Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.

Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.

Voici la réponse du professeur de journalisme de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Patrick White au texte : Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM

Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.  

Comme professeur de journalisme et journaliste depuis plus de 30 ans, je suis à même de constater l’importance de plus en plus vive des technologies de l’information dans le travail au quotidien des reporters. En 1995, on riait d’Internet. On parlait d’une mode. En 2020, il faut donc parler franchement de l’IA.  

Un journaliste aujourd’hui fait le boulot de quatre personnes en 1990. Le multitâches est une réalité du marché du travail et oui cela représente un défi pour toutes et tous. Ceci amène des enjeux de santé mentale dans les rédactions.  J’en ai été témoin à titre de patron pendant plus de 15 ans et j’ai reçu des témoignages à ce sujet encore récemment.

Je n’ai pas de boule de cristal mais il est clair que l’IA jouera un rôle dans les salles de rédaction au Québec un jour, et j’ai voulu sensibiliser le public à cet enjeu important. Pour le moment, l’IA a un rôle totalement marginal ici mais le plus récent livre de Francesco Marconi Newsmakers: Artificial Intelligence and the Future of Journalism montre que 8 à 12% du travail dans les rédactions  pourrait être effectués par des logiciels d’IA, comme dans le cas de courts textes sur des résultats sportifs, trimestriels ou autres tâches routinières. Ou encore pour détecter des tendances dans des grands ensembles de données, identifier des fausses nouvelles, mieux gérer les archives et aider à modérer des milliers de commentaires.

Les mises à pied récentes d’éditeurs chez MSN au Québec et au Royaume-Uni ont créé un choc véritable. Ces éditeurs, qui ne produisaient pas de contenu original, ont été remplacés par des robots. Ça fait réfléchir.

Est-ce que l’IA menace certaines tâches journalistiques? Sûrement. Est-ce que l’IA pourra amener un plus grand virage vers le contenu de qualité? Oui je le crois. Est-ce que l’IA va faire disparaître le travail de journaliste? Assurément non.  Plus que jamais, le ou la journaliste justifie son existence en faisant le tri des infos dans un contexte d’infodémie et de désinformation. Le journaliste va demeurer essentiel pour l’analyse et l’explication des faits, pour les grands reportages, les dossiers, les entrevues, la vérification des faits, les enquêtes, l’analyse de données, etc. L’humain va demeurer au centre du travail journalistique. La technologie peut aider le traitement de données et donner des pistes de sujets aux reporters.

Je suis bien d’accord avec M. Lamoureux que «l’accélération en temps réel de la production et de la circulation de l’information» est le plus grand danger qui guette les journalistes. Les médias sociaux ont créé une énorme pression additionnelle sur le système de production des nouvelles depuis l’arrivée de Facebook en 2005. Le journalisme s’accélère depuis le télégraphe par ailleurs. Ce n’est pas un phénomène nouveau.

J’ai toujours indiqué être un partisan du journalisme de qualité, qui passe par les contenus à valeur ajoutée (longs formats, balados, documentaires, etc) et je m’inscris en faux avec vos affirmations pessimistes.

L’accélération du cycle d’écriture est une réalité mais on réussit tout de même à  privilégier une certaine «lenteur» des contenus dans un grand nombre de médias comme RadRadio-Canada, QuébecorL’ActualitéLa PresseLe Devoir et The Globe and Mail.

M. Lamoureux erre complètement lorsqu’il affirme qu’il y a peu ou pas d’avenir en journalisme. Personne n’a jamais parlé ici d’une partie de plaisir et les étudiants savent que la crise des médias est permanente. On le dit que c’est dur, ce métier. Les ateliers sont là pour le faire vivre aux étudiants. On ne dore pas la pilule, au contraire, comme dit Jean-Hugues Roy, mon prédécesseur. Il y aura toujours des postes stables à Radio-Canada, au Devoir, au HuffPost, à La Presse, et chez Québecor. Mais oui, il y a aussi bien de la précarité, de la pige, des postes de surnuméraires ou sur appel. Comme dans tous les secteurs de la société. Et oui il faut combattre cette précarité. Notamment en demandant à Ottawa et à Québec qu’ils exigent des multinationales du numérique (qui font des milliards en partie grâce à l’information produite ici) de faire percoler leur richesse vers les journalistes du Québec.

