L’humour queer s’impose depuis peu sur la scène québécoise, porté par des humoristes qui redéfinissent les codes du rire. Une nouvelle offre qui ravit le public LGBTQ+, jusque-là peu représenté dans l’industrie, mais qui attire également un grand public à la recherche de nouveauté.
Lorsqu’iels ont créé le Womansplaining show en 2021, les humoristes Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy ne s’attendaient pas à un tel succès. Depuis, iels ont fait le tour du Québec, avec une trentaine de représentations à leur actif. Le Womansplaining show, c’est un spectacle humour féministe et queer, dont la programmation est composée d’humoristes femmes ou issu·es de la diversité sexuelle et de genre. Le projet est né de la volonté de créer un espace dédié à l’humour des femmes et des personnes queer, qui ne se retrouvent pas toujours dans une industrie aux figures et aux récits encore homogènes.
« Quand j’ai commencé l’humour, c’était vraiment une fille par line-up » se souvient Noémie Leduc-Roy, qui se sentait inconfortable dans le milieu. « Tu te sens seul·e, tu sens la pression à cause du fait que tu sois la seule fille ou la seule personne queer ». C’est le manque d’inclusion des soirées d’humour qui l’a poussé à co-créer le Womansplaining show, afin de faire valoir les artistes sous-représenté·es dans l’industrie.
« Il y a encore full de chemin à faire au niveau de la représentativité », d’après l’enseignant à l’École nationale de l’humour François Tousignant. Celui qui dirige également le Festival Minifest estime néanmoins que de nombreux progrès ont été réalisés sur le plan de l’inclusion, grâce à des humoristes qui sont venus « challenger » l’humour dominant.
Parmi ces challenges, on retrouve l’humour queer, en grande progression au Québec. Selon François Tousignant, c’est au début des années 2010 que « le terrain s’est fait », et que la relève queer « est venue prendre sa part de marché ». Mais c’est autour de 2014 que le tournant arrive vraiment, avec « tout d’un coup, de la représentation queer dans pas mal toutes les soirées d’humour ». Aujourd’hui, on compte des humoristes notables tels que Katherine Levac, Mona de Grenoble, ou encore Coco Belliveau. Et des évènements comme Queer and Friends de ComédiHa! ou le Show Queer du Zoofest. Des spectacles au premier rang desquels se trouve un public LGBTQ+, qui a rapidement adhéré à cette nouvelle offre.
Les personnes queer et l’humour
Pourtant, le public queer « s’intéressait beaucoup moins à l’humour que les hétéros », selon l’humoriste Charlie Morin. L’industrie de l’humour, historiquement masculine et hétérosexuelle, n’a pas toujours rallié les personnes qui sortaient du cadre dominant. « C’est sûr que dans les années 90, le modèle c’était un homme sur scène qui parle de sa blonde, puis qui rit d’elle parce qu’elle est un peu ‘‘nounoune’’. » La réticence du public queer est ainsi davantage imputable à l’offre proposé qu’à un réel désintérêt pour l’humour. « Tout le monde aime rire, c’est juste qu’il n’y a rien qui t’intéresse », soutient Noémie Leduc-Roy.
Les humoristes queer se sont ainsi attaqué·es à un public peu friand d’humour, qui s’est finalement révélé très en demande. Lorsqu’il joue dans des soirées d’humour queer en région, « là où il n’y en a jamais », Charlie Morin fait face à un public euphorique. « Le plafond se lève, les gens ne savent plus sur quel mur se pitcher. » La découverte d’un humour qui leur ressemble est révélateur : « c’est tellement puissant de rire à des blagues dans lesquelles tu te reconnais », admet Noémie Leduc-Roy.
Se reconnaître dans des blagues, c’est aussi voir son vécu queer légitimisé. Dans le Womansplaining show, les humoristes font parfois des blagues sur la LGBTphobie, les agressions, ou le racisme qu’iels ont subi. Un moyen de se réapproprier certaines oppressions, et de soulager le public qui peut en vivre aussi, toujours sur un ton humoristique.
