La situation des langues minoritaires dans le monde vue par un Québécois : entretien avec Jacques Leclerc

La situation des langues minoritaires dans le monde vue par un Québécois : entretien avec Jacques Leclerc

Par Félix Beauchemin

À la suite de la présentation de la Loi 96, réforme de la fameuse Charte de la langue française (Loi 101), par le gouvernement de François Legault, l’éternel débat sur l’importance de la langue française au Québec s’est de nouveau mis en branle. Mais qu’en est-il des autres territoires linguistiques minoritaires dans le monde et leurs lois? Pour Jacques Leclerc, sociolinguiste, le Québec a beaucoup à apprendre du reste du monde. 

Les citations de l’article sont tirées d’un entretien avec Jacques Leclerc, linguiste.

À première vue, le site Web « L’aménagement linguistique dans le monde »créé par Jacques Leclerc, peut sembler banal. Pourtant, ce projet, parti en 1999, est aujourd’hui une des références en la matière de l’aménagement linguistique dans le monde : « J’ai fait ça il y a à peu près 20 ans, ça a commencé lentement, avec une quarantaine de pays. Puis, avec les années, le monde entier y a passé. » Durant notre entretien téléphonique, il m’était difficile de cacher mon admiration envers la passion et l’effort mit sur ce site, celui-ci regorgeant d’informations détaillées sur plus de 195 États souverains, 200 États non souverains en plus de près de 3000 lois linguistiques traduites en français[i]. À ce jour, 15 000 à 20 000 internautes visitent ce site par jour, pour un total de près de 5 millions par année[ii]. Comme l’explique Jacques Leclerc, linguiste de profession, « tout ce qui concerne la géographie linguistique, l’aménagement linguistique, les lois linguistiques, c’est mon hobby ».  

Cela étant dit, notre entretien était tout d’abord destiné à comparer la situation linguistique québécoise à celle des autres territoires minoritaires du reste du monde. Une comparaison qui permettrait peut-être de dédramatiser la situation dite alarmante du français au Québec[iii].

« Beaucoup de peuples minoritaires à travers le monde envient le Québec, ils aimeraient bien ça être dans notre situation, même si ce n’est pas parfait. »

Des situations comparables au Québec

Parmi les régions linguistiques semblables au Québec, la comparaison de la Catalogne est revenue fréquemment, notamment en raison d’une situation administrative similaire, en plus d’une langue distincte de l’État central, dans ce cas-ci l’espagnol d’Espagne. « Le cas du catalan est intéressant, parce qu’il est à la fois majoritaire et minoritaire, comme nous », faisant référence au fait que le catalan est parlé par une majorité de gens dans la région, mais par une minorité à l’échelle du pays. À ça s’ajoute un combat nationaliste – voire pour l’indépendance politique – qui rejoint les valeurs politiques de ses deux nations. Dans les deux cas, une volonté d’indépendance s’appuie sur la protection du français dans le cas du Québec, et du catalan dans le cas de la Catalogne, généralement négligée par l’État central. 

La langue distincte devient alors un symbole de cette volonté d’autodétermination. Comme le développe Jacques Leclerc sur L’Aménagement linguistique dans le monde, « symbole de l’identité, la langue est le plus puissant facteur d’appartenance sociale et ethnique en même temps qu’un facteur de différenciation et d’exclusion. L’affirmation de soi va de pair avec la recherche de la dominance, mais, ce faisant, la langue dominée entre nécessairement en conflit avec la langue dominante, dont elle veut partager la suprématie. » 

Le problème des minorités linguistiques va donc plus loin que la simple cohabitation: « En réalité, les pays, ou les États non souverains, ont des problèmes quand leur langue n’est pas celle de l’État central. » Le problème résiderait également dans le fait que « le groupe majoritaire n’aime jamais apprendre la langue du minoritaire. Pour eux, c’est comme une [rétrogradation], une humiliation ». 

Parmi d’autres exemples notables, la Corse, collectivité territoriale française : « La Corse a une assemblée délibérante, la Corse peut adopter des lois en autant que ça ne contrevienne pas aux lois françaises. » Ainsi, « les Corses peuvent imposer certaines choses, comme certaines écoles peuvent imposer l’étude du corse à tout le monde. Ça oblige les Français‧es [en Corse] à apprendre le corse, et ça les écœure, les majoritaires n’aiment jamais ça ». 

Quoique moins discutée, une autre comparaison intéressante pourrait être faite avec l’Inde, État qui fonctionne sous un mode fédératif, comme le Canada, et où deux langues officielles doivent cohabiter (l’hindi et l’anglais). Pourtant, « les États [de l’Inde] ont un réel pouvoir, autant que le Québec en a. Ils peuvent choisir la langue officielle qu’ils veulent. Ils ne pourront pas exclure ni l’anglais ni l’hindi, mais ils peuvent rajouter les langues officielles qu’ils veulent ». Il y a donc 22 langues indiennes considérées comme constitutionnelles, celles-ci ayant une présence administrative, scolaire et sociale dans les provinces concernées. Jacques Leclerc en profite pour démontrer l’influence prépondérante du multilinguisme en Inde : « En Inde, normalement, un enfant apprend la langue de son État, s’il y en a deux, il en apprend deux, en plus d’apprendre la langue de l’État central qui est l’hindi ou l’anglais. Il va probablement aussi apprendre la langue de l’État voisin. Autrement dit, un enfant indien apprend généralement trois à quatre langues.  » M. Leclerc se permet donc de lancer une flèche à l’unilinguisme à l’américaine : « L’unilinguisme est assez généralisé dans les deux Amériques. Ou bien c’est l’anglais, ou bien c’est l’espagnol, ou bien c’est le portugais. [Les Québécois‧es], on est les moins unilingues [en Amérique] pour diverses raisons historiques. »

L’Inde peut également se comparer avec le Canada pour une autre raison : la présence de langues mineures et autochtones. Alors que le Canada recense une soixantaine de langues autochtones au pays[iv], l’Inde possède 302 « langues mineures » et plus de 250 – quoique moins bien répertoriées – « langues tribales »[v]. Dans les deux cas, des difficultés s’imposent dans la conservation de ses langues. Au Canada, les dispositions linguistiques destinées à promouvoir certaines langues autochtones ne doivent pas contrevenir au bilinguisme officiel, donnant à cesdites langues un rôle de second plan[vi]. Quant à l’Inde, la présence omniprésente des langues de l’État central, l’hindi et l’anglais, marginalise l’apprentissage de langues non constitutionnelles[vii]. Des encadrements qui poussent certaines langues sous-représentées près de l’extinction. 

Comparaison des lois linguistiques

À sa sortie en 1970, la Loi 101 avait subi beaucoup d’opposition, notamment de la communauté anglophone et italienne québécoise[viii]. La plus récente Loi 96, même si étant plus globalement consensuelle[ix], a tout de même attiré son lot de critiques. Ainsi, comparativement aux lois linguistiques du reste du monde, le Québec est-il si sévère dans la protection de sa langue minoritaire? 

« Dans certains pays, comme en Roumanie, on les oblige à savoir le roumain. Tu vas à l’université en anglais? C’est bien correct, mais tu vas avoir des matières en roumain », explique Jacques Leclerc. 

« C’est comme si on disait que les cours d’histoire [au Québec] seraient en français, y compris dans les cégeps , y compris dans les écoles anglaises. Ça va plus loin que [nos lois]. Nous, on est un peu peureux au Québec. On craint toujours de froisser la population. » 

Comparant encore la situation catalane à celle du Québec, M. Leclerc se permet également de mettre de l’avant une certaine combativité des Catalan‧e‧s en ce qui a trait à leur langue : « Les Catalan‧e‧s se retournent de bord plus vite que les Québécois‧es. Quand l’État central, ou la Cour constitutionnelle, condamnait une loi, les Catalan‧e‧s se retournaient de bord et en votaient une autre. Nous on prend notre trou. Quand la Cour suprême condamne, on ne fait rien. » Ainsi, fidèle à son habitude[x], le québécois se veut plus consensuel que combatif. L’idée du Québec comme un peuple « d’extrême-centre » n’est toutefois pas née d’hier. Comme l’explique Jean-Marc Léger, auteur du livre Code Québec, dans le balado du même nom, « la recherche du consensus ça vient de loin, ça a des conséquences sur une société qui est plus tolérante, une société qui est plus permissive[xi]. » 

La perte d’une langue minoritaire

La situation linguistique du Québec est toutefois « positive » puisque « quand on se compare avec le reste du monde, on est dans une situation quand même intéressante pour notre minorité ». Certaines situations témoignent d’une perte de la langue minoritaire au profit de la langue majoritaire à un rythme bien plus important qu’au Québec. 

Que ce soit dans le cas d’un État central autoritaire comme la Chine vis-à-vis le Tibet : « En Chine, tout est contrôlé par le gouvernement chinois. C’est-à-dire qu’on met en poste des Chinois‧es, et non des Tibétain‧e‧s. Les Tibétain‧e‧s sont là comme le peuple qui subit les forces des Chinois‧es. Ensuite, on s’organise pour les minoriser. » La situation du Tibet est donc extrêmement tendue. 

Comme l’explique M. Leclerc sur L’aménagement linguistique dans le monde, « le Tibet vit sous un régime colonial au moyen duquel les Chinois imposent leurs idées et leurs valeurs, le tout avec un fort patriotisme normalement accompagné de racisme, de dogmatisme, de mépris et d’ignorance. » 

Ce contrôle chinois fait en sorte que les Tibétain‧e‧s « ne peuvent pas adopter des lois pour imposer le tibétain aux Chinois‧es ».

Ce peut aussi être un manque de volonté politique pour le maintien d’une langue : « Tous les pays où on donne libre-choix [de la langue], il y a de sérieux problèmes. » Entre autres, « en Moldavie, on donne le choix d’aller à l’école russe ou à l’école moldave, mais en faisant ça, ils se comportent un peu comme les Québécois‧es le feraient [avec l’anglais], une bonne partie des gens instruits, des gens plus aisés, envoient leurs enfants à l’école russe. Autrement dit, individuellement c’est une bonne affaire. Mais socialement, c’est une catastrophe ». Cette catastrophe est liée à la régression rapide de la langue moldave au profit de celle de l’État voisin, la Russie. 

Des lois sévères pour une plus grande conservation linguistique

De l’autre côté de la médaille, certains États et régions exercent des lois linguistiques plus sévères, leur permettant une préservation linguistique presque parfaite. Parmi ces États, il y a l’Islande, pays dont plus de 90 % de la population ont l’islandais comme langue maternelle[xii]

« Les Islandais‧es, qui sont moins de 200 000 de population, le parlement intervient é–nor–mé–ment sur les questions linguistiques, et ils sont sur une ile, c’est ce qu’on appelle une forteresse linguistique. Leur langue n’est pas en danger et ne le sera jamais. » 

Pourtant, l’apprentissage de l’anglais et du danois est obligatoire, rendant presque la totalité de la population islandaise bilingue ou trilingue[xiii]. De plus, sous les principes du purisme linguistique islandais, la langue islandaise est en constante évolution, ce qui rend la langue dynamique, s’adaptant du même coup aux nouvelles générations[xiv]. Comme l’explique Jacques Leclerc, « contrairement au Québec, les Islandais‧es sont très respectueux de leur organisme linguistique », le Conseil de la langue islandaise (Íslensk málnefnd), qui règlemente justement sur ses différents changements linguistiques.

