par Rédaction | Mai 25, 2021 | International, Societé
Par Raouf Bousbia
Cet article est d’abord paru dans notre recueil imprimé Les voix qui s’élèvent, disponible dans notre boutique en ligne.
Choc, indignation et colère : tels sont les sentiments qu’éprouvent les journalistes et militant∙e∙s pour la liberté d’expression et la démocratie en Algérie. Le 15 septembre 2020, le journaliste indépendant Khaled Drareni a été condamné en appel à deux ans de prison ferme pour avoir couvert une des manifestations de la révolte populaire algérienne, connue sous le nom de Hirak ou encore de Révolution du sourire et qui a provoqué la chute de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Énormément d’espoir animait alors le peuple algérien pour la construction d’une nouvelle république et d’un État de droit. C’était sans compter la crise de la COVID-19, qui a frappé de plein fouet la mobilisation et la régularité des manifestations hebdomadaires, ce qui a permis au régime algérien de reprendre la main et d’imposer, petit à petit, une chape de plomb sur toute critique ou initiative individuelle des militant∙e∙s algérien∙ne∙s.
Après la démission d’Abdelaziz Bouteflika le 2 avril 2019, les élections présidentielles prévues initialement le 18 avril ont été reportées au 4 juillet de la même année. Pendant cette période et selon les dispositions de la constitution algérienne, le président du conseil de la nation, Abdelkader Bensalah, devait assurer l’intérim au poste de chef de l’État algérien. Période qui a été prolongée à cause de l’intensification des revendications de la rue, qui sont passées du refus d’une énième présidence d’Abdelaziz Bouteflika à l’exigence du départ de toutes les figures du régime algérien et à la chute du système qui régit le pays depuis son indépendance en 1962.
Très vite, les Algérien∙ne∙s ont compris qu’Abdelkader Bensalah, sans charisme ni pouvoir décisionnel, n’était qu’une façade civile du pouvoir militaire algérien et que le véritable homme fort du pays n’était autre que le chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah. Le vieux général, un des derniers fidèles du clan Bouteflika, intervenait chaque semaine à la télévision d’État pour annoncer des mesures afin de protéger, selon ses dires, le pays des attaques de la main étrangère et des ennemis de la nation.
L’état-major de l’armée, le tenant du pouvoir algérien
Toutes les forces de sécurité, qu’elles aient été sous la tutelle du ministère de l’Intérieur (les services de police) ou du ministère de la Défense (la gendarmerie nationale), réagissaient immédiatement aux annonces du chef d’état-major, souvent avec zèle et excès de violence. C’est ainsi que l’arrestation massive de manifestant∙e∙s arborant l’emblème identitaire berbère a été opérée le lendemain d’un discours du chef d’état-major de l’armée dans lequel ce dernier proclamait l’interdiction de tout étendard autre que le drapeau algérien dans les manifestations[i]. Bizarrement, l’interdiction n’a pas été suivie d’arrestations en Kabylie, où l’emblème berbère était brandi autant que le drapeau algérien. Cette situation a été perçue par les Algérien∙ne∙s comme une nouvelle manipulation du régime et de ses services visant à diviser le peuple et à donner l’impression que la poursuite de la contestation n’était l’œuvre que d’une minorité sécessionniste voulant déstabiliser le pays[ii]. La contestation et la dénonciation des mesures arbitraires n’ont été que plus fortes par la suite, portées par des militant∙e∙s de plus en plus déterminé∙e∙s, alors que nombre d’entre elles et eux ont été arrêté∙e∙s et condamné∙e∙s à de lourdes peines de prison pour l’accusation, propre aux dictatures, d’« atteinte à l’intégrité du territoire national[iii] », et cela pour la seule raison qu’elles et ils avaient porté un emblème identitaire. D’autres accusations ont été prononcées contre des militant∙e∙s. La plus invraisemblable a été l’« atteinte au moral de l’armée ». C’est celle qui a été portée contre les militants Karim Tabbou et Lakhdar Bouregaa, condamnés à de lourdes peines de prison après avoir dénoncé les interventions du général Gaïd Salah et son implication flagrante dans les décisions politiques du pays qui a fait dévier complètement le rôle constitutionnel de l’armée algérienne[iv].
L’ampleur de la poursuite de la contestation dans tout le pays a surpris le régime, qui s’attendait à un essoufflement et de ce fait, il n’a pas pu organiser les élections prévues le 4 juillet 2019. La constitution algérienne prévoit, en cas de démission du chef de l’État, l’obligation de la tenue d’élections présidentielles dans les 90 jours suivants. En dépassant ce délai, pour beaucoup d’Algérien∙ne∙s, le gouvernement en place est devenu illégitime. Gaïd Salah, impatient et ayant constaté que la situation lui échappait, a rejeté la politique d’apaisement entreprise par Abdelkader Bensalah, qui a procédé à la libération de plusieurs détenu∙e∙s d’opinion. Le 2 septembre 2019, le général a annoncé la tenue d’élections présidentielles le 12 décembre suivant, menaçant quiconque s’opposerait ou essaierait d’interrompre le processus électoral.
Élections présidentielles : la dictature militaire se trouve une « façade civile »
Comme l’écrivain et journaliste Slimane Zeghidour l’a dit, « ce que le régime veut, ce n’est pas forcément un président populaire, ce n’est pas non plus un président démocratiquement élu. Ce qu’il veut d’abord, c’est un président, en clair, une façade civile, un retour à la normale [v]».
Le 17 novembre 2019, la campagne électorale est lancée. En lice, cinq candidats : Azzedine Mihoubi, Abdelkader Bengrina, Abdelmadjid Tebboune, Ali Benflis et Abdelaziz Belaïd. À part Belaïd, tous ont été ministres sous le régime du président déchu Abdelaziz Bouteflika. Des manifestations de soutien pour la tenue des élections se sont organisées à travers le pays[vi] et les candidats se sont déplacés sous escortes policières et n’ont rencontré leurs partisans et partisanes que dans des salles fermées. Tenus quasiment à huis clos, leurs discours visaient plus à inciter la population à aller voter qu’à présenter leur programme présidentiel. En parallèle, le Hirak a continué de manifester chaque vendredi et chaque mardi (le mardi étant la journée consacrée aux manifestations des étudiants). La répression et les arrestations de militant∙e∙s se sont poursuivies, mais rien n’a fait reculer le pouvoir. Cette fois-là, les élections ont bien eu lieu.
Pour la diaspora algérienne dans le monde, l’opération de vote a commencé le 7 décembre. À Montréal, des centaines de manifestant∙e∙s se sont rassemblé∙e∙s devant le consulat général d’Algérie[vii]. Parmi elles et eux, un groupe qui comptabilisait le nombre de personnes qui accédaient au bureau de vote, afin de déterminer par la suite le taux de participation qui aurait pu être manipulé par le pouvoir algérien. Les votant∙e∙s ont été conspué∙e∙s et les insultes fusaient des deux bords de la rue Saint-Urbain : d’un côté, les opposants aux élections, et de l’autre, ceux qui tenaient à accomplir leur devoir civique envers leur pays d’origine. Des scènes qui démontraient la division qui commençait à régner au sein de la population. Une Algérie qui ne voulait plus faire allégeance à une instance de pouvoir qui manipulait et continuait de fonctionner avec les mêmes méthodes et mécanismes, celles d’un État autoritaire et incompétent. Une autre Algérie, qui voyait en cette élection l’aboutissement de la crise politique et un moyen de retrouver la stabilité.
