par Rédaction | Jan 1, 2021 | Économie, International, Societé
Par Adèle Surprenant
La pandémie de la COVID-19, les mesures de confinement et la popularisation du télétravail ont propulsé une réflexion sur le marché du travail et la précarité croissante qu’il connait. Les restructurations dont il fait l’objet pour s’adapter à la crise sanitaire mondiale frappent aussi les secteurs d’activités dits peu qualifiés; des emplois occupés en grande partie, en Occident et ailleurs dans le monde, par des personnes migrantes. Regard sur la situation des travailleur·se·s migrant·e·s en 2020 sur trois continents.
La migration économique est le déplacement d’une « personne qui change de pays afin d’entreprendre un travail ou afin d’avoir un meilleur futur économique », selon le Conseil canadien pour les réfugiés, qui met en garde contre l’utilisation à l’emporte-pièce du terme, puisque « les motivations des migrant[·e·]s sont généralement très complexes et ne sont pas nécessairement immédiatement identifiables »i. Plusieurs demandeur·se·s d’asile et réfugié·e·s obtiennent un permis de travail dans leur pays d’accueil, devenant alors des travailleur·se·s migrant·e·s. Environ 90 % de la population mondiale dépend des remises d’argent des travailleur·se·s migrant·e·s, qui comptent pour plus d’un dixième du Produit intérieur brut (PIB) d’une trentaine de paysii. Ces revenus essentiels ont chuté de 20 % au cours de l’année 2020, d’après la Banque mondialeiii. Les effets du ralentissement économique provoqué par la pandémie sur les 164 millions de travailleur·se·s migrant·e·siv et leurs familles — bien souvent dépendantes de leur revenu généré en devises étrangères — ne sont pas uniquement économiques : de nombreux rapports font par exemple état d’une augmentation de la xénophobie, des discriminations, de détérioration de leurs conditions de travail ou encore de retours forcés dans leurs pays d’originev. « Les travailleurs migrants [et les travailleuses migrantes] sont souvent les premiers [et les premières] à être licencié[·e·]s, mais les derniers [et les dernières] à avoir accès à des tests ou à des traitements équivalents aux citoyens du pays d’accueil », s‘inquiète l’Organisation internationale du travail (OIT), qui souligne que l’exclusion des travailleur·se·s migrant·e·s de la plupart des politiques gouvernementales de support financier a entraîné une précarisation globale de cette catégorie de travailleur·se·s, déjà vulnérablevi. Une précarisation que n’a fait qu’accélérer la pandémie, dont les racines semblent remonter aux fondements du marché du travail globalisé. La main-d’œuvre bon marché y est souvent priorisée au détriment des droits et conditions de travail des employé·e·s. Préexistants à la COVID-19, donc, les systèmes d’exploitation de la main-d’œuvre migrante se déclinent en plusieurs variantes légales et empiriques. Penchons-nous sur le cas de l’Allemagne, de la Colombie et de la Malaisie.
Dépendance et démographie en Allemagne
L’Allemagne est souvent érigée en exemple d’accueil en Europe de l’Ouest, après avoir ouvert ses portes à 1,1 million de réfugié·e·s en 2015vii. Son hospitalité précède la fameuse vague migratoire, avec par exemple l’installation d’une population turque importante à partir des années 1960, ou encore l’introduction de contrats saisonniers temporaires pour l’agriculture et le secteur du BTPviii, vingt ans plus tardix. Avant la pandémie, 300 000 travailleur·se·s en provenance des pays d’Europe de l’Est se rendaient annuellement dans les camps et sur les chantiers allemandsx. La demande de main-d’œuvre étrangère se fait elle aussi croissante pour les emplois hautement qualifiés comme l’ingénierie, la pharmacie, la plomberie ou les soins infirmiersxi. D’après le ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie de l’Allemagne, plus de 60 % des employeurs disaient connaitre une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Cette réalité ne tend pas à s’améliorer, alors que la population âgée de 20 à 65 ans devrait diminuer de 3,9 millions au courant de la décennie, et de plus de 10 millions d’ici 2060xii. En mars 2020, la fermeture des frontières a fait craindre un débalancement du marché du travail allemand, dont certains secteurs sont dépendants de la mobilité des travailleur·se·s saisonnier·ère·s. Des fermier·ère·s ont même averti que cela poserait une possible menace à la sécurité alimentaire nationale, rapporte le New York Timesxiii. En réponse à ces préoccupations, le gouvernement a fait entrave aux mesures sanitaires et a autorisé les fermier·ère·s à faire venir par avion des travailleur·se·s de Bulgarie et de Roumanie, à hauteur de 40 000 personnes par mois, pour avril et mai exclusivementxiv. En date du 18 mai, seulement 28 000 travailleur·se·s avaient atterri en sol allemand, un chiffre à la baisse qui s’explique par le coût important et les défis logistiques qu’impliquait une telle opérationxv, le transport n’étant normalement pas pris en charge par les employeurs.
Pour les quelques dizaines de milliers de personnes qui ont traversé les frontières pour trouver un emploi, la réalité est loin d’être simple. À la suite du trajet, de nombreuses plaintes ont été recensées quant au manque de mesures sanitaires dans les transports, des critiques réitérées au sujet des logements attribués aux travailleur·se·s, souvent surpeuplésxvi. Sur les lieux de travail, les conditions ne sont souvent pas meilleures : fin juin, plus de 1 500 ouvrier·ère·s — la plupart originaires de Bulgarie, de Roumanie et de Pologne — ont reçu un résultat positif à la COVID-19 dans une usine de traitement de la viande, malgré les avertissements des épidémiologistes visant spécifiquement les abattoirsxvii. Bien que les travailleur·se·s étrangers soient exposés à des risques sanitaires importants, les salaires, eux, sont restés les mêmes. Au salaire minimum de 9,35 €/heure (environ 15 $ CAD) sont souvent soustraits les frais de transport, d’hébergement et d’alimentation, parfois sans que les salarié·e·s en soient informé·e·sxviii. Durant la pandémie, la période durant laquelle les migrant·e·s peuvent travailler légalement sans que leurs employeurs et employeuses soient contraint·e·s à cotiser à la sécurité sociale est passée de 70 à 115 joursxix, faisant croître la précarité des travailleur·se·s tout en favorisant le profit du patronat localxx. Pour beaucoup de travailleur·se·s en provenance d’Europe de l’Est, les conditions de travail précaires et les risques de contamination au virus sont le prix à payer pour survivre, le travail saisonnier étant leur principale source de revenuxxi. L’économie allemande semble dépendre elle aussi de leur contribution, même si la récente Loi sur l’immigration (« Fachkräftezuwanderungsgesetz »), entrée en vigueur le 1er mars 2020, est destinée à favoriser le travail migrant qualifié uniquementxxii. Un choix politique qui ne fait pas l’unanimité, alors que certain·e·s militant·e·s des droits du travail critiquent l’aggravation des inégalités qui touchent la main-d’œuvre peu qualifiée dans le contexte de la pandémiexxiii.
