LETTRE OUVERTE / Maude Desbois, Chargée des communications à Mères au front
Alors qu’en ce moment même sont détenus par la Sûreté du Québec deux activistes environnementalistes qui ont pris part à l’action de désobéissance civile entreprise sur le pont Jacques-Cartier à Montréal le 22 octobre par Last génération Canada et le collectif Antigone, la lutte se poursuit et nous demeurons plus solidaires que jamais. Nous ne pouvons accepter la criminalisation des militant·es non violent·es qui agissent dans le but de protéger l’environnement et de faire bouger nos gouvernements. Il s’agit d’une répression sans précédent au Québec qui est totalement inacceptable.
Alors qu’en ce moment même sont détenus par la Sûreté du Québec deux activistes environnementalistes qui ont pris part à l’action de désobéissance civile entreprise sur le pont Jacques-Cartier à Montréal le 22 octobre
Combien de trains manqués cela prendra-t-il à nos dirigeant·es avant qu’ils ne se décident à embarquer? Combien de communautés abandonnées au nom de l’économie? Combien de zones sacrifiées au nom de la croissance et de notre dépendance à la consommation?
Plus de dix jours déjà depuis que des artistes, des mères au front et des militantes ont immobilisé un train sur le site de la Fonderie Horne à Rouyn-Noranda de manière totalement pacifique, en se couchant à l’endroit qui est fort probablement l’un des plus contaminés du site, mettant ainsi leur santé à risque.
Le dimanche 13 octobre 2024, ces femmes sont montées au front afin de manifester pour l’accès à un droit fondamental : celui d’exister sans craindre pour leur vie et celle de leurs enfants. Celui de vivre dans un environnement sain qui ne respire pas l’auto-destruction provoquée par une multinationale multimilliardaire, soutenue par notre propre gouvernement. Pour cela, elles se sont étendues sous l’un des wagons par lesquels arrivent les intrants toxiques en provenance de différents pays pour être transformés à la Fonderie Horne; des photos de leurs enfants et de leurs petits-enfants posées sur leur cœur, silencieuses, afin de rappeler pour qui elles luttent et la raison de leur présence à Rouyn-Noranda ce jour-là.
Encore aujourd’hui en 2024, alors que nous vivons une crise socio-environnementale sans précédent, le gouvernement accepte de sacrifier des populations à proximité d’usines, de mines, d’industries, en mettant sur le dos de l’économie du Québec la nécessité d’octroyer à ces multinationales des permis de polluer, de détruire le territoire, mettant à risque la survie des écosystèmes en plus de la santé des communautés. Bon nombre de ces usines sont situées dans des milieux où vivent des gens avec leurs familles. C’est le cas notamment à Montréal, Québec, Saguenay, Sherbrooke, Trois-Rivières, Gatineau et, bien entendu, Rouyn-Noranda.
Comment se fait-il que la population, malgré les dangers qui ne sont plus à prouver, se retrouve à devoir lutter afin d’être protégée d’un géant nommé Glencore? Cela fait des années que les Mères au front et plusieurs autres groupes se mobilisent afin d’exiger le respect des normes. Le mouvement a financé ses propres analyses de neige et manifesté à de multiples reprises, sans compter les rencontres avec nos dirigeants qui ont gentiment souri et pris des notes. Rappelons aussi qu’il n’y a actuellement aucun échéancier imposé à la Fonderie Horne pour l’atteinte de la norme provinciale de 3 ng d’arsenic par mètre cube d’air.
On se retrouve à payer de la santé de la population, de notre système de santé qui doit soigner les personnes atteintes de cancers du poumon et des voies urinaires, de maladies pulmonaires chroniques, de maladies du système nerveux, et tant d’autres graves problématiques liées à la présence des contaminants tout droit sortis des cheminées de l’usine. Notre gouvernement utilise l’argent des contribuables pour financer le rehaussement technologique de la Fonderie Horne, car l’entreprise elle-même refuse de payer pour effectuer les travaux d’améliorations nécessaires à la diminution des contaminants rejetés dans l’air de Rouyn-Noranda. Le Québec paie pour les caprices d’une multinationale qui a engrangé un revenu net de 17,3 milliards en 2022, sans compter tout ce qui est caché dans des paradis fiscaux.
Vous comprendrez donc que les personnes qui vivent à Rouyn-Noranda en ont assez de se faire violenter et négliger, coincées sur un territoire pour lequel ils et elles ont un attachement et un amour profond, mêlé à beaucoup de colère et un goût amer dans la bouche, qui lui, ne provient pas uniquement des rejets d’anhydride sulfureux (SO2) de la Fonderie horne.
D’ailleurs, petite anecdote à ce sujet, alors que nous marchions vers l’usine pendant la manifestation, un goût étrange et inhabituel s’invite sur notre langue. Isabelle Fortin-Rondeau, membre du groupe Mères au front Rouyn-Noranda, attrape le micro et nous lance : « Ce goût dans votre bouche, c’est du dioxyde de soufre. Cadeau de la fonderie! ». Au lendemain de la marche, un graphique partagé par REVIMAT, un organisme local qui milite pour améliorer la Loi sur les mines et pour la protection de l’environnement, indique que l’indice de SO2 pendant la marche montrait un pic grimpant à toute allure d’un niveau « acceptable » à « mauvais ». Selon l’American Lung Association, « le dioxyde de soufre provoque une série d’effets nocifs sur les poumons. Il peut également se transformer chimiquement en particules de sulfate dans l’atmosphère, qui constituent une part importante de la pollution par les particules fines, qui peuvent être emportées à des centaines de kilomètres. » Les personnes qui vivent et travaillent à proximité de ces grandes sources sont évidemment les plus exposées au SO2 et à ses impacts. Apparemment, la Fonderie aime bien gratifier les militant·es d’une bonne bouffée d’air frais lors des manifestations.
Chaque étape de la marche, ponctuée de prises de paroles, de performances artistiques, de témoignages, a ramené l’indignation et la colère au fond de nos ventres. L’envie de scander « Assez, c’est assez! » nous venait tout naturellement.
Les artistes venu·es en solidarité, à la demande des Mères au front de Rouyn-Noranda qui n’en peuvent plus d’appeler à l’aide, se sont plongé·es dans une grande vulnérabilité par leur performance. Arrachant bout par bout les vêtements qui recouvraient leurs corps, Ève Landry, Anaïs Barbeau-Lavalette, Steve Gagnon, Véronique Côté et Laure Waridel, ont dévoilé tour à tour les parties peintes en noir, symboliquement « malades » avec, en trame de fond, les mots de Véronique Côté. « Ta ville est une zone sacrifiée. Ton corps est une zone sacrifiée. Tes enfants sont une zone sacrifiée. » Une vulnérabilité et un courage qu’il faut savoir porter pour revendiquer et tenter d’attirer l’attention sur le nœud du problème.
Alors je me permettrai de répéter ici, en fin de récit, ces mêmes questions.
Combien de trains manqués cela prendra-t-il à nos dirigeant·es avant qu’ils ne se décident à embarquer? Combien de communautés abandonnées au nom de l’économie? Combien de zones sacrifiées au nom de la croissance et de notre dépendance à la consommation?
Le respect des normes québécoises sur les contaminants, c’est tout ce qu’on vous demande.
Nous sommes près de 9000 Mères au front au Québec qui luttons chaque jour pour faire entendre les voix éteintes, les voix inaudibles, tues et ignorées. Soyez avisé·es, « Il ne sera pas question de se fermer la gueule. »*
* Phrase tirée du livre « Arsenic mon amour », co-écrit par Gabrielle Izaguirré Falardeau et Jean-Lou David, aux éditions du Quartz.
Rappelons que l’autorisation ministérielle entérinée en 2023 demeure largement insatisfaisante, permettant toujours à la Fonderie Horne de rejeter dans l’air de Rouyn-Noranda des quantités allant jusqu’à 15 fois la norme nationale sur l’arsenic, celle-ci étant établie à 3 ng/m3. Selon ladite entente, la Fonderie Horne est seulement tenue à graduellement diminuer les émissions à 15 ng/m3 (soit 5 fois la norme), avant de présenter un éventuel plan. Pour permettre l’obtention de métaux critiques, le gouvernement québécois accepte d’exposer la population à des taux d’arsenic qu’il sait lui-même être dangereux.
Depuis des années, la population de Rouyn-Noranda est exposée à de l’arsenic, du plomb, du cadmium, du nickel, du cuivre et du dioxyde de soufre à des taux beaucoup plus élevés que partout ailleurs au Québec. Au moins 25 contaminants sont mesurés dans l’air, l’eau, la neige ou les sols des environs. Plusieurs de ces contaminants sont des cancérigènes et des neurotoxiques sans seuil, ce qui signifie qu’ils entraînent des risques quelle que soit la dose. Les normes sont déjà un compromis.
Cet article est d’adord paru dans notre recueil imprimé L’effondrement du réel : imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine, disponible dans notre boutique en ligne.
Pour réellement étudier l’écologisation d’une production médiatique, il faut faire sauter le triptyque production-texte-réception et ajouter deux étapes à nos analyses : la reproductivité et la réduction naturelle.
Cette histoire commence à l’université. Je ne peux faire autrement, je parcours les murs sans fenêtres de l’UQAM depuis 2014. Et je tiens à souligner ces deux mots : sans fenêtres.
L’étage où je travaille regorge de laboratoires de recherche en sciences humaines où des auteurs et des autrices critiques passent la majorité de leur temps à analyser du contenu produit par les médias. Derrière la porte qui se trouve en face de la mienne, on analyse les fausses nouvelles. Derrière celle d’à côté, on s’attarde à la communication environnementale, l’étude de la couverture médiatique des changements climatiques – l’enjeu de l’heure.
Or, après toutes ces années à arpenter les corridors de la Faculté de communication, il me semble que c’est précisément ces deux mots qui nous manquent : des fenêtres. Ce n’est pas une métaphore cheap du genre « ah, il nous manque des fenêtres sur le monde ou sur les autres disciplines ou départements ». Non, je le dis au premier degré : des vraies fenêtres qui laissent pénétrer la nature et la lumière.
Comment pourrait-on étudier l’imaginaire écologique véhiculé dans les productions médiatiques? Pour la majorité des chercheurs et des chercheuses universitaires, la réponse est simple : en analysant la production discursive et visuelle véhiculée par les plateformes médiatiques lorsque celles-ci traitent de sujets liés à l’écologie. Il faut fouiller dans les textes, les archives et démontrer comment tels médias cadrent le débat sur tels projets industriels en faveur, probablement, du capitalisme néolibéral ou, au contraire, prouver comment telles propositions innovent et surtout résistent à l’idéologie dominante dans leur présentation d’un environnement vert et porteur d’une nouvelle relation au monde.
Pour celles et ceux qui ne veulent pas s’enfermer dans un labo et sortir sur le terrain, il y a toujours deux autres avenues : étudier soit la production, soit la réception de ces produits médiatiques. Plutôt que d’analyser le contenu, nous avons l’option d’examiner ses conditions de production ou encore d’aller voir comment le public l’a interprété. En d’autres termes, visiter une salle de rédaction produisant le journal ou aller dans un café avec des lecteurs et des lectrices le consultant, au lieu de s’attarder uniquement à l’article analysant les changements climatiques. C’est le fameux triptyque production-texte-réception enseigné dans toute université occidentale. Choisis un des trois, mais surtout, ne dépasse pas ces trois catégories : il n’y a rien au-delà.
Pardonnez mon ton froid, peut-être pas assez « objectif », mais je suis blasé. Blasé des catégories qu’on nous impose, blasé des recherches sur les médias qui se limitent à une simple analyse du contenu sans avoir la moindre considération pour la matérialité de ce contenu. Comme si la réalité se réduisait au langage, comme si l’écologie se réduisait à la manière dont le discours représentait l’environnement. Non, quand je pense à l’écologie, je pense à ces fenêtres dont nous ne disposons pas. Débloquer l’imaginaire écologique consiste précisément à regarder dehors, à constater le pitoyable état de notre relation au monde, de nos cycles biophysiques et à tenter de les changer. Et si nos murs ne disposent pas de fenêtres, alors peut-être faudrait-il les percer.
