son côté, Bruno Massé avance que les mesures environnementales ont été créées dans le but de rallier l’opinion publique et de manufacturer le consentement face à ce titanesque projet.

Pourquoi « développer » le Nord ?

Plusieurs raisons expliquent la volonté gouvernementale de « développer » le Nord. Le message officiel des libéraux est que ce plan vise à relancer l’économie et à stimuler l’emploi[ix]. Cependent, Pierre Arcand, ex-ministre responsable du Plan Nord, avouait dans un article de La Presse en 2017 que, « [l]orsqu’on a lancé le Plan Nord, c’était en réaction à des investissements miniers très importants qui étaient soudainement apparus »[x].

Bruno Massé avance que, en vérité, le Plan Nord serait fortement lié au « boom minier » qui a éclaté en 2011. Selon lui, on connaissait depuis longtemps le fort potentiel minier du Nord québécois, mais on a attendu que le contexte économique justifie l’exploitation avant d’aller de l’avant. En effet, le « boom minier », qui résulte à la fois de la hausse de la demande en métaux des marchés asiatiques et de la rareté des ressources minières, rentabilise désormais l’exploitation de mines dans le Nord québécois, d’après le géographe. La fonte du pergélisol, la qualité du sol composé à 90 % de roche précambrienne (dite « favorable », car facile à exploiter) et l’arrivée de nouvelles technologies sont des arguments de plus qui justifient l’exploitation minière sur ce territoire, ajoute Frédéric LeBel.

Toutefois, malgré le contexte mondial de rareté de la ressource et la forte demande en minéraux, la faiblesse majeure qui freinait les investissements de l’industrie minière au Québec est l’éloignement du marché et la difficulté d’accéder aux ressources. En effet, les marchés désireux d’acheter les matières premières extraites des mines, comme l’expliquait Frédéric LeBel, sont plutôt éloignées du Québec, la majorité se trouvant en Asie. Les infrastructures de transport inappropriées rendaient l’exportation du minerai difficile, mais le gouvernement du Québec a tenu à rassurer les compagnies minières et à les encourager à choisir le Nord québécois pour investir. Pour ce faire, il avait promis de construire et d’entretenir des infrastructures de transport pour leur permettre d’accéder aux ressources, mais aussi de l’exporter. Le gouvernement a donc financé la construction de routes pour se rendre aux mines et en sortir le minerai[xi], d’aéroports et d’un port en eau profonde à Sept-Îles. Le gouvernement assurera également en grande partie les coûts reliés à l’entretien de ces infrastructures, qui sont particulièrement vulnérables en raison du climat hostile pour les chaussées des régions nordiques. Pour Frédéric LeBel, on parle de « socialiser le risque par la dette publique ».

Pour ajouter au contexte économique favorable aux investissements de l’industrie minière, Québec a fait le choix de maintenir un faible taux de redevances minières, signale Frédéric LeBel. En 2015, dans Le Devoir, Alexandre Shields révélait que « les minières ont versé un milliard de dollars de redevances depuis 2009, tandis que la valeur des minerais tirés du sol dépasse les 54 milliards ». Le journaliste déplorait que ce taux était bien inférieur à la moyenne canadienne[xii].

Par ailleurs, poursuit Frédéric LeBel, d’un point de vue géopolitique, l’ouverture du passage du Nord-Ouest, qui résulte des changements climatiques et de la fonte des glaciers, facilite l’exportation des matières extraites vers l’Asie et, en particulier, vers la Chine, dont la demande en minéraux est très forte. Cette situation est favorable pour l’industrie minière qui cherche un marché accessible où vendre les minerais Les changements climatiques leur assurent donc un nouveau passage plus rapide vers leurs principaux acheteurs.

L’enjeu du positionnement géopolitique du Québec dans l’arctique est également un facteur clef qui explique cette volonté de développer le Nord, croit Frédéric LeBel. Le Québec est la province possédant le plus grand accès aux mers nordiques du Canada, mais, étant donné son statut politique de province, elle ne peut y transiter à titre de nation indépendante. On peut prévoir que le passage du Nord-Ouest entre le Manitoba et la Russie deviendra un espace essentiel pour le commerce mondial, d’où l’intérêt pour le Québec d’occuper le territoire nordique et de se projeter dans les mers, note le géographe.