L’humour queer reste de l’humour
L’humour queer peut aussi s’adresser à un public plus large que la communauté LGBTQ+, bien que certain·es soient freiné·es par le caractère explicitement queer du show. « On ne révolutionne pas le cadre, ça reste un show d’humour », rappelle Anne-Sarah Charbonneau. Les humoristes qui participent au Womansplaining show sont aussi « du monde qui jouent au Bordel Comedy Club, et avec les mêmes numéros. » Pour Charlie Morin, l’humour queer est totalement compatible avec le grand public, « les hétéros sont juste intéressé·es à voir de l’humour drôle ».
Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy, les humoristes à l’initiative du Womansplaining show – crédit photo Ariane Famelart
Les salles des shows d’humour queer sont par ailleurs assez diversifiées. Du côté du Womansplaining show, « il y a beaucoup de filles qui viennent avec leur chum ». De celui de Charlie Morin, il y a même « plus de personnes hétéros que queer. » L’humoriste cherche à inclure « plein de gens », car il juge intéressant de les surprendre et de les amener dans le référentiel queer.
Le grand public s’avère finalement réceptif à l’humour queer, selon les retours des humoristes rencontré·es. « Il y a régulièrement des hommes qui viennent nous voir après le show pour nous dire qu’ils adorent ce qu’on fait, que c’est rafraîchissant », témoignent les créatrices du Womansplaining. Charlie Morin estime lui être le « ‘‘fif’’ préféré des hétéros », qui sont souvent surpris de trouver son humour aussi drôle.
Changer les mentalités
En plus de faire rire le grand public, les humoristes queer le font réfléchir. Les numéros mettent en lumière des réalités LGBTQ+ parfois ignorées, comme le fait Charlie Morin avec l’homoparentalité, ou Anne-Sarah Charbonneau avec la non-binarité. « Mon père vient voir le Womansplaining show et ne comprend pas tout », relate son binôme de scène, « mais ça enclenche de belles discussions. »
« L’humour est vraiment un soft power intéressant pour amener les gens à s’ouvrir un peu plus ». Pour Charlie Morin, faire rire des personnes qui ne pensaient pas rire avec un homme gay est un facteur de changement. L’humour queer serait-il politique ? « Implicitement », oui. Bien que l’objectif soit avant tout d’être drôle, les humoristes LGBTQ+ peuvent aspirer à changer les mentalités par leurs propos, ou même par leur simple présence. Comme le fait remarquer Anne-Sarah Charbonneau, « il manque tellement de représentation que juste d’exister sur scène, c’est déjà très gros. »
Photo à la une : L’humoriste Charlie Morin sur scène – crédit photo Philippe Le Bourdais
Photo 2 : Anne-Sarah Charbonneau et Noémie Leduc-Roy, les humoristes à l’initiative du Womansplaining show – crédit photo Ariane Famelart
« Le risque, c’est de se faire embarquer dans la roue », me lance un jour une serveuse en parlant des métiers de la restauration. J’ai trouvé la formule poétique, mais mystérieuse. Que peut bien être cette « roue »? Et puis, il y a cette curieuse formulation, « se faire embarquer », comme si ça ne dépendait pas de sa volonté propre.
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En réécoutant mes entretiens, j’ai débusqué d’autres traces de cette forme circulaire. Antoine, serveur dans un restaurant du centre-ville, m’explique qu’il compte bientôt quitter la restauration : « même si ça l’a été une expérience super agréable, à un moment donné, tu as fait le tour. Tsé, en restauration, c’est ça : c’est très cyclique, c’est très répétitif ».
Le « tour », le « cycle ». Encore des cercles.
Dans ce même entretien, nous discutons plus tard des différents moments d’une journée au travail : « À chaque fois que tu finis ton shift, tu sais que tout est clean parce que tu es passé par là 20 fois. Tu sais que tout est propre, que tout est prêt pour le lendemain ». Antoine voit juste: le point d’arrivée d’un shift n’est qu’un nouveau point de départ. Avoir fini de travailler aujourd’hui signifie que tout est prêt pour travailler demain. Le travail en restauration est une anti-finalité, ou plutôt, une finalité sans fin : l’exact opposé des études ou des carrières plus conventionnelles, où l’on franchit les étapes et les échelons, où le temps est en quelque sorte linéaire. Cette impression de tourner en rond est amplifiée par le fait que les possibilités de monter dans la hiérarchie du restaurant sont très minces.
