par Charline Caro | Mar 24, 2025 | Analyses, Canada
Étienne Perrault-Mandeville, chercheur au CREMIS, à la station Place des Arts lors de l’entrevue – Charline Caro
La Société de transports de Montréal (STM) a annoncé le 13 mars dernier une obligation de circuler dans les stations de métro. Cette mesure s’adresse en particulier aux personnes en situation d’itinérance, qui ne pourront plus flâner dans le métro. Jusqu’au 30 avril, les constables spéciaux pourront ainsi expulser des personnes itinérantes sans motif valable, si ce n’est qu’elles stationnent dans les couloirs. La STM prévoit également de suspendre l’accès à de nombreux espaces communs, où les personnes sans-abris peuvent avoir l’habitude de s’installer.
Étienne Perreault-Mandeville est chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Il a consacré son mémoire à l’étude de la mendicité et la question du flânage et de l’obstruction des personnes en situation d’itinérance. L’Esprit Libre a recueilli son point de vue sur les mesures de la STM.
L’Esprit Libre : Qu’est-ce que représentent les stations de métro pour les personnes en situation d’itinérance ?
Étienne Perreault-Mandeville : Lorsque les personnes en situation d’itinérance se retrouvent à la rue, il y a un brouillage entre l’espace public et privé qui s’opère. N’ayant plus d’endroit où aller, ces personnes vont dans les lieux qui leur sont accessibles, comme les stations de métro. L’espace public devient alors leur espace privé. Il y a donc plein de raisons pour lesquelles les personnes itinérantes vont se réfugier dans les métros, car c’est le dernier espace qu’elles ont.
Quelle est la volonté principale derrière les mesures annoncées par la STM ?
L’objectif de cette mesure, il est très clair : on veut déloger ces gens-là du métro, les expulser en dehors du dehors, tout en adoptant une architecture qui leur est hostile. C’est même plus qu’hostile, c’est une forme de violence. On le voit avec les murs, les palissades, les miroirs et les caméras qu’ils sont en train d’installer. Cela traduit une logique de sécurisation de l’espace public, et non plus de cohabitation, comme le revendiquait la Ville de Montréal.
La STM invoque des enjeux de sécurité pour justifier l’obligation de circuler. Qu’en
pensez-vous ?
Je peux le comprendre, car comme on le voit, il y a certaines personnes qui consomment des drogues, qui urinent, ou qui ont des comportements erratiques. Mais ça reste une minorité de personnes en situation d’itinérance. Le problème, c’est que les nouvelles mesures de la STM mettent tout le monde dans le même bateau, et justifient l’expulsion de tous en raison de certains comportements dérangeants.
Selon un sondage réalisé par la STM, un voyageur sur deux ne se sent plus en sécurité dans le métro. Comment concilier avec le malaise grandissant des usagers ?
Je pense qu’il y a l’insécurité et la perception d’insécurité. Est-ce qu’une personne qui crie met ta vie est en danger ? Il faudrait remettre en question cette question d’insécurité chez les usagers, notamment à travers un travail de sensibilisation. Ces gens-là ne sont pas seulement en situation d’itinérance, ils ont aussi une trajectoire de vie, une histoire, et ont connu des embûches qui les ont amenés dans la rue.
Pourquoi les personnes itinérantes dérangent même si elles n’ont pas toutes des comportements problématiques ?
Parce qu’on a peur de ces gens-là. C’est comme si cette personne ne faisait plus partie de la société parce que la façon dont elle occupe l’espace public, dont elle est habillée, son hygiène…diffèrent des codes sociaux. On voit donc notre concitoyen dégringoler l’échelle sociale, mais on ne peut rien faire pour l’aider. Souvent, c’est plus de l’inconfort que de l’insécurité que l’on ressent.
Comment intervenir face aux comportements de certaines personnes itinérantes qui demeurent problématiques ?
C’est sûr que certains comportements ne sont pas acceptables dans une station de métro. Mais est-ce que la solution, c’est de renforcer l’architecture hostile et d’expulser tout le monde ? Ou est-ce que c’est de cibler ces gens-là avec des interventions psychosociales ? Le gouvernement a choisi la première option, qui est celle de la facilité. Plutôt que de renforcer le tissu communautaire et les intervenants, il construit des murs pour repousser le problème. Je ne pense pas que ce mode d’intervention répressif soit très utile.
