En salle depuis mars dernier, le documentaire L’Empreinte coréalisé par Carole Poliquin et Yvan Dubuc se porte garant d’un ambitieux projet de définir ce qu’est LA culture québécoise, en prenant comme point de départ l’époque coloniale. Cette relecture de l’histoire présente une réflexion identitaire assez essentialiste, tout en romançant notre passé colonial.
Modèle de colonisation « unique »
La quête identitaire portée par l’Empreinte propose en premier lieu de réinterroger la façon dont le peuple québécois se raconte l’époque coloniale avant le régime britannique. Les premières minutes du film mettent en scène Roy Dupuis, figure protagoniste du documentaire, et l’historien-sociologue Denys Delâge, discutant ensemble de l’arrivée de Champlain et des premières alliances forgées avec les peuples amérindiens. Longeant le bord du fleuve Saint-Laurent, les deux hommes soulignent l’idée selon laquelle les colons français se seraient dès le départ intégrés aux « premiers » peuples tout en développant des relations basées sur le respect des traditions amérindiennes. À travers la « proximité quotidienne des premiers 150 ans », la « façon de faire amérindienne » aurait séduit nos ancêtres qui se seraient laissés imprégner de ces valeurs. Attirés par l’égalitarisme et la coopération des sociétés autochtones, les colons français se seraient donc progressivement métissés, ouvrant ainsi un espace d’échange culturel et de partage d’idées plus collectives qu’individuelles. Quelques scènes plus tard, Roy Dupuis s’entretient avec l’anthropologue Serge Bouchard, bien installé dans le confort d’un luxueux chalet en région. Même constat : les Français-es fraîchement débarqué-e-s auraient préféré la liberté et la vie des bois plutôt que de perpétrer le modèle hiérarchique européen, et se seraient littéralement ensauvagé-e-s. Descendante métissée de cette période de contacts, de là prendrait racine la culture québécoise d’aujourd’hui. À plusieurs reprises, le documentaire nous met devant le constat d’une colonisation unique au monde, éloignée d’ardeurs impérialistes tel que ce fut le cas ailleurs en Amérique, et même dans le monde. Et c’est plutôt tentant comme image : sur un gros plan de cours d’eau bleu acier, une voix féminine d’une narratrice hétérodiégétique nous parle de nos « mères amérindiennes qui nous ont bercés ». Cette représentation de la femme autochtone comme être mythique illustre également la femme autochtone comme figure parentale protégeant le bébé métissé, présenté ici comme notre ancêtre. Cette image est hautement problématique à cause du remodelage romantique du colonialisme qu’elle sous-entend. Cela nous amène à revisiter quelques notions historiques fondamentales que l’Empreinte met délibérément de côté. La période du siècle et demi dont parle le documentaire fait référence au Régime français, période pendant laquelle les Européen-e-s développent bel et bien des partenariats socio-économiques avec les autochtones, notamment la lucrative traite de fourrure. En considérant qu’au départ les Européen-e-s sont minoritaires dans la colonie, les autochtones deviennent rapidement une composante essentielle de la vie en Nouvelle-France, tant par leur rôle économique que militaire. Perçu-e-s alors comme des allié-e-s, il n’en reste pas moins que l’objectif initial à travers le projet colonial de la monarchie est d’en arriver à assujettir ces autochtones, soit littéralement les rendre sujets du roi (1). En ce sens, les autorités françaises ainsi que l’Église sont portées par l’idée utopique d’une France régénérée, et cela passe par une société débarrassée des traditions arriérées des « sauvages » pour laisser place à une chrétienté ranimée dans un nouveau pays. Contrairement au discours de l’Empreinte, il ne faut pas attendre la conquête britannique pour voir apparaître les idées ethnocentriques d’une supériorité culturelle européenne. En fait, dès le début du 17e siècle, on assiste aux premières tentatives des jésuites qui souhaitent évangéliser les « sauvages », ainsi qu’à plusieurs programmes d’assimilation misant sur la transformation du sauvage en citoyen-ne de par sa conversion à la religion catholique. L’État royal souhaite ainsi « naturaliser » le sauvage, c’est-à-dire lui reconnaître un statut similaire à celui du colon français de façon à l’incorporer et à le soumettre à la monarchie. Et cela doit se faire en douceur, comme l’explique Louis XIV à l’intendant Duschesneau en 1681 : « que ces Indiens s’y portent par leur propre intérest […] c’est par la douceur que l’on parviendra à les apprivoiser » (2). L’erreur flagrante de l’Empreinte réside exactement dans la non-reconnaissance du projet colonial et assimilateur présent dès l’arrivée des Français-es. En situant la cassure lors du passage au Régime anglais, le documentaire attribue l’apparition des rapports discriminatoires à la prise de pouvoir des Britanniques, de façon à victimiser le peuple franco-canadien qui aurait été forcé de rompre le lien de confiance construit avec ses « frères-sœurs » autochtones. Une telle omission du projet colonial, dans ses tentatives d’évangéliser pour « civiliser » le sauvage, met en place un cadre idéal pour la construction d’une identité autochtone essentialisée.
