Depuis l’été dernier, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyés par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été 2021, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région.
Un projet mystérieux…
« C’était une fuite », répond Pascale Bourguignon, souriante, lorsqu’on lui demande comment les concitoyen.e.s de Havelock ont eu vent de l’existence et de l’avancement du projet du Groupe Chenail. Originaire d’Aix-en-Provence dans le Sud-Est de la France, Mme Bourguignon a émigré au Québec il y a près de 30 ans. Lorsque ses enfants ont quitté le domicile familial, elle a décidé de s’établir avec son conjoint à Havelock, à la recherche de plus d’espace et de calme. Artiste visuelle de métier, elle est l’une des principales instigatrices de la mobilisation du 5 juillet.
Le projet du Groupe Chenail a été présenté une première fois, en 2019, à la Municipalité régionale de comté du Haut-Saint-Laurent (MRC), qui l’avait jugé non conforme au schéma d’aménagement régional. Lors de la seconde présentation devant l’instance régionale, l’année suivante, le Groupe Chenail a changé de stratégie et fait jouer un nouvel atout : l’invocation d’un précédent juridique. Celui-ci autoriserait la « transformation » des ressources extraites par la Carrière Ducharme, et rendrait envisageable l’implantation de son usine. L’argument semblait alors avoir fait mouche. Luc de Tremmerie, un inspecteur municipal expérimenté de la région, a cependant expliqué dans le journal local, The Gleaner[i], qu’aucun permis n’avait été délivré par la MRC, qui “n’est pas un organe décisionnel”, rappelle-t-il.
« On a eu une semaine pour réunir les gens », explique-t-elle lors d’une réunion citoyenne organisée le 12 juillet 2021. Ce soir-là, des dizaines de personnes sont rassemblées à quelques kilomètres à peine des carrières Ducharme, où le Groupe Chenail inc., une entreprise d’excavation, de pavage et de transport de matériaux, a déjà installé en grande partie son usine d’asphalte mobile, une structure rouge écarlate dont les images circulent sur le groupe Facebook « Défense protection Covey-Hill ».
Malgré l’ambiance bon-enfant de cette chaude soirée d’été, impossible de ne pas discerner de l’inquiétude dans les discussions entre les citoyens qui ne s’étaient pour beaucoup jamais côtoyés auparavant. Un grand nombre étaient présent·e·s une semaine plus tôt, devant l’hôtel de ville de Havelock, où un rassemblement d’une dimension et d’une ferveur inédite pour un village de cette taille a eu lieu. Une manifestation organisée sur le pouce par une poignée de résident·e·s inquiété·e·s par les conséquences de l’implantation d’une usine d’asphalte au beau milieu de leur cadre de vie.
Le 5 juin : une soirée fatidique
Lorsque Denis Henderson, maire de Havelock depuis 2006, sort du conseil municipal sept jours plus tôt, il se retrouve nez à nez avec plus d’une centaine d’habitant·e·s de la région en colère. Il leur lit un communiqué de presse expliquant que la Ville a accusé réception de la demande du Groupe Chenail pour son projet : l’installation durable d’une usine mobile d’asphalte sur le terrain de la Carrière Descharmes, afin d’exploiter les agrégats générés par cette dernière.
Peu convaincue, la foule soumet le maire à un véritable interrogatoire auquel celui-ci n’est visiblement pas préparé. Il tente de faire redescendre la tension en rappelant qu’un certain nombre d’autorisations, notamment auprès de la Commission de protection des terres agricoles du Québec (CPTAQ) et du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), sont des conditions sine qua non au développement du projet.
« Et si les autorisations sont accordées ? », lance quelqu’un dans l’assemblée. « Nos règlements permettent-ils de dire non ? », répond M. Henderson : un aveu de faiblesse qui génère l’exaspération de son auditoire. Pour beaucoup, le lien de confiance envers la mairie est brisé et le besoin de se mobiliser entre citoyen·ne·s paraît évident. Une page web pour tenir tout le monde au courant des informations liées au projets émerge, des pétitions sont lancées et une nouvelle réunion est organisée quelques jours plus tard, sur la terrasse de la brasserie Livingston de Franklin.
Neuf jours plus tard, le conseil municipal de Havelock, prenant acte de la mobilisation citoyenne, durcit le ton dans une déclaration publiée dans le journal local, The Gleaner : « Bien que le conseil municipal de [Havelock] ait l’obligation de faire respecter la loi, [s]a position […] est [unanime et] claire : il s’oppose à l’installation d’une usine d’asphalte sur le chemin Covey-Hill à Havelock ». Plus loin, le conseil rappelle que le sort de cette affaire réside principalement dans les mains du ministère de l’Environnement et de la CPTAQ. Dans le camp des opposant·e·s, on attend une prise de position officielle.
De la stupeur à l’engagement
Présent lors de la réunion citoyenne du 12 juillet 2021, Luc de Tremmerie, un inspecteur municipal qui a œuvré longtemps dans la région et qui soutient la mobilisation, se saisit du micro. Il dévoile devant ses concitoyen·ne·s un constat alarmant : « À partir du moment où un projet est conforme au règlement de zonage [municipal], qu’il détient un certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement et un avis de conformité de la CPTAQ, la municipalité n’a plus grand-chose à faire. Si elle veut s’y opposer, elle doit engager des poursuites judiciaires, mais nos municipalités rurales n’en ont généralement pas les moyens, et habituellement, c’est le promoteur qui remporte la mise ».
La Brasserie Livingstone, à Franklin, où se déroule la réunion citoyenne du 12 juillet 2021.
(Arthur Calonne)
Pour les villageois·e·s, la réglementation municipale ne permet pas un tel projet. Des nuances dans l’interprétation de celui-ci sont pourtant portées par le Groupe Chenail, qui, lui, se considère légitime à s’établir sur la carrière. Interlocutrice des deux parties, la mairie se fait discrète, ce qui irrite grandement les membres de la mobilisation, qui se sentent pour beaucoup trahis. Et pour cause, le projet n’avait jusque là jamais été évoqué par l’équipe de M. Henderson.
Luc De Tremmerie est remercié pour son aide jugée précieuse, et rend la parole. D’autres personnes se saisissent du micro : la plénière est ouverte. De celle-ci émergent des inquiétudes, des frustrations, mais aussi des réflexions, des propositions et des messages d’espoir. L’idée de rédiger un mémoire destiné aux institutions régionales émerge. Une véritable organisation se dessine.
Luc de Tremmerie, inspecteur municipal ayant œuvré longtemps dans la région, mettant son expérience au service de la mobilisation, le 12 juillet 2021. (Arthur Calonne)
En marge de la réunion, Pascale Bourguignon fustige la malléabilité de la réglementation : « Les normes qui permettent ça sont tellement lâches, que ces gens-là peuvent très bien s’implanter là, sans qu’on puisse faire beaucoup (…) Il faut que nous cherchions à trouver les failles qu’on peut exploiter, parce que la mairie ne fera pas ce travail ».
Perche et enregistreur à la main pour documenter tous les épisodes d’une saga annoncée, Michel Ménard se réjouit de voir tant de personnes à cette réunion. Âgé de 55 ans, ce chroniqueur radio réside depuis quatre ans sur le chemin de Covey-Hill, en face de l’entrée de la Carrière Ducharme. Enthousiaste, il reste cependant lucide, car le combat s’annonce long et ardu. « Je crains qu’on ne se dilue un peu en cours de route, mais j’ai hâte de voir ce qui va ressortir de tout ça. Je pense que l’urgence est là », confie-t-il.
Grace Bubeck, une autre citoyenne de Havelock, s’inquiète de l’augmentation de la circulation des poids lourds sur la route, très étroite : « Il y a déjà trop de camions qui ne sont pas censés passer chez nous. Le chemin ne supporte pas leur poids », fait-elle remarquer. Il s’agit là d’une des craintes le plus souvent évoquées par les protestataires, avec celle de contamination des nappes phréatiques, et d’un risque accru d’incendies.
Après une heure et demie de discussions et d’organisation en comité, tout le monde regagne son chez-soi. C’est la première fois depuis probablement des décennies qu’Havelock connait un tel émoi collectif. L’opposition est formidable et la confiance n’est pas de mise, mais la volonté de résister, elle, est bien présente.