Démanteler le triptyque production-texte-réception
Comment faire sauter les catégories analytiques qu’on tente de nous imposer depuis plus d’un demi-siècle en études médiatiques? Comment analyser réellement la matérialité de nos productions culturelles, en d’autres termes, la matière biophysique qui les constitue? L’école européenne de l’écologie sociale1, représentée entre autres par Adelheid Biesecker et Marina Fischer-Kowalski, peut nous fournir des pistes de réponses. Dans l’ensemble, notre système économique et, plus largement, notre société, expliquent-elles, sont basés sur les notions de production et de consommation. Il faut toujours produire plus et consommer plus, simplement pour maintenir la stabilité de nos structures sociales. Le but est l’accumulation du capital, cette valeur qui cherche constamment à croître sans aucune considération pour les limites physiques et biologiques de nos ressources naturelles.
Or, nous avons complètement détaché la production de ce qui la supporte de manière souvent invisible : la reproduction2, définie comme l’ensemble des formes régénératrices du monde vivant. Tous les objets que nous produisons ont d’abord été reproduits par la nature. Ce bout de journal que j’analyse est dans mes mains parce qu’il provient d’un arbre. Cet article en ligne est soutenu par un ordinateur et des serveurs qui proviennent de mines de métaux rares. Cela vaut aussi pour les travailleurs et les travailleuses : si ces derniers et ces dernières ont la force de se rendre au travail le matin, c’est parce que leur force a été reproduite dans la sphère privée (c’est ce que les féministes appellent le travail du care3).
Et cette réflexion s’applique aussi à l’autre extrémité de la chaîne. Tous les objets que nous consommons sont rejetés et éventuellement absorbés par la nature. Le parcours du journal se termine au recyclage : c’est la réduction naturelle, définie à son tour comme tous les processus de synthèse et de décomposition du monde vivant. Et c’est précisément le fait d’avoir détaché la production de la reproduction naturelle qui crée la crise écologique présente. Nous croyons pouvoir produire des marchandises à l’infini sans aucun souci de leur insertion dans les cycles biophysiques de la planète4. Nous avons, dirait Marx, effectué une rupture métabolique avec la nature (et c’est cette rupture qui crée le sentiment d’aliénation)5. Celle-ci est soit considérée comme une ressource inépuisable, soit comme une poubelle éternelle alors qu’elle devrait être avant tout notre corps inorganique6. Par ce concept, le jeune Marx des Manuscrits de 1844 renvoyait à l’idée que le travail dans les sociétés pré-capitalistes était un processus qui s’effectuait en accord avec la nature (la nature était une extension du corps) et non par-delà ses possibilités dans une abstraction machinique dont le seul but est d’extraire les profits le plus rapidement possible. Par contre, Marx ne parle pas de reproduction dans son œuvre. ce qui est spécifiquement l’apport de l’école européenne de l’écologie sociale.
En effet, en incluant la reproduction et la réduction dans nos analyses, ce que Biesecker appelle de manière plus large la « reproductivité », le triptyque analytique qui nous limite tant peut disparaître. Avant de parler de production médiatique, il faut considérer la reproduction naturelle médiatique. Et après avoir parlé de réception d’un contenu, il faut toujours considérer sa réduction naturelle. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Dans cette perspective, un auteur ou une autrice s’intéressant à un article d’un journal ne devrait pas commencer sa recherche dans une salle de rédaction et la finir dans un café avec son lectorat, il ou elle devrait la débuter dans la forêt et la finir dans un site d’enfouissement. La même analyse peut s’appliquer avec n’importe quel texte ou production médiatique en ligne (comme un contenu multimédia, un balado, un film, une vidéo, etc.) : il faut s’éloigner de la production même et plutôt retracer toute la chaîne de valeurs du contenu, de la mine de métaux rares jusqu’aux lignes d’assemblage en passant par les centres de données7. Et c’est précisément à travers cette critique qu’on pourra dire si une production médiatique s’écologise vraiment. Pas parce qu’elle représente bien la nature, mais parce qu’elle existe et se reproduit en respectant les limites biophysiques de la planète.
Combien de personnes analysent des vidéos sur Youtube sans prendre en compte l’énergie colossale utilisée par les centres de données derrière la plateforme, ceux-ci étant alimentés parfois encore par du pétrole ou des centrales au charbon8? Combien de gens lisent les grands médias américains comme le New York Times et saluent leur travail sans tenir compte que ces médias se sont construits en vidant les forêts boréales du Québec9? Il faut cesser de saluer le développement de ces nouvelles plateformes capitalistes, cesser de saluer la montée du web 2.0 – non, les machines et les algorithmes ne sauveront pas la planète. Bien au contraire, ces industries, loin d’être immatérielles, consomment une tonne d’énergies, souvent non renouvelables, et il est de notre devoir de les pointer du doigt comme faisant partie du problème.
Mais comment justement déployer concrètement ces deux nouvelles catégories, comment intégrer la reproduction et la réduction naturelle dans nos analyses? Le défi est que celles-ci imposent un rapprochement entre les sciences naturelles qui s’intéressent aux écosystèmes (biologie, écologie) et les sciences humaines qui s’attardent à la production et à la consommation (économie politique, sociologie). En effet, je ne peux logiquement pas m’intéresser aux formes régénératrices de mon papier journal sans avoir quelques notions de base concernant l’analyse d’un écosystème. L’exploration de la reproductivité implique donc la mobilisation d’une nouvelle méthodologie en communication: une méthodologie expérimentale qui se tient à la limite entre les sciences humaines et les sciences naturelles, une posture qui déconstruit leur différence en abordant les phénomènes naturels de front et qui ne se limite plus au langage.
Explorer la reproductivité
Pour explorer comment intégrer la reproduction dans les analyses médiatiques, je voulais avant tout visiter un écosystème complexe et me faire guider par un expert ou une experte pour dégager quelques réponses exploratoires. J’ai donc écrit à mon amie Béatrice Bergeron, qui est chercheuse au Jardin botanique et doctorante en sciences biologiques. Je suis allé à sa rencontre dans les serres du Jardin. Ma question était très simple : quand je regarde par la fenêtre, quand je regarde un écosystème, que dois-je regarder?
Béatrice me répond alors que nous contemplons un écosystème aride du Jardin, ponctué de petits cactus et de plantes sèches. « Il y a cinq facteurs primaires qui forment un écosystème, dit-elle. Le premier, c’est le climat. Ici, manifestement tropical. Puis y’a la topographie. Sommes-nous dans des montagnes ou des vallées? Ensuite, vraiment important : les plantes et le vivant. Ces derniers donnant de l’information sur les deux autres facteurs : le temps (ça fait combien de temps que le système se développe?) et la composition du sol. » La structure végétale est particulièrement importante pour la biologiste en herbe. Est-ce que la canopée est haute? Y a-t-il plusieurs étages de végétations, les uns étant dépendants des autres?
Dans le cas d’une production médiatique, comment savoir si son écosystème régénérateur est en santé? Béatrice prend l’exemple de la forêt boréale, d’où est tiré le papier produisant nos journaux. « Es-tu déjà entré dans une vieille forêt? Tu le sens. Y’a moins de lumière. Les arbres sont plus gros. Ils sont plus hauts. Tu le sens dans le diamètre des arbres. Par la hauteur de la végétation. Tu vois qu’ y’a plein d’arbres dans plein de couches et c’est plus dense. Y’a plein de mousses aussi, de lichen. Y’a beaucoup d’indices de décomposition. Des troncs d’arbres, des champignons. Alors que, quand tu rentres dans une jeune forêt, y’a rien sur les troncs, y’a rien à terre. Tu le vois à l’œil ».
Parfait, j’ai une bonne idée de comment regarder cette forêt et son écosystème. Du moins je sais comment repérer des indices de sa santé. Maintenant, nous avons deux choix. Soit laisser cet écosystème vivre sa vie, ce qui serait très bien pour certaines parties de notre territoire, ou tenter d’exploiter ses ressources en respectant ses limites biophysiques (le contraire étant de faire une coupe à blanc). Comment justement une organisation médiatique pourrait-elle produire en respectant la reproductivité des matières qu’elle utilise? Une réponse radicale et relativement simple pourrait être la suivante : donner à un écosystème autant qu’on lui en enlève. Et toujours lui laisser une marge pour se régénérer, c’est-à-dire en prendre un peu moins que ce que nos « calculs » nous disent pour prévoir les possibles perturbations (sécheresse, feu).
Concrètement, je veux dire ceci : nous devons prendre des arbres ou des plantes pour du papier, des métaux rares pour un centre de données? D’accord. Mais assurons-nous de toujours redonner à cet écosystème pour qu’il garde sa résilience. Béatrice, devant maintenant des orchidées, me parle de mimétisme environnemental. Un écosystème est trop complexe pour qu’on puisse calculer exactement ses besoins. Le meilleur moyen de le faire perdurer est alors d’imiter la nature. Certaines parties de la forêt boréale dépendent de feux de forêt pour se régénérer. Des cônes se libèrent uniquement sous la chaleur. Rien ne nous empêche, par exemple, de distribuer ces cônes dans les zones que nous exploitons. Ou encore de replanter en premier les espèces pionnières (bouleaux, peupliers) qui se reproduisent le mieux.
Mais ne parlez pas de planter deux milliards d’arbres, une promesse de Justin Trudeau lors des dernières élections10. « Planter des arbres c’est une solution plaster, une solution à court terme qui cache l’état réel de l’écosystème, dit Béatrice, qui est aussi une spécialiste de la décontamination naturelle. Au lieu de voir si le sol est encore riche ou pas, si l’état de régénération est encore présent, on force l’écosystème à ingérer une seule espèce sans prendre en compte sa capacité de résilience. » Un arbre ne pousse pas seul. Il dépend des conditions d’eau, des autres espèces autour, de la végétation. On ne force pas un écosystème. C’est un peu ce qu’écrit Thierry Pardo dans son dernier livre sur l’éducation écologique : « […] la forêt est vivante, intelligente, communicante, […] branchée, les arbres parlent entre eux, s’entretiennent et s’avertissent des dangers11 ». Penser réellement la reproductivité de la forêt, c’est d’abord la penser comme un système complexe et non comme un modèle d’ingénieur prévisible.
Maintenant, comment appliquer ces leçons pour l’analyse des productions médiatiques? Il pourrait sembler totalement absurde de demander à un journal comme Le Journal de Montréal de devoir produire son papier en accord avec les cycles biophysiques de la forêt. Le papier, après tout, n’est pas produit par le journal lui-même. Cette séparation entre la conception des choses et leur exécution est une caractéristique fondamentale du capitalisme industriel12. La division internationale du travail, le fait que nos matériaux sont produits à des centaines ou à des milliers de kilomètres de leur espace d’assemblage déresponsabilise complètement les grandes entreprises. Nous devrons forcément relocaliser les espaces de conception et les reconnecter avec les espaces d’assemblages. Nous devrons forcer les producteurs et les productrices de contenu à penser constamment la reproductivité des matériaux qu’ils utilisent.
Le défi est grand, surtout pour les médias numériques, produisant des articles en ligne. L’arrivée du journalisme numérique a fait bondir exponentiellement la production d’articles. Si un journal papier contient environ une vingtaine-trentaine d’articles, certains médias numériques mettent en ligne des centaines, voire des milliers d’articles par jour13. Or, rien n’est plus polluant que la chaîne de valeurs du numérique. Christian Fuchs a bien démontré dans ses travaux sur le Digital Labor que la création d’un téléphone intelligent commence par le travail d’esclaves en Afrique, passe par des lignes d’assemblage en Asie où les travailleurs et les travailleuses ont des conditions de travail provenant directement du XIXe siècle, le tout étant soutenu par des centres de données (le cloud) hyper polluants dégageant énormément de chaleur14. Il faudra de nombreuses luttes et une grande solidarité pour combattre la division internationale du travail déterminant la reproductivité de l’économie numérique. Mais certaines lois très simples, que j’explorerai dans la dernière partie, pourraient permettre de contrôler sa production de déchets.