Le 12 décembre, la plupart des bureaux de vote ont ouvert dans le pays, mais la participation a été tellement faible que le pouvoir n’a même pas osé gonfler le taux de participation. Le soir, à la fermeture des bureaux de vote, le taux de participation s’est élevé à 39,88 %, soit dix points de moins que lors de l’élection présidentielle de 2014 qui a réélu Bouteflika pour un quatrième mandat. Le lendemain, l’autorité nationale indépendante des élections a proclamé Abdelmadjid Tebboune nouveau président de la République algérienne démocratique et populaire, avec 58,13 % des voix, soit 4 947 523 votant∙e∙s des 24 464 161 que compte le corps électoral algérien.
Abdelmadjid Tebboune, pur produit du régime algérien
Premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika en 2017, Abdelmadjid Tebboune a toujours été considéré comme un proche du chef d’état-major Gaïd Salah. Il a toujours occupé des postes de responsabilité au sein des institutions gouvernementales algériennes[viii]. Il a d’abord été secrétaire général dans les wilayas (préfectures) d’Adrar en 1977, puis de Batna en 1979 et de M’sila en 1982. En 1983, il a été promu au poste de wali (préfet) à Adrar, un poste qu’il a occupé de nouveau à Tiaret de 1984 à 1989 et à Tizi-Ouzou de 1989 à 1991. Par la suite, il a fait son entrée au gouvernement mis en place le 18 juin 1991 en tant que ministre délégué chargé des collectivités locales auprès du ministre de l’Intérieur. Huit mois plus tard, il a quitté le gouvernement pour une retraite anticipée. Lorsqu’Abdelaziz Bouteflika a été porté au pouvoir en 1999, Tebboune a été appelé par ce dernier à prendre en charge le poste de ministre de la Communication et de la Culture, et ensuite le poste de ministre délégué chargé des Collectivités locales pour le remaniement des walis. En 2001, il a été nommé ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme. Il a quitté le gouvernement en 2002 pour effectuer des missions diplomatiques à l’étranger pour Bouteflika, notamment en Iran et en Syrie. En 2012, il a été nommé encore une fois ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme. Il a conservé ce ministère jusqu’en 2017, alors que Bouteflika l’a nommé premier ministre. Il a été évincé quelques mois plus tard à la suite de luttes de clans gravitant autour du président malade.
Propulsé chef du plus grand État africain et méditerranéen, Tebboune est entré en fonction le 19 décembre 2019 et, en guise de premier geste en tant que président, il a décerné au chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah, et à l’ex-président par intérim Abdelkader Bensalah, l’ordre du Mérite national, un prestigieux symbole de reconnaissance algérien qui récompense les services éminents rendus au pays, pour avoir contribué à rehausser son prestige. Malade, Abdelkader Bensalah n’a pas repris son poste de président du Conseil de la nation et il a démissionné de son poste de sénateur en juin 2020. Ahmed Gaïd Salah, quant à lui, est décédé le 23 décembre 2019 des suites d’une crise cardiaque, selon la version officielle. Un deuil national de trois jours a été décrété et des funérailles dignes d’un chef d’État ont été organisées par le régime.
Lors de ses allocutions, Tebboune a rendu hommage au vieux général et n’a pas non plus tari d’éloges envers le Hirak, en le qualifiant même de « Hirak béni » qui a libéré le pays. Il a aussi annoncé l’avènement d’une nouvelle Algérie pleine d’espoir pour la liberté, les droits de la personne et la dignité humaine. Un discours conciliant envers les manifestant∙e∙s, mais qui était complètement en opposition avec la réalité de la répression envers celles et ceux qui ont rejeté l’élection de Tebboune et qui ont ridiculisé son image lors des manifestations, en mettant en scène des caricatures le montrant consommer de la cocaïne. Ces caricatures faisaient référence à l’implication, en mai 2018, de son fils Khaled Tebboune dans un trafic de drogue mis au jour par la saisie record de 700 kilogrammes de cocaïne au port d’Oran, un événement qui a déclenché une enquête de grande envergure et qui a entraîné dans son sillage l’arrestation du fils du nouveau président algérien. Lors de son procès en février 2020, le fils du président a été totalement blanchi et a regagné sa liberté. Une liberté confisquée à d’innombrables militant∙e∙s et activistes du Hirak, ce qui a démontré, une fois de plus, que la justice algérienne est aux ordres des politiciens et que l’abus de pouvoir allait continuer à être le moteur du règne de Tebboune
Le SRAS-CoV-2, l’allié ultime de la répression
« Le Hirak est une idée et une idée ne meurt pas. Mais les êtres que nous perdons ne reviennent jamais. » C’est le message[ix] qu’ont lancé le 16 mars 2020 à Alger 25 professeur∙e∙s de médecine et membres de professions médicales aux Algérien∙ne∙s afin qu’elles et ils prennent conscience de la dangerosité de la COVID-19, qui se propageait dans le pays. À la suite de cet appel, les manifestations ont été suspendues malgré l’entêtement et le déni de certaines figures emblématiques du Hirak, telle Samira Messouci, militante active et élue du rassemblement pour la culture et la démocratie et ex-détenue d’opinion, qui s’attira de vives critiques après avoir nié l’existence même du virus. Par la suite, elle est revenue sur ses déclarations et a fait son mea-culpa. Sonné par les multiples arrestations et les procès expéditifs, le Hirak allait être frappé de plein fouet par cette crise sanitaire qui allait donner au régime une énième occasion de consolider ses appuis et d’étouffer la révolution.
N’ayant plus d’opposition dans les rues, le régime algérien a mis sa machine répressive en marche. Les arrestations ciblées de militant∙e∙s, à présent isolé∙e∙s, ont repris de plus belle. Des journalistes indépendant∙e∙s ont été arrêté∙e∙s pour la simple raison d’avoir couvert les manifestations ou relayé des informations sur les réseaux sociaux; le cas du journaliste Khaled Drareni est emblématique de cette situation. D’autres journalistes croupissent en ce moment même dans les geôles du régime, dans l’indifférence totale de la communauté internationale. Tel est le cas pour le journaliste et militant pour les droits individuels Abdelkrim Zeghileche, incarcéré depuis le 24 juin et condamné à plusieurs années de prison pour « outrage à la personne du président ».
Contactée par L’Esprit libre, le 1er octobre 2020, Lynda Nacer, journaliste indépendante et ancienne cheffe du bureau régional de l’Est du quotidien Liberté en Algérie, a fait état du harcèlement que subissent les professionnel∙le∙s du journalisme dans son pays et déclare:
Il y a une montée dangereuse de la répression contre la liberté de la presse et d’expression. L’intimidation et le harcèlement contre les journalistes indépendant∙e∙s notamment ont atteint une dimension effrayante, au point où des accusations aussi fallacieuses qu’infondées – comme l’offense au président, l’atteinte à un corps constitué ou encore l’atteinte à l’unité nationale – pendent au nez de tou∙te∙s celles et ceux qui osent porter un regard critique sur la politique totalitaire du pouvoir en place.
Critiquées et sans assise populaire légitime, les autorités algériennes ont organisé un référendum constitutionnel pour appeler la population à se prononcer sur une révision de la constitution le 1er novembre 2020. Une date très symbolique étant donné que c’est le 66e anniversaire du déclenchement de la révolution armée qui avait mené à l’indépendance de l’Algérie. Les appels au boycott du scrutin ont eu grand écho dans la population et seulement 23,4 % du corps électoral s’était déplacé pour voter[x]. C’est finalement le camp du oui qui a remporté le référendum avec un taux de 66,80 %. Des résultats annoncés en l’absence du chef de l’État, Abdelmadjid Tebboune, atteint de la COVID-19 et hospitalisé en Allemagne depuis le 28 octobre 2020.