Cet article est d’abord paru dans le numéro 91 de nos partenaires, la revue À bâbord!
Un texte de Jade Almeida
La situation politique au Soudan pourrait bien être l’événement majeur du 21e siècle, et pourtant, peu de médias s’y intéressent.
Lorsque Fatma, militante et fille d’ancien·nes réfugié·es politiques soudanais·es, m’a contactée sur les réseaux sociaux en me proposant de parler de l’actualité soudanaise, je n’étais plus au courant de ce qui se déroulait là-bas. J’avais suivi la Révolution soudanaise de 2018 et compris les enjeux et dynamiques grâce à une entrevue qu’elle avait eu la gentillesse de réaliser. Mais depuis, le Soudan était sorti de mon radar.
Lorsque Fatma me relance, c’est avec ces propos qui vont droit au but : « Ce qui se passe là-bas est un événement majeur du 21e siècle, on parle d’un pays dont la population a mis fin à 30 ans d’un même régime ». C’est un pays qui se bat aujourd’hui pour que la révolution ne lui soit pas volée par l’armée et qui fait l’expérience d’un régime de démocratie directe, « et personne n’en parle » !
Une destitution historique
Revenons quelques années en arrière. Fin 2018, d’importants mouvements populaires naissent dans le nord du Soudan, à Atbara. L’augmentation du prix des produits de première nécessité – comme le pain, dont le coût est multiplié par trois – met le feu aux poudres. Très vite, les manifestations se répandent dans tout le pays, réclamant le départ du président Omar el-Bechir.
Ce dernier est à la tête du gouvernement depuis le coup d’État militaire de 1989. Son régime est alors marqué par une seconde guerre civile, la guerre du Darfour, une économie nationale plombée par une inflation majeure, des médias censurés, et l’interdiction de syndicalisation. Historiquement, l’opposition, incarnée notamment par le Parti communiste soudanais (PCS), doit agir dans la clandestinité et beaucoup se déroule depuis l’étranger, notamment depuis l’Égypte ou le Royaume-Uni.
En 2019, le mouvement populaire est reçu avec une répression militaire sanglante. Néanmoins, malgré l’instauration d’un état d’urgence qui interdit toute manifestation et en dépit de l’arrestation de plusieurs leaders de l’opposition, la pression populaire se maintient. Le président est finalement destitué en 2019.
Madaniyya ! (Le pouvoir aux civils !)
Dès l’arrestation d’el-Bechir, l’armée annonce la mise en place d’un gouvernement provisoire aux mains des forces militaires qui s’engage à organiser une transition vers un gouvernement démocratique dans les deux ans. Si la destitution du président est saluée, le mouvement populaire, lui, ne fait que commencer. Le maintien de ce gouvernement militaire est dénoncé aussi bien à l’échelle locale que continentale : la population organise des sit-ins et installe des tentes en face du quartier général des militaires ; l’Union africaine, pour sa part, lance un ultimatum aux militaires pour organiser une passation du pouvoir vers une autorité civile.
S’ensuivent plusieurs semaines de tensions entre la junte militaire et les représentant·es civil·es, marquées par des grèves générales et des affrontements parfois mortels entre les forces armées et la population. L’escalade cumule en ce qui restera tristement connu comme le massacre de Khartoum. En juin 2019, l’armée reçoit l’ordre de disperser les manifestant·es dont les tentes sont toujours plantées devant le quartier général. Elle tire sur la foule à balles réelles. On compte près d’une centaine de morts et plus de 600 blessé·es. Des corps par dizaines sont repêchés du Nil, tandis que des militant·es sur le terrain dénoncent des viols commis par les soldats sur des manifestant·es. Malgré ces effroyables évènements, ou peut-être en raison du traitement subi, les Soudanais·es continuent de s’opposer au régime militaire. Des marches ont lieu dans tout le pays et des chants font entendre le refus de laisser l’armée voler la révolution soudanaise.
Il faut noter la participation importante des femmes dans le soulèvement populaire. Elles sont à la tête des mobilisations, majoritaires dans nombre de cortèges. Depuis les années 1990, elles jouent un rôle clé dans l’organisation de groupes de résistance et de pression. La force de mobilisation de ces groupes s’inscrit dans un héritage de mobilisation populaire mis en place notamment par le PCS. Parmi les modes d’organisation privilégiés, on trouve celui des comités. Déjà en 2012 était créée l’Association des professionnels soudanais, qui regroupe de multiples secteurs d’emploi et associent des Soudanais·es de classe moyenne ; en 2013, des comités de quartiers sont aussi créés et deviennent la pierre angulaire du mouvement sur le terrain. Ces multiples éléments combinés sont au-devant de la destitution du président el-Bechir.
Une alliance impossible
À l’été 2019, Forces of Freedom & Change (FFC), coalition composée d’un vaste ensemble d’associations, notamment de l’Association des professionnels soudanais, accepte une collaboration avec le pouvoir militaire. Celle-ci doit mener à l’organisation d’élections générales au bout de 39 mois. L’armée est menée par le général Abdel Fattah al-Burhan, responsable du coup d’État et accusé, entre autres crimes, d’être impliqué dans les massacres perpétrés envers les manifestant·es. En face se trouve entre autres Abdalla Hamdok au poste de premier ministre du gouvernement de transition. Il est choisi et soutenu notamment pour sa proximité avec les États-Unis.
Cette collaboration est très ouvertement critiquée par le milieu populaire qui y voit une trahison de la part de certains leaders de la révolution. Pour les partis restés révolutionnaires, le gouvernement de transition aurait dû émaner du pouvoir populaire et donc rejeter la présence de l’armée. D’autant que le 25 octobre 2021, l’armée réalise un nouveau coup d’État. À quatre semaines de l’échéance de son mandat à la tête du Conseil souverain, Abdel Fattah al-Burhan dissout les institutions, place le premier ministre ainsi que cinq autres hauts responsables en état d’arrestation et décrète l’état d’urgence. Dans une allocution nationale, il justifie son action par le fait que les dissensions entre les deux parties étaient devenues trop importantes pour ne pas mettre en danger le pays. Il s’engage à maintenir l’ordre et la paix en attendant des élections qui seraient organisées en 2023.
Bien sûr, son putsch est massivement dénoncé dans la rue et à l’international. Les représentant·es de l’opposition s’entendent sur le fait que ce coup d’État est surtout motivé par la date d’échéance du mandat d’al-Burhan à la tête du Conseil souverain. Ce dernier était censé laisser son fauteuil au représentant civil en novembre 2021. Une telle passation du pouvoir aurait permis aux forces de l’opposition d’exiger son passage devant une cour de justice pour répondre des accusations de crime de guerre et de son implication dans les violences perpétrées envers les manifestant·es.
Depuis, les mouvements populaires ont repris dans tout le pays avec des répressions régulières par les forces armées. Internet est fréquemment coupé, les médias censurés et les aéroports fermés. La population craint la continuité d’un régime militaire et islamiste tel qu’instauré sous el-Bechir et n’entend pas relâcher la pression.
Un mode de gouvernement populaire
Janvier 2022, alors que j’écris ces lignes, l’ONU propose d’organiser des pourparlers entre la junte militaire et le pouvoir civil. Une telle annonce est reçue avec critiques par les forces populaires, et avec raison. Les termes proposés par l’organisation internationale semblent légitimer le régime en place en traitant les deux forces comme étant simplement en recherche de dialogue. Il n’est pas étonnant que les putschistes saluent la proposition, tandis que les opposant·es ne veulent rien négocier, mis à part le départ définitif de l’armée. Les décisions prises jusque-là au plus haut niveau politique relevaient d’ailleurs surtout d’accords de façade. Pendant ce temps, sur le terrain, les comités de quartiers font avancer la cause.
C’est d’ailleurs à ce sujet que l’actualité soudanaise est hors du commun. En absence d’un gouvernement autre que de transition, tout se passe sous forme de démocratie directe. Les coordinations de comités de quartiers, qui rallient tout le pays, organisent des réunions quotidiennes, font passer les mots d’ordre et les appels à la grève, rédigent des communiqués, mettent en place des forums, créent des bibliothèques… En somme, le Soudan pose et vit concrètement la question du pouvoir direct aux civil·es, ce qui se voit également dans les débats autour du choix pour un avenir réformiste ou révolutionnaire. Le Soudan pourrait adopter un régime de démocratie directe, mis en place par le peuple après une révolution mettant fin à 30 ans de dictature.