Penser la réduction naturelle
L’économie circulaire est un mot à la mode dans le catalogue du capitalisme vert. Souvent, ce mot est simplement employé pour désigner comment un parc industriel aménagera quelques espaces de verdissement, quelques pistes cyclables et récupérera mieux ses déchets et paf, on a du développement durable. Mais l’économie circulaire dans son sens pur, le fait que le producteur d’un objet doive obligatoirement prendre en charge les déchets de sa production ou les transférer à un autre producteur, est l’une des idées les plus simples et efficaces pour penser la réduction naturelle. Dans un écosystème, un déchet, d’un organisme vivant par exemple, est toujours la ressource de quelqu’un d’autre. La même chose devrait s’appliquer pour notre économie, surtout pour son volet numérique.
J’ai contacté la professeure uqamienne Cécile Bulle pour en discuter. Je lui ai parlé au mois de mars 2020 alors qu’elle s’est repliée dans son petit chalet de bois pour éviter la pandémie du coronavirus. La chercheuse au Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG) m’explique que le cycle de vie, par exemple d’un ordinateur supportant des articles en ligne, comprend cinq étapes : l’acquisition des ressources, la fabrication, la distribution, l’utilisation et la fin de vie15. De ces étapes, c’est clairement la fabrication qui produit le plus de gaz à effet de serre (90 %), et donc qui détruit le plus notre environnement. Mais c’est aussi précisément le fait de mieux gérer son cycle de vie et surtout sa fin de vie qui pourra limiter son impact environnemental. « Il y a deux principaux enjeux, me dit-elle. D’abord l’extraction des ressources. On a à peu près tout le tableau périodique dans un téléphone ou un ordinateur et beaucoup de ces matériaux sont peu ou mal recyclés, parfois moins de 1 %. Il faudrait donc limiter l’extraction en prolongeant le cycle de vie des appareils. Et puis le stockage des données. Le problème est qu’on ne peut savoir où sont stockées nos données. Mais entre des données stockées dans le nord du Québec ou en Chine, l’empreinte carbone n’est pas la même. Il faudrait conséquemment coupler les centres de données avec la production d’énergie renouvelable. »
Ma première réaction face à l’enjeu de la réduction naturelle est la suivante : si les grandes entreprises numériques produisent des matériaux irrécupérables, eh bien ces mêmes entreprises devraient être responsables de traiter ces déchets ou de produire obligatoirement des produits biodégradables. Bien, on est d’accord, il y a même des lois là-dessus16 (des lois souvent non-contraignantes ou qui se limitent à une contribution à un petit budget vert, bref des lois faciles à détourner par les multinationales disent plusieurs17).
Mais le meilleur moyen de limiter l’impact environnemental des technologies numériques supportant les productions médiatiques n’est pas tant de mieux les recycler que de prolonger leur vie. C’est l’enjeu de l’obsolescence programmée. Nos ordinateurs, nos téléphones et nos tablettes sont créés pour ne pas durer18. Une économie circulaire numérique vraiment efficace doit donc s’accompagner de lois pour lutter contre l’obsolescence programmée de nos objets connectés. « D’ici 2025, le secteur des technologies numériques représentera 9 % des émissions de GES globales19. C’est trois fois plus que le secteur de l’aviation », me dit Cécile Bulle. L’écart se creusera encore plus avec la pandémie, qui a freiné l’aviation et stimulé le numérique. Il est donc urgent de freiner la croissance exponentielle de cette industrie. Nous n’avons pas besoin de changer de téléphone si souvent et nous n’avons pas besoin de stocker autant de données qui, de toute façon, servent avant tout aux multinationales qui veulent anticiper nos mouvements et nos comportements.
Une production médiatique qui prendrait réellement en compte la réduction naturelle de ses matériaux devrait donc considérer toutes les étapes de son cycle de vie. Je dois mettre tant d’articles en ligne par jour, mais où sont stockées ces données, comment puis-je le savoir? Si mon article sur les manifestations pour le climat est stocké sur un serveur en Chine, il y a un problème non seulement écologique mais aussi politique considérant la surveillance de masse exercée par ce pays. Plus largement : si mes archives prennent trop d’espace, peut-on trouver un moyen de supprimer les moins essentielles, de les mettre « en veille » ? Nos traces pourraient-elles disparaître après un certain temps? Et cet ordinateur sur lequel j’écris, est-il créé pour lâcher après trois ans? A-t-il vraiment besoin de toutes ces fonctions dont je ne me sers jamais? Est-ce que j’ai vraiment besoin de tous ces services en streaming ou d’être connecté en permanence sur un 5G ultra-performant? Les mêmes questions se posent pour le papier : mon journal est-il entièrement recyclé? Où se retrouve-t-il? Si mon article papier sur la grève pour le climat termine sa vie dans des conteneurs de produits recyclables exportés en Asie, il y a encore un problème.
Les productions médiatiques ne s’écologisent donc pas quand elles changent leurs cadres – vers une couverture plus sympathique de la cause écologique par exemple –, elles changent quand elles intègrent et pensent la reproductivité et la réduction naturelle dans tout leur processus créatif. Bref quand elles agencent véritablement leur existence en accord avec les cycles biophysiques de leur milieu. De la reproductivité, le fait de donner à un écosystème autant qu’on en lui enlève, à la réduction, le fait de suivre et de minimiser toutes les traces du cycle de vie, les défis sont énormes, mais une production médiatique doit se poser ces questions. Le chercheur ou la chercheuse qui veut l’étudier aussi. Construisons nos fenêtres. Allons voir l’extraction de ces ressources. Ces dépotoirs, ces mers de plastiques. On ne peut plus les éloigner. Tôt ou tard, ils reviendront vers nous.
Opérer ces changements, ou plutôt cette réconciliation entre la production et la reproduction est plus qu’important. Il ne faut pas oublier que les écosystèmes ne font pas de révolution politique. Ils ne vont pas nous jeter dehors si on les exploite n’importe comment. Non, les écosystèmes évoluent, et quand ils atteignent certaines limites, ils s’effondrent. À nous de penser des productions médiatiques reproductives et durables avant de vivre cet effondrement général annoncé.
J’aimerais également souligner, pour finir, que la plupart des suggestions que j’esquisse dans ce texte sont déjà présentes sous diverses formes dans plusieurs philosophies, mythologies ou cosmologies autochtones. L’idée d’une « relationnalité » ou d’une complémentarité entre tous les organismes vivants est présente par exemple dans le concept autochtone du Buen Vivir20. Plusieurs communautés latino-américaines, s’inspirant de ce principe, produisent collectivement ce dont elles ont besoin en respectant l’autorégénérescence de la nature. Je n’invente donc rien et, au contraire, je suis fasciné par les communautés qui agissent déjà en accord avec la reproductivité de leur environnement naturel. De notre côté, nous avons beaucoup à apprendre de ces chercheurs et chercheuses.
1 Helmut Haberl, Marina Fischer-Kowalski, Fridolin Krausmann et Verena Winiwarter, Social Ecology. Society-Nature Relations across Time and Space, New York : Springer, 2016.
2 Adelheid Biesecker et Sabine Hofmeister, « Focus:(Re) productivity: Sustainable relations both between society and nature and between the genders », Ecological Economics, 69(8), 2010, 1703-1711.
3 Nancy Fraser, « Capitalism’s Crisis of Care », Dissent, 63(4), 2016, 30-37.
4 Biesecker et Hofmeister, op. cit., p. 1703.
5 Le concept de corps inorganique se retrouve dans les Manuscrits de 1844 de Marx mais je recommande cette autre source pour une explication plus approfondie du concept : John Bellamy Foster et Paul Burkett, « Value isn’t everything », Monthly Review, 70(1), 2018, 1-17.
6 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris : Flammarion, 1996[1844].
7 Christian Fuchs, Digital Labour and Karl Marx, New York : Routledge, 2014.
8 Sébastien Broca, « Le numérique carbure au charbon », Le Monde Diplomatique, mars 2020.
9 Profitant de l’eau abondante et de la main d’oeuvre bon marché, le New York Times a par exemple tiré son papier de la pulperie de Chicoutimi pendant plusieurs années au début du 20e siècle, tout comme le Chicago Tribune avec la ville de Baie-Comeau. Pour plus de détails : Trevor Barnes, « Borderline communities: Canadian single industry towns, staples, and Harold Innis », B/ordering Space, 2005, 109-122.
10 Simon-Olivier Lorange, « L’argent du pipeline pour planter deux milliards d’arbres », La Presse, 27 septembre 2019.
11 Thierry Pardo, Les savoirs vagabonds, Montréal : Écosociété, 2019, p. 31.
12 Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976.
13 Nicole S. Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, 7(5), 2019, 571-591.
14 Christian Fuchs, op cit.
15 Paul Teehan et Milind Kandlikar, « Comparing embodied greenhouse gas emissions of modern computing and electronics products », Environmental Science & Technology, 47(9), 2013, 3997-4003.
16 Stéphane Bordeleau, « Québec fait des entreprises le principal maillon du recyclage », Radio-Canada, 11 février 2020.
17 Geoffrey Lonca et coll., « Does material circularity rhyme with environmental efficiency? Case studies on used tires », Journal of Cleaner Production, 183, 2018, 424-435.
18 Razmig Keucheyan, « De la pacotille aux choses qui durent », Le Monde Diplomatique, septembre 2019.
19 Tristan Gaudiaut, « Le numérique mondial émet 4 fois plus de CO2 que la France », Statista, 23 octobre 2019.
20 Hartmut Rosa et Christoph Henning, The Good Life beyond Growth : New Perspectives, New York : Routledge, 2018.
Cet article est d’abord paru dans notre recueil imprimé Les voix qui s’élèvent, disponible dans notre boutique en ligne.
L’extractivisme est un terme qui a fait son entrée dans le vocabulaire académique et militant il y a quelques années pour renvoyer à un sujet immense, tant par l’étendue géographique qu’il concerne que par l’ampleur et la multiplicité des acteur∙rice∙s qu’il implique. C’est un phénomène dont les effets sont intriqués sur les corps et les territoires. Les communautés directement impactées par l’extractivisme, à travers par exemple des projets miniers à grande échelle, des monocultures intensives ou le passage de pipelines, résistent. Leurs résistances prennent des formes variées en fonction des dynamiques de pouvoir et des enjeux locaux avec lesquels elles composent. Parfois, ces résistances se retrouvent à des milliers de kilomètres des lieux matériels d’extraction et entraînent des actions collectives transnationales, c’est-à-dire des mouvements qui impliquent plusieurs acteur∙rice∙s qui s’engagent pour un objectif commun et dont l’action dépasse les limites des frontières des États. Tour d’horizon de cette notion et de sa matérialisation dans les luttes transnationales prenant racine à Montréal et à Ottawa.
Introduction à l’extractivisme
L’extractivisme est un modèle particulier de l’exploitation industrielle et massive de la nature à des fins d’exportationi qui peut concerner n’importe que type de ressource (il ne s’agit donc pas d’un synonyme de l’activité minière). Parmi les caractéristiques les plus saillantes qui permettent de définir l’extractivisme, on retrouve la concentration des décisions et des profits de l’activité entre les mains de monopoles, l’entrelacement étroit entre l’État et le capital privé, qu’il soit national ou international, la création et/ou le creusement d’inégalités territoriales et régionales, et, plus généralement, le côté destructeur à la fois des terres et des corpsii.