Quelles leçons à tirer pour le Québec et le Canada?

« Je me souviens il y a quelques années, j’ai été dans la Vallée d’Aoste en Italie, où la langue officielle est l’italien et le français, et puis je me souviens que le président de la Vallée d’Aoste me disait « on aimerait ça nous aussi être comme vous », de pouvoir faire les lois qu’ils veulent », m’explique Jacques Leclerc. Il perçoit donc le Québec comme un peuple « chanceux », notamment en ayant un « pouvoir quasi souverain sur sa langue ». Ceci se distingue d’ailleurs des départements français qui n’ont aucun pouvoir de légiférer sur les questions linguistiques, un problème qui est d’ailleurs visible dans les cinq départements qui constituent la Bretagne, la langue bretonne étant désormais parlée par environ 5 % de la population[xv].

Au-delà du pouvoir provincial de légifération linguistique, M. Leclerc espère aussi un plus grand rôle du gouvernement fédéral canadien : « Le Canada fédéral pourrait certainement s’améliorer aussi. C’est d’un ridicule des fois de consommer les politiques du gouvernement. Juste ce qui s’est passé récemment avec la gouverneure générale, on s’en fout complètement de nous, c’est clair. » Celui-ci fait, du coup, référence à la nouvelle gouverneure générale du Canada, Mary Simon, qui a fait couler beaucoup d’encre pour ses difficultés à s’exprimer en français[xvi]. À l’encontre de ces critiques, d’autres pourraient toutefois se réjouir d’avoir la représentation d’une langue autochtone, dans ce cas l’inuktitut, parlée par près de 40 000 personnes au Canada, au sein d’un des postes les plus prestigieux du pays[xvii]

Le Canada pourrait donc tirer des leçons de différents pays dans le monde, notamment la province autonome de la Voïvodine en Serbie ou encore la Finlande, cette dernière étant « très respectueuse des minorités linguistiques ». Dans les deux cas, un pouvoir spécial est émis aux municipalités afin que celles-ci légifèrent et choisissent leurs propres langues administratives et sociales. Ce type de division municipale pourrait alors aider de nombreuses minorités linguistiques au Canada, dont les Franco-Ontariens : « Si l’Ontario s’en inspirait, elle pourrait faire des choses plus intéressantes pour les francophones, c’est certain. » À cela pourrait s’ajouter d’autres communautés francophones au Canada, les anglophones au Québec, ou sur un plan pancanadien, les langues autochtones. 

***

Le constat : en se comparant avec le reste du monde, la situation du français au Québec « n’est pas une catastrophe ». Toutefois, encore une fois en se comparant, il y aurait également place à « améliorer des choses ». « Si on compare le Canada au Pakistan, le Canada est diablement mieux, mais si on compare le gouvernement canadien avec le gouvernement finlandais, là il y a du chemin à faire », conclut Jacques Leclerc.

Crédit photo : Eli Carrico


[i] Jacques Leclerc, « Historique du Site », 19 janvier 2017, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/monde/historique_du_site.htm.  

[ii] Ibid. 

[iii] La Presse Canadienne, « Deux études de l’OQLF confirment le déclin du français au Québec », Radio-Canada.ca, 29 mars 2021,  https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1780961/declin-francais-quebec-etudes-oqlf.  

[iv] Statistique Canada, « Les langues autochtones au Canada », 23 juillet 2018, https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2011/as-sa/98-314-x/98-314-x2011003_3-fra.cfm.

[v] Jacques Leclerc, « Union indienne », 2 décembre 2017, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/inde-1Union.htm#5_Le_statut_des_langues_.

[vi] Jacques Leclerc, « Les langues et les droits linguistiques des autochtones », 26 septembre 2019, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cndautocht.htm.

[vii] Probal Dasgupta, « La politique linguistique et les langues indiennes moins répandues », Droit et Cultures, vol. 63, no 1, 2012 : 143-160. https://journals-openedition-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/droitcultures/2955.

[viii] Pierre-Luc Bilodeau, « Impacts de la loi 101 sur la culture politique au Québec de 1977 à 1997», Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal – Département d’histoire, 2016. https://archipel.uqam.ca/8719/1/M14347.pdf.

[ix] Lina Dib, « Pas d’unanimité pour une motion du Bloc aux Communes », La Presse, 26 mai 2021, https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-05-26/projet-de-loi-96/pas-d-unanimite-pour-une-motion-du-bloc-aux-communes.php.  

[x] Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, Le Code Québec : Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal : Les Éditions de l’Homme, 2016. 

[xi] Jean-Marc Léger, propos recueillis dans « Consensuel : Pour un Québécois, il est urgent d’attendre », Le balado de Code Québec, diffusé par TVA, 6 août 2021. https://www.qub.ca/tvaplus/video/cq-ep02-final-1051365957.

[xii] Jacques Leclerc, « Islande », 12 décembre 2016, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/islande.htm.

[xiii] Ibid. 

[xiv] Ibid. 

[xv] « Langues de Bretagne : combien de locuteurs et quelles attentes ? », France Info, 5 octobre 2018, https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/langues-bretagne-combien-locuteurs-quelles-attentes-1553008.html.  

[xvi] La Presse Canadienne, «Le commissaire aux langues officielles enquêtera sur la nomination de Mary Simon », Le Devoir, 20 juillet 2020, https://www.ledevoir.com/politique/canada/619161/le-commissaire-aux-langues-officielles-enquetera-sur-la-nomination-de-mary-simon.  

[xvii] Radio-Canada, « Des Inuits du Canada se réjouissent pour Mary Simon, la nouvelle gouverneure générale », Regard sur l’arctique, 27 juillet 2021, https://www.rcinet.ca/regard-sur-arctique/2021/07/27/des-inuit-du-canada-se-rejouissent-pour-mary-simon-la-nouvelle-gouverneure-generale/.

À l’ombre des projecteurs : quelle place pour l’international dans les médias québécois et canadiens?

À l’ombre des projecteurs : quelle place pour l’international dans les médias québécois et canadiens?

En 2019, l’actualité internationale représentait 7,84 % du contenu des médias québécois, soit près de trois fois moins que la place accordée aux sports 1. De cet espace dédié aux nouvelles de l’étranger, les trois quarts étaient occupés par les pays européens ou les États-Unis 2. Quelle place les médias québécois et canadiens accordent-ils au reste du monde? 

Jeudi 27 août 2020. À la une du New York Times 3, un article de la convention républicaine, aussi mise de l’avant dans les pages du journal Le Monde 4, entre un article sur la Covid-19 et les explorations gazières turques en Méditerranée. En première page du Devoir, la rentrée scolaire, les toilettes hors d’usage d’une école montréalaise en réparation, des parents inquiets. La Presse + 5 traite aussi d’enjeux liés à la rentrée en temps de pandémie, citation à l’appui : « être en vie, pas en survie ». 

La veille, les inondations provoquées par de fortes pluies ont causé la mort de 80 personnes à Charikar 6, en Afghanistan, où 1 300 civil·e·s ont perdu la vie lors d’affrontements armés depuis début 2020, d’après un rapport des Nations Unies 7

« Lorsqu’il est question des humains derrière ces statistiques, écrivait le mensuel américain The Atlantic, ce ne sont pas toutes les pertes qui sont couvertes équitablement 8», comme en témoigne la relégation des morts afghanes en marge de publications québécoises majeures. 

Quelle place pour l’international?

« La première chose qu’il faut noter lorsqu’on parle de l’actualité internationale au Québec, c’est qu’elle n’est pas couverte », déplore Dominique Payette, professeure de journalisme à l’Université Laval, lors d’un entretien avec L’Esprit libre

Un constat confirmé par les chiffres : parmi les thématiques qui intéressent les médias québécois, l’actualité internationale vient après la météo et juste avant les faits divers, d’après un classement réalisé par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval 9

Interrogée sur la question, Mme Payette confirme que « [la plupart] des médias reposent entièrement sur l’offre et la demande, donc sur le marché », expliquant notamment la pression financière importante qui pèse sur une industrie médiatique aux prises avec des problèmes économiques majeurs. Le rôle croissant des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information et le désintérêt progressif du public pour les médias traditionnels ont sans conteste fait mal aux portefeuilles des médias privés. « La chute des revenus publicitaires, principalement dans la presse écrite, a [également] contraint de nombreux journaux à cesser leur parution ou à opter pour une version en ligne seulement », favorisant le développement de médias spécialisés, pour qui il est plus aisé de trouver des annonceurs. Cela pourrait entraîner « une fracture entre les “ info-riches ” et les “ info-pauvres ”, entre ceux qui disposent des moyens financiers et techniques pour avoir accès à une information diversifiée et de qualité, et ceux qui n’y ont pas accès 10». 

Dans les dernières années, journaux, télévisions et radios ont aussi réduit drastiquement leur nombre de correspondant·e·s à l’étranger, faisant de plus en plus appel aux agences de presse 11. Mais « les problèmes économiques des médias n’expliquent pas tout », insiste Mme Payette, pour qui le peu de couverture internationale découle aussi d’un manque de volonté des rédactions. 

« Un média privé, tu peux comprendre que pour des raisons financières, parce que les revenus sont vraiment à la baisse, qu’ils réduisent leur nombre de correspondant[·e·]s », explique en entrevue le journaliste et chef du bureau de l’Agence France Presse (AFP) à Jérusalem, Guillaume Lavallée. En référence à la fermeture du bureau de Radio-Canada à l’étranger, il rappelle que « [pour] un média public, à partir du moment où les subventions restent les mêmes… c’est vraiment une question de volonté et [un problème] de définition de comment tu vois l’international ».

Quand un visage vaut mille noms 

« Aujourd’hui, on couvre surtout les crises et on n’a plus le temps pour le reste, déclarait au Devoir la journaliste Agnès Gruda. Lorsqu’il y a un attentat, tout le monde se jette sur l’évènement. On va avoir la caméra braquée sur un pays pendant trois semaines et, après ça, on l’oublie complètement 12», ajoute la chroniqueuse de La Presse, spécialisée en actualité internationale. 

Cette surreprésentation des crises dans la couverture de l’actualité internationale s’explique entre autres par des raisons logistiques : il est coûteux de suivre des conflits ou des situations à long développement, mais, « à l’inverse, une crise provoquée par un tremblement de terre ou par tout autre phénomène naturel est beaucoup plus facile à couvrir, puisqu’il ne faut regarder que les résultats », confirme Mme Payette. Il est aussi plus difficile d’intéresser le public aux sujets considérés « positifs » comme la croissance économique en Afrique ou le recul d’une épidémie 13, puisque « ça marche de voir que ça va très mal ailleurs », soutient la journaliste et professeure à l’Université Laval. « On dirait que ça nous réconforte, que ça fait de nous le meilleur pays du monde », ajoute-t-elle, faisant référence à la célèbre formule de Jean Chrétien. 