Construction d’un sujet colonisé
D’un-e interlocuteur-rice à l’autre, le documentaire dresse une liste de valeurs que la société québécoise aurait héritées de la culture autochtone. De sa discussion avec le fiscaliste Luc Godbout, Roy Dupuis souligne que le peuple québécois correspond à l’exemple d’une société égalitaire basée sur la redistribution des richesses. Godbout affirme ainsi que lorsque le gouvernement prélève des taxes et des impôts, c’est pour le remettre dans les services publics. Puis, s’entretenant avec la juriste Louise Otis, on insiste sur la recherche d’harmonie et de consensus caractérisant le peuple québécois, notamment en prenant comme exemple l’existence de juges médiateur-rice-s dans le système juridique québécois. On en conclut que « la pensée en cercle » amérindienne aurait donc influencé l’organisation sociétale québécoise afin de remplacer tranquillement les rapports hiérarchiques pyramidaux hérités de nos racines européennes. Bref, ces valeurs québécoises de communautarisme et de recherche d’harmonie — identifiées de façon plutôt arbitraire — découleraient donc d’un état d’esprit autochtone s’étant imprégné dans la conscience collective québécoise, une façon de faire qui aurait traversé les époques. Imposée et ficelée par la société dominante, cette définition identitaire présente une image statique et a-historique de la culture autochtone, tout en l’homogénéisant. En effet, il n’est nulle part question de la multiplicité des différentes nations et cultures autochtones, tandis qu’on se rabat simplement sur la représentation du cercle amérindien comme symbole de l’unique façon de penser amérindienne. Derrière cette définition essentialiste de la culture autochtone se cachent donc bel et bien des rapports de dominations (3). En effet, ce sont les allochtones qui imputent la différence aux autochtones, ce qui vient confirmer leur position d’altérité dans le système monde. En procédant à cette identification essentialiste de l’autochtone, le documentaire laisse peu de place au principal concerné quant à la possibilité de s’autodéfinir. En niant la capacité d’action (agency) des communautés autochtones dans ce processus identitaire, le documentaire crée l’Autre, une figure imaginée, homogène et déconnectée de la réalité (4) pour les besoins du film. Et même si l’image de l’autochtone est célébrée, l’Empreinte s’approprie ce pouvoir de représentation en créant cet Autre confiné dans un espace restreint, tout en excluant de cette construction identitaire la voix des peuples ainsi représentés. Bref, le documentaire semble négliger la composante autoritaire dans la représentation d’un sujet colonisé, et comme nous le verrons, relativement invisible dans l’ensemble du film.
Surreprésentation et invisibilité
Faisant de constantes références à ces valeurs québécoises transmises par les contacts entre peuples, on ne parle finalement que très peu des autochtones. Outre les quelques informations données par la poétesse innue Joséphine Bacon, les entretiens avec les invité-e-s traitent pour la plupart du temps sur leur expérience du vivre québécois, mêlée du mystérieux ressentiment d’avoir quelque chose d’autochtone bien caché en eux. Pour un documentaire sur la richesse d’un partage à travers la proximité avec les autochtones, le sujet lui-même est carrément invisible. Paradoxalement, le film met de l’avant une abondance de représentations disparates de la société québécoise blanche, mais pas une seule représentant le quotidien de la vie autochtone d’aujourd’hui. En surreprésentant la figure du Québécois blanc, le documentaire l’Empreinte, comme la majorité des productions audiovisuelles occidentales, place l’image de l’homme blanc comme norme, comme standard. De sa prédominance disproportionnée, il atteint le statut de la normalité, c’est-à-dire qu’on l’associe à l’image de l’être humain universel (5). Ainsi, une surprésence de la représentation de l’homme blanc articule et instaure un espace discursif et occidental imbriqué dans une dichotomie blanc/non-blanc. Une telle hégémonie dans les représentations agit sur le discours populaire et transporte une vision du monde minée de stéréotypes raciaux. En instaurant la culture dominante occidentale comme point de référence, elle devient présente dans les processus d’identification à travers lesquelles se négocient les cultures sous-représentées (6). En résumé, le discours et les images portés par l’Empreinte reprennent également cette surreprésentation hégémonique, en raison de l’absence des voix et des images de peuples autochtones. Au final, l’interrogation identitaire soulevée par le film encourage le peuple québécois à conceptualiser son identité de façon très fixe, comme s’il suffisait de cibler les traits majeurs et d’en faire l’énumération. En prétendant que ces valeurs sont originaires des communautés autochtones, on présente au public des stéréotypes récurrents associés aux autochtones, par exemple, l’amour inné pour la nature. Suite au visionnement, cette vision romantique est très séduisante pour les Québécois à qui l’on vient d’expliquer que leur sang s’est mêlé à celui de l’autochtone, ce qui lui a conféré des vertus quasi magiques. En plus, le documentaire situe le peuple québécois comme victime de la colonisation des Britanniques, en omettant simultanément les gestes ethnocides commis par l’autorité française. Réconforté par ce remaniement historique, le public repart paisiblement avec un bagage considérable de stéréotypes vis-à-vis des autochtones et avec un mythe colonial adouci. Sans contredit, l’Empreinte n’invite aucunement le public à s’intéresser au quotidien des peuples autochtones. En effet, on ne mentionne rien par rapport aux revendications territoriales, aux répercussions du Plan Nord, aux cinéastes et musicien-ne-s émergent-e-s, à la vie autochtone en milieu urbain, bref, rien sur les réalités autochtones d’aujourd’hui. En se concentrant sur le feeling d’avoir du sang autochtone, le documentaire renvoie une fois de plus à l’image des « peuples invisibles ».