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Ce n’est qu’une petite chronique dans une revue québécoise, mais Fatma a raison. Il nous fallait en parler : حرية سلام و عادلة و الثورة خيار الشعب, liberté, paix et justice/la révolution est le choix du peuple.
CRÉDIT PHOTO: Affichage du collectif de réfugié·es soudanais·es Asuad à Paris en 2019 contre le régime d’Omar el-Bechir. Photo : Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0
La pénurie de main-d’œuvre s’accentue dans le secteur de la santé, le manque de personnel entraîne des répercussions graves sur le milieu hospitalier et la surcharge de travail affecte la santé physique et mentale des employé·e·s. En même temps, on essaie de combler ce manque en recrutant des travailleur·e·s immigrant·e·s, mais les délais nécessaires pour entreprendre de telles démarches découragent certain·e·s candidat·e·s étranger·e·s qui finissent par abandonner.
La COVID-19 fait un retour prématuré
C’est l’été et la plupart des gens veulent profiter du soleil et faire des barbecues sur le balcon avec leur famille. Toutefois, à cause de l’arrivée de la 7e vague de COVID-19, les travailleur·euse·s de la santé ne peuvent pas se le permettre. Le nombre de cas ne cesse d’augmenter, l’arc-en-ciel disparaît, la surcharge de travail et l’épuisement professionnel arrivent en force. Jusqu’à présent, le nombre d’éclosions chutait en été et le virus faisait son retour en automne. Toutefois, cette année, cela n’a pas été le cas. Pour cette dernière vague seulement, on dénombre 2027 cas en Estrie (1), ce qui fait augmenter la pression sur les travailleur·euse·s, qui effectuent déjà de longues heures sans avoir le temps de bien se reposer. Tout cela est difficile à accepter pour les travailleur·euse·s en milieu hospitalier, qui éprouvent une fatigue accumulée et montrent une insatisfaction face à la gestion des dirigeant·e·s du CIUSSS de l’Estrie.
La Fédération de la santé et des services sociaux fait le point
L’Esprit libre a communiqué avec monsieur Régin Leclair, porte-parole de la Fédération de la santé et des services sociaux (2) pour lui demander son avis sur les conditions de travail en milieu hospitalier. Il souligne que ces dernières sont difficiles : « C’est une situation périlleuse. Il faut protéger les employé·e·s », déclare-t-il. De plus, M. Leclair affirme qu’il faut donner le droit aux employé·e·s d’être consulté·e·s sur les décisions prises dans leur milieu de travail, « il faut que le[ou la] travailleur[·euse] ait son mot à dire », ajoute-t-il. Les travailleur·euse·s de la santé veulent travailler dans un milieu où ielles sont en mesure de concilier la vie au travail et la vie en famille. Selon les affirmations du porte-parole, les employé·e·s cherchent à améliorer leur horaire, leur salaire et leur milieu de travail. Dans un monde idéal, en recrutant plus de personnel, on pourrait bien s’occuper des patient·e·s et passer plus de temps en famille. Nous avons posé à M. Leclair la question de savoir quel serait le milieu de travail idéal pour les employés du secteur hospitalier. Il a répondu que, afin de soigner les patient·e·s humainement, de prévenir la fatigue et les blessures au travail, il faudrait un·e employé·e pour 10 patient·e·s.
Par ailleurs, la Fédération de la santé de services sociaux continue de déployer des efforts pour améliorer les conditions de travail du milieu de la santé. Un article sur le site Web de la Fédération nous informe que les délégué·e·s de la Fédération se sont rassemblé·e·s en mai et en juin pour discuter des revendications des travailleur·euse·s du secteur public. Le syndicat cherche à négocier de meilleures conditions de travail, un meilleur salaire et défendre les droits des employé·e·s.
Le guide « Qualité de vie au travail » une solution proposée
En mai dernier, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, a proposé un nouveau programme de conciliation entre la vie personnelle et le travail (3), qui a pour but de générer un climat de travail plus agréable. Ce guide s’adresse aux entreprises québécoises et vise à les conscientiser aux bienfaits d’une bonne qualité de vie au travail. Le programme de qualité de vie au travail consiste à créer des incitatifs pour le personnel de travail pour réduire le présentéisme et l’absentéisme dans les secteurs plus ciblés par la pénurie de travailleur·euse·s. Selon le guide, les entreprises devraient installer des distributrices de collations santé et mettre en place des programmes pour inviter à des bonnes habitudes de vie et leurs répercussions sur la vie du personnel soignant. Toutefois, selon les affirmations du porte-parole de la Fédération de la santé et des services sociaux, le plan d’action proposé dans le guide semble irréaliste, puisque la cause principale de mauvaises conditions dans le milieu hospitalier est la surcharge de travail et non l’absence de salles d’entraînement ou d’un menu santé.
Plan « conciliation vie personnelle-vie professionnelle » du CIUSSS
De son côté, Marc-Antoine Rouillard, directeur adjoint des ressources humaines, communications et affaires juridiques du CIUSSS de l’Estrie (4), affirme que la direction a adopté un plan de conciliation entre la vie personnelle et la vie professionnelle pour améliorer la satisfaction des employé·e·s au travail. Entre autres, le programme d’aide aux employés (PAE) (5) offre du soutien aux membres du personnel qui éprouvent de l’anxiété en raison de la pandémie et deux programmes d’activités de santé physique et psychologique annuels, gratuites et qui se déroulent chaque année à midi et en fin de journée et pendant lesquelles les employé·e·s peuvent s’entraîner en plein air, faire du yoga ou danser la Zumba.
M. Rouillard souligne aussi que, selon un sondage récent, le niveau de satisfaction du personnel a augmenté de 30 %. De plus, le CIUSSS a recruté 160 adjoint·e·s administratifs de plus pour soutenir le personnel soignant. Il existe également un sondage sur l’expérience des employé·e·s qui permet à la direction de connaître les motifs de départ des employé·e·s et, selon le directeur adjoint de ressources humaines, les employé·e·s quittent le milieu parce qu’ielles se sentent épuisé·e·s et parce qu’ielles ne s’entendent pas bien avec leurs collègues de travail.
Les conséquences de la difficulté de concilier vie familiale et travail
Le fait de travailler des heures supplémentaires peut avoir des incidences négatives sur la vie physique et mentale des travailleur·euse·s. Selon un document publié le 3 juin 2022 par Statistique Canada (6), le manque de conciliation entre la vie familiale et le travail peuvent avoir des répercussions sur la santé : « ressentir davantage de stress au travail (86,5 %), avoir une charge de travail plus lourde (74,6 %) ainsi que devoir accomplir des tâches différentes de celles qu’ils font en temps normal (55,5 %) ». Les données citées dans ce paragraphe expliqueraient les motifs de départs des travailleur·euse·s de la santé du CIUSSS de l’Estrie, qui doivent travailler un surplus d’heures pour combler le manque de personnel. Par rapport aux relations avec leurs collègues, on peut dire que le personnel soignant croit que leurs dirigeants ne gèrent pas bien la distribution de tâches et que cela peut accroître les tensions au sein du milieu de travail. Par conséquent, la pénurie de travailleur·euse·s s’accentue et il faut avoir recours aux professionnel·le·s de l’étranger, qui seraient censé·e·s prêter main-forte en milieu hospitalier.