Ce temps cyclique déborde des frontières du restaurant; il s’étend jusque dans la vie personnelle des employé·e·s de la restauration. Édouard, un ancien barman que j’ai également interviewé, m’a raconté comment il gérait son argent lorsqu’il travaillait encore dans les bars : « ce que je faisais, c’est que je prenais ma paye aux deux semaines, je la mettais tout de suite sur le loyer, Hydro pis ces affaires-là, pis j’avais plus une calice de cenne. Mes pourboires, bah tsé, si j’avais 100 piasses, bah j’avais 100 dollars jusqu’à mon prochain jour de travail ». La nature cyclique du travail correspond à un système de dépense cyclique où l’accumulation pour un projet dans le futur est en dehors du concevable. Aujourd’hui, Édouard fait du service à la clientèle par téléphone : « même si je fais moins d’argent, j’ai jamais eu autant de cash parce que je le flobe pas. Tsé, du temps où je travaillais à pourboire, je vivais vraiment au jour le jour ».
Bien plus qu’un lieu concret, le restaurant est un territoire abstrait, un pays subjectif, dans un autre fuseau horaire. Dans ce fuseau, le temps n’est pas une ligne entre deux points, mais plutôt un cercle refermé sur lui-même. Il est difficile de se projeter à l’extérieur de ce cercle fermé : c’est probablement pourquoi Édouard vivait « au jour le jour », sans économies.
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Les personnes avec qui j’ai eu la chance de m’entretenir adorent leur milieu de travail; c’est là qu’elles ont forgé leur caractère, qu’elles se sont fait des amis, que reposent leurs souvenirs. Tous et toutes se sentent appartenir à une communauté, soudée.
C’était l’emploi idéal à 20 ans, avec des revenus supérieurs à tout autre boulot dits « sans qualifications ». Mais avec ce temps qui tourne sur lui-même, les grains du sablier filent. Plusieurs des employé·e·s que j’ai rencontré·e·s ont retardé, voire abandonné, leurs études. Le « sideline », « l’emploi alimentaire », est devenu le métier; ils et elles se sont faits embarquer dans la roue. La trentaine se profile désormais à l’horizon et le sentiment d’avoir fait du surplace les ronge. Un constat cruel s’impose alors : la seule façon de cesser de toujours revenir au même point, d’arriver enfin quelque part, c’est de rompre le cycle, de débarquer de la roue, de quitter la restauration.
Mais à ce point, abandonner la restauration, c’est abandonner une partie de soi.
L’auteur mène présentement une recherche sociologique sur le style de vie des employé.e.s de la restauration montréalaise.
Ça arrive parfois lorsque je travaille jusqu’à la fermeture du bar qui m’emploie : je termine mon shift un peu étourdi par la boisson. Cette nuit-là, je finis rapidement mon ménage, m’écrase sur la banquette à côté de mon collègue et lui lance, comme une lamentation: « je prendrais bien une autre bière », sachant très bien que cela est impossible puisque la caisse est fermée. Sans lever les yeux de sa comptabilité, mon collègue me répond spontanément « justement, je pensais aller prendre un verre avant de rentrer chez nous ». Ne comprenant pas comment cela est possible à cette heure tardive, je lui demande des explications. Selon ses dires, il y aurait un bar ouvert après trois heures du matin, donc illégalement, connu des employé·e·s de la restauration.
Je reste muet, je peine à le croire. Mon incrédulité le réjouit. Pour chatouiller davantage mon intérêt, il renchérit ; ce lieu est également fréquenté par certain·e·s comédien·ne·s connu·e·s, noms à l’appui. Et ce n’est pas tout. Ce bar est loin d’être le repère d’enfants de chœur, me prévient-il : « on y trouve de l’alcool, mais aussi des drogues, des machines à sous et des prostituées. » « C’est un bar à vices. Peu importe c’est quoi ton vice, ils l’ont », conclut-il.
Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Je sens une vague d’adrénaline m’envahir. Mon imagination part alors en vrille : je visualise une grande salle aux riches tapisseries et décorations. Celle-ci est secrète, elle est au sous-sol et on y accède par des escaliers cachés. Des alcooliques et autres dépravé·e·s flambent leur argent tandis que des mafieux sont installés confortablement dans le fond de la salle et fument des cigares en se réjouissant du profit qu’ils tirent de ce commerce clandestin.
Je pense alors tenir un filon pour me lancer dans une carrière de journaliste d’enquête. Je m’imagine déjà en train de dévoiler au grand public l’existence d’un réseau de «bars à vices» spectaculairement criminel.
Mon collègue m’extirpe de mes songes et me propose de l’accompagner, offre que j’accepte naturellement sur-le-champ.
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Une bonne marche plus tard, nous arrivons sur une petite rue commerçante. Je scrute du regard chaque boutique, me demandant laquelle peut bien cacher un bar afterhours. Nous nous arrêtons finalement devant l’entrée d’un petit restaurant dont les grandes fenêtres sont recouvertes d’épais rideaux noirs. Mon rythme cardiaque s’accélère. Mon collègue fait simplement aller sa main par la fenêtre en guise de salutation. Ni code secret, ni porte arrière : je m’étonne des faibles mesures de sécurité.
Un grand homme en jeans et t-shirt nous ouvre la porte. Il serre amicalement la main de mon collègue avant que ce dernier me présente. La poigne de l’homme est solide. Je crains de ne pas avoir serré suffisamment fort et que l’on m’identifie comme un intrus.
Mon collègue s’engouffre dans une grande salle obscure. Je le suis de près. Des visages se tournent vers nous. J’ai du mal à les distinguer, j’ai l’impression de faire face à des ombres. Le très faible éclairage est en cause, mais un mince brouillard règne également dans la pièce. Je comprends quelle en est la cause lorsque je remarque les cigarettes dans les mains de plusieurs client·e·s. Je suis un peu révulsé par l’odeur ambiante : nul cigare n’est fumé ici, que du mauvais tabac à en croire ce parfum âcre qui coupe le souffle. Je me retiens toutefois de tousser pour éviter d’attirer l’attention.
Nous nous installons enfin au bar. Mon collègue commande et on nous apporte deux verres en plastique bien remplis. Il nous en coûte 16 $. La première gorgée est insatisfaisante. Un mauvais rhum additionné à un ginger ale trop sucré; inutile d’être mixologue pour comprendre que mon breuvage est médiocre.
Nous commençons à discuter de tout et de rien. J’en profite pour scruter les lieux : les murs d’un blanc délavé, du moins c’est ce qu’il me semble en l’absence de lumière, sont pauvrement décorés à l’aide de tableaux de paysages sans grande valeur esthétique. Aucune célébrité en vue, pas plus qu’il n’y a de parrain de la mafia assis dans le fond de la salle. Il n’y a là-bas qu’une toilette où certains font des allers-retours… Plus près de moi, une petite machine à sous est branchée sur une rallonge. Il s’agit probablement d’un branchement alternatif afin d’éviter le contrôle gouvernemental des jeux de hasard qui, tout comme l’alcool, sont interdits après trois heures.
Je me tourne vers la douzaine de personnes installées comme nous au comptoir. Je tends l’oreille pour capter des bribes de conversation. J’ai l’étrange sensation que certaines exclamations sonnent faux, que certains rires sont poussés en retard. Je constate que chacun et chacune est légèrement en décalage avec les autres. Ces gens doivent s’enivrer depuis plusieurs heures; le poids de la fatigue et de l’obscurité commence à peser sur leurs épaules. Tout le monde s’obstine néanmoins à rester dans un certain état d’enthousiasme festif.