Malaisie : quand le salaire du travail est l’abus
En Malaisie, la demande en main-d’œuvre peu qualifiée au sein de l’industrie privée est en constante augmentation depuis les années 1970, favorisant l’entrée de migrant·e·s sur le marché du travailxxiv. Le pays d’Asie du Sud-Est compte aujourd’hui trois millions de travailleur·se·s étranger·ère·s, d’après la Banque mondiale, dont la moitié serait en situation irrégulièrexxv. La Malaisie n’est pas signataire de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, mais elle s’est engagée à protéger leurs droits en vertu de plusieurs standards de l’OITxxvi. Plusieurs expert·e·s soutiennent cependant que l’État a manqué à ses obligations depuis le déclenchement de la pandémiexxvii. Les critiques de négligences et d’abus précèdent la crise sanitaire et s’inscrivent dans un mouvement anti-migratoire plus large, comme l’écrit Pamungkas A. Dewanto : « politiquement, la forte demande en travailleurs [et travailleuses] peu ou moyennement qualifié[·e·]s a inspiré des discours populistes, qui incitent à considérer les travailleurs étrangers [et travailleuses étrangères] comme une nouvelle menace socio-économique pour la société d’accueil. En réponse aux campagnes populistes contre les travailleurs étrangers [et les travailleuses étrangères], les autorités locales ont entamé la « titrisation » de l’afflux de travailleurs migrants [et de travailleuses migrantes] depuis la fin 1991 en imposant des mesures migratoires et des pratiques policières plus fortes à l’encontre des migrant[·e·]s […] xxviii». La gestion gouvernementale des travailleur·se·s étranger·ère·s durant la crise sanitaire témoigne de cette tendance. Depuis mai, près de 20 000 ouvrier·ère·s ont été arrêté·e·s sur leurs lieux de travail respectifs et placé·e·s en centres de détentions surpeuplés, incubateurs du virusxxix. Une descente qui survient après l’annonce que l’accès aux tests serait étendu aux migrant·e·s en situation irrégulière, sans qu’ils et elles aient à craindre de répercussions légalesxxx. Le nombre de travailleur·se·s étranger·ère·s en situation irrégulière a lui-même bondi, même si les chiffres restent imprécis. Le confinement a été accompagné de nombreux licenciements, invalidant les permis de travail de ressortissant·e·s à majorité indonésien·ne·s, népalais·e·s ou bangladais·e·s et les plongeant dans l’illégalitéxxxi. Mohamed Rayhan Kabir, travailleur bangladais de 25 ans, a été arrêté pour enquête le 24 juillet 2020. Peu de temps avant, il aurait critiqué le traitement des migrant·e·s par les autorités malaisiennes dans un documentaire de la chaîne al-Jazeera. Son permis de travail a été révoqué et il a été menacé d’expulsion, malgré l’opposition d’associations comme Human Rights Watch, qui rappelle que « la protection internationale des droits humains s’applique normalement aux non-nationaux aussi bien qu’aux citoyen[·ne·]s, incluant les droits à la liberté d’expression et à une procédure judiciaire régulièrexxxii». Même si certaines industries se portent bien depuis le début de la pandémie, notamment celle des gants en caoutchouc jetablesxxxiii, le Fonds monétaire international (FMI) estime que l’économie malaisienne pourrait se contracter de 6 % en 2020xxxiv. Si l’économie dépend fortement de l’apport du travail migrant, le contexte sanitaire a permis la résurgence de discours anti-migratoires, comme un peu partout sur la planète. Un rapport de la Banque mondiale de 2015 indique cependant que la présence de travailleur·se·s étranger·ère·s en Malaisie a contribué à créer plus d’emplois moyennement ou très qualifiés pour les locaux, faisant mentir la conception répandue selon laquelle les migrant·e·s les en priveraientxxxv. Pour chaque augmentation de 10 % du nombre de travailleur·se·s migrant·e·s, l’économie malaisienne verrait son PIB augmenter de 1,1 %xxxvi.
En Colombie, la pandémie nuit à la cohésion sociale
En Colombie, le statut des travailleur·se·s migrant·e·s est différent : sur les 5,5 millions de personnes ayant fui les troubles politiques et l’effondrement économique au Venezuela depuis 2015, le tiers de ces personnes se sont réfugiées chez leur voisin colombienxxxvii. Bien qu’elles bénéficient pour beaucoup du statut de réfugié·e, elles ne bénéficient pas de protection supplémentaire sur le marché du travail. Avant la COVID-19, les frontières colombiennes étaient ouvertes aux familles vénézuéliennes et plus de 700 000 personnes ont reçu un permis de résidence et de travail, en plus d’avoir accès à l’aide humanitairexxxviii. « Historiquement, la relation entre les deux pays est tissée serrée. La frontière limitrophe est poreuse, il y a toujours eu une migration circulaire, des échanges et des intégrations dans les régions frontalières », explique en entrevue Martha Guerrero Ble de l’ONG Refugees International. Elle rappelle aussi qu’à une époque, de nombreuses et nombreux Colombien·ne·s fuyant la guerre civile se sont installé·e·s au Venezuela, ce qui peut expliquer leur relative hospitalité aujourd’hui.