(1) Havard, Gilles (2009) “Les forcer à devenir cytoyens – État, Sauvages et citoyenneté en Nouvelle-France (XVIIe-XVIIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, p.992. (2) Ibid (3) Juteau, Danielle (1996) « L’ethnicité comme rapport social », Mots, no.49, p.102. (4) Said, Edward W. (1989) « Representing the Colonized : Anthropology’s Interlocutors”, Critical Inquiry, Vol.15, no.2, p.210. (5) Moreton-Robison, Aileen (2004) “Whiteness, epistemology and Indigenous representation” in “Whitening Race: Essays in Social and Cultural Criticism”, Aboriginal Studies Press, p.78. (6) Leavitt, Peter A. (2015) « ‘Frozen in Time’: The Impact of Native American Media Representations on Identity and Self-Understanding”, Journal of Social Issues, vol.71, no.1, p.40.
La guerre civile espagnole de 1936-1939 est possiblement, bien cachée derrière le voile westphalien, le conflit européen le plus méconnu du 20e siècle et probablement le plus important du point de vue des idéologies politiques. En 1936, sous les explosions politiques de l’Espagne, c’est avant tout en tant que journaliste que George Orwell s’est rendu à Barcelone. Or, Orwell était à l’époque un jeune militant rempli d’enthousiasme, et parfois au-delà de l’objectivité journalistique il y a l’histoire qui se déroule devant nos yeux et il y a le corps qu’on habite qui voudrait bien sauter sur scène plutôt que de témoigner passivement, avec détachement. En 1938, l’auteur publie donc un récit nommé Hommage à la Catalogne. Il y dépeint d’ailleurs dès le début une Barcelone presque irréaliste, moitié communiste, moitié anarchiste, aux changements sociaux idéels assurément vertigineux pour l’activiste qu’il était: «Les anarchistes avaient toujours effectivement la haute main sur la Catalogne et la révolution battait encore son plein. […] C’était bien la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. À peu près tous les immeubles de quelque importance avaient été saisis par les ouvriers et sur tous flottaient des drapeaux rouges ou les drapeaux rouge et noir des anarchistes ; pas un mur qui ne portât, griffonnés, le marteau et la faucille et les sigles des partis révolutionnaires ; il ne restait de presque toutes les églises que les murs, et les images saintes avaient été brûlées. Çà et là, on voyait des équipes d’ouvriers en train de démolir systématiquement les églises. Tout magasin, tout café portait une inscription vous informant de sa collectivisation ; jusques aux caisses des cireurs de bottes qui avaient été collectivisées et peintes en rouge et noir! » (1)Cette « Atlantide » des idéaux révolutionnaires, comme on perçoit Barcelone dans les écrits d’Orwell, que les raz-de-marée du franquisme ont complètement anéanti pendant cette grande guerre en Espagne, est manifestement le genre de mythe qui s’ancre profondément dans la culture et l’histoire du peuple de Catalogne. Un grand mythe, bien « encré » dans la mémoire de ce dernier, que les écrits catalans refusèrent obstinément d’oublier. En effet, visiter Barcelone aujourd’hui laisse sentir les relents de cette mémoire et de ce presque-conte dont témoignait Orwell. Près de quarante ans après la mort de Franco et la fin de la dictature militaire en Espagne, les rues de Barcelone respirent de nouveau la révolte prenant la forme, foncièrement différente tout en étant semblable, d’un tout nouveau mouvement social de grande envergure : Le mouvement indépendantiste catalan.
La langue et le souffle de vie
Après la Guerre civile d’Espagne s’ensuit la longue dictature du général Francisco Franco qui, en plus de réimposer la monarchie, décida d’uniformiser le peuple de l’État d’Espagne : un peuple, une culture, une langue. Ainsi, pendant plus de 35 ans, le castillan (communément appelé « l’espagnol ») prédomina sur tout le territoire et on tenta délibérément d’écraser les trois autres langues : le galicien ou « galego », le basque ou « euskara » et le catalan. Ce projet d’épuration de la « race » d’inspiration fasciste devait stabiliser le pays et garantir la prospérité de la gloire de cette force coloniale. Il se dota également de sa solution finale propre, un individu s’étant fait surprendre en train de parler une langue « non chrétienne » se retrouvait aussitôt enligné devant les canons de la justice franquiste avant de disparaître à la fin d’un court procès. Combien de langues auraient survécu à autant d’années cloîtrées dans les chaumières, chuchotées même autour de la table, peut-être entre deux ruelles. Silence. L’armée a de nombreuses oreilles. Atenció, parlem fluixet. Combien de peuples auraient survécu à un bâillon aussi soutenu? La révolte peut-elle être assez patiente pour faire triompher la mémoire? Aujourd’hui, en Espagne, sur tout le territoire, tout le monde sait parler le castillan; c’est devenu la règle générale d’organisation et de vie commune. Or, malgré sa commodité, malgré qu’elle est la deuxième langue la plus parlée au monde comme langue maternelle, le castillan, au lendemain de la guerre et de la dictature, n’a pas eu le choix de laisser davantage de place aux autres langues dans les régions qui ont demandé l’autonomie culturelle. Par exemple, le parler basque, presque rayé de la carte au 20e siècle, est en hausse actuellement grâce à la politique de bilinguisme obligatoire au travail et au combat quotidien qu’a entrepris cette population des montagnes. Il totalise maintenant 900 000 locuteurs, territoires français et espagnol confondus. Les catalanophones, quant à eux, sont plus de 10 millions dans l’étendue de ce que l’on appelle les Pays catalans (La communauté autonome de Catalogne, la communauté de Valence, les îles Baléares et la région des Pyrénées-Orientales en France). La langue est non seulement devenue une fierté grandissante, mais aussi le solvant d’un mouvement de forte affirmation inclusive, entre autres parce que sur les 10 millions de catalanophones, seulement 4 le sont de langue maternelle. La llengua catala est donc aisément devenue le fer de lance de ce nouveau nationalisme catalan, en passant par l’anglais pour rejoindre la communauté internationale. Bref, l’important est d’abord de faire comprendre au monde que le catalan n’est pas un simple dialecte espagnol comme on l’entend souvent, mais une langue indo-européenne à part entière, avec une histoire datant du Moyen-Âge. Puis, une fois que l’on sait qu’il y a quatre langues officielles en Espagne et que la langue catalane est propre à un peuple et à sa culture, l’important c’est que si parles catala, ets catala. Ainsi, la mémoire catalane voyage comme les idées et se propage et le combat, au-delà du peuple catalan, s’empreinte d’une valeur de justice qui touche désormais à l’universel.