Ce bar clandestin m’apparait être, pour celles et ceux qui le fréquentent, une sorte d’enclave, une échappatoire à la réalité de la prohibition nocturne qui donne l’impression de pouvoir prolonger indéfiniment la vie stimulante et palpitante d’un bar. Le présent commerce n’est cependant qu’une sombre copie : l’ambiance est fade, les discussions sont nébuleuses, l’excitation est sur son lent déclin. J’ai ainsi l’impression de me trouver dans une vieille taverne, éternel repère de ces âmes éreintées qui semblent avoir besoin de l’obscurité pour germer.
La conversation amène mon accompagnateur à me raconter qu’il a invité un autre de mes collègues ici deux semaines plus tôt. « C’était drôle, il était vraiment stressé et il y a eu une descente de police! », me dit-il. Tout inquiet, je lui demande s’ils ont été arrêtés. « Non, pas du tout. Il y avait juste eu un crime pas trop loin et la police a shutdown le quartier », me répond-il sans trop d’émoi. Le commerce illégal dans lequel je me trouve est donc bien connu de la police. Je comprends alors pourquoi l’alcool coûte si cher : les tenanciers paient fort probablement une cote à la police.
Le présent bar s’apparente donc à une plate taverne et est connue des autorités : ma carrière de journaliste d’enquête disparaît aussi vite qu’elle a vu le jour!
Je continue tout de même mes observations. Je suis surpris qu’il y ait presque uniquement des hommes. Je ne sais comment l’expliquer, mais leurs postures respirent le virilisme. Il n’y a que deux femmes. Comme mon collègue m’avait parlé plus tôt de la présence de travailleuses du sexe, je me questionne à savoir si c’est leur cas. Quoi qu’il en soit, je me questionne tout de même : où vont les travailleuses de la restauration pour boire une bière après leur shift?
Il est probable que le pourcentage élevé d’hommes ici s’explique en partie par la division sexuelle du travail en restauration. Les femmes travaillent davantage comme serveuses que comme barmaids et terminent donc leur boulot avant trois heures. Toutefois, en écoutant les gens parler autour de moi, je réalise également que la clientèle est loin de travailler uniquement dans les bars. En fait, je ne me trouve pas tant dans un bar pour employé·e·s de la restauration que pour initié·e·s. Et vraisemblablement, les hommes n’amènent ici que d’autres hommes…
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Les minutes et les heures s’écoulent à mon insu. Je commence à bailler et à m’ennuyer. Pourtant, je ne veux pas partir, quelque chose me retient. Il y a un certain charme à cette clandestinité : je me suis habitué à la fumée et commence à apprécier la touche onirique que cette brume confère à la scène. Il y a plus. Je n’arrive pas à me faire une idée claire de ce lieu : il règne ici une certaine ambigüité. Je me trouve dans un bar illégal très tard dans la nuit, ce qui est excitant, et en même temps je suis dans ce qui me semble être une taverne tout à fait insignifiante. Le permis conclut parfois de bien curieuses alliances avec l’interdit.
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Tranquillement, le soleil déverse ses premiers rayons dans la salle par l’espace non couvert par les rideaux au haut des fenêtres. Le tenancier fait son last call. Je regarde l’heure : il est passé six heures! Nous quittons l’établissement par la même porte par laquelle nous étions entrés.
En guise d’au revoir, je remercie mon collègue de m’avoir fait découvrir cet endroit. « Je suis content que t’aies vu mon petit quotidien », me répond-il en toute simplicité.
J’enfourche mon vélo et chemine vers chez moi dans les rues que les premiers rayons de soleil inondent. Le bar me semble alors aussi lointain qu’un souvenir dans lequel le charme d’un lieu caché croise la banalité d’une taverne douteuse.
La revue indépendante L’Esprit Libre est fière de se lancer dans une aventure aussi originale qu’inusitée. Nous lançons dès cette semaine un projet pilote, celui d’ouvrir une section de feuilletons sociologiques sur notre site web.