En regard du traitement des Vénézuélien·ne·s, la Colombie se distingue des autres pays de la région. Le Pérou, le Chili et l’Équateur se sont désolidarisés bien avant la crise sanitaire et malgré la déclaration de Quito (2018), adoptée afin d’assurer l’accès aux migrant·e·s à une régularisation des statuts, à l’éducation, à la santé et au travailxxxix. Ces pays, où les Vénézuélien·ne·s pouvaient entrer sans passeport en 2019, réclament maintenant pour certains des visas : un moyen de restreindre leur entrée sur le territoire que Bogota n’a pas instauré, un filet social pour accueillir les réfugié·e·s étant déjà en place à cause de l’histoire du pays, qui comptait quatre millions de déplacé·e·s internes en 2012xl. En octobre 2019, les Vénézuélien·ne·s en Colombie gagnaient toutefois en moyenne 30 % de moins que leurs hôtes et étaient pour beaucoup confiné·e·s au secteur informelxli. D’après l’OIT, 46 % des Vénézuélien·ne·s travaillent dans le secteur informel, contre 35 % de Colombien·ne·sxlii, un secteur plus affecté par les restrictions liées à la pandémie.
Les pressions économiques qui affligent désormais la Colombie, aux prises avec un des confinements les plus stricts au monde, n’ont fait qu’accroitre ces inégalités et alimenter la xénophobie, jusque-là restée un phénomène marginalxliii. « La récession économique n’aide pas du tout à améliorer la cohésion sociale », souligne Mme Guerrero, qui ajoute que « le gouvernement national a vraiment fait tout en son pouvoir pour intégrer les Vénézuéliens à l’économie du pays, mais chaque région a un mode de gestion différent ». Rejointe au téléphone parL’Esprit libre, elle explique comment, outre la capitale et les métropoles comme Medellin ou Cali, de nombreux·ses réfugié·e·s s’installent dans les régions où le marché du travail est déjà saturé en temps normal et se retrouvent donc sans emploi ou avec des emplois encore plus précaires. xliv
Plus de 100 000 réfugié·e·s sont entré·e·s au Venezuela entre mars et octobre 2020, à défaut de pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches en Colombie. Des 69 % de familles qui consommaient trois repas par jour avant le confinement, seulement 26 % d’entre elles peuvent aujourd’hui se le permettre, parmi celles restées en Colombiexlv. « Il ne s’agit pas que d’une question économique mais d’une question de survie », commente Mme Guerrero, pour qui il est sans équivoque que les Vénézuélien·ne·s ne travaillent pas en Colombie par choix, mais parce que le salaire minimum mensuel dans leur pays d’origine ne dépasse pas deux dollars américainsxlvi.
Pourtant, le statut de réfugié·e octroyé aux Vénézuélien·ne·s les protège sur le plan professionnel également, comme l’explique Mme Guerrero : « La plupart des migrant[·e·]s économiques sont invisibles. Pour [celles et] ceux qui n’ont pas accès à la régularisation de leur statut ou à un permis de travail, c’est facile pour les gouvernements de s’en laver les mains. Les Vénézuélien[·e·]s en Colombie subissent des discriminations et des abus sur le marché du travail, mais leur reconnaissance légale et la protection internationale dont [elles et] ils font l’objet est un avantage, parce qu’elles permettent aux institutions de faire pression sur le gouvernement et de prendre action pour améliorer les conditions de vie et de travail des plus précaires ».
Comme dans le cas des millions de travailleur·e·s migrant·e·s dans le monde, la pandémie a mis en lumière une précarité et des inégalités préexistantes en Colombie. Elle a également contraint une partie de la classe politique à prendre conscience de l’ampleur de la dépendance au travail migrant, et les bénéfices que peut avoir l’intégration au marché du travail formel des migrant·e·s, pour elles et eux comme pour l’économie et les travailleur·e·s locauxxlvii.
Révision de fond : Catherine Paquette et Any-Pier Dionne
Révision linguistique : Simone Laflamme
i Conseil canadien pour les réfugiés, « À propos des réfugiés et des immigrants : Un glossaire terminologique ». https://ccrweb.ca/files/glossaire.pdf.
iiUN News, « Uncertain future for migrant workers, in a post-pandemic world », 19 septembre 2020. https://news.un.org/en/story/2020/09/1072562.
iii Ibid.
iv Organisation internationale du travail (OIT), « Protéger les travailleurs migrants pendant la pandémie de COVID-19. Recommandations aux décideurs politiques et aux mandants », mai 2020. https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_protect/—protrav/—migrant/documents/publication/wcms_745197.pdf.
v Ibid.
vi Ibid.
vii Marcus Kahmann et Adelheid Hege, « Allemagne. Employeurs et réfugiés : l’intégration au service d’une stratégie de long terme », Chronique internationale de l’Institut de recherches Économiques et Sociales (IRES), n.154, 2016. http://www.ires.fr/publications/chronique-internationale-de-l-ires/item/4399-allemagne-employeurs-et-refugies-l-integration-au-service-d-une-strategie-de-long-terme.
viii Bâtiment et travaux publics.
ix Ibid.
x Melissa Eddy, « Farm Workers Airlifted Into Germany Provide Solutions and Pose New Risks », The New York Times, 18 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/18/world/europe/coronavirus-german-farms-migrant-workers-airlift.html.
xi Danya Bobrovskaya et Olga Gulina, « Is Germany Encouraging Migrants in Skilled Labour? », Legal Dialogue, 20 janvier 2020. https://legal-dialogue.org/is-germany-inviting-new-labor-migrants.
xii Ibid.
xiii Melissa Eddy, op.cit.
xiv Ibid.
xv Ibid.
xvi Maxim Edwards, « Fruit picking in a pandemic : Europe’s precarious migrant workers », Global Voices, 14 juillet 2020. https://globalvoices.org/2020/07/14/fruit-picking-in-a-pandemic-europes-precarious-migrant-workers/.
xvii Ibid.
xviii Ibid.
xix Ibid.
xx Paula Erizanu, « Stranded or shunned : Europe’s migrant workers caught in no-man’s land », The Guardian, 16 avril 2020. https://www.theguardian.com/world/2020/apr/16/stranded-or-shunned-europes-migrant-workers-caught-in-no-mans-land.
xxi Maxim Edwards, op.cit.
xxii Sertan Sanderson, « Allemagne : une nouvelle loi sur l‘immigration pour pallier le manque de main d‘œuvre », Infomigrants, 28 février 2020. https://www.infomigrants.net/fr/post/23077/allemagne-une-nouvelle-loi-sur-l-immigration-pour-pallier-le-manque-de-main-d-oeuvre.
xxiii Maxim Edwards, op.cit.
xxiv Pamungkas A. Dewanto, « Labouring Situations and Protection among Foreign Workers in Malaysia », Henrich Böll-Stiftung, 20 aout 2020. https://th.boell.org/en/2020/08/20/labouring-situations-malaysia.