Qui sème le débat récolte le combat
Le 11 septembre 1714, lors de l’événement qu’on nomma le Siège de Barcelone, le royaume de Castille conquit la Catalogne qui se fit annexer à l’Espagne. La date restera la fête officielle de la Catalogne, qui y conservera ainsi la nostalgie de la liberté politique. Puis, après l’échec de deux Républiques, la Guerre civile et la dictature franquiste, c’est seulement en 1978 que les différentes régions d’Espagne signent une constitution qui assure une forme de démocratie, la monarchie constitutionnelle, celle d’un État unitaire. Elle fut votée en bloc, et ainsi Franco, décédé depuis déjà trois ans, gagna officiellement l’une de ses plus grandes batailles : l’indivisibilité de l’Espagne était maintenant un fait de droit légitime. On peut comprendre qu’une telle constitution puisse passer en Catalogne grâce, notamment, à la pyramide de Maslow, le besoin de sécurité venant largement avant celui de s’accomplir. Prou la guerre, prou la dictature, si us plau : demandait le peuple à bout de souffle social, prêt à accepter la moindre forme de démocratie plutôt que de se battre encore pour le mieux. Cependant, cette trêve ne laissa finalement que très peu de repos. En effet, le pays ne cessa jamais réellement de se déchirer en débats sociopolitiques dans les décennies qui suivirent. Ne nommons que la saga du mouvement politique ETA, revendiquant par la lutte armée l’indépendance de l’Euskal herria (Pays basque) et qui ferait probablement rougir le FLQ autant sur l’intensité que sur la durée de leur mouvement, le mouvement des Indignés ou plus récemment les manifestations aux drapeaux républicains demandant la fin de la monarchie. La marche vers l’autodétermination de la Catalogne fait donc partie d’une multitude de mouvements qui fait de l’Espagne un État toujours aussi instable, bien dissimulé sous son unité constitutive, pour des raisons beaucoup plus fondamentales que la crise économique. Cette dernière, prétexte fourre-tout du 21e siècle pour justifier la moindre crise sociale, est de toute évidence fortement instrumentalisée en Espagne comme ailleurs pour aisément écarter d’une seule main le discours des différents mouvements sociaux. L’une des grandes revendications du mouvement des Indignés, autant que l’un des grands moteurs des mouvements indépendantistes mondiaux (disons précisément au Québec, en Écosse et en Catalogne) , est depuis plusieurs décennies maintenant la démocratie. En effet, si le système électoral espagnol est en théorie proportionnel, il s’avère à fonctionner davantage comme un système majoritaire (voir le système canadien) et à favoriser largement la perpétration du bipartisme socialiste vs. conservateur, comme le soulignait en 2011 le professeur de sciences politiques barcelonais Roberto Liñera au groupe de communication basque EITB. En Catalogne, autrement, si la jeune histoire de leur démocratie a longtemps favorisé la suprématie d’un seul parti, les dernières années ont permis d’observer la politique d’un regard différent, grâce à la composition de deux gouvernements de coalition sur trois mandats. Perçus comme la peste dans la politique canadienne et québécoise, les gouvernements de coalition entre différents partis sont devenus de plus en plus probables dans leur système électoral proportionnel et presqu’une deuxième nature en Catalogne. Aux élections catalanes, on compte entre 6 et 8 partis différents ; tout l’axe politique s’y retrouve, entre indépendantistes et unionistes, progressistes et conservateurs : – CiU : nationaliste de centre-droite – PSC : centre-gauche unioniste – ERC : indépendantiste social-démocratique – PP : conservateur unioniste – ICV : écologiste républicain – C’s : centre unioniste – CUP : indépendantiste de gauche radicale – SI : indépendantiste sans affiliation gauche-droite En 2006, alors que CiU emporte les élections avec une faible minorité, une coalition entre PSC, ERC et ICV prendra finalement le pouvoir afin de réaliser un projet précis : une réforme du statut de communauté autonome de la Catalogne. À retenir du système proportionnel plurinominal de la manière dont il fonctionne dans cette région : l’orgueil de parti désenfle dès qu’un projet de grande envergure se présente ; le débat laisse place à l’action. Ainsi, plusieurs mois de travail avec Madrid donne à Barcelone un nouveau statut d’autonomie, rapidement réduit en miettes par un tribunal constitutionnel en 2010 et par l’arrivée au pouvoir des conservateurs (PP) de Mariano Rajoy à Madrid en 2011. Ainsi, l’élection de 2012 en Catalogne laisse place à une nouvelle coalition, cette fois avec un nouveau projet, plus radical et hautement soutenu par la société civile catalane : une consultation sur l’indépendance. La coalition se dessine rapidement entre les différents partis indépendantistes qui s’entendent sur le projet, vertigineux certes, vu l’état actuel de la constitution espagnole. Ainsi, le mouvement vers l’indépendance, qui sera d’ailleurs une route épineuse, est en marche. La mémoire se reconstitue lentement et les débats s’enflamment sur les places publiques.