Personnellement, je suis assez optimiste quant à l’avenir des journalistes au Québec. Près de 70% des finissants du programme de baccalauréat en journalisme de l’UQAM se trouvent un emploi dans leur domaine. Nous recevons des offres de stages et d’emplois pour nos étudiants à toutes les semaines. Il existe vraiment une belle collaboration des écoles de journalisme avec les employeurs en ce moment. Le programme de journalisme à l’UQAM va développer à partir de septembre une formation plus poussée en journalisme d’enquête et nos cours de journalisme de données sont du même niveau que celui des grandes écoles américaines. En radio, en télé, en presse écrite et en journalisme multimédia, nous préparons nos finissants et finissantes à devenir des reporters «à la tête bien faite» comme disait Montaigne.

Somme toute, je suis confiant de la vitalité de notre journalisme au Québec avec ou sans IA. Les technologies de l’information demeurent un outil mais représentent aussi un danger pour la profession. Je fais confiance à l’être humain pour faire les bons choix.

Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM

Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM

L’auteur est doctorant en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Le printemps dernier, Patrick White, le nouveau directeur du programme de journalisme de l’UQAM, a publié un texte dans La Presse +1, mais aussi dans The Conversation2, faisant l’éloge de l’intelligence artificielle et de son application au monde des médias. L’argument du professeur en journalisme, ici fortement inspiré de l’idéologie du libéralisme, est simple : le journalisme ne s’adapte pas assez vite à l’évolution des nouvelles technologies. En impliquant l’intelligence artificielle dans la production des nouvelles, les médias pourraient réorienter les journalistes vers le travail complexe à valeur ajoutée, comme les enquêtes ou les longs formats, et les libérer à l’inverse du travail routinier maintenant pris en charge par les robots et les algorithmes. 

« L’IA peut permettre également aux journalistes d’épargner beaucoup de temps », dit l’ancien rédacteur en chef du Huffington Post Québec. Or, cette idée trop simple ne prend pas du tout en compte le lien entre la forme actuelle du capitalisme et le monde du travail et se doit d’être critiquée. 

Le libéralisme ne pense pas la technique

Le libéralisme est l’idéologie la plus influente du champ de recherche des études médiatiques, ce biais étant particulièrement présent dans les universités américaines3. Si la pensée libérale comporte certains avantages, comme par exemple assigner un rôle positif aux journalistes qui se voient comme des chiens de garde de la démocratie, elle a aussi plusieurs défauts : elle est incapable de penser ni la matérialité des médias ni la technique et encore moins l’influence des machines sur les conditions de travail. 

Dans La richesse des nations, Adam Smith écrit que l’innovation technologique venait tout simplement de la division du travail. C’est en se divisant les tâches que les travailleurs et les travailleuses pouvaient se spécialiser dans leur domaine et ainsi développer les technologies nécessaires pour faciliter leur travail. 

Or Adam Smith et ses disciples qui sévissent encore aujourd’hui oublient qu’en contexte capitaliste, la technologie n’est jamais développée dans les mains des travailleurs et des travailleuses. Elle n’est même jamais appliquée pour faciliter leur travail, au contraire disent les auteurs et les autrices critiques, la technique n’est pas neutre et a toujours comme rôle premier d’intensifier et d’accélérer la production4. Dans le cas du journalisme, la technique d’écriture de la pyramide inversée qui vise à prioriser les informations jugées les plus importantes et un style d’écriture bref et dépourvu d’émotions, par exemple, a été créée spécifiquement pour augmenter le rendement des reporters sur le terrain qui devaient écrire plusieurs articles par jour pour répondre au développement du télégraphe5