Quelle place ces mesures accordent-elles aux personnes itinérantes dans l’espace public ?
On exige d’elles de se fondre dans le décor et de se mettre en retrait de l’espace public, elles ne doivent pas obstruer le passage des « citoyens ordinaires ». Ainsi, sous prétexte qu’elles ne respectent pas l’injonction à la mobilité dans les stations de métro, on les expulse. On les relègue encore une fois à la marge de l’espace public. Mais il faudrait prendre en compte qu’il y a différents types de populations qui occupent le métro et l’espace public, comme les personnes en situation d’itinérance dont c’est le lieu de vie, et même de survie.
À quel statut sont renvoyées les personnes itinérantes à travers ces mesures ?
C’est une vision politique qui fait des personnes itinérantes non plus des êtres humains, mais des objets urbains, que l’on déplace parce qu’ils dérangent. Jamais, on ne parle d’inégalités sociales, de rapports sociaux ou de précarité. C’est une déshumanisation et une dépolitisation totale de ces personnes, qui sont pourtant des citoyens à part entière.
par Adèle Surprenant | Oct 23, 2020 | Canada, Québec, Societé
Pour beaucoup, les premiers mois de la pandémie de Covid-19 ont été synonymes de rester chez soi. Un impératif que n’ont pas pu respecter les milliers de personnes en situation d’itinérance à Montréal, sans pour autant être épargnées par le virus ni par la précarisation qui a accompagné la fermeture de l’économie pour causes sanitaires. Regard sur les femmes et personnes trans sans domicile fixe, pour qui la rue est rarement le meilleur des refuges.
En septembre, la rue Sainte-Catherine est vide de ses touristes, qui se font déjà rares depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19. Parmi le fourmillement des passant.e.s, lui ininterrompu, se détache une silhouette. Vêtue de velours magenta de la tête aux pieds, Noémie et son sourire se reconnaissent de loin : « Je peux emprunter ton téléphone deux minutes?, demande-t-elle à l’intervenante qui m’accompagne, il faut que j’appelle quelqu’un pour qu’il m’aide à changer mon chèque ».
Nous sommes au début du mois et Noémie n’est pas la seule à éprouver des difficultés à encaisser son chèque de solidarité sociale, connu sous le nom de « bien-être social ». Pour les personnes sans logement, il n’est pas rare de ne pas avoir de compte à la banque, salon Ann-Gaël Whitman, coordonnatrice de la Maison Jacqueline, centre d’hébergement d’urgence pour femmes qui a pignon sur rue dans l’arrondissement montréalais de Centre-Sud. Avec la pandémie, il n’est plus possible d’obtenir une carte d’assurance maladie avec photo, pièce d’identité nécessaire pour pouvoir encaisser un chèque dans une institution bancaire sans y être membre.
La pandémie a provoqué de nombreux bouleversements et a multiplié les problèmes, déjà nombreux, auxquels font face les personnes en situation d’itinérance et les femmes en particulier : « Au début de la pandémie, il n’y avait aucune ressource pour les personnes en état d’itinérance, explique Mme Whiteman, au téléphone avec L’Esprit libre. Les femmes étaient dans la rue depuis des semaines, elles n’avaient pas accès à des douches, à des toilettes… on a même dû fermer notre centre de jour », se désole-t-elle. Le gouvernement a par la suite débloqué des fonds d’urgence pour soutenir les ressources en itinérance comme la Maison Jacqueline. La coordinatrice du centre témoigne tout de même d’une « augmentation [des demandes] à tous les niveaux, » que ce soit pour obtenir des repas, des vêtements propres ou prendre une douche, mais aussi « une augmentation des demandes et des refus pour les lits ».
L’itinérance au féminin
Sur les 1 000 places en hébergement d’urgence à Montréal en 2019, entre 10 à 14% étaient réservés aux femmes, qui représentent pourtant le quart de la population en situation de précarité extrême au Québec1.