« Sempre endavant, mai morirem » ou l’endurance du marathonien
À l’époque actuelle du Système-monde occidental, gagner le privilège de passer du statut de « petite nation » à celle de nation parmi les autres n’est certainement pas l’œuvre d’une seule génération, mais de plusieurs (comme le démontre les luttes en Écosse, au Québec ou en Palestine). Le marathon de la résistance catalane à son assujettissement à l’Espagne maintient une vitesse relativement constante depuis le siège de Barcelone de 1714 et prit différentes formes au fil du temps. L’ERC par exemple, parti politique en montée actuellement dans l’échiquier, était un mouvement important de la coalition antifasciste de la Guerre civile d’Espagne. Qu’elle ait accès à la démocratie ou non, la société catalane a toujours su compter sur elle-même et animer de puissants mouvements sociaux pour arriver à résister à l’assimilation culturelle et linguistique. Le plus gros mouvement de la société civile actuelle en Catalogne est l’Assemblea nacional catalana (ANC). Depuis 2011, l’ANC a su réunir des milliers de bénévoles pour faire de l’éducation populaire, organiser des événements de grande envergure et mobiliser près de 2 millions de personnes chaque 11 septembre pour revendiquer l’indépendance sinon le droit à une consultation populaire légitime pour que le peuple catalan puisse décider. Or, après avoir convaincu l’élite politique de s’engager à réaliser le projet, le mouvement social se frappe malheureusement à l’inflexibilité de la constitution de l’Espagne comme État unitaire, qui n’accorderait en fait légalement la tenue d’un référendum que sur l’entièreté du territoire espagnol et non dans une région précise, même si la question ne concerne que cette dernière. Au cours des trois dernières années, la machine d’État de l’Espagne et les médias qui en véhiculent les idées ont tâché de réduire le discours hétéroclite du mouvement social à un simple enjeu économique relié à la crise en cours. Si l’ANC, qui a tenté de porter la parole du mouvement dans son ensemble, a réussi à rejoindre de nombreux groupes à travers le monde pour constituer les fragments d’une solidarité mondiale, beaucoup d’autres voix, comme celles de l’Esquerra Independantista qui regroupe la gauche indépendantiste des étudiants, jeunes, travailleurs/ses et la CUP, rassemblés à Barcelone dans leur repère de Gràcia et revendiquant l’estelada (l’étoilée, drapeau indépendantiste catalan) rouge (héritée du communisme et socialisme) bien en vue.
« L’union européenne privilégie l’austérité et l’économie globale, elle ne permet pas le socialisme. La Catalogne ne devrait jamais y adhérer. » ; « Avant, nous n’étions que quelques centaines à revendiquer l’indépendance des pays catalans. Maintenant, d’un coup, nous sommes des centaines de milliers. Le militantisme devient difficile à intégrer pour tout le monde. » ; « L’Espagne est le seul État d’Europe à avoir refusé de légiférer contre le fascisme. » (2) À Barcelone comme dans maintes régions de Catalogne, la société civile est soudainement prise d’une activité fulgurante qui ne cesse de grandir depuis 4 ans. Les idées circulent vite et les débats sont vivifiants entre anarchisme, socialisme et indépendantisme. Beaucoup de cette vie politique convergeait vers un point précis : le 9 novembre 2014, date promise par le gouvernement catalan pour la tenue du référendum. Vu un peu comme l’événement percutant de décennies et même de siècles de résistance, le 9 novembre 2014 (9N14) se présenta comme une grande opportunité pour la liberté, la démocratie et la culture catalane de s’exprimer au grand jour. Or, la constitution espagnole prit la forme de la loi pour imposer le bâillon et délégitimiser toute consultation encadrée par l’État. Pas de référendum, pas de consultation populaire officielle ; la seule consultation qui fut possible en Catalogne fut encadrée par l’ANC et des milliers de bénévoles qui recueillirent finalement plus de 2,3 millions de votes sur 7,5 millions d’habitants. Dans un automne endiablé par le référendum écossais et les confrontations de plus en plus fréquentes entre Madrid et Barcelone, le mouvement indépendantiste catalan est quand même allé chercher un résultat élevé de 80% pour un état indépendant à cette consultation à deux questions : « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État? Si oui, voulez-vous que cet État devienne indépendant? »
Consultation sur l’Indépendance de la Catalogne :
9N2014, Source : site officiel de la Generalitat de Catalunya
La participation fut sensiblement faible pour un exercice démocratique qui se voulait légitime, mais vu les circonstances légales, les résultats permettent tout de même d’assurer la suite de la mobilisation, d’après les objectifs de l’ANC. Mais quelle suite? Quel serait exactement le prochain pas à faire pour que le mouvement survive à l’épreuve de la légitimité et de l’épuisement? Pour l’ANC, le plan est déjà sur la table des stratèges depuis le 9 novembre : Il fallait unir les partis indépendantistes et annoncer le plus vite possible une élection portant essentiellement sur l’indépendance de la Catalogne. Malgré les divisions encourues entre les partis de la coalition indépendantiste suite au 9N14, le souhait de l’ANC deviendra officiellement réalité, le 27 septembre 2015, comme l’a annoncé le président Artur Mas le 14 janvier dernier. Rien n’est encore terminé en Catalogne, car même avec cette élection à venir, la lutte pour la reconnaissance avec Madrid risque d’être éprouvante. Les indépendantistes devront encore persister et résister, mais encore aujourd’hui, à l’approche de la fin du marathon, c’est leur mémoire qui triomphe. Un petit triomphe, puisque malgré la force impériale de l’unité espagnole et européenne qui écrase le petit peuple, l’on souffle encore la devise de la Catalogne (« Sempre endavant, mai morirem » ; « Toujours en avant, jamais nous ne mourrons. ») et l’on chante encore Els Segadors, chant national, dans les rues de Barcelone, Tarragona, Girona et Lleida :
Bibliographie (1) George Orwell, Hommage à la Catalogne, Éditions 10/18, version 1999, page 8. (2) Condensé d’opinions rassemblés à partir de témoignage avec des militants de la CUP et d’ARRAN, groupe des jeunes de l’Esquerra Independantista. (3) Site du Parlement de la Catalogne, http://www.parlament.cat/. (4) Site associé à la participation à la consultation du 9 novembre 2014, Généralité de la Catalogne, http://www.participa2014.cat/.