xxv Ibid.
xxvi Eric Paulson, « The need to value, not vilify, migrant workers », FMT News, 3 août 2020. https://www.freemalaysiatoday.com/category/opinion/2020/08/03/the-need-to-value-not-vilify-migrant-workers/.
xxvii Yen Nee Lee, « Neglect of migrant workers could hurt Malaysia’s economic recovery », CNBC, 4 novembre 2020. https://www.cnbc.com/2020/11/05/covid-19-migrant-worker-neglect-may-hurt-malaysia-economic-recovery.html.
xxviii Citation originale : « Yet, politically, the high demand for foreign low-to-medium skilled worker has inspired populist claim which considers foreign workers the new social-economic threat for the host society. In response to the populist campaign against foreign labourers, local authorities have been “securitizing” the inflow of foreign workers since late 1991 by imposing stronger immigration and policing practice against irregular migrants […] » (notre traduction). Pamungkas A. Dewanto, op.cit.
xxix Tan Theng Theng et Jarud Romadan, « The Economic case against the Marginalisation of Migrant Workers in Malaysia », The London School of Economics and Political Science, 1er octobre 2020. https://blogs.lse.ac.uk/seac/2020/10/01/the-economic-case-against-the-marginalisation-of-migrant-workers-in-malaysia/.
xxx Yen Nee Lee, op.cit.
xxxiIbid.
xxxiiCitation originale : « International human rights protections normally apply to non-nationals as well as citizans, including the rights of freedom of expression and due process. » (notre traduction). Human rights watch, « Malaysia : Free Outspoken Migrant Worker », 29 juillet 2020. https://www.hrw.org/news/2020/07/29/malaysia-free-outspoken-migrant-worker.
xxxiii Ushar Daniele, « Malaysian employers shocked, angry over fines ruling for overcrowded migrant workers’ lodgings », Arab News, 30 novembre 2020. https://www.arabnews.com/node/1770666/world.
xxxiv Yen Nee Lee, op.cit.
xxxv Pamungkas A. Dewanto, op.cit.
xxxvi Ibid.
xxxvii Jennifer Bitterly, « Venezuelan migrants left in the lurch as COVID-19 stalls regional reforms », The New Humanitarian, 15 octobre 2020. https://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2020/10/15/Venezuela-Colombia-migrants-legislation-documents.
xxxviii Jimmy Graham et Martha Guerrero, « The Effect of COVID-19 on the Economic Inclusion of Venezuelans in Colombia », Refugees International and Center for Global development, 28 octobre 2020. https://www.refugeesinternational.org/reports/2020/10/26/the-effect-of-covid-19-on-the-economic-inclusion-of-venezuelans-in-colombia.
xxxix Bitterly, op.cit.
xl UNHCR, « Colombie », 2012. https://www.unhcr.org/fr/51efd16d0.pdf.
xli Ibid.
xlii Jimmy Graham et Martha Guerrero Ble, op.cit.
xliii Ibid.
xliv
xlv Ibid.
xlvi Mariana Palau et Manuel Reda, « Venezuelans once again fleeing on foot as troubles mount », Associated Press, 9 octobre 2020. https://apnews.com/article/virus-outbreak-transportation-medellin-immigration-colombia-98d010ec0c97c02ec7682250b14a50e0.
xlvii Jimmy Graham et Helen Dempster, « Improving Venezuelans’ Economic Inclusion in Colombia Could Contribute 1$ Billion Every Year », Center for Global Development, 2 octobre 2020. https://www.cgdev.org/blog/improving-venezuelans-economic-inclusion-colombia-could-contribute-1-billion-every-year.
par Charline Robert-Lamy | Avr 24, 2019 | Analyses, Societé
Le capital a dû nous convaincre qu’il est naturel, inévitable et même gratifiant d’accepter de réaliser du travail sans paie. À son tour, la « gratuité » de Facebook est une arme puissante pour renforcer la supposition commune que Facebook n’est pas un travail, nous empêchant donc de lutter pour un salaire. Nous sommes vues comme des utilisatrices ou des amies potentielles, pas des travailleuses en lutte. Nous devons admettre que le capital a été très efficace pour invisibiliser notre travail.
Wages for Facebook (traduction libre).
En 2014, Laurel Ptak mettait en ligne un site nommé Wages for Facebook, une seule page internet composée d’un manifeste déroulant1, autour d’une demande révolutionnaire : une paie pour le travail gratuit des usagères2 de Facebook. Inspirée par la lecture du texte Wages for Housework de Sylvia Frederici, publié en 1975, Ptak a constaté qu’en changeant les mots housework (« travail ménager ») pour Facebook, la grande majorité du texte restait totalement compréhensible3. Les revendications féministes des années 70 pour la reconnaissance du travail gratuit et invisible s’appliquaient trop bien à ce que Ptak observait sur Facebook.
Aujourd’hui, toujours pas de paie pour les presque 2 milliards de personnes qui fréquentent Facebook chaque jour, majoritairement, d’ailleurs, des femmes4. Il semble aujourd’hui relativement évident que le modèle d’affaires de Facebook est basé sur la publicité, et que cette publicité est plus ciblée que jamais. Le scandale de Cambridge Analytica5, au printemps 2018, et le subséquent passage de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain en avril6 a, ni pour la première ni la dernière fois, remis le modèle d’affaires du 3e site le plus populaire du monde7 au centre des conversations.
Maintenant que la poussière est retombée sur cet énième scandale de Facebook, qu’avons-nous retenu? Il est possible, en examinant ce scandale et ce qu’il révèle sur le fonctionnement du site, de prendre le temps de considérer le modèle d’affaires de Facebook comme reposant sur le travail réalisé par les usagères du site. Si cette manière de penser est différente et peut-être plutôt nouvelle dans le monde francophone, Wages for Facebook amenait cette idée il y a 4 ans, et des écrits scientifiques proposaient ce cadre au début des années 2000. Surtout, nous pouvons avancer que les réflexions sur les activités posées par toutes sur Facebook comme du travail ne peuvent pas non plus se passer des réflexions féministes sur le travail gratuit.
Cambridge Analytica : a-t-on vendu mes données?