Ghanem-Yazbeck, politologue de l’institut Carnegie à Beyrouth au Liban dit à propos de ce référendum : « Cette claque pour le régime est aussi une claque pour le Hirak. Cette Constitution vise à casser le mouvement du 22 février en se le réappropriant[xi]. » Car effectivement, à la télévision d’État et dans les médias acquis au régime, on fait abstraction du taux de participation en présentant ce référendum comme une victoire écrasante du oui et comme la satisfaction aux revendications populaires.
Des membres du Hirak refusent que le régime leur confisque la révolution comme il a toujours su le faire, elles et ils savent la nécessité de réinventer leur mouvement et de trouver des moyens de pression plus efficaces que quelques heures de manifestations par semaine. Fatiha Ghazi, activiste pour la démocratie en Algérie et militante pour les libertés individuelles, a confié à L’Esprit libre que la révolution n’est pas morte et qu’elle est en train d’évoluer. Elle a précisé : « La révolution avait commencé par des revendications de ce que nous ne voulons pas, en l’occurrence : la candidature de Bouteflika, un régime militaire, un pouvoir politique corrompu. À présent, nos revendications parlent de ce que nous voulons : un État de droit, une société plurielle. » Fatiha Ghazi sait que concrétiser toutes les attentes et tous les espoirs prendra du temps, mais elle reste confiante et enthousiaste quant à l’issue de cette révolution qu’elle chérit tant. Par ailleurs, Messaoud Leftissi, lui aussi militant pour la démocratie, les droits de la personne et l’environnement, a été emprisonné pendant six mois pour ses opinions et a vu sa vie professionnelle complètement brisée. Il ne partage plus la ferveur de Fatiha et demeure convaincu que le Hirak n’aboutira sur rien de concret et déclare : « Contrairement aux révolutions tunisienne et soudanaise, en Algérie, les corporations syndicales qui étaient mobilisées au début ne le sont plus à présent. Nous sommes dans un état de faiblesse, car l’adhésion initiale qu’il y a eu en 2019 n’est plus là. »
Jusque-là, le pouls de la révolution du sourire était donné par ses manifestations populaires qui donnaient un aspect concret au mécontentement et aux revendications de la population algérienne. Des rassemblements de millions de personnes qui ont dû se soumettre aux règles de confinement et de distanciation sociale que la pandémie de la COVID-19 a imposées au monde entier. Ce Hirak a peut-être arrêté de battre le pavé pour un temps, mais il continue d’être nourri par les débats au sein de la société algérienne sur la justice et la tolérance, des valeurs universelles qui se reconnaissent dans la démocratie à laquelle aspire le peuple algérien depuis son indépendance.
Crédit photo : David Peterson, Pixabay, https://pixabay.com/fr/photos/drapeau-banni%C3%A8re-nation-embl%C3%A8me-…
[i] Marc Daou, « Interpellations pour port du drapeau berbère en Algérie : « une volonté de briser le mouvement » », France 24, modifié le 13 juillet 2019. https://www.france24.com/fr/20190702-algerie-arrestations-drapeau-berbere-amazigh-manifestations-bouregaa.
[ii] Mohamed Mouloudj, « Emblème amazigh : les détenus font le procès de l’accusation », Liberté, 23 octobre 2019. http://www.liberte-algerie.com/actualite/embleme-amazigh-les-detenus-font-le-proces-de-laccusation-326574.
[iii] Ahmed Benchemsi, « Algérie : Répression de manifestations à l’approche de l’élection présidentielle », Human Rights Watch, 6 décembre 2019. https://www.hrw.org/fr/news/2019/12/06/algerie-repression-de-manifestations-lapproche-de-lelection-presidentielle
[iv] Farid Alilat, « Algérie : l’opposant Karim Tabbou incarcéré pour « atteinte au moral de l’armée » », Jeune Afrique, 13 septembre 2019. https://www.jeuneafrique.com/828929/politique/algerie-lopposant-karim-tabbou-incarcere-pour-atteinte-au-moral-de-larmee/.
[v] Slimane Zeghidour & Matthieu Vendrely, « En Algérie, entre le Hirak et l’armée, l’impossible dialogue », TV5 Monde, modifié le 25 novembre 2019. https://information.tv5monde.com/afrique/en-algerie-entre-le-hirak-et-l-armee-l-impossible-dialogue-333265.
[vi] « Manifestation de soutien à la Présidentielle à Alger-centre », Algérie Eco, 9 décembre 2019. https://www.algerie-eco.com/2019/12/09/manifestation-de-soutien-a-la-presidentielle-a-alger-centre/.
[vii] Michel Marsolais, « Manifestation au centre-ville de Montréal contre la présidentielle algérienne », Radio-Canada, 8 décembre 2019. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1423709/algerie-election-manifestation-consulat-diaspora-canada.
[viii] Ambassade algérienne, Biographie Tebboune, s.d., https://algerianembassy.ug/biographie-tebboune/.
[ix] Madjid Zerrouky, « Coronavirus : en Algérie, des figures du Hirak appellent à la suspension des manifestations », Le Monde, 17 mars 2020. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/17/coronavirus-en-algerie-des-figures-du-hirak-appellent-a-la-suspension-des-manifestations_6033402_3212.html.
[x] Frédéric Bobin, « Le référendum censé fonder une « nouvelle République » en Algérie massivement boycotté », Le Monde, modifié le 2 novembre 2020. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/11/01/a-alger-un-referendum-sans-engouement-populaire_6058113_3212.html.
[xi] Marie Verdier, « En Algérie, le régime en pleine régression », La Croix, 3 novembre 2020. https://www.la-croix.com/Monde/En-Algerie-regime-pleine-regression-2020-11-03-1201122754.
par Rédaction | Mai 14, 2019 | Analyses, International
Par Raouf Bousbia
Dans une annonce de l’agence de presse officielle algérienne du 22 avril 2019, on apprend l’arrestation du milliardaire Issad Rebrab, propriétaire de Cevital, premier groupe industriel privé de l’Algérie. Contrairement à d’autres personnalités arrêtées la même journée, il s’est souvent opposé au clan de l’ancien président déchu Abdelaziz Bouteflika.
Plusieurs militant·e·s du mouvement de contestation en Algérie soupçonnent une mise en scène du régime algérien et une énième manœuvre pour affaiblir la mobilisation populaire pour un changement en profondeur du système politique en place depuis près de 60 ans.
Avec une constitution taillée sur mesure, le pouvoir en place se donne un semblant de respect constitutionnel qui jusque-là n’a jamais été pris en considération.
Le peuple algérien n’est pas dupe, et chaque vendredi des millions de personnes sortent dans les rues pour dire non à la supercherie.
Une révolution populaire et pacifiste est en cours. Elle réussira peut-être à mettre au pas l’un des régimes les plus opaques du monde moderne.
L’Algérie. Ce pays dont on entend peu parler et qu’on connait beaucoup moins que ses voisins marocain et tunisien, qu’on pense si loin et dont nos médias traditionnels font abstraction.
Et Pourtant, l’Algérie est le plus grand pays du continent africain et du bassin méditerranéen, quatrième pourvoyeur d’immigrant·e·s vers le Canada en 2016, premier fournisseur du Québec en pétrole brut avec 40,8 % en 2012 selon le site du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec et principal partenaire économique du Canada en Afrique avec 1,5 milliard de dollars américains d’échanges bilatéraux entre les deux pays en 2017.
Un pays avec une histoire aussi riche et ancienne que l’apparition de l’humanité sur Terre. Un territoire où plusieurs grandes civilisations se succédèrent, se mêlèrent et s’opposèrent aux civilisations berbères autochtones : phénicienne, romaine, vandale, byzantine, arabe, andalouse, ottomane, française, etc. Autant d’influences qui ont façonné l’identité algérienne moderne.