Parmi les crises couvertes dans les médias, un autre processus de filtration s’opère, déterminant le lien entre l’attention que les rédactions accordent à un évènement et l’intérêt que le public lui porte 14. Un processus de sélection théorisé par le concept de « mise sur agenda », et qui « dépend d’un certain nombre de facteurs déterminants, tels que les intérêts des élites à l’égard des pays en développement, la proximité de ces pays des centres de pouvoir géopolitique, la fidélité narrative des textes, c’est-à-dire sa cohérence relativement à des conceptions préexistantes du monde et les affinités culturelles » 15.

Par exemple, « quand il y a eu le référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014, se souvient Guillaume Lavallée, il y a eu énormément de couverture dans les médias québécois parce que ça leur dit quelque chose », le Québec partageant une trajectoire indépendantiste similaire. Par ailleurs, « Kim Kardashian a certainement plus d’attention [médiatique] globale que les réfugié·e·s soudanais·es 16», syrien·ne·s ou érythréen·ne·s.

Un autre phénomène, cette fois-ci psychologique, explique pourquoi un évènement affectant un plus grand nombre de personnes réduit la compassion des lecteurs et lectrices, qui sont plus porté·e·s à avoir de la compassion pour les individus que pour les groupes 17. Ce que les psychologues nomment « l’effondrement de la compassion » s’est notamment manifesté lorsqu’a circulé dans les médias sociaux et traditionnels la photo du jeune syrien Alan Kurdi, retrouvé mort visage contre terre sur une plage de Turquie. En 2015, sa photographie a attiré l’attention et l’empathie du monde entier sur la vague migratoire en Méditerranée, « parce qu’on ne voit pas le visage de l’enfant [qui] pourrait être n’importe quel enfant sur une plage 18». Et s’ils avaient été cent, visages contre terre? 

Du Biafra à Ottawa

Cette façon de « construire le nous-mêmes et le eux-autres », comme le formule Mme Payette, découle d’une façon de couvrir l’actualité qu’elle fait remonter à la Guerre du Biafra, au Nigeria, il y a un demi-siècle. La première représentation médiatique d’une pénurie alimentaire a donné lieu à un type de traitement de l’actualité qu’elle nomme « l’humanitarisme », soit la description biaisée d’une « situation dans laquelle il n’y a pas de coupable, pas de responsable ». En plus d’occulter les causes politiques et environnementales derrière la situation au Biafra, les médias ont introduit pour la première fois au public occidental des images montrant « des enfants avec des gros ventres et des mouches dans les yeux », contribuant à alimenter une vision misérabiliste de l’Afrique et, plus largement, des pays du Sud global. 

Le misérabilisme n’est pas un biais réservé à l’actualité étrangère dans les médias québécois et canadiens. Une étude réalisée entre 2012 et 2013 par l’organisme sans but lucratif Journalists for Human Rights (JHR) démontre que sur les 0,46 % du contenu médiatique ontarien dédié aux sujets concernant les Premières Nations, l’écrasante majorité présente une vision négative, voire raciste, de ces dernières 19.

En ce qui concerne « l’autoroute des larmes », une zone de 800 km en Colombie-Britannique où plus 12 jeunes femmes sont disparues depuis 1994, « les familles de ces femmes disparues et assassinées ont longtemps soutenu que les médias accordaient moins de couverture aux autochtones qu’aux femmes blanches 20», par exemple. D’après la journaliste Adriana Rolston, ce n’est d’ailleurs qu’en 2002 que des journaux majeurs comme le Globe and Mail ou le Vancouver Sun ont écrit sur « l’autoroute des larmes », date qui correspond à la disparition de Nicole Hoan, 25 ans, première femme blanche à rejoindre la funeste liste 21

Le « syndrome de la femme blanche disparue 22», qui renvoie à l’attention variable que les médias accordent à différents évènements selon certains paramètres, n’est donc pas exclusif aux maigres cahiers internationaux des quotidiens canadiens.

Alors qu’en 2020, le Canada figurait au 16e rang de l’index sur la liberté de presse de Reporter sans frontières 23, la professeure à l’Université d’Alberta Cindy Blackstock rappelle qu’« une presse libre a la responsabilité de couvrir les sujets sur lesquels le public a besoin d’être informé, pas uniquement sur ce qu’il veut entendre 24». 

Il y a deux ans, Guillaume Lavallée et deux de ses collègues lançaient le Fonds québécois en journalisme international (FQJI), qui attribue annuellement plus de 75 000 $ en bourses à des reporters québécois·es. Une initiative qui répond à une « urgence de trouver des sources de financement qui permettent aux journalistes de témoigner davantage des réalités internationales au public québécois en toute liberté et indépendance 25», à l’heure où la mondialisation lie de plus en plus les réalités d’ici à celles d’ailleurs. 

Firme Influence Communication, État de la nouvelle : Bilan 2019, p.10. [En ligne] https://files.influencecommunication.com/bilan/bilan-2019-qc.pdf (page consultée le 25 août 2020) 

Les chiffres cités ici ont été remis en question parLa Presse dans l’article suivant : Hachey, Isabelle. 12 juin 2018. « Les chiffres tordus d’Influence Communication » dans La Presse. [En ligne]. https://www.lapresse.ca/actualites/enquetes/201806/11/01-5185382-les-chiffres-tordus-dinfluence-communication.php (page consultée le 4 septembre 2020)

Lepage, Guillaume. 3 avril 2018. « Trop peu de place pour l’international dans les médias québécois? » dans Le Devoir. [En ligne] https://www.ledevoir.com/culture/medias/524274/une-trop-petite-fenetre-sur-le-monde#:~:text=En%202016%2C%20la%20couverture%20moyenne,du%20pr%C3%A9sident%20am%C3%A9ricain%2C%20Donald%20Trump. (page consultée le 25 août 2020)

3 The New York Times. [En ligne] https://www.nytimes.com/section/todayspaper?redirect_uri=https%3A%2F%2Fwww.nytimes.com%2F  (page consultée le 27 août 2020)

Le Monde. [En ligne] https://www.lemonde.fr/  (page consultée le 27 août 2020)

La Presse +. [En ligne]. https://plus.lapresse.ca/  (page consultée le 27 août 2020)

Abed, Fahim et Gibbons-Neff, Thomas. 26 août 2020. « Nearly 80 Killed As Flash Floods Ravage City in Afghanistan » dans The New York Times. [En ligne] https://www.nytimes.com/2020/08/26/world/asia/afghanistan-floods-charikar.html  (page consultée le 27 août 2020)

United Nations. 27 juillet 2020. Afghanistan: Protection of Civilians in Armed Conflicts. [En ligne]. https://unama.unmissions.org/sites/default/files/unama_poc_midyear_report_2020_-_27_july-.pdf (page consultée le 27 août 2020)

Urist, Jacoba. 29 septembre 2014.  « Which Deaths Matter? »  dans The Atlantic. [En ligne] https://www.theatlantic.com/international/archive/2014/09/which-deaths-matter-media-statistics/380898/ (page consultée le 27 août 2020)

9 Op.cit., Lepage.

10 Payette, Dominique. L’information au Québec : un intérêt public, p.16-18. [En ligne] http://www.mcc.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/publications/media/rapport-Payette-2010.pdf (page consultée le 28 août 2020)

11 Fondation Aga Khan Canada. Les médias canadiens et les pays en développement, p.12. [En ligne] https://www.akfc.ca/wp-content/uploads/2017/10/Report-Sept-27-FRENCH-Online.pdf (page consultée le 27 août 2020)

12 Op.cit., Lepage.

13 Rothmyer, Karen. « Hiding the Real Africa: Why NGOs Prefer Bad News »  dans Columbia Journalism Review. [En ligne] https://archives.cjr.org/reports/hiding_the_real_africa.php?page=all (page consultée le 28 août 2020)

14 Alvernia University. 19 février 2018. The Agenda-Setting Theory in Mass Communication. [En ligne] https://online.alvernia.edu/articles/agenda-setting-theory/ (page consultée le 27 août 2020)

15 Op.cit., Fondation Aga Khan Canada, p.5.

16 Lamensch, Marie et Pogdal, Nicolai. 15 octobre 2015. « Boko Haram, Nigeria, Africa – Where’s the News? »  Dans OpenCanada.org. [En ligne] https://www.opencanada.org/features/boko-haram-nigeria-africa-wheres-news-coverage/ (page consultée le 26 août 2020)

17 Op.cit., Urist.

18 Op.cit., Lamensch et Pogdal.

19 Pierro, Robin. « Burried Voices: Media Coverage of Aboriginal Issues in Ontario » dans Journalists for Human Rights, p.6. [En ligne]. https://jhr.ca/wp-content/uploads/2019/10/Buried-Voices.pdf (page consultée le 26 août 2020)

20 Habilo Media. Représentation dans les médias des femmes autochtones disparues ou assassinées. [En ligne] https://habilomedias.ca/litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/enjeux-des-m%C3%A9dias/diversit%C3%A9-et-m%C3%A9dias/autochtones/repr%C3%A9sentations-dans-les-m%C3%A9dias-des-femmes-autochtones-disparues-et-assassin%C3%A9es (page consultée le 26 août 2020)

21 Ibid., Habilo Media.

22 Ibid., Habilo Media.

23 Reporters sans frontières. 2020. World Freedom Index. [En ligne] https://rsf.org/en/canada (page consultée le 28 août 2020)

24 Op.cit., Pierro, p.12.

25 Qu’est-ce que le FQJI? [En ligne] https://www.fqji.org/fqji (page consultée le 4 septembre 2020)

Bleu Marine, la prochaine couleur de la France?

Bleu Marine, la prochaine couleur de la France?

Par Jacques Simon

(DOSSIER) PORTRAIT DES CANDIDAT·ES À LA PRÉSIDENTIELLE FRANÇAISE (2 de 5)

Marine Le Pen, c’est un classique de la politique contemporaine. Tout le monde la connaît, tout le monde a son avis sur elle, tout le monde est vaguement au courant de ses positions. Et pourtant, personne ou presque n’a lu son programme.

Qui est donc cette politicienne hors-pair qui attire les regards du monde entier, et qui fait trembler les Français·es modéré·e·s? D’où vient-elle, et que propose-t-elle? Comme se positionne-t-elle sur l’échiquier politique français, et où se situe-t-elle par rapport aux autres partis d’extrême droite européens.

Tentons d’approfondir un peu notre connaissance du phénomène bleu Marine.

La femme

Née en 1968 dans une famille portant le nom de l’extrême droite française, Marine Le Pen a baigné dans la politique depuis sa plus tendre enfance.

Le 5 octobre 1972, son père Jean-Marie Le Pen participe à la création du Front national pour l’unité française, parti dont il prendra la tête l’année suivante. Au départ, c’est un groupuscule rassemblant des tendances néofascistes et pétainistes, ayant une volonté commune de conserver l’Algérie française[i]. Avec une base militante solide et convaincue, la tendance est propulsée au cœur de la sphère politique française lorsqu’en 1986, les élections législatives à la proportionnelle donnent 35 sièges parlementaires au parti. Depuis lors, le Front national (FN) est resté un acteur politique au succès variable, mais à la visibilité continue[ii].