Le scandale de Cambridge Analytica a l’air complexe, mais c’est en fait assez régulier, voire commun, comme nous l’explique Hugo Loiseau, professeur de politique appliquée à l’Université de Sherbrooke et spécialiste en cybersécurité8. Cambridge Analytica, c’est en fait « une compagnie qui fait gagner des élections aux clients qui l’engagent ». Le partenariat entre cette compagnie et Facebook n’est pas clair, mais le problème se trouve dans le partage d’informations, comme le dit Loiseau : les données des utilisatrices de Facebook ont été accessibles à Cambridge Analytica, et la compagnie en a fait profiter ses clients. Ce partage entre en contradiction avec les engagements de Facebook envers ses utilisatrices : « lorsqu’on donne ses informations personnelles sur internet, on est supposé donner notre assentiment. Dire »oui, j’accepte que mes informations, mes données, soient utilisées », ce qui n’a pas été le cas dans ce cas-ci ». Loiseau rappelle que la firme a été engagée par la campagne de Trump et a utilisé ces données en vue de lui faire gagner la présidentielle, ou du moins des États ou comtés spécifiques. L’impact de cette aide est impossible à quantifier.
Depuis, Mark Zuckerberg est passé devant le Congrès américain. Facebook a été sanctionné d’une amende de 664 000 $ US par le gouvernement du Royaume-Uni pour avoir failli à protéger les données de 87 millions de ses utilisatrices9 et Cambridge Analytica a été dissoute, mentionne Loiseau. Les usagères ont été rassurées par des messages leur permettant de vérifier si leurs données avaient été utilisées et par des avertissements que la politique de gestion de données avait été mise à jour.
Mais Facebook a-t-il vraiment changé? Pour Loiseau, pas du tout : « On ne peut pas changer de modèle d’affaires du jour au lendemain […]. Ce n’est pas en ayant un petit site web, ou un gros site web, où l’on met les gens en contact [qu’on fait du profit]. C’est en extrayant des données : on les analyse, et on les revend ». En d’autres mots, Facebook dégage des structures de comportement, des préférences à partir des actions posées sur son site, puis nous montre des annonces qui ne sont, le rappelle Loiseau, pas innocentes. Celles-ci nous sont dédiées, suivant nos intérêts, nos comportements. Ainsi, chaque « J’aime » ou autre réaction sur le statut d’une personne (ou la page d’une compagnie), chaque partage sur un sujet, chaque mot-dièse est enregistré par le site, et tout cela sert à bâtir un profil d’utilisatrice. Plus encore, qui n’a jamais cherché un produit sur un autre site, comme Google ou Amazon, et a constaté que les publicités sur Facebook lui recommandaient les mêmes produits? Dans ce contexte, impossible de savoir à quel point Facebook entrepose des données sur ses utilisatrices. Comme l’écrit Kylie Jarrett, chercheuse américaine spécialisée sur le sujet, sur Facebook, chaque clic est aliéné de la vie de l’utilisatrice et transformé en une formule complexe au bénéfice de formats publicitaires10.
Vous sentez-vous déjà dans le livre 1984? Facebook en connait peut-être plus sur vous que vous pensez. Vous pouvez demander au site de vous envoyer tout ce qu’il détient sur vous, vous seriez peut-être surprise11.
Et le travail dans tout ça?
Et pourquoi, donc, parler de travail? Depuis le début des années 2000, certains écrits académiques s’appliquent à définir ce que plusieurs appellent le travail en ligne. Pour le dire simplement, rien de mieux que la phrase d’Andrew Lewis, ou blue_beetle de son pseudonyme : « si tu ne paies pas pour quelque chose, tu n’es pas le client, tu es le produit vendu » (traduction libre)12. De plus en plus de chercheuses s’intéressent au sujet, maintenant qu’il est évident que Facebook n’est pas un espace « virtuel » et vide; il est animé par des relations de pouvoir, comme le reste du monde, et par du travail culturel et technique13. Dans la société québécoise, l’importance de l’enjeu de l’intimidation en ligne, entre autres préoccupations, montre bien qu’internet et ce qui s’y passe n’est plus vu comme un espace séparé de la « vraie vie », où pas grand-chose n’a d’importance. Ce qui se passe sur Facebook, comme ailleurs sur internet, est très lié à ce qui se passe dans le reste de nos vies; ce qui nous atteint en ligne nous atteint dans la vraie vie.
Dans le langage courant, on parle de travail comme de quelque chose qui se fait contre de l’argent. Un travail, une job, c’est, pour beaucoup de gens, se lever le matin, se rendre quelque part et passer une partie de la journée à accomplir des tâches qu’on espère satisfaisantes et intéressantes, mais qui ne le sont pas toujours. Facebook, au contraire, c’est un loisir, un passe-temps. Pour recadrer le fonctionnement de Facebook en prenant en compte son modèle d’affaires, il faut faire éclater la définition de « travail ». Dans ce but, Wages for Facebook l’avait encore une fois bien compris, les analyses féministes sont incontournables, surtout celles qui se sont intéressées au travail, comme les marxistes et matérialistes.
Repenser, redéfinir le travail
Avant tout, il faut admettre que de penser les activités faites par les usagères sur Facebook comme du travail peut être un peu controversé. En effet, d’affirmer que les utilisatrices travaillent gratuitement sur le site, et donc que leur travail est exploité, peut diminuer l’importance de la réelle exploitation du travail. Comme l’écrivait Mark Andrejevic dans Digital Labor: The Internet as Playground and Factory14, comment comparer sous le même terme « exploitation » celle de quelqu’un qui joue à Farmville à celle du travail dans une mine en Afrique?
Si quelques auteures s’appliquent à remettre en perspective justement ces différences dans l’exploitation du travail15, reste que cette réflexion a une certaine utilité; il ne s’agit pas de mesurer qui est plus exploité que l’autre sous le système capitaliste. Réfléchir l’utilisation de Facebook comme un travail exploité signifie considérer que Facebook applique le système capitaliste qui l’abrite, ce qui est assez indéniable. Loiseau parle d’un iceberg de l’utilisation des données sur Facebook : « [t]out ce que l’on voit, quand on utilise un média social, ce sont les avantages », pas le dessous de l’iceberg, ou les modes d’accumulation des données par Facebook. Dans la même veine, Christian Fuchs, chercheur incontournable sur le sujet, écrit que Facebook est construit de manière à ce que son fonctionnement, ainsi que l’exploitation des données de ses usagères et donc de ce qu’elles produisent en travaillant, soit le plus invisible possible.