Le feuilleton: une sociologie accessible et stylisée
Nos lectrices et nos lecteurs connaissent peut-être déjà le roman-feuilleton. Celui-ci apparaît dans la première moitié du XIXe siècle en France grâce au développement des journaux à grand tirage. À ce moment, tout bon journal contient une section où des romanciers et des romancières publient sur une base régulière un court épisode d’une grande fiction. Le roman-feuilleton est au XIXe siècle ce que la série télévisée quotidienne est à notre époque! De grandes œuvres de la littérature ont d’ailleurs été publiées sous forme de feuilletons avant que ces parties soient réunies dans un roman. Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas ou encore Guerre et paix de Léon Tolstoï n’en sont que quelques exemples. Rapidement, ce type de section se répand dans tous les journaux d’Europe et accueille également diverses critiques littéraires et théâtrales.
Au début du XXe siècle, les sections feuilletons des grands quotidiens de langue allemande prennent une direction surprenante. Elles deviennent le lieu de publication de brefs textes de nature sociologique. On retrouve alors dans la section feuilletons des analyses et des observations sur la vie quotidienne et sur certains phénomènes sociaux, mais dans un style soigné, esthétique et parfois comique. Cette transformation du feuilleton s’explique par le fait que la sociologie n’est pas encore bien établie dans les universités à cette époque, faisant ainsi déborder cette discipline dans les journaux. Elle s’explique également par la prédominance du courant réaliste en littérature, qui observe avec attention la réalité : le travail de littéraire se rapproche ainsi de celui de sociologue. Les feuilletonistes de ce genre les plus connus sont probablement Walter Benjamin, Siegfried Kracauer ou encore Joseph Roth.
L’aventure du feuilleton sociologique prend fin avec l’avènement du régime nazi. Celui-ci considère ce style trop critique et est porté par nombre de juif·ve·s qui sont forcé·e·s de s’exiler si elles et ils ne sont pas tué·e·s.
Faire renaître une tradition oubliée
Une section feuilletons existe encore aujourd’hui dans de nombreux journaux germanophones, mais celle-ci ne contient plus réellement une teneure sociologique. Cette section accueille plutôt les critiques des « productions culturelles » (livres, cinéma, théâtre, etc.).
Depuis quelques années, Barbara Thériault, ethnographe et professeure de sociologie à l’Université de Montréal, replonge dans cette tradition oubliée et tente de la faire renaître cette rencontre entre sociologie et littérature. Elle publie d’ailleurs les résultats de ses recherches sur la classe moyenne de l’est de l’Allemagne dans un quotidien régional allemand et enseigne «l’art du feuilleton» à ses étudiant·e·s.
Des individus de tous horizons se sont récemment regroupés à la suite de leur rencontre avec Thériault. Les membres de ce groupe partent dès cet été explorer différents recoins de la culture populaire et certaines coulisses de la vie quotidienne de Montréal, du Québec et d’Europe. Ils et elles souhaitent ainsi ouvrir une section feuilletons dans une revue afin de faire paraître leurs travaux. C’est L’Esprit Libre qui a le plaisir d’accueillir ce projet original de renaissance d’un style littéraire d’analyse sociale
Le premier texte paraîtra dès cette semaine. Nous vous invitons à nous écrire pour nous donner vos commentaires et espérons que vous apprécierez notre projet.
Les feuilletonistes de L’Esprit Libre
Jules Pector-Lallemand
Barbara Thériault
Geneviève Boyer
Alexandre Legault
Natáša Bræssærd
Ksenia Burobina
Julien Voyer
Francis Douville Vigeant
Loïc Beauregard-Lefebvre
Susana Ponte Rivera
Stefania Ferestean
CRÉDIT PHOTO: Julien Posture
Références :
THÉRIAULT, Barbara. « Ouverture à une nouvelle section », Sociologie et sociétés, 2013, N°2, Vol. 45, p.323-325
THÉRIAULT, Barbara. « Le Feuilleton. Biographie d’un genre inspirée de Siegfried Kracauer », Trivium, 2017, N°26 [en ligne : https://trivium.revues.org/5503]