C’est d’ailleurs cet événement qui servira d’entrée en jeu politique à la jeune Marine, alors âgée de 18 ans. Douze ans plus tard, en 1998, elle abandonne sa formation d’avocate pour se consacrer pleinement au parti familial en devenant conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais. En parallèle, elle fait aussi partie du service juridique du FN entre 1998 et 2003, et est cheffe de l’organisation Génération Le Pen. Cette organisation a pour vocation de « dédiaboliser » le Front national, un effort qui anime toujours la politicienne.

En 2004, elle devient conseillère régionale d’Île-de-France (la région parisienne), puis rentre au parlement européen la même année. Pourtant, Marine Le Pen voit bien plus grand : elle se veut cadre de la haute hiérarchie frontiste, et se rêve meneuse d’un mouvement politique qu’elle est convaincue de pouvoir porter au pouvoir.

En 2007, elle est directrice stratégique de la campagne présidentielle de son père, qui se solde par un résultat décevant : le parti reçoit à peine plus de 10%, soit plus de six points de moins qu’en 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen était parvenu au second tour. Malgré de nombreuses contestations à l’interne venant de l’aile droite, elle continue de pousser vers la direction du parti. Ce vœu la portera à se présenter à la succession de son père lors du congrès du Front national à Tours en 2010. Elle gagne le scrutin face à Bruno Gollnisch, un cadre historique du parti, avec 67,65% des voix[iii].

Désormais le parti sera le sien, et elle fera tout pour le rebâtir de l’intérieur comme le redorer de l’extérieur.

Le plus gros de son travail sera axé sur la dédiabolisation du parti. Au grand dam de militant·e·s vieux-jeux, elle essaye à tout prix de se séparer des racines xénophobes et pétainistes du FN (ou au moins de mieux les cacher) qui en formaient le socle idéologique historique. Elle met de l’eau dans son vin lors de ses interventions publiques, elle est intransigeante[iv] sur la responsabilité privée des élu·e·s quand des images d’elles et d’eux faisant des saluts nazis sortent dans la presse, et elle décide, pendant un moment, de poursuivre en justice celles et ceux qui qualifient son parti d’« extrême droite ».

Ce blanchissage médiatique arrive à son apogée le 20 août 2015 lorsque le bureau exécutif du Front national décide d’exclure[v] du parti Jean-Marie Le Pen, qui avait gardé le statut de président d’honneur, à la suite de propos douteux[vi] sur le génocide juif. Cette décision amplifie la scission déjà présente à l’intérieur du parti. L’aile droite du FN est furieuse, et certain·e·s membres du parti, dont Jean-Marie Le Pen, menacent de quitter l’organisation politique, devenue trop modérée à leur goût.

Cette dédiabolisation est à la fois ce qui permet à Marine Le Pen d’acquérir un score toujours croissant aux élections, sans néanmoins parvenir à faire gagner le parti. En effet, à en juger par sa démarche, la politicienne souhaite unir deux étiquettes à priori irréconciliables : être hors système, tout en se déplaçant petit à petit vers le centre de l’échiquier politique. Chaque pas vers l’extrême droite lui fait perdre de potentiels déserteurs et déserteuses de Les Républicains (LR, le parti de la droite traditionnelle), mais chaque pas vers la droite du gouvernement lui fait perdre un vote de la droite identitaire dure. Heureusement pour elle, l’électorat n’a pour l’instant pas vraiment d’alternative sur laquelle se rabattre, et a donc tendance à continuer à voter FN[vii].

Depuis qu’elle est à la tête du parti, on peut clairement parler d’un succès électoral. Lors des élections présidentielles de 2012, elle arrive troisième du scrutin avec 17,9%[viii], le meilleur score de l’histoire du parti. Si les résultats des élections législatives deux semaines après sont moins impressionnants, trois candidat·e·s sont néanmoins élu·e·s, faisant ainsi rentrer le parti à l’assemblée nationale pour la première fois depuis les élections de 1997.

En 2014, les élections municipales se soldent par un succès résonnant du Front national, propulsé par la popularité en chute libre de François Hollande. Plus d’un million d’électeurs et d’électrices votent bleu Marine au premier tour, et le parti finit avec 1600 sièges municipaux[ix], contre 71 en 2008.

Les élections européennes se tiennent la même année. Avec presque un quart des voix, le Front national obtient le meilleur score de tous les partis, donnant ainsi naissance au slogan « Le Front national, premier parti de France ». Au total, ce sera 24 sièges que le FN gagnera à Strasbourg, ville où siège le parlement européen. Malgré cette victoire de poids, des disputes entre les partis d’extrême droite européens mettent la tendance dans l’incapacité de former un groupe parlementaire crédible. Aux élections régionales de 2015, le Front national sera présent au second tour dans toutes les régions de la métropole, mais, pour des raisons approfondies ici[x], ne parviendra à en gagner aucune.

Marine Le Pen, c’est donc quelqu’un qui maîtrise l’art de la politique. Après avoir pris contrôle du parti familial, elle a su le transformer et l’amener vers des succès électoraux que la base militante n’aurait même pas espéré quinze ou vingt ans plus tôt.

Quid de ses positions concrètes ?

Économie

Certain·e·s obervateur·trice·s considèrent que l’économie est le talon d’Achille du FN. Ses électeurs et électrices étant surtout motivé·e·s par des questions de souveraineté nationale, les questions budgétaires et financières ont longtemps été mises au second plan. Aujourd’hui cependant, avec l’arrivée du parti dans la sphère des politiques mainstream, l’économie ne peut plus être négligée.

Historiquement, le combat du Front  national est celui de la sortie de l’euro[xi]. Signe de la supranationalisation des pouvoirs politiques, la monnaie unique a été traitée de tous les noms par les frontistes.

L’article 35 du programme propose le « rétablissement d’une monnaie nationale » qui serait « adaptée » à l’économie française. Concrètement, il s’agit de revenir au franc, initialement établi à parité avec l’euro, pour ensuite subir une dévaluation d’environ 25%. Cette politique aurait notamment pour effet d’augmenter le prix des importations, et celui de la dette française, à rembourser en euro et non en franc.

Si cette proposition était auparavant au cœur du programme frontiste, elle est aujourd’hui plus discrète et souffre notamment d’un manque de clarté vis-à-vis sa mise en place. Dernièrement[xii], il semblerait que le FN envisage la tenue d’un référendum sur la question.

Le deuxième volet majeur du programme économique du Front national est celui du « patriotisme économique ». Ce « protectionnisme intelligent », comparé par certains commentateurs[xiii] à celui de Donald Trump, est issu d’une analyse antimondialiste chère à l’extrême droite.

L’idée est de fermer les frontières économiques pour favoriser l’achat et la consommation de produits français, ainsi que de limiter l’arrivée de travailleurs étrangers et travailleuses étrangères sur le territoire national. Par rapport à cette dernière proposition, le FN veut notamment instituer une loi de préférence nationale qui forcerait les entreprises à embaucher les citoyen·ne·s français·e·s lorsqu’ils sont en compétition avec des immigré·e·s[xiv].

Société

Sans surprises, l’aspect sociétal est dominant dans le discours du Front national. Comme tous les partis d’extrême droite, le FN lie ethnicité, nation et société. La France est présentée comme un pays judéo-chrétien de race blanche dont les valeurs et le style de vie doivent être conservés. L’immigration est présentée comme un fléau. Les étrangers et étrangères, notamment venu·e·s d’Afrique du nord, seraient porteurs de valeurs irréconciliables avec celles de la république française et doivent donc être exclu·e·s ou assimilé·e·s  dans la communauté nationale.

À la droite du parti, on trouve des personnes comme Renaud Camus, théoricien du grand remplacement, qui militent pour une politique de séparation des individus selon leur origine ethnique. Ces tendances, minoritaires dans le parti, sont néanmoins présentes et sont soutenues par certains cadres de la vieille école.

Le gros de la politique sociale du Front national repose sur les questions d’immigration. Dans un premier temps, le parti souhaite réduire les entrées à un vingtième de leur taux actuel (10 000 par an au lieu des 200 000 actuelles)[xv]. Pour ce faire, il faudra sortir la France de la zone Schengen (le traité européen qui permet la libre circulation des personnes). Celles et ceux qui rentreront illégalement seront expulsé·e·s « systématiquement »[xvi]. En outre, les organisations ou les soutiens publiques aux sans papiers seront interdits. Le regroupement familial et le droit du sol seront effacés de la loi. Toutes ces mesures sont mises en place par un « grand ministère de l’Intérieur, de l’immigration, et de la laïcité »[xvii].

La lutte contre l’immigration passe aussi par une laïcité et un anti-communautarisme intransigeant[xviii]. Cette dernière vise à limiter toute possibilité de créer une communauté à caractère autre que français sur le sol national. Ainsi, le FN propose d’inscrire dans la constitution le fait que « la République ne reconnaît aucune communauté ». Cela passe aussi par l’extension de la neutralité religieuse à tous les niveaux : on parle notamment d’interdiction du voile dans les lieux publics.

Les 10 000 personnes qui rentreraient en France annuellement seraient sujettes à un effort considérable d’assimilation « républicaine ». Le FN est ouvertement en faveur d’un système judiciaire à deux vitesses : une préférence nationale[xix] pour les Français·es est envisagée dans les secteurs comme l’emploi ou le logement.

Ces efforts tendent vers la création d’une « unité de la France et son identité nationale ». On retrouve là les bases classiques de l’idéologie d’extrême droite. Le peuple se doit d’être à l’image de la nation : il n’a pas vocation à être pluriel.

Relations internationales

Le Front national est chef de file européen des partis eurosceptiques. Historiquement, cette tendance se traduisait par une sortie immédiate de l’Union. Aujourd’hui néanmoins, il est question d’un « référendum sur […] l’appartenance [de la France] à l’Union européenne », ainsi qu’un dialogue avec les pays membres portant sur la construction d’une Europe « respectueuse de l’indépendance de la France »[xx]. Les teneurs concrètes de ce projet restent floues. Ce qui est clair, c’est qu’il s’agit d’un démantèlement de la construction européenne historique, avec un retour des frontières, le rétablissement des monnaies nationales, et un rapatriement général des pouvoirs politiques vers Paris.

Comme les États-Unis de Donald Trump, le Front national veut se battre contre la « mondialisation sauvage », interprétée comme étant à la source de tous les maux contemporains. En termes de politique étrangère, cela est synonyme d’une fermeture des frontières et d’un retrait de toutes les instances supranationales.

Le parti de Marine Le Pen milite pour une sortie de la France de l’OTAN, ainsi qu’un soutien quasi aveugle à la Russie en ce qui concerne la Crimée et le conflit syrien. Récemment, la présidente du FN a été accueillie[xxi] en grande pompe à la Duma, pour une rencontre privilégiée avec le président russe Vladimir Poutine.

Elle souhaite aussi augmenter le budget militaire pour qu’il soit de l’ordre de 3% du produit intérieur brut avant la fin de son quinquennat. Ces fonds supplémentaires serviraient à augmenter les effectifs de l’armée, à construire un nouveau porte-avion, et à remettre en place un service militaire de trois mois. Cette concentration de ressources vers l’armée semble paradoxale étant donné que son programme de politique extérieure est caractérisé par un désinvestissement de la France dans les conflits.

Pourquoi en sommes-nous là, et où va-t-on ?