Ce n’est pas non plus parce qu’une forme d’exploitation est confortable et implique de détenir certains privilèges (un ordinateur, un accès à internet) qu’elle ne peut pas être nommée ainsi16.
En outre, de penser Facebook comme un travail n’est pas incompatible avec le plaisir que plusieurs y trouvent, et le but n’est pas de dévaloriser les activités qui y sont faites ou le sens qu’elles ont pour les utilisatrices. Comme l’écrivait Tiziana Terranova dans son texte fondateur sur le sujet, le travail en ligne est à la fois volontairement donné et non payé, apprécié et exploité17.
De plus, il n’est pas tout à fait juste de dire que l’exploitation n’est pas possible parce que personne n’est sur Facebook par contrainte, ou qu’une personne ne voulant pas voir ses données être exploitées devrait tout simplement quitter le site. Facebook est une nécessité pour certaines personnes, par exemple parce que ça fait partie de leur emploi (il est maintenant obligatoire d’avoir une page personnelle pour gérer une page professionnelle). Des journalistes, responsables des communications, travailleuses communautaires, entre autres métiers, devant rejoindre des publics de diverses façons, se retrouvent sur Facebook, parfois autant par plaisir que par obligation. Ainsi, être à l’aise avec Facebook et d’autres médias sociaux peut être un prérequis pour plusieurs emplois dans divers domaines, sans parler du fait que le réseautage qui s’y fait peut même devenir indispensable. Il est aussi incontournable de mentionner que les réseaux sociaux, dont Facebook, sont des lieux et des outils pour beaucoup de travailleuses réalisant ce que Brooke Erin Duffy, chercheuse sur le sujet, appelle le travail d’aspiration (aspirationnal labour). C’est le travail propre aux blogueuses, youtubeuses et autres influenceuses; les réseaux sociaux sont des manières pour ces celles-ci d’aspirer, après avoir réalisé énormément de labeur gratuit sur ces sites, à être payées pour le faire18.
Dans une recherche réalisée avec des gens n’utilisant pas Facebook par le Social Media Collective, la majorité des personnes affirmait que leurs relations sociales, avec leurs famille ou leurs amis avaient été affectées par leur absence du site19. Qu’on l’aime ou non, le site est central à beaucoup de nos relations sociales; on s’y souhaite bonne fête, on y met des photos de notre nouveau chien, de notre mariage ou de nos voyages. Ainsi, si plusieurs chercheuses écrivent qu’un certain privilège est nécessaire pour se retirer sans répercussions de Facebook, le Social Media Collective souligne aussi que ces répercussions peuvent être plus importantes pour les personnes qui exécutent souvent la majorité du travail affectif et de care; notamment, les femmes20.
L’apport des théories féministes
Après cette mise en contexte des débats sur le travail en ligne, nous en arrivons au cœur du sujet. Pourquoi impliquer dans cette discussion des écrits féministes? Pour nous comme pour Jarrett, de telles réflexions ne peuvent se passer des écrits sur le travail des femmes21, le travail reproductif et non productif, et leurs caractéristiques.
Non seulement les femmes sont des utilisatrices plus fréquentes et plus avides de réseaux sociaux (du moins aux États-Unis et au Canada22), mais surtout il semble que la division genrée du travail qui se trouve hors-ligne, celle qui fait que plus de femmes que d’hommes sont infirmières et enseignantes au primaire alors plus d’hommes sont mécaniciens ou médecins, est aussi présente en ligne et sur Facebook. Ainsi, Laurie Ouellet et Julie Wilson, deux chercheuses féministes, appellent ce phénomène le deuxième quart (de travail) : alors que l’emploi payé est terminé, les femmes ont généralement d’autres tâches à compléter seules ou presque seules, à la maison et avec la famille. Ouellet et Wilson voient internet et les réseaux sociaux comme une nouvelle facette de ce deuxième quart, qui se trouve intensifié en ligne23. Comme le décrit également Laura Portwood-Stacer, Facebook est un miroir du monde hors-ligne; les femmes planifient souvent les réunions de famille et d’amies, envoient les souhaits d’anniversaire et des fêtes, transmettent les nouvelles de la famille, restent présentes de façon générale dans la vie des personnes qui les entourent24. Le travail affectif de maintenir les liens sociaux est généralement fait par les femmes, en ligne comme hors-ligne.
Pour aller encore plus loin, il est possible de dire qu’outre la division genrée du travail qui trouve ses échos hors-ligne, tout le travail réalisé sur Facebook est féminisé. De façon large, plusieurs auteures de toutes sortes de disciplines écrivent aujourd’hui que les formes de travail ont bien changé, à l’heure d’internet : ce qu’on demande aujourd’hui de toute personne travailleuse sont des caractéristiques longtemps liées aux emplois réservés aux femmes, ou aux activités de femmes. On parle de féminisation du travail lorsqu’on demande de plus en plus de flexibilité, d’adaptabilité, de fragmentation de tâches, du réseautage et du travail affectif ou axé sur le service25. Ce sont ces caractéristiques du travail des femmes et des nouvelles formes de travail actuelles qui nous amènent à affirmer que de parler de ces types de travail, souvent invisibles, peut, comme l’écrit aussi Jarrett, revigorer l’analyse du travail réalisé en ligne. Nous voyons ici deux définitions féministes du travail pour nourrir la réflexion sur l’utilisation des données faite par Facebook.
Aimer, adorer, réagir : un travail émotionnel
Un type de travail souvent abordé dans la littérature féministe est le travail émotionnel. Ce concept a d’abord été développé par Arlie Russell Hochschild en 198326. Il réfère d’abord au fait que certains emplois, traditionnellement féminins, demandent l’exhibition calculée d’émotions à travers les expressions faciales, le ton de la voix et l’apparence. Hochschild a d’ailleurs basé ses réflexions sur une recherche faite auprès d’agentes de bord. Elle avait conclu que cet emploi demande une grande capacité de contrôle et de gérance des émotions, ce qu’elle appelle le emotional work ou emotion work. Elle conclut un autre texte sur le sujet en écrivant que, sans doute, le comportement enjoué de l’agente de bord, son travail émotionnel afin d’afficher un visage amical, fait beaucoup plus pour les profits de la compagnie qui l’emploie que pour son propre bien-être intérieur27.