L’objet de ce texte découle d’une question apparemment fort simple mais qui s’avère beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue : en tant qu’indépendantiste écosocialiste, pour qui devrais-je voter aux prochaines élections fédérales ? Sur le plan personnel et idéologique, ma sensibilité politique est relativement bien représentée à l’échelle provinciale par Québec solidaire, un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste, altermondialiste et indépendantiste. À l’échelle fédérale par contre, l’unité philosophico-pratique de la question sociale et nationale se retrouve scindée en deux formations foncièrement différentes : le Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD) et le Bloc québécois. Pour plusieurs raisons que j’expliquerai sous peu, aucun de ces deux partis ne peuvent défendre adéquatement un projet de société et un projet de pays réellement transformateur. L’un et l’autre ne peuvent représenter l’expression politico-institutionnelle de la lutte pour l’émancipation sociale et le combat pour la libération nationale. Devant cette contradiction, je vais essayer de montrer que l’abstentionnisme et le mythe de la convergence des mouvements sociaux représentent une impasse, et que la seule solution à long terme réside dans la création d’une nouvelle alternative politique inspirée des plus récentes expérimentations des luttes populaires en Europe.
Tout d’abord, le NPD, parti fédéraliste et « social-démocrate », a effectué un important recentrage depuis la mort de Jack Layton et le leadership de Thomas Mulcair, qui a d’ailleurs appelé à voter pour la droite (Parti libéral du Québec) lors des dernières élections provinciales. Si l’objectif est de renverser le gouvernement conservateur en 2015 par le vote stratégique, les libéraux (PLC) et les néo-démocrates seraient, grosso modo, des options largement équivalentes. De plus, les libéraux ont par le passé réussi à polariser davantage le débat entre fédéralistes et souverainistes, de sorte qu’il serait utile de manière machiavélique, de voter pour Justin Trudeau. Ce dernier incarnerait d’ailleurs la boutade de Marx, à savoir que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».
Évidemment, loin de moi l’intention cynique d’appuyer ironiquement un chef opposé à mes valeurs éthiques et politiques. Dans ce cas, le NPD serait-il un moindre mal ? À regarder de près le projet de création d’une filière provinciale de cette formation politique, le NPD-Québec, qui viendrait concurrencer directement Québec solidaire, il serait absurde d’appuyer un parti mollement progressiste qui ne remet pas en cause le néolibéralisme et les institutions parlementaires déficientes, et qui viendrait menacer directement l’unification des forces progressistes québécoises. Outre ces intérêts corporatistes, il semble peu probable, de toute façon, qu’un gouvernement néo-démocrate majoritaire puisse améliorer substantiellement les choses à l’échelle canadienne. Les deux contradictions fondamentales, à savoir le capitalisme et la domination fédérale sur le peuple québécois et les Premières Nations, ne seraient pas remises en question. Le NPD suivrait alors la trajectoire historique de l’ensemble des partis de centre-gauche, qui appliquent des mesures d’austérité et des politiques néolibérales parce qu’ils sont incapables de remettre en question les règles du jeu de la finance mondiale, la cage de fer du modèle de développement dominant qui essaie de concilier de manière schizophrénique croissance économique et préservation de l’environnement.
Le volontarisme du Bloc
En rejetant le capitalisme vert et à visage humain prôné par le NPD, ainsi que son « fédéralisme coopératif » qui admet sur le bout des lèvres le droit à l’autodétermination des peuples tout en prônant une forte unité canadienne, il reste alors le Bloc québécois. Ce parti représente-il une alternative crédible à l’échelle fédérale ? D’une part, ce parti organiquement relié au Parti québécois, et prônant la défense des intérêts nationaux dans les institutions parlementaires canadiennes, fut créé dans le but de « préparer le terrain de l’indépendance » et d’offrir une tribune pour diffuser l’idéologie nationaliste et souverainiste. L’élection récente de Mario Beaulieu à la tête du parti est représentative à cet égard : bien que certains y voient un risque électoral à cause de la ligne dure de son discours et de sa volonté d’investir pleinement la lutte idéologique en faveur de l’indépendance, cela n’est pas un problème en soi, bien au contraire. La question réside dans la manière dont le projet d’émancipation nationale doit être porté pour recevoir un large écho populaire dans les circonstances historiques du XXIe siècle.