Le succès électoral de l’extrême droite ne date pas d’hier. Pourtant, le Front national a le vent en poupe en ce moment. Les facteurs sont multiples, mais parmi les plus marquants, on peut noter la crise des migrant·e·s, la crise de l’euro, ou l’échec du quinquennat de François Hollande, faits qui accentuent la xénophobie, l’europhobie, et l’anti-establishment en France.

La démographie[xxii] de l’électorat frontiste est assez similaire à celle des électeurs et électrice·s trumpistes : ce sont surtout les hommes blancs, pauvres et peu éduqués qui sont séduits par son discours. Globalement, on peut postuler que ce sont ceux et celles qui se sentent victimes d’une mondialisation qui promettait la prospérité mais qui a surtout apporté le chômage et la hausse des prix.

Si le FN vit ses meilleurs jours depuis sa formation, les institutions électorales françaises risquent de ne pas lui permettre de recevoir la clef de l’Elysée. Et pourtant, ce postulat ne cesse de s’affaiblir avec le temps qui passe. Conserver le FN dans l’opposition dépendra surtout de la capacité des autres partis à se séparer de leur image d’élite détachée du peuple, et d’en regagner la confiance. 

Aussi dans ce dossier sur les élections françaises 2017 :

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CRÉDIT PHOTO: Blandine Le Cain

[i]François Durpaire et Farid Boudjellal, « La présidente », 2015, édition imprimée.

[ii]Ibid.

[iii]Ibid.

[iv]« L’élu FN faisant le salut nazi sur une photo a été exclu du parti », Libération, 19/04/2011, http://www.liberation.fr/france/2011/04/19/l-elu-fn-faisant-le-salut-naz…, consulté le 15/04/2017.

[v]« Jean-Marie Le Pen exclu du Front National », Le Monde, 20/08/2015, http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2015/08/20/jean-marie-le-pen…, consulté le 15/04/2017.

[vi]BFMTV, « Jean-Marie Le Pen persiste sur les chambres à gaz », BFMTV, 02/04/2015, https://www.youtube.com/watch?v=Rt8WYVoSkQQ, repéré le 15/04/2017.

[vii]Il ne faut pas non plus négliger l’importance des cadres de l’aile droite du parti. Les Gilbert Collard, Wallerant de Saint-Just, et autres Marion Maréchal-Le Pen permettent aussi de conserver les sympathisant·e·s plus radicales et radicaux.

[viii]Gouvernement Français, « Les élections présidentielles depuis 1958 », Vie Publique, 08/02/2017, http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/approfon…, repéré le 15/04/2017.

[ix]Gouvernement Français, « Résultats des élections municipales et communautaires 2014 », Ministère de l’Intérieur, 30/03/2014, http://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Municipales/elecres…(path)/MN2014/, repéré le 15/04/2017.

[x]Jacques Simon, « Le plafond de verre du Front National », L’Esprit Libre, 30/12/2016, http://revuelespritlibre.org/le-plafond-de-verre-du-front-national, repéré le 15/04/2017.

[xi]Front National, Les 144 engagements présidentiels, Front National, http://www.frontnational.com/le-projet-de-marine-le-pen/, repéré le 15/04/2017.

[xii]Florian Philippot, « On n’est pas couchés », YouTube, 18/03/2017, https://www.youtube.com/watch?v=JSexjCH6u7k&t=3463s, repéré le 15/04/2017.

[xiii]Mediapart, « Le Pen au scanner. Patriotisme économique, la version Donald Trump », YouTube, 22/03/2017 https://www.youtube.com/watch?v=K2lQf49Ovjg, repéré le 15/04/2017.

[xiv]Évidement, cette loi s’applique uniquement lorsque les deux partis sont à compétence égale.

[xv]Front National, Les 144 engagements présidentiels, Front National, http://www.frontnational.com/le-projet-de-marine-le-pen/, repéré le 15/04/2017.

[xvi]Ibid.

[xvii]Ibid.

[xviii]À l’image du Québec, la laïcité en France a tendance à se traduire par un sentiment anti-religieux, plus que par une neutralité vis-à-vis des différentes confessions.

[xix]Mediapart, « Le Pen au scanner. La « priorité nationale », contraire à la République », YouTube, 22/03/2017, https://www.youtube.com/watch?v=bt_By0BlrUk, repéré le 15/04/2017.

[xx]Front National, « Les 144 engagements présidentiels », Front National, http://www.frontnational.com/le-projet-de-marine-le-pen/, repéré le 15/04/2017.

[xxi]« Marine Le Pen rencontre le président russe Vladimir Poutine », Radio-Canada, 24/03/2017, http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1024176/marine-le-pen-rencontre-pres…, repéré le 15/04/2017.

[xxii]Boris Manenti, Election régionales : qui a voté FN ?, Nouvel Observateur, 08/12/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/elections-regionales-2015/20151…, repéré le 15/04/2017

Jean-Luc Mélenchon au firmament?

Jean-Luc Mélenchon au firmament?

Par Théophile Vareille

(DOSSIER) PORTRAIT DES CANDIDAT·ES À LA PRÉSIDENTIELLE FRANÇAISE (1 de 5)

(COLLABORATION SPÉCIALE – Théophile Vareille) Jean-Luc Mélenchon est un personnage : animal médiatique, il a depuis longtemps intégré les codes de la scène politique française, pour en jouer à son avantage s’il le faut. Porté à la théâtralité, Mélenchon clive jusqu’à sa propre famille politique et le revendique, comme il revendique les contradictions qui semblent le définir. Apparatchik du Parti socialiste, il y évolue pendant plus de trente ans, bien qu’il le fustige aujourd’hui. Journaliste à ses débuts, il s’attache dorénavant à violemment attaquer la presse de manière régulière. Une presse pour laquelle il est si bon client, avec laquelle il semble avoir noué une trouble relation de codépendance, entre besoin de se montrer et d’exister, et nécessité de s’afficher comme un candidat hors-système, qui se refuse au copinage et à l’entre-soi. Alors que Mélenchon s’impose ces jours-ci comme le candidat porte-étendard de la gauche devant Benoît Hamon – le candidat investi par les primaires du Parti socialiste –, ses chances de victoire restent maigres, et la question de l’après se pose en filigrane.

Exister, voilà le défi auquel fait face Jean-Luc Mélenchon depuis qu’il a claqué la porte de la gauche du gouvernement. Il semble devoir se contenter d’exister par intermittence, le système politique français étant un système présidentiel qui ne s’enflamme que tous les cinq ans pour ces élections à l’enjeu premier. Ce système bipartite a le plus souvent raison des hommes et femmes politiques qui tentent de persister hors des deux forces principales de gouvernement. L’alternance droite-gauche n’ayant jamais été rompue sous la Cinquième république, Jean-Luc Mélenchon (JLM) s’y attelle tout refusant de tendre la main à un électorat plus modéré.

Candidat de France Insoumise, un mouvement politique sur-mesure lancé en 2016 pour appuyer sa candidature, Mélenchon est aussi investi par le Parti communiste français (PCF). Ce soutien, acquis à la suite d’une houleuse série de revirements, devrait ancrer Mélenchon à l’extrême gauche sur le plan idéologique. Toutefois, l’espace surdimensionné occupé par Mélenchon dans le paysage médiatique français rend son entourage inaudible, communistes compris. Mélenchon s’en retrouve libre de toute entrave, et peut ainsi recueillir l’appui des trotskistes de Gauche révolutionnaire ou des autogestionnaires écolos d’Ensemble! (mouvement politique de gauche) tout en tentant de séduire les déçu·e·s du Hollandisme (1).

Jean-Luc Mélenchon naît à Tanger en 1951, de parents d’origines espagnoles et italiennes. En 1962, alors âgé de onze ans, il s’installe en France avec sa mère, et se retrouve quelques temps après dans le département français Jura, terre qu’il fera sienne par son engagement politique. Actif lors de mai 68 au Lycée, il rejoint l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), syndicat étudiant traditionnellement classé à gauche, dès ses premiers pas à l’Université, à Besançon. En 1972, Mélenchon prend la tête de l’Organisation communiste internationale à Besançon, un mouvement trotskiste via lequel il s’implique dans nombre de luttes ouvrières au Jura. Il la quitte en 1979, trois ans après avoir rejoint un Parti socialiste (PS) revitalisé par François Mitterrand, et amorce sa migration d’une gauche radicale à un gauche rangée.

Fort d’une licence de philosophie, il est professeur de lycée avant de devenir journaliste. Il travaille à Dépêche du Jura et collabore à plusieurs journaux et radios de gauche ou de parti. Il gravit les échelons du microcosme socialiste local, déménage dans le département de l’Essonne pour en devenir président de la fédération socialiste en 1981, avant d’être élu sénateur en 1986. Il est, entre temps, entré chez les francs-maçons, au Grand Orient de France, où il  loge encore aujourd’hui.

Pendant la décennie suivante, il s’installe dans l’aile gauche du Parti socialiste, se peint en opposant d’une « gauche molle », et maintient cette posture de frondeur (2) avant l’heure jusqu’en 2000. Trois ans après avoir été lourdement défait par François Hollande dans sa candidature au poste de premier secrétaire du parti, il entre au gouvernement Jospin en tant que ministre délégué à l’Enseignement professionnel. En 2002, la cohabitation est terminée (3) et Chirac est à nouveau victorieux à la suite de l’historique échec de Lionel Jospin qui, recalé au premier tour, se retrouve derrière Jean-Marie Le Pen avec 16% de votes. Jean-Luc Mélenchon se relance alors avec entrain dans le jeu des courants au sein du Parti socialiste. Mais l’aile gauche est divisée, et éclate à la suite de différends sur la question européenne. Jean-Luc Mélenchon, réticent, si ce n’est opposé, à l’intégration européenne, s’affranchit de la ligne politique du PS qui, elle, y est favorable. Il fait campagne pour le « Non » au référendum du 29 mai 2005 sur une constitution pour l’Europe, allant à l’encontre des consignes explicites du parti.

Néanmoins, il se range derrière Laurent Fabius au congrès du Mans en 2005, et derrière la candidature de Ségolène Royal en 2007, deux nouvelles entreprises perdantes. Il ne se découragera qu’en 2008, lorsque la motion portée par Benoît Hamon (aujourd’hui candidat du PS et son concurrent dans la course à la présidentielle), dont il est signataire et qui représente l’aile gauche du PS, échoue à une décevante quatrième place.

Après 28 ans, il rend sa carte du PS, devant les caméras (4), sur un coup de tête. En un quart de siècle, Jean-Luc Mélenchon aura essuyé nombre d’échecs et de frustrations à l’interne. Il s’émancipe ainsi du parti moins pour se libérer de la chape idéologique qui lui planait dessus que pour nourrir ses ambitions personnelles. Il fonde le Parti de gauche, et contribue à rassembler sous l’enseigne du Front de gauche, initié par le Parti communiste français, de nombreux mouvements tels Gauche unitaire ou Convergences et alternatives (5). Cette dynamique se transmet à sa candidature aux élections présidentielles de 2012. Sa campagne enthousiasme une gauche qui trouve en lui un meneur charismatique qui, s’il porte une ombre sur ceux et celles qui le suivent, les amène à un beau score de 11% des voix au premier tour. Ses rendez-vous de campagne auront à plusieurs reprises réuni des dizaines de milliers de personnes (6,7).