Des pères fondateurs trahis
Après une longue lutte armée sanglante contre la puissance coloniale française, l’Algérie accède à son indépendance le 5 juillet 1962 et choisit d’adopter un système économique basé sur l’égalité, la modernité et les libertés universelles. Mais très vite, les architectes de la toute jeune république algérienne sont écarté·e·s, poussé·e·s à l’exil ou assassiné·e·s. Ce fut le cas d’Ahmed Ben Bella; un des chefs historiques du Front de libération nationale pendant la guerre d’indépendance et président de la république en 1963, renversé par un coup d’État et emprisonné le 19 juin 1965.
Krim Belkacem, un des six pères fondateurs de la révolution d’indépendance, a quant à lui été poussé à l’exil en 1967 et assassiné en Allemagne le 18 octobre 1970.
Ferhat Abbas, président du gouvernement provisoire de la république algérienne, emprisonné dans un camp au Sahara en 1963.
Hocine Aït Ahmed, un des chefs historiques du front de libération nationale. Il est arrêté en 1964, s’évade de prison en 1966, s’exile en Suisse et ne reviendra en Algérie qu’après les événements de 1988.
Mohamed Boudiaf, un des pères fondateurs de la révolution d’indépendance. Il est emprisonné en 1963 puis s’exile au Maroc en 1964 et sera assassiné 28 ans plus tard.
Beaucoup d’autres figures emblématiques de la guerre d’indépendance connaitront des sorts similaires, à l’instigation du clan d’Oujda dont faisait partie Abdelaziz Bouteflika.
Le clan s’est formé pendant la guerre d’indépendance autour des hauts dirigeants de ce qu’on appelait l’armée des frontières basée au Maroc et en Tunisie par opposition à l’armée de l’intérieur qui, elle, combattait les forces coloniales françaises dans les maquis et les villes algériennes. Depuis la ville d’Oujda au Maroc, le clan prit de l’assurance avec l’affaiblissement de ses frères d’armes restés en territoire algérien.
Après l’indépendance, le clan disposait de la plus importante puissance de feu des différentes factions de l’armée de libération nationale et s’est permis un coup de force pour s’attribuer le mérite de la libération du pays et de ce fait la légitimité pour gouverner sans partage.
« De la confiscation de la révolution d’indépendance par une bande clanique, le régime algérien est né »
Ce régime mettra en place un système politique et de gestion du pays digne des grandes dictatures est-européennes sur le modèle stalinien (parti unique au pouvoir : le Front de libération nationale, interdiction de toute opposition ou revendications politiques, presse indépendante interdite, propagande médiatique, culte de la personnalité, centralisation de l’administration et des pouvoirs législatif et exécutif, etc.).
Influencé par l’Union soviétique et le nassérisme, dont l’idéologie est basée essentiellement sur le panarabisme et le socialisme arabe dans le but ultime d’une unification de tous les pays arabes en une seule et grande nation, le pouvoir algérien se lance dans une vaste opération de nationalisation de ses richesses, dont les plus importantes sont celles des mines en 1966 et des hydrocarbures en 1971. Un contrôle qui lui permettra de lancer de grands projets dits d’intérêt national. Des pôles industriels à la soviétique voient le jour, comme les complexes pétrochimiques et gaziers (Arzew et Skikda), sidérurgiques (Annaba), ou encore les constructions mécaniques (Constantine et Rouiba), par exemple.
Ce dynamisme économique entraînera l’augmentation de la population, l’alphabétisation, l’éducation et la réduction du niveau de pauvreté des classes défavorisées. Mais aussi, il assurera une stabilité politique en créant et entretenant une caste qui gravitera autour du pouvoir décisionnel et y participera, dont le peuple sera complètement exclu, réduit à l’état de simple spectateur. On essaiera par tous les moyens de l’homogénéiser en rejetant et en déconstruisant les différentes identités culturelles qui composent la population algérienne.
Le fer de lance de la politique identitaire algérienne est l’arabisation systématique de toutes les institutions nationales et de toutes les régions, sans aucune considération pour les patrimoines culturels et linguistiques des différentes régions et communautés. Les voix qui se lèvent contre ce système sont muselées et d’innombrables patriotes sont persécuté·e·s ou carrément emprisonné·e·s, ce qui les pousse à œuvrer dans la clandestinité ou depuis l’étranger. Ce fut le cas par exemple pour Saïd Saadi, membre fondateur de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, qui a été emprisonné pour son militantisme en 1985, ainsi que pour les activistes du courant des frères musulmans tel qu’Abassi Madani, emprisonné en 1982.
Après le deuxième choc pétrolier, l’économie algérienne révèle ses dysfonctionnements et le mythe du miracle algérien s’effondre. On voit les failles d’une économie basée presque exclusivement sur la rente pétrolière, en plus de la corruption et de la bureaucratie qui gangrènent l’administration algérienne. La chute du prix du baril de pétrole est catastrophique, et le gouvernement ne peut plus assurer les dépenses publiques et les programmes de subvention des denrées de première nécessité, primordiales pour acheter la paix sociale. Très vite, la contestation populaire s’installe et de violentes émeutes éclatent le 5 octobre 1988. Le président de l’époque, Chadli Benjedid, fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre. Bilan : plus de 500 morts et des milliers d’arrestations.
La torture est une pratique courante des forces de sécurité et beaucoup de jeunes interpellé·e·s sortent traumatisé·e·s. Le monde vient d’assister au premier printemps arabe, bien avant que ne soit inventé le terme 23 ans plus tard.
Pas une, mais plusieurs révolutions confisquées
Le régime algérien ne sort pas indemne de cette crise, et il sera obligé d’opérer des réformes : autorisation du multipartisme, de la presse écrite indépendante (l’audio-visuel continuera à être sous le monopole de l’État), libération et retour des opposant·e·s politiques sont quelques exemples de concessions. Les tenants du pouvoir jubilent et se font passer pour des réformateurs.
Avec l’autorisation de nouveaux partis politiques, un parti se distingue particulièrement avec son discours haineux envers les partis progressistes : le Front islamique du salut (FIS), créé par Abassi Madani, participe au jeu démocratique tout en rejetant la démocratie. Avec une philosophie inspirée d’une lecture rétrograde du Coran, ses membres veulent purifier la nation algérienne des impies qui la corrompent, selon son virulent et turbulent prédicateur Ali Belhadj.
Le vide social laissé par le régime au sein de la population profite au FIS, qui occupe l’espace public et associatif. Le ras-le-bol des Algérien·ne·s vis-à-vis de la politique laisse le champ libre au parti islamiste pour rafler la mise aux élections législatives de 1991.
Voyant que le contrôle de la situation lui échappe, le régime algérien fait intervenir l’armée encore une fois et interrompt le processus électoral, fait emprisonner les chefs du parti islamiste et pousse le président Benjedid à démissionner.
Les militant·e·s du FIS sont des milliers à prendre les armes et rejoignent les maquis tout en appelant la population à se soulever contre le régime. La population ne suit pas, et c’est alors qu’une guerre sans nom s’engage entre Algérien·ne·s. Les un·e·s la nommeront « guerre civile », d’autres « la décennie noire ».
Des exactions sont perpétrées contre les civils, des attentats à la bombe ont lieu dans les villes, on assiste à des embuscades contre les forces de l’ordre ou encore des assassinats de journalistes et d’intellectuel·le·s. L’Algérie est au bord du gouffre, le régime se cherche une légitimité et convainc Mohamed Boudiaf de mettre fin à son exil et de revenir en Algérie pour la sauver. Boudiaf accepte, il revient, et après quelques mois d’exercice, il est assassiné en direct devant les caméras de télévisions lors d’un discours à Annaba le 29 juin 1992.