Or, c’est précisément là que le bât blesse : Mario Beaulieu ne renouvelle pas le discours indépendantiste, mais fait preuve d’un volontarisme qui ne remet pas en question les contradictions du mouvement souverainiste traditionnel. La forme de nationalisme prônée par le nouveau chef, qui fut d’ailleurs appuyé par une dynamique équipe militante (composée de plusieurs jeunes issus d’Option nationale et d’organisations de la société civile), représente au mieux un retour aux sources de l’idéal de René Lévesque, au pire une caricature d’une idéologie qui peine à se réinventer. Malgré l’importante crise du mouvement souverainiste qui laisse théoriquement aux jeunes la possibilité de changer les choses et de transformer ces deux partis de l’intérieur, la question fondamentale demeure la suivante : s’agit-il de vieux vin dans de nouvelles bouteilles, ou de nouveau vin dans de vieilles bouteilles ? Malgré la bonne volonté de la nouvelle génération souverainiste, le « sang neuf » ne semble pas accompagné d’une transformation radicale de l’esprit, car la stratégie classique reste fondamentalement inchangée.
De plus, l’insistance sur la question identitaire et linguistique, manifestée par certaines déclarations controversées de Beaulieu, et la centralité de la lutte contre la « québécophobie » n’augurent pas un réel élargissement de la cause souverainiste aux minorités culturelles et à de nouveaux groupes de la population. Je ne veux pas ici nier l’importance de redéfinir l’identité québécoise et de préserver la langue française, qui demeurent somme toute précaires à l’heure de la mondialisation. Mais l’enjeu linguistique est intrinsèquement polarisant, et ne représente pas une bonne perspective stratégique pour fonder le projet d’indépendance et rallier une large unité populaire qui dépasserait la simple majorité francophone. La lutte linguistique, prise isolément, représente une position défensive et réactive, et non un large projet d’émancipation qui permettrait de fonder la Nation québécoise sur une nouvelle base sociale et politique. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord la conservation ou la restauration de la culture québécoise menacée par les forces dissolvantes de l’anglicisation, du multiculturalisme, des droits individuels, etc., mais sa reconstruction par l’émergence de nouvelles valeurs collectives de solidarité qui traversent les clivages traditionnels, en vue de fonder une nouvelle République en Amérique du Nord.
D’un point de vue pragmatique, le Bloc québécois pourrait éventuellement reprendre vie par quelques sièges supplémentaires au Parlement canadien et redonner un peu d’espoir au mouvement souverainiste qui peine à se rebâtir. L’objectif à court terme n’est donc pas de faire peser réellement les intérêts du Québec à l’échelle fédérale, mais de ralentir le processus de décomposition d’un mouvement en profonde désorientation. L’important est de ne pas lâcher, de continuer à croire à l’idéologie souverainiste, coûte que coûte. Celle-ci considère la question nationale comme une priorité politique absolue, les questions sociales, économiques, écologiques ; et les questions autochtones étant subordonnées, voire sacrifiées, à l’éventuel salut par l’indépendance. Le problème est qu’on hiérarchise encore les luttes populaires en croyant que les intérêts nationaux ne sont pas traversés par d’importantes contradictions : les intérêts de Québecor et des employé.es en lock-out ne sont pas les mêmes, ceux de Pétrolia et des municipalités en lutte pour préserver leur eau potable non plus. Au fond, le Bloc québécois ne se soucie guère des intérêts pour les classes populaires du reste du Canada, pourvu que les « intérêts québécois », supposément uniformes, soient pris en compte. Cette forme de corporatisme national alimente paradoxalement la « québécophobie » qui est dénoncée par ailleurs, alors qu’il faudrait prôner une solidarité entre peuples québécois, canadien et autochtones contre l’État pétrolier et impérialiste canadien.
Une alternative populaire ?
Compte tenu qu’il est peu probable que le Bloc québécois fasse un virage à gauche en mettant sur un pied d’égalité la question sociale et nationale, ou que le NPD fasse preuve d’ouverture à l’égard du projet indépendantiste et retourne aux valeurs du socialisme démocratique, le changement politique à l’échelle canadienne semble être bloqué. Je me retrouve donc, comme une majorité de progressistes indépendantistes et de personnes qui en ont marre du système démocratique actuel, qui ne croient plus aux promesses des grands partis vieillis et bureaucratisés, dans une position d’orphelin politique. Devrais-je faire un compromis, c’est-à-dire choisir entre des valeurs qui me tiennent à cœur et qui sont incarnées séparément (et de manière insatisfaisante !) dans deux formations politiques distinctes, la souveraineté (Bloc) ou la justice sociale (NPD) ? Devrais-je renoncer à me compromettre et plutôt voter blanc, pour le Parti communiste du Canada, ou le Parti Rhinocéros ? L’abstention ou le vote de contestation sont-ils une solution ?