Il termine derrière Marine Le Pen et son Front national, mais il aura fédéré un éventail de mouvements de gauche et d’extrême gauche, et aura initié une nouvelle génération à la gauche radicale, une gauche populaire, ou populiste, altermondialiste, et anti-libérale. Une gauche qui voudrait concilier républicanisme et socialisme, pour de vrai.

De retour en course cinq ans plus tard, il voit cette année Benoît Hamon, son ancien colocataire de l’aile gauche du PS, remporter la primaire socialiste en janvier dernier. Manuel Valls, encore premier ministre quelques semaines plus tôt, est défait. Avec lui, c’est la ligne officielle du parti qui est défaite et un Hollandisme socio-libéral qui est renié. La possibilité d’une candidature commune d’Hamon et Mélenchon flotte pendant quelques semaines. Flottement illusoire : les deux hommes se tournent autour, chacun attendant que l’autre fasse le premier pas. Mélenchon y met fin en réclamant le retrait des investitures de Manuel Valls et autres aux législatives – qui permettent d’être élu·e député·e –, ce que Hamon n’est pas en mesure de promettre (8).

Deux mois après cette victoire surprise de Benoît Hamon, l’acteur Philippe Torreton décrie l’« attitude égotique désastreuse » des deux candidats de gauche (9). Un sentiment possiblement partagé par une base militante qui se retrouve avec deux candidats aux sensibilités apparemment semblables, mais incapables de s’allier pour s’offrir tout espoir de second tour, et de victoire.

Cela n’empêche pas la campagne de Mélenchon de décoller. Ce dernier investit YouTube (10) avec succès, y récoltant les vues par centaines de milliers, ce qu’aucun politicien ou politicienne français·e n’avait réalisé jusqu’alors. Il brille lors d’un débat télévisé inédit (11). Il donne un meeting sous la forme d’hologramme, coup de force médiatique. Mélenchon grimpe dans les intentions de vote (12), distançant Hamon et talonnant François Fillon, candidat du parti de droite Les Républicains en difficulté car croulant sous les affaires et scandales.

Celui qui se réclame tribun du peuple se construit une image moderne et au goût du jour, et séduit ainsi un électorat jeune, désabusé d’un monde politique déconnecté. Si en 2012 il voulait « construire une autre Europe » (13), il veut aujourd’hui « sortir des traités européens » (14). Il manifeste toujours sa volonté de réformer l’Union Européenne, « plan A », mais il envisage dorénavant ouvertement de la quitter, « plan B ». Mis à part ce revirement sur la question européenne, son programme reste semblable à celui de 2012. On y retrouve les mêmes points d’emphase, solidarité économique et haro contre la finance, environnement, refondation de la République, une nation indépendante et humaine à l’heure de la mondialisation effrénée.

S’il est élu, Mélenchon pourrait ne rester à l’Élysée que pour une durée réduite. Il annonce qu’il convoquera une Assemblée constituante citoyenne pour réécrire la Constitution et imaginer une 6e République « démocratique, égalitaire, instituant de nouveaux droits et imposant l’impératif écologique ». Cette nouvelle République mise en place, Mélenchon laisserait alors supposément la place au prochain.

Cette République égalitaire combattrait les inégalités économiques, pour le partage du travail dans une France qui n’a « jamais été aussi riche ». Augmentation des salaires pour les travailleurs et travailleuses, limitation des salaires pour les patron·ne·s, retraite à 60 ans, « sécurité sociale intégrale »… Mélenchon propose une refonte de l’emploi en France : « Réduire le temps de travail, travailler moins pour travailler tous [et toutes]. » Une France idéale, une France isolée, « protectionnisme solidaire » oblige, mais une France qui regardera de l’avant : entre « transition écologique » et « économie collaborative ».

Mélenchon reprend aussi comme « adversaire » la finance, qu’il veut « mettre au pas ». Hollande l’avait promis en 2012, lors de son fameux discours du Bourget (15), en avait récolté les dividendes électorales, mais rien n’avait suivi. Mélenchon veut réguler la finance, protéger l’« économie réelle » et les citoyen·ne·s de ses dérives et excès. Outre les financiers, Mélenchon veut aussi combattre l’évasion fiscale, ce que la présidence actuelle a déjà commencé à faire. Il veut d’ailleurs faire la « révolution fiscale » : Revenu maximum autorisé et imposition des revenus du capital, Mélenchon signe ici quelques-unes des lignes les plus radicales de son programme.

Aux jeunes, il promet une « allocation d’autonomie » entre 18 et 25 ans, mais aussi de « refonder l’enseignement supérieur », aujourd’hui en proie à la marchandisation, tandis que les étudiants et étudiantes font face à la précarité et manquent de moyens. Mélenchon étend cette volonté réformatrice aux filières professionnelles et à l’école, avec notamment une scolarité obligatoire de 3 à 18 ans, 60 000 enseignant·e·s supplémentaires, et un meilleur salaire pour cette profession.

« L’urgence écologique », que Mélenchon place à pied d’égalité avec ses autres priorités, appelle selon lui à un effort de « planification », et s’inscrit dans la lignée de son programme économique. Il faut choisir entre finance et écologie, explique-t-il, car la définanciarisation est conditionnelle à la transition écologique.  Transition écologique, transition énergétique pour une France qui fonctionnerait à 100% d’énergie renouvelable à l’horizon 2050. Une « exigence écologique » qui s’applique à tous les domaines de la société : modes de consommation, modes de transports, agriculture, aménagement du territoire, bâtiments, etc.

Enfin, Mélenchon concilie à son euroscepticisme la vision d’une France s’affirmant comme une puissance humaniste et indépendante sur la scène internationale. S’il veut quitter l’OTAN, le Fonds monétaire international (FMI)  et la Banque mondiale, Mélenchon souhaite « renforcer et réinvestir l’ONU ». Se refusant à la « logique du choc des civilisations », il offrirait l’asile aux sonneurs d’alertes Edward Snowden et Julian Assange, et travaillerait à la « formation d’une nouvelle alliance altermondialiste ». Ambitieux, Mélenchon veut redessiner la carte des alliances et sympathies mondiale. En pratique, il ferait de la France un nouvel électron libre, sa souveraineté retrouvée, s’inscrivant dans un désengagement institutionnel notamment prôné par l’administration Trump. Ambitieux toujours, Mélenchon effeuille les projets : paix en Syrie et entre Israël et la Palestine, union méditerranéenne, et politique de la francophonie. Le Quai d’Orsay, siège du ministère des Affaires étrangères, aurait fort à faire.

Sur la montée, Mélenchon n’a toujours que peu de chance de progresser au second tour des présidentielles. Pour cela, il faudrait que sa cible fétiche, Emmanuel Macron, subisse un sérieux coup d’arrêt. Marine Le Pen, qu’il attaque avec parcimonie car convoitant peut-être son électorat – le Front National a ces dernières années été le premier parti ouvrier –, est hors de portée. S’il récolte un meilleur score qu’en 2012, il ne pourra néanmoins que constater que l’extrême droite progresse aujourd’hui plus vite que l’extrême gauche. Une nouvelle défaite, à 65 ans, l’amènera sans doute à réfléchir à son avenir politique, alors qu’il sera député européen jusqu’en 2019. Ce sera néanmoins la gauche, sa gauche, qui aura le plus de questions à se poser : comment faire après ce personnage gaulliste qui se voulait à lui tout seul le représentant d’une gauche populaire, d’une gauche citoyenne? Pour France Insoumise, comment approchera-t-on cette recomposition de l’échiquier politique en vue, avec la comète En Marche! (16) et un Parti socialiste fragmenté, et ceci dès les élections législatives de juin? Car la France n’a jamais eu son Podemos ou son Syriza, mais cette malléabilité politique ambiante pourrait peut-être s’en accommoder aujourd’hui. Pour Jean-Luc Mélenchon, il sera peut-être difficile de s’en contenter, et de s’effacer.

Aussi dans ce dossier sur les élections françaises 2017 :

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Élections françaises : Et si le changement, c’était vraiment maintenant?

CRÉDIT PHOTO:  CC-BY-SA

1. Alexandre Jassin, « Pour une politique de la main tendue », Agora Vox, 1er avril 2017, http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/pour-une-politique-d…, consulté le 9 avril 2017.
2. Marie Simon, « Congrès du PS: les frondeurs irréconciliables n’ont pas fini de fronder », L’Express, 7 juin 2015, http://www.lexpress.fr/actualite/politique/ps/congres-du-ps-les-frondeur…, consulté le 9 avril 2017.
3. « Troisième cohabitation », Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_cohabitation, consulté le 9 avril 2017.
4. « Mélenchon quitte le PS – Episode 4 – Le départ », Youtube, 10 novembre 2008, https://www.youtube.com/watch?v=CPfNjo2-B5A, consulté le 9 avril 2017.
5. « Parti de gauche (France) », Wikipedia,  https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_de_gauche_(France), consulté le 9 avril 2017.
6. « Ce qu’il faut retenir du discours de Mélenchon à Marseille », Le Parisien, 14 avril 2012, http://www.leparisien.fr/election-presidentielle-2012/candidats/apres-pa…, consulté le 9 avril 2017.
7. Adrien Oster, « Jean-Luc Mélenchon: démonstration de force du Front de Gauche place de la Bastille à Paris », Le Huffington Post, 18 mars 2012, http://www.huffingtonpost.fr/2012/03/18/melenchon-meeting-manifestation-…, consulté le 9 avril 2017.

8. « Jean-Luc Mélenchon détaille ses conditions dans une lettre à Benoît Hamon », Le Point, 17 février 2017, http://www.lepoint.fr/presidentielle/jean-luc-melenchon-detaille-ses-con…, consulté le 9 avil 2017.

9. « Philippe Torreton dénonce l’“attitude égotique désastreuse” des candidats Hamon et Mélenchon », France Info, 30 mars 2017, http://www.francetvinfo.fr/politique/benoit-hamon/philippe-torreton-deno…, consulté le 9 avril 2017.
10. « Jean-Luc Mélenchon », Youtube, https://www.youtube.com/user/PlaceauPeuple, consulté le 9 avril 2017.
11. Diane Malosse, « Et Jean-Luc Mélenchon réveilla le débat », Le Point, 23 mars 2017, http://www.lepoint.fr/presidentielle/et-jean-luc-melenchon-reveilla-le-d…, consulté le 9 avril 2017.
12. « Présidentielle : selon un sondage Mélenchon talonne désormais Fillon et fait tomber Hamon sous les 10% », BFMTV, 31 mars 2017, http://www.bfmtv.com/politique/presidentielle-selon-un-sondage-melenchon…, consulté le 9 avril 2017.
13. « Le Programme du Front de Gauche et de son candidat commun Jean-Luc Mélenchon », 2012, http://www.jean-luc-melenchon.fr/brochures/humain_dabord.pdf, consulté le 9 avril 2017.
14. « Le programme de la France insoumise et de son candidat Jean-Luc Mélenchon : Table des matières », L’Avenir en Commun, 2017, https://laec.fr/sommairehttps://laec.fr/chapitre/4/sortir-des-traites-eeuropeens, consulté le 9 avril 2017. (Tous les éléments de programme cités sont consultables sur ce site, y compris « Sortir des traités européens »)
15. « L’intégralité du discours de François Hollande au Bourget », L’Obs, 26 janvier 2012, http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/election-presidentielle-2012/so…, consulté le 9 avril 2017.
16. « En Marche ! », https://en-marche.fr/, consulté le 9 avril 2017.