Les Algérien·ne·s perdent leur dernier espoir et le pays s’enfonce encore plus dans la violence. Des massacres de masse sont perpétrés, des villages et des quartiers entiers sont la proie de hordes d’assassins disant se battre au nom de Dieu. Les massacres de Bentalha, Raïs et Baraki resteront des traumatismes collectifs pour tout·e·s les Algérien·ne·s. Les groupes terroristes n’épargnent rien ni personne. En plus des massacres de civils, ils incendient les écoles, les bus, les infrastructures industrielles, assassinent les étrangers et étrangères qui continuent à vivre et travailler en Algérie. L’armée algérienne est débordée et mal préparée pour faire face à ce nouveau type de conflit, que le reste du monde découvrira un certain 11 septembre 2001.
Malgré tout, le peuple reste uni et fait face à la situation. Des groupes d’autodéfense se constituent dans les différents villages, et la population citadine développe des réflexes pour contrer les attentats et aider les forces de l’ordre à intervenir rapidement et efficacement. L’armée reprend l’initiative et à la fin des années 1990, les groupes islamistes sont à bout de souffle.
Sous l’égide du président Liamine Zeroual, des négociations sont engagées avec certains groupes islamistes armés, comme l’armée islamique du salut, qui se trouve plus à l’est du pays. La lutte continue contre le Groupe islamique armé (GIA) ou le tristement célèbre Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC).
Sur fond de conflits internes au sein du régime algérien, le président Liamine Zeroual jette l’éponge et décide de démissionner et d’organiser des élections présidentielles anticipées en 1999. Les raisons de sa démission sont jusqu’à présent inconnues.
Bouteflika, l’usurpateur
Dans son livre Bouteflika, une imposture algérienne paru en 2004, l’écrivain et journaliste Mohamed Benchicou explique en détails comment Bouteflika a exigé aux tenants du pouvoir le score qu’il voulait avoir aux élections présidentielles de 1999 pour remplacer Liamine Zeroual.
Le journaliste rapporte dans son livre que Bouteflika demandait un score plus haut que ce qu’avait obtenu Zeroual lors de son élection en 1995. Il aura gain de cause et obtiendra un score de 73,8 % contre 61,3 % pour Zeroual lors de l’élection de celui-ci. À cause de ce livre, Benchicou verra son journal Le Matin fermé et interdit de publication, et lui-même passera deux années en prison.
Comme premières actions de son règne, Bouteflika mettra en place les projets de loi sur la concorde civile en septembre 1999, et la charte pour la réconciliation nationale en 2005. Avec cela, il accordait par voie légale l’amnistie à des milliers de terroristes qui étaient dans les rangs des groupes armés islamistes, et empêchait également toute éventuelle action judiciaire contre les membres des forces de l’ordre et les militaires qui ont perpétré des exactions. Les familles des victimes du terrorisme et des disparu·e·s sont écartées du débat. Bouteflika se permet même de donner des leçons de morale à des mères de disparu·e·s en pleine assemblée populaire avec l’arrogance qu’on lui connait. Preuve de son mépris pour le peuple, cette phrase qu’il dira lors d’un entretien avec la chaîne de télévision France 2 en 1999 avant son élection : « Si je n’ai pas un soutien franc et massif du peuple algérien, je considère qu’il doit être heureux dans sa médiocrité. »
À partir de ce moment, le régime va entretenir le culte de la personnalité de Bouteflika et l’ériger en sauveur du peuple algérien. On le présente comme celui qui a ramené paix et prospérité, reléguant aux oubliettes tous les sacrifices de la population algérienne pendant la décennie noire, la perte de ses intellectuel·le·s, de ses journalistes, de ses jeunes appelé·e·s mort·e·s au champ d’honneur et même du sacrifice de Mohamed Boudiaf, qui n’aura droit à aucune commémoration officielle sous l’ère bouteflikienne.
Les années 2000 sont marquées par l’augmentation du prix des hydrocarbures, une aubaine pour Bouteflika qui se lancera dans des projets ambitieux : autoroutes, logements sociaux, universités, nouveaux complexes gaziers, métros, tramways, téléphériques, etc. Le problème, c’est qu’aucun équipement constituant ces ouvrages n’est fabriqué dans le pays; l’Algérie importe tout et sans compter. On se permet même d’importer de la main-d’œuvre asiatique malgré un chômage galopant dans le pays. En 20 ans de règne, Bouteflika aura dépensé près de 1000 milliards de dollars américains dans des projets qui auraient dû couter la moitié ou le quart des montants initiaux. Et pour cause, la corruption est généralisée à tous les niveaux de la société, aucun projet ou transaction conclue n’est épargné par les scandales politico-financiers. Des enquêtes sont menées par des pays étrangers qui soupçonnent leurs propres compagnies de participer à la corruption, comme ce fut le cas pour la justice italienne qui avait lancé une enquête visant le géant pétrolier ENI et sa filiale Saipem. Même ici, au Québec, l’Algérie figurait dans certains rapports de la commission Charbonneau qui fut diligentée pour faire la lumière sur les affaires de corruption et de collusion dans le milieu de la construction au Québec.
En outre, Bouteflika fera réviser la constitution sans même convoquer le corps électoral, en 2002 et 2008, pour s’octroyer plus de pouvoirs et principalement pour se permettre de briguer un nombre indéterminé de mandats présidentiels, qui étaient limités jusque-là à deux mandats consécutifs. Malgré ses problèmes de santé, qui réduisent ses apparitions en public depuis 2013, il brigue un quatrième mandat en 2014 et procède à une autre révision de la constitution en 2016, où l’accumulation des mandats présidentiels est remise à un maximum de deux mandats consécutifs, ce qui lui confère quand même le droit de briguer un dernier mandat. S’il est élu de nouveau, Bouteflika cumulerait cinq mandats consécutifs.
Ce qui marquera aussi le règne de Bouteflika, c’est l’isolement et le pourrissement de la situation sociale et politique en Kabylie.
La Kabylie, berceau de la contestation démocratique et identitaire de l’Algérie
Grande région du Nord-Centre de l’Algérie, la Kabylie a toujours été une zone indisciplinée pour le régime algérien. Contrairement aux mouvements de contestations que le reste du pays connaissait sporadiquement pour des revendications liées à l’augmentation des prix des denrées alimentaires ou à l’attribution de logements sociaux, les mouvements contestataires en Kabylie revendiquaient toujours le droit à la démocratie, la pluralité et surtout le respect de l’identité et de la culture berbères. Le pouvoir algérien s’est toujours arrangé pour discréditer les leaders des mouvements démocratiques et culturels de cette région. Il a mené des campagnes de dénigrement et de manipulation et usé d’une répression souvent sanglante, comme en attestent les événements connus sous le nom de « printemps berbère » en 1980, ou le « printemps noir » sous le régime de Bouteflika en 2001, qui présente un lourd bilan de 126 mort·e·s et 5000 blessé·e·s, selon la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme. Le régime de Bouteflika continuera à marginaliser cette région au point qu’une partie des activistes kabyles se radicalisent en soutenant l’option de la sécession pure et simple du reste du pays.
Pour contrer ces nouvelles revendications, en 2016 Bouteflika officialise l’amazigh (langue berbère) sur le plan national et décrète en 2017 Yennayer fête culturelle nationale et jour férié (jour de l’an berbère coïncidant avec le 12 janvier du calendrier grégorien), en s’arrogeant les mérites et les honneurs de l’aboutissement du combat du peuple kabyle.