En s’appuyant sur les travaux de Hochschild, Jacquelyn Arcy explique que le travail émotionnel en ligne correspond aux efforts mis par les femmes pour créer du contenu et interagir avec le contenu payé, par exemple sous la forme de mentions « J’aime » ou de partages28. Le travail émotionnel se réalise ainsi dans l’expression d’émotions, comme la colère, la tristesse ou la solidarité, dans des publications Facebook, soit par le texte écrit ou le type de publication, ou alors par la réaction à d’autres publications avec les réactions proposées par Facebook : le « J’aime », ou les boutons « En colère », « Haha », « Triste », « J’adore », « Wouah ». Le concept de travail émotionnel nous permet donc de voir une nouvelle dimension à la présomption que les femmes sont naturellement plus douées pour exprimer et cadrer leurs émotions : sur Facebook, l’énergie émotionnelle investie par les femmes pour créer du contenu ou interagir avec le contenu déjà présent est exploitée pour du profit29.
S’inscrire, publier, jouer : un travail gratuit
Lorsqu’on parle du travail des femmes, ou de travail féminisé, on parle surtout de trois caractéristiques : ces emplois sont associés aux tâches domestiques liées au foyer et aux enfants, ils impliquent d’offrir de l’assistance aux autres, des services et du care, et ils sont dévalués par des salaires bas ou peu de possibilités d’avancement30. Cette description est fortement liée aux théories féministes matérialistes françaises nous venant de Danièle Kergoat, Christine Delphy et Colette Guillaumin, entre autres auteures. Le travail gratuit des femmes n’est pas délimité en nombre d’heures ou d’efforts, comme le rappelle Christine Delphy; il n’est pas vu comme du travail et est aussi invisible que le processus d’appropriation qui le régit31, l’écrivait Colette Guillaumin en 1978, le processus est si ancré dans la quotidienneté et invisible que l’exploitation du travail semble naturelle et normale32.
Évidemment, les féministes matérialistes françaises ne parlaient pas du travail en ligne. Elles écrivaient sur le travail reproductif et domestique des femmes, surtout. Cela dit, les analyses féministes matérialistes du travail nous permettent quand même de décrire le travail en ligne comme un travail gratuit et exploité : il ne semble pas être du travail, il est invisible et le tout semble normal. On ne paie pas pour Facebook, donc on y voit de la publicité, c’est normal. Le travail sur Facebook est aussi sans limite que le travail que décrivait dans un autre contexte Christine Delphy. Non seulement Facebook est utilisé chaque jour par presque 2 milliards de personnes, comme nous le mentionnions au début de cet article, mais son utilisation est encore plus importante si on pense à toutes les autres applications que la compagnie détient (par exemple Instagram et WhatsApp) ainsi que toutes les applications liées à Facebook (Spotify, Tinder, Runkeeper, etc.). Le nombre de données que retient Facebook est inconnu mais immense, comme le rappelle Loiseau. Facebook profite des actions qu’on y pose pour faire du profit; le fruit du travail de ses usagères fait partie du marché, a une valeur, mais, comme l’écrivait Delphy en 1970 sur les femmes, les utilisatrices de Facebook ne sont pas agentes économiques dans ce marché puisque leur labeur n’est pas vu, justement, comme un travail33.
Perspectives futures
Pour conclure, plus de recherches et de réflexions sont nécessaires pour mettre en lumière et rendre visibles les formes de travail qui entrent en compte dans la mise en place et la production du contenu des médias sociaux. Si les femmes sont plus présentes et actives sur les réseaux sociaux et y accomplissent ainsi plus de travail, un numéro récent de la revue Feminist Media Studies soulignait également que le travail en ligne est définitivement lié à d’autres formes de travail concret, domestique, reproductif (biologiquement et socialement), affectif et de care. Ces formes de travail sont réalisées surtout par des femmes et des personnes vivant dans le Sud global34. Des recherches féministes, en amenant ces discussions, peuvent permettre de nouvelles formes de solidarité et de modes d’actions collectives.
En attendant le prochain scandale lié à Facebook, qui ramènera dans l’actualité soit l’exploitation des données des usagères par le site, sa possible utilisation pour faire du cyberharcèlement ou alors la façon avec laquelle l’algorithme met régulièrement de l’avant des fausses nouvelles parfois dangereuses pour le bien public, que fait-on? Déjà, en tant que citoyen·nes, s’informer et informer les gens autour de nous est un bon début, selon Loiseau; « comme les compagnies de tabac, les GAFA [un acronyme pour les grandes compagnies d’internet, rassemblant Google, Apple, Facebook et Amazon] profitent de l’ignorance ». À travers la conscientisation, graduellement, on peut espérer que non seulement les gens fassent une utilisation plus prudente de ces sites, mais surtout exigent que leurs gouvernements régulent ces compagnies qui font des profits sur leurs territoires.
CRÉDIT PHOTO : Mohamed Hassan, Pixabay
1 Laurel Ptak, 2014, Wages for Facebook : wagesforfacebook.com/
2 Dans cet article, vu son sujet, son cadre et les textes sur lesquels nous nous appuyons, nous utiliserons le féminin inclusif lorsque la rédaction épicène n’est pas possible, logique ou idéale. Ce choix, éminemment politique, simplifiera la lecture et nous amène à nous placer en porte-à-faux avec l’immense majorité de textes qui choisissent la posture inverse, c’est-à-dire le masculin inclusif. Pour une justification de ce choix, voir la vidéo du Nouvel Observateur sur le sujet : NouvelObs, 3 novembre 2017, « Sexisme et écriture inclusive : le masculin doit-il forcément l’emporter sur le féminin? », Le Nouvel Observateur, Paris. www.nouvelobs.com/videos/vxkm0v.DGT/sexisme-et-ecriture-inclusive-le-masculin-doit-il-forcement-l-emporter-sur-le-feminin.html, ou alors Camille Simard, Camille Toffoli, Charles Berthelet, Corinne Arseneault, Guillaume Girard, Myriam Jutras, et Sandrine Bourget-Lapointe, 2014, « Le langage n’est pas neutre : Petit guide de féminisation féministe », Féminitudes. feminetudes.org/le-langage-nest-pas-neutre-petit-guide-de-redaction-feministe/
3 E. Alex Jung, 2014, « Wages for Facebook », Dissent Magazine, New York. www.dissentmagazine.org/article/wages-for-facebook
4 Facebook, 2018, « Our Company; Stats », Facebook. newsroom.fb.com/company-info/ ;
Anatoliy Gruzd, Jenna Jacobson, Philip Mai et Elizabeth Dubois, 2018, The State of Social Media in Canada 2017, Ryerson University Social Media Lab, vol.1 Toronto. doi.org/10.5683/SP/AL8Z6R
5 Kévin Deniau, 23 mars 2018, « Cambridge Analytica : tout comprendre sur la plus grande crise de l’histoire de Facebook », Siècle Digital. siecledigital.fr/2018/03/23/cambridge-analytica-tout-comprendre-sur-la-plus-grande-crise-de-lhistoire-de-facebook/
6 Steven Musil, 1 juillet 2018, « Facebook acknowledges it shared user data with dozens of companies », CNET, San Francisco.