Recrutement des travailleur·euse·s immigrant·e·s pour pallier la pénurie de main-d’œuvre
La pénurie de main-d’œuvre n’est pas un enjeu social récent. On commençait déjà à en parler dans les années 2000, quand les chef·fe·s d’entreprises ont commencé à constater le vieillissement de la population active. Le gouvernement du Québec a alors proposé l’immigration comme solution à la pénurie de main-d’œuvre au Québec. Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration est responsable de la sélection des travailleur·euses immigrant·e·s qui viennent s’installer au Québec. Selon l’étude intitulée Travailleurs immigrants et SST au Québec (7), le système de sélection des immigrant·e·s se fait par un système de pointage qui tient en compte de leur profession, de leur niveau de scolarité, de leur expérience professionnelle et de leur niveau de français. Des données d’Immigration Québec montrent que, en 2021, entre 19 400 et 22 400 immigrants·e·s de la catégorie des travailleur·euse·s qualifié·e·s ont été admis·e·s au Canada. Alors, force est de se demander où sont tous ces travailleur·euses en pleine pénurie de main-d’œuvre? Si on accepte des candidat· e·s potentiel·e·s pour travailler au Canada, pourquoi continue-t-on de manquer de personnel? La réponse est simple : le secteur public veut embaucher des candidat·e·s ayant obtenu leurs diplômes d’études professionnelles au Québec. Si un·e postulant·e n’a pas fait ses études secondaires et supérieures au Québec, ielle doit soumettre une demande d’évaluation comparative des études effectuées au Québec. Cela dit, même les postulant·e·s qui reçoivent le document qui atteste l’équivalence ne sont pas au bout de leur peine. Afin d’effectuer un travail qui relève d’un ordre professionnel, ielles doivent obtenir un permis. Par exemple, un·e infirmier·ère qui a obtenu son diplôme hors du Québec doit, en premier lieu, envoyer une demande d’équivalence et, par la suite, se procurer un permis d’exercice auprès de l’Ordre des infirmières et infirmières du Québec. Le fait de devoir entreprendre une telle démarche si chronophage pour faire reconnaître ses études font en sorte que plusieurs candidat·e·s se découragent et abandonnent avant de pouvoir mener à bien les démarches nécessaires, et ce, dans le secteur de la santé, l’un des plus touchés par la pénurie de main-d’œuvre.
Par ailleurs, le 17 juillet dernier, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants a organisé une marche pacifique contre le racisme systémique envers les immigrants, qui travaillent ou non et qui ont un statut irrégulier au Canada. Selon un article intitulé « Un statut pour tous et toutes… EN FIN » (8), publié sur le site Web de l’organisme, les travailleur·euse·s immigrant·e·s devraient obtenir un statut légal, car ielles ont, pour la plupart, prêté main-forte aux premières lignes d’intervention pendant la pandémie. Néanmoins, plusieurs ont été expulsé·e·s du Canada sans justification. En posant tant d’obstacles aux travailleur·euses, la bureaucratie laisse le réseau de la santé se précariser petit à petit.
La bureaucratie et le recrutement du personnel
Même si les ordres professionnel·e·s ont le devoir de remettre des permis d’exercice aux travailleur·e·s québécois·e·s et aux travailleur·euse·s étrangèr·er·s, les délais de traitement des demandes de permis d’exercice sont beaucoup plus longs pour les candidat·e·s immigrant·e·s qui ont fait leurs études à l’extérieur du Canada. Selon une étude menée par Hélène Dubois, sociologue à l’Université Laval, les travailleur·euse·s immigrant·e·s qualifié·e·s éprouvent des difficultés à accéder au marché de travail québécois. Dans son article « Les enjeux de la reconnaissance professionnelle au Québec », elle énumère les obstacles rencontrés lors de la demande d’un permis auprès d’ordre professionnel : 1) la réticence de l’ordre à reconnaître les études de l’aspirant·e; 2) l’examen de français que les aspirant·e·s doivent réussir afin d’obtenir le permis; 3) le délai de traitement trop long. Madame Dubois explique également ce qui entraîne d’abandon de certains candidat·e·s. « L’accueil de travailleur·e·s qualifié·e·s s’inscrit en fait dans un continuum de démarches auprès de divers ministères, organismes et acteurs du marché de l’emploi », souligne-t-elle. En effet, les travailleur·e·s immigrant·e·s doivent faire preuve de patience pour communiquer avec les institutions concernées pour avoir « plus de chances » d’améliorer leur niveau de français et de trouver un bon emploi. En réalité, la plupart des demandeur·euse·s n’obtiennent pas le permis d’exercice régulier, mais un permis restrictif ou temporaire.
De surcroît, madame Dubois fait le bilan de la proportion de candidat·e·s qui passe au travers des démarches. « Pour l’ensemble des ordres, on estime qu’environ 50 % des candidat·e·s soumis à une prescription d’un ordre abandonnent la démarche d’admission, ce qui représente près de 1300 personnes par année », estime-t-elle. C’est là évidemment une cause de la pénurie de main-d’œuvre. Récemment, le ministre Jean Boulet a fait part son intention de recruter 1000 infirmier·ères de l’étranger. Combien de ces personnes vont persévérer jusqu’à l’obtention des équivalences et de leurs permis? Assouplir les restrictions pour l’obtention de permis auprès des divers pourrait donc être une solution pour pallier le manque de main-d’œuvre.
Enfin, l’inefficacité de la bureaucratie affecte les délais de traitement et on manque de plus en plus de travailleur·euse·s dans le secteur de la santé. Ces travailleur·euse·s sont donc victimes du système au même titre que les citoyen·ne·s qui ne reçoivent les soins auxquels ielles ont droit. Si on veut remédier à la pénurie de main-d’œuvre, il faudrait d’abord lutter contre le racisme systémique envers les immigrants·e·s, promouvoir l’équité et l’égalité au travail, sans quoi, le nombre de départs risque de continuer de grimper au fils des prochaines années.
2. Fédération de la santé et des services sociaux, propos recueillis par Shanned Morales le 13 juillet 2022
3. Ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Favoriser le mieux-être, Guide d’implantation d’un programme de qualité de vie au travail, Québec : ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale, gouvernement du Québec, 2022,
4. CIUSSS de l’Estrie, propos recueillis par Shanned Morales le 14 juillet 2022
9. Dubois, Hélène, « Les enjeux de la reconnaissance professionnelle au Québec », Recherches sociographiques, vol. 60, no 2, 2019 : https://doi.org/10.7202/1070972ar
Le 21 février 2012, les étudiants et les étudiantes du Collège de Maisonneuve votaient à forte majorité pour une grève générale illimitée qui allait durer 174 jours. Nous avons rencontré des acteurs clefs de cette mobilisation historique.
Si l’assemblée générale de grève s’est déroulée au mois de février, il faut remonter bien avant pour retrouver les racines de la mobilisation qui a conduit au printemps 2012. La Société générale des étudiantes et étudiants du Collège de Maisonneuve (SOGÉÉCOM) avait tout d’abord voté un mandat de grève pour participer à la manifestation nationale du 10 novembre 2011, organisée par l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), entre autres. C’est après que l’association étudiante a envisagé la grève générale illimitée (GGI) considérant que le gouvernement ne renonçait pas à une hausse importante des frais de scolarité.
Vers l’assemblée de grève
Les militants et les militantes du Collège de Maisonneuve ont fait énormément de mobilisation dans les deux semaines précédant la grande assemblée de grève du 21 février 2012. Il fallait mobiliser tout le cégep qui compte un peu plus de 6 000 personnes. Le trésorier de la SOGÉÉCOM en 2012, Jérémy Ferland, rappelle l’intense période de débats qui a précédé la grève. « On a tracté tous les matins pendant deux semaines pour inviter les gens à se présenter et pour tenter de les convaincre de voter pour la grève. Le plus difficile était de mobiliser les étudiants en techniques policières, mais on n’hésitait pas à aller les rencontrer dans la cafétéria pour débattre », témoigne-t-il.
Au départ, rien n’était gagné, et la plupart des exécutants et des exécutantes de l’association étudiante s’attendaient à un vote extrêmement serré. La déléguée à la mobilisation, Gabrielle Bellemare, rappelle qu’il y avait à peine une quinzaine de militants très engagés au départ, dont uniquement trois femmes. « Au dernier comité de mobilisation avant l’assemblée générale, on était seulement trois. Je me souviens d’être allé voir l’exécutif et d’avoir prédit qu’on allait perdre le vote », explique Gabrielle Bellemare.
Deux gymnases superposés
Le jour J, le 21 février 2012, les étudiants et les étudiantes du collège s’agglutinent en masse dans les deux gymnases pour participer à l’assemblée générale de grève. L’organisation est très complexe : les deux salles sont superposées et doivent être reliées par des systèmes de son. La foule est énorme, environ 3 300 étudiants et étudiantes doivent se prononcer sur la grève. Il faut aussi rappeler le contexte et la dynamique de l’époque. Deux autres établissements, le Cégep de Valleyfield et le Cégep du Vieux-Montréal s’étaient déjà prononcés en faveur de la grève au milieu du mois de février. Une pression énorme tombait sur les militants et les militantes de Maisonneuve pour poursuivre le mouvement et, du même coup, donner de l’élan au Collège de Rosemont et Collège Ahuntsic, réputés pour être moins militants.