Devrait-on plutôt miser sur les mouvements sociaux, se retrancher sur la société civile en voie de reconstruction, et espérer une convergence des luttes qui a été amorcée lors du Forum social des peuples (lequel eut lieu pour la première fois à Ottawa du 21 au 24 août 2014) ? Le mouvement Idle no more, les luttes écologistes et citoyennes contre les projets d’oléoducs, les syndicats en guerre contre Harper à l’échelle canadienne, tous ces acteurs dispersés et divisés par la langue, des référents culturels distincts et la force des classes dominantes, pourront-il se sortir de leur isolement respectif, et entamer un réel dialogue qui pourrait déboucher sur de nouvelles alliances ? Si cela est possible, et doit être minimalement essayé afin de donner une chance aux classes subalternes et aux peuples opprimés de se reprendre en main, resterons-nous enfermés dans un espace de discussion sans débouché politique concret ? Comment dépasser ce qui se passe trop souvent avec le mouvement altermondialiste et les forums sociaux, où les échanges fructueux peinent à se traduire dans une pratique effective en dehors de ces moments de « tourisme militant »? Doit-on bouder les urnes fédérales, ou plutôt bien essayer de s’appuyer sur les luttes sociales pour proposer un projet politique global qui pourrait être construit et élaboré différemment à de multiples échelles locales et nationales ?
Pourrait-on créer une alternative politique à l’image de Québec solidaire, c’est-à-dire un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste et altermondialiste à l’échelle pan-canadienne, qui reconnaîtrait pleinement les projets d’auto-détermination des peuples québécois et autochtones ? La forme du parti politique traditionnel serait-elle adaptée à une telle ambition ? Serait-il utopique de se lancer dans un projet de la sorte, compte tenu des forces fragiles de la gauche québécoise et canadienne, qui peinent déjà à obtenir un appui suffisant dans leurs milieux respectifs ? Ce projet ambitieux, voire téméraire, qui aurait du être écarté d’emblée par souci de réalisme politique, doit être néanmoins envisagé sérieusement comme une solution possible. Et si la réponse était : « Oui nous le pouvons ! » ?
L’exemple de Podemos
Je rendrai ici l’exemple de la formation politique espagnole Podemos, une alternative aux partis de gauche traditionnels qui a remporté 8% des voix lors des dernières élections européennes de mai 2014, et ce, seulement après quatre mois d’existence. À quoi ce nouveau venu doit-il son succès ? Tout d’abord, Podemos émane du mouvement des Indignés, de l’initiative de groupes anticapitalistes et d’un réseau militant proche de la télévision web indépendante La Tuerka, fondée par un jeune professeur charismatique en sciences politiques, Pablo Iglesias.
« Son fonctionnement favorise la participation politique du peuple, organisant des élections primaires ouvertes, l’élaboration d’un programme politique participatif, la constitution de plus de 400 cercles et assemblées populaires dans le monde entier. Podemos obtient ses ressources exclusivement de contributions populaires, refusant tout prêt bancaire, et toute sa comptabilité est publique et accessible en ligne (podemos.info). Tous ses représentants seront révocables, et soumis à la stricte limitation de leurs mandats, leurs privilèges et leurs salaires. » (1)
La particularité de ce parti « nouveau genre » ne réside pas dans son projet de société, mais dans son modèle d’organisation souple et horizontal. Il représente une innovation politique qui dépasse la séparation traditionnelle entre le parti et les mouvements sociaux, en traduisant les pratiques de démocratie participative et délibérative des grandes contestations populaires amorcées en 2011 sur le plan institutionnel. Selon Pablo Iglesias, ce qui différencie Podemos de ses concurrents comme Izquierda Unida :
« ce n’est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l’instrument monétaire… Ce qui nous différencie, c’est le protagoniste populaire et citoyen. Nous ne sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens « normaux » fassent de la politique. Et ce n’est pas une affirmation gratuite : il suffit de regarder le profil de nos eurodéputés pour s’en rendre compte (parmi les cinq élus, on trouve une professeur de secondaire, un scientifique, etc.) ». (2)
Quelles leçons doit-on tirer pour l’articulation de la gauche pan-canadienne et le projet d’indépendance ? D’une part, il faut sortir du carcan des vieux partis politiques, qui sont non seulement démodés sur les plans du discours et de l’idéologie, mais qui représentent des véhicules archaïques et déconnectés des nouvelles pratiques d’organisation citoyenne et populaire. Il ne faut pas d’abord axer notre attention sur l’élaboration du programme, mais sur la structure démocratique, souple et horizontale, qui pourra faire naître une volonté collective dans de multiples localités du Canada, du Québec et dans les communautés des Premières Nations. Il faudra évidemment dépasser le fossé culturel entre des traditions et des sociétés fort différentes, et nouer de nouvelles relations à partir des rencontres qui ont émergé lors du Forum social des peuples.
Or, ce fossé n’est pas infranchissable, et il ne serait pas impossible de développer rapidement un programme commun opposé à l’État pétrolier et militaire canadien, soucieux de reconnaître pleinement le droit à l’auto-détermination des peuples. Encore une fois, l’exemple de Podemos est éclairant car il encourage, contrairement au reste de la gauche espagnole qui demeure largement fédéraliste, la lutte pour l’indépendance nationale du peuple catalan. Il est donc possible d’articuler les questions sociale, écologique et nationale, à condition de dépasser la vieille dichotomie entre la social-démocratie centralisatrice et le nationalisme classique du mouvement souverainiste. Il ne faut pas seulement une coalition abstraite entre des peuples qui cohabitent dans un État unifié qui les domine, mais un souci réel pour l’auto-détermination des communautés, pour la décentralisation du pouvoir et pour les liens de solidarité entre les Nations qui peuvent se gouverner elles-mêmes. Telle est l’essence du rapport concret entre indépendantisme et internationalisme à l’échelle canadienne.