par Clément Coulet | Fév 18, 2020 | Analyses
Cet article a d’abord été publié par notre partenaire Le Vent se lève.
Alimentation, tourisme, énergie, transport … en tant que phénomène global et systémique, la crise climatique, telle une vague, bouscule toutes les composantes de nos sociétés. Pour la littérature, cette vague s’incarne dans l’émergence d’un nouveau genre issu de la science-fiction : la cli-fi. Porteuse d’une virulente critique sociale, économique et écologique, et engagée dans la bataille des récits, la cli-fi peine néanmoins souvent à dépasser la simple perspective d’un effondrement de nos sociétés voir de l’humanité. Elle a cependant tout intérêt à penser cet « après effondrement » afin de se transformer en un stimulant laboratoire d’expérimentation politique armant nos imaginaires de stimulantes utopies.
Un monde sans abeilles ? Des citées entières englouties par les flots ? Des réfugié·e·s climatiques fuyant par millions des déserts qui ne cessent de progresser ? Des étés si caniculaires que tout s’embrase ? Les scientifiques nous le prédisent. Les écrivain·e·s nous le récitent.
La « cli-fi » pour climate-fiction (« fiction climatique » en français) est un néologisme inventé par le journaliste américain Dan Bloom en 2008 pour qualifier un sous-genre de la science-fiction dans lequel le lect est plongé dans un monde où la crise climatique et écologique a atteint un « stade ultime », stade où la question de la survie de l’homme sur la planète est clairement posée. Malgré l’absence d’une définition unanimement partagée, l’essentiel des œuvres de cli-fi attribuent, conformément aux discours scientifiques, une origine anthropique à la crise écologique.
Témoin de son époque, ce genre littéraire a fortement gagné en popularité ces dix dernières années, poussant Dan Bloom a affirmé que « le XXIe siècle sera connu comme l’Âge de lacli-fi ». Néanmoins, si les incendies spectaculaires en Australie et les étés de plus en plus caniculaires amènent un nombre sans cesse croissant de lecteurs à s’intéresser à la cli-fi, ce genre a vu le jour bien avant que la « génération climat » ne sache lire.
Identifier une date de naissance de la cli-fi est vain. Beaucoup la font remonter aux années 1960 avec les romans post-apocalyptiques du britannique James G. Ballard (Le Monde Englouti en 1962, Sécheresse en 1964 …). D’autres, à l’instar de Claire Perrin qui prépare une thèse sur le sujet à l’université de Perpignan1, préfèrent partir des Raisins de la colère de Steinbeck (1939) arguant que le terrible Dust Bowl est une conséquence directe d’activés agricoles humaines.
Si la cli-fi est bien plus développée aux États-Unis qu’en France c’est parce qu’elle aurait pu y bénéficier d’un contexte culturel plus favorable analyse Claire Perrin. En effet, avec les « natures writing »,certains auteurs américains du XIXe siècle, tel que Thoreau ou Walt Whitman, ont très tôt fait de la nature un personnage central de leurs œuvres, là où leurs collègues français de la même époque, de Hugo à Maupassant, préféraient le plus souvent écrire sur la ville lumière. Aujourd’hui, avec la cli-fi, cette nature est de nouveau au centre des récits mais elle est devenue dangereuse, presque vengeresse. En outre, un certain élitisme littéraire méprisant la science-fiction a pu retarder le développement de la cli-fi en France.

Dust Bowl Blues ©Patrick Emerson
La cli-fi, un genre au service de la mobilisation écologique
La cli-fi est un genre inévitablement militant et politique. À ce titre et comme pour un vaste pan de la production artistique, elle participe à son échelle à la bataille culturelle.
Les œuvres de cli-fi offrent en effet une lecture différente des longs rapports du GIEC. Loin des chiffres et des statistiques difficilement compréhensibles, les œuvres de cli-fi peuvent nous donner à voir ce que serait un monde à +4°C. Ils donnent vie aux cris d’alarmes des scientifiques. Ainsi, l’américain Paolo Bacigalupi nous décrit, avec Waterknife (2015), une terrible sécheresse dans le sud-ouest des États-Unis qui conduit à une guerre larvée entre la Californie et l’Arizona pour le contrôle du fleuve Colorado. La norvégienne Maja Lunde, elle, nous peint, dans Une histoire des abeilles (2017), un monde où ces indispensables insectes jaunes ayant disparu, les humains se retrouvent contraints de polliniser à la main des milliards de fleurs. La cli-fi assume ici un rôle d’éveiller les consciences.
Elles ne prétendent ni prédire fidèlement l’avenir, nul ne peut le faire, ni être des écrits à valeur scientifique mais elles proposent des « conjonctures romanesques rationnelles ».
Bien évidemment, même si beaucoup d’auteurs et autrices affirment s’inspirer des prédictions des scientifiques pour écrire, les œuvres de cli-fi demeurent avant tout des œuvres de fiction et doivent être considérées comme telles. Elles ne prétendent ni prédire fidèlement l’avenir, nul ne peut le faire, ni être des écrits à valeur scientifique mais elles proposent des « conjonctures romanesques rationnelles ». Les auteurs et autrices de cli-fi sont avant tout des romanciers et romancières qui écrivent des histoires. À ce titre, ils et elles n’hésiteront pas à s’éloigner des discours scientifiques si cela peut servir leur narration.
Contrairement aux scientifiques, les auteurs et autrices de fiction possèdent donc la possibilité d’agir sur un levier qui n’est pas rationnel mais émotionnel. En créant des personnages, ils permettent de mobiliser le lectorat par l’empathie. L’essayiste Elizabeth Rush explique ainsi, lors du salon du livre de Francfort, que la cli-fi nous offre l’opportunité de nous imaginer à la place « d’une personne chassée par des inondations ou la sécheresse, et, de cette position imaginaire, peut venir une empathie radicale ». Pour elle, la cli-fi pourrait même être « l’étincelle qui conduira à une transformation politique planétaire ». Sans aller jusqu’à cette conclusion, il est juste de souligner que la cli-fi s’engage de plein pied dans la bataille des récits.