Malgré cela, la contestation de l’illégitimité du pouvoir algérien ne faiblit pas et encourage les mouvements démocratiques contestataires dans le reste du pays. On peut penser au mouvement Barakat (« ça suffit », en arabe), apparu lors de la candidature de Bouteflika pour un quatrième mandat en 2014. Ce mouvement issu de la société civile bravait l’interdiction de manifester dans la capitale, Alger. Celles et ceux qui y ont participé ont subi à maintes reprises arrestations et intimidation. Sa figure de proue, Amira Bouraoui, nous a accordé une entrevue lors de son passage à Montréal en septembre 2018 dans laquelle elle a déclaré :
« En Algérie, s’opposer à l’absurde et au non-sens est systématiquement catégorisé par le pouvoir en place comme un complot contre la nation, manipulé par une main étrangère. On cherche à infantiliser le peuple algérien. C’est tout un système qui pose problème aujourd’hui. Un nombre de personnes aux visages inconnus décide ce que doit être le scénario politique en Algérie. Nous avons le devoir de dénoncer cela. »
Le mouvement Barakat n’existe plus, mais un autre mouvement citoyen a vu le jour avec la participation d’Amira Bouraoui : le mouvement Mouwatana (« citoyenneté » en arabe), regroupant des personnes de toutes orientations politiques, des personnalités de l’ampleur d’Ahmed Benbitour et de partis politiques tels que Jil Jadid (« nouvelle génération ») ou l’Union pour le changement et le progrès de Zoubida Assoul. Ce mouvement, très encadré, organise depuis 2018 des rassemblements citoyens dans différentes villes d’Algérie. Chaque fois, les autorités répriment ces rassemblements et procèdent à l’interpellation des membres du mouvement.
Le régime algérien et ses décideurs ont toujours su mater leurs dénonciateurs et dénonciatrices organisé·e·s et structuré·e·s. Toutefois, la maîtrise des mouvements spontanés lui échappe complètement et ce genre de mouvement dénonciateur s’est trouvé une tribune, une tribune que même les islamistes n’ont pas osé interdire pendant la décennie noire : les stades de soccer.
Le soccer est le seul loisir accessible à la jeunesse algérienne. Omniprésent dans le quotidien des Algérien·ne·s, le soccer fait presque partie de la composante identitaire nationale. Effectivement, pendant la guerre d’indépendance, ce sport a servi d’arme politique contre le pouvoir colonial. Se retrouver dans les gradins des stades pour encourager son équipe est devenu avec les réseaux sociaux un moyen d’expression, le seul lieu où la jeunesse algérienne peut se retrouver pour chanter et crier son mal-être.
Les partisan·e·s des clubs de soccer de tout le pays innovent et font preuve d’une imagination littéraire et artistique des plus impressionnantes. Ils et elles ont même provoqué un incident diplomatique entre l’Algérie et l’Arabie saoudite et poussé Ahmed Ouyahia, premier ministre algérien pendant les faits, à présenter des excuses officielles aux autorités de la monarchie wahhabite, offusquée par une banderole déployée dans le stade de la ville d’Ain-Mlila lors d’une rencontre entre deux clubs de deuxième division du championnat national le 15 décembre 2017.
L’éveil de tout un peuple
Depuis le 8 mai 2012 à Sétif, où il déclare qu’il est temps de passer le flambeau à la jeunesse lors de son dernier discours public, Bouteflika ne s’adresse à son peuple que par l’intermédiaire de lettres et de messages verbaux transmis par des figures diverses du régime algérien. Et c’est de cette manière qu’il annonce le 10 février 2019 sa candidature pour un cinquième mandat présidentiel aux élections qui devaient se tenir le 18 avril 2019. En réponse à cette annonce, plusieurs voix se sont élevées dans le pays et les premières manifestations contre cette candidature apparaissent à Chleff, Bordj-Bou-Arreridj, Bejaïa, Annaba ainsi qu’à Kherrata, ville marquant le passé révolutionnaire de l’Algérie, où elles prendront plus d’ampleur.
Dans les rues algériennes, c’est l’indignation. Comment a-t-il pu oser?
Des appels à manifester sont lancés sur les réseaux sociaux, le rendez-vous est donné pour le vendredi 22 février 2019 (vendredi étant jour de congé de fin de semaine dans le pays). Le jour J, des centaines de milliers de manifestant·e·s sortent dans les rues de la majorité des villes du pays. Ces manifestations pacifiques surprennent tout le monde, les autorités et l’appareil de l’État sont en total décalage. Aux nouvelles de la télévision d’État, on n’en fait aucune mention, pareil pour les autres chaînes de télévision, toutes proches du cercle présidentiel. Les médias étrangers n’en font qu’un fait divers sans grande importance, alors que des portraits de Abdelaziz Bouteflika sont arrachés des façades des immeubles et piétinés par la foule lors de ces manifestations. Stupéfaites, les forces de l’ordre restent en retrait et n’interviennent pas. Les manifestations se terminent en fin de journée sans heurts, quelques échauffourées autour du quartier du palais présidentiel mises à part.
Le lendemain, on annonce que le président de la république annule sa sortie pour l’inauguration de la grande mosquée d’Alger et le nouveau terminal de l’aéroport Houari-Boumediene, pour raison de déplacement médical vers la Suisse. Les hommes de main du régime se chargent alors de fustiger les manifestant·e·s comme le fit le général et chef d’État-Major Ahmed Gaïd Salah en les traitant lors d’une intervention télévisée « d’ingrats, ignorant les réalisations du président Bouteflika ». Les manifestations continuent pendant toute la semaine, assurées par les étudiant·e·s jusqu’au vendredi 1er mars 2019, où des centaines de milliers de personnes sortent une seconde fois dans une ambiance bon enfant, avec un seul slogan : « Non au 5e mandat de Bouteflika ». Pour les manifestant·e·s, le message est clair et ils et elles pensent que le clan présidentiel a compris. Mais voilà que les figures du régime s’entêtent et vont même brandir le spectre du scénario syrien. Ahmed Ouyahia, premier ministre au moment des premières manifestations et figure emblématique du régime algérien, dira : « Je vous avertis, la révolution en Syrie a commencé avec des roses. »
Le 3 mars, Bouteflika officialise sa candidature en déposant par procuration son dossier au conseil constitutionnel, accompagné d’une lettre adressée au peuple algérien dans laquelle Bouteflika s’engage, s’il est élu, à organiser une conférence nationale pour une nouvelle constitution qui établirait la démocratie et enfin, il promet de se retirer avant le terme de son mandat. Le vendredi qui suit cette annonce est la journée mondiale pour les droits des femmes et pour cette occasion, les femmes algériennes sortent massivement dans les rues et viennent grossir encore plus les foules. 24 heures plus tard, Bouteflika rentre de son séjour médical en Suisse et son loyal chef d’État-Major Ahmed Gaïd Salah change de ton à l’égard des manifestant·e·s et annonce qu’il est du côté du peuple et qu’il le soutiendra. Le lendemain, Bouteflika renonce à un cinquième mandat en adressant une nouvelle lettre qui reporte les élections présidentielles à une date indéterminée. Ce délai a pour but, dit-il, d’organiser sa fameuse conférence nationale pour une nouvelle constitution qui ouvrira la voie à la démocratie et aux réformes demandées par le peuple. En d’autres termes, il prolongerait son quatrième mandat.