Pour une critique sociale de la technique

Comme l’écrit Harry Braverman dans son livre classique de la sociologie du travail Travail et capitalisme monopoliste6, l’histoire du capitalisme depuis le 19e siècle est une histoire de dépossession du savoir artisanal par la classe dominante. En appliquant une stricte organisation scientifique du travail, d’abord dans les usines, puis dans les bureaux (le taylorisme), les capitalistes ont séparé la conception de l’exécution, la première étant réservée aux gestionnaires et aux contremaîtres et la deuxième aux travailleurs et aux travailleuses devant effectuer des tâches de plus en plus simples et parcellisées. 

Cette séparation historique entre le travail manuel et le travail intellectuel a aliéné les travailleurs et les travailleuses, ceux-ci ne devant qu’accomplir une liste de tâches sans jamais pouvoir penser ou adapter le processus de travail. En ce sens, la technique, quand elle est développée par des gestionnaires et non par le personnel, a toujours pour objectif d’augmenter le rendement du travail et par conséquent, à stimuler les profits des grandes entreprises, en baissant les coûts de production. 

Contrairement à ce que M. White affirme, le plus grand danger guettant les journalistes et, surtout, la qualité de leurs conditions de travail n’est donc pas le fait de ne pas assez encadrer les algorithmes, ce qui pourrait produire des situations de biais ou des fausses nouvelles, mais bien l’accélération en temps réel de la production et de la circulation de l’information créée précisément par le recours systématique aux algorithmes et aux techniques d’automatisation.  

Le problème est que M. White, loin de condamner l’accélération du cycle d’écriture, a tendance à la saluer. Dans un autre article7 paru sur l’intelligence artificielle en septembre 2019, celui-ci loue les mérites du service d’automatisation des nouvelles de Bloomberg News qui vise à publier de courts articles produits par des algorithmes. « L’intelligence artificielle permet non seulement à Bloomberg de publier ses nouvelles plus rapidement, au bénéfice des courtiers en valeurs mobilières, mais également d’automatiser la traduction de milliers d’articles dans de nombreuses langues étrangères. […] Les progrès technologiques de cette agence d’information financière n’ont pas manqué de m’impressionner », écrit-il. 

Or la chercheuse Mel Bunce a bien souligné dans une étude parue en 20178 que les conditions de travail proposées par les services d’information financière (Reuters, dans son cas) sont exécrables. Les journalistes sont forcés par leurs gestionnaires de publier en temps réel les nouvelles concernant les divers marchés financiers. Ceux-ci doivent trouver des histoires qui « move the market  (bougent les marchés) », ce qui déprime nombre d’entre eux. 

En effet, Nicole S. Cohen a aussi bien démontré dans ses entrevues avec de jeunes journalistes numériques9 que les salles de rédaction les plus adaptées aux nouvelles technologies ne sont pas des paradis du travail où les reporters réalisent du travail à valeur ajoutée. Au contraire, ces environnements sont extrêmement précaires et aliénants. Les journalistes se voient dans l’obligation de produire cinq, six, sept articles par jour, sans compter les fréquentes réécritures d’une dépêche avec de multiples liens multimédias qui vise à attirer le plus de clics possibles. Les outils créés par les algorithmes affichent en temps réel la performance des articles créant des sentiments de rivalité parmi les journalistes.

S’organiser contre le pouvoir instrumental de la technique

Ces conditions de travail éprouvantes poussent de plus en plus de jeunes journalistes vers l’épuisement professionnel10. En ce sens, comme l’affirme Cohen dans son livre Writers’ Rights : Freelance Journalism in a Digital Age11 publié en 2016, les luttes journalistiques les plus urgentes sont avant tout des luttes syndicales pour la réduction des longues heures et l’autonomie éditoriale face aux algorithmes et à la marchandisation de l’information. Les exemples ne manquent pas : plus de 60 salles de rédactions nord-américaines se sont syndicalisées dans les cinq dernières années12 (ViceGawkerVoxBuzzFeed). Ils sont les exemples à suivre. 