La cli-fi, un genre engagé dans la bataille des récits
Les récits, en donnant du sens aux éléments et en ayant une capacité d’identification, peuvent entraîner un changement des mentalités individuelles et collectives et possèdent donc un pouvoir de mobilisation2. Or en toile de fond de la bataille culturelle, c’est une guerre des récits qui se joue. Dans cette lutte, le récit libéral, capitaliste, productiviste et consumériste l’a longtemps emporté. Néanmoins, il semble aujourd’hui en perte de vitesse. Les récits proposés par la cli-fi viennent heurter en plein ces récits dominants en décrivant des sociétés soumises à de rudes catastrophes du fait d’un système économique destructeur et inadapté.
À côté de cette critique du récit du Progrès, la cli-fi s’en prend à un autre récit, naissant celui-ci : le récit d’une écologie du consensus.
La science-fiction est souvent émettrice d’une forte critique politique. Elle attaque particulièrement le récit du Progrès qui est abordé à la fois avec fascination et méfiance. Sans être technophobe, la science-fiction propose des réflexions très développées sur la technologie permettant une prise de recul salutaire vis-à-vis de cette dernière. La cli-fi propose ainsi une critique forte de la géo-ingénierie de l’environnement qui consiste en la modification volontaire du climat par des projets techniques de très grande ampleur afin de contenir les effets du réchauffement climatique3. Parmi les projets de géo-ingénierie, on retrouve par exemple celui de Roger Angel de l’université d’Arizona qui proposait en 2006 de construire un gigantesque parasol spatial constitué de 16 000 milliards d’écrans transparents de 60cm de diamètre. Dans la cli-fi la géo-ingénierie est souvent présente, mais c’est pour mieux montrer son échec « à nous sauver ». Elle se montre ainsi particulièrement méfiante vis-à-vis du solutionnisme technologique.

Couverture du roman Exodes de Jean-Marc Ligny publié chez folio SF (capture d’écran) ©Johann Bodin
À côté de cette critique du récit du Progrès, la cli-fi s’en prend à un autre récit, naissant celui-ci : le récit d’une écologie du consensus. Ce récit suggère que, puisque l’humanité ne dispose que d’une seule planète, on « serait tous dans le même bateau » et par conséquent nous aurions tous le même intérêt à œuvrer pour l’écologie. Ce récit déconflictualise l’écologie et la dépolitise. En réalité, la lutte écologique réactualise une forme de lutte des classes puisqu’elle renforce les inégalités : que ce soit à une échelle nationale ou internationale, ce sont les plus pauvres qui polluent le moins mais qui en souffrent le plus. La cli-fi fait de cette réalité un de ses thèmes privilégiés. Ainsi, dans Waterknife (2015) de Bacigalupi, alors que la majorité de la population meurt littéralement de chaud et que des milliers de réfugié·e·s sont abandonné·e·s dans le désert américain, les ultra-riches, eux, vivent confortablement dans des complexes privatisés et ultra-sécurisés avec un climat maîtrisé. Ce thème de la sécession des élites se retrouve en France chez Jean-Marc Ligny qui décrit dans Exodes (2012) une petite élite mondiale vivant fastueusement sous quelques dômes totalement coupés du reste d’une humanité en totale déperdition. L’un de ces dômes se situe ironiquement à … Davos. Dans le film Elysium (Neil Blomkamp, 2013), les plus riches ont carrément fuit une Terre surpeuplée et dévastée pour se réfugier dans une station spatiale.
Être véritablement « post-apo » : penser l’après pour se transformer en laboratoire politique
Si la cli-fi s’oppose à de grands récits, elle n’en propose en retour qu’assez peu. Le principal récit identifiable serait celui d’un effondrement de nos sociétés. Cette difficulté d’imaginer des futurs désirables semble assez partagée dans l’ensemble de la science-fiction si on en croit le spécialiste du genre Raphaël Colson qui affirme dans le magazine Usbek et Rica que « le sous-genre post-apocalyptique est en train de fusionner avec celui de l’anticipation, rendant l’effondrement inévitable même dans nos imaginaires ». Pour reprendre la célèbre formule, les auteurs at autrices sembleraient avoir plus de mal à concevoir la fin du capitalisme que la fin du monde.

Les ruines de la civilisation. ©Enrique Meseguer
L’effondrement n’est néanmoins pas forcément entièrement négatif. Le genre post-apocalyptique, si il a besoin d’un effondrement (catastrophe naturelle, guerre nucléaire, épidémie, invasion zombie …) pour envisager la sortie de l’impasse néolibérale, peut proposer par la suite la reconstruction d’une société sur de nouvelles bases. Cette forme de robinsonnade pourrait ainsi être l’occasion d’imaginer des récits alternatifs. Il s’agirait de faire de l’effondrement un laboratoire politique, comme l’explique Yannick Rumpala, maître de conférences à l’Université de Nice : « S’il n’y a pas un anéantissement, qu’est-ce qui peut redémarrer après le franchissement de la zone rouge ? Un effondrement pour des raisons écologiques peut-il ouvrir une fenêtre pour un nouveau contrat socio-naturel ? Comment et avec quelles bases ? Là aussi, la production fictionnelle est comme une sorte de laboratoire à disposition. »
La science-fiction peut ainsi poser la question du « et si ? », question qui peut s’avérer extrêmement fertile.
L’auteur de Hors des décombres du monde – Ecologie, science-fiction et éthique du futur, complète cette idée de laboratoire politique dans un article publié dans Raisons politiques : « Par touches plus ou moins appuyées, elles (les œuvres de science-fiction) proposent aussi des visions du futur. Il n’est pas question de les prendre pour des prédictions ou des prophéties. Il s’agit plutôt de considérer que la science-fiction est aussi une manière de poser des hypothèses. Et surtout des hypothèses audacieuses ! ». Il souligne donc ici le « potentiel heuristique de la science-fiction » qui peut se permettre d’explorer des champs que la recherche ne peut pas investir. La science-fiction peut ainsi poser la question du « et si ? », question qui peut s’avérer extrêmement fertile. A la façon des philosophes qui étudient les sociétés à-travers un état de nature, les récits de science-fiction permettent des « expériences de pensée ». Or, poursuit-il, « les récits de science-fiction ont pour particularité d’installer des expériences de pensée comme déconstruction/reconstruction »4.