L’assemblée générale se déroule sans incident jusqu’au vote pour la GGI. La tension est palpable, surtout dans le deuxième gymnase rempli d’étudiants et d’étudiantes en techniques policières. Le vote est demandé et la réponse est plus que surprenante : il y a une forte majorité pour la grève dans les deux salles. Les militants et les militantes jubilent : ils ont un mandat fort d’environ 70 %. « Le gymnase du bas était tellement pour la grève, ça nous a vraiment surpris ! souligne Jérémy Ferland. Et ce n’était que le début de l’élan. Dès le lendemain, plus de 50 personnes se sont présentées au conseil de grève. Dix fois plus de monde qu’au comité de mobilisation de deux jours plus tôt. »
Le premier jour de grève
Le lendemain, le 22 février 2012, une centaine d’étudiants et d’étudiantes se réunissent très tôt le matin pour bloquer toutes les portes du cégep. C’est la formation des comités de grève : le comité mobilisation, le comité action directe, le comité communication avec les médias, le comité piquetage, le comité bouffe et le comité négociation. Ce dernier comité est très important en cette première journée de grève puisque l’association étudiante doit faire reconnaître la grève par l’administration de l’établissement. Deux étudiants, Louis-Philippe Véronneau et Gabrielle Bellemare, sont choisis pour aller négocier avec le Collège. Beaucoup de gens sont présents de l’autre côté de la table de négociation. Il y a les porte-paroles de tous les syndicats : les professeurs, les professionnels et les employés de soutien. Et bien sûr les deux représentants de l’administration.
Gabrielle Bellemare se rappelle que les négociations avec l’administration ont été extrêmement longues. « Il y avait deux points à régler : faire reconnaître la grève et avoir accès aux locaux, explique-t-elle. Ça a été long, ils nous ont fait geler dehors très longtemps. »
Faire reconnaître la grève
L’occupation du Cégep du Vieux-Montréal la semaine précédente suivie de l’intervention policière crée un climat tendu à la table de négociation. L’administration du Collège de Maisonneuve veut tout faire pour éviter ce genre d’escalade. Finalement, la grève est reconnue après une longue journée de négociations, avec un bémol important concernant le piquetage. En effet, l’entente stipule qu’il doit y avoir chaque matin trois personnes par porte pour rendre le piquetage légal, sinon, les cours doivent reprendre. « Au début, on s’est dit que c’était un deal correct. Mais après deux mois de grève, la fatigue s’est accumulée et c’est devenu difficile de motiver les militants à venir piqueter chaque matin », énonce Gabrielle Bellemare.
Il faut dire que personne ne s’attendait à ce que la grève de 2012 dure aussi longtemps. Les militants les plus enthousiastes estimaient qu’une mobilisation de quelques semaines serait suffisante. Au final, la grève s’est terminée le 13 août 2012, soit 174 jours plus tard.
Le quartier Hochelaga-Maisonneuve offre son support
Il n’est pas faux d’affirmer que le quartier Hochelaga-Maisonneuve a enfilé un carré rouge pendant une bonne partie du printemps 2012. Dès les premiers jours de grève du Collège de Maisonneuve en février 2012, plusieurs organismes communautaires sont venus prêter main-forte aux étudiants et aux étudiantes. Le Comité de base pour l’action et l’information sur le logement social (BAILS), par exemple, a participé au piquetage du cégep. « Le quartier était vraiment solidaire. Les gens klaxonnaient en masse au premier jour de grève », se rappelle le trésorier de la Société générale des étudiantes et étudiants du Collège de Maisonneuve (SOGÉÉCOM) en 2012, Jérémy Ferland.
Le comité bouffe
Un des supports les plus fondamentaux que le quartier a apporté aux grévistes de 2012 est le don de nourriture. Pendant la grève générale illimitée, qui allait durer du 21 février au 13 août, le comité bouffe devait cuisiner de la nourriture pour l’ensemble des militants et des militantes du cégep. Après quelques semaines de grève, les réserves s’épuisaient rapidement. C’est à ce moment que les boulangeries et dépanneurs du quartier sont venus à la rescousse. « Le dépanneur du coin est venu porter de l’eau. On a reçu aussi beaucoup de pain de Première Moisson et d’Arhoma. Leur support a été crucial, même si on était vraiment écœuré de manger du couscous tous les jours ! » explique Jérémy Ferland.
Le blocage du Port
Si des commerces et des organismes se sont montrés solidaires dès le début avec la grève, plusieurs militants et militantes considèrent que c’est lors du blocage du port de Montréal que le quartier est apparu le plus engagé. En effet, après la manifestation nationale du 22 mars, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) avait appelé à l’organisation d’une semaine de perturbation économique. Le 28 mars 2012, le Port de Montréal, coin Pie-IX et Notre-Dame, avait été choisi pour une action de ce genre.
Plusieurs centaines de militants et de militantes avaient alors bloqué l’entrée du port pendant plusieurs heures, causant ainsi un gigantesque ralentissement des travaux. Après l’intervention de la police, plusieurs militants et militantes se sont enfuis et ont été hébergés par des résidents d’Hochelaga-Maisonneuve. « On était des dizaines à se sauver des forces antiémeutes et beaucoup de citoyens nous ont ouvert leur porte pour nous héberger. C’était spontané, on a senti que le quartier vibrait comme nous pour un véritable changement social », souligne la déléguée à la mobilisation de la SOGÉÉCOM en 2012, Gabrielle Bellemare. Plus la grève s’enfonçait dans le printemps et plus le quartier était solidaire. Les manifestations de casseroles des mois de mai et juin et la fondation de l’Assemblée populaire autonome du quartier sont les meilleurs exemples de cette solidarité.
Cet article est d’abord paru dans le numéro 90 de nos partenaires, la revue À bâbord!.
Les manifestations qui ont débuté le 28 avril 2021 ont transformé le paysage politique de la Colombie. Ce qui était au départ une grève d’une journée s’est transformé en la mobilisation sociale la plus importante de l’histoire du pays.
Pendant deux mois, des milliers de Colombien·ne·s sont descendu·e·s dans les rues des grandes et des petites villes, sur les routes principales et secondaires, jour et nuit, pour dénoncer le gouvernement du président Ivan Duque et ses politiques anti-populaires.
Les revendications de manifestant·e·s comprenaient autant l’accès aux services de santé et d’éducation que la démission du gouvernement, et les actions allaient de soirées culturelles et festives à l’incendie de plusieurs postes de police et succursales bancaires dans différentes villes du pays. Les sondages d’opinion effectués durant la grève ont démontré que la droite n’a jamais fait aussi piètre figure en Colombie et que les manifestations ont joui d’une sympathie inouïe.
Tous les secteurs sociaux organisés et qui se mobilisent depuis des décennies étaient dans les manifestations : les étudiant·e·s, les ouvrier·ère·s, les Autochtones, les paysan·ne·s, les afrodescendant·e·s, les femmes… Mais il y a eu aussi émergence de nouveaux acteurs sociaux, notamment les jeunes de quartiers populaires, les plus pauvres parmi les pauvres. On note aussi des transformations : le mouvement autochtone, après n’avoir été qu’un acteur de plus au sein du mouvement social, en est venu à jouer un rôle central de leadership. Les femmes et leurs revendications ont réussi à être plus visibles que jamais.
Plusieurs analystes affirment que, bien plus qu’une grève, il y eut une explosion sociale : ce mouvement semble avoir causé une fissure dans la structure de stabilité du régime politique colombien.
Les raisons de l’indignation populaire
La grève reflète la colère d’une population qui refuse de continuer à accepter les sacrifices et les humiliations que lui impose depuis longtemps la classe dirigeante ; l’indignation de plusieurs générations privées de droits, qui ont grandi dans la précarité, dans un contexte de guerre ayant particulièrement touché les plus pauvres, les femmes et les personnes racisées.