www.cnet.com/news/facebook-acknowledges-it-shared-user-data-with-dozens-of-companies/
7 Alexa, 2018, « The Top 500 Sites on the Web », Alexa. www.alexa.com/topsites
8 Voir sur le sujet du cyberespace et la science politique: Hugo Loiseau et Elena Waldispuehl, 2017, Cyberespace et science politique. De la méthode au terrain, du virtuel au réel, Presses de l’Université du Québec, Québec.
9 Steven Musil, 10 juillet 2018, « Facebook Faces UK Fine Over Cambridge Analytica Scandal », CNET, San Francisco.
www.cnet.com/news/facebook-may-face-uk-fine-over-cambridge-analytica-scandal/
10 Kylie Jarrett, 2014, « The Relevance of “Women’s Work” Social Reproduction and Immaterial Labor in Digital Media ». Television & New Media, vol.15, no.1, pp.14-29.
doi.org/10.1177/1527476413487607
11 La procédure n’est pas extrêmement évidente, mais est décrite ici par Facebook: « Accéder à vos informations Facebook et les télécharger », Facebook, consulté le 14 août 2018. www.facebook.com/help/contact/180237885820953
12 KA et ZT, 12 mars 2012, « Meme patrol: “When something online is free, you’re not the customer, you’re the product » », The Future of the Internet and how to Stop it. blogs.harvard.edu/futureoftheinternet/2012/03/21/meme-patrol-when-something-online-is-free-youre-not-the-customer-youre-the-product/
13 Tiziana Terranova, 2000, « Free Labor: Producing Culture for the Digital Economy ». Social Text, no.18 vol.2, pp.33–58.
muse.jhu.edu/article/31873/summary
14 Mark Andrejevic, 2012, « Estranged Free Labor », dans Trevor Scholz (dir.) Digital Labor: The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, pp.149-164.
15 Voir par exemple: Trevor Scholz, 2013, Digital Labor: The Internet as Playground and Factory. Routledge, New York ;
Andrew Ross, 2013, « In Search of the Lost Paycheck », dans Trevor Scholz (dir.) Digital Labor: The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, pp.13-32 ; Christian Fuchs, 2017, Social Media: A Critical Introduction, SAGE,New York.
16 Christian Fuchs, 2017, Social Media: A Critical Introduction, SAGE,New York.
17 Tiziana Terranova, op. cit.
18 Brooke Erin Duffy, 2016, « The Romance of Work: Gender and Aspirational Labour in the Digital Culture Industries ». International Journal of Cultural Studies, no.19, vol.4, pp.441-457. doi.org/10.1177/1367877915572186
19 Alice Marwick, 11 août 2011. « “If you don’t like it, don’t use it. It’s that simple.” ORLY? », Social Media Collective Research Blog. socialmediacollective.org/2011/08/11/if-you-dont-like-it-dont-use-it-its-that-simple-orly/
20 Ibid.
21 Mon utilisation du terme volontairement problématique « travail des femmes », comme celle de Jarrett, désigne un type de travail traditionnellement associé aux femmes ou au féminin, demandant des caractéristiques associés aux femmes. Cette expression ne signifie pas que ce travail est fait exclusivement par des femmes, ni qu’il existerait des travaux de femmes et des travaux d’hommes. C’est justement utilisé pour mettre en lumière la catégorisation binaire des formes de travail : d’un côté, un travail productif reconnu comme tel, associé aux hommes, de l’autre côté, un travail dévalorisé, sous payé, associé aux femmes. Voir Kylie Jarrett, op. cit., pour une plus longue discussion.
22 Anatoliy Gruzd, Jenna Jacobson, Philip Mai et Elizabeth Dubois, op. cit.
23 Laurie Ouellette et Julie Wilson, 2011, « Women’s Work: Affective Labour and Convergence Culture », Cultural Studies, vol.25, no.4-5, pp.548-565. doi.org/10.1080/09502386.2011.600546
24 Laura Portwood-Stacer, 18 mars 2014, « Care Work and the Stakes of Social Media Refusal », New Critical.
www.newcriticals.com/care-work-and-the-stakes-of-social-media-refusal
25 Kylie Jarrett, op. cit.
26 Arlie Russel Hochschild, 2012[1983], The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, University of California Press, Jackson.
27 Arlie Russel Hochschild, 1979. « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal of Sociology, vol.85, no.3, pp.551-575. www.jstor.org/stable/2778583
28 Jacquelyn Arcy, 2016, « Emotion Work: Considering Gender in Digital Labor », Feminist Media Studies, vol.16, no.2, pp.365-368. doi.org/10.1080/14680777.2016.1138609
29 Ibid.
30 Leslie Reagan Shade, 2014, « “Give us Bread, but Give us Roses” : Gender and Labour in the Digital Economy », International Journal of Media & Cultural Politics, vol.10, no.2, pp.129-144. doi.org/10.1386/macp.10.2.129_1
31 Christine Delphy, 1998[1970], « L’ennemi principal » dans L’ennemi principal; Économie politique du patriarcat, Éditions Syllepse, Paris, pp.31-55.
32 Colette Guillaumin, 1978a, « Pratiques du pouvoir et idée de Nature; (1) L’appropriation des femmes », Questions féministes, Paris, vol.2, pp.5-30.
33 Christine Delphy, op. cit.
34 Jenny Ungbha Korn et Tamara Kneese, 2015, « Guest Editors Introduction: Feminist Approaches to Social Media Research : History, Activism, and Values », Feminist Media Studies, vol.15, no.4, pp.707-710. doi.org/10.1080/14680777.2015.1053713