Ainsi, c’est bien dans cette dernière caractéristique de déconstruction/reconstruction par la pensée que se trouve toute la force politique de la science-fiction et de la cli-fi. A elle désormais de s’en saisir pleinement afin de nous proposer de nouveaux récits porteurs de sens pour ne pas enfermer nos imaginaires dans un nouveau « TINA5 apocalyptique ».
Image : Illustration du documentaire de Ken Burns «Dust Bowl», © Patrick Emerson
1 Claire Perrin, « La sécheresse dans le roman américain de John Steinbeck à la « fiction climatique » », thèse en cours de rédaction à l’université de Perpignan.
2 Pierre Versins, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne : L’Âge d’homme, 2000 [1972].
3 Ici, le terme « récit » sera synonyme de mythe définit par le Larousse comme étant un « [e]nsemble de croyances, de représentations idéalisées autour d’un personnage, d’un phénomène, d’un événement historique, d’une technique et qui leur donnent une force, une importance particulières .»
4 L’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en 2014 a définit la géo-ingénierie comme « l’ensemble des techniques et pratiques mises en œuvre ou projetées dans une visée corrective à grande échelle d’effets de la pression anthropique sur l’environnement » ; Collectif, « Atelier de Réflexion Prospective REAGIR – Réflexion systémique sur les enjeux et méthodes de la géo-ingénierie de l’environnement », ANR et CNRS, mai 2014, http://minh.haduong.com/files/Boucher.ea-2014-RapportFinalREAGIR.pdf.
5 There Is No Alternative, est un slogan politique souvent attribué à Margaret Thatcher qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme, à l’extension du marché et la mondialisation.
par Alec White | Oct 20, 2019 | Analyses, Québec, Societé
Les littératures autochtones prennent aujourd’hui une place incontestable au sein du paysage littéraire québécois. Qu’il s’agisse de Joséphine Bacon qui a récemment remporté le Prix des libraires 2019 dans la catégorie « poésie » avec son dernier recueil Uiesh, quelque part, de la poésie de Natasha Kanapé Fontaine, de celle de Marie-Andrée Gill, ou encore des romans acclamés de Naomi Fontaine, Kuessipan et Manikanetish, ainsi que Shuni, paru cet automne, les œuvres d’autrices et d’auteurs autochtones émerveillent le lectorat québécois. Ainsi, quiconque désire aujourd’hui se plonger dans l’univers de ces peuples au moyen de la littérature le peut. Si cette dernière permet un dialogue entre différentes cultures, langues et territoires, elle peut aussi servir à recenser la parole de celles et ceux qui subissent le colonialisme depuis longtemps et encore aujourd’hui de différentes manières. Or, à plus petite échelle, et sans être pour autant moins important, il semble que la littérature se pose comme pivot pour s’accrocher, vivre et entrer en contact avec le quotidien des Premiers Peuples. Cet appel à la vie quotidienne, à la banalité, aux petites routines qui peuplent l’existence de chacun·e pourrait être perçu comme une autre manière de concevoir la décolonisation, mais surtout de l’humaniser.
Au Québec, bien qu’on assiste depuis quarante ans à un essor de plus en plus important des œuvres littéraires autochtones, la présence de celles-ci dans les cours de français demeure timide. Inversement, les étudiant·e·s francophones découvrent peu à peu le champ des études littéraires autochtones, mais aussi les potentiels qui s’en dégagent. Or les références théoriques sur la question se font plutôt rares dans la langue de Molière[i]. Pour aider à paver la route, la maison d’édition Mémoire d’encrier s’est tournée vers des textes déjà publiés dans l’autre langue coloniale, l’anglais, pour finalement lancer en 2018 l’ouvrage Nous sommes des histoires : Réflexions sur la littérature autochtone, qui regroupe des textes théoriques universitaires, mais aussi des points de vue d’écrivain·e·s sur leur travail et sur les différentes dimensions que peut prendre celui-ci. Ce fut, d’une part, un travail de recension de ces textes, et d’autre part, un travail de traduction de l’anglais au français. Désormais, le lectorat francophone a accès à des textes lui permettent de constater que la littérature, oui, peut divertir, émerveiller ou choquer. Pour certain·e·s, les lettres et les histoires deviennent parfois aussi des outils de lutte au quotidien.
Pour mieux explorer ce qui vient d’être mentionné, deux jeunes militantes ont été contactées. Questionnées afin de savoir si la lecture d’œuvres autochtones a pu à certains moments influencer leur parcours et leur travail militant, la réponse fut positive. L’idée qui s’est dégagée de ces entrevues a finalement dévié vers un appel à s’intéresser aux quotidiens des gens issus des communautés autochtones.