Les femmes « charriées » par le Plan Nord

D’un point de vue social, le Plan Nord engendre de graves conséquences sur la situation des femmes. Au fil de ses recherches à titre de citoyenne engagée, Marie-Ève Blanchard a constaté que « l’implantation de mégaprojets extractifs et énergétiques s’accompagne souvent d’une dévaluation de la condition de vie des femmes, d’une hausse des agressions physiques et sexuelles, et d’une hausse du marché sexuel », et ce, entre autres conséquences négatives.

Le monde politique semble toutefois peu sensible à ces répercussions dramatiques. Marie-Ève Blanchard relate un échange « éclairant » datant de 2015, entre Alexa Conradi (alors présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ)) et André Spénard, député de la Coalition avenir Québec (CAQ) et membre de la commission parlementaire sur les choix budgétaires. Lorsque Alexa Conradi critiquait les investissements associés au Plan Nord, argumentant que, autant les agressions sexuelles que l’industrie du sexe sont en nette hausse sur la Côte-Nord – région fortement touchée par le Plan Nord –, le député caquiste lui a répondu : « On n’arrêtera pas les ressources naturelles et l’extraction du minerai de fer, de cuivre, ou l’or, parce qu’il y a plus d’agressions sexuelles dans ce coin-là! […] Vous me charriez ! »

Les chiffres donnent cependant raison à la présidente de la FFQ de sonner l’alarme. Selon une analyse de l’Institut national de la santé publique du Québec, de 2002 à 2011, le nombre de voies de fait, excluant les agressions sexuelles, a augmenté de façon significative sur l’ensemble de la Côte-Nord. Ce taux était deux fois plus élevé que la moyenne en 2009 et et 2011, mais comparable à celui de 2002[xiii], s’offusque Marie-Ève Blanchard. Fait à noter : 2009 marque l’ouverture du premier campement près du chantier La romaine, un complexe hydro-électrique construit dans le cadre du Plan Nord.

De plus, le nombre d’agressions sexuelles est en hausse sur tout le territoire du Plan Nord. On rapportait 67 agressions en 2011-2012, 81 agressions 2012-2013, puis 102 agressions en 2013-2014[xiv], soit une augmentation constante, rapporte Marie-Ève Blanchard. On observe également une hausse des voies de fait contre la personne en contexte conjugal de 300 % dans la région de la Minganie, touchée par le Plan Nord. Difficile de ne pas faire de liens entre ces statistiques aberrantes et les chantiers du Plan Nord ou les projets extractifs et énergétiques, comme le laisse entendre la poète féministe.

En effet, comme mentionné précédemment, le Plan Nord a pour clef de voûte sur l’exploitation minière, une industrie à forte prédominance masculine. Une membre du public faisait justement remarquer que la minière connue comme étant la plus responsable au Québec employait à peine 7 % de femmes (dans des postes administratifs pour la plupart). Elle ajoutait qu’en Abitibi-Témiscamingue, région où les minières sont omniprésentes, les femmes gagnent 60 % du revenu des hommes, soit le plus grand écart salarial au Québec après la Côte-Nord[xv]. Cet écart peut s’expliquer par la forte présence des mines, « où l’on retrouve des salaires très élevés »[xvi], et d’où la grande majorité des femmes sont exclues.

Par ailleurs, d’après Marie-Ève Blanchard, le navettage (plus connu comme « fly-in/fly-out »), nouveau mode d’organisation du travail préconisé sur les chantiers miniers et énergétiques, exacerbe les comportements jugés répréhensibles (excès de drogues ou d’alcool, prostitution, agressions sexuelles). Elle explique que le navettage ne favorise pas la création d’un sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil. Les employé·e·s viennent travailler, souvent 12 heures par jour pendant 14 jours consécutifs, puis repartent dans leur communauté d’origine pour 14 jours de congé, avant de recommencer ce voyagement constant. C’est un mode de travail de plus en plus répandu sur les différents chantiers du Plan Nord et qui aurait des répercussions néfastes importants — quoiqu’encore méconnus — sur le tissu social tant de la communauté d’origine que celui de la communauté de travail des employé·e·s[xvii].