Pour bien comprendre pourquoi la grève s’est transformée en une explosion sociale, il faut rappeler que les inégalités sont profondes. La Colombie, avec un indice de Gini de 0,531, est l’un des pays les plus inégalitaires au monde et ces inégalités sont à l’origine d’un conflit social et armé qui dure déjà depuis plus de 60 ans. Dans la construction de ce clivage social, il ne faut pas négliger l’appropriation des fonds publics par les élites politiques, appropriation qui se fait tantôt à travers des législations sur mesure2, tantôt par simple corruption. Au cours des 30 dernières années, les écarts sociaux se sont creusés davantage par les politiques néolibérales qui ont réduit au minimum les redevances de l’industrie minière et pétrolière pour l’État, ont imposé la privatisation des services publics — notamment en santé et en éducation — et ont démantelé les normes de protection de l’environnement et de protection de travailleur·euse·s, le tout en faveur du grand capital.
Taxer les pauvres et subventionner les riches : la goutte de trop
Dans un pays où des millions de personnes dépendent du travail journalier pour se procurer à manger, les mesures d’isolement imposées par le gouvernement dans le contexte de la pandémie n’ont pas aidé, d’autant plus que ces mesures n’ont été suivies d’aucune aide sociale. Selon l’Institut colombien des statistiques, en 2020, 42,5 % de la population vivait dans la pauvreté.
Alors que près de la moitié de la population peine à avoir trois repas par jour et que la pandémie se propage sans que la population ait accès à des services de santé, le gouvernement a voulu faire adopter deux réformes législatives. La réforme fiscale du président Ivan Duque voulait augmenter l’impôt sur le revenu, les taxes sur les aliments de base (riz, sucre, viandes, café) et sur des services funèbres. Sa réforme de la santé voulait privatiser ce qui reste du système de santé publique en asphyxiant les hôpitaux au milieu d’une crise sanitaire sans précédent. Selon le gouvernement, ces mesures, qui affectent directement les secteurs sociaux les plus défavorisés du pays, étaient nécessaires pour répondre au déficit fiscal. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que sa réforme de l’année précédente avait accordé des avantages fiscaux aux entreprises et qu’il estimait que la charge fiscale de celles-ci passerait de 16,6 % du PIB en 2019 à 15,7 % en 2030.
Ces initiatives législatives ont déclenché la grève. Les mobilisations démontrent que la logique qui consiste à taxer les pauvres et à subventionner les riches ne passe plus. La population qui a été progressivement précarisée n’est plus prête à garder le silence devant une élite qui bénéficie directement du pouvoir et des deniers publics, au détriment de la majorité de la population.
L’effet boomerang de la violence d’État
Si les déclencheurs de la grève ont été ces projets législatifs qui auraient aggravé les injustices socio-économiques, ce sont la violence disproportionnée de l’État contre les manifestations et l’indignation suscitée par cette violence qui expliquent que la grève ait duré deux mois. La réaction du gouvernement aux demandes de justice sociale était digne d’une déclaration de guerre. Pendant la grève, 73 personnes ont été tuées, 2005 personnes ont été détenues arbitrairement, 82 personnes ont été victimes d’agressions oculaires et 28 d’agressions sexuelles.
La justification de la violence d’État s’est appuyée sur une stratégie discursive dans laquelle les manifestant·e·s étaient accusé·e·s d’être des vandales et les manifestations, d’être infiltrées par la guérilla. Parallèlement, les personnes opposées aux manifestations se sont présentées comme des « gens bien » et ont été autorisées à tenir des discours racistes dans lesquels les Autochtones ont été insulté·e·s et exhorté·e·s à « rentrer chez eux », de même que des discours classistes contre les plus pauvres, qui sont principalement les jeunes des quartiers informels, les Autochtones et les femmes. Les effets de ces discours ne sont pas anodins : les victimes de la violence ont été principalement les personnes issues des secteurs les plus pauvres, la population racisée et les femmes.
La brutalité contre les manifestant·e·s reflète le caractère systématique des crimes d’État. Entre 2002 et 2008, 6 402 jeunes des secteurs les plus pauvres ont été assassiné·e·s de sang-froid par des membres des Forces armées et ont été présenté·e·s comme des guérillero·a·s tué·e·s au combat. On pourrait continuer longtemps la liste des crimes d’État, car depuis les années 1960, les forces de l’ordre (armée, police et organismes de renseignement militaire) sont entrainées à voir les citoyen·ne·s comme des ennemi·e·s de l’État et cela a des effets systématiques et quotidiens.
Les raisons de l’espoir
L’explosion sociale qui a commencé en avril 2021 va directement à l’encontre des valeurs et de pratiques qui ont servi à la stabilité exceptionnelle du régime politique colombien. Ces pratiques comprennent le blocage de la participation politique des majorités nationales, notamment des Autochtones, des jeunes des secteurs populaires et des femmes.
Grève et décolonisation
La grève de 2021 a mis en évidence le caractère décolonial que le mouvement autochtone a inscrit dans les luttes sociales en Colombie. Depuis plusieurs années, les Autochtones sont devenu·e·s un point de référence dans le mouvement social. Des formes d’organisation communautaire comme la Minga (concept qui désigne le travail de mise en commun des forces, dont les mobilisations font partie) et de formes de défense comme la garde autochtone (comptant 70 000 membres) sont devenues des exemples pour le mouvement social. En effet, la garde paysanne, la garde afrodescendante et les « premières lignes » formées dans les quartiers populaires pour défendre les manifestations s’inspirent en partie des pratiques autochtones. Une sorte d’autochtonisation du mouvement social semble en marche.
Deux exemples permettent de voir de manière concrète comment fonctionne ce leadership. Le premier exemple est la décision du mouvement autochtone d’appuyer les autres secteurs sociaux mobilisés. Dans les moments les plus durs de la confrontation dans les villes et sur les routes, les Autochtones ont soutenu les autres secteurs sociaux dans le processus de mobilisation et dans la défense de la sécurité des manifestant·e·s, le tout, au péril de leur vie. Dans ce contexte, neuf Autochtones ont été assassinés et plus de 40 autres ont été blessé·e·s3. Le deuxième exemple réfère aux revendications de décolonisation du mouvement autochtone. Pendant la grève, au moins 13 statues des colonisateurs ont été déboulonnées dans différentes villes du pays. Le premier jour de la grève, la statue du conquérant espagnol Sébastian de Belalcázar a été mise à terre. L’action a été décidée par les autorités du peuple Misak en tant que partie du processus de récupération de la mémoire et de l’espace public.
Le sentiment des manifestant·e·s face aux actions du mouvement autochtone peut se mesurer à l’ampleur et à l’émotivité de la cérémonie de passation du bâton de la garde autochtone aux jeunes de la première ligne à Bogotá, ou encore des manifestations de remerciements à la Minga et à la garde autochtone à Cali. Témoignent aussi de ce sentiment des slogans comme « la Minga me protège, pas la police ».
Les « sans rien » : la génération qui a dit basta
En Colombie, entre 1980 et 2020, plus de 8 millions de personnes ont été obligées par la violence de quitter leur foyer. Ces déplacé·e·s forcé·e·s se sont entassé·e·s dans des quartiers insalubres et ont lutté pour leur survie. Dans ces quartiers, la présence de l’État est principalement incarnée par l’action répressive de la police. Pour les jeunes, l’éducation universitaire est un luxe inaccessible et presque tous les hommes de ces quartiers ont fait le service militaire obligatoire. Les taux de chômage sont très élevés et l’économie informelle va de la vente de biscuits et d’eau dans la rue au microtrafic. Pendant la grève, ces jeunes des quartiers pauvres, qui ont grandi dans le désespoir, ont rompu avec l’apathie politique qui leur a été imposée par la violence et la précarité.
Ce sont très majoritairement eux et elles qui forment la première ligne. Armé·e·s de boucliers faits de bidons, les jeunes de la première ligne défendent le droit à la manifestation contre la police. Cette dernière agit parfois conjointement avec de personnes habillées en civil et qui portent des armes (il s’agit d’urbanisation du modèle des escadrons de la mort qui existait principalement dans les régions rurales du pays). Pendant deux mois, les jeunes ont repoussé les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes envoyés par la police contre les manifestant·e·s. Ils et elles se sont mis·e·s au milieu de jets d’eau et de tirs à balles réelles pour permettre aux autres manifestant·e·s de continuer les protestations. Les jeunes des quartiers défavorisés sont aussi dans la première ligne parce que la police les a toujours traité·e·s comme des ennemi·e·s. Ces jeunes sont puni·e·s parce qu’ils et elles sont pauvres et parce que, comme déjà mentionné, la police et les militaires en Colombie ont été entrainés à voir dans la population des ennemi·e·s.