Il faut dire la vérité aux futurs journalistes, et cela dès l’université : vous n’aurez pas de poste stable, ce ne sera pas une partie de plaisir, vous ne dormirez pas beaucoup et les défis seront énormes. Le 30 mai dernier, Microsoft a licencié 27 journalistes alimentant le portail MSN13, dont plusieurs Canadiens et Canadiennes, au profit d’un programme d’automatisation des articles, sans parler des pigistes précaires qui ont perdu nombre de contrats. En pleine pandémie, ce type de précarisation est cruel. Pendant ce temps, le nouveau directeur du programme de journalisme à l’UQAM signe paradoxalement des articles où il fait l’éloge de l’intelligence artificielle pour le futur du métier. 

Ce point de vue libéral ne représente pas la réalité. Bien au contraire, une récente enquête de Vice14 concernant les nombreux jeunes journalistes qui fuient le métier après seulement quelques années d’expérience illustre très bien la réalité aliénante qui atteint beaucoup de journalistes lors de leur entrée sur le marché du travail. Nous méritons de meilleures analyses pour résoudre ce problème. Il faut surtout cesser de considérer la technique ou l’innovation technologique comme étant neutre, mais bien au service de ceux qui la mettent en branle. 

 

1 Patrick White, « Les robots vont-ils remplacer les journalistes? », La Presse, 1er mai 2020. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-05-01/les-robots-vont-ils-remplacer-les-journalistes 

2 Patrick White, « L’intelligence artificielle à la rescousse du journalisme », The Conversation, 16 avril 2020. https://theconversation.com/lintelligence-artificielle-a-la-rescousse-du-journalisme-135387 

3 Barbie Zelizer, « On the shelf life of democracy in journalism scholarship », Journalism, vol. 14, no. 4, 2013 : 459–473. doi:10.1177/1464884912464179 

4 À partir des propos de Marx dans Le Capital portant sur l’intensification du travail et la plus-value relative, il est possible de tracer toute une histoire de penseurs et de penseuses critiques du lien entre la technique et le capitalisme. Parmi ceux-ci les plus contemporains sont par exemple : Hartmut Rosa, Bernard Stiegler, Andrew Feenberg, Jodi Dean ou Jean Vioulac. Comme le dit d’ailleurs Vioulac dans son livre Approche de la criticité : « toute approche de la technique moderne (l’automatisme) est insuffisante qui n’envisage pas sa connexion structurelle avec le capitalisme (l’autovalorisation) et réciproquement ; toute approche de la démocratie moderne (l’avènement des masses) est insuffisante qui n’envisage pas son rapport structurel avec le dispositif industriel (la production de masse) » (Vioulac, 2018, p. 30). 

5 Henrik Örnebring, « Technology and journalism-as-labour: Historical perspectives », Journalism, vol. 11, no. 1, 2010 : 66. doi:10.1177/1464884909350644 

6 Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976. 

7 Patrick White, « L’intelligence artificielle et ses impacts sur les pratiques journalistiques », Patwhite.com, 5 septembre 2019. https://patwhite.com/lintelligence-artificielle-et-ses-impacts-sur-les-pratiques-journalistiques 

8 Mel Bunce, « Management and resistance in the digital newsroom », Journalism, vol. 20, no. 7, 2017 : 890–905. doi:10.1177/1464884916688963. 

9 Nicole S. Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, vol. 7, no 5, 2019 : 571-591. https://doi.org/10.1080/21670811.2017.1419821

10 Scott Reinardy, « Newspaper journalism in crisis: Burnout on the rise, eroding young journalists’ career commitment », Journalism, vol. 12, no 1, 2011 : 33-50. doi.org/10.1177/1464884910385188 

11 Nicole S. Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, Montreal, Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016. 