D’ailleurs, « plusieurs milieux féministes autochtones formulent l’hypothèse que […] s’attaquer à l’autonomie et aux droits des femmes et ainsi fragiliser le tissu social d’une communauté serait un moyen d’atténuer la capacité de résistance des communautés touchées pour contrôler plus aisément un territoire convoité pour le développement extractif », signale Marie-Ève Blanchard. Selon elle, cette « stratégie de destruction » se trouverait au cœur même du Plan Nord, et viserait à faire taire les résistances. Elle décrit la stratégie de développement du Nord, qui laisse tomber les femmes et qui ne prend pas en compte les répercussions des multiples chantiers sur ces dernières.

Des promesses environnementales bafouées

Alice de Swarte, de la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), a résumé les engagements gouvernementaux en matière de protection du territoire dans le cadre du Plan Nord. Elle explique que le gouvernement du Québec a promis de conserver 50 % du territoire touché d’ici la fin prévue du projet en 2035. Pour ce faire, on compte mettre sur pied des aires protégées représentatives de la biodiversité nordique. Elle affirme que ce chiffre est tiré de plusieurs études qui démontrent que pour endiguer la perte de biodiversité, il faut soustraire de 25 % à 75 % du territoire à l’exploitation industrielle. Le chiffre de 50 % se veut donc une moyenne, l’équivalent du « deux degrés » pour limiter l’impact des changements climatiques.

Le gouvernement s’est engagé à atteindre cette cible en trois étapes majeures : il souhaitait protéger 12 % du territoire pour 2012, 20 % pour 2020, puis 50 % pour 2035. Pour l’instant, précise Alice de Swarte, seulement 12 % du territoire du Plan Nord est protégé. Il faudra donc y ajouter 8 % en moins de deux ans pour remplir l’objectif de 2020. Pour y arriver, il faudra donc accélérer drastiquement le rythme auquel on crée des aires protégées.

Toutefois, plusieurs défis sont à relever pour atteindre ces cibles, déplore Alice de Swarte. On pense aux claims miniers, qui ont préséance sur les autres usages du territoire. Un claim minier est un droit à l’exploration minière qui peut être loué en échange d’un certain montant par des compagnies ou des personnes[xviii]. Cela veut dire que si un territoire donné est « claimé » par une compagnie, l’exploration minière — et éventuellement l’exploitation de la ressource — ont priorité sur création d’aires protégées, résume Alice de Swarte.

Alice de Swarte dénonce également les ministères à vocation économique qui « font de l’obstruction » à la création d’aires protégées, ainsi que la culture au sein du ministère des Ressources naturelles qui permet de mettre un droit de veto sur la plupart des projets de protection. Elle s’offusque du fait que la vision des acteurs économiques finit, dans 90 % des cas, par aller à l’encontre de la préservation de l’environnement.

De plus, elle estime qu’il y a un manque de cohérence dans la vision gouvernementale, et qu’on manque d’outils pour gérer le territoire de façon équilibrée et pour mettre les communautés au centre des enjeux de conservation. Elle regrette « l’absence quasi totale de balises pour s’assurer d’un développement responsable ». Notamment, le gouvernement n’a toujours pas fait d’étude de l’effet cumulatif des conséquences de multiples chantiers du Plan Nord sur l’environnement. En effet, la SNAP est préoccupée par l’ouverture du territoire par la construction de nombreuses infrastructures de transport sur un territoire « dont l’isolement constituait jusqu’à maintenant la meilleure garantie de protection »[xix].

Par ailleurs, Alice de Swarte s’inquiète du manque de respect du consentement libre, préalable et éclairé des communautés autochtones par le gouvernement. Elle déplore le manque de ressources pour leur permettre de mener à terme leurs projets de protection du territoire face à la machine gouvernementale et aux industries.

Elle demande également à ce que les activités industrielles menées sur le territoire fassent l’objet d’une surveillance indépendante, car, pour l’instant, ce sont les compagnies qui exploitent des ressources naturelles qui sont chargées de s’autosurveiller, avec toutes les lacunes qu’un tel fonctionnement peut causer.

Pour conclure, à la lumière des explications des intervenant·e·s qui ont pris la parole lors de cette discussion sur le Plan Nord, il semble évident que ce projet comporte plusieurs lacunes sur le plan économique, social et environnemental. Malgré les belles promesses du gouvernement, le Plan Nord dans sa forme actuelle est loin d’être un « modèle de développement durable et responsable », comme le clame le gouvernement du Québec.