Premières lectures
Jointe par téléphone, la militante métisse Maitée Labrecque-Saganash, se rappelle ses premières lectures. « Mon père m’a appris à lire et à écrire à 3 ans, j’avais genre 3 ans et demi. J’ai commencé à lire tôt. Je gossais vraiment, j’étais assise à la table pis je lisais mon article de journal vraiment tranquillement[ii]. » Elle dit grandir dans une famille ou la culture est très présente et valorisée. D’une mère québécoise, Élaine Labrecque, et d’un père cri, l’homme politique Roméo Saganash, Maitée Labrecque-Saganash est très tôt entourée de livres. « Mes parents avaient des grosses grosses bibliothèques faites sur mesure pour mettre tous leurs livres, pis y’en avait vraiment beaucoup. Mon père avait plein de livres sur Louis Riel, sur les résistances autochtones, sur la convention de la Baie-James, sur l’arrivée des colons en territoire cri[iii]. » Elle raconte avec humour que c’est en posant naïvement à ses parents la question de savoir qui était Louis Riel que ceux-ci lui répondent « Bin Louis Riel y’est comme toi, il est Cri et francophone ». Et elle poursuit : « Mais là, il fallait qu’ils m’expliquent qu’ils l’ont pendu, genre… Comment t’expliques ça à ton enfant, comment t’expliques l’impérialisme canadien et la colonisation à ton enfant? » ajoute-t-elle en riant un peu de la délicatesse d’une telle situation, mais peut-être aussi de la complexité de celle-ci. Et qui dit grandir dans une situation familiale complexe peut aussi vouloir dire identité complexe : « J’pense que mes parents savaient que j’allais avoir une identité compliquée, alors mes parents m’ont amenée tôt dans des musées, à me faire lire, alors j’pense que ç’a toujours fait partie de ma vie, vraiment, les arts[iv]. »
Pour la militante allochtone abitibienne Élise Blais-Dowdy, qui s’implique entre autres à titre de co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’Esker de Saint-Mathieu-Berry où une minière de la compagnie Sayona cherchait récemment à éviter l’examen du Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) pour son projet de mine de lithium, c’est au Cégep que ses contacts avec les littératures autochtones ont débuté. Celle qui, après des études en soins infirmiers, s’est dirigée vers les études autochtones à l’Université de Montréal, se souvient que c’est à la lecture du livre relatant la vie de Dominique Rankin, On nous appelait les sauvages, qu’elle a connu l’effet chamboulant de la littérature. « J’accédais tout d’un coup à un tout autre récit de l’histoire de ma région d’appartenance, l’Abitibi », confie-t-elle. Après ses études dans la métropole, Élise Blais-Dowdy est revenue à s’établir à Val-d’Or, notamment en raison d’un emploi comme agente de recherche à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec. Elle demeure marquée par cette prise de conscience, du « fait que même dans un contexte de proximité [avec les Premières Nations], dans des villes comme Amos et Val‑d’Or, où l’on retrouve une forte présence des membres des Premières Nations, il est possible de vivre sans jamais connaître les réalités historiques entourant notre cohabitation. »
Les mots du quotidien
Une erreur qui guette celui ou celle qui se penche sur les questions autochtones est d’adopter une posture essentialiste et une vision figée de ce que c’est d’être autochtone aujourd’hui au XXIe siècle. Or, s’y intéresser dans un contexte journalistique ou universitaire peut amener l’initié·e à ne s’attarder qu’aux grands enjeux et problèmes liés au colonialisme. Bien que ceux-ci soient très importants et déterminants, ils occultent parfois les particularités et les nuances qui fondent les individus. À cet effet, le partage du quotidien, que permettent entre autres l’écriture et la lecture, se présente comme une autre manière d’aborder les cultures et enjeux concernant les Premières Nations.
Maitée Labrecque-Saganash travaille depuis un peu plus d’un an au Cree Health Board à Waswanipi où elle s’occupe principalement des communications, en cherchant, notamment, à intégrer des savoirs traditionnels aux plateformes Web, ou bien en allant à la rencontre des ainé·e·s pour documenter des histoires relatant « The cree way of life » ( Eeyou pimatsiiwin, en langue crie, Le mode de vie cri, en français). Parallèlement à ces fonctions, elle tient aussi des chroniques dans différents médias, dont le quotidien montréalais Métro. Elle se réjouit d’ailleurs que cette tribune lui permette de rejoindre autant de gens à Montréal et au Québec : « J’pensais pas qu’il y avait autant de gens qui me lisaient. Je suis contente que ces personnes-là, comment je pourrais dire… enjoy my daily, how I talk about my daily life (apprécient mon quotidien, comment je parle de ma vie quotidienne), parce que le quotidien, quand tu es dans une réserve, est tellement différent du quotidien en ville. » Ainsi, si dans ses chroniques elle traite d’enjeux plus larges, témoigner de son quotidien, parfois sous forme de tranches de vie, n’est pas moins important, au contraire : « Juste le quotidien, comment on est, comment on interagit, les gens s’intéressent à ça, et moi je suis contente que les gens aiment nous connaître de cette façon-là ; comme un peuple actif, comme des individus qui vivent une vie au quotidien, qui ne font pas juste souffrir à la télé, qu’on a une vie quotidienne. On a nos petites routines, nos codes sociaux, on est un peuple qui est présent dans le temps. »
De son côté, Élise Blais-Dowdy, qui dans son parcours académique a été amenée à bonifier sa connaissance des cultures autochtones en lisant des textes plus théoriques ou des essais, croit que même si la dimension humaine demeure présente dans de tels textes « il y a peut-être un risque qu’après avoir lu des récits très militants, proposant des idéaux de décolonisation à atteindre, on se retrouve déçu lorsque l’on se rend compte de la multiplicité des enjeux du quotidien à surmonter » (sous-financement généralisé des services publics, problématiques de logement, insécurité alimentaire, etc.)[v]. Voilà pourquoi la lecture de textes plus littéraires peut s’apparenter à « des rencontres humaines qui n’auraient pas pu avoir lieu autrement »[vi]. La littérature permet-elle d’éviter d’essentialiser les Premières Nations? « Tout à fait », répond sans hésiter la militante, avant d’enchaîner sur une anecdote qui s’est produite lors d’une soirée de contes et légendes présentée au site culturel Kinawit à Val-d’Or. Élise Blais-Dowdy raconte : « Nous avons rencontré Johanne Wabanonik de la communauté de Lac-Simon. Pour cette soirée, Johanne a tout simplement décidé de partager avec nous qui elle était, quel était son rôle dans sa communauté (…) et comment elle vivait au quotidien son identité culturelle. Ce fut un partage humain ancré dans le quotidien qui a présenté les éléments tels que l’interprétation des rêves, l’utilisation de plantes médicinales, la pratique de cérémonies de guérison. Non pas comme des éléments de »contes et légendes », mais bien comme des pratiques structurantes qui font partie concrètement de la vie de tous les jours de cette personne. »
« Autochtone » mais pas que ça
Si lors de leurs entretiens, Maitée Labrecque-Saganash et Élise Blais-Dowdy ont été jointes dans le but de discuter de littérature et du lien que cet intérêt pouvait entretenir avec leurs militantismes, le sujet a bien évidemment dévié quelques fois, et ce pour le mieux. L’idée initiale d’aborder l’entrevue strictement en ce sens était en quelque sorte limitée. En parlant d’auteurs ou d’autrices autochtones qu’elle a aimé lire dernièrement, Élise mentionne l’autrice Virginia Pesemapeo Bordeleau : « J’ai aimé lire L’amant du Lac, que j’ai reçu tout simplement comme une magnifique histoire d’amour et de sensualité. Le récit prend lieu autour du lac Abitibi, et lorsque j’ai eu la chance d’aller le voir pour la première fois à partir de l’île Nepawa en Abitibi-Ouest, je me rappelle simplement avoir souri en repensant au roman de Virginia Pesemapeo Bordeleau. Cette lecture a donc eu pour effet d’humaniser un lieu nouveau, et je trouvais tout simplement ça beau et agréable. » L’appréciation de ce roman semble donc s’être faite en deçà de son origine identitaire, comme quoi il est aussi de mise d’apprécier la qualité du texte en soi.