12 Cultural Workers Organize, « Digital media unionization timeline », 19 août 2020. https://culturalworkersorganize.org/digital-media-organizing-timeline/ 

13 Radio-Canada. « Microsoft licencie ses journalistes et les remplace par des robots », Radio-Canada, 30 mai 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1707839/microsoft-nouvelles-msn-edge-intelligence-artificielle-licenciement-journalistes 

14 Justine Reix, « Arrêter le journalisme pour apprendre à vivre », Vice, 11 août 2020. https://www.vice.com/fr/article/935gba/arreter-le-journalisme-pour-apprendre-a-vivre

Ces objets du quotidien qui refusent la souveraineté aux données

Ces objets du quotidien qui refusent la souveraineté aux données

Les technophiles savent ce que la nouvelle année annonce : le lancement d’une myriade de nouveautés technologiques. Que ce soit à travers des interfaces beaucoup plus discrètes1 ou l’intégration de plateformes connectées au sein d’une pluralité d’objets du quotidien, tels des réfrigérateurs2, des assainisseurs d’air3, les compagnies technologiques veulent s’immiscer dans toutes les sphères de la vie privée. Ces nouvelles avancées n’ont toutefois rien pour rassurer les défenseurs de la propriété des données.

L’introduction de technologies numériques omniscientes dans des objets du quotidien est plus réelle que jamais. Le phénomène est souvent désigné par le terme « Internet des Objets (IdO) » et est vu comme une composante importante de la révolution numérique en cours et à venir. Lei Jun, propriétaire de Xiaomi, entreprise chinoise pionnière dans la fabrication d’objets connectés, avait présenté4 sur son blogue l’été dernier une vision du monde où l’omniprésence de ces objets connecterait l’entièreté des ménages d’une nation. Sa prédiction fait son bout de chemin : les plus récents réfrigérateurs connectés5 analysent la nourriture qui s’y trouve pour ainsi proposer à leur propriétaire des recettes possibles avec ces ingrédients. 

« Ces avancées technologiques existent pour faciliter la vie des utilisateurs [et des utilisatrices] ainsi que pour augmenter leurs capacités et leur efficacité » affirme la docteure Darine Ameyeb, chercheuse postdoctorale en intelligence artificielle à l’École de technologie supérieure de Montréal. Mme Ameyed soulève un argument qui pourrait faire hésiter certains adeptes de l’Internet des Objets (IdO) : « Pour le moment [les entreprises qui offrent ces services] se soucient beaucoup plus de leurs intérêts que de l’intérêt du bien commun. » 

Les récents scandales entourant les appareils connectés et l’utilisation des données qu’ils produisent viennent consolider l’affirmation de Darine Ameyeb : « Les objets connectés permettent la collecte en temps réel et de façon extrêmement précise de données sur une grande variété de points d’information des utilisateurs [et des utilisatrices] », explique la chercheuse. Ces « données résiduelles » ne sont pas essentielles au bon fonctionnement des interfaces, mais les fabricants les accumulent tout de même, souvent à l’insu des utilisateurs et des utilisatrices.

L’entreprise We Vibe, qui offre des jouets sexuels capables d’être déclenchés à distance, avait fait les manchettes6 en 2017 après que la justice américaine l’a reconnue coupable de la collecte et du stockage de données de ses client·e·s sans que ceux-ci et celles-ci en soient informés. Les adresses IP, les fréquences d’utilisations ainsi que des données de température du corps étaient stockées dans les serveurs de l’entreprise. En plus de la récolte illégale de ces informations, des failles dans la sécurité de l’application permettant de prendre le contrôle du vibromasseur avaient aussi été décelées.