Traduction du terme espagnol « extractivismo », l’extractivisme désigne un courant théorique apparu en Amérique latine dans les années 1970. Les études portant sur ce concept abondent dans cette région du monde et elles en éclairent plusieurs angles, dont les liens entre l’économie politique locale, nationale et internationale, l’anthropologie du développement et les rapports aux territoires. Le point commun entre les travaux issus de ce corpus est le rôle central que joue l’État dans l’extractivisme. Dans les cas où des États redistribuent une partie des richesses à travers des investissements ou des programmes sociaux, comme c’est le cas par exemple en Bolivie, en Équateur et dans une moindre mesure au Brésil, la littérature qualifie le modèle de néo-extractivismeiii ou d’extractivisme progressif (progressive extractivismiv). Dans ses « dix thèses sur le néo-extractivisme », Eduardo Gudynas explique que le néo-extractivisme est « un style de développement basé sur l’appropriation de la nature qui alimente un modèle productif peu diversifié et très dépendant d’une insertion à l’économie internationale en tant que fournisseurs de matières premières, et malgré que l’État joue un rôle plus actif tout en obtenant une plus grande légitimité en redistribuant une partie des bénéfices générés par l’extraction, les impacts sociaux et environnementaux négatifs se répètent de toute façonv ». Dans tous les cas, la présence de l’État – ou son absence, ou sa faiblesse – est exploitée par le capital pour lui garantir l’accès, l’exploitation et l’appropriation des ressources, quelle que soit la nature du régime en placevi. Au Canada, des travaux comme Noir Canada d’Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sachervii et Paradis sous terre (Deneault et Sacher)viii, ont mis en lumière les commodités institutionnelles qui existent, comme la législation de complaisance, qui inclut par exemple le laxisme fiscal, dont bénéficient des minières canadiennes qui opèrent à l’international.
L’extractivisme joue un rôle central dans l’idéologie néolibérale et développementaliste, contre laquelle l’Amérique centrale et du Sud est devenue un symbole de résistance. La littérature décoloniale d’Amérique du Sudix propose une perspective critique de la rationalité et de la modernité comme paradigme dominant la production des savoirs et des politiquesx. Ceci Misoczky explique par exemple que l’idée du développement comme étant un passage linéaire d’un état de sous-développement vers une logique d’accumulation de matières n’existe pas dans la cosmovision autochtone des Andesxi. Les autochtones y considèrent le futur comme une catégorie en perpétuelle construction, la « vie harmonieuse » (buen vivir) est conditionnée par un savoir, des normes de conduite éthiques et spirituelles et le respect de la Terre mèrexii.
La dépossession est une caractéristique importante de l’extractivisme. Elle concerne à la fois les terres, les corps, les modes de vie, les droits et les émotions des personnes qui vivent sur les territoires concernés, et particulièrement les femmes et les populations autochtones, qui sont les plus vulnérables aux conséquences de ces dépossessionsxiii. Dans leurs discours, les organisations et les activistes anti-extractivisme mobilisent d’ailleurs souvent la notion de souveraineté des peuples sur leurs terresxiv et leurs futurs pour mettre en lumière la dépossession et le caractère destructeur de ce modèle.
Les territoires sacrifiés
Un point commun entre les zones directement touchées par l’extractivisme, à divers degrés, est qu’elles deviennent des lieux de production de « territoires sacrifiésxv ». Les territoires d’extraction sont considérés comme « sacrifiés », soit à l’autel des besoins de l’urbanisation planétairexvi, soit à celui de la croissance économique. Ils se trouvent enfermés dans un cercle vicieux où la stigmatisation territoriale attire continuellement davantage d’industries polluantes ou extractivesxvii. Des communautés entières sont alors forcées à se déplacer ou à vivre près de zones polluéesxviii. Cette notion de territoire sacrifié a pris de l’ampleur ces dernières années, surtout dans le champ de la justice environnementale où on la désigne sous l’appellation de « zone sacrifiée » (sacrifice zones). Hugo Reinert définit le concept en ces termes :
Le terme [zone sacrifiée] recouvre une relation entre la violence destructrice et le caractère jetable, ou « sacrifiable », qui permet de mettre en avant des questions telles que le racisme environnemental (Bullart 1990), la justice économique (Hedges et Sacco 2012), la souveraineté autochtone (Endres 2012) et la violence structurelle ou la violence « lente » (Nixon 2013). Plus généralement, en tant qu’image de perte ou d’abandon destructeur, le concept de sacrifice est approprié pour réfuter les discours qui mettent en scène des transformations sans frictions et qui sont ceux des imaginaires hégémoniques de la croissance, du développement et du commerce mondialxix.
C’est en effet une notion utile et utilisée à la fois par les chercheur∙e∙s et par les activistes.
Les travaux utilisant l’approche de la justice environnementale, dont une large production est issue des États-Unis, introduisent une analyse par la race, le genre et le rapport colonial. L’angle de la justice environnementale montre que territorialement, ce sont les communautés racisées et pauvres qui sont les plus touchées par les impacts de l’extractivisme en termes de dégradations de la santé et de l’environnement, bien qu’elles n’en retirent pas les bénéfices. Au Canada, dans le sud de l’Ontario, se trouve une zone appelée « Chemical Valley » du fait qu’elle regroupe le plus grand complexe d’usines pétrochimiques du Canada.
Les chercheurs Isaac Luginaah, Kevin Smith et Ada Lockridgexx ont étudié les dynamiques sociales dans le territoire autochtone d’Aamjiwnaang, qui se trouve au milieu de cette zone extrêmement polluée. Les habitant∙e∙s y perçoivent « la Terre mère » comme étant malade. Face à des processus longs et complexes, dont certains remontent au siècle dernier (comme les redevances pour la vente de terres à des compagnies industrielles ou des compensations financières pour le passage de gazoducs), cette communauté dispose de bien peu d’option et de pouvoir. Il n’en demeure pas moins que la cohésion communautaire prévaut et que le territoire concerné, ancrage important de la culture et de l’histoire de la communauté, est l’objet d’un fort attachement. La difficulté de pointer la source et le responsable de la pollution de l’air fait en sorte que les résidents d’Aamjiwnaang expriment un profond manque de confiance envers les gouvernements provincial et fédéral ainsi qu’envers les industries. De manière générale, la résistance à l’extractivisme est marquée d’une forte dimension territoriale. Cependant, des organisations et des acteur∙rice∙s basé∙e∙s ailleurs que dans les territoires et les espaces physiques d’extraction s’activent et dénoncent les liens étroits entre l’extractivisme, le colonialisme et l’impérialisme. C’est le cas à Montréal, où des mouvements de résistance à l’extractivisme minier s’organisent.
Résistance transnationale contre l’extractivisme à Montréal
Les actions collectives transnationales contre l’extractivisme prennent des formes variées. Elles peuvent être ponctuelles et liées à un projet spécifique, comme la campagne « Solidarité canadienne pour les monts Kaz », qui a eu lieu à Montréal en août 2019xxi. Lancée par Delphine et Berat, un couple de migrants turcs installé à Montréal, la campagne faisait écho à plusieurs marches, rassemblements et campements de protestation qui ont pris place dans plusieurs régions en Turquie, appelant à l’arrêt et au retrait des activités de la compagnie canadienne d’extraction minière Alamos Gold. La minière canadienne opère dans les montagnes du Kaz, au nord-ouest de la Turquie, où un site d’extraction empiète et pollue dangereusement une zone protégée. À Montréal, la campagne s’est d’abord déroulée en ligne avant de se déplacer dans l’espace public, lors d’un rassemblement au square Cabot, puis d’une marche le long des principales artères de la ville. Les pancartes et les discours dénoncent un pillage des ressources par la compagnie qui est facilité par les gouvernements, de part et d’autre des frontières. Plusieurs liens et similitudes dans les opérations de la minière en Turquie et dans d’autres pays ont été soulignés, dénonçant l’aspect impérialiste de l’extractivisme. En octobre 2019, la société annonçait la suspension de ses activités, mais pas leur arrêt définitif. La campagne de solidarité à Montréal est de fait suspendue, mais l’implication de Delphine et Berat à Montréal a permis de créer des liens de solidarité entre plusieurs militant∙e∙s au Canada et en Turquie. Les résistances aussi sont transnationales et dépassent les frontières.
Une autre forme de lutte transnationale contre l’extractivisme inscrite davantage dans la durée est celle du Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC)xxii. Le PASC est un collectif basé au Canada, composé de militant∙e∙s anti-impérialistes, féministes, décoloniales et décoloniaux, qui organisent depuis 2003 des actions d’accompagnement visant à soutenir les militants sociaux et militantes sociales en Colombie. L’accompagnement du PASC consiste à réaliser un séjour d’au minimum trois mois – en général six mois – auprès d’organisations colombiennesxxiii. Les accompagnateurs et accompagnatrices suivent un processus de formation avant le départ et sont invité∙e∙s à poursuivre leur implication à leur retourxxiv. La pandémie a contraint le PASC à suspendre le programme d’accompagnement, qui implique un déplacement physique. Mais les actions du PASC continuent, en dépit de la situation. Blandine, une des plus anciennes membres du collectif, qui se trouve actuellement en Colombie, et Mélissa cofondatrice du PASC, qui se trouve actuellement à Montréal, ont accepté d’échanger avec moi de l’impact de la pandémie sur leurs actions.
Les membres du PASC étaient déjà habitué∙e∙s à échanger et à coordonner leurs activités en ligne, étant donné qu’elles et ils sont basé∙e∙s à différents endroits au Québec et en Colombie. Néanmoins, comme le souligne Blandine, « au PASC, ça fait longtemps qu’on savait que si on veut avoir des réflexions de fond, on a besoin de se voir. Donc on fait une fin de semaine une ou deux fois par an pour nous rencontrer quelque part dans un espace proche de la nature, car en se baignant dans un lac, c’est aussi un moment dans lequel les discussions politiques prennent plus de profondeur ». Ce besoin de disposer de lieux physiques pour organiser des rencontres, avoir des discussions de fond, réfléchir ensemble, et planifier l’action est largement évoqué dans les travaux ethnographiques et en études urbaines, notamment dans les recherches sur les mouvements sociaux de justice globalexxv et les forums sociaux mondiauxxxvi. L’un des effets les plus importants de ces espaces sur les mouvements sociaux est qu’ils facilitent la création de liens solides de confiance entre les participant∙e∙s, chose qu’internet ne permet pas vraiment de créer, mais permet de maintenir (des liens déjà créés dans un espace physique).
Des liens nouveaux – certes noués à travers des connaissances communes – ont fleuri entre des activistes se trouvant à mille lieux les un∙e∙s des autres, du fait de la numérisation forcée et accélérée de l’action militante en général, et transnationale en particulier. Par exemple, organiser des panels réunissant des participant∙e∙s se trouvant aux quatre coins du globe n’est plus le défi logistique qu’il pouvait être auparavant, ni en termes de temps d’organisation – beaucoup plus court – ni en termes de frais de déplacement. Cela étant, il est difficile de mesurer l’impact et la différence entre le nombre de personnes qui assistent effectivement en ligne aux événements d’information et de sensibilisation, comparativement à avant la pandémie. Aussi, la qualité et la durabilité de ces liens restent à évaluer, comme le souligne Blandine : « Je ne sais pas ce qui va en rester après. Je pense qu’une discussion au bord d’un lac avec des gens que tu connais va beaucoup plus à fond que ce que tu peux faire avec ces interfaces superficielles. » Il n’en demeure pas moins que les gens de manière générale sont de plus en plus habitués à manipuler les outils de communication numériques, que des liens sont tissés et que des échanges d’expériences et d’idées circulent entre les mouvements sociaux à l’international.