Lors du dernier dénombrement officiel, 3 149 personnes itinérantes ont été recensées à Montréal, parmi lesquelles une majorité d’hommes et 41% d’hommes âgés de 30 à 49 ans2. Des chiffres qui ne correspondent pourtant pas au vrai visage de l’itinérance, dénonce la professeure et directrice du département de travail social à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Céline Bellot. Ils ne correspondent qu’à l’itinérance de rue, souvent associée aux hommes, alors que pour les femmes « on va parler d’une itinérance ”cachée“ ou « invisible”, nous explique-t-elle en entrevue. Elles vont trouver toutes sortes de solutions pour éviter la rue : vivre en colocation, vivre en motel, se maintenir dans des logements non sécuritaires où elles vivent de la violence, dormir chez quelqu’un en échange de services sexuels… »
Selon elle, les femmes vont tout essayer avant d’arriver à la rue. Si elles échouent à « rester sur la première marche de l’escalier sans tomber sur le trottoir », pour reprendre l’expression employée par une femme en situation d’itinérance interrogée par Mme Bellot, « elles vont tout faire pour ne pas être repérées comme quelqu’un en situation d’itinérance ». Pour des raisons de sécurité, certaines femmes sans logement vont user de diverses stratégies pour s’invisibiliser elles-mêmes, que ce soit en apportant un souci particulier à leur apparence ou en évitant certains lieux publics comme les parcs, fréquentés par une population itinérante majoritairement masculine.
Mais l’invisibilisation n’est pas la seule spécificité de l’itinérance au féminin. Pour Ann-Gaël Whiteman, « c’est le choc post-traumatique qui mène quasi toutes les femmes à l’itinérance. » Des traumas liés à des violences physiques, psychologiques ou sexuelles remontant pour beaucoup à l’enfance.
Un constat que seconde Mme Bellot, pour qui « une femme qui arrive à la rue a essayé de se démener pendant des mois, des semaines, des années pour ne pas tomber, et quand elle tombe c’est que toutes les ressources ont été épuisées, y compris elle-même physiquement, psychologiquement et émotionnellement », contrairement à l’expérience des hommes, qui ont tendance à basculer plus rapidement dans l’itinérance.
En marge de la marge
De retour aux angles des rues Sainte-Catherine et Panet, Noémie nous raconte son parcours dans la rue, qui a commencé il y a environ un an, suite au décès de sa mère : « il y a des personnes qui consomment, d’autres qui boivent. Et il y a des personnes qui souffrent », commente-t-elle avec émotion, en référence à sa situation.
Noémie fait partie des 20 à 40% de personnes itinérantes en Amérique du Nord qui s’identifient à la communauté LGBTQ+. Elle a entamé sa transition il y a huit ans, bien avant de tomber dans l’itinérance. Pour nombre de personnes trans ou non binaires, le chemin vers la rue est souvent plus direct, d’après le professeur de sexologie à l’UQAM Philippe-Benoît Côté, qui a fait de la recherche sur les personnes LGBTQ+3 en situation d’itinérance.
Rappelant le manque criant de recherche sur la question, M. Côté estime que ces gens se retrouvent peut-être à la rue à cause « de l’exclusion familiale, des parents et de la famille élargie qui répondent très mal à l’orientation sexuelle, l’identité de genre des jeunes, ce qui fait en sorte que certains parents vont les pousser directement à la rue », explique-t-il à L’Esprit libre. D’autres pourraient eux et elles-mêmes choisir de quitter le domicile familial pour chercher du soutien dans d’autres milieux, un soutient qui manque cruellement à l’appel.
À Montréal, il n’existe aucune ressource dédiée spécifiquement aux personnes trans en situation d’itinérance. Il y a un « trou de services », commente M. Côté, rapportant le témoignage de personnes trans se voyant refuser l’accès à certains services ou refusant simplement de les réclamer, par peur d’être discriminées. « Une femme trans m’a raconté s’être fait refuser l’entrée d’un centre d’hébergement pour femmes parce qu’elle avait un peu de pilosité faciale », se souvient-il, ajoutant qu’elle n’avait pas eu accès à un rasoir depuis plusieurs jours.
« C’est une clientèle qui est extrêmement mal desservie », acquiesce Mme. Whiteman, qui soutient que « le fait d’être trans est une facette [de] qui elles sont », qui devrait être prise en charge par des ressources spécifiques.