Si pendant qu’elle résidait à Québec ou à Montréal « lire des auteurs autochtones [lui] faisait du bien parce qu'[elle était] loin de chez [elle] », depuis plus d’un an, celle qui habite principalement à Waswanipi, ne vit plus la même réalité. En Eeyou Istchee, son identité crie n’est plus, si l’on peut dire, en situation minoritaire : « Je n’ai plus à la justifier et je n’ai plus à l’expliquer. (…) J’ai juste à vivre mon identité. » De ce fait, elle peut désormais se dire « je suis chez nous. J’ai le temps de lire d’autres choses aussi », ajoute-t-elle, en rappelant, non sans raison qu’elle est « une personne en dehors de [son] identité autochtone aussi ». Dernièrement, elle dit avoir apprécié lire le recueil Even this page is white de l’artiste Vivek Shraya. Une autre de ses lectures du moment est le recueil de la poétesse Clementine Von Radics In a Dream You Saw a Way to Survive qui traite, entre autres, de rupture amoureuse. « Moi aussi j’en ai des heartbreaks, et moi aussi j’ai une vie en dehors d’être autochtone et d’être militante […] J’ai des expériences humaines en dehors des violences coloniales. J’ai aussi des beaux moments dans ma vie […] et être à la maison, ça me permet de développer ces moments-là aussi, et prendre le temps de rire. Alors, ouais, je prends le temps de lire autre chose aussi. »
Au terme de ces échanges sur la littérature et sur les rapports qu’ont pu entretenir ces deux militantes avec celle-ci, il semble que c’est surtout un appel au dialogue et à l’écoute qui se dégage de ces entrevues. Sur ce point, nul ne doute que la littérature peut permettre ces rapprochements.
[i] Louis-Karl Picard-Sioui. In « Nous sommes de histoires : réflexions sur la littérature autochtones »
CRÉDIT PHOTO: Renaud Camus – FLICKR
par Laurie Fournier-Dufour | Août 10, 2019 | Culture, Entrevues, Québec, Societé
Cet article a été publié dans notre recueil Paroles de femmes, inclusions politiques. Vous pouvez vous le procurer via notre boutique en ligne.
Alors que la littérature jeunesse compose une part importante de l’éducation de nos enfants, elle s’insère également comme élément-clé d’une culture en représentant différentes normes sociales d’un lieu et d’une époque donnée. Pourtant, une consultation de celle-ci nous permet de nous questionner : de quelles manières sont représentés les genres et quels modèles cela présente-t-il aux jeunes lecteurs et lectrices? Entrevues avec Émilie Rivard, auteure jeunesse, et Line Boily, agente de développement pour le projet Kaléidoscope du YWCA.
Les attentes sociales face aux femmes et aux hommes varient énormément. Alors que « […] la société attend des femmes qu’elles soient émotives, sensibles, attentionnées, dépendantes et non violentes […] »1, les attitudes et comportements attendus chez les hommes sont, bien souvent, liés à quatre injonctions principales présentées par Pollack : les hommes devraient, selon les exigences sociales, être forts, autant mentalement que physiquement, affirmés, en contrôle et ne devraient, en aucune situation, s’exprimer sous un mode « féminin »2.
Ces injonctions sociales s’observent dans diverses sphères, telles que l’employabilité, les choix quant aux activités ou encore les rôles sociaux occupés. Notamment, on s’attendra à ce qu’une femme choisisse un métier dans lequel elle pourra prendre soin des autres ou démontrer de la douceur. D’un autre côté, on s’attendra à ce qu’un homme occupe des emplois liés au pouvoir ou à la force physique.
Ces exigences sociales se fondent sur divers stéréotypes sexués et genrés étant véhiculés dans notre société occidentale actuelle. Selon Dionne et al., « [c]ertains auteurs [et autrices] (Gooden et Gooden, 2001; Montarde, 2003; von Stockar-Bridel, 2005), sont d’avis qu’en tant que produits culturels, les livres destinés aux jeunes lecteurs [et lectrices] sont le reflet de la société. C’est donc dire qu’un examen attentif de la littérature jeunesse devrait permettre de rendre compte de certaines valeurs culturelles ou de certaines idéologies qui sont valorisées par la société »3.
Pourtant, alors que les gouvernements québécois et canadien affirment valoriser l’équité et la parité femmes-hommes, plusieurs stéréotypes de genre inquiétants s’insèrent toujours dans notre littérature jeunesse. Selon une étude sur les livres jeunesse québécois publiée dans la revue Lurelu, « […] le déséquilibre persiste encore quant à la représentation des personnages féminins et masculins » 4. Un autre constat réalisé dans cette étude est que « […] certains traits [demeurent] cantonnés à l’un ou l’autre sexe, comme si l’intériorité était une caractéristique surtout féminine et que d’être énergique et tout autre qualificatif de ce genre était surtout un trait masculin »4.