Par ailleurs, Blandine a remarqué qu’une réflexion est revenue à plusieurs reprises dans des échanges en ligne. C’est l’idée que « la pandémie met une sensation dans le corps de tout le monde, [soit] que ce qui se passe chez moi a un rapport avec ce qui se passe à l’autre bout de la planète ». Pour cette militante, dont une partie du travail porte sur la sensibilisation aux liens globaux et locaux de l’extractivisme, cette prise de conscience des liens et destins communs est un effet plutôt « positif » de cette crise. L’utilisation intensifiée d’internet ne va pas sans soulever les enjeux de surveillance et de dépendance aux géants des réseaux sociaux et moteurs de recherche. À ce sujet, le PASC a diffusé un articlexxvii qui attire l’attention sur ce capitalisme de surveillance, sur le rôle de l’État et la place du privé dans cette période de pandémie, ainsi que sur la croissance du secteur de l’extractivisme des données, c’est-à-dire la consolidation des données extraites par les utilisateurs et utilisatrices dans des bases de données cotées en bourse. Le PASC conclut son article en appelant à ancrer les résistances dans les territoires : « Nous [le PASC] aspirons à des résistances qui se construisent loin des écrans, qui alimentent des vies avides de liberté où nous sommes en relation directe les un[∙e∙]s avec les autres et avec le territoire qui nous entoure et où nous refusons de devenir des androïdes biologiques connectés à la réalité virtuelle qu’on aura construite pour nous. »
Résistances contre l’extractivisme depuis Ottawa
Le 2 juin 2020, une lettre publiée en ligne, appelant à une « solidarité mondiale avec les communautés, les peuples autochtones et les travailleurs et travailleuses menacé∙e∙s par les profiteurs miniers de la pandémie [traduction libre] » a collecté plus de deux cents signatures d’organisations internationales militantes et d’individusxxviii. En parallèle, sept organisations internationales militantesxxix ont publié le rapport « Voix du terrain : comment l’industrie minière mondiale profite de la pandémie de COVID-19xxx », dans lequel elles illustrent avec des exemples concrets les tendances observées dans l’industrie minière mondiale entre le début de la pandémie et la publication des documents en juin 2020, et qui sont dénoncées dans la lettre de solidarité. Ces tendances sont les suivantes :
Les sociétés minières continuent d’opérer en dépit des menaces sérieuses de la pandémie; les gouvernements du monde entier prennent des mesures extraordinaires pour réduire les protestations au silence; les sociétés minières utilisent la pandémie pour redorer leur image et se présenter comme sauveurs auprès des communautés (en distribuant nourriture, masques et gants dans les villages et les hôpitaux par exemple); les gouvernements et les sociétés minières utilisent la crise pour opérer des changements dans les règlements et législations en faveur de l’industrie et au détriment des individus et de la planète [traduction libre].
Lors d’un entretien, Jamie, membre de MiningWatch Canada, une des organisations qui ont contribué auxdits rapport et lettre, révèle que ces tendances continuent à être d’actualité à ce jour (octobre 2020) dans plusieurs pays dans le monde, de façon différenciée. L’un des questionnements de Jamie sur les débats actuels autour des futurs possibles après la pandémie est relatif aux discours qui soutiennent les transitions vers des énergies renouvelables. Jamie s’inquiète du fait que ces discours ne feraient que déplacer le centre d’attention de l’extractivisme des énergies fossiles vers les minerais.
Les quatre tendances clés identifiées et illustrées dans ces publications militantes font écho aux travaux académiques sur l’extractivisme cités plus haut, qui mettent de l’avant le caractère opportuniste et prédateur de l’extractivisme, comme ceux de Svampa, de Gudynas, de Willow et de plusieurs autres. Par exemple, Vila Benites et Bebbingtonxxxi se sont penchés sur le cas du secteur minier au Pérou. Le discours officiel y est basé sur l’idée que le Pérou est « un pays minier » dont le développement dépend de la promotion et de l’extraction des ressources. Ce genre de discours contribue à renforcer les idées concernant ce qui constitue un risque acceptable et gérable. La protection de la vie y est mise en équation avec la protection de la productivité et la possibilité de taxer les profitsxxxii. Dès le début de la pandémie, le secteur minier à large échelle s’est vu libéré de réglementations et exigences liées à l’état d’urgence. Le secteur minier à petite échelle n’a pour sa part pas pu reprendre ses activités, ce qui fait que les régions où l’activité minière se fait à petite échelle ont vu apparaître des poches de vulnérabilité du fait de l’absence de solutions économiques de remplacement. Cette situation et le discours qui l’entoure – soit que les opérations minières à large échelle sont un moteur essentiel du développement – sont dangereux, selon Vila Benites et Bebbington, car la capacité des compagnies minières à gouverner les territoires et à y instaurer des dynamiques sociales est renforcée et légitimée par le gouvernement lui-même. Les territoires miniers à petite échelle, lorsqu’ils revendiquent la reprise de leurs activités, sont présentés comme étant privilégiés, indisciplinés et ayant besoin d’un ordre autoritaire. Ainsi, l’étude du discours des acteurs de l’État dans cette période de pandémie, des décisions qui y sont décrétées et des territoires qui en bénéficient permet de révéler les dynamiques de pouvoirs qui ont cours au Pérou. Ces mécanismes et ces discours d’inclusion et d’exclusion des pouvoirs se retrouvent dans plusieurs autres pays en Amérique du Sud; le Pérou en est une illustrationxxxiii.
Mouvements sociaux contre l’extractivisme face à la pandémie – vue globale
Les points soulevés par le PASC et MiningWatch dans l’entrevue peuvent être mis en perspective et complétés par des données sur l’expérience d’autres mouvements et activistes à travers le monde. En Afrique du Sud, par exemple, un reportage de Sithandiwe Yenixxxiv avec l’activiste féministe contre l’extractivisme Pinky Langa corrobore plusieurs de ces éléments et amène une perspective différente. Selon Langa, l’utilisation intensive d’internet et des webinaires rapproche certes les activistes se trouvant dans des lieux différents et favorise des alliances et des discussions. Néanmoins, les activistes ont besoin d’avoir une connexion internet stable et un outil pour se connecter (téléphone intelligent ou ordinateur portable). Or, dans plusieurs cas, les pertes d’emploi rendent l’accès à ce genre d’outils et données encore plus difficile. Langa dénonce aussi les collaborations entre gouvernements locaux et acteurs et actrices du privé visant à tirer profit de la pandémie, repoussant continuellement la frontière extractive tout en restreignant la liberté de mouvement des personnes et des activistes. La journaliste poursuit en mettant en lumière les problèmes genrés auxquels font face les femmes activistes contre l’extractivisme, comme Pinky Langa en Afrique du Sud. Elle souligne le danger auquel s’exposent les femmes travaillant dans les emplois du care, si les enfants vont nager dans une eau contaminée par la mine, par exemple. Il y a aussi le défi de la reproduction sociale des dynamiques de travail, car, le travail minier étant genré, les hommes vont travailler dans la mine tandis que les femmes restent à la maison. Citons aussi le fait que les mines rendent les maisons plus sales à cause de la poussière et que le nettoyage incombe aux femmes, que les sites miniers sont des lieux reconnus pour le travail du sexe, que les femmes trouvent difficilement du travail dans la mine en raison du harcèlement qu’elles risquent de subir et qu’on leur réclame souvent des services sexuels en échange d’un travail. À cela s’ajoutent les défis liés à l’iniquité sur le plan des salaires ainsi qu’à la contamination des sols et de l’eau qui rend impossible la pratique de l’agriculture à petite échelle. Langa évoque également l’importance des espaces physiques de rencontre. Pour elle, l’impossibilité de se retrouver dans une même salle que d’autres femmes fait émerger des besoins émotionnels et politiques qu’elle décrit ainsi :
Cela a créé un vide dans ma vie, j’ai envie de passer un moment dans la même pièce que les femmes pour pleurer. Cela m’a affectée psychologiquement, je suis coincée à la maison et ça ne va pas bien. Les conversations sont différentes à la maison. Je puise ma force des rencontres de groupe avec d’autres militantes. Je fouille dans mes propres affaires et je n’ai nulle part où me décharger [traduction libre]xxxv.
La pandémie laissera probablement des séquelles psychologiques pour tout le monde, et comme l’exprime Langaxxxvi, les activistes dans les communautés qui vivent près des mines souffrent déjà de problèmes respiratoires ou de la tuberculose, ce qui les rend d’autant plus vulnérables à la COVID-19. Elles et ils se trouvent bloqué∙e∙s dans une situation d’incertitude et d’isolement. Leur quotidien, déjà difficile à bien des égards, l’est d’autant plus que les espaces d’activisme qui sont aussi des espaces de rencontre, de solidarité et d’entraide sont inaccessibles.
Des mouvements qui s’adaptent à la crise
La pandémie de COVID-19 a cassé une vague de protestations qui a duré plusieurs mois, un peu partout dans le monde en 2019. Du jour au lendemain, comme nous le rappelle le chercheur Geoffrey Pleyersxxxvii, les conversations ordinaires et celles qui prennent place dans les médias ont été totalement et entièrement orientées autour de la pandémie et de l’urgence de contrôler le virus. Pourtant, les revendications de justice sociale sont plus pertinentes que jamais. Si les manifestations spectaculaires de 2019 ont été suspendues partout dans le monde, les mouvements sociaux ont pris des formes différentes. Pleyersxxxviii fait un tour d’horizon des mouvements qui se sont poursuivis ou qui ont émergé dans le monde pendant la pandémie. Il nous rappelle que les inégalités se sont exacerbées à cause de la pandémie et ont touché surtout les plus pauvres et les minorités. Des manifestations – dans lesquelles la distanciation physique était de mise parmi les contestataires – ont tout de même repris dans plusieurs pays, au Chili, en Grèce, à Hong Kong, au Liban et en Équateur, entre autres.
D’autres actions collectives ont concerné la défense des droits des travailleurs et des travailleuses. Ainsi, les livreurs d’Amazon en France et à New York ont exigé des bonus de risques du fait de leur exposition plus grande aux risques d’infection et à l’augmentation record de leur charge de travail durant cette période. Des livreurs et livreuses ont tenu des grèves aux États-Unis pour dénoncer les risques pour la santé et les piètres conditions de travail, mais l’absence de syndicats chez les livreurs et livreuses de plusieurs compagnies aux États-Unis fait que les statistiques officielles excluent beaucoup de travailleurs et travailleuses des comptes. À Hong Kong, les travailleurs et travailleuses de la santé ont organisé cinq jours de grève en mai 2020.
D’autres types d’actions collectives ont été organisées dans le but de renforcer la solidarité et l’entraide. Ainsi, le syndicat des chauffeurs de camion de Chicago a décidé d’accorder 2 millions de dollars de son fonds de grève pour couvrir les frais médicaux de ses membres licenciés durant la pandémie. Dans plusieurs pays, ce sont des bénévoles et des organisations de la société civile qui ont été les premiers à rouvrir des centres d’accueil pour les sans-abri, organiser des distributions de nourriture, tirer la sonnette d’alarme sur les augmentations des violences domestiques et à exiger l’ouverture de refuges pour les victimes de violence domestique. Ces exemples sont des domaines d’actions dans lesquels les États n’ont pas été présents et dans lesquels les mouvements grassroots ont mis en place des groupes locaux d’entraide pour faire face à la pandémie en groupe et éviter l’isolement. Pleyers souligne que ces actions de solidarité, qui font aujourd’hui partie intégrante des formes d’activisme politique, ont une forte dimension préfigurative de ce que peuvent être les relations sociales, surtout dans un monde dominé par l’individualisme.
Les mouvements sociaux poursuivent également leur rôle de suivi (monitoring) des décisions politiques en produisant rapports et contre-expertises scrutant la manière avec laquelle les gouvernements ont géré la crise sociale et sanitaire. Les mouvements ont souligné les liens profonds entre la propagation du virus et les inégalités sociales, ils ont analysé les impacts des politiques d’austérité et les liens entre des années de politiques néolibérales et l’état des hôpitaux ou du logementxxxix. Par exemple, l’Association for Neighbourhood and Housing Development in New York City a révélé la géographie et les liens étroits entre l’incidence de la pandémie de COVID-19, sa propagation et son impact dans les quartiers new-yorkais à majorité habités par des personnes racisées et des locataires versant plus de 30 % de leur revenu dans le loyerxl.