Le peuple se sent floué et décide de continuer la mobilisation pacifiquement dans toutes les villes d’Algérie, ainsi que dans certaines grandes villes du monde où on compte de fortes communautés algériennes, comme Paris, Londres ou Montréal. En effet, chaque dimanche depuis le 24 février 2019, la communauté algérienne du Québec se donne rendez-vous devant le consulat général d’Algérie à Montréal pour manifester son soutien à ses compatriotes resté·e·s au pays et aussi pour attirer l’attention des autorités canadiennes et de la communauté internationale sur ce qui se passe. Une telle mobilisation à l’international est nécessaire afin d’éviter que les autorités algériennes répriment dans le sang leur population comme ce fut le cas en 1988.
Constatant la ténacité des manifestant·e·s et leur détermination, le chef d’État-Major Gaïd Salah qui se révéla être la clef de voûte du pouvoir algérien empressa le président Bouteflika de démissionner afin d’appliquer l’article 102 de la constitution algérienne pour garder une légitimé constitutionnelle. Il prive ainsi le peuple d’une vraie rupture, car avec l’application de cet article, le régime se donne un délai de trois mois afin d’organiser des élections présidentielles, qu’il contrôlera et dirigera selon sa philosophie habituelle.
Après la démission de Bouteflika, c’est Abdelkader Bensalah qui assure l’intérim au poste de chef d’État, avec un gouvernement nommé au préalable par le désormais ex-président de la république.
Le peuple a d’ores et déjà rejeté les dispositions que génère l’article 102 en sortant massivement dans les rues malgré les appels du gouvernement qui assure se porter garant de la transparence et de la légitimité des élections prévues en juillet.
Les Algérien·ne·s savent que leur révolution pacifique pourrait être encore une fois confisquée par un régime vicieux et manipulateur incarné dans la personnalité de Gaïd Salah, qui a pris l’habitude après chaque vendredi de contestation de prendre la parole et de s’adresser à la nation pour empresser les services judiciaires du pays à traduire en justice certaines personnalités qui auraient trempé dans des affaires de corruption et de malversations. Nous assistons en ce moment à des arrestations spectaculaires très médiatisées d’hommes d’affaires et d’anciens proches du clan de Bouteflika. Une manœuvre pour faire croire au peuple à une opération propre, alors que tout cela a pluôt l’air d’un règlement de comptes entre clans et bandes rivales.
Conscient·e·s de la manipulation, les manifestant·e·s continuent leur lutte, et ce, malgré la répression que le régime accentue présentement pour affaiblir le mouvement, en bloquant chaque vendredi matin les autoroutes desservant Alger pour réduire le nombre des manifestant·e·s dans les lieux symboliques de la capitale comme la place Maurice Audin ou l’esplanade de la grande poste.
Le mouvement populaire semble complètement intouchable malgré ces mesures et n’est nullement essoufflé.
Interrogé par L’Esprit libre sur la situation actuelle en Algérie, l’activiste et ancien militant du mouvement culturel berbère Moussa Nait Amara déclare :
« Les manœuvres du pouvoir visent à essouffler la contestation, mais la mobilisation a démontré que le peuple est déterminé à mener à terme sa révolution, dont la revendication est clairement exprimée dans le slogan Yetnahaw gaa (« ils vont tous partir » en arabe) dont la signification politique est la rupture avec les visages qui symbolisent le système. […] Le peuple, de son coté, doit continuer sa mobilisation pacifique et cela jusqu’à la démission du gouvernement, la dissolution du parlement, et l’arrêt immédiat de l’intervention du chef d’État-Major dans les questions politiques. »
Il ajoute que « la transition doit être entamée par la création d’une instance présidentielle et d’un gouvernement de technocrates composé de personnalités nationales non partisanes ». On comprend que le régime a pratiquement joué toutes ses cartes, et la seule option qui lui reste est la répression et l’usage de la violence.
Pour la porte-parole du mouvement Mouwatana à Montréal, Amel Benaya, le peuple doit « rester uni et pacifique, comme lors de la première sortie; personne ne pourra rien contre lui ». Les manifestant·e·s répondent aux provocations des forces de l’ordre avec pacifisme et souvent même avec humour. Un humour qui accompagne chaque vendredi leurs pancartes de revendications. Cette révolution n’est pas seulement celle du sourire, mais aussi celle de l’amour et celle de l’art. Les artistes Algérien·ne·s accompagnent la lutte pour remonter le moral des nouveaux combattants et nouvelles combattantes de la liberté. Le sentiment patriotique grandit jour après jour et la jeunesse algérienne se rend enfin compte du pouvoir et de la force qu’elle détient avec son pacifisme qui inspire les peuples libres et provoque le désarroi du totalitarisme.
CRÉDIT PHOTO : Fethi Hamlati, WikiCommons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_contre_le_5e_manda…(Blida).jpg?uselang=fr
Jean-Paul Fritz, 30 novembre 2018, « L’algérie, nouveau berceau de l’humanité? », L’Obs. https://www.nouvelobs.com/sciences/20181130.OBS6361/l-algerie-nouveau-berceau-de-l-humanite.html
DN, 2 avril 2019, « Algérie : Bouteflika présente sa démission a Tayeb Belaiz ». https://www.youtube.com/watch?v=IhDGG0hhJ8c
Yassin Ciyow, 12 mars 2019, « Chronologie : le réveil algérien en dates », Le monde.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/03/12/le-reveil-algerien-en-dates_5434937_3212.html
Ambassade du Canada en Algérie, 21 novembre 2018, « Relations Canada-Algérie », Gouvernement du Canada. https://www.canadainternational.gc.ca/algeria-algerie/bilateral_relations_bilaterales/index.aspx?lang=fra
Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec, « Importations et exportations de pétrole et de produits pétroliers ». https://mern.gouv.qc.ca/energie/statistiques/statistiques-import-export-petrole.jsp
Nadia Lamlili, 21 décembre 2017, « Banderole anti-saoudienne en Algérie : Ahmed Ouyahia n’a pas présenté d’excuses officielles à Riyad », Jeune Afrique. https://www.jeuneafrique.com/504403/politique/banderole-anti-saoudienne-en-algerie-ahmed-ouyahia-na-pas-presente-dexcuses-officielles-a-riyad/
Agence France-Presse, 20 décembre 2017, « Algérie : ouverture d’une enquête après une banderole anti-saoudienne dans un stade », Jeune Afrique. https://www.jeuneafrique.com/depeches/504077/politique/algerie-ouverture-dune-enquete-apres-une-banderole-anti-saoudienne-dans-un-stade/
par Alexandre Dubé-Belzile | Fév 8, 2019 | Feuilletons, Societé
Je suis arrivé à Alger en matinée. Le trajet de l’aéroport Houari Boumedienne, nommé d’après ce leader socialiste de l’Algérie des années 1960 et 1970, fut splendide. Intoxiqué par le décalage horaire, passivement, je traversais les nuages de poussière et les palmeraies qui menaient à Alger la blanche. La ville me rappelait Le Caire, mais avec une odeur de pétrole bon marché, comme Caracas. La capitale algérienne arbore encore des couleurs révolutionnaires : le journal El Moujahid du Front de libération nationale (FLN), avec sa devise « la révolution par le peuple et pour le peuple », un boulevard Ernesto Che Guevara et même une petite rue qui porte le nom du célèbre géographe anarchiste Élisée Reclus. Mon hôtel est dans l’ancienne ville française, à deux pas de la représentation du gouvernement indépendantiste sahraoui, que l’Algérie soutient en accusant le Maroc de colonialisme. J’ai passé ma première journée à errer dans les rues, à feuilleter les journaux locaux en buvant le costaud café algérien. El Watan (La nation), le journal indépendant algérien, publie des chroniques teintées d’un profond cynisme, non sans intérêt. On y parle même d’une nouvelle gouvernance par les « communes », équivalent des municipalités qui doivent être, en principe, un contre-pouvoir à l’État centralisateur, un propos qui ne serait pas pour déplaire à Jonathan Durand-Folco.