CRÉDIT PHOTO: Parolan Harahap / FLICKR

[i]       Jocelyne Richer, « Philippe Couillard inaugure une aire protégée dans le Grand Nord », La Presse, 26 octobre 2017. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201710/…

[ii]      Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/

[iii]     Société du Plan Nord, « Plan stratégique 2016-2020 », Gouvernement du Québec, 2016, p. 9. https://plannord.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2017/05/Plan_strategique_SPN_2016-2020.pdf

[iv]    Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/

[v]     Société du Plan Nord, « Le territoire du Plan Nord et ses principales caractéristiques », 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/territoire/

[vi]    Société du Plan Nord, « Cadre financier », Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/vision/cadre-financier/

[vii]   Société du Plan Nord, Gouvernement du Québec, 2014. Page consultée le 10 mai 2018 : https://plannord.gouv.qc.ca/fr/

[viii]  Alexandre Shields, « Forcer la transformation du minerai ici serait néfaste pour le Québec », Le Devoir, 7 février 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/341982/forcer-la-transfor…

[ix]    Secrétariat du Plan Nord, « Le Plan Nord à l’horizon 2035. Plan d’action 2015-2020 », Gouvernement du Québec, 2015, page iii. https://plannord.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2017/05/Synthese_PN_FR_IMP.pdf

[x]     Émilie Laperrière, « Plan Nord : Le Québec est « mieux organisé » pour la relance », La Presse, 23 mai 2017. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.lapresse.ca/affaires/portfolio/plan-nord/201705/23/01-5100462…

[xi]    Alain Mondy, « Prolongement de la route 167 : pour un meilleur accès aux ressources minières », ministère des Transports du Québec, novembre 2011. Page consultée le 10 mai 2018 : https://mern.gouv.qc.ca/mines/quebec-mines/2011-11/prolongement.asp; Laurence Royer, « 489 M$ pour les routes de la Côte-Nord », Radio-Canada, 26 mars 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1091580/investissement-routes-cote-nord; Steeve Paradis, « Plan Nord : la route 389 asphaltée sur 40 km de plus », La Presse, 30 août 2011. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.lesoleil.com/actualite/plan-nord-la-route-389-asphaltee-sur-…

[xii]   Alexandre Shields, « Le Québec, cancre canadien », Le Devoir, 26 octobre 2015. Page consultée le 10 mai 2018 : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/453528/redevances-miniere…

[xiii]  Institut national santé publique du Québec, « Violence conjugale dans la région de la Côte-Nord », avril 2011. https://www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1245_ViolenceConjugaleCoteNord.pdf

[xiv]  Catherine Lévesque, « Plan Nord au féminin : une vie pas toujours rose (infographie) », Huffington Post, 1er décembre 2014. Page consultée le 23 mai 2018 : https://quebec.huffingtonpost.ca/2014/12/01/plan-nord-au-feminin–une-vi…

[xv]          « Portrait : Les femmes et le marché du travail (Abitibi-Témiscamingue) », Emploi-Québec Abitibi-Témiscaminge,      janvier 2016. Page consultée le 10 mai 2018 :http://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/uploads/tx_fceqpubform/08_Portrait-femmes.pdf

[xvi]  Jocelyn Corbeil, « L’écart salarial entre les hommes et les femmes demeure important en Abitibi-Témiscamingue », Radio-Canada, 7 mars 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1087791/ecart-salarial-hommes-femme…

[xvii] Julie Tremblay, « Fly-in, fly-out : extraire des ressources et des travailleurs », Radio-Canada, 12 janvier 2018. Page consultée le 10 mai 2018 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1077627/fly-in-fly-out-travailleurs…

[xviii] Simplement géologie, « Les claims miniers – un aperçu », 10 avril 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : http://www.simplegeo.ca/2012/04/les-claims-miniers-un-apercu.html

[xix]  Patrick Nadeau, « Ouverture du Nord : les dépenses s’accumulent – les impacts environnementaux aussi », SNAP Québec, 12 avril 2012. Page consultée le 10 mai 2018 : http://snapqc.org/news/ouverture-du-nord-les-depenses-saccumulent-les-im…