Pour conclure, les mouvements sociaux en général et ceux contre l’extractivisme, dans leurs dimensions territoriale et transnationale, n’ont absolument pas disparu malgré les nombreuses restrictions et les états d’exception inédits imposés par la pandémie de COVID-19. Les mouvements se réinventent constamment et les luttes pour un monde, présent et futur, plus juste pour toutes et tous sont plus d’actualité que jamais.
i Stephen G. Bunker, Underdeveloping the Amazon: Extraction, Unequal Exchange, and the Failure of the Modern State, Chicago : University of Chicago Press, 1985, 296 p.
iiJingzhong Ye, Jan Douwe van der Ploeg, Sergio Schneider et Teodor Shanin, « The Incursions of Extractivism: Moving from Dispersed Places to Global Capitalism », The Journal of Peasant Studies, vol. 47, no.1 : 2020, 155–183.
iii Maristella Svampa, Neo-Extractivism in Latin America, Cambridge: Cambridge University Press, 2018.
v Samuel Courtemanche, « Extractivisme au Québec: le cas de l’extraction des hydrocarbures. » Mémoire. Maîtrise en science politique, Université du Québec à Montréal, 2016.
vii Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher, Noir Canada, Montréal: Écosociété, 2008, 352.
viii Alain Deneault et William Sacher, Paradis Sous Terre Comment Le Canada Est Devenu La Plaque Tournante de l’industrie Minière Mondiale, Montréal : Écosociété, 2012, 192.
x Arturo Escobar, « Thinking-Feeling with the Earth: Territorial Struggles and the Ontological Dimension of the Epistemologies of the South. » AIBR, Revista de Antropología Iberoamericana, vol. 11, no.1 : 2016, 11–32. https://doi.org/10.11156/aibr.110102e.
xi Maria Ceci Misoczky, « World Visions in Dispute in Contemporary Latin America: Development x Harmonic Life » Organization, vol. 18, no.3 : 2011, 345-363. https://doi.org/10.1177/1350508411398730.
xiiiAnna J. Willow, « Embrace It, Accept It, or Fight like Hell: Understanding Diverse Responses to Extractive Industrial Development », Environment, Development and Sustainability, Novembre 2019.
https://doi.org/10.1007/s10668-019-00529-8;
Maristella Svampa, « Néo-« développementisme » extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine, vol. 81, no. 3 : 2011, 101-127;
Martín Arboleda, « Spaces of Extraction, Metropolitan Explosions: Planetary Urbanization and the Commodity Boom in Latin America », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 40, no. 1 : 2016, 96-112. https://doi.org/10.1111/1468-2427.12290;
Tomas Frederiksen et Matthew Himley, « Tactics of dispossession: Access, power, and subjectivity at the extractive frontier », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 45, no. 1 : 50-64;
Anna J Willow, Samantha Keefer, « Gendering Extraction: Expectations and Identities in Women’s Motives for Shale Energy Opposition », Journal of Research in Gender Studies, vol. 5, no. 2 : 93-120.
xiv Anna J. Willow, « Indigenous ExtrACTIVISM in Boreal Canada: Colonial Legacies, Contemporary Struggles and Sovereign Futures », Humanities, vol. 5, no. 3 : 2016, 55. https://doi.org/10.3390/h5030055;
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Jonathan Gomez-Pereira, « The Altar of National Prosperity: Extractivism and Sacrifice Zones in Argentine Patagonia », Anthropology Department Honors Papers, no. 18 : 2020, 89.
xv Hugo Reinert, « Notes from a Projected Sacrifice Zone », ACME: An International Journal for Critical Geographies, vol. 17, no. 2 : 2018, 597-617.
xvi Neil Brenner, Implosions/Explosions: Towards a Study of Planetary Urbanization, Berlin : Jovis, 2014.
xvii David Rudolph et Julia K Kirkegaard, « Making Space for Wind Farms: Practices of territorial stigmatisation in rural Denmark », Antipode, 2018;
Dana Kornberg, « The Structural Origins of Territorial Stigma », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 14, no. 2 : 263-283;
Loïc Wacquant, Tom Slater et Virgílio Borges Pereira, « Territorial Stigmatization in Action », Environment and planning A, vol. 46, no. 6 : 1270-1280.
xviii Javier Auyero et Debora Alejandra Swistun, Flammable: Environmental Suffering in an Argentine Shantytown, Oxford : Oxford University Press, 2009, 288; Isaac Luginaah, Kevin Smith et Ada Lockridge, « Surrounded by Chemical Valley and « Living in a Bubble »: the case of the Aamjiwnaang First Nation, Ontario », Journal of Environmental Planning and Management, vol. 53, no. 3 : 353-370.
xix Hugo Reinert, op. cit. : 598 : « The term captures a relationship between destructive violence and disposability, or “sacrificability”, that helps foreground issues such as environmental racism (Bullard 1990), economic justice (Hedges and Sacco 2012), indigenous sovereignty (Endres 2012) and structural or ‘slow violence’ (Nixon 2013). More generally, as a figure of loss or destructive surrender, the idea of sacrifice is particularly useful for interrupting narratives of frictionless transformation, including hegemonic imaginaries of global growth, trade and development—but also, potentially, for critically reframing issues such as resource extraction or the biopolitics of conservation and species management. [Traduction libre] »
xx Isaac Luginaah, Kevin Smith et Ada Lockridge, op. cit.
xxii Site web du Projet Accompagnement Solidarité Colombie : pasc.ca
xxiii Les organisations colombiennes accompagnées font partie du réseau RedHer : www.redcolombia.org ; pasc.ca/node/3133
xxiv Plus d’informations sur l’accompagnement ici : pasc.ca/node/3164#2.1E
xxv Walter Nicholls, « Place, Networks, Space: Theorising the Geographies of Social Movements », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 34, no. 1 : 2009, 78-93.
xxvi Paul Routledge, « Convergence Space: Process Geographies of Grassroots Globalization Networks », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 28, no. 3 : 2003, 333 -349. https://doi.org/10.1111/1475-5661.00096.
xxvii« Capitalisme de surveillance et choc pandémique », Contrepoints, 7 septembre 2020. contrepoints.media/posts/capitalisme-de-surveillance-et-choc-pandemique-alors-que-la-realite-devient-virtuelle
xxix Earthworks (USA), Institute for Policy Studies – Global Economy Program (USA), London Mining Network (UK), MiningWatch Canada, Terra Justa, War on Want (UK), et Yes to Life No to Mining, avec la contribution de nombreuses organisations et communautés partenaires.
xxxi Gisselle Vila Benites et Anthony Bebbington. « Political Settlements and the Governance of Covid-19: Mining, Risk, and Territorial Control in Peru », Journal of Latin American Geography, vol. 19, no. 3 : 215–223.
xxxvIbid. « It has created a gap and a void in my life, I am longing for a moment to be in the same room with women to cry. It has affected me psychologically, I’m stuck at home and it is not going well. The conversations are different at home. I get strenght from being in groups with other activists. I am going through my own stuff and I have nowhere to offload. »
Cet article est d’abord paru dans notre recueil imprimé L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine, disponible dans notre boutique en ligne.
La relation entre l’art contemporain et la nature va au-delà de l’esthétique et propulse les artistes au rang d’acteurs et d’actrices engagé·e·s dans la lutte contre les enjeux climatiques. Cette analyse jette un regard sur les écoartistes, ces créateurs et créatrices qui, par leur sensibilité et leur interprétation intimiste de la réalité, repensent et transforment notre manière d’habiter le monde.
Que faire quand les mots gaz à effet de serre, acidification des océans, feux de forêt ou encore recul de la banquise laissent indifférents, ou quand la croissance du portefeuille d’actions et la préservation des modes de vie priment sur la biodiversité? Un·e artiste répondrait : redoubler de créativité.
Pour nous arracher aux pressions quotidiennes et repenser des enjeux qui requièrent une refonte complète de nos habitudes, nous devons être ébranlé·e·s, transporté·e·s et inspiré·e·s. Un discours logique ne suffit pas à émouvoir un large public ni à changer la sensibilité des gens – pour ce faire, on peut se tourner vers les pratiques artistiques.
Les arts visuels peuvent être pensés en complémentarité avec la science, qui s’appuie sur ce qu’elle comprend. C’est de cette union que naissent les écoartistes, qui se distinguent par leur souci de renouveler la relation que nous entretenons avec notre planète, ainsi que notre manière de l’habiter. Cette tendance en art contemporain se manifeste notamment en Suisse avec Johanna Mårtensson, au Québec avec Marc Séguin et en Argentine avec Tomás Saraceno. En allant au-delà de l’esthétique, ces artistes sonnent l’alerte, incarnent la résilience et réinventent notre quotidien.
La naissance des écoartistes
Les débuts d’un art centré sur la nature peuvent se résumer en trois mots : peinture en tubes. Avant son invention, qui remonte au milieu du XIXe siècle, le paysage ne pouvait être expérimenté que de loin en raison des conditions de fabrication et d’utilisation des pigments qui nécessitaient une préparation sur place et ne pouvaient par conséquent être aisément déplacés dans un environnement naturel. Dans un tel contexte, la peinture en tube offre, pour la première fois, d’affranchir les créateurs et les créatrices de leurs ateliers. C’est la révolution picturale. Ce rapprochement physique qui s’opère entre les artistes et le décor naturel permet de stimuler leurs sens, bien au-delà des simples sensations visuelles : leur élan créatif est accompagné par les odeurs ‒ la gomme de pin, le sable rouge, le varech rejeté par la mer ‒ et les sensations ‒ le vent, la chaleur, l’humidité ‒ provoquées par le sujet que les artistes cherchent à réinventer. Les impressionnistes, entre autres, profiteront pleinement de cette invention émancipatrice. Manet, non sans une pointe d’humour, peint Monet dans son atelier, en référence à son ami, qui travaillait la majorité du temps ses tableaux en plein air1. Toutefois, les œuvres se limitent bien souvent à la représentation de terres inviolées, grandioses et majestueuses, ces espaces épargnés par les actions humaines, quitte à estomper les effets esthétiques moins plaisants de leur sujet d’étude pour accentuer l’idée de grandeur.
Vers 1960, le besoin de s’éloigner des médiums traditionnels et des galeries est criant. Les artistes du mouvement américain Land art ne souhaitent plus faire du paysage, mais plutôt faire avec. Ce courant artistique fait son apparition aux États-Unis, là où les grands espaces vierges abondent. La nature devient un instrument ainsi qu’un lieu de création qui se suffit à lui-même. Le message de ces artistes est simple : le paysage est là, il est noble et il mérite d’être le centre d’attention. Parmi les œuvres les plus célèbres du Land art, on peut citer Spiral Jetty de Robert Smithson, une énorme spirale, principalement faite de rochers et de cristaux de sel, baignant dans le Grand Lac Salé2, ainsi que le Sun Tunnels de Nancy Holt, constitué de ponceaux de béton percés, laissant ainsi entrer la lumière.
À la fin des années 1960, en Italie, le mouvement de l’Artepovera envahit l’espace culturel. Désrieuses et désireux de se soustraire au marché de l’art et de défier la société de consommation, les artistes revendiquent un retour aux sources en expérimentant l’art pour l’art. Les œuvres, éphémères, étaient réalisées la plupart du temps en pleine nature, avec des éléments trouvés sur place3. On compte dans ce mouvement, entre autres, Giuseppe Penone, qui travaillait principalement avec des arbres, ainsi que Giovanni Anselmo, dont l’association d’objets hétéroclites fera la renommée, comme la conjugaison d’un bloc de granit et d’une laitue fraîche4.
À la même époque, en réaction au développement et à l’industrialisation du Japon, les artistes nippon·e·s tournent le dos à l’art traditionnel. Le mouvement, présenté par Paul Ardenne dans Un art écologique : création plasticienne et anthropocène, appelé Mono-ha, peut être considéré comme le courant artistique du XXe siècle qui se rapproche le plus de l’art écologique, car ses créations revendiquent un plus grand respect de la nature, tout en signalant les torts qui ont été commis envers elle. Nobio Sekine, entre autres, utilisait des matériaux naturels dans leur simplicité, comme un bloc de terre dans son projet Phase – Mother Earth5.
Les écoartistes contemporains, héritiers et héritières des peintres de paysage, ne cherchent plus à accentuer la beauté d’un panorama. Contrairement au Land art et à l’Artepovera, s’échapper des galeries et des musées pour se reconnecter avec la nature ne suffit plus, et le thème de l’écologie est encore plus dominant dans leurs œuvres que dans celles des membres du mouvement Mono-ha. Si les écoartistes veulent passer au-delà de la recherche de la beauté et des caractéristiques plastiques, c’est parce que leur pratique engagée démontre une volonté d’opérer des changements sociaux.