Eaux troubles en mer de Chine

Eaux troubles en mer de Chine

Par Antoine Fournier

« On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures : c’était le sujet des plaintes de Platon; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours. » – Montesquieu, De l’esprit des lois

Cette citation nous semble aujourd’hui bien lointaine, issue d’une époque naïve qui envisageait la modernité économique comme une force de progrès, transformant les hommes en êtres apaisés et endiguant les pulsions violentes. Le commerce, en engendrant une forme d’interdépendance entre les peuples, rendrait caduque la guerre, vue comme une action qui irait contre les intérêts de chacun en nuisant aux échanges.

Ce début de XXIe siècle nous offre une contradiction saisissante avec cette conception issue des Lumières. Séparée de la France de Montesquieu par plusieurs océans et une poignée de siècles, la mer de Chine méridionale connaît de nos jours une période de tensions sans précédent entre plusieurs puissances commerciales. Dans un monde globalisé, où les États sont effectivement devenus interdépendants, le contrôle des routes commerciales s’est transformé en enjeu majeur. Ces dernières années, l’accroissement de la présence militaire dans la région fait peser le risque d’un conflit.

Essayer de comprendre les enjeux qui structurent ce conflit semble parfois tenir, pardonnez le mauvais jeu de mots, du casse-tête chinois. Dans cet article, nous tenterons d’effectuer un panorama succinct de cette question, en allant, au travers de cercles concentriques, du plus local vers le plus global.

Une décision historique

Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage, siégeant à La Haye aux Pays-Bas, rendait une décision historique[i] dans le conflit entre la République populaire de Chine et les Philippines, faisant la une des journaux du monde entier[ii]. Depuis le mois d’avril 2012, les deux États s’affrontaient au sujet d’un minuscule atoll situé au large de l’île de Luçon : le récif de Scarborough. Les Philippines considéraient qu’elles disposaient sur ce récif, méconnu jusqu’alors, d’une souveraineté absolue. Mais durant ce mois d’avril 2012, des pêcheurs chinois s’y aventurèrent et la marine philippine tenta de les intercepter, marquant le commencement d’un conflit qui dure encore aujourd’hui. Ces pêcheurs purent échapper à la poursuite, défendus par des navires de surveillance chinois. Peu après, la marine chinoise a pris le contrôle du récif, entraînant sa possession de facto par la république communiste. En 2016, peu avant que la Cour permanente d’arbitrage rende son verdict, des navires chinois étaient encore repérés autour du récif[iii].

Depuis 2012, le récif de Scarborough n’a cessé d’envenimer les relations politiques entre les deux États. Cette dispute autour d’une poignée de rochers a déclenché une réaction en chaîne d’expressions nationalistes. On pourrait presque s’amuser devant le concours de plantage de drapeaux auquel se sont adonnés les ressortissants des deux pays, qu’il soit mené par la chaîne de télévision chinoise Dragon TV ou par des manifestants-es philippins-es[iv]. Des manifestations de plusieurs centaines d’activistes ont ainsi été constatées à Manille[v].

Il faut dire que les déclarations des dirigeants des deux États n’ont pas aidé à neutraliser les rancœurs. L’ancien président philippin, M. Benigno S. Aquino III, a ainsi comparé l’attitude chinoise à l’invasion de la Tchécoslovaquie par Adolf Hitler en 1938[vi]. Son successeur, le sulfureux Rodrigo Duterte, a même affirmé durant la campagne électorale qu’il n’hésiterait pas à grimper sur un jet-ski et à se rendre sur les territoires contestés pour y planter fièrement un drapeau philippin[vii].

Le président Aquino a cependant recherché une réponse au conflit par le biais du droit international en déposant une requête devant la Cour permanente d’arbitrage. Le 12 juillet 2016, après quatre années de lutte, David a finalement triomphé de Goliath, le titan chinois subissant une rebuffade sans précédent. L’arbitrage a été rendu selon une disposition spécifique de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) statuant qu’en cas de mésentente concernant la procédure de règlement d’un conflit, l’arbitrage devra le régler[viii]. La Chine a refusé de participer à la procédure entamée par les Philippines, rejetant dès le départ son fondement.

Cette décision inédite s’inscrit dans le cadre plus vaste de l’affirmation de la souveraineté chinoise en mer de Chine méridionale. Pour quelles raisons une cour d’arbitrage internationale s’est-elle donc penchée sur un conflit autour de quelques cailloux ? C’est ce que nous allons voir.

Une ligne et un traité

La « ligne en neuf traits ». Un nom étrange, surprenant, qui malgré son caractère abscons dénote une volonté sans faille d’affirmation par un État aux velléités hégémoniques de sa domination sur l’espace sud-asiatique. Une revendication qui pourrait mener la région au chaos.

La « ligne en neuf traits » est une délimitation en pointillés (ou plutôt en neuf traits, littéralement) qui englobe entre 85 et 90 % de la mer de Chine méridionale. Cet espace inclut donc le récif de Scarborough, mais aussi les îles Spratleys, les îles Paracels et les îles Pratas, toutes au centre de conflits territoriaux. La ligne a été mise en avant pour la première fois en 1947 par le gouvernement de la République de Chine[ix]. La République populaire de Chine, proclamée en 1949 après la victoire des communistes, n’a fait que reprendre le concept. Celui-ci se base sur l’idée que la Chine dispose de droits historiques sur cet espace, incluant les terres, les fonds marins et les eaux qui le composent[x]. La Chine disposerait ainsi de droits de pêcherie, d’exploitation des ressources naturelles et, éventuellement bien que non affirmé, de la possibilité d’imposer des droits de passage.

La revendication chinoise est très faible juridiquement, l’argument historique n’étant pas valable. Par comparaison, on pourrait imaginer l’Italie revendiquant la souveraineté sur la majorité de la Méditerranée sur la base de sa domination par l’Empire romain. L’absence de base légale est donc très pénalisante. La Cour permanente d’arbitrage, en rendant son verdict, a totalement rejeté l’existence d’une telle délimitation en réaffirmant la primauté du droit international.

Tout se complexifie lorsqu’on aborde le droit international et plus précisément l’application d’un traité particulier: la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cette convention, élaborée à partir de 1958 et définitivement achevée par sa signature à Montego Bay en 1982, est venue définir le régime juridique applicable concernant la détermination de la souveraineté des États sur les océans. Par exemple, la convention définit les eaux territoriales comme la mer s’étendant jusqu’à 12 miles marins des côtes d’un État. Au-delà se situe une zone contiguë, large de 12 miles marins également. La zone économique exclusive (ZEE), élément crucial dans le conflit, s’étend jusqu’à 200 miles marins à partir de la ligne de base d’un État (la limite entre le domaine émergé et le domaine maritime d’un État)[xi]. Une ZEE permet à un État de détenir un droit souverain en ce qui concerne l’exploitation des ressources au sein de cet espace. La possession des récifs de Scarborough, même si ce sont de simples rochers, permettrait donc un certain contrôle au sein de la ZEE qui les entoure, par exemple la concession de droits de pêche.

La Chine, en ratifiant la convention de Montego Bay, a par conséquent accepté ses dispositions établissant les droits souverains des États, dispositions qui sont en contradiction totale avec les revendications de la « ligne en neuf traits ». La Cour permanente d’arbitrage a donc dû trancher ce conflit entre droits historiques et droit issu de la conclusion d’un traité.

La réponse de la Cour permanente d’arbitrage est bien sûr allée dans le sens des Philippines, rejetant le concept de « ligne en neuf traits » du fait d’un manque de fondement juridique. De plus, le tribunal a statué que le récif de Scarborough n’était pas une île, ce qui aurait ouvert la voie à une ZEE de 200 miles marins, mais en réalité de simples rochers, uniquement dotés d’une ZEE de 12 miles marins[xii]. Le tribunal a par ailleurs décidé que les récifs Mischief et Second Thomas, également inclus dans la requête, faisaient partie de la ZEE des Philippines. La Chine y avait effectué plusieurs constructions afin de marquer sa souveraineté; la cour exigea leur démantèlement.

Cette décision, qui pourrait potentiellement avoir des implications majeures, s’inscrit dans un contexte tendu. Endiguer les ambitions de la Chine est devenu une priorité pour les États de la région, et même au-delà.

« L’impasse mexicaine »

On compare souvent la mer de Chine méridionale à un mexican standoff, ou « impasse mexicaine » dans la langue de Molière, cet archétype de séquence cinématographique le plus souvent observée dans le genre western. Durant une telle scène, un ensemble de personnages armés se mettent mutuellement en joue, aucun ne se risquant à appuyer le premier sur la détente. Chaque État fourbit ainsi ses armes, montrant ses muscles et bombant le torse, afin d’intimider l’adversaire et d’affirmer ses droits. Aucun n’a encore osé appuyer sur la détente, mais la situation n’en est pas moins inquiétante. La plupart des États impliqués entretiennent un conflit larvé avec la Chine, les récifs de Scarborough, les îles Spratleys et les îles Paracels étant au centre des convoitises.

Il faut avouer que les enjeux sont colossaux. Le montant des marchandises traversant la mer de Chine méridionale représente, au bas mot, environ 5 billions de dollars[xiii] et plus ou moins un tiers des chargements de pétrole de la planète. Dans ce cadre, on comprend parfaitement qu’une Chine aux volontés hégémoniques envisage un contrôle absolu sur la région. D’autant plus que cette mer contiendrait des ressources pétrolières faramineuses. La Chine a d’ailleurs par exemple commencé des explorations dans les îles Paracels au travers de la China National Offshore Oil Corporation, troisième compagnie pétrolière du pays. Il faut bien sûr souligner qu’elle a totalement fait fi des réclamations et revendications du Viêt Nam.

Cette « impasse mexicaine », avec un ensemble de pays penchés autour d’un trésor le couteau entre les dents, mène à la militarisation de la région. Ce serait un travail titanesque de tenter de recenser tous les efforts de militarisation effectués par les États bordant la mer de Chine. Ce qui inquiète particulièrement la communauté internationale ces derniers mois est la construction d’îles artificielles par la Chine sur les récifs contestés. Dans un article datant du 27 octobre 2015, le New York Times s’est attelé à faire un recensement des zones concernées[xiv]. La Chine a ainsi construit des bâtiments militaires, des ports et même des pistes d’atterrissage. Ces constructions garantissent à la Chine un contrôle des zones concernées, lui permettant d’envoyer des patrouilles afin d’encadrer la région. Ces actions ont des conséquences écologiques particulièrement importantes, les Chinois draguant les fonds marins et les acheminant au travers de tuyaux sur les récifs émergés, ravageant la flore marine locale. Ces travaux, d’une ambition sans égale, soulèvent une inquiétude grandissante au sein de la communauté internationale. La Cour permanente d’arbitrage a par ailleurs condamné ces actions, affirmant que la Chine n’avait pas le droit de créer des îlots artificiels dans le territoire souverain des Philippines. La république communiste semble donc menacer un équilibre fragile en mer de Chine méridionale.