Dans la grève, ces jeunes sont devenu·e·s des acteur·trice·s sociaux·ales et politiques, et qui plus est, des acteur·trice·s révolutionnaires. Ils et elles disent souvent à qui veut l’entendre : « on nous a tellement enlevé qu’on nous a même enlevé la peur ». Les manifestant·e·s savent que s’opposer à l’État, lutter pour construire un pays plus juste, c’est risquer sa vie. Il ne faut pas confondre ce courage avec des envies suicidaires. Ces jeunes sont en train de lutter pour leur avenir.
Les accusations de vandalisme lancées en permanence par le gouvernement et les médias contre les manifestant·e·s se sont appuyées sur des faits comme les incendies de plusieurs postes de police par les manifestant·e·s, incendies qui avaient commencé en 2020, avant la grève. Il convient de rappeler deux faits liés à ces incendies. Premièrement, ils ont été la réponse aux violences mortifères de la police. Deux cas dramatiquement célèbres sont celui de l’avocat Javier Ordoñez, mort à la suite des tortures dans un poste de police de Bogotá en septembre 2020, et celui de la jeune de 17 ans Alison Salazar, arrêtée et amenée à un poste de police à Popayan en mai 2021, alors qu’elle prenait des photos de la grève. Alison s’est suicidée après avoir subi des attouchements par des policiers lors de son arrestation.
Le deuxième fait qu’il faut rappeler, c’est que les manifestant·e·s ont transformé plusieurs de ces postes de police en centres culturels et en bibliothèques communautaires.
Femmes : le prix de la visibilité
Un des phénomènes les plus marquants des manifestations a été la visibilité de la participation des femmes et des minorités sexuelles, de leurs organisations et du mouvement féministe, surtout dans les villes. Les femmes ont participé aux premières lignes des mères défendant les jeunes et aux premières lignes féministes, aux soupes populaires… La participation des femmes dans les mobilisations ne surprend personne, elles ont fait partie des mouvements sociaux depuis toujours. Ce qui est nouveau, c’est leur refus d’être seulement « en appui » au mouvement, leur décision de participer activement aux débats d’idées, aux confrontations avec l’État et la police.
Elles ont participé à cette explosion sociale à double titre. Comme membres du mouvement social, elles ont appuyé les revendications de toutes et tous : investissement social, démilitarisation du pays, solution politique au conflit, respect des accords de paix avec les FARC4, etc. Mais la participation des femmes dans la grève a aussi permis de rendre visibles les revendications des organisations de femmes et du mouvement féministe, parmi lesquelles, au premier chef, la dénonciation de la violence sexuelle et de genre qu’elles et les minorités sexuelles subissent dans la sphère domestique, dans la rue, dans le contexte du conflit armé ou encore au sein du mouvement social.
Le courage de leur décision, les femmes le paient cher. Selon la campagne Defender la libertad, pendant la grève, près de 500 femmes ont été victimes de violence policière et 37 cas de violence de sexe et de genre ont été enregistrés.
Le leadership dont les femmes font preuve constitue une véritable rupture avec les valeurs patriarcales solidement ancrées dans la société colombienne. Faut-il rappeler que l’un des arguments de la droite conservatrice pour s’opposer aux accords de paix a été la perspective de genre incluse dans ces derniers, qui visaient, entre autres, à promouvoir la participation politique des femmes ?
* L’autrice de cet article, Leila Celis, est professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre du Projet d’accompagnement solidarité Colombie (PASC)
[NDLR] L’indice de Gini mesure le niveau d’inégalité dans la répartition du revenu dans un pays. Il s’agit d’un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite et 1, une inégalité parfaite. À titre de comparaison, selon la Banque mondiale, l’indice de Gini est de 0,33 au Canada et de 0,41 aux États‑Unis.
Historiquement, les classes dirigeantes ont utilisé le pouvoir législatif pour produire des lois et des politiques publiques leur permettant d’éviter les impôts, d’accaparer des terres ou encore de bénéficier directement des crédits publics de promotion de l’industrie et l’agriculture.
Remarquons qu’en même temps, au Canada, les Autochtones procédaient à des actions du même type, déclenchées par l’identification de fosses des enfants autochtones près des pensionnats.
En 2016 le président Juan Manuel Santos (2010-2018) a signé un accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Son successeur, le président Ivan Duque (2018-) a refusé l’application des points clés de l’accord. Entre-temps, près de 300 ex‑combattant·e·s des FARC ont été assassiné·e·s.
La crise du logement à Montréal fait les manchettes depuis plusieurs années déjà. Or, le phénomène ne se circonscrit pas à la dimension de la métropole. La région de Sutton, dans les Cantons-de-l’Est, connait depuis un certain temps une pénurie de logements abordables, mais également des bouleversements dans la composition démographique et sociale de l’agglomération. Propulsées par la démocratisation récente de la location à (très) courte durée, ces tendances se sont accentuées ces dernières années, et encore davantage depuis le début de la pandémie. Elles inquiètent les expert·e·s et une partie de la population locale, qui voit son cadre de vie s’embourgeoiser au point de ne plus le reconnaître et de craindre pour sa subsistance.
Les régions aussi victimes d’une fièvre immobilière
Un exemple flagrant de cette dynamique est le cas de la MRC Brome-Missisquoi. Cette contrée réputée splendide fait le pont entre les centres urbains de Montréal et de Sherbrooke. Les touristes s’y pressent en nombre et à longueur d’année pour profiter de la nature et d’activités variées, entre monts, vignobles et lacs. Situés à peine à une cinquantaine de kilomètres l’un de l’autre, les domaines skiables de Sutton et Bromont sont parmi les plus fréquentés de toute la province.
Habitante de cette région, Myriam Simard, professeure retraitée de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), s’intéresse aux thèmes de ruralité et d’immigration en milieu rural. Comme beaucoup, elle est stupéfaite devant la hausse en flèche des prix des propriétés sur le marché immobilier. Une tendance qu’elle observe dans d’autres régions les plus touristiques et bucoliques du Québec, et qui n’est pas sans conséquence.
« Je lisais des articles sur ce qui se passait à Montréal, et je croyais que les villages étaient à l’abri de ça, confie-t-elle. Les prix ont tellement augmenté avec la surenchère que la population locale voit ses jeunes s’en aller plus loin, dans des villages qui sont moins chers, mais c’est difficile de trouver ces villages, car ça a augmenté partout. ».
Véritable catalyseur de cette hausse, l’exode urbain s’est accentué ces dernières années, et encore davantage depuis le début de la crise sanitaire, à la suite de l’avènement du télétravail. Ce mouvement d’individus provenant de la grande région de Montréal vers les milieux ruraux a également modifié le visage de ceux-ci, au désespoir de nombreux·ses citoyen·ne·s qui ne se reconnaissent plus dans les mutations que connait leur milieu de vie.
« Il n’y a pas de logements abordables pour les familles. »
L’arrivée de cette population généralement plus fortunée que la moyenne dans la MRC Brome-Missisquoi, et particulièrement dans la région de Sutton, a des répercussions certaines sur le marché immobilier local qui, comme celui de la région montréalaise, est en proie au phénomène de surenchère immobilière. À Sutton, les solutions sont toutefois moins nombreuses pour les familles comme celle de Stéphanie, une jeune mère au foyer de deux fillettes de deux et quatre ans, et ce, même lorsqu’elles étendent le rayon de leurs recherches. « Il n’y a pas de logements abordables pour les familles », tonne-t-elle.
Dans la région depuis 2015, Stéphanie a dû quitter le bas de duplex dans lequel sa famille vivait, à Cowansville, et pour lequel elle déboursait 690 $ par mois. En cause, le rachat de l’immeuble par une nouvelle personne retraitée qui l’a ensuite réquisitionné pour son usage personnel et celui de son fils. « Ce duplex aurait pu loger deux familles de trois enfants. Au lieu de ça, il est habité par une personne retraitée et une personne dans la cinquantaine qui est célibataire », déplore-t-elle.