À l’ère de l’anthropocène, où la redéfinition de notre manière d’habiter le monde relève d’une question de survie, l’art contemporain contribue à prendre position et permet une réflexion sur les enjeux environnementaux. Les écoartistes deviennent donc, par leur sensibilité et leur habileté à rendre sensible l’intangible, les acteurs et actrices tout·e·s désigné·e·s pour accompagner la science dans le combat écologique6.
Dépérir
Inspirée par un article scientifique imaginant les effets de la disparition de l’homo sapiens sur l’environnement, l’artiste suisse Johanna Mårtensson a créé Decor, une série de photo-installations dont la vedette n’est nulle autre que la moisissure. Après avoir façonné des gratte-ciels en pain qu’elle dispose dans un aquarium, elle documente par des photographies leur transformation.
Dans sa pratique artistique principalement centrée sur la scénographie, Johanna Mårtensson s’intéresse au processus de pourrissement de la nourriture, symbole de la survie. La mise en scène du processus de décomposition est un procédé utilisé par plusieurs artistes, comme Michel Blazy, qui a tapissé les murs d’une galerie de purée de carotte pour que les visiteurs y admirent l’évolution de la moisissure, et Dieter Roth, dont l’exposition Wait later this will be nothing repousse les limites de l’estampe en intégrant des éléments périssables à ses créations. Ces œuvres provoquent une expérience multisensorielle chez les spectateurs : la couleur se transforme selon les évolutions bactériennes, l’odeur devient de plus en plus forte, l’humidité colle à la peau, le dégoût fait frissonner. C’est une façon de mettre en scène un processus naturel dans lequel il n’y a aucune intervention humaine.
Dans l’œuvre Decor, la moisissure colore d’abord d’une touche bleutée et verdâtre quelques bâtiments, comme s’ils matérialisaient le reflet d’une journée nuageuse. Ensuite, le rouge, l’orangé et le noir remplacent la couleur initiale du blé, à l’image d’un brasier. Peu à peu, les gratte-ciels plient et s’effondrent. Pour terminer, il ne reste plus que des ruines sur un fond noir, comme une ville enfouie sous des cendres volcaniques. Une nuit éternelle.
Mais s’agit-il réellement d’une « nuit éternelle »? La moisissure, est-ce la fin d’un cycle ou la genèse d’un nouveau processus? Cette vision apocalyptique du futur nous force à faire face à une réalité cruelle : la vie continuera sans nous.
Est-ce pour autant une œuvre uniquement défaitiste et apocalyptique? Pas tout à fait : elle incarne également la mutation d’un état vers un autre. Picasso a écrit : « Tout acte de création est d’abord un acte de destruction7 ». La destruction est, elle aussi, créative et initiatrice de nouveauté.
« La modélisation m’a permis de réfléchir à cette réalité que nous considérons comme la nôtre et que nous regardons comme si elle était la scénographie d’un scénario imaginé. Un scénario par nature occasionnel et périssable. Ce qui se cache derrière ou ce qui arrivera lorsque le décor se dégradera n’est peut-être pas une apocalypse à venir, mais la création d’un nouveau processus. » – Johanna Mårtensson.8
L’œuvre Decor nous force à revêtir un rôle bien particulier : celui du spectateur et de la spectatrice impuissant·e. En assistant à l’effondrement de ces gratte-ciels, expression d’un système économique basé sur une croissance continue du capital humain, financier et naturel, nous faisons face à la chute d’un système qui ne peut que finir par se nuire à lui-même.
Renaître
Dans la série Ghost Lights (Feu Follet) de l’artiste québécois Marc Séguin, la forêt dévastée est au premier plan. Tracés au fusain avec détails et précision sur les tableaux, les arbres sont rachitiques, nus, cendrés. C’est un constat alarmant de la dévastation de la faune et de la flore, mais c’est aussi une façon de mettre en scène sa résilience, car la forêt sait renaître de ses cendres9.
En 2013, un puissant incendie faisait rage en Basse-Côte-Nord. Le feu a été aggravé par des conditions naturelles, comme la météo, ainsi que par des activités humaines, comme les feux de forêt de la saison estivale ainsi que la catastrophe de Lac-Mégantic10. Toutefois, il ne faut pas oublier que les feux « contribuent à la croissance d’une nouvelle végétation » et « jouent un rôle très important dans l’écosystème »11.
Constituées d’une douzaine de tableaux gigantesques comme de petits formats, les créations de Marc Séguin proposent un regard critique sur la forêt mise à mal par le feu. Le fusain, à la fois utilisé comme outil et comme symbole de la trace des flammes sur le bois, matérialise avec sa noirceur les arbres transformés en statues de cendres.
Dans certains tableaux, la présence animale est presque fantomatique, comme issue d’un rêve : un coyote empaillé, collé sur une lune blanche surdimensionnée, ou la silhouette d’un aigle esquissée en rouge. Protecteurs de la forêt, à l’image des feux-follets, ou victimes de l’incendie? Le mystère plane.
Marc Séguin déconstruit la peinture de paysage traditionnellement esthétique et grandiose, à l’image du Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich pour en faire une arme de dénonciation : « Le paysage est un pan important de la peinture canadienne, il en est même un constituant intrinsèque. Fidèle à son instinct, Marc Séguin s’amuse à contourner les règles régissant la représentation de ces lieux souvent magnifiés12 ». Ce que propose la série Ghost Lights (Feu Follet), c’est une confrontation avec la réalité, ni plus ni moins, sans idéalisation.
« Qui, en notre début de XXIe siècle, mangerait les poissons qu’il pêche dans la Seine, la Tamise, l’East River ou le Yang Tse Qiang, aux chairs saturées de polluants toxiques? Qui se baignerait dans le lac Titicaca, envahi par des boues et des algues nourries de pesticides? Qui utiliserait le sol des latérites de la zone sahélienne, surchargée en fer et desséchée par l’avancée des déserts, pour cultiver? Qui entreprendrait un trekking autour de Kurchatov, ville kazakhe martyre du nucléaire aux périmètres irradiés pour des centaines d’années? Vient un temps – le nôtre – où survaloriser la nature en lui octroyant une dimension de pureté qu’elle n’a plus du fait de circonstances écologiquement destructrices tient de l’escroquerie, de l’illusion voire du parjure13 ».
Agissant comme un memento mori écologique, la série Ghost Lights (Feu Follet) nous rappelle l’impact de notre mode de vie sur la faune et la flore ainsi que la fragilité de la vie. Force est de constater que les tableaux jouent le rôle d’un reportage, celui de notre habitat dévasté. Inévitablement, on cherche un·e coupable. Et si c’était nous?
La forêt nous apparaît d’abord comme fragilisée, mais sous la cendre, on sent que c’est de sa vulnérabilité qu’elle tire toute sa force. En posant les yeux sur les tableaux de Marc Séguin, on y capte l’affrontement entre le désenchantement et la destruction, la régénération et l’espoir. Face à ce double discours, on comprend que tout n’est pas perdu et qu’il y a encore place à la métamorphose.
Réinventer
Est-il possible de vivre sans utiliser de ressources et d’énergies non renouvelables? Et pourrait-on créer un nouvel environnement inspiré des nuages, où nos habitations seraient portées par le vent? Ce sont les questions auxquelles tente de répondre l’artiste argentin Tomás Saraceno avec son installation expérimentale Cloud Cities – Stillness in motion. L’œuvre immerge les spectateurs et les spectatrices dans une ville suspendue, où les habitations sont toutes interconnectées. Telles des toiles d’araignées, les structures aériennes sont reliées par des fils noirs fixés au plafond, aux murs et au sol. Les résidences utopiques sont de formes hexagonales, chaque côté alternant matériaux transparents et d’autres reflétant la lumière. Les filages et les formes géométriques noirs contrastent avec la galerie où l’œuvre est installée, entièrement peinte en blanc. Les structures hexagonales sont basées sur le modèle Weaire-Phelan, une figure représentant le parfait équilibre entre le minimum de surface pour un maximum de volume14. Stillness in motion souhaite redéfinir notre perception de l’espace-temps en créant une ville qui défie la gravité et pouvant voyager en se laissant flotter, tels des nuages, alimentés par l’énergie solaire. Cloud Cities propose une utopie qui prend vie grâce à la participation des spectateurs et spectatrices, invité·e·s à circuler à travers les filages et à habiter l’espace, le temps de leur visite.
La recherche de symbiose entre l’art, la nature et l’humain·e n’est pas nouvelle en architecture. Tomás Saraceno a pour héritage les artistes du Land art, dont les œuvres sont intimement liées à l’architecture, comme James Turrel avec sa série Skyspaces. Celui-ci créait des espaces mystérieux, d’un blanc immaculé, dont l’élément principal était un trou au plafond, laissant ainsi la vedette au ciel. Les sculptures architecturales de James Turrel jouaient avec les perceptions des spectateurs, la lumière ainsi que les phénomènes optiques15.
Cloud Cities s’est déployé à travers le temps de diverses façons. Dans la version Airport city, par exemple, l’œuvre est installée sur le toit du Metropolitan Museum à New York et permet aux visiteurs et visiteuses d’entrer dans les modules pour y circuler. Toutefois, une caractéristique demeure constante : la volonté de transformer nos modes de vie en développant des habitations écoresponsables, mouvantes, adaptables, et en proposant une meilleure harmonie entre les sociétés actuelles et leur environnement naturel.
Inspirée par les nouvelles recherches issues de domaines aussi divers que l’ingénierie, la biologie et la sociologie, la pratique artistique de Tomás Saraceno s’inscrit aussi dans le biomorphisme, une technique artistique qui consiste à reproduire ou à imiter les mécanismes naturels de la faune et de la flore dans un contexte différent. Dans le cas présent, Cloud Cities puise son inspiration des toiles d’araignée afin de créer un réseau d’habitations interconnectées. Avec son installation in situ, Tomás Saraceno croit qu’il est du devoir de l’art et de l’architecture de favoriser le développement durable de nos activités quotidiennes afin de recréer ces liens que nous avons perdus16.
Aujourd’hui, plus que jamais, Tomás Saraceno estime qu’il est important de nous tourner vers l’avenir pour laisser place à une architecture capable de redéfinir nos relations, que ce soit avec les autres ou avec notre environnement.
Habiter le monde – l’humanité repensée
Bien que le corpus d’œuvres de Johanna Mårtensson, de Marc Séguin et de Tomás Saraceno ne se limite pas à l’écoart, Decor, Ghost Lights(Feu Follet) et Cloud Cities – Stillness in motion témoignent sans contredit d’un engagement écologique, par leur volonté à questionner la relation que nous entretenons avec notre planète ainsi que notre manière de l’habiter.
De l’effondrement du mode de vie capitaliste occidental avec Decor de Johanna Mårtensson, vers la forêt qui renaît de ses cendres, témoignage de la possibilité de réinventer ce qui a été perdu avec Ghost Lights (Feu Follet) de Marc Séguin, jusqu’à la création d’un nouveau mode de vie avec Cloud Cities – Stillness in motion de Tomás Saraceno, la présentation de ces œuvres permet de tisser une histoire emplie d’espoir, démontrant ainsi que l’art contemporain est une source d’inspiration pour le public qui désire adopter un mode de vie écoresponsable.
En utilisant un discours créatif, ces artistes examinent notre responsabilité et nos possibilités envers les enjeux écologiques, démontrant ainsi que nous avons le pouvoir de transformer nos espoirs en actions. L’art se glisse dans notre quotidien pour enrichir notre compréhension du monde et, ultimement, changer la relation que nous entretenons avec notre environnement. Les écoartistes, en s’adressant à notre imagination, nous rappellent que pour réaliser un rêve, il faut d’abord avoir rêvé. En combinant la sagesse de la science et la sensibilité de l’art contemporain, ce duo pourrait-il susciter un changement durable? Un·e artiste répondrait : tout est possible.