Transparence sans régression

« La technologie a toujours fait partie de l’expérience humaine et nous sommes devenus qui nous sommes grâce à elle », indique la professeure au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, Débora Krischke Leitao. La professeure, dont les recherches portent sur les enjeux du numérique, reconnaît toutefois que des questions se posent. Elle dénonce notamment la façon dont les utilisateurs adhèrent aux différentes plateformes, à travers des « Termes et conditions » que personne ne prend le temps de lire. Selon elle, l’adhésion aveugle à ces termes beaucoup trop longs à lire contribue aux dérives. Une étude7 a démontré que pour lire toutes les politiques de confidentialité auxquelles un usager ou une usagère adhère chaque année, il faudrait lire en moyenne huit heures par jour, pendant 76 jours.

Darine Ameyed, qui travaille elle-même sur des projets d’intelligence artificielle permettant la collecte de données en temps réel, s’indigne lorsque celles-ci sont récoltées à l’insu de l’utilisateur ou de l’utilisatrice : « La récolte de ces données devrait être une décision sociétale, et non seulement entre les mains d’intérêts privés » réclame la chercheuse. Elle insiste pour que la transparence soit l’épicentre d’une saine relation entre l’utilisateur ou l’utilisatrice et les grandes entreprises technologiques. Toutefois, celles-ci se sont avérées extrêmement réticentes à les informer de la collecte de ces informations.

Autres dérives

Il ne suffit qu’à penser au lien étroit entre Pokémon Go et Google8, l’affaire Cambridge Analytica, le microphone caché9 dans l’assistant personnel Google Nest pour s’interroger sur les réelles intentions de ces grandes entreprises technologiques.

Le jeu Pokémon Go a marqué un tournant dans l’utilisation des données générées par une application. La compagnie Niantic, fondée par l’ancien employé de Google John Hanke, avait conclu des ententes avec plusieurs entreprises, notamment Starbucks et McDonald’s, dirigeant les utilisateurs et utilisatrices de l’application à la recherche de Pokémons vers ces restaurants. En récoltant les données de localisation des joueurs et joueuses, Niantic savait combien de personnes étaient allées dans ces commerces grâce à son jeu. Pour chaque joueur ou joueuses entrant dans ces restaurants, l’entreprise recevait un montant, empochant ainsi des millions10 de dollars en influençant les allées et venues de ses utilisateurs et utilisatrices.

Conscientisation, législation

La professeure Débora Krischke Leitao affirme que la conscientisation des utilisateurs et utilisatrices face aux enjeux d’un monde hyperconnecté passe par la mise en lumière de tels scandales : « L’éducation [sur ces enjeux] est importante, mais ce n’est pas assez pour éviter toutes les dérives » affirme la professeure de sociologie. Elle croit qu’une certaine forme de législation quant à la collecte de telles données est nécessaire, sans toutefois devenir trop stricte.

Un avis qui fait écho à l’opinion de la chercheuse Darine Ameyed : « La législation est un couteau à double tranchant », avise-t-elle. Bien qu’elle considère que la mise en place d’une législation est nécessaire, tel le Règlement général sur la protection des données (RGDP) en Europe, elle met en garde contre une réglementation trop stricte qui empêcherait de partager des données contribuant à l’amélioration des services. Selon elle, certaines données ont avantage à être partagées, mais l’utilisateur ou l’utilisatrice doit être informé quant à l’utilisation de celles-ci.

Éducation

Cette conscientisation vis-à-vis de l’importance de l’éducation des enjeux liés numérique fait lentement son chemin à travers le réseau scolaire québécois. L’Université Laval a mis en place l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique, ayant pour objectif de favoriser l’innovation et l’utilisation responsable de ces nouvelles technologies ainsi que de recommander des améliorations aux normes et aux lois en vigueur pour promouvoir une utilisation responsable du numérique. L’observatoire n’a toutefois pas encore fait de recommandations auprès du gouvernement pour encadrer l’accès aux données personnelles des utilisateurs connectés.