D’autant plus qu’un acteur extérieur à la région est venu s’imposer comme un joueur majeur : les États-Unis. Depuis 2012, une politique de réorientation stratégique a été établie par le président Barack Obama. On a alors parlé de « pivot asiatique ». L’idée était ainsi de se désengager du Moyen-Orient et de considérer l’Asie du Sud-Est comme le cœur stratégique de la politique étrangère américaine. Cela devait passer, entre autres, par le renforcement des alliances locales afin de contrebalancer l’hégémonie régionale de la Chine[xv]. Pensons par exemple à l’accord de partenariat transpacifique, aussi connu sous le nom de Trans-Pacific Partnership Agreement (TPP). Cet accord, en créant un espace de libre-échange entre les États-Unis et un certain nombre de pays de la région (Malaisie, Singapour, Viêt Nam, Japon et Brunei), permettrait de peser contre les multiples initiatives chinoises, que ce soit la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (sorte de FMI à la chinoise) ou bien le projet de nouvelle route de la soie dont le président Xi Jinping a fait son cheval de bataille.

Revenons toutefois à nos affaires. Les États-Unis s’impliquent militairement en mer de Chine. Même s’ils n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ils se permettent toutefois d’effectuer ce qu’ils appellent des Freedom of navigation operations (FONOPS), c’est-à-dire des exercices militaires à grande échelle ayant pour objectif de signifier la nécessité de respecter la liberté de navigation, principe consacré par les Nations unies. Début 2016, le commandant des forces militaires américaines pour l’Asie-Pacifique a ainsi déclaré que le nombre de FONOPS devrait être accru dans les prochaines années. Peu de temps avant, en octobre 2015, le navire USS Lassen, un destroyer armé de missiles guidés, avait effectué une opération aux alentours des îles Spratleys. Une seconde opération de ce type a eu lieu le 30 janvier 2016 dans la zone des îles Paracels[xvi]. À nouveau, les États-Unis se sont manifestés le 10 mai 2016[xvii]. Le 18 juin, peu avant que la Cour permanente d’arbitrage ne rende son arrêt, les États-Unis effectuaient un exercice plus imposant en envoyant deux porte-avions, le John C. Stennis et le Ronald Reagan, 140 avions, un certain nombre de navires et 12 000 marins[xviii] au large des Philippines. On constate donc une gradation dans la stratégie militariste américaine.

Les États-Unis ne sont pas les seuls à participer à cette escalade. Ainsi, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie et Singapour, tous signataires du Five Power Arrangement, ont intensifié l’exercice annuel Bersama Shield, menant des opérations à grande échelle en avril 2016 au large de la Malaisie et de Singapour[xix]. L’Indonésie a elle-même formé plus de 2 000 soldats de ses troupes afin d’affirmer sa souveraineté sur les îles Natunas[xx], bien qu’elles ne soient pas directement menacées par la Chine.

On observe ainsi un rejet de l’hégémonie chinoise, manifesté par une hausse des opérations militaires ayant un objectif de dissuasion. Tout cela a par ailleurs été accompagné par un renforcement des capacités militaires des pays de la région, spécifiquement au travers d’achat de matériel. Cependant, la Chine n’est pas restée sans répondre. Au-delà des nombreux exercices qu’elle a pu mener et de la construction de bases artificielles sur les îlots en jeu, la Chine a pour ambition de marquer son statut de grande puissance. Ainsi, durant la réunion du G7 à Hangzhou, le 12 septembre 2016, la Chine et la Russie, à la grande surprise des observateurs et observatrices, ont effectué un exercice à grande échelle en mer de Chine[xxi]. Un nouvel alignement se dessinerait donc, la Russie se joignant à la Chine au sein d’une lutte visant à contrebalancer la puissance américaine. Nous ne savons pas encore quelle sera l’ampleur de ce réalignement, mais l’avenir s’annonce sombre.

À suivre ?

Certains-es observateurs-trices craignent que ces tensions puissent servir de casus belli, que quelques rochers en viennent à se substituer à un archiduc et risquent de mener vers une guerre d’ampleur dans la région sous l’impulsion d’une Chine aux velléités hégémoniques et révisionnistes. Ce point de vue reste bien sûr fortement pessimiste même si on peut ressentir une certaine inquiétude.

La Chine a refusé d’accepter la décision de la Cour permanente d’arbitrage, arguant qu’elle n’affecterait aucunement sa politique en mer de Chine méridionale, s’inscrivant ainsi dans la ligne qu’elle avait annoncée depuis plusieurs années[xxii]. Il semblerait donc que le droit international ne soit pas capable de s’imposer dans cette situation. Que reste-t-il donc ? La diplomatie fonctionne à plein régime, mais elle semble elle aussi être dans une impasse. Les tensions militaires paraissent de plus en plus inéluctables.

Ces dernières semaines, des remous se sont à nouveau fait sentir. À la surprise générale, Rodrigo Duterte, le nouveau président philippin, souvent comparé à Donald Trump, a entamé une campagne agressive de désengagement auprès des États-Unis et de réalignement sur le géant chinois. En effet, M. Duterte n’a pas hésité, le 5 septembre 2016, à traiter le président américain de « fils de pute », entraînant l’annulation de la visite officielle prévue par celui-ci aux Philippines[xxiii]. Cette insulte a par la suite été suivie de menaces visant à renvoyer les 600 militaires américains basés dans le sud du pays dans le cadre d’un pacte visant à lutter contre le terrorisme. Le 7 octobre 2016, un pas de plus a été fait dans la dégradation des relations entre les États-Unis et les Philippines. En effet, le ministre de la défense philippin a annoncé que le gouvernement allait suspendre les patrouilles navales conjointes en mer de Chine méridionale[xxiv]. Si cette action est due en partie aux critiques américaines concernant la politique ultraviolente dans la lutte contre le trafic de drogue menée par M. Duterte, elle pose des questions quant à l’avenir des tensions en mer de Chine.

La décision de la Cour permanente d’arbitrage devrait donc définitivement rester lettre morte, le président philippin ayant clairement renoncé à lutter pour la souveraineté sur le récif de Scarborough. Si ce réalignement ne devait pas affecter la stratégie globale des États-Unis, il dénote cependant l’accroissement de l’influence de la Chine. Vu la violence des échanges, nous ne devrions probablement pas voir les tensions se dissiper dans les prochains mois.

La mer de Chine méridionale est donc la preuve que la globalisation de l’économie n’est pas forcément un facteur de pacification, contrairement à ce qu’affirme la pensée libérale. Au contraire, l’essor d’un nouvel hégémon aux ambitions prédatrices vient se confronter à la domination d’une Amérique en déclin. Il reste à espérer que ce nouvel ordre international en formation ne se transforme pas en affrontement violent. Une poignée de rochers ne valent pas une guerre.

CRÉDIT PHOTO: U.S. Department of Defense Current Photos

[i] « Communiqué de presse de la CPA : Arbitrage relatif à la mer de Chine méridionale (La République des Philippines c. La république populaire de Chine) », 12 juillet 2016. https://pca-cpa.org/fr/news/pca-press-release-the-south-china-sea-arbitr…

[ii] « La Chine n’a pas de droits historiques en mer de Chine », Le Monde, 12 juillet 2016. Site internet : http://abonnes.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2016/07/12/la-chine-n-a…

[iii] David Brunnstrom et Andrea Shalal (19 mars 2016). Exclusive: U.S. sees new Chinese activity around South China Sea shoal. Reuters.

[iv] Frances Mangosing (13 juin 2016). Filipino protesters, American sail to Scarboroug shoal; harassed by China. Inquirer.net. Récupéré le 3 octobre 2016 de http://globalnation.inquirer.net/140063/filipinos-sail-to-scarborough-sh….

[v] Michelle Florcruz (25 juillet 2013). Protests in the Philippines over China’s claims on Scarborough shoal shut down visa office. International Business Times. Site internet : http://www.ibtimes.com/protests-philippines-over-chinas-claims-scarborou…

[vi] Keith Bradsher (4 février 2014). Philippine leader sounds alarm on China. The New York Times. Site internet : http://www.nytimes.com/2014/02/05/world/asia/philippine-leader-urges-int…

[vii] Nyshka Chandran (25 juillet 2016). Philippines president Duterte to strike cautions tone with China on South China sea ruling. CNBC. Site internet : http://www.cnbc.com/2016/07/24/philippines-president-duterte-to-strike-c…

[viii] « China has repeatedly stated that “it will neither accept nor participate in the arbitration unilaterally initiated by the Philippines.” Annex VII, however, provides that the “[a]bsence of a party or failure of a party to defend its case shall not constitute a bar to the proceedings.” » La République des Philippines v. La République populaire de Chine. (12 juillet 2016). Cour permanente d’arbitrage. La Hayes. Site internet : http://www.andrewerickson.com/wp-content/uploads/2016/07/PH-CN-20160712-…

[ix] Mira Rapp-Hooper (2016). Parting the South China sea. Foreign Affairs, septembre-octobre 2016. Site internet : https://www.foreignaffairs.com/articles/china/2016-07-22/parting-south-c…

[x] Marina Tsirbas (2 juin 2016). What does the nine-dash line actually means? The Diplomat. Site internet : http://thediplomat.com/2016/06/what-does-the-nine-dash-line-actually-mean/

[xi] Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer. Article 57. Site internet : http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf

[xii] Carl Thayer (2016). Lawfare: The South China sea ruling. The Diplomat, Août 2016.

[xiii] Robert Klipper (29 mars 2016). Why China might seek to occupy Scarborough shoal. The Diplomat.

[xiv] Derek Watkins (27 octobre 2015). What China Has Been Building in the South China Sea. The New York Times

[xv] Victor Cha (6 septembre 2016). The Unfinished Legacy of Obama’s Pivot to Asia. Foreign Policy.

[xvi] Ankit Panda (7 septembre 2016). It’s Been 120 Days Since Last South China Sea FONOP. So What? The Diplomat.

[xvii] Ankit Panda (10 mai 2016). South China Sea: US Navy Destroyer Assert Freedom of Navigation Near Fiery Cross Reef. The Diplomat.

[xviii] Jane Perlez (18 juin 2016). U.S. Carriers Sail in Western Pacific, Hoping China Takes Notice. The Diplomat.

[xix] Australian Governement, Department of Defense (29 avril 2016). Fiver Power exercise concludes in Malaysia and Singapore. Communiqué du département de la défense australienne.

[xx] Indonesia looks to boost defenses round Natunas Islands in South China Sea. The Japan Times, 16 décembre 2015. Site internet : http://www.japantimes.co.jp/news/2015/12/16/asia-pacific/politics-diplom…

[xxi] Brad Lendon et Katie Hunt (12 septembre 2016). China, Russia begin joint exercises in South China Sea. CNN.

[xxii] Shannon Tiezzi (12 juillet 2016). China: Tribunal Rulling ‘Null and Void’, Will Not Affect South China Sea Claims. The Diplomat.

[xxiii] Grégo Brandy (30 septembre 2016). Rodrigo Duterte, le président dingo qui se compara à Adolf Hitler. Slate.fr.

[xxiv] Elias Groll (7 octobre 2016). First Cracks Appears in the U.S. Alliance with the Philippines. Foreign Policy.