Selon un article d’Évelyne Daréoux paru en 2007, on assisterait à une dévalorisation du féminin par rapport au masculin, notamment en ce qui a trait à la présence et à la visibilité. Alors que les personnages masculins se retrouvaient dans 78 % des titres, ceux féminins n’occupaient que 25 % de ceux-ci. Daréoux mentionne également qu’au niveau des représentations parentales, « […] 83 % des pères occupent le rôle du héros contre 17 % des mères »5.
Dans les livres pour enfants, les filles et les femmes seront fréquemment représentées comme secondaires. En plus de ne pas participer activement à l’action, on insistera fréquemment sur leur beauté, sur leur douceur ou sur leur coquetterie5. Selon Serge Chaumier, les filles seront confinées à trois rôles principaux : la séduction, la maternité et le domestique. À l’opposé, on présentera des garçons ou des hommes confiants, ambitieux et forts6. Cela ne laisse que très peu d’espace pour les femmes fortes ou pour les hommes sensibles, par exemple, et encore moins pour les jeunes trans. Cela peut conduire à ce que Michèle Babillot aborde comme de l’auto-censure : « Les garçons et les filles s’interdissent certaines activités, certains jeux sans qu’il n’y ait jamais rien de dit mais [cela est dit] de manière complètement implicite »7.
À ce sujet, une rencontre avec Émilie Rivard, autrice jeunesse, nous permet d’en apprendre davantage sur les réalités associées à ce métier et ce, spécifiquement par rapport aux stéréotypes de genre.
Rencontre avec Émilie Rivard
Comme le souligne Émilie Rivard, le fait de questionner les stéréotypes de genre ne signifie pas d’éliminer toutes différences entre les garçons et les filles :
Ça prend un équilibre, aussi. Les livres de princesses, c’est parfait. Je pense que ça prend de tout, en fait. […] Les histoires d’amour, ce n’est pas problématique en soi. C’est d’avoir une majorité de livres qui sont comme ça, de n’avoir que ça, en fait [qui est problématique]. Le message que je veux passer serait le suivant : si tu as envie d’être une princesse, vas-y. Si c’est vraiment ça que tu veux, vas-y. Aucun problème! Mais l’autre fille qui veut être scientifique, elle aussi devrait pouvoir avoir ce modèle-là. C’est aussi ça, le défi8.
Selon l’autrice jeunesse, le défi consiste à préserver une diversité dans les personnages présentés aux jeunes et ce, notamment, « pour montrer aux petits gars qu’une fille, ce n’est pas juste une princesse à sauver, ce n’est pas juste rose et girly. Ça peut être beaucoup de choses aussi. » 8 L’auteure aborde tout de même la part de défi liée au fait d’écrire des livres non-stéréotypés :
C’est sûr que le livre genré, ça vend. C’est plate, mais de parler directement aux filles ou de parler directement aux gars, c’est très efficace encore aujourd’hui. […] Donc ça, je pense que c’est un gros défi, d’y aller de différentes façons, [pour rejoindre les jeunes sans créer des personnages stéréotypés]. Avoir un cover de livre super rose, mais de passer un autre message à l’intérieur, c’est une autre façon de faire, d’y aller comme on peut8.
C’est d’ailleurs ce que l’autrice observe par rapport aux ventes de son livre Mimi Moustache. Sur la couverture, on peut y apercevoir Mimi, coquette, avec un fond rose. Alors que la popularité de ce livre est très forte chez les jeunes filles, Mme Rivard explique que, dans ce livre destiné aux 6-10 ans, on assiste aux péripéties de Mimi, une jeune fille qui n’en peut plus de devoir participer à des concours de beauté comme sa mère le souhaite :
« Sois belle et tais-toi. ». Mimi a l’impression que ce dicton a été inventé juste pour elle. Et maintenant, elle en a assez! Elle ne veut plus participer à ces stupides concours de beauté, mais sa mère ne l’écoute jamais! Si seulement elle pouvait s’enlaidir… […]9
Dans ce livre, la jeune fille parvient donc, grâce à la magie, à se faire pousser une moustache. Cet acte pourrait donc être interprété comme un désir de la jeune fille de se défaire de certains stéréotypes de beauté, lui permettant ainsi de se retirer des concours de beauté qu’elle trouve stupides. En questionnant l’autrice sur l’importance de montrer des modèles non-stéréotypés aux jeunes, Mme Rivard explique que, selon elle, il y a un manque de ces modèles auprès des jeunes : « Dans la culture populaire, on ne voit pas tant que ça de modèles qui ne sont pas stéréotypés. […] Ce n’est pas notre mandat, du tout, mais je pense que si on peut montrer une plus grande palette de personnages, de montrer plus de diversité dans les personnages qu’on montre et dans les héros qu’on présente, ça peut juste être sain. » 8
L’autrice aborde également l’importance de créer des personnages aux facettes multiples : « C’est de montrer que la fille n’est pas juste romantique et amoureuse, qu’elle est avant tout persévérante, passionnée ou fonceuse, tout dépendant. » 8. Elle poursuit en affirmant que, selon elle, pour qu’un·e personnage soit intéressant·e, il ou elle doit avoir l’air réel en ayant plusieurs façades : « Que la fille soit juste belle, ça ne marche pas. Que le garçon soit juste fort, ça ne marche pas non plus » 8.
Finalement, l’autrice suggère qu’une plus grande diversité permettrait à la fois de créer des personnages intéressant·e·s tout en permettant à un plus grand nombre de jeunes de se reconnaître dans les héros et héroïnes qui se trouvent dans leurs livres. Mme Rivard, autant dans son rôle de mère que dans son rôle d’écrivaine, suggère toutefois de proposer des livres aux jeunes plutôt que d’en interdire certains : « À partir du moment où ils ont un livre dans les mains, peu importe quoi, c’est gagné. C’est un pas de plus. » 8
Rencontre avec Line Boily, du projet Kaléidoscope
Afin d’en apprendre davantage sur les rapports égalitaires véhiculés dans la littérature jeunesse, nous avons également rencontré Line Boily, agente de développement au projet Kaléidoscope.