Penser l’après Covid
Fin août, la mairesse de Montréal Valérie Plante donnait jusqu’au 1er septembre aux campeurs de la rue Notre-Dame, à l’est de la métropole, pour démanteler leurs installations et quitter le site4. Un îlot d’une quarantaine de tentes, qui grossit depuis le 3 juillet et où se retrouvent à la fois des itinérants de longue date et d’autres, poussée à la rue par la crise du logement5.
Malgré l’ultimatum de la mairie et l’hiver qui approche, le campement n’est toujours pas démantelé. Les ressources qui avaient été mises sur pieds pour répondre à la demande croissante et aux mesures sanitaires imposées par la Covid-19 commencent à fermer, au désespoir des actrices et acteurs du milieu de l’itinérance: « on est très inquiètes du manque de places en lits d’urgence à Montréal, commente Mme Whiteman. Les froids s’en viennent, l’hiver s’en vient », et seulement une nouvelle ressource en hébergement d’urgence vient d’ouvrir ses portes. Soixante lits dans un YMCA, accueillant les hommes comme les femmes. De quoi décourager les femmes, selon Mme Whiteman, qui, très souvent, ne se sentent pas en sécurité dans les endroits mixtes où elles sont à risques de vivre des agressions physiques et sexuelles.
« Il y avait déjà peu de solutions pour les femmes pendant le confinement », commente Céline Bellot, rappelant que les mesures de distanciation sociale et l’injonction au « rester chez soi » a également plombé l’économie informelle, de laquelle les personnes itinérantes tirent principalement leur revenu. « Le ramassage des canettes, la quête et une partie de la demande pour le travail du sexe se sont effondrés, mais il y a aussi des côtés positifs à la pandémie » en ce qui concerne l’itinérance à Montréal, rappelle la professeure à l’UQAM, qui réalise actuellement une recherche sur le sujet.
La flexibilité dans les ressources ouvertes spécialement durant le confinement a permis, selon Mme Bellot, de montrer aux autorités publiques que d’autres méthodes sont possibles en matière d’hébergement: des horaires moins contraignants, la possibilité d’héberger des couples ou de laisser entrer les chiens avec leurs propriétaires, etc. Aussi, « à cause des mesures de distanciation sociale, on a créé des bulles d’intimité, et donc une nouvelle façon de concevoir et d’accueillir les gens dans un espace plus intime qu’à l’habitude, » ajoute-t-elle, secondée par Mme Whiteman, pour qui les refuges accueillant 300 personnes ne sont plus acceptables. « Il faudrait favoriser les petites unités d’hébergement », complète celle qui est à la tête d’un centre abritant 20 lits d’urgence.
« Le gros mot, partout, c’est qu’il faut se réinventer, notamment dans notre façon de concevoir l’intervention, le logement, la fonction des centres-villes », d’après Mme Bellot, pour qui l’itinérance peut profiter des transformations plus larges de la société qu’a provoqué l’apparition de la Covid-19. Même avec le déconfinement, le télétravail perdure, se développe et se normalise, laissant de nombreuses tours à bureaux du centre-ville vides, du moins partiellement. Fin septembre, une étude de la Chambre de Commerce du Montréal métropolitain (CCMM) recensait qu’à peine un tiers des employeur.se.s enregistrent un taux d’occupation de plus de 20% dans leurs bureaux du centre-ville.
Une direction vers laquelle regarder pour repenser la situation de l’itinérance au Québec et particulièrement à Montréal, à quelques pas de la Place Émilie-Gamelin et des rues peuplées de Centre-Sud et du Village, où l’itinérance est loin d’être masquée par les impératifs de la pandémie.
1 Lortie, Marie-Claude. 27 décembre 2019. « Rare ressource pour femmes itinérantes » dans La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2019-12-27/rare-ressource-pour-femmes…
2 Radio-Canada. 25 mars 2019. Près de 5800 itinérants « visibles » au Québec. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1160344/denonbrement-itinerants-vis…
3 Chiffres tirés d’une entrevue avec Philippe-Benoît Côté.
4 Ruel-Manseau, Audrey. 31 août 2020. « Campement de Notre-Dame : « personne n’a l’intention de partir » » dans La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2020-08-31/campement-d…
5 Ibid.