Les notions liées à la citoyenneté numérique sont quant à elles absentes du curriculum actuel du Ministère de l’Éducation. Certaines solutions sont cependant mises en avant : un professeur à l’École d’éducation internationale de McMasterville, Nicolas Ouellet, a décidé de pallier ce manque. « J’ai pris sur moi la tâche d’aborder ces questions en créant Questions internationales », un cours offert aux élèves de 5e secondaire qui aborde divers enjeux liés au numérique. Jérôme Abran, un élève qui suit le cours, estime que les notions apprises lui permettent d’être plus alerte quant à son utilisation du numérique et propose que toutes les écoles doivent adopter une telle formation.

Connectivité et vie privée, incompatible?

Les dérives en matière de sécurité et d’utilisation des données qui assombrissent l’industrie des objets connectés ne signifient toutefois pas qu’il est impossible d’utiliser ces appareils en toute sécurité. Darine Ameyed maintient que les appareils comme tels ne sont pas le problème : c’est la gestion et l’accessibilité des données cumulées entre les mains d’entreprises privées qui est problématique.

La chercheuse explique qu’il est possible de connecter certains appareils à un réseau local, celui-ci n’étant pas connecté à Internet. Ce type de réseau est contrôlable à partir d’un petit ordinateur, tel un Raspberry Pi, mais ne permet toutefois pas le contrôle à distance. C’est donc que, dans la situation actuelle, avoir accès à toutes les fonctionnalités de cette myriade de nouvelles technologies, c’est faire une croix sur une partie de sa vie privée.

Crédit photo : Pixabay

1 Dave Priest, « These smart displays are beautiful », CNET, 6 janvier 2020. www.cnet.com/videos/these-smart-displays-are-beautiful/.

2 Sami Lee, « Samsung and LG go head to head with AI-powered fridges that recognize food », The Verge, 2 janvier 2020. www.theverge.com/2020/1/2/21046822/samsung-lg-smart-fridge-family-hub-in….

3 Christopher Close, « CES 2020: OneLife PureOne Air Purifier has a filter that can be thrown in the dishwasher », iMore, 10 janvier 2020. www.imore.com/ces-2020-onelife-pureone-air-purifier-has-uses-filter-can-….

4 AJ Cortese, « Xiaomi Announces its ‘Mi Home’ – AIoT Smart Home Initiative », Pandaily, 12 juin 2019. pandaily.com/xiaomi-announces-its-mi-home-aiot-smart-home-initiative/.

5 Andrew Gebhart, « Bosch’s fridge with food recognition might make me actually want a smart kitchen », CNET, 9 janvier 2020. www.cnet.com/news/boschs-fridge-with-food-recognition-might-make-me-actu….

6 Pierrick Labbe, « Le fabricant de We Vibe condamné pour collecte de données », objetconnecte.net, 15 mars 2017. www.objetconnecte.net/we-vibe-sextoy-condamnation-1503/.

7 Keith Wagstaff, « You’d Need 76 Work Days to Read All Your Privacy Policies Each Year », Time, 6 mars 2012. techland.time.com/2012/03/06/youd-need-76-work-days-to-read-all-your-privacy-policies-each-year/.

8 Don Reisinger, « How Google Is Quietly Benefiting From Pokémon Go’ Success », Fortune, 12 juillet 2016. fortune.com/2016/07/12/google-pokemon-go/.

9 Zack Whittaker, « Google says Nest’s secret microphone was ‘never intended to be a secret’ », TechCrunch, 20 février 2019. techcrunch.com/2019/02/20/nest-secret-microphone/.

10 Josh Constine, « Pokémon GO reveals sponsors like McDonald’s pay it up to $0.50 per visitor », TechCrunch, 31 mai 2017. techcrunch.com/2017/05/31/pokemon-go-sponsorship-price/.