Après ce départ forcé, Stéphanie et son conjoint, qui travaille à Dunham, ont eu toutes les difficultés du monde à trouver un logement dans les environs. Frustrée par l’abondance de résidences secondaires — vides la plupart du temps — et par l’essor de la location à court terme, la jeune mère s’est également plainte du manque d’habitations destinées aux jeunes familles parmi les projets immobiliers récents. Plus généralement, elle dénonce la réticence des propriétaires à louer leurs appartements à cette clientèle.
« Les familles ne sont pas les bienvenues du tout. On s’est déjà fait dire clairement que l’appartement qu’on visitait ne convenait pas aux enfants : c’est de la discrimination! […] Trouver un logement avec des enfants, c’est rendu aussi difficile que si on avait des chiens », ironise-t-elle.
Après plus de deux mois passés chez le père du conjoint de Stéphanie, la jeune famille a finalement trouvé une solution. « On n’a pas eu le luxe de choisir. Le premier propriétaire qui nous a dit oui, on a signé. » Le couple s’estime chanceux d’avoir trouvé ce petit appartement, pourtant, il ne crie pas victoire, car avec la venue d’un troisième enfant attendu pour le mois de décembre, il faudra bientôt trouver plus grand.
« Je pourrais trouver à Montréal quelque chose de mieux que ce que j’ai ici, avec le même budget. »
Frédérique a quitté Montréal pour s’installer dans les Cantons-de-l’Est il y a cinq ans. Peu après son arrivée, elle a mis sur pied un centre d’escalade qui emploie 15 personnes à Bromont. « Pour être honnête, c’est vrai que je participe un peu à la gentrification, au sens où je débarque avec mes concepts hipster montréalais », concède-t-elle d’entrée de jeu lors d’une entrevue téléphonique avec L’Esprit libre.
Cependant, depuis son arrivée, son statut de néo-rurale ne l’a pas empêchée d’éprouver des difficultés semblables à celles que Stéphanie a vécues. Selon elle, le manque de logement dans la région est une occasion pour les propriétaires de louer des logements, parfois accessoires et non réglementaires, à des prix très élevés. « On est un peu à leur merci, car il y a si peu d’options pour se loger […] Je pense qu’en ce moment, je pourrais trouver à Montréal quelque chose de mieux que ce que j’ai ici, avec le même budget », confie la jeune entrepreneure.
Elle évoque notamment son expérience dans une « cabane » dans laquelle elle a vécu à Brigham, un village situé à 20 minutes de voiture à l’est de Bromont. Dans ce village qu’elle qualifie comme n’étant « pas le plus glorieux », elle payait tout de même 700 $ de loyer par mois pour un logis mal isolé, sans eau potable et où elle a dû installer elle-même l’eau chaude et internet.
Elle souligne également le fait que dans la plupart des cas, les personnes qui quittent Montréal pour la vie rurale sont réticentes à s’installer dans les blocs-appartements situés dans des « banlieues-dortoirs » comme Cowansville. Comme nombre de ces personnes-là, Frédérique affirme s’être souvent retrouvée à louer des logements sans contrat, où les locataires sont « à la merci » des locateurs et locatrices. « Les propriétaires ne veulent pas signer des baux parce qu’ils ont plus ou moins le droit d’avoir un appartement à cet endroit-là […] Dès que tu veux quelque chose plus proche du “trip d’être en région”, généralement, il n’y a pas de bail ou bien ce sont des ententes qui peuvent changer sur un une cenne, et tu n’as aucun recours. »
Elle pointe aussi du doigt l’essor de la location à court terme, à laquelle de plus en plus de propriétaires ont recours, car elle est très rentable dans les régions touristiques : de l’huile sur le feu dans un contexte de crise du logement à Montréal, New York, Barcelone, comme à Sutton. L’ex-Montréalaise croit qu’une réglementation plus mordante aux niveaux provincial et municipal est nécessaire pour contrôler ce qu’elle considère comme un « business en soi » pour beaucoup de propriétaires qui achètent des propriétés et les louent exclusivement aux touristes, à des prix très élevés. En cinq ans, Frédérique a été plusieurs fois victime des conséquences de ce phénomène, qui rend encore plus difficile l’accès au logement pour les habitant·e·s de la région.
«À Bromont, je voulais habiter dans une petite cabane que le propriétaire voulait me louer 775 $ par mois, rien d’inclus. Comme il n’y avait pas de bail, il a attendu le jour où je suis arrivée avec toutes mes affaires pour me dire qu’il voulait aussi louer la cabane en Airbnb une fin de semaine sur deux, et que je devais partir ces jours-là, sous peine de voir monter mon loyer à 1200 $ par mois. Je ne pouvais pas payer ça, donc je suis repartie avec mes affaires », relate Frédérique, qui précise que dans des cas de figure comme celui-ci, l’option Airbnb est à la fois plus légale et plus rentable pour les propriétaires, qui n’ont généralement pas le droit de créer des logements secondaires sur leur terrain.
Déséquilibre démographique et modèle de développement déficient
Cette difficulté à trouver du logement abordable pour les jeunes vient aggraver une autre problématique, adressée depuis longtemps dans les régions : le vieillissement de la population. « Les régions rurales connaissent un plus fort vieillissement de la population, surtout celles de villégiature, parce que les retraités urbains y transforment leur maison secondaire en maison permanente. Ces gens-là demandent des services, mais ceux qui les fournissent ne trouvent plus de logement à cause de l’embourgeoisement et la flambée des prix », explique Myriam Simard, professeure retraitée de l’INRS, qui s’inquiète pour l’équilibre démographique, économique et social de la région.
Cette situation alarme également Anne-Marie Courtemanche, qui a vécu huit ans à Sutton, où elle s’est considérablement engagée pour un meilleur accès au logement abordable. Désillusionnée, elle a finalement décidé de partir s’installer en Gaspésie. « Je n’aime pas du tout ce que Sutton devient, je ne m’y vois pas vieillir », confesse-t-elle, lors d’un entretien téléphonique avec L’Esprit libre. Elle dénonce un modèle de développement qui priorise l’arrivée de personnes fortunées au détriment de travailleur·euse·s que l’on qualifierait pourtant aujourd’hui d’essentiel·le·s.
« Il n’y a aucun modèle de communauté viable qui se base uniquement sur la richesse et le tourisme. Dans n’importe quelle microsociété, pour que ça fonctionne, ça prend des électricien[·ne·]s, des charpentier[·ère·]s, des caissier[·ère·]s, etc. Que va-t-on faire? Importer ces employé[·e·]s par autobus et les reconduire dans un autre milieu parce qu’ils [et elles] ne méritent pas de vivre à Sutton? C’est assez indécent comme proposition », s’indigne-t-elle.
Avant même d’arriver à Sutton, Mme Courtemanche s’est impliquée dans le groupe fondateur d’un projet gouvernemental de logement abordable sur la rue principale. Une véritable traversée du désert de plus de huit ans qui a participé à nourrir son désarroi. Après avoir fait des pieds et des mains pour faire valider le projet, le groupe a finalement réussi à obtenir gain de cause et un feu vert à la construction d’un lot de 18 unités pour des jeunes familles et des individus aux moyens réduits. « Dix-huit logements, on s’entend que c’est loin de régler le problème », relativise Anne-Marie Courtemanche.
Pour sortir de cette impasse, il faudrait, selon elle, redéfinir le cadre réglementaire municipal et notamment modifier les règlements de zonage et d’urbanisme pour permettre l’éclosion de projets à la fois écologiques et économiques. Parmi eux, des jumelages entre jeunes familles et personnes âgées isolées dans de grandes maisons, la redivision de ces grandes propriétés en multilogements, ou encore la construction de mini-maisons, etc.
Mais ces projets se heurtent aux intérêts des grands propriétaires. « Les gens qui ont des moyens et qui disposent de propriétés qui valent cher sont très réticent·e·s à voir de tels assouplissements des règlements, car pour eux, cela rime avec une baisse de valeur des propriétés environnantes », explique Anne-Marie Courtemanche, qui affirme que la volonté et les compétences politiques, qu’elle juge actuellement insuffisantes chez les décideur·euse·s, sont indispensables pour sortir du bourbier.