Initié par l’équipe du Centre filles du YWCA Québec en 2016, le projet Kaléidoscope cherche à « […] favoriser des représentations d’enfants non-stéréotypées et, du même coup, participer à la construction d’un monde plus égalitaire et inclusif »10.
Ce projet consiste en une sélection de 200 livres pour les 0-12 ans faisant la promotion de rapports et de rôles sociaux plus égalitaires : « Très tôt dans leur vie, on assigne aux enfants des rôles sociaux distinctifs reliés au fait d’être un garçon ou une fille, d’être d’une origine culturelle ou d’une autre, de provenir d’une famille hétérosexuelle ou non, de répondre aux standards de beauté ou pas. Certains comportements, souvent transmis ou adoptés de façon inconsciente, sont l’expression de discriminations et d’inégalités. » 10 Le recueil, autant dans sa version papier qu’informatisée10, est divisé en huit catégories, soit Égalité des sexes, Affirmation de soi, Diversité corporelle, Diversité culturelle, Diversité familiale, Diversité fonctionnelle, Diversité sexuelle et de genre et Sociétés.
Line Boily, agente de développement de Kaléidoscope depuis la mi-juin, m’explique les actions prévues pour la deuxième phase du projet, financée par le Secrétariat à la condition féminine :
Notre intention c’est vraiment de faire connaître notre sélection de livres et d’y intégrer davantage d’œuvres québécoises. Nous souhaitons qu’elle reflète la réalité culturelle des jeunes et qu’elle devienne une référence pour les adultes qui travaillent auprès des enfants, que ce soit le personnel enseignant, les éducateurs/éducatrices en petite enfance, les bibliothécaires, les animateurs[·trices] en lecture11.
Pour permettre la diffusion de cette sélection, Kaléidoscope a une entente avec l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) pour les régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches pour que les livres faisant partie de la sélection soient identifiés par un autocollant et que 30 à 40 livres phares soient mis en valeur dans une étagère imprimée au visuel de Kaléidoscope et exprimant leurs valeurs. C’est un important processus d’implantation qui vise à faciliter l’accès aux livres ayant des contenus égalitaires et non-stéréotypés :
D’ailleurs, un comité consultatif composé de six bibliothécaires se réunira vers la fin du mois de septembre afin de valider le choix du modèle d’étagère. De plus, les membres du comité participeront à la planification des outils promotionnels de Kaléidoscope. Il nous apparaît important de travailler de concert avec les gens du milieu puisqu’ils connaissent bien les besoins de leur clientèle et les meilleures pratiques de communication pour les rejoindre. Dans une première étape et d’ici la fin de l’année, ce sera une vingtaine de bibliothèques des régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches qui accueilleront cette étagère offerte gracieusement. En deuxième année, nous nous développerons sur ce même modèle dans la région de Montréal et en troisième année dans les régions du Québec qui se montreront intéressées.11
Pour marquer encore plus le coup, Mme Boily souligne qu’il est nécessaire de sensibiliser les futur·es intervenant·es et de les outiller davantage. En questionnant celle-ci sur la responsabilité que peuvent avoir les enseignant·es et les parents dans les choix de livres que font les enfants, Mme Boily souligne qu’ils et elles ont un rôle de premier plan puisqu’ils et elles sont des modèles : « Il est possible qu’un adulte ne pense pas naturellement à présenter des œuvres littéraires aux contenus égalitaires et non-stéréotypés si, dans son enfance, il ou elle n’a pas été en contact avec celles-ci. » 11. Pour ce faire, Mme Boily prévoit une prise de contact avec divers départements des cégeps et des universités afin de présenter, dans un esprit de collaboration et de sensibilisation, la sélection aux futur·es enseignant·es ainsi qu’aux futur·es éducateur·trices :
On veut […] les soutenir et encourager le développement de leurs compétences à choisir les œuvres littéraires qu’ils [et elles] pourront exploiter auprès des jeunes; les éveiller à l’importance de présenter des personnages variés, provenant de diverses réalités sociales et culturelles. À se poser des questions telles que : est-ce qu’on donne des chances égales aux filles et aux garçons en leur présentant ces histoires-là, en leur présentant ces contenus-là? Est-ce qu’on fait attention que les personnages principaux soient des filles ou que s’ils sont en personnages secondaires, qu’elles ne soient pas juste passives, mais qu’elles participent à l’action? […] Montrer des filles volontaires, des modèles féminins qui sont plus actuels pour les encourager à développer leur plein potentiel et rappeler aux garçons qu’ils ont le droit de ressentir des émotions, à comprendre qu’il n’y a pas de rôles fixes dédiés aux filles et d’autres aux garçons11.
En contactant les futur·es intervenant·es, Mme Boily affirme vouloir éduquer celles et ceux qui éduquent :
Nous, comme organisme, on ne peut pas rejoindre les dizaines, centaines de milliers d’enfants, mais je pense que si on sensibilise et qu’on forme les adultes qui les côtoient, […] ils [et elles] deviendront des agent[·e·]s multiplicateur[·trice·]s, des ambassadeur[·e·]s. Je considère aussi que ces rencontres seront des occasions enrichissantes de partager des pratiques éducatives, ce qui ouvrira des pistes de réflexions communes11.
Tout de même, Mme Boily dresse un portrait assez positif de la littérature jeunesse québécoise des dernières années :
Je trouve que, dans les dix dernières années, il y a plus d’éditeurs québécois qui n’hésitent pas à publier les auteur[·trices] qui abordent des sujets plus sensibles, comme l’homosexualité, la diversité familiale, l’intimidation. Cela se faisait moins dans les années 90 lorsque j’ai commencé comme animatrice littéraire11.