1 Xavier Mauduit et Cédric Lemagnent, La véritable histoire des impressionnistes, France : Armand Colin, 2017.
2 Raphaël Larrère, « Le Land art : une esthétique de la nature », Raison publique, 2(17), 2012, 163-172.
3 Michel Laclotte, Jean-Pierre Cuzin et Arnaud Pierre, Dictionnaire de la peinture, Paris : Larousse, 2003.
4 Vanessa Morisset, Arte Povera, Centre Pompidou, 5 avril 2020, mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-ArtePovera/ENS-ArtePovera.htm
5 Paul Ardenne, Un art écologique : création plasticienne et anthropocène, Bruxelles : Éditions Le Bord de l’Eau, collection « La Muette », 2019.
6 Joanne Clavel, « L’art écologique : une forme de médiation des sciences de la conservation ? », Natures Sciences Sociétés, 20(4), 2012, 437-447.
7 Pablo Picasso, dans Grégoire Jeanmonod, Leçons d’artistes, Verviers : Éditions Marabout, 2020, p. 14.
8 Traduction libre de : « In a model building I wanted to give thoughts around the reality, that we consider ours and look at it as a scenography to an imagined scenario. A scenario by nature occasional and perishable. What is behind it or what will happen when the decor moulds might not be a coming apocalypse but the creation of a new process » ; Johanna Mårtensson, Decor, 2020, www.johannamartensson.se/my-product/decor/
10 Guy Morneau, « Rapport – Analyse des événements liés aux feux de forêt de l’été 2013 », mars 2014, mffp.gouv.qc.ca/publications/forets/fimaq/feu/rapport-feux-2013.pdf
11 Toddi Steelman, « Feux de forêt : un mal pour un bien, selon une experte », Radio-Canada, 1er septembre 2017, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1053452/feux-de-foret-ecosysteme-toddi-steelman
12 Galerie Simon Blais, Marc Séguin, Ghost Lights (Feu Follet), 3 juillet au 7 septembre 2019,
Il y a dix ans, le Québec s’est engagé à protéger 17 % de son territoire terrestre et 10 % du milieu marin sous sa juridiction d’ici la fin 2020 1. À quelques semaines de cette échéance, la superficie du territoire constituée en aires protégées a atteint les 12,7 %, et dépasse à peine les 1 % en eaux territoriales 2. Encore loin de ses objectifs, fixés en 2010 à Nagoya dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique aux côtés de 165 pays 3, Québec doit-il adopter une nouvelle stratégie de conservation?
Une aire protégée est « un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associées 4», d’après l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une autorité en la matière. Cet outil de conservation de la biodiversité aurait de nombreux bénéfices environnementaux, mais aussi socio-économiques, dont la diversification de l’économie locale, la sensibilisation du public à la nature ou encore le support à l’économie touristique et à l’éco-tourisme 5.
En mars 2020, le Québec comptait près de 5 000 aires protégées, ce qui représente un déficit de 100 000 kilomètres carrés à combler avant la fin de l’année en cours 6. Dans la décennie qui s’est écoulée depuis l’entrée en vigueur du Protocole de Nagoya, la province a uniquement protégé un 2,5 % supplémentaire du territoire, alors que de nombreux projets proposés par différents acteurs régionaux sont sur la tablette depuis des années 7. Début décembre, Québec annonçait la protection de 30 000 kilomètres carrés supplémentaires au Nunavik, dans le Nord de la province 8. Interrogé sur la possibilité d’atteindre les objectifs lors d’une entrevue au Journal de Québec, le ministre de l’Environnement Benoît Charette déclarait : « Je confirme qu’on va y arriver 9».
« Le gouvernement a entre ses mains toutes les cartes pour doubler la superficie des aires protégées au Québec », affirme en entrevue la directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard, convaincue que la cible du Protocole qui a trait aux aires protégées pourrait être atteinte en seulement quelques jours.
Blocages
Il existe différentes catégories d’aires protégées, délimitées en fonction de critères déterminés par le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), en accord avec ses différents engagements internationaux. Avant d’être adoptés, les projets d’aires protégées sont proposés directement par le MELCC ou par des acteur·trice·s locaux et régionaux. « Jusqu’en 2010, c’était beaucoup le ministère de l’Environnement [et de la Lutte contre les changements climatiques] qui avait le lead sur la proposition de territoires à protéger, mais, pour la décennie en cours, ils ont vraiment fait un effort de déléguer l’identification des aires protégées au niveau des régions pour augmenter l’acceptabilité sociale des projets et pour que ça parte beaucoup plus du milieu », explique à L’Esprit libre la coordonnatrice en conservation et analyste politique à la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec), Alice de Swarte. Jusqu’à sa dissolution en 2016, c’est principalement la Conférence régionale des élu[·e·]s (CRÉ) qui porte le dossier, tout en assurant des tables de consultation. Avec la disparition de la CRÉ, « les élu[·e·]s qui avaient pu porter ces dossiers-là n’avaient plus le mandat de les porter, donc forcément le momentum s’est un peu perdu », analyse Mme de Swarte, pour qui cela a contribué à ce que certains projets d’aires protégées passent à la trappe.
Les projets maintenus doivent, quant à eux, être approuvés par le MELCC, en concertation avec le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) et le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles (MERN). Le principal blocage à la création d’aires protégées résiderait dans le fait que ces deux derniers ministères « ne donnent pas leur aval à ces projets d’aires protégées puisqu’ils veulent protéger leur droit d’exploiter les ressources sur ces territoires-là », selon Mme Simard. Un problème que souligne également l’analyste à la SNAP : « [le MFFP et le MERN] vont contre les intentions gouvernementales et contre les objectifs gouvernementaux et ils ne collaborent même pas », ajoute Mme de Swarte, qui affirme qu’il est quasi-impossible d’entreprendre des négociations avec les représant·e·s de ces ministères.
Au Québec, il n’existe pas de mécanisme imposant un délai de réponse aux ministères pour rendre leur décision concernant les projets d’aires protégées. Les délais peuvent parfois dépasser un an voir 18 mois, nous indique Mme de Swarte, rappelant que « pendant ce temps-là ce sont des territoires qui continuent à être mis sous pression, dans lesquels tu peux avoir de la planification forestière, des passages de lignes d’Hydro-Québec, des [réclamations] mini[ères], etc. ».
En réponse à ce problème, la SNAP propose la création de claims Nature, sur le modèle de l’industrie minière 10. « Pendant que des communautés autochtones, des élu[·e·]s locaux et des groupes citoyens voient leurs projets d’aires protégées être tablettés, le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles permet à sa clientèle d’acquérir, en quelques clics et pour quelques dollars, des droits sur des kilomètres carrés. Le ministère des Forêts dispose quant à lui de 27 millions d’hectares de forêts disponibles pour la récolte forestière », peut-on lire dans un communiqué de presse publié par l’organisme, le 27 octobre dernier 11. Cité dans le même communiqué, le directeur général Alain Branchaud, soutient qu’ « alors que les autres ministères se réservent de larges territoires avec leurs potentiels forestiers ou énergétiques, leurs claims miniers et leurs permis gaziers et pétroliers, il faut donner la possibilité au ministère de l’Environnement d’en faire autant avec des potentiels de biodiversité, des potentiels écotouristiques, des claims Nature ou des permis de rêver à un monde meilleur et plus vert ».
Réformes et appréhensions
À la mi-novembre 2019, le gouvernement caquiste de François Legault déposait à l’Assemblée nationale le projet de loi n° 46, la Loi modifiant la Loi sur la conservation du patrimoine et d’autres dispositions12, dont un des buts officiels serait d’accélérer le processus de création d’aires protégées 13.
« Le projet de loi 46 amène plusieurs nouveaux éléments intéressants », soutient Alice-Anne Simard citant, à titre d’exemple, « certaines nouvelles catégories d’aires protégées qui pourraient avoir un beau potentiel ». Nature Québec n’a cependant pas donné son aval au projet qui, dans son état actuel, est jugé incomplet par l’organisme : « il y a une proposition de projet d’aire protégée à utilisation durable, qui est un projet qui pourrait permettre que dans certaines aires protégées il y ait une certaine forme d’exploitation des ressources qui soit permise. Par contre, nous il faut absolument qu’on s’assure que ce soit seulement des ressources qui sont renouvelables qui soient permises, donc qu’on interdise toutes les activités d’exploitations d’hydrocarbures, d’exploitation minière », soutient-elle, rappelant que cette interdiction formelle ne se trouve pas dans le projet de loi sous sa forme actuelle.
De son côté, la SNAP craint que le projet de loi à l’étude n’ait pour conséquence d’affaiblir le statut des aires protégées, et rejette en bloc la possibilité de permettre certaines activités d’exploitation des ressources naturelles sur les territoires protégés ou ceux qui seront amenés à le devenir. « C’est bon d’amener une modernisation de la loi sur la conservation du patrimoine naturel, c’est bon de vouloir diversifier les outils qu’on utilise », commente Mme de Swarte, précisant cependant qu’il y a une pression importante des lobbies industriels, qui feraient selon elle, pression sur le gouvernement et ses organes ministériels pour « abaisser un peu la barre » législative. Mme Simard garde elle aussi ses précautions : « il faut seulement s’assurer que ce n’est pas une façon détournée de permettre des immenses aires protégées dans lesquelles, au final, on fait la même chose que d’habitude et il n’y a pas de réelle conservation », affirme-t-elle.
Étant toujours à l’étude, le projet de loi n° 46 ne pourra toutefois pas aider le gouvernement à atteindre ses objectifs pour 2020. Des négociations internationales, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU), sont présentement en cours pour déterminer le prochain seuil d’aires protégées, qui serait potentiellement de 30 % pour l’année 2030 14. Au Québec, les organismes de protection de la diversité s’entendent pour dire qu’il faudrait également favoriser une diversification du type d’écosystèmes à préserver, et chercher à couvrir plus de territoire au sud du 49e parallèle, où seulement 5 % du territoire est actuellement constitué en aires protégées 15.
Si l’UICN considère qu’« un réseau adéquat d’aires protégée doit être à la base de toute stratégie de conservation », l’association WWF-Canada 16 met en garde contre une approche par pourcentage qui serait purement politique et pas nécessairement applicable à tous les écosystèmes. « Par exemple, les écosystèmes rares ou de très faible superficie ou encore ceux qui sont très vulnérables aux perturbations anthropiques ou dont il ne reste que quelques échantillons intacts, nécessitent une protection quasi-totale », peut-on lire dans un article signé par la géographe Mélanie Desrochers et la biologiste Gaétane Boisseau et paru en 2006.
Mme de Swarte est convaincue que « sans cible chiffrée, il n’y aurait absolument aucun progrès sur ces dossiers-là », mais rappelle tout de même l’importance d’enjeux de gouvernance comme la représentativité et l’équité dans une démarche de conservation de la biodiversité. Elle souligne notamment l’importance de la participation des communautés autochtones dans les processus de consultation et de prise de décision entourant les projets d’aires protégées, notant une augmentation de leur implication dans les dernières années, qu’elle explique par une prise de conscience que « la conservation peut être un outil pour eux [et elles afin de] préserver des lieux importants, que ce soit des sites sacrés ou juste des territoires sur lesquels ils [et elles] peuvent continuer de pratiquer leurs activités traditionnelles ».
Une prise de conscience généralisée à l’ensemble de la population et qui concerne également la préservation de l’environnement et la lutte contre les changements climatiques, d’après Mme Simard. Un constat doux-amer, pour la directrice générale de Nature Québec : « malheureusement, la dégradation de la biodiversité ne freine pas. Il y a vraiment une dégradation fulgurante de la biodiversité partout dans le monde, et il faut trouver les moyens de la conserver », s’inquiète-elle, alarmant sur le fait qu’« à chaque fois qu’une espèce disparaît, c’est l’espèce humaine qui se rapproche un petit peu plus de l’extinction ».
10 « Le claim est le seul titre minier d’exploitation qui peut être délivré pour la recherche des substances minérales du domaine de l’État », et qui s’obtient par désignation sur carte ou « par jalonnement sur certains territoires déterminés à cette fin ». Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, « Le claim », 2015. https://mern.gouv.qc.ca/publications/enligne/mines/claim/leclaim.asp