Le lendemain, je suis allé à la gare d’Agha m’enquérir des départs pour Constantine, où je devais me rendre quelques jours plus tard pour une conférence. Le gigantesque portrait du président me souhaitait la bienvenue au guichet. Je posais quelques questions au seul employé présent, afin de connaître l’heure de départ du train le surlendemain. Cela dit, cette balade n’aura servi à rien, si ce n’est qu’à explorer les rues lézardées qui cerclaient la gare, puisque aucun train n’a quitté la gare le jour prévu de mon départ, soi-disant pour des travaux à l’improviste. Quoi qu’il en soit, j’ai tout de même eu l’occasion de visiter la Casbah, qui fut le théâtre de la fameuse Bataille d’Alger. J’ai aussi pu voir le petit musée inauguré en l’honneur d’Ali Lapointe, non sans passer à deux doigts de me faire détrousser. Du moins, c’est l’impression que j’ai eue, en me retrouvant dans le cul-de-sac d’une allée sale avec un groupe de jeunes, le plus baraqué plongeant la main dans sa veste. J’ai foncé en plein milieu du groupe agglutiné pour retourner vers une ruelle plus achalandée. Cela dit, la révolution est loin derrière l’Algérie. Depuis la guerre d’indépendance, qui se réclamait à la fois de principes islamiques, socialistes et nationalistes, le peuple algérien semble avoir connu beaucoup de désillusions. Entre autres choses, les Algérien·ne·s sont très polarisé·e·s autour de la question religieuse. Les uns apparaissent plus attachés à leurs traditions, portant la barbe et la djellaba, cette longue tunique portée dans les pays musulmans. Les autres prêchent une laïcité inflexible et rejettent tout symbole d’appartenance à l’islam. Une province cherche même, à l’image de la France et du Québec, à bannir le voile de la fonction publique. L’Algérie est généralement perçue comme un pays musulman. Cela dit, la relation de sa société avec l’islam est pour le moins ambiguë. Les mosquées regorgent à l’heure de la prière d’hommes qui se retrouvent minoritaires dans les rues de la capitale, voire marginalisés.
Sur la rue, on voit de nombreuses femmes portant le niqab complet, qui cache le visage, d’autres portant le hijab, qui ne couvre que la tête et la nuque et l’abaya, une tunique pour femme, d’autres le hijab avec jeans et chandail et d’autres enfin en robes plutôt osées par contraste. Sur les plages, on va encore plus loin. De nombreux hommes aussi, totalement vêtus à l’occidentale et rasés de près, semblent très pieux, le front marqué par la prosternation lors de la prière. Aux dires de certains de ces barbus, il n’y aurait qu’eux comme vrais musulmans en Algérie. Inversement, aux dires de certain·e·s, les barbus seraient systématiquement hypocrites. Il est fréquent d’entendre en Algérie que la tunique et la barbe constituent un accoutrement qui vient de nulle part. Face à ces déclarations, on ne peut qu’afficher un demi-sourire, surtout si le locuteur en question porte une chemise et un veston, accoutrement qui n’a, au fond, rien d’algérien. Si on en demande la preuve, il suffit de pointer du doigt l’une des nombreuses représentations de l’Émir Abdel Kadir, héro de l’Algérie, qui porte, hé oui, une tunique, une barbe et même un turban. Si vous voulez connaître le cocktail d’insultes et d’accusations (non sans fondements) qu’on adresse aux barbus en Algérie, voyez ci-dessous.
À cet égard, j’ai eu dans une sandwicherie de la rue Didouche Mourad la plus insolite des conversations. Dans le commerce en question, j’ai d’abord fait la connaissance d’un premier homme, blagueur, en veston et en cravate, le menton bien rasé, qui buvait tranquillement son espresso et fumait sa cigarette. Brahim se décrivait comme un musulman moderne. Il a ensuite invité un copain, Hocine, à se joindre à nous. Contrairement à Brahim, Hocine portait une barbe bien fournie. Il m’a regardé et m’a dit : « J’ai une barbe, mais pas les mêmes raisons que toi ». Il poursuivit en disant : « Moi, c’est pour le hard rock, les ZZ Tops ». Je ne doutais pas qu’il portait une barbe parce qu’il aimait les ZZ Tops, ce groupe de rock américain, mais qu’il s’agissait pour lui d’une meilleure raison de s’afficher que le simple fait d’être musulman, j’en fus décontenancé.
Quoi qu’il en soit, aussitôt assis, il m’a déballé une dissertation, affirmant s’inspirer de Mohammed Arkoun, un universitaire algérien installé en Europe, pour affirmer que le hijab et la barbe n’avaient rien à voir avec l’islam et sous-entendant presque que tous ceux qui disaient le contraire étaient idiots ou manipulés. Je ne trouve pas difficile d’accepter que ce point de vue soit revendiqué par certaines voix, aussi marginales soient-elles, mais je me demande si cette laïcisation de l’islam (élimination de tous les signes d’appartenance extérieurs) n’est pas tout aussi problématique que l’excès de zèle de certains « barbus ».
C’est peut-être d’ailleurs cette guerre invisible autour des barbes qui a maintenu en place un État qui aurait dû, historiquement, disparaître avec la fin de la guerre froide. Mes deux interlocuteurs défendaient l’idée d’un islam historique, ce qui n’est peut-être pas moins politique que l’« islamisme » du Front islamique du salut (FIS) et du Groupe islamique armé (GIA), ces mouvements dont les cadres revenaient du djihad afghan contre l’URSS dans les années 1980, après avoir été entraînés, armés et idéologiquement « formés » avec l’aide de la CIA. Ils avaient aussi été notoirement manipulés par le gouvernement de Chadli Benjadid et allaient, en quelque sorte, être des précurseurs de ce que nous appelons aujourd’hui le terrorisme. Ils étaient opposés au gouvernement algérien pendant les années 1990, baptisées la décennie noire. Le fait que la guerre civile se soit terminée lorsque le président Bouteflika a accordé une amnistie aux islamistes semble poser problème pour beaucoup d’Algérien·ne·s. Quoi qu’il en soit, Brahim et Hocine affirmaient que mon apparence, la barbe, le turban et la tunique, était un « faire-valoir » pour ces islamistes, comme si ma manière de m’habiller m’enlevait toute possibilité de parole ou de pouvoir de décision quant à mon identité et surtout, toute possibilité de participation politique.
Mon interlocuteur rejetait le communisme de Boumediene et parlait des États-Unis comme gendarme légitime du monde. Il dit même : « Les gendarmes, ils sont chiants, mais ils font leur travail ». Je constaterai plus tard que, en Algérie, la subversion aux normes sociales établies consistait très souvent à embrasser le néolibéralisme, se lancer dans des entreprises affairistes, refuser de parler français pour se tourner vers l’anglais et la culture nord-américaine. Je partais le surlendemain pour Constantine. Des palmeraies d’Alger, j’allais passer aux montagnes de la Kabylie, puis aux ponts de la ville nommée en l’honneur de l’empereur romain. Je me rendais à l’Université des Frères Mentouri pour participer à une conférence. Une éducation universitaire gratuite, des soins de santé gratuits, des logements sociaux ad nauseam, dans un pays si immense. Je me suis surpris à me poser la question suivante : quel dialogue le Québec peut-il avoir avec l’Algérie près de 50 ans après que les indépendantistes du FLQ y aient trouvé une terre d’accueil? J’y ai pensé en buvant de nombreux cafés.
Crédit photo: PhR 610, https://bit.ly/2TudWWM