Vers davantage de diversité
En consultant des livres destinés aux jeunes, plusieurs études témoignent de différences marquées quant aux rôles et aux attitudes des personnages féminins et masculins :
Les recherches démontrent qu’au cours des ans, malgré quelques fluctuations en ce qui a trait à la représentation de rapports égalitaires entre les personnages des deux genres dans la littérature jeunesse, des asymétries importantes persistent toujours (Hamilton, Anderson, Broaddus et Young, 2005; Ly Kok et Findlay, 2006; Turner-Bowker, 1996). De façon générale, on constate que les personnages féminins sont sous-représentés dans les histoires, les titres, les rôles centraux et les illustrations et que les images du masculin et du féminin qui sont offertes au lecteur [ou à la lectrice] sont stéréotypées (Daréoux, 2007; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003) 3.
Alors que d’importants stéréotypes persistent dans la littérature jeunesse, ceux-ci contribuent à de nombreuses inégalités de genre en perpétuant des préjugés et des contraintes sociales. Selon Line Boily, une plus grande égalité dans la littérature jeunesse pourrait permettre de diminuer celles-ci :
Je pense que [plus d’égalité dans la littérature jeunesse] va modifier les rapports entre les garçons et les filles. Ça va également favoriser le fait que les filles vont choisir des carrières qui leur ressemblent vraiment, mais qui ne seront pas dictées par ce qu’on attend d’elles. Je pense que ça pourrait éventuellement aider à une plus grande parité dans tous les domaines9.
Nos discussions avec Line Boily et Émilie Rivard ainsi que quelques recherches nous permirent d’identifier certains livres jeunesse démontrant une belle diversité. Parmi ceux-ci, voici différents coups de cœur :
- Tu peux d’Élise Gravel : dans ce livre pour les enfants entre 4 et 9 ans, Élise Gravel présente différents droits que les enfants ont, sans différenciation selon leur genre. « Que tu sois une fille ou un garçon, tu peux être toi-même. »12
- Assignée garçon de Sophie Labelle : cette bande dessinée en ligne présente, pour les enfants âgés entre 6 et 12 ans, le quotidien et l’histoire de Stéphie, une jeune trans de 11 ans13.
- L’enfant mascara de Simon Boulerice : Ce livre pour adolescent·e·s et pour adultes présente l’histoire d’amour à sens unique de Larry/Léticia, une jeune trans qui choisit de se maquiller pour se rendre à l’école secondaire. On peut y découvrir son quotidien et ses difficultés, mais également rencontrer un personnage fort de détermination et de ténacité. Ce récit s’inspire d’un meurtre transphobe survenu aux États-Unis en 200814.
Outre les livres jeunesse favorisant la diversité, d’autres lieux et maisons d’édition peuvent avoir à cœur de promouvoir une littérature moins discriminatoire entre les individus. Notamment, la librairie féministe L’Euguélionne propose une large sélection de livres usagés et neufs appartenant à la littérature des femmes, mais également des ouvrages « […] féministes, queer, lesbiens, gais, bisexuels, trans, intersexe, […], etc. ». Cette coopérative de solidarité à but non-lucratif se trouve à Montréal et organise également des événements variés promouvant la diversité15. Également, la nouvelle maison d’édition Dent-de-lion favorise des valeurs féministes et promeut les personnages non-stéréotypés. Son premier livre, Derrière les yeux de Billy, sortira le 6 octobre 201916.
CRÉDIT PHOTO: Vincent Fuh – Flicr
1 Francine Descarries, Marie Mathieu et Marie-Andrée Allard, 2010, Étude : Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin, Conseil du statut de la femme, Gouvernement du Québec. www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/etude-entre-le-rose-et-le-bleu.pdf
2 William S. Pollack, 2001, De vrais gars : sauvons nos fils des mythes de la masculinité, Éditions AdA, Varennes, Québec.
3 Patricia Balcon, Aïcha Benimmas, Yasmina Bouchamma et Anne-Marie Dionne, 2007, « Étude des stéréotypes sexistes à l’égard des parents dans la littérature jeunesse canadienne », Revue de l’Université de Moncton, vol.38, no.2., pp.111-143. doi.org/10.7202/038493ar
4 Danièle Courchesne et Rachel Roy-Ringuette, 2018, « Filles et garçons : égaux ou pas? », LURELU, vol.40, no.3, pp.15-19, Montréal. id.erudit.org/iderudit/87396ac
5 Évelyne Daréoux, 2007, « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants ». Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089
6 Serge Chaumier, cité dans Évelyne Daréoux, 2007. « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants », Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089
7 Michèle Babillot, citée dans Évelyne Daréoux, 2007. « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants », Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089
8 Échanges avec Émilie Rivard, communication personnelle, 27 juillet 2018.
9 Émilie Rivard, 2018, Mimi moustache, Éditions Andara, Blainville. www.leslibraires.ca/livres/mimi-moustache-emilie-rivard-9782924146743.html
1 0 Kaléidoscope, 2018. « Kaléidoscope : Livres jeunesse pour un monde égalitaire », Centre filles YWCA Québec, Québec. kaleidoscope.quebec/
1 1 Échanges avec Line Boily, communication personnelle, 25 juillet 2018.
1 2 Élise Gravel, 2018, Tu peux, Éditions La courte échelle, Montréal.
elisegravel.com/wp-content/uploads/2017/07/tupeuxfin2.pdf
1 3 Sophie Labelle, 2014. Assignée garçon, Tumblr, assigneegarcon.tumblr.com/
1 4 Simon Boulerice, 2016, L’enfant mascara, Édition Leméac Jeunesse, Montréal. www.leslibraires.ca/livres/l-enfant-mascara-simon-boulerice-978276094226…
1 5 Pour plus d’informations sur la Librairie féministe L’Euguélionne, librairieleuguelionne.com/
1 6 Pour plus d’informations sur Dent-de-lion, éditions jeunesse. www.editionsdentdelion.com/